Trente ans de vie française/III(2). – Le Bergsonisme /Livre V – Le Monde Qui Dure (suite)/XVI. Le dialogue

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Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 182-241).
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Livre V

XVI

LE DIALOGUE AVEC LES PHILOSOPHES

Le non que M. Bergson a prononcé à un moment donné et derrière lequel sa philosophie a marché est une réponse à des affirmations ; il fait partie de ce dialogue jamais achevé que les philosophes de l’Occident mènent depuis vingt-cinq siècles, et qui les maintient, comme un chœur accidenté et mobile, autour de Socrate. Son éducation l’a rompu à la rhétorique de ce dialogue, « Ce qui fait, écrivait Henri Franck, la supériorité d’un Bergson sur un William James, d’ailleurs si vivant, si inventif, c’est que Bergson à l’École Normale a appris à situer sa pensée dans l’ensemble de la pensée philosophique, à se préparer, par l’intelligence des grands systèmes ; à l’intelligence, à l’invention de sa propre pensée[1]. » Mais après avoir appris à s’orienter dans les systèmes, à situer sa pensée dans leur ensemble, il s’est mis à orienter ces systèmes par rapport à sa propre philosophie, à les situer dans l’ensemble de sa pensée. Par une conformité toute naturelle avec ses idées sur l’intelligence, son intelligence des systèmes procède selon une vue utilitaire, sa vision dessine sur ces systèmes les lignes de son action, les lignes de l’action qui établira sa propre philosophie. Aucun grand philosophe, d’ailleurs, ne les a envisagés d’une façon bien différente ; aucun ne peut se contenter de rédiger le procès-verbal du dialogue sans y prendre part.

Le trait le plus frappant du dialogue bergsonien consiste peut-être en ceci, qu’il interpelle les Grecs, qu’il substantifie, pour lui opposer sa philosophie, l’ensemble, le mouvement de la métaphysique grecque. Les Grecs, dans leur philosophie, comme dans leur art, comme dans leur morale, ont suivi la nature. Mais suivre la nature n’est-ce pas épouser une pente descendante ? n’est-ce pas abdiquer précisément ce caractère de l’effort créateur, qui consiste à réagir ? La morale du monde a été renouvelée le jour où le christianisme est venu dire qu’il ne fallait pas suivre la nature, mais la vaincre et la transcender par la grâce. Au principe de la nature, le judaïsme et le christianisme ont posé le péché originel ; les dieux grecs sont devenus des démons, et le monde grec est apparu comme l’ordre complet et systématique de la nature déchue.

Le Dieu inconnu que saint Paul est venu enseigner à Athènes, c’est le Dieu qui remonte et qui nous aide à remonter le courant naturel. L’intuition philosophique du bergsonisme ressemble a ce Dieu inconnu, et tourne vers les Grecs le même visage hostile. « La philosophie ne peut être qu’un effort pour transcender la condition humaine[2] » Nous naissons tous platoniciens, c’est-à-dire que le platonisme est désigné comme le péché originel de l’esprit. « Artistes à jamais admirables, les Grecs ont créé un type de vérité supra-sensible, comme de beauté sensible, dont il est difficile de ne pas subir l’attrait. Dès qu’on incline à faire de la métaphysique une systématisation de la science, on glisse dans la direction de Platon et d’Aristote. Et une fois entré dans la zone d’attraction où cheminent les philosophes grecs, on est entraîné dans leur orbite[3]. »

C’est sans doute de crainte d’être entraîné dans cette orbite que M. Bergson ne connait dans cette zone d’attraction que des pôles répulsifs. De ce monde si complexe et si riche de la philosophie grecque, où toutes les thèses ont eu leurs antithèses, — et souvent, avec Platon, dans le cerveau du même philosophe, — il ne retient guère que les thèses anti-bergsoniennes, c’est-à-dire, avec la logique utilitaire de la vie — de la vie philosophique comme de la vie pratique que les points autour desquels pourront cristalliser les non de sa propre philosophie.

D’abord et Surtout les arguments de Zénon. Chacun des quatre grands ouvrages de M. Bergson, l’Essai, Matière et Mémoire, l’Évolution Créatrice, l’Énergie Spirituelle, contient, reprise chaque fois à un point de vue différent, une critique des raisonnements de l’Éléate. Et l’on pourrait trouver cette insistance exagérée, si l’insistance de l’esprit prit logique à reprendre le point de vue de Zénon n’était encore plus forte, et si un physicien éminent, dans son argument du boulet, n’avait encore tiré des théories d’Einstein une manière nouvelle d’ignorer la durée réelle, obligeant M. Bergson à une cinquième position du même problème. En réalité c’est moins le platonisme, si riche et si débordant, que l’éléatisme qui forme l’antithèse commode de la philosophie bergsonienne, de l’héraclitéisme bergsonien. La conférence sur la Perception du changement, avec son appareil de thèses radicales, nous donne une impression curieuse d’éléatisme retourné. M. Bergson y transpose au mouvement et au changement le caractère intégral et absolu de l’Être éléate. Ce retournement était d’ailleurs en puissance dans l’éléatisme même, puisque d’une part le caractère paradoxal des thèses intellectualistes éléates provoquait presque automatiquement en Ionie la contradiction des philosophes du sensible, et que d’autre part c’est de l’éléatisme qu’allait dériver, par l’intermédiaire de la dialectique et de la sophistique, le scepticisme grec. La doctrine de Parménide, philosophie du stable, était bien ce qu’on pouvait, dans la vie des systèmes, imaginer de plus instable.

Pour établir par l’absurde l’existence du mouvement réel, les thèses de Gorgias auraient pu servir à M. Bergson comme les arguments de Zénon. « Il n’y a rien. — S’il y avait quelque chose notre intelligence ne pourrait le connaître. — Si nous pouvions le connaître nos mots ne pourraient l’exprimer. » Ces trois thèses seraient irréfutables dans un monde du statique et du donné. Le mobilisme bergsonien, faisant du mouvement l’être (première thèse) refuse en effet à l’intelligence la capacité de le connaître (deuxième thèse) et aux mots la faculté de l’exprimer (troisième thèse). Ce qui le connaît c’est l’intuition par laquelle notre mouvement coïncide avec le sien. Ce qui l’exprime c’est le mouvement qui court à travers les mots, et qui, dès qu’il s’arrête à un mot, tombe en effet dans le champ de repos où sont valables les arguments de Gorgias. Le mot est la matière du langage, et quand la vie n’est plus que matière, elle fait place à la mort, mais, la vie agissant par la matière sur la matière, quand elle est sans matière elle n’agit pas. « Le langage, lisons-nous au début de l’Essai, exige que nous établissions entre nos idées les mêmes distinctions nettes et précises, la même discontinuité qu’entre les objets matériels. » Avant de résoudre ces problèmes, il fallait les poser, choisir le terrain pour les poser. Zénon et Gorgias, le philosophe et le rhéteur, les ont résolus d’une manière contraire à celle de M. Bergson, mais le terrain où ils les ont posés est bien celui où nous nous trouvons encore. Ces lignes ne semblent-elles pas un moment même d’un dialogue avec Zénon ou avec Gorgias ?

« Tout est obscurité, tout est contradiction quand on prétend, avec des états, fabriquer une transition. L’obscurité se dissipe, la contradiction tombe dès qu’on se place le long de la transition pour y distinguer des états en y pratiquant par la pensée des coupes transversales. C’est qu’il y a plus dans la transition que dans la série des états, c’est-à-dire des coupes possibles, plus dans le mouvement que dans la série des positions, c’est-à-dire des arrêts possibles. Seulement la première manière de voir est conforme aux procédés de l’esprit humain ; la seconde exige au contraire qu’on remonte la pente des habitudes intellectuelles. Faut-il s’étonner si la philosophie a d’abord reculé devant un pareil effort ? Les Grecs avaient confiance dans la nature, confiance dans l’esprit laissé à son inclination, confiance dans le langage surtout en tant qu’il extériorise la pensée naturellement. Plutôt que de donner tort à l’attitude que prennent, devant le cours des choses, la pensée et le langage, ils aimèrent mieux donner tort au cours des choses[4]. »

On imagine, au Ve siècle, un grand philosophe, produit par le contact de l’Ionie et de la Phénicie, venant soutenir ces thèses à Athènes, trouvant pour les y déposer quelque autel au dieu inconnu, qui se serait trouvé être l’élan vital, le mouvement, ce philosophe fort bien compris des Athéniens, de Socrate en particulier, et n’ayant pas de peine à fonder une école. Et tout se passe en effet, chez les Grecs, comme si une telle pensée avait cheminé et murmuré en sourdine à côté de leur philosophie du stable ; ils y sont moins étrangers que ne le dit M. Bergson, qui a besoin, pour le grand et brillant tableau où il déroule l’évolution philosophique, de partis francs. Mais, en somme, M. Bergson n’a pas exagéré l’immense importance de l’éléatisme dans l’histoire de l’esprit grec, et par conséquent de l’esprit humain. Parménide a proclamé que rien ne change. Quand Héraclite (dont M. Bergson ne dit rien, ce qui montre qu’il cherche chez les Grecs des ennemis et non des alliés[5]) eût revendiqué les droits du changement, les platoniciens durent rejeter l’immuable dans la catégorie non plus de ce qui est ; comme dans Zenon, mais de ce qui doit être. De là leur recherche de « ce qui est réfractaire au changement : la qualité définissable, la forme ou essence, la fin[6] ». De là la philosophie des Idées.

Le changement et le mouvement sont apparus comme des réalités dégradées, comme la conséquence d’une chute, d’une déchéance ; la pensée qui s’applique à eux a passé pour une pensée inférieure. Même Héraclite nous fournirait ici des indications précieuses : son pessimisme est lié à sa philosophie de la mobilité, sa confiance philosophique à sa doctrine de la nécessité et des lois fixes. Le platonisme reproduit dans ses grandes lignes cette hiérarchie de l’immuable et du changement, de l’immobile et du mouvement, d’un éther et d’un air inférieur, qui faisait l’architecture du poème de Parménide. « En droit, il ne devrait y avoir que des Idées immuables, immuablement emboîtées les unes dans les autres. En fait la matière y vient surajouter son vide et décroche du même coup le devenir universel[7]. » La physique d’Aristote suit ici celle de Platon. Le Dieu d’Aristote, selon M. Bergson, représente l’ensemble des Idées, synthétisées en un acte unique, la Pensée de la Pensée. (Notons d’ailleurs que ce Dieu est déjà formulée comme une conséquence nécessaire de la philosophie des Idées et du parfait, dans un texte de la République, II, 381 B C.)

Pour Bergson cette vue n’est pas juste ; puisqu’il soutient les thèses contraires, mais elle est utile. Il reconnaît qu’il était bon que la philosophie commençât par là, qu’elle ne brûlât pas cette étape nécessaire. Avant de réagir contre la nature, il faut la suivre. La métaphysique grecque est la métaphysique naturelle de l’esprit humain. L’esprit humain y a gagné de bonnes habitudes de pensée et de précision. En allant jusqu’au bout de la géométrie, en se faisant pensée géométrique, il n’a certes point suivi le conseil de Delphes et ne s’est pas connu lui-même, mais il a acquis, à travers Platon, le levier d’Archimède, qui permettra de soulever le monde. « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! » Rien ne convenait mieux pour son portique, à une philosophie de l’universelle intelligibilité. « Il est incontestable que ce qu’il y a de géométrique dans les choses est entièrement accessible à l’intelligence humaine ; et, si la continuité est parfaite entre la géométrie et le reste, tout le reste devient également intelligible, également intelligent. Tel est le postulat de la plupart des systèmes[8]. »

Évidemment il faut tenir compte de la grande part de vérité, de la part aussi grande d’ingéniosité, qu’il y a dans les vues appliquées par M. Bergson à la nature du platonisme. Mais ici encore il tire de Platon un extrait commode et utile à sa propre dialectique. Dès qu’on cesse de sympathiser (au sens large) avec le courant des écrits de M. Bergson pour sympathiser avec le courant non moins vivant des dialogues platoniciens, on prend de Platon une vue un peu différente. On aperçoit un point de perspective où tous les grands philosophes paraissent communiquer en des intuitions simples, on imagine un Platon bergsonisant et un Bergson platonisant.

L’artifice (d’ailleurs légitime, utile, nécessaire) de M. Bergson consiste à voir les autres philosophies du point de vue de la sienne, et à les classer, a les qualifier en fonction de ce que les philosophes ont pensé sur le temps. Platon c’est le philosophe qui a placé la réalité métaphysique hors du temps, alors que pour M. Bergson l’être métaphysique n’est que durée. Dès lors Platon est pour M. Bergson ce qu’était Homère pour Platon : le grand génie dangereux qu’il faut reconduire couronné de fleurs, hors des frontières de la République philosophique. Mais ce qui est vrai des hommes l’est plus encore des hommes de génie : ils ne savent jamais à quel point, croyant frapper sur un ennemi, ils frappent sur eux-mêmes. Nous voyons en lisant Platon combien ce grand artiste savait homériser. Et quand Homère atteint ses moments les plus hauts, voyez Homère platoniser. « Souviens-toi de ton père, Achille égal aux dieux… » Si, dans la tente ennemie où l’a conduit Hermès, Priam évoque la figure de Pélée, c’est pour qu’il n’y ait plus là, faite de tous les vieillards affaiblis, qu’une Idée de la paternité. Et l’Idée de la paternité, qui pacifie ici le Grec et le Troyen, se fond dans une Idée de l’humanité, où la haine portée de l’homme à l’homme, de la nation à la nation, n’est plus que l’illusion du corps, l’erreur de la colère et de l’aveuglement, cédant a la lumière d’une vérité comme les prisonniers de la caverne à la force et à l’évidence du soleil intelligible. Homère et Platon ne paraissent plus ici que deux vues sur une même Idée, la double cime d’un Parnasse humain. Pareillement, il n’est pas difficile, malgré l’opposition des deux doctrines sur le temps, de trouver les points de perspective d’où Platon bergsonise, d’où M. Bergson platonise.

Platon est, pour M. Bergson, le maître des intellectualistes. D’autre part M. Seillière, dans la vaste enquête qu’il a instituée sur les origines du romantisme, reproche à Platon d’avoir été le premier des « rousseauistes ». La vérité est que le Platon souple et divers des dialogues ne doit pas être confondu avec ce Platon d’école, issu d’Aristote, et auquel se réfèrent constamment les philosophes, comme si Platon avait posé les Idées avec autant de rigueur que Spinoza la substance, et en avait déduit toute sa philosophie. J’imagine qu’il aurait pu y avoir à l’intérieur de l’école de Platon cette seconde inscription, plus secrète : Que nul ne demeure ici, s’il n’est que géomètre ! Qui en effet échappe mieux à la géométrie nue, à l’intelligence pure, à la dialectique et aux Idées mêmes, que l’auteur du Sophiste, du Phèdre, du Banquet ? « En tant que nous sommes géomètres, dit M. Bergson, nous repoussons l’imprévisible. Nous pourrions l’accepter, assurément, en tant que nous sommes artistes, car l’art vit de création et implique une croyance latente à la spontanéité de la nature[9]. » Mais l’artiste de la philosophie, s’il y en a un, c’est bien Platon, et c’est bien comme artiste inspiré qu’il s’est évadé vers ce monde de l’imprévisible et du vivant. L’imprévisible et le vivant, voilà l’être même et le rythme intérieur du dialogue socratique, qui fait coïncider la philosophie non avec une possession, mais avec une recherche, non avec un être, mais avec un mouvement. Quelle forme d’exposition ressemble plus à de la création imprévisible ? et de cette création les conclusions du Phèdre et du Banquet ne retiennent-elles pas dans leur contenu tout ce qu’une dogmatique peut en retenir ? Spinoza, aurait raison s’il n’y avait pas de monades. Pareillement, n’y a-t-il pas au fond du platonisme un : Les amis des Idées auraient raison s’il n’y avait pas l’Amour ?

Il est entendu chez les historiens de la philosophie que Socrate et Platon sont les fondateurs de la philosophie du concept, — et il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Le Platon de M. Bergson répond peut-être un peu trop à cette vieille définition zellérienne. Dans la belle page de l’Introduction à la Métaphysique où il proclame la supériorité de l’exposition par images sur l’exposition par concepts, il paraît oublier que le fondateur inégalé de cette exposition par images est le fondateur même de la théorie des Idées. D’ailleurs nous le voyons, à un autre endroit, substituer aux images platoniciennes d’autres images : « L’intelligence humaine, dit-il, telle que nous nous la représentons, n’est point du tout celle que nous montrait Platon dans l’allégorie de la caverne. Elle n’a pas plus pour fonction de regarder passer des ombres vaines que de contempler en se retournant derrière elle l’astre éblouissant[10]. » Et il propose, au lieu de l’allégorie de la caverne, celle des bœufs de labour. « Nous sentons le jeu de nos muscles et de nos articulations, le poids de la charrue et la résistance du sol », et aussi l’océan de vie où nous sommes baignés. Mais il ne manque pas d’images platoniciennes qu’on pourrait adapter au bergsonisme et qui en respirent l’esprit. Celle des deux chevaux, dans le Phèdre, nous montre un autre aspect de la réalité que celle des bœufs de labour : on, en ferait volontiers l’emblème des deux possibilités de l’élan vital, tension et détente, action et défaite. Les deux systèmes d’images seraient d’ailleurs en accord avec les idées de leur temps : le soleil représentait bien pour un Grec un flambeau destiné à éclairer les yeux ; il représente pour un moderne notre source d’énergie, et l’œil vivant est lui-même rattaché à cette énergie.

La philosophie des Idées nous apparaît, dans l’exégèse qu’en donne M. Bergson, comme une philosophie du simple, alors que philosopher vraiment c’est saisir la réalité sous son aspect complexe. Mais quand M. Bergson écrit que la conscience réfléchie « aime les distinctions tranchées, qui s’expriment sans peine par des mots, et les choses aux contours bien définis, comme celles qu’on aperçoit dans l’espace[11] », lorsqu’il montre que, pour cette raison, elle ne correspond pas à la réalité, nous nous souvenons que les Grecs n’étaient pas sans avoir aperçu les choses sous cet angle, qu’Anaxagore disait « En tout il y a des parties de tout ; les objets ne sont pas séparés et comme coupés les uns des autres comme avec une hache », et surtout que le mouvement même du dialogue socratique, chez Platon, implique cette continuelle mise en garde contre la simplicité, ce continuel appel à la complication et au mélange.

Mais, dira-t-on, le complexe et le mélangé ne sont, en général, chez Platon, que des moments de la recherche, qui, d’une façon générale, aboutit à ce simple, qu’est l’Idée. C’est juste. Seulement ne trouvons-nous pas dans le bergsonisme lui-même quelque chose d’analogue, — les traces de l’Idée et les survivances du platonisme éternel ? Si nous naissons vraiment platoniciens, il est probable que nous le demeurons toujours par un certain biais, et cela en partie parce que le platonisme correspond tout de même à une articulation réelle des choses.

Le moyen terme par lequel platonisme et bergsonisme, venus l’un de l’intemporel et l’autre du temporel, paraîtraient incliner l’un vers l’autre, ce serait, à ce qu’il me semble, cet élément si important de la psychologie et de la métaphysique bergsoniennes que sont les schèmes dynamiques. Pour aider notre esprit à réaliser le schème dynamique lui-même d’une telle concordance, aidons-nous de la théorie kantienne de l’Einhildungskraft (le mot d’imagination, par lequel on rend d’ordinaire le mot allemand, prête à trop d’équivoques), qui est, entre l’entendement et la sensibilité, la faculté de tracer des schèmes. On peut dire, en se plaçant au point de vue de la Critique de la Raison pure, que, dans l’ensemble, la philosophie des Idées répondrait à une philosophie de l’entendement, celle de l’élan vital à une philosophie de la sensibilité. Or, on passe bien de l’une à l’autre par quelque chose d’analogue, aux schèmes kantiens, à savoir ces schèmes dynamiques qu’on pourrait définir des Idées de mouvement et de durée.

Considérons celui de ces schèmes sur lequel M. Bergson, dans l’Évolution Créatrice, a le plus profondément insisté, — la marche à la vision. M. Bergson se trouve en face des explications mécanistes de l’œil, explications lamarckiennes et explications darwiniennes, et, comme philosophe, il n’a pas de peine à montrer à quel point elles sont insuffisantes : le plan de toute critique de ce genre a d’ailleurs été tracé par Platon dans le passage du Phédon où Socrate indique pourquoi les théories des prédécesseurs d’Anaxagore, et celles d’Anaxagore lui-même ne l’ont pas satisfait. Et lorsque M. Bergson apporte son explication, il l’apporte dans un esprit platonicien. Le Socrate de Platon trouve la réponse à ses questions dans une unité spirituelle statique, M. Bergson la trouve dans une unité spirituelle dynamique. Dans l’œil, « c’est ce contraste entre la complexité de l’organe et l’unité de la fonction qui déconcerte l’esprit[12] ». Mécanisme et finalisme admettent également dans le complexe une réalité du multiple : tous deux veulent que la nature ait travaillé comme l’ouvrier en assemblant des parties, avec cette différence que pour le mécanisme l’ouvrier n’a pas de but, et que pour le finalisme il en a un. Le but finaliste est simplement surajouté au mécanisme, comme le νοῦς (noûs) d’Anaxagore l’était à un mécanisme analogue, mais il lui laisse, sans le soulever jusqu’au bout, son poids d’inintelligibilité. L’explication qu’apporte M. Bergson cherche l’intelligibilité (ou si on veut l’intuitivité) dans une direction analogue à celle de Platon. Ici comme en beaucoup d’autres problèmes, il retrouve les positions de Schopenhauer. Tandis que chez Kant la simplicité (entendement) appartient au sujet, comme d’ailleurs la complexité (sensibilité), pour M. Bergson comme pour Platon et Schopenhauer, la simplicité appartient à l’objet, c’est-à-dire que l’aspect de simplicité est celui qui est pris du côté de l’absolu, de l’élan vital, et qui correspond à de l’être réel, tandis que l’aspect de complexité est pris du côté de l’apparence, de cette déficience vitale qu’est la matière, et correspondrait à du non-être, s’il n’y avait pas, pour M. Bergson comme pour Platon, un être du non-être, celui même sur lequel porte la science positive.

La différence serait, en principe, que, pour Platon, l’unité est l’unité d’un être, et que pour M. Bergson elle est celle d’un mouvement. Mais enfin ce sont là comme deux attributs d’une même substance philosophique, l’un développant le registre intemporel, l’autre le registre temporel. « Un organe tel que l’œil, par exemple, se serait constitué précisément par une variation continue dans un sens défini. Même nous ne voyons pas comment on expliquerait autrement la similitude de structure de l’œil dans des espèces qui n’ont pas du tout la même histoire[13]. » Qu’est-ce que ce « continu » et ce « défini » sinon une Idée même de la vision, une idée implicite qui ne peut s’expliciter que dans le temps, avec une large part d’indétermination et de contingence, et qu’exprime au mieux, précisément, le terme bergsonien de schème dynamique ?

Une métaphysique plus aventureuse et plus disposée aux gerbes d’imagination poétique que celle de M. Bergson, apercevrait dans l’élan vital un ensemble de schèmes dynamiques de ce genre, de véritables Idées bergsoniennes, dont les coupes exprimeraient le monde apparemment stable, comme la défaite des Idées platoniciennes exprime le monde apparemment sensible. D’ailleurs nous n’avons pas besoin de supposer cette métaphysique. Elle existe, c’est celle de Schopenhauer. La Volonté schopenhauerienne est née de la même intuition philosophique que l’élan vital bergsonien, et, sur le chemin de cette Volonté en route vers le monde individuel et apparent, Schopenhauer a bien trouvé les Idées platoniciennes, auxquelles il a consacré un des quatre livres du Monde. Peut-être d’ailleurs pourrait-on dire aussi bien, que Schopenhauer est arrivé d’un fond platonicien à sa métaphysique, et à ses conclusions déjà bergsoniennes.

M. Bergson achève ainsi un de ses exposés : « Nous revenons ainsi, par un long détour, à l’idée d’où nous étions partis, celle d’un élan originel de la vie, passant d’une génération de germes à la génération suivante de germes par l’intermédiaire des organismes développés qui forment entre les germes le trait d’union[14]. » Quand il emploie ici le mot idée, il faut bien entendre, dans une certaine mesure, une véritable idée, rattachée par plusieurs intermédiaires à l’Idée platonicienne. Il n’y a pas là seulement une façon de s’exprimer, une nécessité du langage, qui nous permet cependant d’entendre l’eau courante sous la croûte de glace, et de saisir le mouvement sous ses coupes immobiles. Il y a une réalité. Il y a Idée dans le sens et dans la mesure où il y a finalité. M. Bergson nous dit qu’après avoir écarté le mécanisme, il faut retailler le vieux vêtement de la finalité. De même il a retaillé le vieux vêtement de l’Idée, qui demeure le vrai manteau philosophique.

Platon eût compris du premier coup, en le référant à ses Idées, comment l’acte simple de la vision « s’est divisé automatiquement en une infinité d’éléments qu’on trouvera coordonnés à une même idée, comme le mouvement de ma main a laissé tomber hors de lui une infinité de points qui se trouvaient satisfaire à une même équation[15] ». Cette affinité mathématique, cette synthèse de géométrie et d’images eût affermi le contact entre son esprit et celui de M. Bergson. Et il serait bien intéressant de porter l’analogie sur l’Antisthène de l’un et les Antisthènes de l’autre. La différence entre l’Idée platonicienne et l’idée bergsonienne serait du même ordre que la différence entre la mathématique des anciens et la mathématique des modernes. Aux définitions statiques se substituent les définitions génétiques, aux notions d’être les notions de développement et de série. L’Idée platonicienne était née des dialogues d’école, sophistiques et socratiques, où l’on s’efforçait de constituer et de définir des groupes spirituels, à l’imitation de la nature qui crée par espèces et genres. Pour M. Bergson « le groupe ne se définira plus par la possession de certains caractères, mais par sa tendance à les accentuer[16] ». Excellente définition. Il n’y a d’idée active que là où il y a tendance et progrès, c’est-à-dire où il y a vie. La possession pure de caractères c’est un état statique, inerte, matériel, contraire à la nature même de la vie. Mais n’est-ce pas sur les mêmes voies que l’auteur du Phèdre et du Banquet dépassait la philosophie de l’Idée statique ? Le platonisme se prolonge en une philosophie de l’amour et de cet élan vital que Diotime appelle la production dans la beauté. L’amour, lui non plus, ne se définit pas par une possession, mais par une tendance, une recherche, un mouvement qui n’obtient que pour accentuer et n’atteint que pour dépasser.

M. Bergson écrit que « toute tentative pour bâtir un système complet s’inspire par quelque côté de l’aristotélisme, du platonisme et du néo-platonisme ». Soit. Mais peut-être toute tentative pour « décompléter » un système, c’est-à-dire pour le rendre à la vie, pour en épouser l’intuition profonde, le schème moteur pur et vrai, le replace-t-elle d’une certaine manière dans le mouvement et la direction des dialogues platoniciens. C’est précisément une analogie intéressante entre Platon et M. Bergson, que l’un et l’autre nous aient épargné en grande partie cette peine de « décompléter » leur système, aient compris que la tentative pour bâtir un système complet impliquait plus ou moins un péché contre la vie, suivi d’une inévitable revanche de la vie.

On donnerait peut-être, par image, une approximation momentanée de la vérité, en disant que la philosophie des Idées est conçue selon l’esprit de la sculpture, et la philosophie bergsonienne de la vie selon l’esprit de la musique. Mais la lumière que cette image peut nous apporter ne dure qu’un moment. L’une et l’autre philosophie impliquent un mouvement continuel entre la sculpture et la musique, entre les formes qui cherchent à se fixer et le courant où ces formes se défont. Le courant philosophique s’embranche, chez Platon, sur le général, chez M. Bergson sur la conscience individuelle. Mais le général de l’intellectualisme platonicien est conduit, par le génie d’artiste du philosophe, vers la création d’individus, vers la figure de Socrate, vers cette réalité humaine et divine qu’est la vie philosophique. Et, chez M. Bergson, les données immédiates de la conscience individuelle nous font saisir dans leurs rythmes mêmes ces schèmes dynamiques de l’élan vital, en lesquels nous reconnaissons comme une libération et une mobilisation des Idées platoniciennes.

Le platonisme, nous dit M. Bergson, est la philosophie naturelle de l’intelligence. Et par platonisme il entend la philosophie des Idées, interprétées traditionnellement comme des entités transcendantes. Mais en creusant le platonisme dans la direction socratique, nous trouvons des lignes par lesquelles il dessine une philosophie je ne dirais pas naturelle, mais à la fois spontanée et subtile (comme celle de M. Bergson lui-même), de l’intuition. Une philosophie, dit M. Bergson, est vivante par ses intuitions et non par ses constructions systématiques qui en sont au contraire la partie périssable. Or quel grand philosophe a, plus que Platon, donné à l’intuition, et, moins que lui, à la construction systématique ? Quand celle-ci intervient trop, comme dans le Parménide, certain sourire nous avertit qu’elle n’est présentée que comme une gymnastique de la pensée et un exercice d’école. La philosophie de M. Bergson a trouvé ses ennemis dans les deux scolastiques que signale la dernière phrase de l’Évolution Créatrice ; elle n’en saurait trouver d’aussi farouches dans les esprits qui auront vraiment vécu dans la familiarité de Platon.

Ravaisson, qui fut, dans une certaine mesure, un inspirateur de M. Bergson, et qui en tout cas établit quelque liaison entre lui et le spiritualisme universitaire, avait philosophé sous le signe d’Aristote, dont la doctrine lui apparaissait comme le roc de la métaphysique éternelle. M. Bergson, qui consacra à un point de physique aristotélicienne sa thèse latine (Quid Aristoteles de loco senscrit) semble avoir fait autrefois une étude approfondie d’Aristote, avoir pris contact avec cette Acropole de l’intelligence antique. Un passage de sa Notice sur la vie et les travaux de Félix Ravaisson, qu’il remplaça à l’Académie des Sciences Morales, nous indique sans doute l’impression générale qu’il en a gardée : « Quels sont les éléments impliqués dans la pensée ou dans l’existence ? Qu’est-ce que la matière, la forme, la causalité, le temps, le lieu, le mouvement ? Sur tous ces points et sur cent autres il a fouillé le sol ; de chacun d’eux il a fait partir une galerie souterraine qu’il a poussée en avant, comme l’ingénieur qui creuserait un tunnel immense en l’attaquant simultanément par un très grand nombre de points. Et, certes, nous sentons bien que les mesures ont été prises et les calculs effectués pour que tout se rejoignît ; mais la jonction n’est pas toujours faite, et souvent, entre des points qui nous paraissaient près de se toucher, alors que nous nous flattions de n’avoir plus à retirer que quelques pelletées de sable, nous rencontrons le tuf et le roc[17]. » Mais, d’une façon générale, le monument philosophique d’Aristote, devenu historiquement une scolastique, représente pour M. Bergson plutôt une pente à remonter, un obstacle à surmonter. Aristote, mieux que Platon, lui offre, dans sa perfection, cette métaphysique naturelle de l’esprit humain contre laquelle l’intuition doit réagir.

Il est dès lors naturel qu’on ait trouvé des points communs entre la philosophie de M. Bergson et les philosophies qui se formèrent, à Athènes et à Alexandrie, en réaction contre ce qu’on est convenu d’appeler, à tort ou à raison, la philosophie du concept, la série Socrate-Platon-Aristote. L’analogie que M. René Berthelot aperçoit entre la tension bergsonienne et le τόνος (tonos) stoïcien est réelle, Les trois philosophies d’Épicure, de Zénon et de la Nouvelle Académie peuvent, avec quelque complaisance, recevoir l’étiquette commune de pragmatisme, et il est certain qu’il y a des affinités naturelles entre la philosophie bergsonienne et la pragmatisme de James. Tous ces rapprochements ne nous mèneraient pas bien loin dans le détail, et n’auraient d’intérêt que dans la mesure où ils nous montreraient certaines analogies de rythme et de courbe entre le développement de la philosophie grecque et celui de la philosophie moderne. Il n’en est pas de même de Plotin, qui, de tous les philosophes anciens, est celui en qui M. Bergson a le mieux reconnu ses propres directions et discerné le plus d’intuitions profondes. Plotin a fait pendant plusieurs années le sujet de ses cours du Collège de France, et il y aurait tout un livre à écrire sur une interprétation bergsonienne des Ennéades, leur intégration à une perennis philosophia.

Dans la philosophie moderne à partir de Descartes, M. Bergson a vu aussi, en général, des pentes à remonter et des obstacles à tourner, des pièges plutôt que des aides pour la véritable pensée philosophique. Descartes lui paraît avoir fondé la métaphysique naturelle à la conception scientifique issue de Galilée, métaphysique qui a évolué ou qui a eu tendance à évoluer en scolastique, comme la métaphysique des anciens. Mais M. Bergson s’attache, chez les modernes plus que chez les anciens, à relever les lueurs d’intuition qui lui paraissent annoncer sa propre philosophie. Il note avec intérêt la place tenue dans la pensée vivante de Descartes par le sentiment de la liberté, y voit l’amorce d’une philosophie possible qui a été étouffée et recouverte par le mécanisme cartésien, et que, dans une certaine mesure, il a appartenu à Pascal de mettre en lumière. « Pascal, dit-il, a introduit en philosophie une certaine manière de penser qui n’est pas la pure raison, puisqu’elle corrige par l’esprit de finesse ce que le raisonnement a de géométrique, et qui n’est pas non plus la contemplation mystique, puisqu’elle aboutit à des résultats susceptibles d’être contrôlés et vérifiés par tout le monde. On trouverait, en rétablissant les anneaux intermédiaires de la chaîne, qu’à Pascal se rattachent les doctrines modernes qui font passer en première ligne la connaissance immédiate, l’intuition, la vie intérieure, comme à Descartes (malgré les velléités d’intuition qu’on rencontre dans le cartésianisme lui-même) se rattachent plus particulièrement les philosophies de la raison pure[18]. » Il est singulier qu’à ce propos M. Bergson ne nomme même pas Montaigne, anneau intermédiaire ou plutôt anneau de tête évident, dont les intuitions ont éveillé celles de Descartes et de Pascal, et à qui pourrait s’appliquer en partie ce passage de M. Bergson. Montaigne, avec son sentiment génial de la mobilité, le jaillissement de ses images motrices, sa position toujours en plein centre et en plein courant de la vie fraîche, m’a toujours paru le plus bergsonien des écrivains français.

Mais aucun philosophe, pas même Plotin, ne paraît avoir exercé sur M. Bergson plus de fascination que Spinoza. Ses auditeurs du Collège de France savent quels jours profonds il a ouverts sur le spinozisme, quelles interprétations lumineuses il a données de tant de passages difficiles. Et pourtant, au premier abord, le spinozisme paraît la doctrine symétriquement contraire du bergsonisme, l’effort le plus complet et le plus tenace qu’un philosophe ait jamais fait pour nier la durée. L’existence, pour Spinoza, est une existence géométrique, et la 8e définition du livre I pose que la durée ne peut absolument rien en expliquer. C’est sur toute la ligne qu’au sub specie œterni de Spinoza M. Bergson oppose son sub specie durationis. Et pourtant M. Bergson accorde à l’antichronisme de Spinoza ce qu’il refuse à celui de Platon. Dans cette philosophie de l’intemporel, il discerne les figures immobiles de sa philosophie du mouvement, les figures figées de sa philosophie de la durée. Il semble y voir comme un monde glacé, où le froid a donné aux cours d’eau et aux cascades la rigidité de la pierre, et qui réalise ainsi l’hyperbole d’une philosophie des solides ; mais il suffit d’un changement de climat pour que tout se remette à couler et à bruire, pour que les mêmes éléments qui donnaient l’Être pur de Parménide se répandent, dans la durée, en le fleuve d’Héraclite. En l’élan vital nous reconnaissons la substance spinoziste dégelée. Le rapport entre la substance et ses modes (la grosse difficulté du spinozisme, le point où la machine logique éprouve la résistance de la réalité) peut se transposer dans le rapport bergsonien entre la réalité intuitive et ses équivalents (ou son interprétation) analytiques. « Vu du dedans, un absolu est chose simple ; mais envisagé du dehors, c’est-à-dire relativement à autre chose, il devient, relativement à ces signes qui l’expriment, la pièce d’or dont on n’aura jamais fini de rendre la monnaie. Or ce qui se prête en même temps à une appréhension indivisible et à une énumération inépuisable est, par définition même, un infini. Il suit de là qu’un absolu ne saurait être donné que dans une intuition, tandis que tout le reste relève de l’analyse[19]. » On songe ici au mot profond de Schopenhauer, qui est aussi peu spinoziste que M. Bergson, mais qui voit dans le spinozisme l’Ancien Testament auquel sa propre philosophie fait suite comme un Nouveau Testament.

Spinoza réalise pour M. Bergson ce paradoxe ou ce miracle : l’intuition la plus juste et la plus profonde, une intuition qu’on pourrait dire liée consubstantiellement au génie même de la philosophie, — et un système, qui, non seulement par sa matière, où le temps disparaît, mais par sa forme géométrique, raidie et fermée, constitue l’antithèse du bergsonisme. Lui-même a mis en lumière ce double caractère en une page puissante et profonde : « Je ne connais rien de plus instructif que le contraste entre la forme et le fond d’un livre comme l’Éthique : d’un côté ces choses énormes qui s’appellent la Substance, l’Attribut et le Mode, et le formidable attirail des théorèmes avec l’enchevêtrement des définitions, corollaires et scolies, et cette complication de machinerie et cette puissance d’écrasement qui font que le débutant, au seuil de l’Éthique, est frappé d’admiration et de terreur comme devant un cuirassé du type Dreadnought ; — de l’autre, quelque chose de subtil, de très léger et de presque aérien, qui fuit quand on s’en approche, mais qu’on ne peut regarder, même de loin, sans devenir incapable de s’attacher à quoi que ce soit du reste, même à ce qui passe pour capital, même à la distinction entre la Substance et l’Attribut, même à la dualité de la Pensée et de l’Étendue. C’est, derrière la lourde masse des concepts apparentés au cartésianisme et à l’aristotélisme, l’intuition qui fut celle de Spinoza, intuition qu’aucune formule, si simple soit-elle, ne sera assez simple pour exprimer. Disons, pour nous contenter d’une approximation, que c’est le sentiment d’une coïncidence entre l’acte par lequel notre esprit connaît parfaitement la vérité et l’opération par laquelle Dieu l’engendre, l’idée que la conversion des Alexandrins, quand elle devient complète, ne fait plus qu’un avec leur procession, et que lorsque l’homme, sorti de la divinité, arrive à rentrer en elle, il n’aperçoit plus qu’un mouvement unique là où il avait vu d’abord les deux mouvements inverses d’aller et de retour, — l’expérience morale se chargeant ici de résoudre une contradiction logique, et de faire, par une brusque suppression du temps, que le retour soit un aller. Plus nous remontons vers une intuition originelle, mieux nous comprenons que, si Spinoza avait vécu avant Descartes il aurait sans doute écrit autre chose que ce qu’il a écrit, mais que, Spinoza vivant et écrivant, nous étions sûrs d’avoir le spinozisme tout de même[20]. » Ce que M. Bergson entend par spinozisme, c’est la vie et l’âme de la pensée spinoziste, qui s’intensifient en une intuition, et non sa matière et son corps, qui s’étendent en un système, engendré en partie par un précurseur, qui est ici Descartes. Le terme de schème dynamique pourrait aussi s’employer. La seule différence entre cette intuition et l’intuition bergsonienne, c’est que l’intuition spinoziste transcende le temps, ou plutôt l’absorbe dans sa tension. À ces hauteurs ne subsistent plus que la coïncidence avec Dieu, cette expérience immédiate de l’éternité qui fait la nature propre du philosophe, et avec laquelle, par un biais, l’expérience morale résolvant encore une contradiction logique, le retour épousant encore un aller, la conscience de la durée finirait peut-être par se confondre. L’intuition bergsonienne semble ici comporter cette idée simple : Spinoza aurait raison si le temps n’existait pas, et il a raison dès que nous transférons au temps ce qu’il dit de l’éternité, et il y a un point de perspective d’où ce transfert nous apparaîtrait la chose la plus simple du monde. Mais n’en est-il pas de-même du platonisme et de l’Idée ?

Bien que le bergsonisme, en face d’un spinozisme idéal, se comporte un peu à la façon de la doctrine leibnitzienne, c’est-à-dire comme une correction de la philosophie abstraite par la vie concrète, de la substance par la monade, néanmoins, ses rapports de fait avec la pensée de Leibnitz se ramènent à peu de chose. Ce monde si complexe, si animé, riche en détours comme un cerveau, tout en bifurcations comme un système nerveux, frémissant de possibilités infinies, qu’est la philosophie de Leibnitz, il semble, par une inconséquence apparente, qu’il exerce moins d’attrait sur M. Bergson que les arêtes rigides et glacées de l’Éthique. Mais un écrit de Leibnitz nous apporte de la vie, tandis qu’un écrit de Spinoza a besoin de notre vie pour devenir vivant, Et nous sommes plus attachés aux êtres qui reçoivent la vie de nous qu’aux êtres qui nous l’ont donnée.

Les rapporte de M. Bergson avec le kantisme sont très différents de ses rapports avec le spinozisme. Entre sa façon de philosopher et celle de Kant il y a une antipathie évidente. L’un réalise dans sa perfection la méthode dialectique, l’autre la méthode intuitive. De la Critique de la Raison pure à Matière et Mémoire on passe d’un monde philosophique dans un autre. Et pourtant la communauté de la grande philosophie reprend vite ses droits. L’exposition de M. Bergson est celle d’un philosophe rompu aux armes de la dialectique, et sous l’écorce dure et froide de l’argumentation kantienne on découvre sans peine les intuitions profondes qu’on n’oublie pas, ou plutôt qu’on oublie précisément parce qu’elles se sont incorporées à votre pensée et ne font qu’un avec le mécanisme et la tension de ses ressorts intérieurs. Et, plus peut-être que tout autre philosophe si ce n’est Platon, Kant a apporté par les Critiques quelque chose de définitif au développement philosophique humain, d’aussi définitif qu’un Descartes aux mathématiques ou un Lavoisier à la chimie. Un philosophe qui pense sans avoir passé par Kant est frappé de diminutio capitis. C’est le cas d’Auguste Comte et même de Taine. Spencer n’avait pas besoin de nous dire qu’il n’avait jamais pu aller au delà des premières pages de la Critique de la Raison pure : nous-mêmes, dès les premières pages des Premiers Principes, nous nous en apercevons bien. M. Bergson dit que, si Spinoza n’était pas venu après Descartes, son système eût été tout différent. S’il nous fallait citer les systèmes après lesquels, pour être ce qu’il est, celui de M. Bergson devait nécessairement venir, nous pourrions nous borner à deux : d’abord la philosophie de l’évolution, sous toutes ses formes, depuis Herder jusqu’à Spencer ; ensuite et surtout la critique kantienne. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il lui faut traiter Spencer et Kant en adversaires. Et notons enfin que la lecture de Kant, si passionnante pour un Hamelin, a toujours dû être, pour M. Bergson, une corvée.

M. Bergson appartient à une génération philosophique, ou plutôt à une génération scolaire, qui, un peu sous l’influence de Lachelier, et pas mal sous celle de Renouvier, se proposait ordinairement de « dépasser Kant ». Comment le problème x a été traité jusqu’à Kant, comment Kant l’a traité, comment on pourrait ici dépasser Kant, — voilà les trois points obligatoires des dissertations par lesquels, de 1875 à 1900, les jeunes philosophes gagnaient leurs éperons. Et c’était fort bien ainsi. La grande philosophie allemande à partir de Fichte avait figuré aussi un effort pour dépasser Kant, pour employer la raison pure pratique aux fonctions de la raison pure intuitive, pour utiliser le vieux Cogito que l’argumentation kantienne enveloppait sans le réduire, surtout pour tourner de bien des façons la Dialectique Transcendentale et passer entre les colonnes d’Hercule des antinomies.

Dans le seul des ouvrages de M. Bergson qui soit écrit avec des préoccupations kantiennes, ou supra-kantiennes, l’Essai, il ne va évidemment pas si loin. Il s’attache à trois problèmes seulement.

Le problème de l’Esthétique Transcendentale, celui du temps et de l’espace, Kant ayant donné les noms d’espace et de temps à deux espaces. « Il jugea la conscience incapable d’apercevoir les faits psychologiques autrement que par juxtaposition, oubliant qu’un milieu où ces faits se juxtaposent et se distinguent les uns des autres est nécessairement espace et non plus durée[21]. »

Un des problèmes de l’Analytique Transcendentale. Kant donne « au rapport de causalité le même sens et le même rôle dans le monde interne que dans le monde externe ».

Enfin un des problèmes de la Dialectique Transcendentale. Kant attribue la liberté à un moi étranger non seulement à l’espace, ce qui est juste, mais à la durée. Or ce moi nous ne le retrouvons qu’en nous replaçant dans la pure durée.

En réalité, les deux derniers problèmes se ramènent, jusqu’à un certain point, au premier, celui du temps. Mais l’opposition entre la thèse kantienne et la thèse bergsonienne est, à la réflexion, moins radicale qu’il ne semble, et l’on va de l’une à l’autre par un plan incliné. Il est exact que Kant n’a pas admis la thèse bergsonienne de la durée pure, mais il a posé très clairement l’autre thèse bergsonienne de l’espace-temps. « Pour que nous puissions concevoir même des changements intérieurs, il faut que nous nous représentions d’une manière figurée le temps, en tant que forme du sens intime, comme une ligne, et le changement intérieur par le tracé de cette ligne (qui est un mouvement) ; par conséquent nous nous rendons saisissable notre existence intérieure propre dans ses différents états par une intuition extérieure. La raison propre en est que tout changement suppose quelque chose de permanent dans l’intuition, à seule fin de pouvoir être perçu comme changement, et qu’aucune intuition permanente ne se rencontre dans le sens intime[22]. » Ici s’embrancherait la théorie de M. Bergson, non comme une réfutation, mais comme une suite. Aucune intuition permanente ne se rencontre dans le sens intime. L’intuition qui se rencontre dans le sens intime est précisément celle du non permanent, celle du changement, celle de la durée. Je suis. Que suis-je ? Une chose qui dure. Ce n’est que pour pouvoir être perçu (et non plus « intuitionné ») comme changement, qu’un changement suppose du permanent. Ce permanent, nous le trouvons en rapportant notre intuition intérieure à une intuition extérieure, et d’abord à celle de notre corps. De là l’espace-temps où le changement, le mouvement, sont figurés par des tracés, et où le temps prend forme spatiale L’effort pour dépasser Kant ne ruine pas Kant. Il consiste à distinguer ce tracé de la ligne, qui schématise le mouvement, et ce mouvement lui-même, qui est autre chose, — à chercher, par delà cette intuition kantienne, tendue vers l’extérieur, une intuition pure qui serait intérieure. Lorsque Kant montre plus haut[23] que le temps ne peut être perçu en lui-même, il est aux trois quarts d’accord avec M. Bergson, Le temps, pour celui-ci, ne peut être perçu que très difficilement en lui-même, l’intelligence humaine n’est pas faite pour cela, elle est faite pour le percevoir sous les espèces du schématisme qu’indique fort bien la Critique. Mais difficulté, pour M. Bergson, n’est pas impossibilité. L’effort de la philosophie, de l’intuition pure, consiste à nous donner cette perception immédiate et authentique du temps qui nous fait peut-être coïncider, par delà nos catégories, avec un absolu.

Le temps, pour Kant, n’est pas une catégorie de l’entendement, c’est une forme a priori de la sensibilité. Or une forme s’explique par un mouvement. C’est du mouvement de la terre que Newton déduit sa forme de géoïde, aplati aux pôles et renflé à l’équateur. Ainsi M. Bergson explique les formes a priori de la sensibilité par un mouvement. L’intuition nous fait éprouver un élan qui est durée, — et qui, pour vivre et pour agir, spatialise, se spatialise, en des formes ou nous pouvons arriver à reconnaître la trace de son dynamisme originel. Ce que M. Bergson ajoute à la théorie kantienne des formes, c’est leur analyse génétique. Le temps, selon Kant, est la forme de notre intuition interne. Soit, dit M. Bergson. Mais je distingue précisément un temps-forme et un temps-intuition, le premier par lequel notre intuition opère, le second par lequel notre intuition est. M. Bergson se porte vers un centre qui vit par delà le formalisme kantien, comme Leibnitz se portait vers un centre qui vivait par delà le géométrisme spinoziste. C’est bien d’ailleurs de ce point de vue central que les wolfiens, sous l’influence aussi de Berkeley, attaquaient la doctrine kantienne du temps, et la réponse que leur adresse Kant dans la Critique de la Raison pure[24] n’est pas très probante.

Kant insiste à plusieurs reprises sur cette idée que nous ne pouvons nous représenter le temps que sous forme d’espace[25], et il voit là une des raisons qui condamnent la philosophie spéculative à demeurer dans le monde du phénomène et de la relation. Nous ne pouvons pas plus nous représenter le temps en lui-même que nous connaître nous-mêmes comme une réalité absolue. Et, par cette solidarité entre les deux points de vue, de la durée et de l’absolu, Kant pose bien le problème sur le terrain où le retrouvera M. Bergson. Qu’on lise par exemple, aux paragraphes 23 et 24 de l’Analytique des Concepts, la critique très serrée qu’il fait du Cogito (sans d’ailleurs nommer Descartes) et où il expose comment la conscience de soi ne peut être connaissance d’une réalité en soi, puisqu’elle implique, comme toute connaissance, le divers de l’intuition ordonné par l’entendement. Le Cogito, ou, si on veut, le Duro bergsonien, comporte des rapports tout différents entre le multiple ou le divers et l’unité. Mais il maintient la solidarité qui existe dans le kantisme entre durée pure et absolu. Nous ne pouvons saisir en nous ni durée pure, ni absolu, et cela pour une même raison, à savoir l’opération de l’entendement, dit Kant. Nous saisissons en nous durée pure et absolu, et cela par le même acte, à savoir une intuition immédiate, dit M. Bergson. Peut-être, si Kant avait poussé plus loin de ce côté, s’il avait tenu compte davantage des objections des wolfiens et de la philosophie leibnitzienne, aurait-il, donnant à l’Analytique une figure analogue à celle de la Dialectique, conclu à une antinomie irréductible entre l’intelligence et l’intuition : d’une part une intuition de nous-mêmes ne peut nous être intelligible que si elle tombe sous des formes intellectuelles, et d’autre part l’intuition préexiste à l’intelligence ; chacun des deux points de vue peut servir également, dans son usage dialectique, à critiquer l’autre.

Mais le plan de l’Analytique et l’idée kantienne de la métaphysique excluaient cette antinomie. Pour Kant, la métaphysique n’est pas la conscience des intuitions originelles, elle est la science des concepts a priori, qui n’impliquent pas l’existence, mais l’universalité, qui ne fournissent pas la matière de la connaissance, mais sa forme. Cette science des concepts a priori, précisément parce qu’elle élimine l’expérience, peut être formulée une fois pour toutes et irrévocablement, au contraire de ce qui est fondé sur l’expérience et qui est susceptible d’accroissement indéfini. L’expérience, dit Kant dans la première édition de la Critique, constitue un « enseignement tellement inépuisable dans son développement que la chaîne des générations futures ne manquera jamais de connaissances nouvelles à recueillir sur ce terrain ». Mais la science des concepts a priori sera vite épuisée et fixée, d’un point de vue critique, qui les exposera en rendant impossible leur usage dialectique, et qui interdira d’ériger en valeur organique la valeur canonique de la raison. Le bergsonisme est un effort tout différent qui vise en partie le même but, et qui va plus loin en expliquant comme une valeur pratique cette valeur canonique de l’intelligence, mais la critique de M. Bergson ressemble ici parfois, dans ses termes, à celle de Kant[26]. Kant et M. Bergson admettent que l’expérience seule pourrait nous donner une connaissance. Mais pour Kant il n’y a pas d’expérience pure, c’est-à-dire pas d’intuition pure. Pour M. Bergson au contraire il y a une intuition et une expérience pures. Bien qu’il n’existe pas de concept sans intuition, Kant constitue dans la Critique une étude des concepts purs, une étude de la logique pure, une logique transcendentale, c’est-à-dire la science des formes de l’entendement en tant qu’elles sont connues comme connaissant a priori (d’où la forme que prend le problème originel dans les Prolégomènes : Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?) De même que Kant constitue une logique pure de l’entendement, M. Bergson donne pour tâche à la philosophie de constituer ce qu’on pourrait appeler une empirique pure, une Empirique transcendentale, ou plutôt transcendente, ou mieux encore (ab exterioribus ad interiora) descendante, une science de l’expérience en tant qu’elle se confond en nous avec un a priori réel et non plus formel, lequel crée la logique elle-même pour ses besoins pratiques.

La Logique métaphysique que veut constituer Kant sera, dans son idée, quelque chose de définitif. Kant a écrit la Critique de la Raison pure en songeant à trois précédents, celui de la logique formelle, parfaite dès sa création, celui des mathématiques pures qui ont pu, chez les Grecs, écrit-il dans la préface de la deuxième édition, « subir une révolution due à un seul homme, qui conçut l’heureuse idée d’un essai après lequel il n’y avait plus à se tromper sur la route à suivre », et celui de la physique pure. Au contraire, la métaphysique « semble plutôt être une arène exclusivement destinée à exercer les forces des joûteurs en des combats de parade, et où aucun champion n’a jamais pu se rendre maître de la plus petite place et fonder sur sa victoire une possession durable ». M. Bergson a porté le même jugement sévère sur la méthode dialectique où tout se plaide et se réfute, et, avant Kant, Descartes avait dit que s’il savait que sa philosophie dût tomber dans cette arène de disputations, il cesserait de s’en occuper. Comme Descartes et Kant, c’est aussi une impulsion définitive que le bergsonisme veut donner à la philosophie. Mais un mouvement qui se prolonge en mouvement, et non un mouvement qui s’arrête en système. L’Empirique pure trouvera toujours du nouveau à recueillir sur ce terrain, tandis que la Logique pure est terminée dès que le système des concepts a priori est formulé. L’histoire de cette Logique pure après Kant s’est d’ailleurs déroulée sur un plan fort empirique : l’Analytique Transcendental qui en le Corpus, est devenue, dans son ensemble, la partie la plus morte de la Critique de la Raison pure, et les catégoristes ont refait sur toutes sortes de plans nouveaux (ils n’ont sans doute pas fini) le tableau que Kant avait cru ordonner pour l’éternité.

Précisément la partie vivante, immortelle, de la Critique, ce n’est pas celle où Kant a apporté des formules, mais celle par laquelle il a communiqué du mouvement. La comparaison du kantisme et du bergsonisme nous a montré à quel point les problèmes de l’Esthétique transcendentale avaient été posés de façon féconde. Mais plus féconds encore ont été ceux que Kant a posés sans les résoudre, ou plutôt en montrant que leur essence était de n’être pas résolubles : je veux parler des antinomies de la raison pure. Kant les donne comme la différence de deux tableaux : les tableaux de la sensibilité et de l’entendement pour les deux antinomies mathématiques, les tableaux du phénomène et du noumène pour les deux antinomies dynamiques. C’est sur des tableaux analogues que pourraient s’ordonner les grands plans du bergsonisme. Il aboutit à une antinomie de la connaissance et de l’action, que la philosophie, au lieu de s’en scandaliser comme d’une impossibilité, doit, à force de souplesse, comprendre et épouser comme une source infinie de possibilités vivantes. Les antinomies n’apparaissent comme une impossibilité que si nous voulons transporter dans l’ordre de la pensée spéculative ce qui n’a de sens que dans l’ordre de l’action. Ainsi l’antinomie du divisible. « L’opération grossière qui consiste à décomposer le corps en parties de même nature que lui nous conduit à une impasse, incapables que nous nous sentons bientôt de concevoir ni pourquoi cette division s’arrêterait, ni comment elle se diviserait à l’infini. Elle représente en effet une forme ordinaire de l’action utile, mal à propos transportée dans le domaine de la connaissance pure[27]. » Notre entendement morcelle parce que morceler c’est agir, ou plutôt ameublir le terrain pour l’action. Le problème des limites ou de l’infini dans l’univers est du même ordre : c’est toujours un problème de morcellement et un problème d’action, où les parties, au lieu d’être intérieures les unes aux autres comme dans le problème précédent, sont extérieures les unes aux autres. Enfin les deux antinomies dynamiques se ramènent à une opposition de l’espace et du temps. Du point de vue de la pure durée, il faut bien admettre des commencements absolus et des actes libres. Mais ces termes mêmes sont contaminés par les catégories, qui ne portent d’aplomb que sur l’inerte, — les commencements absolus par la catégorie de causalité, et les actes libres par la catégorie de finalité. « Nous sentons bien qu’aucune des catégories de notre pensée, unité, multiplicité, finalité intelligente, etc… ne s’applique exactement aux choses de la vie ; qui dira où commence et où finit l’individualité, si l’être vivant est un ou plusieurs, si ce sont les cellules qui s’associent en organisme ou si c’est l’organisme qui se dissocie en cellules[28] ? »

Qu’est-ce que ces catégories sinon la raison pure ? On conçoit fort bien un exposé du bergsonisme qui aurait pu prendre pour titre, lui aussi : Critique de la Raison pure. Pensons au livre central et capital de M. Bergson, Matière et Mémoire. D’une question spéciale, les rapports du corps et de l’esprit (et même plus spéciale encore, les phénomènes d’aphasie) on y passe par une série de plans, à la plénitude du problème métaphysique. En matière de relation du corps et de l’esprit, M. Bergson distingue trois hypothèses, contre lesquelles il formule sa propre conception : le dualisme vulgaire, le monisme matérialiste et le monisme idéaliste. Or ces trois hypothèses ont un fond commun. « Elles tiennent les opérations élémentaires de l’esprit, perception et mémoire, pour des opérations de connaissance pure[29]. » Et l’esprit n’est pas fait pour la connaissance pure. La critique de la connaissance pure qui constitue tout un côté du bergsonisme l’a fait considérer parfois comme un pragmatisme, et il serait en effet un pragmatisme s’il n’y avait pas l’intuition. Pour M. Bergson comme pour Kant la fonction de l’intelligence n’est pas la connaissance vraie, c’est-à-dire la connaissance philosophique. Pour tous deux la fonction de l’esprit consiste à rendre la science positive et relative possible. Mais ni l’un ni l’autre ne s’arrêtent là. Pour Kant la raison pure, la raison indépendante de toute relation, a une valeur et une portée pratiques, et des données de la raison pure, comme l’universalité, comportent une certitude de morale. Pour M. Bergson il n’y a pas à vrai dire de raison pure, mais il y a une connaissance pure, qui est l’intuition. Pour Kant cet élément de pureté représente une pratique pure, un maximum d’« intérêt ». Pour M. Bergson cet élément de pureté représenterait une théorique pure, un maximum de désintéressement. Mais n’oublions pas que le kantisme est une doctrine achevée, fermée, tandis que le bergsonisme, inachevé par position, reste ouvert, exige, accomplie par M. Bergson ou par d’autres, toute une suite de réflexions, de découvertes, de doctrines. En particulier il ne comporte pas encore de théories morales. Et s’il y a un jour une morale bergsonienne, porterait-elle sur l’ordre pragmatique de l’intelligence et de l’action, ou bien sur l’ordre de l’intuition, du théorique pur, du désintéressement absolu ? Dans ce dernier cas (nullement probable en ce qui concerne M. Bergson lui-même), elle serait amenée à retrouver certains rythmes de la morale kantienne.

Certains rythmes seulement. De grandes différences subsisteraient. Et surtout la plus radicale. Une morale est toujours assise sur une conception de l’homme. Or, pour Kant, ce qui fait notre vérité c’est l’universalité, la capacité d’agir en prenant pour règle l’universel. L’individu moral c’est l’individu qui veut l’universel, et qui, en le voulant, est fondé à lui prêter légitimement une valeur absolue. Lorsque Kant restaure d’une certaine façon un absolu, ce n’est pas une intuition sans catégories, c’est une catégorie sans intuition, l’impératif « catégorique ». D’ailleurs il admettait déjà dans l’Analytique Transcendentale que « les catégories ont beaucoup plus de portée que l’intuition sensible, parce qu’elles pensent des objets en général, sans égard à la manière particulière dont ils peuvent être donnés[30] ». Cela ne signifie pas que l’universel soit l’absolument vrai. Mais la volonté de l’universel, c’est-à-dire la bonne volonté, est l’absolument bon, et la raison pure, non en tant qu’elle pense l’universel, mais en tant qu’elle le veut, c’est-à-dire en tant que raison pure pratique, réalise une loi qui est non seulement celle de notre raison, mais celle de toute raison possible : nous ne pouvons pas savoir si des êtres raisonnables, vivant dans un autre monde, ont les mêmes mathématiques que nous, mais nous savons que si un être raisonnable de n’importe quel monde a reçu un bienfait il doit en être reconnaissant. Volonté autonome signifie volonté de l’universel, volonté de ce qui, pour un être raisonnable, est universellement bon. Pour M. Bergson au contraire l’absolu ne saurait jamais consister dans une catégorie sans intuition, mais dans une intuition sans catégorie. Du point de vue de l’homme, la vérité de l’homme serait ce qui le fait unique, ce qui le rend nouveau, ce qui épanouit en source libre ses moments privilégiés. Les données de la connaissance pratique servent chez Kant à pousser, pratiquement, notre connaissance a priori au delà de toute expérience possible. C’est au contraire en se plongeant le plus profondément, le plus nûment dans l’expérience que le bergsonisme trouverait la connaissance pratique qui lui est propre.

Ce qui rend, malgré tout, fondamentale l’opposition du kantisme et du bergsonisme, c’est que le kantisme constitue une philosophie de lois tandis que le bergsonisme formule une philosophie de choses ; le kantisme est une philosophie des catégories (plus des neuf dixièmes de la Critique de la Raison pure sont remplis par la Logique Transcendentale) tandis que le bergsonisme est une philosophie des intuitions, installe en reine cette Cendrillon de la Critique qu’était l’Esthétique transcendentale.

M. Bergson s’est d’ailleurs expliqué là-dessus. Il a montré avec profondeur, dans l’Évolution Créatrice et dans l’Introduction à la Métaphysique, comment la Critique de la Raison pure ne porte que contre une métaphysique platonicienne, marque la substitution d’une philosophie de lois (née de la physique de Galilée et de Newton) à la philosophie des Idées. La Critique essaye de fonder la vérité de la science considérée comme une mathématique universelle, « de déterminer ce que doit être l’intelligence et ce que doit être l’objet pour qu’une mathématique ininterrompue puisse les relier l’un à l’autre », — et la vanité de la métaphysique « qui ne trouvera plus rien à faire qu’à parodier, sur des fantômes de choses, le travail d’arrangement conceptuel que la science poursuit sérieusement sur des rapports. Bref, toute la Critique de la Raison pure aboutit à établir que le platonisme, illégitime si les Idées sont des choses, devient légitime si les Idées sont des rapports, et que l’idée toute faite, ainsi ramenée du ciel sur la terre, est bien, comme l’avait voulu Platon, le fond commun de la pensée et de la nature[31]. » Le passage de la chose au rapport est naturel, du point de vue de ce que Mach et Poincaré appellent le principe d’économie. « Un rapport n’est rien en dehors de l’intelligence qui rapporte. L’univers ne peut donc être un système de lois que si les phénomènes passent à travers le filtre d’une intelligence[32]. » Pour Spinoza et Leibnitz cette intelligence, en même temps qu’elle relie les choses, les explique entièrement et fonde leur matérialité. Kant arrive au même résultat avec une grande économie d’effort : l’intelligence humaine lui suffit, une intelligence humaine impersonnelle dont le rôle principal est « de donner à l’ensemble de notre science un caractère relatif et humain, bien que d’une humanité déjà quelque peu divinisée ».

Quant à la métaphysique, « elle se réduit à la possibilité de deux attitudes opposées de l’esprit humain devant tous les grands problèmes… Elle vit et meurt d’antinomies ». Le kantisme est donc, comme le platonisme, un type de la philosophie naturelle à l’esprit humain, et, comme le cartésianisme, une théorie de la science fondée sur la métaphysique universelle. Mais pour M. Bergson la mathématique universelle, si elle est possible, figure une catégorie de l’action.

Dans cette vue vigoureuse, mais partielle, du kantisme, M. Bergson est surtout préoccupé de marquer les différences de cette doctrine d’avec la sienne. Lorsqu’il signale dans le kantisme les éléments qui auraient donné naissance à une philosophie bergsonienne ou bergsonisante, c’est bien sur l’Esthétique Transcendentale qu’il insiste. Une des clefs de la Critique de la Raison pure consiste en la distinction anticartésienne de la sensibilité et de l’entendement, de la matière et de la forme. La sensibilité « frayait la voie à une philosophie nouvelle, qui se fût installée dans la matière extra-intellectuelle de la connaissance par un effort suprême d’intuition[33] ». Mais Kant n’admettait qu’une intuition sensible, c’est-à-dire infra-intellectuelle, parce que pour lui la science était une. Si la réflexion sur la réalité psychique nous amène à reconnaître que la science du psychique est différente par nature de celle du physique, qu’elle implique une intuition supra-intellectuelle, alors « une prise de possession de l’esprit par lui-même est possible, et non plus seulement une connaissance extérieure et phénoménale. Bien plus : si nous avons une intuition de ce genre, je veux dire ultra-intellectuelle, l’intuition sensible est sans doute en continuité avec celle-là par certains intermédiaires, comme l’infrarouge avec l’ultra-violet. L’intuition sensible va donc elle-même se relever[34] ». C’est en effet cette intuition supra-intellectuelle qu’ont cherchée les successeurs allemands de Kant, Fichte, Schelling, Hegel, Schopenhauer, Hartmann. Mais par intuition intellectuelle ils ont entendu une intuition hors du temps. « C’est du côté d’une intuition intemporelle que s’orientèrent les successeurs immédiats de Kant pour échapper au relativisme kantien. » Ce n’est pas tout à fait exact pour Hegel, dont l’Idée paraît bien une réalité temporelle, une exigence de durée. Mais le temps de Hegel n’est pas plus pour M. Bergson un vrai temps que l’évolution de Spencer n’est une vraie évolution : les degrés de réalisation de l’Idée, comme les degrés d’objectivation de la Volonté « sont ceux d’une échelle que l’Être parcourrait dans un sens unique ».

La philosophie bergsonienne plonge ainsi dans l’Esthétique Transcendentale, mais, avec la coupe que constitue son arrêt actuel, elle prend parfois une figure qui rappelle la Dialectique Transcendentale. Les antinomies kantiennes sont des antinomies de la connaissance théorique. Pour la connaissance pratique, il n’y a, chez Kant, plus d’antinomies. En serait-il de même dans une morale bergsonnienne ? Lorsque nous essayons de prolonger de ce côté l’élan vital de la doctrine, lorsque nous nous demandons quelles directions morales elle peut impliquer, ne nous trouvons-nous pas en face d’une antinomie ? L’intuition pure n’a-t-elle qu’une portée théorique, comme la raison pure n’avait qu’une portée pratique, et alors la morale appartient-elle à l’ordre de l’action et de l’intelligence constructrice ? Ou bien y a-t-il une intuition pure pratique au sens où Kant parlait de la raison pure pratique ? Je ne crois pas que l’antinomie soit irréductible. Je l’imagine qui se résoudrait sur un plan analogue au plan spinoziste, le plan de cette identité entre un aller et un retour, en laquelle M. Bergson voyait le schème moteur et l’élan vital de l’Éthique.

Les écrits de M. Bergson laissent assez bien apercevoir ses affinités de tempérament ou de sympathie avec les uns ou les autres des grands philosophes. De Kant il pourrait dire ce qu’Ingres disait de Rubens : Je le salue, mais de loin. Il sait qu’il a marché dans un chemin frayé par Kant, mais c’est dans un esprit tout différent qu’il fraye lui-même sa part de chemin. Quant aux philosophes allemands postkantiens, il ne leur a pas prêté une bien grande attention. À peine les nomme-t-il. Pendant la guerre, lorsque la philosophie se mobilisa comme le reste, les critiques allemands écrivirent beaucoup pour montrer que les idées de M. Bergson se trouvaient déjà chez leurs compatriotes de l’époque romantique. En France M. René Berthelot, dans son livre sur la philosophie de M. Bergson, avait soutenu une partie de cette thèse, avec sa conception assez étrange de l’« idée de vie » qui passait, comme au jeu du furet, d’un philosophe à l’autre et d’un pays à l’autre. On a insisté en particulier sur les affinités du bergsonisme et de la philosophie de Schelling. On a montré en M. Bergson un élève de Ravaisson, qui lui-même aurait été l’élève de Schelling. Tradition philosophique assez imaginaire. La rapide entrevue de Ravaisson, qui ne parlait pas l’allemand, et de Schelling, qui ne parlait guère le français, n’eut aucune conséquence. Le terme d’« idée de vie » est une étiquette abstraite, et les influences allemandes, directes ou indirectes, sur M. Bergson, ne dépassent pas la mesure de ces influences générales qui ont répandu dans l’atmosphère de la pensée européenne l’esprit du romantisme allemand et l’élan vital du Sturm und Drang.

Et c’est bien ici devant un problème d’élan vital que nous nous trouvons. En Allemagne, en Angleterre, en France, toutes les philosophies de la vie et de l’évolution sont portées par un mouvement d’ensemble, font partie d’une marche comme cette marche à la lumière par laquelle M. Bergson explique l’existence de l’œil. Des courants analogues, chez Schelling, chez Schopenhauer et chez M. Bergson, nous font apparaître dans la pensée européenne du XIXe siècle une unité d’impulsion mieux éclaircie par ce mot d’élan que par le mot inexact et dangereux d’influence.

Au premier abord, celle des philosophies allemandes dont la philosophie de M. Bergson évoquerait le mieux l’image et le mouvement serait la philosophie de Hegel. Hegel, à la suite de Vico et de Herder, ayant fait coïncider l’explication philosophique avec une histoire, c’est-à-dire avec un développement dans le temps, avec une réalité de temps. Et en effet le hegelianisme est une espèce marquante dans ce genre que constituent les philosophies de l’évolution au XIXe siècle. Mais l’analogie entre lui et le bergsonisme serait bien superficielle. Par son côté le plus important il en forme l’antithèse. Le temps qui était une intuition pour Kant, il l’absorbe dans une réalité logique, il convertit les moments vivants de la durée en une dialectique immanente. Si nous naissons tous platoniciens, la philosophie de la durée reste ici enveloppée dans du « platonisme » pur et dur, comme les poissons ganoïdes dans leur carapace.

Au contraire, s’il est un philosophe qui se soit élevé avec intransigeance, avec violence, contre la réalité de la durée, plus encore que Spinoza, c’est bien Schopenhauer. Il le faisait d’autant plus volontiers qu’il s’imaginait que chacun des coups qu’il portait à la durée atteignait la philosophie de Hegel. La réalité du temps, selon lui, enlève toute portée au principe de raison suffisante, puisqu’un temps infini s’étant écoulé jusqu’au moment présent, tous les phénomènes possibles auraient déjà dû prendre place dans ce temps infini, et le fait présent, c’est-à-dire le fait réel, n’aurait plus de raison d’être. Raisonnement qui, pour M. Bergson, ne ferait que pousser à son hyperbole la conception d’un temps abstrait, inerte et spatial. Et Schopenhauer n’a pas l’air de se douter combien il reste hégélien lorsqu’il écrit : « Tout être considéré dans le temps peut être également et par contre qualifié de non-être, car le temps n’est que ce qui permet à plusieurs qualités opposées d’appartenir à un même objet[35]. » Mais cette négation du temps prend chez lui, comme chez Spinoza, un caractère singulièrement vivant, l’aide à traiter de façon profonde bien des problèmes, comme celui de la finalité, celui de l’art, celui de la morale, celui de la mort.

Il les traite en fonction de la négation du temps, comme M. Bergson, ou ses successeurs, pourront les traiter en fonction du temps. Peut-être commencerons-nous alors à nous expliquer ce fait inattendu et singulier : la philosophie de Schopenhauer est résolument et agressivement une philosophie de l’intemporel, et celle de M. Bergson une philosophie de la durée ; et cependant, de toutes les philosophies du XIXe siècle, il n’en est sans doute pas qui par son esprit intime, ses profondeurs vivantes, présente avec celle de M. Bergson plus d’analogie que celle de Schopenhauer. Le rapprochement a d’ailleurs été déjà fait. Et nous aurions, dans la même voie, d’autres sujets d’étonnement. Le philosophe que M. Bergson paraît mettre le plus haut et avoir étudié avec le plus de sympathie active, c’est bien Spinoza. Or aucun philosophe de la période cartésienne n’a nié la durée de façon plus tranchante que Spinoza. « En tant que l’esprit conçoit une chose selon les commandements de la raison, il en sera affecté pareillement, que l’idée soit celle d’un objet futur, passé ou présent[36]. » Enfin, si M. Bergson a présenté sa philosophie comme l’anti-platonisme même, si Platon reste pour lui le père de l’anti-chronisme, il nous a semblé plus haut que les affinités spirituelles du platonisme et du bergsonisme pouvaient être dégagées, poussées à une synthèse vivante, qui sera peut-être la philosophie de demain.

C’est que les ennemis du temps sont des philosophes pour qui le temps existe — comme ennemi. Et c’est souvent en partie contre ses ennemis et grâce à ses ennemis qu’on existe. Ils n’ont point passé le temps par prétérition, comme Descartes, qui n’en fait qu’un accident désagréable de la pensée, un malin génie neutralisé par la véracité divine. Ils se sont attaqués à lui, et Platon avec de tels scrupules qu’il ne s’en est jamais senti complètement vainqueur, qu’il ne demande peut-être qu’à traiter. Schopenhauer a beau conclure à la négation du temps, comme la janséniste Phèdre conclut au danger mortel de l’amour. Il n’en reste pas moins hanté par le temps, et le met en lumière d’une manière puissante. Voyez-le trouver, pour nier la durée, presque exactement les mêmes images que M. Bergson pour l’affirmer : « Il n’est pas de plus frappant contraste qu’entre la fuite irrésistible du temps avec tout son contenu qu’il emporte et la raide immobilité de la réalité existante, toujours une, toujours la même en tout temps. Et si, de ce point de vue, on envisage bien objectivement les accidents immédiats de la vie, le Nunc stans nous apparaîtra visible et clair au centre de la roue du temps. — Pour un œil doué d’une vie incomparablement plus longue et capable d’embrasser d’un seul regard la race humaine dans toute sa durée, la succession incessante de la naissance et de la mort ne se manifesterait que comme une vibration continue : il ne lui viendrait donc pas à l’idée de voir là un devenir perpétuel allant du néant au néant ; mais, de même qu’à notre regard la lueur qui tourne d’un mouvement de rotation précipité fait l’effet d’un cercle immobile, de même que le ressort animé de vibrations rapides paraît un triangle fixe, et la corde qui oscille un fuseau, de même l’espèce lui apparaîtrait comme la réalité existante et durable, la mort et la naissance comme de simples vibrations[37]. » On reconnaît les images par lesquelles M. Bergson exprime non plus l’inexistence de la durée, mais la différence entre les tensions, les rythmes de durée.

L’opposition est peut-être encore moins radicale. Pour M. Bergson la réalité en soi c’est bien la durée, mais c’est aussi le mouvement, j’entends ce mouvement qualitatif et réel qu’est le changement. Pour Schopenhauer, si le temps n’existe que dans la représentation, il y a pourtant dans la volonté une sorte de mouvement réel, dont le temps peut être considéré comme le phénomène : à savoir l’effort, le désir. « L’absence de tout but et de toute limite est, en effet, essentielle à la volonté en soi[38]. » La volonté n’est donc que changement sans fin, au double sens du mot fin, terme et finalité. « Un éternel devenir, un mouvement sans fin, voilà ce qui caractérise les manifestations de la volonté. » On comprend dès lors que la négation du temps ne soit chez Schopenhauer qu’un artifice dialectique, un souvenir du kantisme, assez étrangers à la substance du système.

Cette négation même cadre sur un certain point et jusqu’à un certain point avec l’affirmation bergsonienne. Pour M. Bergson le présent, par lui-même, n’existe pas comme réalité, mais comme action : il figure la coupe ou plutôt le tranchant de notre action sur la matière. C’est pourquoi le corps, qui est matière, n’existe que dans le présent, et comporte la définition leibnitzienne, mens momentanea, sive carens recordatione. Pour Schopenhauer le présent seul existe, mais il est loin de dire par là le contraire de M. Bergson. Il montre que « la forme propre de la manifestation du vouloir, la forme par conséquent de la vie et de la réalité, c’est le présent, le présent seul, non l’avenir, ni le passé : ceux-ci n’ont d’existence que comme notions, relativement à la connaissance, et parce qu’elle obéit au principe de raison suffisante[39] ». Mais, pour Schopenhauer, ce perpétuel présent, c’est l’être de la chose en soi, de la volonté qui est étrangère au temps. Le présent seul existe, parce qu’il n’est pas le temps. Pour M. Bergson aussi le présent n’est pas le temps, mais c’est pourquoi il n’existe pas. L’essentiel de la concordance réelle sous la discordance apparente ne consiste d’ailleurs pas dans cet ajustement dialectique. Il consiste en ceci, que les deux points de vue conduisent presque également à identifier le présent et l’action.

La ressemblance des deux philosophies apparaît surtout en l’analogie de l’élan vital et de la Volonté, affamés l’un d’action utile et l’autre d’action stérile. Tous deux jaillissent, comme choses en soi, à peu près des mêmes profondeurs, mais ne suivent pas les mêmes directions. Pour Schopenhauer il n’y a absolument pas de finalité réelle dans la Volonté. Pour M. Bergson la finalité est un vieux concept qui pourrait être retaillé à la mesure de l’élan vital. Le pessimisme de Schopenhauer a une origine moniste. « La volonté doit se nourrir d’elle-même, puisque, hors d’elle, il n’y a rien, et qu’elle est une volonté affamée[40] ». Pour M. Bergson l’élan vital est une force qui lutte contre la mort, et cette lutte implique un dualisme. La vie ayant pour effet, ou pour fin, de retarder l’égalisation de l’énergie, l’élan vital n’est pas, comme la Volonté de Schopenhauer, tout à fait en dehors du principe de raison. Cependant l’une et l’autre philosophie s’accordent à déclasser l’intellectualisme, à condamner la place que les philosophes depuis Platon lui ont accordée. « Ç’a été, dit Schopenhauer, l’erreur de tous les philosophes de placer dans l’intellect le principe métaphysique, indestructible et éternel, de l’homme : il réside exclusivement dans la Volonté, complètement différente de l’intellect et seule primitive[41]. »

La communauté d’élan vital entre les deux philosophies amène M. Bergson à employer naturellement le terme de « vouloir » pour désigner le principe « qui n’a qu’à se détendre pour s’étendre », — « le pur vouloir, le courant qui traverse cette matière en lui communiquant la vie[42] ». La philosophie consiste bien des deux côtés à saisir la vie dans sa continuité réelle, à expliquer comment apparaît sur elle ce voile de Maya que sont les réalités secondes de l’individualité et de la représentation. Les deux doctrines identifient la nécessité avec le domaine de l’intelligence, du phénomène, la liberté avec celui de la chose en soi.

Avec sa forte naïveté germanique, Schopenhauer écrit dans les Parerga (Quelques remarques sur ma propre philosophie) : « Je puis ajouter, comme étant le caractère spécial de ma philosophie, que je cherche partout à arriver au fondement des choses, et que je ne suis pas satisfait tant que je n’ai pas atteint la suprême réalité donnée. Cela provient d’un instinct naturel qui me met à peu près dans l’impossibilité de me contenter d’une connaissance générale et abstraite, par conséquent indéterminée, de me satisfaire avec de simples notions, à plus forte raison avec de simples mots ; il me pousse en avant jusqu’à ce que j’aie devant moi, dans sa nudité, la base finale toujours intuitive de toutes les actions et propositions. Je dois alors ou la laisser subsister comme phénomène primordial, ou, s’il est possible, la résoudre en ses éléments, poursuivant en tout cas son essence jusqu’à son extrême limite. À ce point de vue on reconnaîtra un jour, mais pas de mon vivant, naturellement, que la façon dont les philosophes antérieurs ont traité ce sujet est plate auprès de la mienne. » Évidemment on n’imagine pas M. Bergson écrivant de cette encre. Ce sont pourtant, et de façon très précise, au moins autant que celles de Schopenhauer, les qualités de sa philosophie. Même cette épithète de plat, que Schopenhauer assène sur les philosophies autres que celle de l’intuition, n’est pas tout à fait dénuée de sens. Une philosophie conceptuelle paraît vivre dans un espace à deux dimensions, et dès qu’on se place à un intérieur intuitif et vivant on rétablit la troisième dimension.

La parenté intérieure des systèmes se traduit enfin par l’analogie des images. Schopenhauer, comme M. Bergson, appartient à la race des philosophes dont la pensée se dépose naturellement en images. Si on dressait, ce qui serait facile, un catalogue des images chez les deux philosophes, je crois qu’on les verrait coïncider dans leurs directions générales. Parfois les mêmes pensées se traduisent par les mêmes comparaisons. « Si fine que soit la mosaïque, dit Schopenhauer, les pierres en sont nettement distinctes, et par conséquent il ne peut y avoir de transitions entre les teintes. De même on aurait beau subdiviser à l’infini les concepts : leur fixité et la netteté de leurs limites les rendent incapables d’atteindre les fines modifications de l’intuition. Cette même propriété des concepts, qui les rend semblables aux pierres d’une mosaïque, et en vertu de laquelle leur intuition reste toujours leur asymptote, les empêche aussi de rien produire de bon dans le domaine de l’art[43]. » Ainsi, dans l’Évolution Créatrice, l’image du dessin vivant, de la ligne lancée par l’acte indivisible d’un seul trait, et que l’intelligence chercherait en vain a recomposer avec des pierres de mosaïque. Schopenhauer a d’ailleurs comme M. Bergson accumulé les images pour montrer que les créations de la vie sont des actes simples, et que l’intelligence est dupe de son illusion constitutive lorsqu’elle en cherche l’origine dans une finalité réfléchie et voulue : tel, dit-il, le sauvage qui, voyant la mousse jaillir d’une bouteille de bière, s’émerveillait et se demandait comment toute cette mousse avait bien pu y être introduite.

Ces analogies sont d’autant plus intéressantes qu’elles n’ont rien d’une influence proprement dite. Les deux philosophies sont certainement parties de principes et de problèmes très différents, elles n’ont pas leur point de départ réel dans une réflexion sur Kant, mais tout se passe comme si leur pente les conduisait au grand problème de la Critique : le dualisme de la sensibilité et de l’entendement. Il s’agit de chercher la chose en soi dans ce que Kant appelait la sensibilité, et de faire de l’entendement, autour de cette chose en soi, un système de relations, posées chez Schopenhauer comme un ordre de représentation, chez M. Bergson comme un ordre d’action. En somme l’analogie partielle ne consiste que dans la conception du monde-volonté. M. Bergson combat radicalement la proposition fondamentale de Schopenhauer : Le monde est ma représentation. Mais de toute façon le dialogue entre deux philosophes aussi différents et de nature aussi opposée, le fait que leurs philosophies se trouvent, par leur côté essentiel, attirées l’une vers l’autre, est un des plus curieux parmi ceux qui font le sujet de cette revue sommaire.

Il est facile d’apercevoir une communauté d’élan vital entre la philosophie bergsonienne et les philosophies allemandes issues de Kant, communauté qui ne nous apparaît jamais comme une influence, mais comme des figures analogues prises sur des voies divergentes d’une évolution. L’influence serait d’autant plus improbable qu’il existe une certaine antipathie entre la forme de la philosophie de M. Bergson et la forme de la philosophie allemande. Rien de moins germanique que ses exposés, que sa façon de traiter ses problèmes et de mener ses discussions. Une page de M. Bergson est à l’antipode d’une page de Kant, de Hegel, et même de Schopenhauer. Au contraire il paraît avoir vécu familièrement, non plus par devoir, mais bien par inclination et sympathie, avec les écrivains philosophiques anglais. Les affinités de son génie philosophique avec celui de Berkeley sont évidentes (je ne parle pas des systèmes) : cette pureté originelle d’une intuition que la philosophie empâte, épaissit, obscurcit, il l’entend du monde psychique comme Berkeley l’entend du monde physique.

Ces analogies entre Berkeley et M. Bergson ont été mises en une excellente lumière par M. René Berthelot. Ce qu’il dit du parallélisme entre le mouvement de l’Essai à l’Évolution Créatrice d’une part, de la Nouvelle théorie de la vision à la Siris est ingénieux et assez juste. Seulement, là encore, il s’agit d’une communauté d’élan vital et non d’une influence.

Mais aucun philosophe anglais ne tient, aux sources de la pensée de M. Bergson, une place plus importante que Spencer. La philosophie française dont M. Bergson avait reçu la tradition à l’École Normale, si fortement imbue de Kant et du kantisme, devait lui paraître un peu formaliste et d’une dialectique souvent inopérante. Le contact avec la grande, confiante et naïve synthèse de Spencer, était utile comme contre poids à la pensée française d’alors, mais utile aussi comme excitation à dépasser, en la soumettant au contrôle d’un familier de Descartes, de Leibnitz et de Kant, une doctrine si manifestement, si innocemment étrangère à la tradition philosophique. À la philosophie de l’évolution il ne manquait que de la philosophie vraie et de l’évolution vraie. L’une et l’autre étaient remplacées par un tableau superficiel et clair de l’évolué.

La critique de Spencer, faite par M. Bergson dans les dernières pages de l’Évolution Créatrice, est définitive, et il n’y a plus à y revenir. Ce qu’elle présente de plus remarquable, c’est la manière dont M. Bergson rattache les illusions de Spencer aux illusions fondamentales de l’esprit humain ; l’évolution est constituée chez le philosophe anglais avec des fragments de l’évolué, de la même façon que le mouvement est fait pour Zénon des parties de la ligne qu’il a tracée en s’accomplissant. Dans l’évolutionnisme M. Bergson a réintégré le pourquoi de l’évolution, c’est-à-dire la création, comme dans la théorie du mouvement il a réintégré le comment du mouvement, c’est-à-dire la durée.

Certes la matérialité de certaines doctrines spencériennes a pu passer, plus ou moins modifiée, dans la philosophie de M. Bergson. M. Berthelot a sans doute raison de montrer qu’une certaine communauté, même une certaine influence, existe sur deux points. D’abord celui-ci, que pour Spencer la théorie de la connaissance n’allait pas sans une théorie de l’évolution de la vie, ni cette théorie sans une théorie physique des transformations de l’énergie. Puis cet autre, que le développement de l’intelligence s’explique par des raisons utilitaires. Mais ces analogies de doctrine sont peut-être secondaires à côté de l’opposition des méthodes.

Spencer pense par généralités tandis que M. Bergson pense par problèmes particuliers. M. Bergson n’aurait jamais écrit des « principes » premiers, de biologie, de psychologie, de sociologie. Il aurait pris, dans chacun de ces ordres, un fait crucial, l’aurait étudié à fond sans parti-pris, et en aurait tiré les conséquences philosophiques qu’il comportait. La méthode de M. Bergson exclut tout essai de « premiers principes ». C’est ainsi qu’en matière biologique, dit M. Bergson, « si Spencer avait commencé par se poser la question de l’hérédité des caractères acquis, son évolutionnisme aurait pris sans doute une toute autre forme[44] ». L’hérédité eût cessé d’être un premier principe, un moyen d’explication universelle, et il eût fallu recourir à ces forces inventives, créatrices de la vie, qui, tout en s’appuyant sur l’hérédité et la matière, en les épousant pour les tourner, dépassent l’hérédité aussi bien qu’elles dépassent la matière. C’est vrai. Mais ce si que M. Bergson applique à Spencer ne doit nullement devenir l’expression d’un regret. En ces matières, on commence par essayer de résoudre les problèmes, et on finit par les poser. Pour qu’on s’aperçut des difficultés que rencontrait l’explication par l’hérédité, il fallait d’abord que cette explication se fût mise en marche avec confiance ; la confiance est pour les théories comme pour les hommes la vertu propre et utile de la jeunesse.

William James a dit que la scolastique c’est le sens commun devenu pédant. Spencer c’est le sens commun devenu savant. Et la naïveté de ce sens commun sous ses armes scientifiques fournissait à un vrai philosophe comme M. Bergson un spectacle fort suggestif. Spencer nous dit dans son Autobiographie que George Éliot s’étonnait de ne pas lui voir de rides sur le front. Il se vante de n’en avoir presque jamais eu, et l’explique en disant que sa philosophie n’est pas née chez lui d’un effort, d’une tension, d’une réflexion, mais simplement d’une aptitude à retenir les faits d’une valeur générale et à laisser tomber les autres. Une pareille candeur n’est pas propre en effet à faire un front soucieux. Il se voit que la philosophie de Spencer vient toute seule. Mais les poètes comiques d’Athènes se moquaient de Platon, « au front ridé comme la coquille d’une huître ». La philosophie des vrais philosophes est une philosophie sérieuse et tendue, avec du poids, des rides, un effort. C’est une pente à remonter, une tension à maintenir, et M. Bergson a exposé profondément la nécessité de ce travail et de cette tension. Peut-être le spectacle de la « détente » spencérienne ne lui a-t-il pas été ici inutile. À un jeune garçon qui débutait dans l’alpinisme, on disait que le sac à porter était surtout pénible au commencement, mais qu’il s’y habituerait vite et qu’il finirait par ne plus le sentir. Un jour, pendant une marche, il poussa un cri de triomphe : C’est tout de même vrai ; maintenant je ne sens plus mon sac ! Et tout le monde de rire, car le sac il l’avait simplement oublié à la halte. Spencer non plus, ni sa théorie de l’évolution, ne sentent la lourdeur du sac, et pour la même raison. Mais dans la troupe en marche des philosophes ces novices rendent des services à leur façon, qui est parfois la meilleure.

Le métaphysicien, chez M. Bergson, s’est éveillé relativement tard. Mais avant qu’il ne s’éveillât, la métaphysique était au moins dans ses rêves. Il ne l’a produite à la lumière que lorsqu’il l’a vue se dégager de recherches précises, sur des points discontinus, qui ne se sont reliés que par un discours et une synthèse a parte post ; mais il ne se peut pas qu’il n’ait été, dans sa jeunesse, sous l’influence de la métaphysique d’autrui, ni qu’il ne lui ait demandé des secours pour penser, ou tout au moins pour imaginer. Il a subi les suggestions persuasives et douces de Ravaisson, qui était entre 1880 et 1890 une sorte de patriarche de la philosophie, et auquel il succéda à l’Académie des sciences morales et politiques. Dans une notice sur son prédécesseur il écrit de la dernière partie du Rapport : « Nulle analyse ne donnera une idée de ces admirables pages. Vingt générations d’élèves les ont sues par cœur. Elles ont été pour beaucoup dans l’influence que le Rapport exerça sur notre philosophie universitaire, influence dont on ne peut ni déterminer les limites précises, ni mesurer les profondeurs, ni même décrire la nature, pas plus qu’on ne saurait rendre l’inexprimable coloration que répand parfois sur toute une vie d’homme un enthousiasme de la première jeunesse[45]. » Le meilleur de Ravaisson paraît être passé dans cette influence, car ces pages mêmes, quand nous les lisons (moi du moins) nous laissent assez froids, nous satisfont beaucoup moins que la thèse sur l’Habitude et certaines pages de l’Essai sur la Métaphysique d’Aristote. Ravaisson a eu le mérite de ne pas trop insister sur la philosophie quand il n’avait plus grand chose à y dire, s’étant donné tout entier en quelques pages de jeunesse, de l’abandonner élégamment pour cette sœur aînée qu’était la sculpture grecque, — et en même temps de durer, de représenter longtemps une tradition. Si le fruit de l’éclectisme consista à rappeler les esprits dans la tradition philosophique, à les habituer à concevoir le cercle des grands philosophes comme une sorte de cité des âmes, nul mieux que Ravaisson (en partie à cause de sa longue vie) n’a entretenu cet esprit civique. Lorsque le jeune Cousin Schellingien de 1824 et du voyage d’Allemagne eût définitivement sombré dans l’éloquence et l’administration, et fût devenu un préfet désagréable et verbeux de la philosophie, Ravaisson figura comme l’homme de la vie intérieure désertée par son tumultueux maître, et l’homme aussi de la tradition métaphysique vivante. Cette unité d’élan vital que nous avons reconnue entre le bergsonisme et les philosophies allemandes post-kantiennes, le voyage de Ravaisson à Munich, sa rapide présentation à Schelling, ont permis aux faiseurs d’étiquette de la transformer en une chaîne chronologique d’écoles et d’influences Schelling-Ravaisson-Lachelier-Bergson, qui, sous cette forme artificielle et scolastique, est très discutable. Ce qui est peut-être, au point de vue qui nous occupe, plus important, c’est le contact fécond établi et maintenu par Ravaisson entre les idées animatrices de la philosophie grecque et celles que peut vivre aujourd’hui notre pensée, le caractère actuel et vivant d’un Aristote pris en lui-même, dans sa pureté grecque, et non plus dans les fantômes, indéfiniment reflétés les uns par les autres, de la scolastique. M. Bergson (qui écrivait sa thèse latine sur la théorie aristotélicienne de l’espace) est précisément un des rares philosophes modernes qui aient considéré les systèmes anciens comme des systèmes vivants, dont le rôle persiste dans l’activité de notre pensée, comme Euripide vivait pour Racine, ou Horace pour Boileau : soit qu’il discute en eux des adversaires actuels, comme Zénon d’Élée et Platon, soit qu’il ait vu ses intuitions coïncider parfois avec les leurs, comme ce fut le cas pour Plotin.

Et il semble aussi que Ravaisson ait communiqué à la philosophie de M.  Bergson, par sa personne autant que par sa pensée, une sorte de schème dynamique indéfinissable et insaisissable. « À travers son œuvre entière résonne, ainsi que dans une mélodie le ton fondamental, cette affirmation qu’au lieu de diluer sa pensée dans le général, le philosophe doit la concentrer sur l’individuel[46]. » La méditation d’Aristote et de Leibnitz, et surtout une nature propre à écarter les nuages d’idées abstraites, les voiles de mots, les vapeurs de verbiage (éprouvées de près dans la fréquentation de Cousin) avaient donné à Ravaisson ce sentiment vif interne qui est pour M.  Bergson la substance même et l’acte propre, l’ἐνέργεια (energeia) de la vie philosophique.

Enfin Ravaisson a peut-être renforcé en M.  Bergson, par son exemple, par ceux d’Aristote et de Leibnitz qu’il interprétait, le sentiment profond de ceci, que comprendre le maximum c’est comprendre par là, éminemment, le minimum, saisir la philosophie de l’esprit c’est saisir du même coup, dans le même mouvement d’intuition, la possibilité d’une philosophie de la matière. « Aux yeux de M.  Ravaisson la force originatrice[sic] de la vie était de même nature que celle de la persuasion. Mais d’où viennent les matériaux qui ont subi cet enchantement ? À cette question, la plus haute de toutes, M.  Ravaisson répond en nous montrant dans la production originelle de la matière un mouvement inverse de celui qui s’accomplit quand la matière s’organise. Si l’organisation est comme un éveil de la matière, la matière ne peut être qu’un assoupissement de l’esprit. C’est le dernier degré, c’est l’ombre d’une existence qui s’est atténuée, et, pour ainsi dire, vidée elle-même de son contenu. Si la matière est la base de l’existence naturelle, base sur laquelle, par ce progrès continu qui est l’ordre de la nature, de degré en degré, de règne en règne, tout revient à l’unité de l’esprit, inversement nous devons nous représenter au début une distension d’esprit, une diffusion dans l’espace et le temps qui constitue la matérialité. La Pensée infinie a annulé quelque chose de la plénitude de son être, pour en tirer, par une espèce de réveil et de résurrection, tout ce qui existe[47]. »

Quand M. Bergson pensa Matière et Mémoire, ses conclusions métaphysiques survinrent assez tard dans une série de recherches dont le plan ne les comportait pas. Et cela est conforme à la logique de l’invention. Mais si elles ne furent données qu’à la fin, comme conclusions, elles étaient aussi, conformément à cette même logique, impliquées obscurément, sinon comme prémisses, du moins comme harmoniques. Ravaisson, de son côté, était un homme dont le doigt tendu montrait quelque chose, quelque chose qu’on voyait obscur, mais qu’on sentait riche et fécond, et dont on pressentait la communication avec les trésors profonds de toute la philosophie. On peut parler ici d’influence, mais à condition de diluer et d’amenuiser encore cette idée vaporeuse et vague d’influence. Ravaisson s’était pris d’un amour fervent pour la Vénus de Milo, amour plus digne d’un philosophe que les passions de son maître pour les héroïnes de la Fronde. Et son doigt tendu était un signe comme les bras brisés de la Milienne.

Tu viens, de tes bras seuls ayant perdu la grâce,
Figurer l’idéal qui n’embrasse jamais.
Il montrait moins une chose qu’un mouvement, moins une raison d’être qu’une raison de vivre, moins un repos qu’un élan qui va de la matière, qui n’embrasse plus, à l’idéal, qui n’embrassera jamais. M. Bergson nous a fourni de nouveaux motifs d’aimer et d’admirer la statue aux bras brisés.

M. Bergson eut pour maître Lachelier à l’École Normale, mais sa formation philosophique ne lui doit guère que ce qu’il est ordinaire de devoir à un très bon professeur, et même, ici, à un grand professeur. Et voici que, dans ce dialogue avec les philosophes, nous sommes au moment où M. Bergson va prendre la parole, la garder, exercer des influences au lieu d’en recevoir.

De ce point de vue, chacun des trois grands ouvrages de M. Bergson correspond à un état particulier, original, de cette influence.

La thèse de M. Bergson lui avait attiré immédiatement la considération très attentive du monde philosophique universitaire. Depuis celle de M. Boutroux aucune n’avait été plus remarquée. On n’en aperçut pas toute la portée, mais il n’est pas sûr que M. Bergson lui-même l’ait aperçue. Lorsque je faisais, quelques années après l’Essai, mes premières études philosophiques, il était entendu que ce livre comptait et apportait des précisions sur trois problèmes. D’abord, par une discussion très claire, il mettait définitivement hors de cause la psycho-physique : la théorie de Fechner continuait, et continue peut-être encore, à faire le sujet d’une leçon de psychologie aux environs de la Toussaint, et c’est à l’aide de l’Essai que les professeurs, de mon temps, la réfutaient généralement. En second lieu, il était entendu qu’à M. Bergson étaient dues des distinctions de quantité et de qualité, de multiplicité par juxtaposition et de multiplicité par fusion, qui aidaient à saisir avec plus de justesse et de finesse la nature des faits psychologiques. Enfin on s’intéressait à sa doctrine sur la liberté, tout en la jugeant incomplète et en lui reprochant d’avoir ramené la liberté à la spontanéité. On peut croire cependant que l’impression faite par cette dernière partie était plus forte qu’il ne semblait, car la thèse de M. Bergson fut le dernier des livres universitaires sur le problème de la liberté. La discussion par laquelle l’Essai montrait que ce problème impliquait des données illusoires fit réfléchir ceux qui l’eussent tenté, et eut au moins une influence inhibitrice.

Matière et Mémoire est certainement celui des livres de M. Bergson qui lui a coûté le plus d’efforts et qui présente le plus riche poids de substance et de conséquences. Lorsqu’il parut en 1895 il ne trouva aucun écho. Personne ne comprit. On vit là un mélange déroutant d’expérience précise et de spéculation métaphysique, une juxtaposition singulière de pages à la Ribot et de pages à la Ravaisson. Cependant les médecins furent frappés de la discussion sur les localisations et l’aphasie : le docteur Lespine de Lyon, et plus tard le docteur Pierre Marie (celui-ci en dehors de toute influence de M. Bergson et reprenant à pied d’œuvre les recherches de Broca[48]) mirent la question à l’étude dans leur enseignement et leurs recherches. Les philosophes sont hommes, et n’aiment guère se déjuger : un peu, de l’hostilité que M. Bergson rencontra dès lors dans des milieux philosophiques un peu raidis, provient sans doute de l’antipathie alors presque générale contre ce livre obscur et singulier, qu’on ne savait par quel bout prendre. M. Bergson s’arma de patience, exposa sous d’autres formes la critique, qui lui tenait particulièrement à cœur, du parallélisme psycho-physiologique, dans des communications à la Société de Philosophie et au Congrès de Philosophie de Genève. À Genève, ayant adopté à dessein la forme la plus dialectique possible, il se fit comprendre ; l’émotion fut assez considérable, on vit qu’il y avait là une question à réviser. Mais depuis dix ans tout cela était exposé, avec une clarté et une profondeur peut-être supérieures à celles du travail de Genève, dans Matière et Mémoire.

Au contraire le succès de l’Évolution Créatrice fut presque instantané, dépassa considérablement le cercle étroit des philosophes, envahit la grande presse et le grand public. Le caractère dramatique de cette exposition cosmogonique, les interprétations hardies et profondes que l’auteur donnait de théories biologiques elles-mêmes très actuelles et très discutées, la restauration de la grande métaphysique, de cette synthèse de Kant et de Spencer vainement espérée jusqu’alors, le plein épanouissement d’un talent littéraire qui portait à sa perfection le génie français de l’exposition ordonnée et claire, tout cela révéla d’un coup, par une sorte d’explosion brusque, qu’un grand nom s’ajoutait à la chaîne des vrais inventeurs philosophiques.

Cet éclat subit ressemble, toute différence gardée, à la divulgation de Schopenhauer après 1850. Matière et Mémoire avait connu une obscurité analogue au Monde comme Volonté, et pour des raisons sans doute semblables. La réputation philosophique est faite par ceux qui enseignent la philosophie, et enseigner la philosophie c’est plus ou moins manier des concepts, vivre dans la dialectique. Un système dialectique, si subtil et si compliqué soit-il, trouve tout de suite des esprits pour le saisir, pour le comprendre, pour le juger, pour en tenir compte. Il n’en est pas de même d’une philosophie fondée sur une forme encore plus ou moins inaperçue de l’intuition. Un travail d’adaptation, de mise au point est nécessaire. Il faut du temps. La philosophie de M. Bergson a eu besoin de temps pour être conçue, pour vivre en lui, et elle en aurait encore besoin indéfiniment. Il est donc naturel qu’il lui en ait aussi fallu pour être comprise, pour vivre en autrui. Une philosophie de la durée trouve là son terreau normal et salubre, et M. Bergson aurait eu moins que personne de raison de s’en plaindre.

Et comme à Schopenhauer il lui vint tout de suite cette rallonge bizarre de la gloire qu’est la légende. Il fut entendu, dans les journaux, que la philosophie bergsonienne trouvait de ferventes adeptes parmi les personnes du monde, et que la gloire du philosophe était prise dans le charme des cercles où se meuvent les romans parisiens. Des yeux dont Costecalde avait vu le rond, on vit des files d’automobiles à la porte du Collège de France… Comment cette légende s’est-elle formée ? L’explication est bien simple. Elle se trouve dans Crainquebille. Crainquebille mécontent est, pour l’agent Matra, un homme qui doit dire : Mort aux vaches ! Il doit le dire, donc il l’a dit. Pareillement, depuis le Monde où l’on s’ennuie, un philosophe célèbre doit avoir des succès mondains ; il le doit, donc il les a. (Cette année même, une pièce de M. de Curel reprend à la Comédie-Française cette tradition de la maison.) S’il ne les a pas, il manque à son devoir, qui est de faciliter le métier du journaliste et de se conformer au type prévu par lui. À Athènes, les journalistes c’étaient les auteurs comiques, et même accident advint à Socrate. Il y avait un type du sophiste, que le poète n’allait pas s’amuser à modifier chaque fois qu’il changeait de victime. Quand Socrate entra dans les Nuées, il s’y comporta non comme un Socrate, dont Aristophane n’avait cure, mais comme un sophiste, qui répondait, dans le métier du comique, comme le médecin chez Molière, à certains traits fort précis.

Ce n’est pas seulement le monde des journalistes qui vit dans la philosophie de M. Bergson non ce qui y était, mais ce qu’on s’attendait à y voir, ce qu’on devait y voir pour le classer dans un ordre et le rapporter à un courant. Les philosophes ont leur part, et une grande part, dans la création de ce faux bergsonisme, de tous ces lieux communs qui encombrent encore la question. On crut comprendre surtout ceci, que M. Bergson déclassait la connaissance par concepts et la science positive. On ramena le bergsonisme à la seule philosophie de l’intuition, et on rattacha cette intuition à un mysticisme. Cette philosophie, qui a toujours appuyé ses démarches sur la solution d’un problème scientifique déterminé, fut considérée comme mystique, à peu près comme la philosophie de Kant a passé longtemps chez des philosophes, et passe encore chez les ignorants, pour un scepticisme. Vers 1907, Alfred Binet avait institué une enquête sur l’enseignement de la philosophie dans les lycées, enquête dont les résultats furent discutés dans une séance de la Société de Philosophie. Des professeurs déclaraient sérieusement que leurs élèves étaient détournés des sciences positives par l’influence de M. Bergson et par ses appels à l’intuition. Peut-être M. Bergson perçut-il autour de lui — par intuition ! — une vague désapprobation ; en tout cas il protesta avec énergie et demanda qu’on lui montrât, dans tout ce qu’il avait écrit, une ligne qui présentât ce sens absurde. L’intuition étant en outre le domaine plus particulier des femmes, le bergsonisme fut classé, par des gens qui l’ignoraient superbement, dans ce qu’on appelait le romantisme féminin, de quoi la presse nationaliste, croyant le Capitole en péril, mena, quand M. Bergson se présenta à l’Académie, grand tumulte.

Mais en même temps l’appareil de précision et de démonstration qui soutient les livres de M. Bergson, les concepts et les mots qui constituent la matérialité de son mouvement et de ses directions, provoquaient les philosophes à ce que plusieurs considèrent comme la raison même de leur métier : un tournoi dialectique. Si les réfutations tuaient une doctrine, aucune ne serait plus morte que le bergsonisme, car aucune n’a été réfutée, du vivant de son auteur, en autant et de si gros livres. Et si on ne réfute que les doctrines qui valent la peine qu’on emploie sa force à penser contre elles, aucune n’a été élevée à plus d’honneur. En France les réfutateurs du bergsonisme sont partis de trois places d’armes. Deux d’entre elles se crurent d’ailleurs provoquées par la dernière phrase de l’Évolution Créatrice sur les deux scolastiques.

La philosophie universitaire releva le gant. Pour des raisons complexes et qu’il est inutile d’exposer ici, mais dont la principale consiste évidemment en un conflit d’idées pures, la philosophie de M. Bergson était considérée par certains philosophes connus avec une défiance irritée. Ceux qui comptaient alors étaient des esprits distingués, de formation kantienne et néo-criticiste. (Je laisse de côté le spiritualisme officiel dont quelques débris subsistèrent jusqu’à la fin du XIXe siècle.) Il était tout naturel que la philosophie de M. Bergson, dont les affinités avec celle de Schopenhauer sont certaines et la place dans l’élan vital des doctrines post-kantiennes assez symétrique de celle-ci, ait trouvé devant elle quelque chose d’analogue aux bataillons de hegeliens qui firent front pendant si longtemps contre l’auteur du Monde comme Volonté. La « philosophie de table d’hôte » de Schopenhauer, la « philosophie pour belles dames » de M. Bergson, cela aussi, dans les polémiques de l’École, s’équilibre élégamment. L’expert bénévole qui, dans un esprit strictement universitaire, se chargea de vérifier, de « mettre au point », d’exécuter en connaissance de cause le bergsonisme, fut M. René Berthelot. D’une compétence philosophique indiscutable, M. Berthelot menait sur le pragmatisme, alors à l’ordre du jour philosophique, une enquête qui fit le sujet d’un cours libre en Sorbonne et de plusieurs volumes. Il l’étudia chez James, chez Nietzsche, chez Poincaré et finalement chez Bergson.

Il n’est pas inutile à cette étude de situer non seulement ce livre, mais son auteur. On sait que la famille de Marcellin Berthelot, si vigoureuse et si unie (force et union rendues sur la place du Collège de France par le monument élevé au grand savant et à celle dont il ne voulut être séparé ni par la mort ni par la gloire) est une des familles françaises où a poussé au XIXe siècle le plus d’intelligence. Berthelot, dans les dernières années de sa vie, ancien ministre radical était, considéré un peu comme le défenseur attitré, l’évêque d’un monde scientifique et laïque. Lorsque Brunetière, ayant fait une visite au Vatican et adhéré à la religion catholique, en conclut (avec cet individualisme logique qui caractérisait cet ennemi de l’individualisme) à la faillite de la science, Berthelot lui répondit de la même encre (et les deux encres ont depuis singulièrement pâli). Dès lors M. René Berthelot, en écrivant son gros ouvrage, intéressant et bien fait, obéissait à un élan vital de famille, se portait au secours d’un scientisme clair, qui semblait alors démocratique, contre une mystique obscurité qui paraissait bien obscurantiste. Il y obéissait encore en un point plus particulier, car le regard qu’il porte sur le bergsonisme, la critique à laquelle il le soumet, ce sont un regard et une critique de chimiste.

Il part de ce principe de chimiste qu’une philosophie comme un corps est composée d’éléments préexistants, et il se refuse en conséquence à voir grande nouveauté dans le bergsonisme. Il s’attache à rechercher dans les philosophies antérieures tout ce que M. Bergson leur aurait « emprunté », à commencer par l’« idée de vie » prise à Schelling. Il n’y a pas de philosophie depuis Héraclite qui ne soit invitée à venir reconnaître son bien dans le bergsonisme. On doit d’ailleurs faire bien des réserves sur cette revue des idées antérieures, où les rapprochements sont fondés presque toujours sur la périphérie des doctrines, rarement accordés à leur centre et réglés sur leur mouvement. Schopenhauer cite quelque part avec enthousiasme ce mot d’Helvétius : « C’est l’envie seule qui nous fait trouver dans les anciens toutes les découvertes modernes. Une phrase vide de sens, ou du moins inintelligible avant ces découvertes, suffit pour faire crier au plagiat. » Il serait très injuste de faire un si grave reproche à M. Berthelot, qui est de fort bonne foi. Il suffit de repérer une habitude de chimiste qui essaye sur une doctrine philosophique une analyse de laboratoire. Selon lui M. Bergson n’a apporté qu’une idée nouvelle, la seule qui reste irréductible dans la cornue : la notion de la durée concrète et du temps psychologique. Il aurait trouvé un temps psychologique comme Berkeley a trouvé un espace psychologique. Mais il n’est pas capable d’utiliser sa découverte. La truffe que le bergsonisme a rencontrée, il n’a pas le droit de la manger. Elle ne saurait être assimilée que par une bonne doctrine, par de dignes et qualifiés docteurs. « Cette dernière thèse réellement neuve qu’il importe de retenir de l’analyse bergsonienne peut être utilisée et interprétée par l’idéalisme rationnel[49]. » La théorie de la durée se présente seule, comme Ulysse et son outre de vin, avec un don appréciable. Aussi l’idéalisme rationnel la mangera-t-il la dernière.

Voici un passage qui met en lumière d’une façon curieuse cette méthode où un mélange bien dosé de noms et de systèmes produit mécaniquement une doctrine : « Si nous comparons, fût-ce très sommairement, la philosophie de Lachelier à celle de Bergson, nous ferons aussitôt éclater une différence capitale. Lachelier s’est efforcé de réintégrer dans la métaphysique de Ravaisson les thèses principales de l’idéalisme rationnel. Nous retrouvons chez Lachelier l’influence de Descartes, de Leibnitz et de Kant. Cet effort pour incorporer au dynamisme spiritualiste de Ravaisson une dialectique idéale le conduit à prendre une position intermédiaire entre la philosophie de Fichte et celle de Schelling… Tandis que Ravaisson s’est maintenu au point de vue d’un spiritualisme dynamique également éloigné et de l’idéalisme kantien et de l’empirisme anglais, Lachelier a tiré la pensée de Ravaisson dans l’un de ces deux sens et Bergson dans l’autre[50]. » Ravaisson est substantifié en une sorte de château d’eau d’où s’écoulent, passivement, d’un côté la pensée de Lachelier, et de l’autre celle de M. Bergson.

Personne ne reprochera à M. René Berthelot de rompre une lance pour la chimie, ou plutôt pour le panchimisme. Il n’admet pas que M. Bergson prétende interdire à la chimie l’espérance de combler un jour le fossé apparent qui sépare les sciences de la matière et les sciences de la vie. Il expose que les caractères distinctifs de la vie, irréversibilité, adaptation, concentration d’énergie utilisable, se retrouvent dans la matière brute. Mais ce qu’on rencontre sous ce nom dans la matière et dans la vie n’a pas grand chose de commun. L’esprit humain ne saurait concevoir sans absurdité la vie comme réversible, alors que sa pente naturelle le conduit à concevoir les phénomènes matériels comme réversibles, ce qui s’exprime par la loi de la conservation de l’énergie ; et la résistance de la pensée au principe de Carnot, qui établit sur un point donné l’irréversibilité d’un processus matériel, s’explique au fond de la même façon que la résistance rencontrée chez les meilleurs esprits par les idées de M. Bergson ; elle contrarie notre nature mentale. C’est d’ailleurs en fonction de l’irréversibilité établie par le principe de la dégradation, que M. Bergson a fait jouer, dans sa théorie de la vie, une irréversibilité de sens contraire. — Le terme d’adaptation a un sens tout à fait différent quand il s’agit de la vie et quand il s’agit d’un équilibre chimique. — Enfin, nous dit M. Berthelot, « Bergson compare ce qui se passe dans l’évolution biologique à la formation d’un explosif, parce que c’est une concentration d’énergie utilisable ; mais cette comparaison même aurait dû lui montrer que l’assimilation entre la concentration d’énergie que nous trouvons dans l’évolution biologique et la concentration d’énergie utilisable que nous trouvons dans un explosif permet d’attribuer cette concentration aux lois physiques et chimiques dans un cas comme dans l’autre[51] ». C’est spirituel, et voilà M. Bergson pris au piège de sa métaphore. Ce n’est que spirituel. Un être vivant a un corps, et pour tourner la matière, triompher plus ou moins d’elle, il doit en épouser les contours ; il n’est donc pas étonnant que le corps symbolise avec l’esprit, comme disait à peu près Leibnitz. Mais enfin la vie implique une durée réelle, qui n’existe pas dans un explosif ; la concentration d’énergie utilisable dans la matière vivante et dans l’explosif comporte une différence analogue au mouvement réel d’Achille et au symbole géométrique sur lequel raisonne Zénon.

Derrière la chimie, c’est l’absolu de la science que M. Berthelot défend contre M. Bergson. Il lui reproche d’avoir « imité l’exemple des spiritualistes d’il y a cinquante ans, et utilisé des conclusions scientifiques fragmentaires en les isolant de l’esprit et des méthodes qui leur donnent leur signification[52] ». C’est très curieux. « Je méprise un fait » disait le premier de ces spiritualistes, Royer-Collard. Pareillement M. Berthelot mépriserait-il ce que M. Bergson tient en haute estime, les conclusions scientifiques « fragmentaires », c’est-à-dire les conclusions sur un ordre de faits, ou même sur un fait ? Ce qui compte pour lui, ce n’est pas cela : c’est « l’esprit et les méthodes » qui donnent sa « signification » au fait, c’est-à-dire un ensemble dogmatique, tout ce que représente la majuscule religieuse et déifiante de la Science. Ainsi les médecins de Molière n’admettent pas que la « conclusion » d’une cure, individuelle et donc « fragmentaire », fasse tort à l’esprit et aux méthodes de la médecine, c’est-à-dire à la Médecine : le mauvais malade est celui qui guérit ou qui meurt contre les règles, et le bon malade celui qui meurt ou qui guérit selon les règles. En réalité les conclusions scientifiques fragmentaires, c’est tout ce que peut apporter l’homme qui fait œuvre précise de science. « L’esprit et les méthodes qui leur donnent leur signification » c’est ce qu’aperçoit, savant comme Claude Bernard ou philosophe comme Kant ou Bergson, l’intelligence qui considère, de l’extérieur et dans leur ensemble, en s’attachant à leurs analogies, à leurs différences et à leurs rapports réciproques, ces conclusions fragmentaires. Cet esprit et ces méthodes paraissent à M. Berthelot, un absolu. Ils sont, pour M. Bergson, une coupe dans l’activité créatrice générale.

Ces disputes sur l’absolu prennent figure de dispute absolue. L’idéalisme rationnel de M. Berthelot est, d’un côté, de nature scientiste, de l’autre, de nature dialectique. Rapporter la science à une certaine fonction de la connaissance et de la réalité, distinguer d’autres fonctions, lui paraît aussi vain que l’est le polythéisme pour un monothéiste. D’autre part, la solution d’un problème par la dialectique lui paraît décisive. C’est ainsi qu’il y a, selon lui, chez M. Bergson comme dans la théologie, contradiction entre la liberté créatrice absolue de l’élan vital et la liberté humaine. Comme si la question agitée par les théologiens, c’est-à-dire par des dialecticiens, se posait du point de vue des mystiques, ou simplement d’un chrétien vivant, possédant le sentiment vif interne de Dieu et de l’homme ! Ces insolubles difficultés logiques sont des arrêts, des ralentissements, ou une décadence de la religion réelle, de l’énergie spirituelle religieuse. Il y aussi une énergie spirituelle philosophique, au regard de laquelle ces problèmes apparaissent comme de faux problèmes, des duels entre fantômes logiques.

On s’explique dès lors par une antipathie de nature, d’éducation, de doctrine, l’hostilité d’un livre qui, avec ses qualités d’information, peut être considéré comme exprimant l’attitude de beaucoup de professeurs de philosophie. On pense toujours aux hégéliens devant Schopenhauer, qui, en la circonstance, fulmina contre toute la corporation. On pense aussi à Delacroix. Il n’y a peut-être pas au monde de tableau plus étonnamment encadré que la Bataille de Taillebourg au musée de Versailles. Dans la grande galerie des batailles, au milieu de tant d’œuvres d’un peu ou pas mal de talent, éclate comme la fanfare du génie la grande gerbe de couleurs fraîches. Les quelques livres de M. Bergson figurent, dans les centaines de volumes verts qui alignent chez M. Alcan la galerie des batailles philosophiques, comme la toile unique de Delacroix à Versailles. On comprend que ces philosophes rappellent un peu par leurs sentiments les peintres à qui le gouvernement de Juillet commanda tant d’uniformes militaires. Une bataille comme les nôtres ! pire que les nôtres ! et du plus mauvais goût ! Et ce romantisme dans le palais du Grand Roi ! « Ne prenons pas, s’écrie pathétiquement M. Ingres, je veux dire M. Berthelot, pour un lever d’astre la lueur mobile qui promène sa marche indécise au bord des étangs romantiques[53]. » Delacroix a pourtant fait son chemin, et en 1921 un professeur adversaire de M. Bergson, M. Gustave Rodrigues, dans un livre très sincère et très vivant, Bergsonisme et Moralité, exprimait son « admiration pour le penseur de génie — le mot n’est pas trop fort — qui a su renouveler les termes dans lesquels se pose le problème philosophique… Il n’est plus désormais possible d’ignorer le bergsonisme. Du vivant même de son auteur, il a pris rang dans l’histoire au même titre que le leibnitzianisme ou le kantisme. Comme eux, il représente un moment, et un moment décisif, du développement de la pensée humaine. Comme eux, il apporte une conception d’ensemble, un système complet. Il doit donc répondre à toutes les questions que se pose l’esprit de l’homme, à toutes celles aussi que lui pose et lui impose la vie[54] ». À partir du second Comme eux, M.  Rodrigues expose le contraire même de la vérité, car non seulement le bergsonisme n’est pas présenté par son auteur comme un système complet, mais il exclut toute possibilité de système complet : l’interprétation qu’en donnent les pluralistes américains, d’après laquelle ce n’est pas seulement l’esprit humain, c’est la réalité même, qui ne comporte pas la possibilité d’un système complet, répondrait peut-être mieux à la pensée vivante de son auteur. Mais ce qu’il faut retenir du passage et du livre de M.  Rodrigues, c’est qu’il correspond aujourd’hui au sentiment à peu près général du monde philosophique. Ceux qui criaient que le bergsonisme n’était qu’un feu follet romantique, ils ont échoué tout autant que les peintres qui affirmaient sous Louis-Philippe que, la Bataille de Taillebourg, c’était à Versailles une invasion pire que celles des 5 et 6 octobre. Certes M.  Bergson conserve, comme il est naturel et utile, beaucoup d’adversaires, mais ces adversaires le traitent comme lui-même traitait Zénon et Platon, ils s’efforcent non de penser sans lui, mais de penser contre lui. On n’envisage plus guère le problème philosophique comme si M.  Bergson n’avait pas existé.

Je n’ai cité que le livre de M.  Berthelot comme exemple de la réaction contre M.  Bergson dans le monde philosophique français, dans cette ϰοινή (koinê) faite à la fois (soyons aussi chimiste !) de spiritualisme, d’idéalisme, de scientisme et de criticisme. C’est en effet le plus typique et le plus intelligent. On peut négliger le livre de Fouillée sur la Pensée et les nouvelles écoles anti-intellectualistes, consacré en grande partie à M.  Bergson. Fouillée, esprit qui fut large, conciliant, ingénieux, a rendu des services dans une longue carrière philosophique, mais comme ce livre fait toucher du doigt la nécessité de renouvellement par les différences individuelles, par les générations inventives, par tout ce qui dit : non ! à un passé ! Il est curieux d’incompréhension sincère et scandalisée. J’avais déjà dit cela, et mieux, gémit-t-il devant M.  Bergson, de même que, selon lui, Nietzsche était déjà, en ce qu’il a de meilleur dans Guyau.

La dernière phrase de l’Évolution Créatrice paraissait donc jeter un gant de chaque main : à gauche à l’idéalisme rationnel, à droite à cette ombre du moyen-âge qui erre encore sur le bord des systèmes en leur murmurant : In scholasticam reverteris. La scolastique a dit, comme Couthon au 9 thermidor : « Un instant, citoyen, je ne suis pas encore mort ! » Les deux plus gros livres qui aient été publiés en France sur la philosophie de M. Bergson l’ont été par des scolastiques. C’est un livre, à couverture violet d’évêque, de monseigneur Farges, et un fort volume de M. Jacques Maritain. Le premier a permis aux directeurs de conscience de déclarer aux catholiques qui les interrogeaient sur M. Bergson : « M. Bergson a été réfuté par un prélat autorisé. » N’oublions pas qu’on trouvait alors des bergsoniens orthodoxes parmi les modernistes frappés par Pie X, et que les lettres de M. Bergson au P. de Tonquédec n’étaient pas propres à rassurer complètement la conscience des catholiques. Quant à M. Maritain, il a donné, dans sa Philosophie bergsonienne, un exposé analytique intelligent et exact des idées de M. Bergson, et il l’a ensuite réfuté, lui aussi, au nom et par le moyen de la scolastique. Cela produit un effet singulier. On dirait un exorcisme. En tout cas cet exemple nous fait comprendre à quel point les familles d’esprit sont irréductibles les unes aux autres. C’est une curieuse attitude que celle des gens qui ne peuvent que penser scolastique devant M. Bergson, comme M. Berthelot pensait systèmes, codex et chimie. « La plupart des thèses de cette philosophie, dit M. Maritain, apparaissent à un certain point de vue comme des tentatives aussitôt déviées d’affirmations scolastiques[55]. » Si M. Bergson, employait sa pensée à penser du pensé, il serait un bon scolastique. Parbleu ! Mais c’est l’acte même de cette philosophie que de se retenir et de retenir l’esprit sur la pente du tout fait et du scolastique. Pareillement un Père jésuite qui nous a rendu le bon service de rédiger pour les Études un cours de M. Bergson au Collège de France, sur la personnalité, M. Grivet, écrit : « Dans tout le cours de M. Bergson, on admirera comment le philosophe n’ayant pas à sa disposition la distinction acte et puissance, familière aux scolastiques, est contraint par la logique, de rôder tout autour ou d’en inventer l’équivalent[56]. » Pour un peu M. Grivet organiserait une quête dans l’auditoire afin de les fournir à M. Bergson.

La méthode est simple : elle consiste à poser les thèses scolastiques comme une citadelle puissante et définitive, et à les rappeler à l’occasion de chaque « erreur » de M. Bergson. M. Bergson, dit M. Maritain, « a abandonné l’intelligence et abandonné l’être, en remplaçant la première par une intuition de nature sensible et le second par le mouvement. Ainsi le remède est pire que le mal, mais il reste vrai que la philosophie moderne est incapable de répondre au bergsonisme, et que la philosophie scolastique seule a de quoi le réfuter[57] ». Mais la philosophie scolastique c’est l’Église catholique. L’Église a sa philosophie comme elle a son art. La scolastique convient à l’Église comme le plain-chant convient dans une église. Elle constitue une méthode d’explication et de défense. Elle exige qu’on pose à sa base une vérité révélée, à savoir que Dieu a fait l’homme à son image et à sa ressemblance. Dès lors l’esprit fonctionne dans le plein et dans l’être. Faute de la vérité révélée « M. Bergson a pris pour cette belle créature qu’est l’intelligence humaine, très faillible sans doute, mais faite pour le vrai, un avorton engendré par le sensualisme de la Renaissance et l’orgueil de la Réforme, élevé dans un cabinet de physique par des mathématiciens, des philosophes, des médecins, et déifié par Robespierre[58] ». M. Maritain trouve d’ailleurs, comme responsable de la grande hérésie, Descartes « auquel il est juste de faire remonter toutes les erreurs philosophiques modernes[59] » alors qu’« il n’y a qu’un seul milieu où l’âme et l’intelligence puissent vivre dans la paix de Dieu et croître en grâce et en vérité, c’est la doctrine thomiste[60] ».

Ainsi la Sorbonne a flairé en M. Bergson un mysticisme à tendances cléricales. M. Daniel Halévy a écrit qu’en sortant du cours de M. Bergson tel « allait s’informer chez les prêtres », et en effet ce fut un peu la destinée de Péguy et d’autres. Mais ces prêtres furent informés eux-mêmes de plusieurs diverses façons, et si une gauche, celle des Annales de philosophie chrétienne, se refusa à voir dans le bergsonisme un ennemi, le chef et le gros de l’Église se rallia contre lui autour de la scolastique. M. Maritain, en une page éloquente, a montré avec force les raisons qui peuvent empêcher aujourd’hui un catholique, en communion avec les directions spirituelles de l’Église, avec sa théologie traditionnelle, d’adhérer au bergsonisme[61]. Un bergsonien le comprendra même fort bien : l’expérience a montré que le thomisme constituait une philosophie éminemment propre à la formation professionnelle d’un clergé, qui s’y attache pour des raisons un peu analogues à celles qui lient la profession de médecin à un scientisme matérialiste. Faire ces métiers, c’est n’avoir ni le temps ni le goût de douter, et ces philosophies donnent aux uns une provision de certitudes spirituelles, aux autres un stock de certitudes pratiques, au moyen desquels on peut passer fort bien sa vie en exerçant utilement sa profession. On imagine à la suite de Comte un clergé positiviste. On ne saurait imaginer un clergé bergsonien. À plus forte raison n’imagine-t-on pas un clergé catholique bergsonien. Mais la position d’un laïque n’est pas celle d’un clerc. Le représentant le plus autorisé de l’école bergsonienne, M. Édouard Le Roy, est sinon un philosophe catholique, du moins un catholique philosophe. Il n’en est pas moins vrai que le protestantisme utiliserait mieux que le catholicisme la philosophie de M. Bergson. Il l’utiliserait comme Brunetière a essayé d’utiliser le positivisme pour l’apologétique catholique. Une philosophie de l’énergie spirituelle, de la création de soi par soi, de l’effort extérieur et intérieur, du renouvellement continuel, de la lutte contre l’automatisme, contre le tout fait et contre le dogme trouverait dans bien des consciences protestantes une atmosphère sympathique. Elle s’est même amalgamée tout de suite chez William James avec un certain mysticisme protestant.

Il est curieux de voir à quel point l’imagination des journalistes sur le succès non pas seulement mondial, mais mondain du bergsonisme a trouvé faveur parmi les philosophes visés dans la dernière phrase de l’évolution Créatrice. « On se passera donc de toute notion proprement métaphysique, écrit M. Maritain, on affichera à l’égard de la métaphysique ce beau dédain qui plaît tant aux gens du monde[62]. » Voilà donc entendu que M. Bergson a écrit Matière et Mémoire pour plaire aux personnes du monde, lesquelles sont par là désabusées de la métaphysique, comme elles l’avaient été jadis par cet autre roman mondain, la Dialectique Transcendentale. M. Berthelot dit à son tour : « Ce mouvement entraînant, cette abondance d’ornements, cette pyrotechnie contribuent sans doute à assurer à ses idées une faveur grandissante auprès du public cultivé. C’est dans ce temps que le nombre des bergsoniennes en vient, semble-t-il, à égaler puis à dépasser celui des bergsoniens. C’est dans ce temps aussi que l’œuvre de Bergson commence à se répandre à l’étranger. Faut-il dire que l’Évolution Créatrice est son Cyrano de Bergerac ? Un Cyrano dont le héros serait l’Élan vital[63] ». Encore M. Berthelot ne parle-t-il ici que du public cultivé. On est allé plus loin. L’excellent Haeckel affirmait que le degré d’intelligence d’un peuple peut se mesurer à la facilité avec laquelle on y accepte la théorie de l’évolution. M. Benda a écrit tout un livre Sur le Succès du Bergsonisme pour montrer qu’on est bergsonien dans la mesure où on est plus incapable de penser, plus abandonné à l’instinct, plus livré au « pathétique » intérieur. D’une façon générale rien n’est plus instructif que la courbe des résistances et des hostilités qu’a rencontrées le bergsonisme. Elles contribuent à en dessiner le contour, à rendre pour nous réelle et vivante sa figure. Elles sont impliquées dans son élan vital, comme des résistances sont impliquées, à l’intérieur de la pensée et de la philosophie de M. Bergson, dans l’effort intellectuel qui produit la doctrine. Elles sont impliquées surtout dans l’être même de la vie, dans les différences des individus et des esprits, dans les antagonismes naturels qui explicitent sur des lignes divergentes des tendances opposées. Elles sont impliquées enfin dans la réalité même du temps. Si cette philosophie avait été comprise instantanément, si elle n’avait pas eu besoin de temps psychologique et social pour se développer, sa destinée aurait suffi à la démentir. Le philosophe a dû attendre que son morceau de sucre fondît. Cette fusion, qui s’est étendue à toute une nappe, ou à tout un courant, de la vie intellectuelle française, c’est ce qu’une philosophie de la durée pouvait espérer de plus conforme à son élan vital.

Une philosophie française nouvelle comme le bergsonisme constitue non seulement ce dialogue avec les philosophes du passé, dont on vient d’esquisser quelques entretiens fragmentaires, mais encore le dialogue d’une figure de la pensée française avec d’autres lignes de la pensée française et avec des pensées étrangères. En France, la destinée philosophique de M. Bergson a rappelé par certains côtés celle de Malebranche au XVIIe siècle. La renommée, l’étonnement, l’admiration qui accueillirent la philosophie de l’oratorien furent balancés par les grondements et les colères des traditionalistes, les nova, pulchra, falsa de Bossuet, les réfutations de Fénelon. Ceux qui s’irritaient des idées de Malebranche sentaient — chose curieuse — leur mauvaise humeur croître lorsqu’ils considéraient que le caractère et la vie du philosophe ne permettaient pas la moindre attaque. Ils semblaient estimer que c’était les voler de ces arguments ad hominem qui n’auraient pas dû, en bonne justice, manquer aux défenseurs de la bonne cause. M. Bergson a frustré pareillement certains polémistes. Mais ce n’est point la seule analogie de sa position avec celle de Malebranche.

Le prestige de Malebranche était encore plus grand à l’étranger qu’en France. Un officier anglais, fait prisonnier pendant la guerre de la succession d’Espagne, disait que son malheur lui servirait au moins à tâcher de voir Louis XIV et Malebranche. Le livre de M. Lyon sur l’Idéalisme français au XVIIIe siècle nous montre élégamment l’action exercée par Malebranche sur le phénoménisme et l’idéalisme d’outre-Manche. L’influence de M. Bergson a retrouvé quelques-unes de ces directions. L’an dernier j’étais invité à un thé, avec quelques écrivains français, par des diplomates et des étudiants chinois. L’un d’eux, nous souhaitant la bienvenue, commença ainsi son compliment : « Il y a longtemps que nous aimons et connaissons la France, mais M. Bergson a dit qu’on ne connaît bien que par l’intérieur, et c’est pourquoi nous sommes venus chez vous. » Celui qui parla en notre nom à nos hôtes ne sut malheureusement pas répondre par une citation de Confucius, et la politesse chinoise, qui alléguait si finalement nos sages, ne fut pas entièrement récompensée.

Avant la guerre, le bergsonisme commençait à attirer assez vivement l’attention en Allemagne, mais le congrès de Heidelberg en 1905 a montré à quel point le cerveau philosophique allemand demeure solidement ramassé sur ses positions kantiennes. Et puis la guerre, l’attitude active de M. Bergson, sont intervenus pour arrêter net les mouvements qui commençaient à se prononcer en faveur de la doctrine française. La position germanique consiste aujourd’hui à voir dans la philosophie de M. Bergson une répétition, ou plutôt une adaptation moderne, des idées de la philosophie romantique allemande. Cette thèse est vraie en ce qu’elle affirme et fausse en ce qu’elle nie. Trois des doctrines maîtresses du bergsonisme ont été indubitablement fondées, inventées par la philosophie allemande. C’est la doctrine kantienne du schématisme, la doctrine herdéro-hégétienne du développement dans la durée, la doctrine schopenhauérienne de l’intelligence mécanicienne, instrument d’action et non de connaissance. On a raison d’insister sur ces analogies, qui nous font toucher du doigt l’unité et le progrès de la philosophie, la communauté de courant et de résultat entre les efforts originaux des grands philosophes. Mais d’autre part ce serait prendre une vue bien grossière et bien mécanique de la vie philosophique que de voir dans le bergsonisme une combinaison ingénieuse de ces éléments, de penser qu’il a pu exercer sur le monde des esprits une action si puissante en rajeunissant simplement des doctrines anciennes. Il est né d’abord d’une invention originale, celle d’un renversement des positions philosophiques traditionnelles sur le problème de la durée ; et il est né ensuite et surtout de travaux sur des problèmes particuliers, celui de la liberté, celui de la durée, celui de la perception, celui de la mémoire, qui étaient posés de façon toute différente par la philosophie romantique allemande. Quiconque est familier avec le mouvement et la substance de la pensée bergsonienne sent à quel point elle est peu influencée par des lectures de Kant, de Hegel, de Schopenhauer, se tient, au contraire de celle de Leibnitz, dans un état de défiance et d’hostilité contre la plupart des philosophies. Mais d’autre part il serait absurde de voir dans le bergsonisme une proles sine matre creata. Il participe à un élan vital qui est à vrai dire celui de toute la philosophie, mais qui a eu des moments vraiment capitaux dans le kantisme et la philosophie romantique allemande. Rien n’est ici plus instructif que de trouver, sur deux lignes d’évolution différentes, et aboutissant à des conclusions pratiques tout opposées, deux philosophies dont le « caractère intelligible » soit aussi proche que celle de Schopenhauer et celle de M. Bergson. À travers ces diversités et ces rivalités de philosophies, sur lesquelles s’embranchent aujourd’hui des diversités et des rivalités de nations et de races, nous nous sentons bien pris dans un élan unique de la pensée humaine, qui réalise une philosophie de plus en plus serrée et une intuition de plus en plus profonde.

Où l’influence de M. Bergson a joué le plus largement et le plus librement, c’est en Angleterre et en Amérique. Le bergsonisme n’est pas un pragmatisme, mais à un certain moment le pragmatisme peut apparaître comme l’un de ses équivalents pratiques et l’une de ses coupes commodes. En tout cas, la diffusion et l’éclat du bergsonisme en pays anglo-saxon ont été fortement aidés par l’action des philosophies pragmatistes et pluralistes, ont formé avec elle un vaste pli indivisé. Notons que le congrès de Heidelberg nous avait montré les Allemands tout à fait rebelles au pragmatisme, et excités contre lui comme s’il n’était qu’une dérision de la philosophie. William James semble avoir été vers 1896 un des rares philosophes à comprendre déjà Matière et Mémoire, à en apercevoir la fécondité, à découvrir derrière le livre les perspectives qu’il impliquait. Puis son adhésion au bergsonisme produisit une grande impression dans le monde philosophique américain. Observons que l’anglais est pour ainsi dire l’autre langue maternelle de M. Bergson, que la critique de Hume, l’immatérialisme de Berkeley, l’évolutionnisme de Spencer et finalement le pragmatisme de James présentent avec sa doctrine sinon des analogies, du moins des sympathies, peuvent être regardés comme ses préparations. Nul plus que lui n’a contribué à former un état d’esprit, ou plutôt un état de culture franco-anglais. En revanche le bergsonisme paraît entrer difficilement dans des cerveaux purement latins. L’Italie, qui a pu se laisser pénétrer si profondément d’influences hegeliennes, n’a presque pas été touchée par la philosophie de M. Bergson. Rapprochons-en d’ailleurs l’indifférence presque absolue de la pensée française à l’égard de M. Croce. En France les Méridionaux, épris d’idées nettes, massives, bien coupées dans la lumière et sur le bleu, paraissent flairer en M. Bergson un ennemi de l’idéal méditerranéen, et, sans d’ailleurs l’avoir précisément lu, le couvrent parfois d’injures truculentes.

Cette philosophie inachevée, en mouvement (et qui n’admet d’ailleurs de philosophie vraie qu’inachevée et en mouvement), paraît même avoir épousé l’amplitude du monde anglo-saxon et comporter comme une figure d’Orient et une figure de Nouveau Monde. La liaison avec l’Orient paraîtra vraisemblable, si l’on se souvient d’abord des affinités alexandrines de M. Bergson (mais ici n’exagérons pas et notons que la philosophie de Plotin est d’abord et principalement une philosophie grecque), et ensuite, et surtout, de la pente indienne qu’a épousée spontanément, avec Schopenhauer, l’autre grande philosophie de l’élan vital. Des lettrés de l’Inde aperçoivent des analogies entre la philosophie bergsonienne et leurs philosophies classiques. Quand Tagore vint en Europe, à quelqu’un qui lui demandait son avis sur le bergsonisme, il répondit superbement qu’il y avait longtemps que l’Inde avait passé par là et que cette philosophie devait figurer quelque part dans leurs vieux systèmes : ainsi les anciennes inventions humaines dans le magasin des Lunaires de Wells ! Mais c’est en quelque sorte passivement que la philosophie bergsonienne laisserait tirer d’elle ces conséquences orientales. Et passive elle ne serait pas bergsonienne. Certes l’Orient, et en particulier l’Inde, présentent certains traits de ce monde qu’imagine M. Bergson à la fin de sa conférence à la Société des Recherches Psychiques : un monde où la majeure partie des efforts intellectuels et moraux aurait été dirigée vers l’intérieur de l’homme, où la valeur suprême aurait paru consister dans l’intuition de l’élan vital. Mais ce monde, nous dit M. Bergson, eût été peu viable, il eût répondu à une démission de l’intelligence, et ce que l’Orient en a réalisé nous montre que l’intelligence occidentale, hellèno-latine, latino-moderne, européenne et américaine, était plus apte à ouvrir la voie devant l’humanité, à enrichir l’élan vital lui-même. Dans son expression la plus complète et la plus haute, la philosophie de M. Bergson est une philosophie de l’action, et il était naturel qu’elle fût le plus favorablement accueillie par le peuple américain, que l’auteur même de Bergsonisme et Moralité a appelé, dans le titre d’un livre de guerre, le Peuple de l’Action.

  1. L’Effort Libre, mars 1914.
  2. Introduction à la Métaphysique, p. 30.
  3. Évolution Créatrice, p. 375.
  4. Évolution Créatrice, p. 339.
  5. C’est même l’ensemble de la pensée ionienne qu’on pourrait appeler ici en témoignage. La « physique » ionienne a pour caractère principal d’expliquer le solide par le fluide, — par l’un des trois éléments fluides, ou par l’ἀπείρον (apeiron), qui est une sorte de fluide logique. « Aucun de ceux qui n’ont admis qu’une seuls substance primitive, dit Aristote, n’a attribué ce rôle à la terre », c’est-à-dire au solide. Les premières cosmogonies grecques sont donc une critique de ce solide, que pense spontanément l’intelligence.
  6. Évolution Créatrice, p. 340.
  7. Id., p. 342
  8. Évolution Créatrice, p. 208.
  9. Évolution Créatrice, p. 49.
  10. Évolution Créatrice, p. 209.
  11. Id., p. 7.
  12. Évolution Créatrice, p. 96.
  13. Évolution Créatrice, p. 94.
  14. Évolution Créatrice, p. 95.
  15. Id., p. 100.
  16. Évolution Créatrice, p. 116.
  17. C. R. de l’Acad. des Sc. Mor. t. 161, p. 676.
  18. La Philosophie française, p. 17.
  19. Introduction à la Métaphysique, p, 3.
  20. L’Intuition Philosophique, p. 814.
  21. Essai, p. 176.
  22. Critique de la Raison pure, trad. Barni, éd. Flammarion, p. 252.
  23. P. 204-205.
  24. Id., I, 77.
  25. Id., I, P. 154.
  26. Par exemple id., I, p. 100 et 101.
  27. Matière et Mémoire, p. 221.
  28. Évolution Créatrice, p. II.
  29. Matière et Mémoire, p. 254.
  30. Critique de la Raison pure, I, 267.
  31. Introduction à la Métaphysique, p. 34.
  32. Évolution Créatrice, p. 385.
  33. Id., p. 387.
  34. Évolution Créatrice, p. 389.
  35. Le Monde comme Volonté et Représentation, tr. Burdeau, I, 182.
  36. Éthique, L IV, prop. LXII.
  37. Éthique, III, 292.
  38. Id., I, 169.
  39. Id., t. I, p. 291.
  40. Éthique, t. I, p. 158.
  41. Id., p. 307.
  42. Évolution Créatrice, p. 258
  43. Le Monde…, t. I, p. 61.
  44. Évolution Créatrice, p. 85.
  45. Notice sur Ravaisson. C. R. de l’Ac. des Sc. Mor., t. 161, p. 694.
  46. Notice sur Ravaisson. C. R. de l’Ac. des Sc. Mor., t. 161, p. 678.
  47. Id., p. 694.
  48. Le développement de la physiologie et de la psychologie sur les questions soulevées par Matière et Mémoire paraît avoir été autonome. Les travaux par lesquels Morat, Brodmann, Marie, ont ruiné la doctrine des centres unitaires et fixes, du moins pour les fonctions psychique supérieures, s’accordent avec le bergsonisme et n’en dérivent pas. Il n’en est pas de même du livre intéressant et suggestif d’un médecin philosophe, le Dr  Charles Blondel, sur la Conscience morbide, écrit sous l’influence bergsonienne.
  49. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 356.
  50. Id., p. 135.
  51. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 295.
  52. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 249.
  53. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 250
  54. Bergsonisme et moralité, p. I.
  55. La Philosophie Bergsonienne, P. 453.
  56. Etudes, t. CXXIX, p. 452.
  57. Philosophie Bergsonienne, t. CXXIX. p. 391.
  58. Id., p. 394.
  59. Id., p. 308.
  60. Id., p. 315.
  61. Id., p. 134.
  62. Philosophie Bergsonienne, t. CXXIX p. 190.
  63. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 63.