Trente ans de vie française/III(2). – Le Bergsonisme /Livre V – Le Monde Qui Dure (suite)/VIII. Le rire

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Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 69-79).
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Livre V

VIII

LE RIRE

Sauf une page sur la grâce, et, dans l’Essai, cette indication que le beau artistique lui paraît antérieur au beau de la nature, M. Bergson s’est abstenu de toute vue sur l’esthétique. Il a peut-être d’ailleurs rêvé d’écrire une esthétique. S’il ne l’a pas fait, il a du moins défriché un coin voisin de ce vaste domaine, celui du rire et du comique. À côté de l’Essai, de Matière et Mémoire, de l’Évolution Créatrice, le Rire fait figure de drame satyrique dans une tétralogie. Il est ce que M. Bergson a écrit de plus élégant et de plus littéraire. La solution originale qu’il a apportée à ce petit problème n’a pu soulever aucune objection sérieuse et paraît aujourd’hui à peu près définitive. Elle est liée d’ailleurs à toute sa philosophie, dont elle forme une illustration pittoresque. Elle est liée aussi à la critique littéraire, elle lui appartient par des pages très pénétrantes sur le génie de la comédie, et particulièrement sur Molière.

Et ce livre sur l’esprit est peut-être le seul livre spirituel qu’un philosophe ait écrit depuis Platon. La comédie et la philosophie ont toujours eu d’assez mauvais rapports. À Athènes, durant toute la période de la comédie ancienne, les comiques ont coutume de prendre la philosophie et les philosophes pour plastrons. Et Molière, depuis la Jalousie du Barbouillé jusqu’aux Femmes Savantes en passant par le Bourgeois gentilhomme, s’est gaillardement escrimé contre eux. Plus heureux que Socrate et Platon, M. Bergson n’a pas été traduit sur la scène comique. Mais le Monde où l’on s’ennuie ayant donné aux journaux une idée générale de ce que « doit être » un philosophe à succès, on a appliqué à M. Bergson cette idée usuelle (la part de feu impliquée par cette fumée étant presque nulle). Qu’un philosophe fût connu en dehors des murs de sa salle, cela devait se traduire, pour les journaux, par un parterre de femmes du monde et par des limousines à la porte du Collège de France. Les auditeurs de M. Bergson n’ont guère vu des unes ni des autres, mais la légende a eu la vie dure, et il est entendu, même dans la littérature sérieuse, que l’intuition bergsonienne charme les mondaines et fractions de mondaines, comme il l’était à Athènes que la dialectique corrompait la jeunesse.

Avec M. Bergson la philosophie a, je ne dirai pas contre-attaqué, mais pris sa revanche. Elle a traduit là scène comique à sa barre. Les comiques, depuis Aristophane, demandaient aux philosophes de les faire rire. M. Bergson a demandé au rire et à la comédie de montrer leur philosophie. Et il l’a fait avec tant de persuasion courtoise et d’autorité calme que tous deux, au lieu de découvrir leurs dents, lui ont obéi. Et la philosophie du rire s’est trouvée n’être autre que la philosophie de M. Bergson. M. Benda s’en va répétant sur la rive droite que les grandes dames, les très grandes dames sont bergsoniennes. M. Le Roy, sur la rive opposée, a proclamé que Riquet, chien du professeur Bergeret, est bergsonien. Le Rire nous montre que rire étant le propre de l’homme est encore plus particulièrement celui du bergsonien, et que nos éclats de rire nous installent d’un coup au cœur de cette opposition entre le mécanique et le vivant à laquelle le philosophe n’atteint que par des méandres subtils et après une méditation prolongée. M. Bergson, comme Berkeley, tient à se concilier le sens commun, et il montre dans le rire une sorte d’approbation que le sens commun apporte à sa doctrine. Cette « brimade sociale » redresse, dans le sens de la souplesse vivante, l’homme qui penchait dans le sens de l’automatisme.

La marche que suit d’ordinaire la philosophie chez M. Bergson, c’est la recherche d’une sorte de mouvement unique et central, qui par ses seules variations de degré, par une tension ou une détente, une contraction ou une dilatation, une continuité ou un arrêt, donne deux réalités contraires. Ces contraires ne sont plus les extrêmes d’un genre, mais les moments d’un mouvement. Ainsi s’explique le rire. La matérialité, qui est la descente, ou l’arrêt, de l’élan vital, met en nous le rire comme elle y met l’oubli. C’est quand nous voyons la vie tourner à la matière que nous rions. La matière « voudrait fixer les mouvements intelligemment variés du corps en plis stupidement contractés, solidifier en grimaces durables les expressions mouvantes de la physionomie, imprimer enfin à toute la personne une attitude telle qu’elle paraisse enfoncée et absorbée dans la matérialité de quelque occupation mécanique, au lieu de se renouveler sans cesse au contact d’un idéal vivant. Là où la matière réussit ainsi à épaissir entièrement la vie de l’âme, à en figer le mouvement, à en contrarier enfin la grâce, elle obtient du corps un effet comique. Si donc on voulait définir ici le comique en le rapprochant de son contraire, il faudrait l’opposer à la grâce plus encore qu’à la beauté. Il est plutôt raideur que laideur[1] ». Le rire corrige donc comme une philosophie spontanée la tendance à l’inertie, il joue un rôle bienfaisant, il est d’accord avec le secret du monde, rétablit la vie dans son aisance, son mouvement et sa grâce. Les Lacédémoniens, sachant que leur vie sociale risquait de les laisser raides et sans grâce, avaient sagement élevé un autel au Rire.

C’est ainsi que « les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique[2] ». La répétition sous toutes ses formes humaines fait rire. Pascal l’avait remarqué. « Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire par leur ressemblance. » C’est précisément qu’il est de l’essence de la vie de ne jamais se répéter, et qu’en se répétant elle prend un caractère mécanique. Les Sosies et les Ménechmes ont l’air d’être fabriqués en série. De là le comique du cliché. De là le comique professionnel. Tous les métiers, militaire, professoral, sacerdotal, médical, commercial, ont leur comique particulier et inévitable, car tout métier implique un automatisme, des répétitions, des clichés.

Nous ne rions pas de la répétition en elle-même, mais de la vie qui se répète. Nous ne rions pas du mécanique, mais du mécanique lorsqu’il est plaqué sur du vivant. C’est ainsi que le déguisement fait rire, à cause de ce placage, et comme fait rire tout ce qui est superposé à l’homme sans être lui. « Les cérémonies sont au corps social ce que le vêtement est au corps individuel : elles doivent leur gravité à ce qu’elles s’identifient pour nous avec l’objet sérieux auquel l’usage les attache, elles perdent cette gravité dès que l’imagination les en isole[3]. » Elles oscillent entre le prestige et le ridicule. L’organisation administrative, qui fait corps avec les sociétés modernes, fournit une mine inépuisable de comique, précisément dès que ce corps vivant paraît déguisé par elles plutôt qu’habillé, décoré, commandé. L’idée de réglementer administrativement la vie « nous livre la quintessence du pédantisme, lequel n’est autre chose, au fond, que l’art prétendant en remontrer à la nature[4] ».

D’une façon générale nous rions toutes les fois que le moral nous fait l’effet du physique, et qu’une personne nous donne l’impression d’une chose. On pourrait même employer ici la méthode des variations concomitantes. Nous rions d’autant plus fort que l’écart est plus grand, la dénivellation plus considérable entre une personne vivante et la chose qu’elle devient momentanément. L’intensité du comique ressemble à une énergie de chute. Le cliché du coiffeur qui me fait remarquer que le temps est beau ne me fait pas rire, ni même sourire. Cela lui est si naturel que, lorsqu’il profère ce cliché, il cesse presque d’être une personne, n’est plus qu’une chose, au même titre que son coucou lorsqu’il chante l’heure ou son capucin lorsqu’il varie avec le degré hygrométrique. Le petit comique qu’il dégage ne vaut pas plus que les deux sols tombés de ma main dans son tronc. Mais lorsque « le gros enflé de conseiller prenait son branle pour monter dessus » la mule dont l’étrier a été coupé par Panurge, et qu’il s’étale à terre « tout plat comme porc », Rabelais, compétence notoire et expert juré en la matière, nous assure que ce magistrat « apprêtait à rire pour plus de cent francs ». Ces cent degrés du rire s’expliquent parfaitement. Ils pourraient se traduire en termes d’énergétique. C’est le tolluntur in altum ut lapsu graviore cadunt. Moins la personne qui devient chose avait auparavant l’apparence d’une chose, et plus nous rions.

Nous rions quand nous attendions du vivant, et que du mécanique se produit. Nous rions doublement quand nous attendions de la vie sociale (vie à la deuxième puissance) et que de la mécanique animale ou simplement physique se produit. Le magistrat qui sur son siège disait et faisait la loi obéit ici à la loi, — et laquelle ? celle de la chute des corps. L’objurgation d’un poète peut nous détourner d’insulter une femme qui tombe ; rien, devant un homme qui tombe d’une certaine façon, ne saurait empêcher le déclenchement automatique du rire. C’est que rien ne nous fait passer à l’état mécanique comme d’avoir, du point fixe, écarté ce que nous appelons centre de gravité. M. Bergson, en un détail ingénieux, montre le rapport entre les différentes formes du rire et du comique et les diverses sortes de mouvements automatiques qui remplacent des mouvements vivants. Le rire, dit-il, est purement humain ; — il s’adresse à l’intelligence pure ; — il ne concerne que l’homme en société.

Rabelais l’avait déjà remarqué, rire est le propre de l’homme. Et non seulement l’homme est seul à rire, mais l’homme ne rit que de l’homme. La nature n’est jamais risible, un animal n’est pas risible, ou plutôt il n’est risible que s’il est déguisé en homme, s’il rappelle l’homme. Le singe fait rire, non comme singe, mais comme « singeant » l’homme. Un chien ne fait pas rire s’il rend des services de chien, comme de poursuivre le gibier, mais bien s’il rend des services d’homme comme de tourner une broche ou d’aller chercher au kiosque le journal de son maître. Les enfants sont très sensibles à ce comique, et La Fontaine, qui était un grand enfant, en a fait un des charmes de la comédie à cent actes divers. Un nègre nous fait rire. Pourquoi ? M. Bergson nous dit que la réponse lui fut donnée par un cocher qu’il entendit appeler un client de couleur : mal lavé. Nous rions non du nègre, mais de l’homme (par définition blanc) que nous supposons passé au noir. Seulement, il faudrait peut-être faire la contre-épreuve. Rire est le propre du nègre aussi bien que du blanc. Or le nègre rit-il d’un blanc ? Et le traite-t-il d’enfariné ? Et puis, rions-nous tant que cela d’un nègre ? En rient un enfant, ou un paysan, qui n’en ont jamais vu. Mais dès que nous avons classé le nègre comme nègre, nous n’en rions plus. Comme l’indiquait judicieusement Mac-Mahon, on est nègre d’une façon continue, et ce qui est continuel, habituel, ne fait plus rire. — Mais la répétition fait rire ! — La répétition n’est pas la continuité, et voici précisément une excellente confirmation des vues de M. Bergson. La vie présente ces deux caractères, de ne pas se répéter, et d’être continue. Au contraire, dès que nous sortons de la vie et que nous passons à la matière, la continuité fait place à la répétition. Or le rire naît de ces deux défaillances de la vie, de ces deux ruptures de l’élan vital, de ces deux apparitions du mécanique sous le vivant : la répétition et la nouveauté. Comme elles n’ont guère qu’un point commun, qui est de faire également rire, en appliquant la méthode de différence on aperçoit la cause du rire. Il suffit d’ouvrir Molière pour voir à quel point la répétition est un élément de comique : le pauvre homme ! qu’allait-il faire… etc. Les journalistes qui, avec leur article quotidien, veulent amuser la galerie, le savent bien : une plaisanterie médiocre ou un sobriquet d’un goût douteux finissent par devenir comiques quand on les a répétés plusieurs années. Mais la nouveauté aussi peut faire rire. Un magistrat en robe ne fait pas rire du tout sur son tribunal. Il fait rire si nous le rencontrons se promenant en ce costume dans la rue : nouveauté dans le temps (nous n’y sommes pas habitués) et nouveauté dans l’espace (il est seul à être costumé ainsi). Nous rions ici, dira-t-on peut-être moins à cause de la nouveauté qu’à cause d’une apparence de déguisement. Mais dans d’autres cas, nous rions d’une nouveauté qui n’a rien d’un déguisement. Dans l’Ami des Femmes une fillette de quatorze ans veut entrer au couvent parce qu’elle est amoureuse sans espoir d’un niais à belle barbe. De Ryons la guérit ainsi : le barbigère est amoureux de mademoiselle Hackendorff, à qui de Ryons persuade d’exiger de lui le sacrifice de l’ornement qui fait sa gloire. Quand la fillette aperçoit Chantrin le menton nu, elle éclate de rire, et comme on n’aime pas ce qu’on trouve ridicule, son amour s’envole, et Dieu ne l’appelle plus. Si Chantrin avait toujours été glabre, elle l’eût peut-être aimé du même feu que barbu, et de Ryons eût été plus embarrassé, le changement, et par conséquent l’effet de ridicule, devenant plus difficiles. Un enfant à l’opulente chevelure qui arrive un jour en classe tondu fait rire ses camarades : La nouveauté suffit alors à l’effet comique, mais elle éprouve, dirait-on, pour que l’effet comique s’épanouisse, le besoin de se compléter par le déguisement : les mauvais plaisants appellent volontiers le nouveau tondu rat ou tête de veau. En serrant de plus près la question on verra que le changement ne fait rire que s’il est brusque, c’est-à-dire s’il prend un caractère de raideur mécanique. Frégoli intéressait, mais ne faisait pas rire, ou du moins ses changements par eux-mêmes ne faisaient pas rire, parce qu’ils s’opéraient rapidement, continûment, gracieusement, avec le fondu qui caractérise l’opération de la vie et qui vient d’un mouvement intérieur. Quand le changement est provoqué par une cause extérieure, ou physique, et qu’en même temps il est brusque, il fait généralement rire. Nous tombons alors dans ce que M. Bergson appelle le système du pantin à ficelles. L’Avare en présente deux exemples. Rien n’est plus facile à un acteur que de faire rire avec le changement de costume de maître Jacques. Mais le rire est à la fois plus délicat et plus typique dans la scène où Frosine alterne sur Harpagon l’effet des espérances d’amour qu’elle lui fait concevoir et des demandes d’argent qu’elle lui insinue. Nous rions de la vie humaine quand elle se résoud devant nous en vie mécanique. On conçoit dès lors que le rire d’autrui nous apparaisse comme un succès pour nous quand nous le provoquons volontairement, et comme une humiliation quand nous le suscitons involontairement. (On sait que le courrier des grands pitres contient encore plus de déclarations enflammées que le courrier des ténors.) Dans le premier cas la vie est maîtresse de ses mécanismes, et c’est là le fond même du génie comique, fait, sous ses formes profondes, de clairvoyance triste. Dans le second cas, le rire d’autrui marque pour nous une diminution de vie, une diminution d’humanité, une victoire du mécanisme. Le triomphe de l’homo faber c’est l’homme mécanicien, sa défaite c’est l’homme mécanisé.

En second lieu le rire s’adresse à l’intelligence pure. Nous ne rions pas d’un être avec lequel nous sympathisons. Bossuet, dans ses Maximes sur la Comédie, rappelle le Væ ridentibus ! de l’Évangile, et remarque que si Jésus a pleuré sur Lazare, il ne nous est pas dit qu’il ait jamais ri. Certes le rire n’est pas nécessairement intelligent, et souvent nous n’hésitons pas à le trouver stupide, particulièrement quand nous en sommes victimes. Mais si l’intelligence est toujours mécanicienne, elle n’est pas toujours intelligente (et j’entends par là qu’elle n’éprouve pas bien toujours ses limites du côté de l’intuition). Nous rions quand la vie nous apparaît sous un aspect mécanique, mais saisir les mécanismes pour les reproduire au besoin c’est la fonction propre de l’intelligence. Quand nous rions, nous nous faisons à nous-même l’effet du mécanicien et du vivant par rapport au mécanique et à l’automatique, dont nous rions. Rire nous donne donc l’illusion de participer à une puissance, non à une puissance sur la matière, mais à une puissance sur la vie lorsqu’elle prend, pour que nous la dominions, une figure matérielle. De là le caractère tonique, sthénique, du rire. Le grand rire de Rabelais et de Molière nous paraît une force, non à vrai dire une force de la nature (comme Shakespeare, Michel-Ange, Hugo), mais une force de l’intelligence.

Troisième caractère du rire : le rire est social. Non seulement nous ne rions que des hommes, mais nous ne rions guère qu’avec des hommes. Un homme qui rit tout seul est lui-même ridicule. En revanche un groupe de jeunes gens ou de jeunes filles, à la promenade ou à une table de café, éclatera de rire prolongé sans motif apparent, et simplement pour dépenser un capital de santé physique et de conscience collective. Le rire du théâtre, le risus scholasticus, celui de la chambrée, sortent du groupe et non de l’individu.

Pourquoi un homme qui rit seul est-il ridicule ? On pourrait emprunter l’explication au principe que nous avons déjà éclairci, dire, qu’un homme qui rit seul nous offre un passage du vivant au mécanique, puisqu’ignorant pourquoi il rit nous ne connaissons de son rire que les contractions de son visage. Mais nous rions aussi bien d’un homme qui parle tout seul, même si ce qu’il dit est très logique et si nous suivons clairement sa pensée. Ce n’est donc ni sur le parler ni sur le rire que porte ici le rire, mais sur le « tout seul ». On est ridicule d’employer seul un mécanisme qui a sa raison d’être dans un rapport social, dans une conscience collective.

M. Bergson définit le rire une brimade sociale. La brimade se retrouve à l’origine de toute société artificielle, sert de baptême à celui qui entre dans un groupe nouveau. Le mot par lequel on désigne dans les écoles l’effet heureux de la brimade est caractéristique : elle vous « assouplit le caractère ». Lisons qu’elle vous assouplit, comme un massage, à l’entrée d’une vie où vous apportez de la gaucherie et de la raideur, des mouvements maladroits et inadaptés. Or la brimade sociale qu’est le rire est destinée à nous donner de la souplesse sociale. La vie et la société exigent de nous tension et élasticité. « Toute raideur du caractère, de l’esprit, et même du corps, sera donc suspecte à la société, parce qu’elle est le signe possible d’une activité qui s’endort et aussi d’une activité qui s’isole, qui tend à s’écarter du centre commun autour duquel la société gravite, d’une excentricité enfin[5]. » La société, n’étant ici menacée que par un geste et un impondérable, ne répond aussi que par un geste, un impondérable, qui est le rire. La vie sociale implique un dressage, et le rire fait partie de ce dressage. Le bleu à la caserne est dressé par le rire (dans lequel il fait bien vite sa partie) autant que par l’exercice et la théorie.

La vie d’autrui nous apparaît constamment sous son aspect d’automatisme, et c’est pourquoi notre rire brime autrui pour l’assouplir. Castigat ridendo mores. Mais notre vie à nous, éprouvée de l’intérieur, ne nous paraît impliquer nul automatisme. Se croire toujours investi de la pure et parfaite raison, c’est être un homme, c’est vivre. Et, pareillement, se voir toujours dans une souplesse parfaite, même si on est l’archevêque de Grenade, Bridoison ou Ramollot. On ne rit pas de ce qu’on aime, c’est-à-dire, d’abord, qu’on ne rit pas de soi. Mais à côté du rire il y a le sourire (dont ne parle pas M. Bergson et auquel M. Georges Dumas a consacré une élégante monographie). Or on sourit à ce qu’on aime. Le sourire des parents, dit le poète, nous apprend à nous tenir à la table des dieux et nous rend digne du lit des déesses. Entendez qu’il est le frère indulgent et lumineux du rire, et qu’il collabore avec lui pour nous mener à la vraie, large et belle vie humaine. Virgile les confond d’ailleurs ici dans le même mot, cui non risere… Dans le rire, la souplesse de la vie s’affirme par opposition à la raideur d’un mécanisme, et comme en haine de lui : aussi implique-t-il sinon un fond de méchanceté, au moins l’indifférence propre à l’intelligence pure. Dans le sourire la souplesse de la vie s’affirme pour elle seule. On rit de quelqu’un, on ne rit pas à quelqu’un. On peut sourire de quelqu’un (car le sourire n’est souvent qu’une forme disciplinée et moins physique du rire). Mais on sourit aussi à quelqu’un. L’enfant sourit à sa mère et la mère sourit à l’enfant, et ils ne sourient pas l’un de l’autre, mais chacun des deux sourires, qui d’ailleurs attire et provoque l’autre, a ce sens très clair : Je suis là et je vis. Je ne suis pas un être mécanique et seulement intelligent, arrêté à une fonction, occupé à une besogne, je suis le débordement de création heureuse, cette disponibilité de possibles, où la pure fleur de la vie s’épanouit, se reconnaît en autrui, se donne à autrui. Le rire n’appartient qu’à l’intelligence, mais le sourire appartient à la vie. Il n’est guère admis qu’on puisse rire de rien, mais on peut fort bien sourire en ne souriant de rien, sourire parce qu’on vit, et ce sourire, chez un être docile aux impressions physiques, comme l’enfant ou la jeune fille, pourra même s’épanouir en rire franc sans cesser d’appartenir par sa cause à l’ordre du sourire. On sait d’ailleurs que le mécanisme du rire est utilisé par différents courants de sensibilité. Je crois que les tribunaux se sont occupés, il y a un siècle environ, d’un Landru qui avait fait mourir plusieurs de ses femmes successives dans les convulsions du rire en leur chatouillant la plante des pieds. La psychologie doit souvent s’attacher à des directions plutôt qu’à des états. Or les directions du rire et du sourire peuvent concorder dans les mêmes états physiques, elles n’en sont pas moins différentes, bien que leur explication soit puisée à un principe commun, à un même élan vital.

J’ai dit qu’on ne rit pas de soi-même. En principe. Mais n’oublions pas que le rire appartient à l’intelligence. La forme la plus haute de l’intelligence consiste à se connaître soi-même, et, à un certain degré de lucidité, de clairvoyance, on rira fort bien de soi. Dans Bouvard et Pécuchet, il est visible que Flaubert rit de lui-même. Il prétendait que le matin, quand il faisait sa barbe, il éclatait de rire devant son miroir. On ne conçoit pas qu’un imbécile puisse rire de lui-même. Mais nulle part cette faculté de l’intelligence supérieure et créatrice n’apparaît mieux que chez le poète comique. Presque tous nos grands poètes comiques ont sorti et produit, pour en faire un sujet de rire, quelque chose qui était en eux. À commencer par-Molière. Époux quadragénaire d’une très jeune femme, il a écrit l’École des Femmes. Censeur des mœurs de son temps, il a écrit le Misanthrope. Malade, il a, dans sa dernière pièce, tiré sur la scène, pour qu’on en rît, tout l’attirail déplaisant de la maladie. Le joueur Regnard a écrit le Joueur, l’intrigant Beaumarchais a écrit Figaro. À vrai dire ni Valère ni Figaro ne sont proprement ridicules, mais ils font comme les centres de tourbillons de rire. Bien des romanciers ont fait comme les comiques. Cervantès a mis beaucoup de lui-même dans Don Quichotte, et Gogol disait s’être délivré de ses vices en les incarnant dans les personnages des Âmes Mortes. N’allons d’ailleurs pas trop loin dans cette voie. Faire rire d’un personnage qu’on a tiré de soi, ce n’est pas nécessairement faire rire de soi. Jamais aucun auteur de Mémoires ne s’y est représenté sous des traits ridicules. C’est bien contre son gré que Montaigne lui-même le devient pour son lecteur, lorsqu’il nous bourre le crâne avec ses ancêtres et sa gentilhommerie. Il n’y a guère qu’à titre d’exception rare qu’un homme puisse se plaire, en artiste, à ses propres ridicules. En revanche cela n’arrivera pas à une femme. Notons d’ailleurs que, dans ce cas, on échappe à l’automatisme par la conscience même de l’automatisme. L’automatisme prend la figure d’un automatisme volontaire, comme chez l’acteur comique. On peut exploiter ses ridicules par vanité. Ainsi la distraction est un ridicule, un des exemples les plus clairs du mécanique plaqué sur le vivant. Or c’est un ridicule qu’on avoue volontiers. Homais cite avec complaisance des exemples de ses distractions (chercher son bonnet grec quand il l’a sur la tête). Mais la distraction paraîtra au vulgaire l’apanage de l’homme absorbé par ses réflexions et ses études. Accepter d’un cœur léger le petit ridicule de la distraction, c’est, à la foire aux vanités, troquer un œuf contre un bœuf.

Le rire, qui exerce une fonction sociale, est encouragé par la société, et c’est lui qui donne naissance à la partie la plus populaire de l’art, l’art comique. « C’est bien une énergie vivante que la fantaisie comique, plante singulière qui a poussé vigoureusement sur les parties rocailleuses du sol social, en attendant que la culture lui permit de rivaliser avec les produits les plus raffinés de l’art. » Le rire organisé, devenu œuvre d’art, c’est la comédie. M. Bergson y touche en passant. Il est peut-être intéressant de grouper ici ces contacts rapides de la philosophie bergsonienne avec la comédie, et particulièrement la comédie de Molière, et de voir, sur un point précis, quels services la réflexion philosophique peut rendre à la critique littéraire.

  1. Le Rire, p. 29.
  2. Id., p. 31.
  3. Le Rire, p. 46.
  4. Id., p. 49.
  5. Le Rire, p. 20.