Troïlus et Cressida (trad. Hugo)

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William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
La fameuse histoire de Troylus et Cressida
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome IV : Les jaloux — I
Paris, Pagnerre, 1868
p. 51-212
Introduction Beaucoup de bruit pour rien


LA
Fameuse Histoire de
TROYLUS ET CRESSIDA
Exprimant excellemment le commencement de leurs amours, ainsi que l’ingénieuse entremise de Pandarus, prince de Licie (1).


Écrit par William Shake-speare.

LONDRES
Imprimé par G. Eld, pour R. Bonian et H. Valley,
et mis en vente à l’Aigle Déployé, dans le Cimetière de Saint-Paul,
au-dessus et à côté de la grande Porte Nord.
1609


PRÉFACE DE L’ÉDITEUR


UN ÉCRIVAIN IMPROVISÉ AU LECTEUR SEMPITERNEL
Nouvelle !

Éternel lecteur, vous avez ici une pièce nouvelle qui n’a pas encore été tramée sur la scène, ni claquée par les paumes du vulgaire, et qui pourtant dépasse la hauteur de la palme comique. Car elle est née d’un cerveau qui n’a jamais entrepris futilement une œuvre comique. Si seulement la comédie échangeait son nom frivole pour le titre de commodité publique, si la scène s’appelait tribunal, vous verriez tous ces grands censeurs, qui maintenant la traitent de vanité, y accourir en foule pour faire honneur à leur propre gravité ; vous les verriez se presser spécialement aux comédies de cet auteur, qui sont si bien adaptées à la vie, qu’elles servent de commentaires les plus ordinaires à toutes les actions de nos existences, et qui montrent une telle dextérité et une telle puissance d’esprit, qu’elles se font aimer des plus grands ennemis du théâtre. Les hommes positifs les plus épais, les plus bornés, les plus insensibles à l’esprit de la comédie, qui, sur le bruit qu’on en faisait, sont venus à ses représentations, y ont trouvé un esprit qu’ils n’avaient jamais trouvé en eux-mêmes, et en sont sortis plus spirituels qu’ils en étaient entrés, — sentant chevillées en eux des pointes d’esprit qu’ils ne soupçonnaient pas pouvoir trouver place dans leur cervelle. Il y a dans ses comédies un sel si savoureux qu’elles semblent, tant le goût en est relevé, être nées de la mer qui enfanta Vénus ! Entre toutes il n’en est pas de plus spirituelle que celle-ci : si j’en avais le temps, j’en ferais un commentaire, non pas, ce que je sais fort inutile, pour vous prouver que vous en avez pour votre argent, mais pour vous faire voir toute la valeur qu’un pauvre homme comme moi peut y découvrir. Elle mérite un tel travail, aussi bien que la meilleure comédie de Térence ou de Plaute. Et je crois que quand l’auteur aura disparu, et quand les éditions de ses comédies seront épuisées, vous vous en arracherez les exemplaires et vous établirez tout exprès une nouvelle inquisition anglaise. Prenez ceci pour un avertissement ; et, au nom de votre plaisir et de votre intelligence, n’allez pas repousser et dédaigner cette œuvre par la raison qu’elle n’a pas encore été souillée par l’haleine enfumée de la multitude ; remerciez au contraire la fortune de l’échappée qu’elle fait aujourd’hui au milieu de vous, car, s’il avait fallu l’obtenir du consentement de ses grands propriétaires, vous auriez eu, je crois, à les prier longtemps au lieu d’être vous-même priés. Et sur ce, j’abandonne, vu l’état de santé de leur raison, ceux qui se feront prier pour se déclarer satisfaits. Vale (2).


PERSONNAGES :
PRIAM, roi de Troie.
HECTOR,
TROYLUS (3),
PÂRIS,
DEIPHOBUS,
HELENUS,
ses fils.
ÉNÉE,
ANTÉNOR,
chefs troyens.
CALCHAS, prêtre troyen du parti des Grecs.
PANDARUS, oncle de Cressida.
MARGARELON, fils bâtard de Priam.
AGAMEMNON, général des Grecs.
MÉNÉLAS, son frère.
ACHILLE,
AJAX,
ULYSSE,
NESTOR,
DIOMÈDE,
PATROCLE,
chefs grecs.
THERSITE, Grec difforme et insulteur.
ALEXANDRE, serviteur de Cressida.
le page de troylus.
le page de pâris.
le page de diomède.
HÉLÈNE, femme de Ménélas.
ANDROMAQUE, femme d’Hector.
CASSANDRE, fille de Priam, prophètesse.
CRESSIDA (4), fille de Calchas.
soldats grecs et troyens, gens de service.


La scène est tantôt à Troie, tantôt dans le camp des Grecs.


[La scène est à Troie.]
Entre le Prologue, couvert d’une armure (5).
LE PROLOGUE.

Des îles de la Grèce — les princes orgueilleux, dont le noble sang s’est échauffé, — ont envoyé dans le port d’Athènes leurs navires, — chargés des ministres et des instruments — de la guerre cruelle. Soixante-neuf chefs, qui portent — le tortil royal, de la baie athénienne — font voile vers la Phrygie, ayant fait vœu — de saccager Troie. Dans cette place forte, — Hélène, femme de Ménélas, — dort avec le voluptueux Pâris qui l’a ravie ; et de là la querelle. — À Ténédos arrivent les Grecs ; — et les barques à la quille profonde dégorgent là — leur belliqueuse cargaison. Puis dans les champs dardaniens — l’armée, fraîche et intacte encore, plante — ses braves pavillons. Les six portes de la cité de Priam, — la Dardanienne, la Tymbria, l’Ilias, la Chétas, la Troyenne — et l’Anténoride, sous leurs gâches massives — et leurs verrous solidement engrenés, — enferment les fils de Troie. — Maintenant la confiance caresse des deux côtés — les esprits chatouilleux, et tous, Troyens et Grecs, — elle les entraîne dans les hasards. Quant à moi, le Prologue, si je viens ici — tout armé, ce n’est pas pour défendre — la plume de l’auteur ou la voix de l’acteur, mais pour vous dire, — sous le costume qui sied à notre sujet, — que notre pièce, ô spectateurs bénévoles, — saute par-dessus les origines et les préliminaires de cette lutte, — et, commençant en pleine querelle, s’élance de là — dans tous les développements qui peuvent se distribuer en drame. — Louez ou critiquez ; faites à votre guise. — Bonne ou mauvaise, la guerre doit avoir sa chance.

Il sort.

SCÈNE I
[Troie. Devant le palais.]
Arrivent Troylus, armé, et Pandarus.
TROYLUS.

— Qu’on appelle mon varlet ! je veux me désarmer ! — Pourquoi irais-je guerroyer en dehors des murs de Troie, — moi qui ici, au dedans, trouve de si cruels combats ? — Que le Troyen qui est maître de son cœur — aille au champ de bataille ; le cœur de Troylus, hélas ! n’est plus à lui.

PANDARUS.

— Votre état est donc irrémédiable ?

TROYLUS.

— Les Grecs sont forts, et habiles dans leur force, acharnés dans leur habileté, et vaillants dans leur acharnement. — Mais moi, je suis plus faible qu’une larme de femme, — plus timide que le sommeil, plus niais que l’ignorance, — moins vaillant qu’une vierge la nuit, — et moins habile qu’un enfant sans expérience. —

PANDARUS.

Allons, je vous en ai assez dit là-dessus ; quant à moi, je ne veux plus m’en mêler. Celui qui veut avoir un gâteau avec du froment, doit attendre la mouture.

TROYLUS.

N’ai-je pas attendu ?

PANDARUS.

Oui, la mouture ; mais il faut que vous attendiez le blutage.

TROYLUS.

N’ai-je pas attendu ?

PANDARUS.

Oui, le blutage ; mais il faut que vous attendiez la levure.

TROYLUS.

J’ai toujours attendu.

PANDARUS.

Oui, jusqu’à la levure ; mais tout n’est pas fini, il reste à pétrir la pâte, à faire le gâteau, à chauffer le four, et à cuire. Et encore, il faut que vous laissiez refroidir, ou vous risquez de vous brûler les lèvres.

TROYLUS.

— La Patience, toute déesse qu’elle est. — est moins pliée que moi à la résignation. — Quand je suis assis à la table royale de Priam, — et que la belle Cressida vient s’offrir à ma pensée… — Vient s’offrir, dis-tu, traître ! Quand donc en est-elle absente ?

PANDARUS.

Ma foi, elle m’a paru hier soir plus belle que jamais, plus belle que toute autre femme.

TROYLUS.

— Qu’est-ce donc que je voulais te dire ?… Quand mon cœur — était prêt à se fendre sous la cognée d’un soupir, — de peur qu’Hector ou mon père ne s’en aperçussent, — j’ai souvent, comme le soleil qui couvre de lumière un orage, — enseveli ce soupir dans la ride d’un sourire ; — mais le chagrin, qui se cache sous une apparente gaieté, — est comme une joie que la destinée change brusquement en tristesse. —

PANDARUS.

Allez ! si ses cheveux n’étaient pas un peu plus noirs que ceux d’Hélène, il n’y aurait pas de comparaison entre les deux femmes… Mais, vous savez, elle est ma parente, et je ne voudrais pas, comme on dit, la vanter… Mais j’aurais voulu que quelqu’un l’eût entendue, comme moi, causer hier. Je ne voudrais pas déprécier l’esprit de votre sœur Cassandre, mais…

TROYLUS.

— Oh ! Pandarus ! je te le demande, Pandarus ! — Quand je te dis que mes espérances sont noyées là, — ne me rappelle pas à quelle profondeur de l’abîme — elles sont englouties. Je te dis que je suis fou — d’amour pour Cressida : tu me réponds qu’elle est belle — Tu appliques à l’ulcère béant de mon cœur — ses yeux, ses cheveux, sa joue, son pas, sa voix ! — Tu remues de ta parole sa main, oh ! cette main — près de laquelle toutes les blancheurs sont une encre, — bonne à écrire leur infériorité ! cette main si douce — qu’à côté le duvet du cygne est rude, et le souffle de la moindre sensation âpre — comme la paume d’un laboureur ! Voilà ce que tu me dis, — (et ce que tu me dis est vrai) quand je te déclare que je l’aime. — Ah ! en me disant cela, au lieu d’huile et de baume, — tu enfonces dans toutes les plaies que m’a causées l’amour — le couteau qui les a faites ! —

PANDARUS.

Je ne dis que la vérité.

TROYLUS.

Tu ne la dis pas toute.

PANDARUS.

Sur ma parole, je ne veux plus m’en mêler. Qu’elle soit ce qu’elle est ! Si elle est belle, tant mieux pour elle ; si elle ne l’est pas, elle a des correctifs sous la main.

TROYLUS.

Bon Pandarus ! voyons, Pandarus !

PANDARUS.

J’ai eu assez de peine pour mes courses ! Mal jugé par elle, mal jugé par vous, je suis peu récompensé de mon intervention.

TROYLUS.

Quoi ! tu te fâches, Pandarus ! quoi, contre moi ?

PANDARUS.

Parce qu’elle est ma parente, elle ne peut pas être aussi jolie qu’Hélène ! si elle n’était pas ma parente, on avouerait qu’elle est aussi jolie le vendredi qu’Hélène le dimanche. Mais qu’est-ce que ça me fait ? Qu’elle soit une moricaude, cela m’est bien égal.

TROYLUS.

Est-ce que je dis qu’elle n’est pas jolie ?

PANDARUS.

Je me soucie bien que vous le disiez ou non ! C’est une folle de rester ici loin de son père ! Qu’elle aille trouver les Grecs ! je le lui dirai la prochaine fois que je la verrai ! Pour ma part, je ne veux plus me mêler ni m’occuper de cette affaire-là !

TROYLUS.

Pandarus !

PANDARUS.

Non, jamais !

TROYLUS.

Mon doux Pandarus !

PANDARUS.

Je vous en prie, ne m’en parlez plus. Je laisse tout comme je l’ai trouvé. C’est fini.

Pandarus s’éloigne.
Fanfare d’alarme.
TROYLUS.

— Silence, clameurs sacriléges ! silence, sons grossiers ! — Imbéciles des deux côtés ! Il faut bien qu’Hélène soit belle, puisque vous la peignez ainsi chaque jour avec votre sang ! — Moi, je ne puis pas me battre pour une pareille cause : — c’est un sujet trop chétif pour mon épée. — Mais Pandarus… Ô dieux ! comme vous m’accablez ! — Je ne puis arriver à Cressida que par Pandarus ; — et, pour se décider à la décider, il est aussi revêche — qu’elle-même, en dépit de toute séduction, est obstinée dans sa chasteté. — Au nom de ta Daphné, dis-moi donc, Apollon, — ce qu’est Cressida, ce qu’est Pandarus, et ce que je suis. — Son lit, à elle, est l’Inde ; c’est là qu’elle repose, cette perle ! — Entre notre Ilion et le lieu où elle réside, — s’agite une mer farouche. — Moi, je suis le marchand, et le fin voilier Pandarus est mon douteux espoir, mon transport, ma barque !

Fanfare d’alarme.
Entre Énée.
ÉNÉE.

— Eh bien, prince Troylus ! pourquoi pas en campagne ?

TROYLUS.

Parce que ! Cette réponse de femme est à propos, — car c’est se conduire en femme que de n’être point là-bas. — Énée, quelles nouvelles du champ de bataille aujourd’hui ?

ÉNÉE.

— Pâris est rentré, blessé.

TROYLUS.

— Par qui, Énée ?

ÉNÉE.

— Par Ménélas, Troylus.

TROYLUS.

— Que Pâris saigne ! ce n’est qu’une blessure pour rire. — Pâris est écorché par la corne de Ménélas.

Fanfare d’alarme.
ÉNÉE.

— Écoutez ! quelle bonne chasse il y a hors de la ville aujourd’hui !

TROYLUS.

— Elle serait meilleure dedans, si vouloir était pouvoir. — Mais allons chasser dehors ! Deviez-vous sortir ?

ÉNÉE.

— Oui, au plus vite.

TROYLUS.

Allons ! partons ensemble.

Ils s’éloignent.

SCÈNE II.
[Troie. Sur les remparts.]
Arrivent Cressida et Alexandre.
CRESSIDA.

— Qui venons-nous de rencontrer ?

ALEXANDRE.

La reine Hécube et Hélène.

CRESSIDA.

— Et où vont-elles ?

ALEXANDRE.

À la tour d’Orient — qui de sa hauteur souveraine commande toute la vallée ; — elles vont voir la bataille. Hector, dont la patience — est inébranlable comme une vertu, était agité aujourd’hui. — Il a grondé Andromaque, et frappé son écuyer ; — puis, montrant pour le combat un zèle de ménagère, — avant le lever du soleil, il s’est équipé légèrement — et élancé dans la plaine, où toutes les fleurs, — couvertes encore de larmes prophétiques, pleuraient d’avance — les effets de sa fureur.

CRESSIDA.

Quelle est la cause de sa colère ?

ALEXANDRE.

— Voici le bruit qui court : il y a parmi les Grecs — un seigneur du sang troyen, un neveu d’Hector ; — on l’appelle Ajax.

CRESSIDA.

Eh bien ! après ?

ALEXANDRE.

— On dit que c’est un homme à part, — et qui sait bien se tenir. —

CRESSIDA.

Comme tous les hommes qui ne sont ni ivres, ni malades, ni culs-de-jatte.

ALEXANDRE.

Cet homme, madame, a volé à bien des animaux leurs qualités distinctives. Il est vaillant comme le lion, âpre comme l’ours, lent comme l’éléphant : c’est un homme en qui la nature a tellement mélangé ses tempéraments que sa valeur est farcie de folie, et sa folie assaisonnée de sagesse. Il n’est pas une vertu dont il n’ait un reflet ; pas un vice dont il ne porte une éclaboussure. Il est triste sans raison et gai à contre-poil. Il a toutes sortes d’articulations, mais toutes si désarticulées, que c’est un Briarée goutteux, ayant cent bras et ne s’en servant pas, ou un Argus myope, ayant cent yeux et n’y voyant goutte.

CRESSIDA.

Mais comment cet homme qui me fait sourire peut-il faire enrager Hector ?

ALEXANDRE.

On dit qu’hier il a empoigné Hector dans la bataille et l’a terrassé. L’humiliation et la honte ont depuis empêché Hector de manger et de dormir.

Arrive Pandarus.
CRESSIDA.

Qui vient ici ?

ALEXANDRE.

Madame, c’est votre oncle Pandarus.

CRESSIDA.

Hector est un galant homme.

ALEXANDRE.

Autant que qui que ce soit, madame.

PANDARUS.

Que dites-vous là ? que dites-vous là ?

CRESSIDA.

Bonjour, oncle Pandarus.

PANDARUS.

Bonjour, nièce Cressida. De quoi causiez-vous ?… Bonjour, Alexandre… Comment allez-vous, nièce ? Quand avez-vous été à Ilion ?

CRESSIDA.

Ce matin, oncle.

PANDARUS.

De quoi causiez-vous quand je suis venu ? Hector était-il armé et parti, avant votre arrivée à Ilion ? Hélène n’était pas levée, n’est-ce pas ?

CRESSIDA.

Hector était parti ; mais Hélène n’était pas levée.

PANDARUS.

Oui, Hector a été bien matinal.

CRESSIDA.

C’est de cela que nous causons, et de sa colère.

PANDARUS.

Est-ce qu’il était en colère ?

CRESSIDA, montrant Alexandre.

Il le dit, lui.

PANDARUS.

C’est vrai. J’en sais bien la cause. Il va en abattre aujourd’hui, je puis les en avertir. Et puis, il y a Troylus qui le suivra de près. Qu’ils prennent garde à Troylus ! je puis les avertir de ça aussi.

CRESSIDA.

Quoi ! est-ce qu’il était en colère, lui aussi ?

PANDARUS.

Qui, Troylus ? Troylus est le plus vaillant des deux.

CRESSIDA.

Ô Jupiter ! il n’y a pas de comparaison.

PANDARUS.

Certes, non ! entre Troylus et Hector. Reconnaissez-vous un homme dès que vous le voyez ?

CRESSIDA.

Oui, si je l’ai vu auparavant, et connu.

PANOARUS.

Eh bien, je dis que Troylus est Troylus.

CRESSIDA.

Vous dites justement ce que je dis ; car je suis sûre qu’il n’est pas Hector.

PANDARUS.

Non, pas plus qu’Hector n’est Troylus, sous certains rapports.

CRESSIDA.

On peut dire de chacun d’eux qu’il est lui-même.

PANDARUS.

Lui-même ! Hélas ! pauvre Troylus ! je voudrais qu’il le fût.

CRESSIDA.

Il l’est.

PANDARUS.

J’irais pieds nus dans l’Inde, à condition qu’il le fût.

CRESSIDA.

Il n’est pas Hector.

PANDARUS.

Lui-même ! non, il n’est pas lui-même… Plût au ciel qu’il fût lui-même ! Au surplus, les dieux sont là-haut. Il faut que le temps concilie ou résilie. Patience, Troylus, patience… Je voudrais que mon cœur fût dans le cœur de Cressida… Non, Hector ne vaut pas mieux que Troylus.

CRESSIDA.

Excusez-moi.

PANDARUS.

Il est plus âgé.

CRESSIDA.

Pardonnez-moi, pardonnez-moi.

PANDARUS.

L’autre n’a pas encore son âge ; vous m’en direz des nouvelles quand l’autre aura son âge. Ce n’est pas encore cette année qu’Hector aura l’esprit de Troylus.

CRESSIDA.

Il n’en aura pas besoin, s’il a le sien.

PANDARUS.

Ni ses qualités.

CRESSIDA.

Qu’importe ?

PANDARUS.

Ni sa beauté.

CRESSIDA.

Elle ne lui siérait pas ; la sienne lui va mieux.

PANDARUS.

Vous n’avez pas de jugement, ma nièce. Hélène elle-même jurait l’autre jour que Troylus, pour un brun, car il a le teint brun, je dois l’avouer, mais pas trop brun !…

CRESSIDA.

Non, il l’a tout simplement brun.

PANDARUS.

À vrai dire, il est brun sans être brun.

CRESSIDA.

À vrai dire, c’est vrai sans être vrai.

PANDARUS.

Bref, elle mettait son teint au-dessus de celui de Pâris.

CRESSIDA.

Pourtant, Pâris a assez de couleurs.

PANDARUS.

Certainement.

CRESSIDA.

Alors Troylus en aurait trop. Si elle l’a mis au-dessus de Pâris, c’est qu’il a le teint plus haut en couleurs. Pâris ayant assez d’éclat, s’il en a davantage, cela fait de son teint un éloge trop flambant. Autant vaudrait que la langue dorée d’Hélène eût vanté Troylus pour son nez de cuivre.

PANDARUS.

Je vous jure que je crois qu’Hélène l’aime plus que Pâris.

CRESSIDA.

Elle est donc bien gaie, cette Grecque-là ?

PANDARUS.

Oui, je suis sûr qu’elle l’aime. L’autre jour, elle est venue à lui dans l’embrasure de la fenêtre, et vous savez qu’il n’a pas plus de trois ou quatre poils au menton…

CRESSIDA.

En effet, sous ce rapport, l’arithmétique d’un garçon de taverne aura vite fait le total de ses unités.

PANDARUS.

Il est si jeune, et pourtant, à trois livres près, il vous enlèvera autant que son frère Hector.

CRESSIDA.

Est-ce possible ? un homme si jeune, ravisseur si consommé !

PANDARUS.

Mais, pour vous prouver qu’Hélène aime Troylus, elle est donc allée à lui et a passé sa blanche main sous la fente de son menton.

CRESSIDA.

Bonté de Junon ! comment a-t-il eu cette fente au menton ?

PANDARUS.

Eh bien, vous savez, il a là une fossette. Je ne pense pas qu’un seul homme, dans toute la Phrygie, ait un sourire aussi gracieux.

CRESSIDA.

Oh ! il a un sourire vaillant !

PANDARUS.

N’est-ce pas ?

CRESSIDA.

Oh ! oui, comme un nuage d’automne.

PANDARUS.

Oui, allez !… Mais pour preuve qu’Hélène aime Troylus…

CRESSIDA.

Quant aux preuves, Troylus ne demanderait, je crois, qu’à faire les siennes.

PANDARUS.

Troylus ? Bah ! il ne l’estime pas plus que je n’estime un œuf d’étourneau.

CRESSIDA.

Si vous aimiez l’œuf d’étourneau comme vous aimez certain cerveau vide, vous pourriez aisément manger les poussins dans la coquille.

PANDARUS.

Je ne puis m’empêcher de rire en pensant comme elle lui chatouillait le menton !… Vraiment, elle a une main merveilleusement blanche, je suis forcé de l’avouer.

CRESSIDA.

Sans être roué pour cela.

PANDARUS.

Tout à coup, elle prétend découvrir un poil blanc à son menton.

CRESSIDA.

Hélas ! pauvre menton ! Il y a bien des verrues plus fournies !

PANDARUS.

Alors, il y eut un tel rire !… La reine Hécube riait tant que ses yeux débordaient.

CRESSIDA.

Oui, en meules de moulin !

PANDARUS.

Et Cassandre riait !

CRESSIDA.

Mais il y avait sans doute un feu plus modéré sous la cuve de ses yeux… Est-ce que ses yeux débordaient aussi ?

PANDARUS.

Et Hector riait !

CRESSIDA.

Et la cause de tous ces rires ?

PANDARUS.

Eh bien, c’est le poil blanc qu’Hélène venait de découvrir au menton de Troylus.

CRESSIDA.

Ah ! si c’eût été un poil vert, j’en aurais ri moi-même.

PANDARUS.

Il n’ont pas tant ri du poil que de la jolie réponse de Troylus.

CRESSIDA.

Quelle est donc cette réponse ?

PANDARUS.

« Tiens, lui a dit Hélène, il n’y a que cinquante et un poils à votre menton, et il y en a un blanc ! »

CRESSIDA.

C’était là sa question ?

PANDARUS.

Oui, n’en faites pas question, « Cinquante et un poils, a-t-il reparti, dont un blanc ? Eh ! le poil blanc, c’est mon père, et tous les autres sont ses fils. — Jupiter ! a-t-elle répliqué, lequel de ces poils Pâris, mon époux ? — Le poil biscornu, a-t-il répondu ; arrachez-le et donnez-le-lui ! » Mais il y eut de tels rires, et Hélène rougit tant, et Pâris ragea tant, et tout le reste rit tant, que c’était indescriptible.

CRESSIDA.

Allons, laissons cela ; assez causé sur ce sujet.

PANDARUS.

Ah çà ! ma nièce, je vous ai dit une chose hier ; pensez-y.

CRESSIDA.

C’est ce que je fais.

PANDARUS.

Je vous jure que c’est vrai. Il pleure sur vous comme s’il était né en avril.

CRESSIDA.

Ses larmes vont me faire pousser comme une ortie avant mai.

La retraite sonne.
PANDARUS.

Écoutez ! ils reviennent du champ de bataille. Si nous restions ici pour les voir passer et retourner à Ilion ? Bonne nièce, restons, chère nièce Cressida !

CRESSIDA.

Comme il vous plaira.

PANDARUS.

Ici ! ici ! voici une excellente place. D’ici nous verrons magnifiquement. Je vous les nommerai tous par leurs noms, à mesure qu’ils passeront. Mais surtout remarquez bien Troylus.

Énée traverse la scène.
CRESSIDA.

Ne parlez pas si haut.

PANDARUS.

Voilà Énée. N’est-ce pas un homme superbe ? C’est une des fleurs de Troie, je puis vous le dire. Mais remarquez bien Troylus ; vous allez le voir tout à l’heure.

CRESSIDA.

Qui est celui-là ?

Anténor passe.
PANDARUS.

C’est Anténor. Il a l’esprit retors, je puis vous le dire. Et c’est un assez brave homme. C’est un des jugements les plus solides de Troie, et il est bien de sa personne… Quand donc viendra Troylus ? Je vais vous montrer Troylus tout à l’heure ; s’il me voit, il me fera un signe d’intelligence.

CRESSIDA.

Il vous accordera un signe d’intelligence ?

PANDARUS.

Vous verrez.

CRESSIDA.

Il est bien généreux !

Hector passe.
PANDARUS.

Celui-là, c’est Hector ! celui-là ! celui-là, voyez-vous, celui-là ! Voilà un gaillard ! Va ton chemin, Hector ! Voilà un brave homme, ma nièce… Oh ! ce brave Hector ! Regardez quelle mine ! Voilà une tenue ! N’est-ce pas un homme superbe ?

CRESSIDA.

Oh ! superbe.

PANDARUS.

N’est-ce pas ? Cela fait du bien au cœur. Voyez donc ces entailles sur son casque ! Voyez-vous ? là, voyez-vous ? regardez-là ! Ce n’est pas une plaisanterie ; voilà qui est appliqué. Les ôtes qui voudra, comme on dit : voilà des entailles !

CRESSIDA.

Sont-ce là des coups d’épée ?

Pâris passe.
PANDARUS.

Des coups d’épée ou de n’importe quoi, il ne s’en soucie pas ! Que le diable vienne sur lui, ça lui est égal ! Par la paupière de Dieu, cela fait du bien au cœur… Voici Pâris qui vient ! Voici Pâris qui vient ! Regardez là-bas, ma nièce. N’est-ce pas un galant homme, aussi, n’est-ce pas ?… Ah ! c’est superbe !… Qui donc disait qu’il était revenu blessé aujourd’hui ? Il n’est pas blessé ! Allons, ça va faire du bien au cœur d’Hélène. Ah ! si je pouvais voir Troylus à présent !… Vous allez voir Troylus tout à l’heure !

CRESSIDA.

Qui est celui-ci ?

Hélénus passe.
PANDARUS.

C’est Hélénus… Je me demande où est Troylus… C’est Hélénus… Je crois qu’il n’est pas sorti aujourd’hui… C’est Hélénus.

CRESSIDA.

Hélénus sait-il se battre, mon oncle ?

PANDARUS.

Hélénus ? non… si, il se bat passablement… Je me demande où est Troylus… Écoutez ! n’entendez-vous pas le peuple crier : Troylus ?… Hélénus est un prêtre.

CRESSIDA.

Quel est ce lambin qui vient là-bas ?

Troylus passe.
PANDARUS.

Où ? là-bas ? c’est ! Déiphobe. Oh ! c’est Troylus ! voilà un homme, ma nièce !…

De toutes ses forces.

Hem !… ce brave Troylus ! le prince de la chevalerie !

CRESSIDA.

Silence ! par pudeur, silence !

PANDARUS.

Remarquez-le, observez-le… magnifique Troylus ! regardez-le bien, ma nièce ; regardez comme son épée est ensanglantée, et son casque plus ébréché que celui d’Hector. Et quelle mine il a ! et comme il marche ! Ô admirable jeunesse ! il n’a pas encore vu ses vingt-trois ans. Va ton chemin, Troylus, va ton chemin ! Si j’avais pour sœur une Grâce ou pour fille une déesse, je te laisserais bien choisir. Ô admirable homme !… Pâris ? Pâris est de la fange auprès de lui ! Je vous garantis qu’Hélène changerait bien et qu’elle donnerait de l’argent par-dessus le marché !

Des Troupes traversent la scène.
CRESSIDA.

En voici d’autres qui viennent.

PANDARUS.

Ânes, fous et butors ! paille et son, son et paille ! potage après la viande !… Je pourrais vivre et mourir sans perdre de vue Troylus. Ne regardez plus, ne regardez plus. Les aigles sont passés ! Corbeaux et buses ! buses et corbeaux ! J’aimerais mieux être Troylus qu’Agamemnon et toute la Grèce.

CRESSIDA.

Il y a parmi les Grecs, Achille qui certes vaut mieux que Troylus.

PANDARUS.

Achille ? un charretier, un portefaix, un vrai chameau.

CRESSIDA.

Allons ! allons !

PANDARUS.

Allons ? allons ?… Avez-vous du discernement ? avez-vous des yeux ? savez-vous ce que c’est qu’un homme ? La naissance, la beauté, la bonne mine, l’éloquence, la bravoure, la science, la douceur, la vertu, la jeunesse, la libéralité et autres qualités semblables, ne sont-elles pas les épices et le sel qui assaisonnent un homme ?

CRESSIDA.

Oui, un homme d’une pâte particulière qu’on n’a pas besoin de date pour relever, car il existe en dehors des dates.

PANDARUS.

Vous êtes une femme si étrange ! on ne sait jamais comment vous ripostez.

CRESSIDA.

Avec mon dos, pour défendre mon ventre ; avec mon esprit, pour défendre mes intrigues ; avec ma discrétion, pour défendre mon honneur ; avec mon masque, pour défendre ma beauté ; et avec votre zèle, pour défendre tout cela ! Voilà mes moyens de risposte, et j’ai mille façons de me mettre en garde.

PANDARUS.

Dites-m’en une.

CRESSIDA.

Je m’en garderai bien, et c’est là ma meilleure garde. Si je ne puis garder ce que je ne voudrais pas laisser toucher, je puis me garder, du moins, de vous dire en quelle attitude j’ai reçu le coup. À moins qu’il n’y ait une enflure impossible à dissimuler ; et alors, il n’y a plus à se tenir en garde.

PANDARUS.

Vous êtes si étrange !

Entre le page de Troylus.
LE PAGE.

Monsieur, monseigneur voudrait vous parler à l’instant même.

PANDARUS.

Où ?

LE PAGE.

En votre logis même. C’est là qu’il se désarme.

PANDARUS.

Bon page, dis-lui que j’y vais.

Le page sort.

J’ai peur qu’il ne soit blessé… Portez-vous bien, bonne nièce.

CRESSIDA.

Adieu, oncle.

PANDARUS.

Je serai à vous, nièce, tout à l’heure.

CRESSIDA.

Et vous m’apporterez, mon oncle…

PANDARUS.

Un gage d’amour de la part de Troylus.

Il sort.
CRESSIDA.

Par ce gage-là, vous êtes un ruffian !… — Paroles, serments, plaintes, larmes, tout le sacrifice de l’amour, — il l’offre pour le compte d’un autre ! — Mais je vois dans Troylus mille fois plus — que dans le miroir des louanges de Pandarus ; — pourtant je résiste. Les femmes sont des anges, tant qu’on leur fait la cour. — Gagnées, elles sont perdues ! L’âme du bonheur meurt dans la jouissance. — La femme aimée ne sait rien, qui ne sait pas ceci : — les hommes prisent, plus qu’il ne vaut, l’objet non obtenu. — Nulle n’a jamais trouvé — l’amour satisfait aussi doux que le désir à genoux, — C’est donc pour l’amour même que j’enseigne cette maxime : la possession fait des maîtres ; la résistance, des suppliants. — Aussi, quoique mon cœur soit plein d’un véritable amour, — mes yeux n’en laisseront rien paraître (6).

Elle sort.

SCÈNE III.
[Le camp grec devant la tente d’Agamemnon.]
Fanfares. Arrivent Agamemnon, Nestor, Ulysse, Ménélas, et autres chefs.
AGAMEMNON.

— Princes, — quel chagrin à donc jauni vos joues ? — Dans tous les desseins formés ici-bas, — les vastes conjectures que fait l’espérance — ne s’accomplissent pas dans la plénitude promise. Les obstacles et les désastres — se rencontrent dans les veines des actions les plus nobles : — tels que ces nœuds causés par le choc des courants de la sève, — qui déforment le pin vigoureux, et détournent ses fibres — tortueuses et errantes de leur direction régulière. — Ce n’est pas chose étrange pour nous, princes, — d’êtres déçus dans nos suppositions — et de voir, après sept ans de siége, les murs de Troie encore debout ! — Toutes les entreprises passées — dont nous avons souvenir ont subi dans l’exécution — des écarts et des traverses en désaccord avec le plan, — avec la forme idéale que la pensée — leur donnait dans ses prévisions. Pourquoi donc, princes, — regardez-vous notre œuvre de cet air confus ? — Prenez-vous donc pour des hontes ces délais qui ne sont, en réalité, — que des expériences faites par le grand Jupiter — pour découvrir dans les hommes la vrai persévérance ? — La pureté de ce métal-là ne se contrôle pas — au milieu des faveurs de la fortune ; car alors le brave et le lâche, — le sage et le fou, — l’artiste et l’illettré, — le fort et le faible, semble tous d’une qualité également pure ; — mais c’est pendant les tempêtes de la fortune contraire, — que l’affinage, muni de son crible vaste et puissant, — soufflant sur tout le minerai, en chasse l’alliage léger ; — et ce qui a de la consistance ou du poids reste — seul, dans toute la richesse de sa valeur sans mélange.

NESTOR.

— Avec tout le respect dû à ton siége divin, — permets, grand Agamemnon, que Nestor développe — tes dernières paroles. C’est quand il est prouvé du sort — que l’homme est vraiment éprouvé. Tant que la mer est calme, combien de chétifs bateaux osent naviguer — sur son sein patient et faire route — avec ceux du plus haut bord ? — Mais que le brutal Borée mette une fois en rage — la douce Thétis, et alors voyez — le vaisseau aux flancs robustes fendre les montagnes liquides, — et bondir entre les deux humides éléments, — comme le cheval de Persée ! Où est alors l’impudent bateau — dont les flancs faibles et mal charpentés, osaient naguère — rivaliser avec la vraie grandeur ! Ou il a fui dans le port, — ou Neptune n’en a fait qu’un toast. C’est ainsi — que la valeur d’apparat et la valeur réelle se distinguent — dans les orages de la fortune. Car, quand celle-ci brille de tous ses rayons, — le troupeau est plus tourmenté par le taon — que par le tigre ; mais si un ouragan soudain fait fléchir les genoux des chênes noueux — et fuir sous l’ombre des mouches, alors, l’être courageux, — comme inspiré par la tempête, sympathise avec elle, — et répond, par des accents d’une égale hauteur, — à la fortune furieuse.

ULYSSE.

Agamemnon ! — notre grand chef, toi, le nerf et l’os de la Grèce, — le cœur, l’âme et l’esprit unique de nos nombres, — toi en qui les tempéraments et les pensées de tous — doivent s’absorber, écoute ce que dit Ulysse. — Et d’abord mon applaudissement et mon approbation à vous deux.

Se tournant vers Agamemnon.

— À toi le plus grand par ton rang et par ta puissance.

Se tournant vers Nestor.

— À toi, le plus vénérable par ton âge prolongé. — Ton discours, Agamemnon, tu devrais, de la main de la Grèce, — le voir inscrit dans l’airain. Et le tien, — majestueux Nestor, enchâssé, comme toi, dans l’argent, devrait, par un lien aérien aussi fort que l’axe — sur lequel tournent les cieux, rattacher toutes les oreilles des Grecs — à ta langue expérimentée… Daignez néanmoins, — toi le grand, et toi le sage, écouter Ulysse parler.

AGAMEMNON.

— Parle, prince d’Ithaque : nous ne craignons pas qu’un langage inutile et frivole — desserre tes lèvres, pas plus que nous n’espérons, — quand le grossier Thersite ouvre ses mâchoires hargneuses, entendre la musique ou la sagesse d’un oracle.

ULYSSE.

— Troie, debout encore sur sa base, aurait été déjà anéantie, — et l’épée du grand Hector n’aurait plus de maître depuis longtemps, — sans les fautes que je vais vous dire. — Les prescriptions de la discipline ont été négligées. — Et voyez, autant il y a de tentes grecques qui s’enflent sur cette plaine, autant de factions qui s’enflent. — Quand le quartier général n’est pas comme la ruche — où doivent revenir toutes les légions fourrageuses, — quel miel pouvez-vous attendre ? Quand la hiérarchie est voilée, — le plus vil paraît, sous le masque, l’égal du plus digne, — Les cieux eux-mêmes, les planètes et notre globe central — sont soumis à des conditions de degré, de priorité, de rang, — de régularité, de direction, de proportion, de saison, de forme, — d’attribution et d’habitude, qu’ils observent avec un ordre invariable. — Et voilà pourquoi le soleil, cette glorieuse planète, — trône dans une noble prééminence — au milieu des autres sphères ; son regard salutaire — corrige le sinistre aspect des planètes funestes, — et s’impose, avec une autorité souveraine — et absolue, aux bons et aux mauvais astres. Mais pour peu que les planètes osent s’égarer dans une coupable confusion, — alors que de fléaux ! que de monstruosités ! que de séditions ! — Quelles fureurs agitent la mer ! que de tremblements, la terre ! — quelles commotions, les vents ! Les catastrophes, les changements, les horreurs — renversent et rompent, arrachent et déracinent — l’unité et le calme des États — de leur harmonieuse fixité. Oh ! quand la hiérarchie est ébranlée, — elle qui sert d’échelle à tous les hauts desseins, — on voit défaillir l’entreprise humaine. Comment les communautés, — les degrés dans les écoles, les fraternités dans les cités, — le trafic paisible des rivages séparés, — les droits de l’aînesse, et de la naissance, — les prérogatives de l’âge, les couronnes, les sceptres, les lauriers — conserveraient-ils leurs titres authentiques sans la hiérarchie ? — Supprimez la hiérarchie, faussez seulement cette corde, — et écoutez quelle dissonnance ! Tous les êtres se choquent — dans une lutte ouverte. Les eaux naguère contenues, — gonflent leurs seins au-dessus des rives, — et innondent tout ce globe solide. — La violence asservit la faiblesse, — et le fils brutal frappe son père à mort. — La force devient la justice : ou plutôt le juste et l’injuste, — ces éternels adversaires entre lesquels siége l’équité, — perdent leurs noms, comme l’équité, le sien. — Alors tout se retranche dans la puissance ; — la puissance, dans la volonté ; la volonté, dans l’appétit ; — et l’appétit, ce loup universel, — ainsi doublement secondé par la volonté et par la puissance, — fait nécessairement sa proie de l’univers — et finit par se dévorer lui-même. Grand Agamemnon, voilà, quand la hiérarchie est suffoquée, — le chaos qui suit son étouffement. — Cette négligence des degrés — produit une déchéance là même où elle essaie — une escalade. Le général est méprisé — par celui qui prend rang après lui ; celui-ci, par le suivant ; — le suivant, par celui d’au-dessous. C’est ainsi que tous les grades, — prenant exemple sur le premier qu’a mis en dégoût — son supérieur, gagnent à l’envi la fièvre — d’une pâle et livide jalousie. — C’est cette fièvre-là qui maintient Troie debout, — et non sa propre énergie. Pour finir ce long discours, — Troie subsiste par notre faiblesse, et non par sa force.

NESTOR.

— Ulysse vient de découvrir sagement — la fièvre dont toute notre armée est atteinte.

AGAMEMNON.

— La nature du mal étant trouvée, Ulysse, — quel est le remède ?

ULYSSE.

— Le grand Achille, que l’opinion sacre — le nerf et le bras droit de notre armée, — ayant l’oreille rassasiée de sa renommée aérienne, — devient difficile pour son mérite et reste dans sa tente — à narguer nos desseins. Près de lui, Patrocle, — couché sur un lit de paresse, éclate toute la journée — en moqueuses saillies, — et, par une pantomime ridicule et grotesque, — qu’il appelle imitation, le calomniateur ! — il nous parodie tous. Parfois, grand Agamemnon, — il revêt ton mandat suprême, — et, se carrant comme un acteur dont tout le talent — est dans le jarret, et qui trouve sublime — d’entamer un dialogue avec les planches en faisant résonner — le tréteau sous l’effort de son pied, — c’est par des contorsions pitoyables — qu’il représente ta Majesté. Et quand il parle, — il est comme un carillon en réparation ; ses expressions sont si forcées que, dans la bouche même de Typhon rugissant, — elles paraîtraient hyperboliques. À cette bouffonnerie rance, — le large Achille, s’étalant sur son lit pressé, rit à gorge déployée un bruyant applaudissement : — Excellent ! s’écrie-t-il, c’est juste Agamemnon ! — À présent, joue-moi Nestor ; fais hem et caresse ta barbe comme quand il se prépare à quelque harangue. — La chose une fois faite (et l’imitation et la réalité sont aussi voisines — que les deux bouts d’une parallèle, aussi semblables que Vulcain et sa femme !), — le bon Achille s’écrie toujours : Excellent ! — c’est exactement Nestor ! Maintenant, Patrocle, représente-le-moi — s’armant pour repousser une attaque de nuit. — Alors, ma foi, il faut que les faiblesses de l’âge — deviennent une scène comique ; Patrocle de tousser, de cracher — et de secouer en tremblant son hausse-col, — qu’il ne fait qu’accrocher et décrocher ! À ce spectacle, — notre Sire la Valeur se meurt ! Oh ! crie-t-il, assez, Patrocle, arrête, — ou donne-moi des côtes d’acier, — car ma rate désopillée — va rompre les miennes. C’est ainsi — que tous nos talents, nos qualités, nos caractères, nos tournures, — nos mérites pris en détail ou en général, — nos actes, nos stratagèmes, nos ordres, nos précautions, — nos harangues belliqueuses, ou nos plaidoyers pour la trêve, — nos succès ou nos revers, le vrai ou le faux, servent — de glose à ces deux hommes pour faire leurs paradoxes.

NESTOR.

— Et puis l’exemple de ces deux personnages — que, comme a dit Ulysse, l’opinion sacre — de son impérial suffrage, en pervertit bien d’autres. — Ajax est devenu égoïste, et porte la tête — aussi haut et dans une attitude aussi fière — que l’insolent Achille. Comme lui, il garde sa tente. — Il fait de factieuses orgies, il raille notre position militaire — avec la hardiesse d’un oracle, et il provoque Thersite, — un misérable dont le fiel bat monnaie de calomnie, — à nous jeter la boue de ses comparaisons, — au risque d’affaiblir et de discréditer notre situation, — quels que soient les périls qui nous entourent.

ULYSSE.

— Ils blâment notre politique et la taxent de couardise, — ils regardent la sagesse comme étrangère à la guerre, — dédaignent la prévoyance, et n’estiment d’autre action — que celle du bras. Quant aux facultés paisibles de l’intelligence — qui règle le nombre des bras appelés à frapper — quand viendra l’occasion, et qui prend, à l’aide — d’une vigilante observation, la mesure des masses ennemies, — en bien, elles n’ont pas pour eux la valeur d’un simple doigt. — Travail d’alcôve, disent-ils, fatras de géographe, guerre de cabinet que tout cela ! — Le bélier qui abat la muraille — par la puissante vacillation et par la violence de son poids, — ils en font plus de cas que de la main qui a construit l’engin lui-même — ou que des esprits ingénieux — qui en règlent l’emploi d’après la raison.

NESTOR.

— Si l’on admet ce qu’ils disent, le cheval d’Achille — vaut plusieurs fois le fils de Thétis.

On entend une fanfare.
AGAMEMNON.

Quelle est cette trompette ? Voyez, Ménélas.

Arrive Énée.
MÉNÉLAS.

— Quelqu’un de Troie.

AGAMEMNON, à Énée.

Que venez-vous faire devant notre tente ?

ÉNÉE.

Est-ce là — la tente du grand Agamemnon, je vous prie ?

AGAMEMNON.

Celle-là même.

ÉNÉE.

— Un héraut qui est un prince — peut-il faire entendre un message loyal à son auguste oreille ?

AGAMEMNON.

— Il peut parler, plus sûrement que sous la protection d’Achille, — en présence de tous les chefs grecs qui d’une voix unanime — proclament Agamemnon leur chef et leur général.

ÉNÉE.

— Loyale permission ! sécurité puissante ! — Mais comment celui qui ne connaît pas sa majestueuse personne — pourra-t-il le distinguer des autres mortels ?

AGAMEMNON.

Comment ?

ÉNÉE.

— Oui ; — je le demande, afin d’en prévenir ma vénération, — et d’être prêt à couvrir ma joue d’une rougeur — modeste comme la matinée quand elle jette son chaste regard — sur le jeune Phébus. — Où est donc ce dieu en activité, ce guide des hommes ? — Qui donc est le haut et puissant Agamemnon ?

AGAMEMNON.

— Ce Troyen nous raille, ou les gens de Troie — sont des courtisans bien cérémonieux.

ÉNÉE.

— Oui, désarmés, ce sont des courtisans aussi ouverts, aussi bienveillants — que des anges inclinés ; telle est leur renommée dans la paix. — Mais dès qu’ils se présentent en combattant, ils ont de la bile, — de bons bras, des muscles solides, de vraies épées, et, avec l’aide de Jupiter, — une incomparable énergie… Mais silence, Énée ! — silence, Troyen ! pose ton doigt sur tes lèvres ! — L’éloge se retire à lui-même son prix — quand celui qui en est l’objet en est aussi l’auteur. — L’éloge que murmure à regret un ennemi, — est celui qu’entonne la gloire ; il est le seul pur, le seul transcendant.

AGAMEMNON.

— Seigneur troyen, est-ce donc vous-même qui vous appelez Énée ?

ÉNÉE.

— Oui, Grec, c’est mon nom.

AGAMEMNON.

Quelle affaire vous amène, je vous prie ?

ÉNÉE.

— Pardon, seigneur ; c’est à l’oreille d’Agamemnon que je dois parler.

AGAMEMNON.

— Il n’écoute pas en particulier ce qui vient de Troie.

ÉNÉE.

— Si je viens de Troie, ce n’est pas pour lui parler à voix basse ; — j’ai là une trompette pour réveiller son oreille, — et, quand j’aurai excité son attention, — alors je parlerai.

AGAMEMNON.

Parle aussi librement que le vent ; — ce n’est pas l’heure où dort Agamemnon. — Sache-le bien, Troyen, il est éveillé, — c’est lui-même qui te le déclare.

ÉNÉE.

Trompette, souffle une fanfare ! — Jette ton cri de cuivre à travers toutes ces tentes paresseuses ! — et fais savoir à tout Grec de cœur — que Troie va dire hautement ce qu’elle veut loyalement dire.

La trompette sonne.

— Grand Agamemnon, nous avons à Troie, — un prince appelé Hector, un fils de Priam, — qui se rouille dans l’inaction de cette trêve prolongée ; il m’a dit de prendre une trompette, — et de vous parler ainsi : Rois ! princes ! seigneurs ! — s’il en est un, parmi les plus nobles de la Grèce, — qui mette son honneur plus haut que son repos, — qui recherche la louange plus qu’il ne craint le péril, — qui connaisse sa vaillance, et qui ne connaisse pas sa frayeur, — qui aime sa maîtresse autrement qu’en confidence — et par des serments aventurés sur ses lèvres chères, — et qui ose proclamer sa beauté et son mérite — à un autre rendez-vous que le sien, à lui ce défi ! — En présence des Troyens et des Grecs, Hector — prouvera ou fera de son mieux pour prouver — qu’il a une dame plus sage, plus belle, plus fidèle — que jamais Grec n’en pressa dans ses bras. — Demain, au son de la trompette, il s’avancera — jusqu’à mi chemin entre vos tentes et les murs de Troie — pour provoquer tout Grec sincère en amour. — Si quelqu’un se présente, Hector l’honorera ; — sinon, il retournera dire à Troie — que toutes les femmes grecques sont brûlées du soleil et ne méritent pas un éclat de lance. J’ai dit (7).

AGAMEMNON.

— Ceci sera répété à nos amants, messire Énée ; — si nul d’entre eux n’en est ému dans l’âme, — c’est que nos gens de cœur seront restés en Grèce. Mais nous sommes des combattants ; — et qu’il soit déclaré poltron le soldat — qui ne prétend pas être, n’a pas été ou n’est pas amoureux ! — Si donc il s’en trouve un qui le soit, l’ait été ou prétende l’être, — il ira trouver Hector ! À défaut d’autre, je serai celui-là.

NESTOR.

— Parle-lui aussi de Nestor, d’un compagnon qui était déjà homme — quand l’aïeul d’Hector tétait. Il est vieux maintenant ; — mais, si dans notre race grecque il ne se trouve pas — un seul noble qui ait une étincelle de courage — et qui fasse hommeur à ses amours, dis-lui de ma part — que je cacherai ma barbe d’argent dans un casque d’or, — que je mettrai dans mon brassard ce poignet desséché, — et que j’irai lui déclarer en face que ma dame — était plus belle que sa grand’mère, et aussi chaste — que femme au monde. Voilà la vérité — que je prouverai avec mes trois gouttes de sang à sa jeunesse hémorragique.

ÉNÉE.

— Les cieux vous préservent de cette disette de jeunes gens ! —

ULYSSE.

Amen !

AGAMEMNON.

Beau sire Énée, laissez-moi toucher votre main ; je vous conduirai de ce pas à notre tente. — Votre message sera transmis à Achille, — et, de tente en tente, à tous les seigneurs de Grèce. — Vous-même serez notre convive avant de partir, — et vous trouverez chez nous la bienvenue due à un noble ennemi.

Tous s’éloignent, excepté Ulysse et Nestor.
ULYSSE.

Nestor !

NESTOR.

Que dit Ulysse ?

ULYSSE.

— J’ai une idée en germe dans mon cerveau ; — remplacez pour moi le temps et donnez-lui forme. —

NESTOR.

Quelle est-elle ?

ULYSSE.

La voici. — Les coins obtus fendent les nœuds les plus durs. L’orgueil en épi, — qui atteint sa maturité — dans le cœur luxuriant d’Achille, doit être fauché dès à présent ; — sinon, il va s’égrener et semer partout des maux — qui nous étoufferont tous.

NESTOR.

Sans doute, mais comment ?

ULYSSE.

— Ce défi que le vaillant Hector nous envoie, — bien qu’adressé à tous en général, — n’est effectivement destiné qu’à Achille.

NESTOR.

L’intention est aussi claire qu’un compte — dont le total est résumé en quelques chiffres. — Il suffira, croyez-le bien, de la publication de ce défi, — pour qu’Achille, eût-il le cerveau aussi aride — que les sables de la Lybie (et ils sont assez stériles. — Apollon le sait) reconnaisse à la première réflexion, — oui, en un clin d’œil, qu’il est l’adversaire — désigné par Hector.

ULYSSE.

— Et pensez-vous que cette publication le décide à répondre ?

NESTOR.

Oui, — il le faut bien. Quel autre qu’Achille pourriez-vous opposer — à Hector, pour lui enlever l’honneur de la victoire ! Bien qu’il s’agisse d’une joute courtoise, — c’est une épreuve qui importe beaucoup à l’opinion ; — car ici les Troyens veulent déguster notre plus chère renommée — avec leur palais le plus délicat. Et croyez-moi, Ulysse, — notre réputation va être étrangement pesée — dans cette nation fantasque. Le succès, — bien que spécial, donnera un échantillon, — favorable ou non, de notre valeur en général. — Ce sera comme un index qui, dans l’énoncé succinct — des chapitres subséquents, offre — en petit l’image de la masse gigantesque — des matières à développer. On s’imaginera — que l’adversaire d’Hector est le champion choisi par nous ; — que notre choix, acte unanime de toutes nos âmes, — s’est décidé d’après le mérite, et a pour ainsi dire fait bouillir, — de nos suffrages à tous, un homme distillé — de nos vertus. Si alors celui-ci échoue, — quel encouragement ce sera pour le parti triomphant — à retremper la bonne opinion qu’il a de lui-même ! — Or, pour l’opinion, les bras sont des instruments — aussi dociles que l’arc et l’épée — le sont pour les bras…

ULYSSE.

— Pardonnez-moi de vous interrompre. — Il ne faut donc pas que ce soit Achille qui combatte Hector. — Faisons comme les marchands ; montrons d’abord nos plus vilaines marchandises, — en espérant qu’elles se vendront peut-être ; si nous sommes déçus, — l’éclat des meilleurs articles que nous aurons encore à montrer — n’en sortira que mieux. Ne consentez pas — à ce que Hector et Achille en viennent aux prises ; — car, en ce cas, notre honneur serait, pour notre honte, — traqué par deux étranges conséquences.

NESTOR.

— Je ne les aperçois pas de mes yeux de vieillard ; quelles sont-elles ?

ULYSSE.

— La gloire que notre Achille obtiendrait sur Hector, — nous la partagerions avec lui s’il n’était pas si hautain ; — mais il est déjà trop insolent. — Mieux vaudrait pour nous subir le soleil dévorant d’Afrique — que l’amer dédain de ses regards superbes, — dans le cas où il échapperait aux coups d’Hector. Si, au contraire, il en était atteint, — nous verrions notre renom national écrasé — dans l’humiliation de notre meilleur homme. Non, faisons plutôt une loterie, — et trouvons moyen que le sort désigne cette brute d’Ajax (8) — pour lutter avec Hector. Affectons entre nous — de traiter Ajax comme le plus vaillant de tous, — cela contribuera à guérir le grand Myrmidon — du délire où l’ont mis les applaudissements, et à abattre — ce cimier qu’il déploie plus fièrement qu’Iris son arc bleu. — Si cet écervelé d’Ajax s’en tire avec honneur, — nous le couvrirons d’éloges. S’il échoue, — on pourra toujours dire en notre faveur — que nous avons meilleur que lui. Mais, qu’il soit battu ou non, — notre projet réalisé a toujours cet effet essentiel — que le choix d’Ajax arrache à Achille sa plus fière aigrette.

NESTOR.

— À présent, Ulysse, je commence à trouver bon ton avis ; — et je vais de ce pas le faire goûter à Agamemnon. Allons-y sur-le-champ. — Les deux dogues doivent être domptés l’un par l’autre. L’orgueil — est le seul os que puissent se disputer ces mâtins-là. —

Ils sortent.

SCÈNE IV.
[Dans le camp grec. La tente d’Ajax.]
Entre Ajax et Thersite.
AJAX.

Thersite !

THERSITE, se parlant à lui-même.

Si Agamemnon avait des clous ?… S’il en avait en général de gros, et par tout le corps ?

AJAX.

Thersite !

THERSITE.

Et si ces clous venaient à jeter ?… Dans ce cas-là, ne tirerait-on pas quelque chose du général, ne fût-ce que de l’humeur ?

AJAX.

Chien !

THERSITE.

Ce serait toujours cela qui sortirait de lui ; jusqu’à présent, je n’en vois rien sortir.

AJAX.

Fils de louve, est-ce que tu ne veux pas entendre ? Sens alors !

Il le frappe (9).
THERSITE.

Que la peste grecque te saisisse, seigneur métis à esprit de bœuf !

AJAX.

Parle alors, levain moisi ! parle ! je vais te rompre à l’amabilité !

THERSITE.

Ma raillerie t’aura plutôt dressé à l’esprit et à la piété ! Mais je pense que ton cheval pourrait apprendre une oraison, avant que tu susses une prière par cœur. Tu sais frapper, n’est-ce pas ? Que le farcin t’emporte avec tes ruades !

AJAX.

Mauvais champignon, fais-moi connaître la proclamation.

THERSITE.

Crois-tu que je n’ai pas de sens pour me frapper ainsi.

AJAX.

La proclamation !

THERSITE.

Tu es proclamé fou, je crois.

AJAX.

Gare à toi, porc-épic, gare à toi ; mes doigts me démangent.

THERSITE.

Je voudrais que de la tête aux pieds le corps te démangeât, et qu’il me fût permis de te gratter ; je ferais de toi la gale la plus dégoûtante de toute la Grèce. Quand tu es en campagne, tu es aussi lent à frapper qu’un autre.

AJAX.

La proclamation, te dis-je !

THERSITE.

Tu es toujours à grogner et à maugréer contre Achille, et tu es aussi jaloux de sa grandeur, que Cerbère de la beauté de Proserpine. Oui, voilà pourquoi tu aboies contre lui.

AJAX.

Commère Thersite !

THERSITE.

Va donc le battre, lui !

AJAX.

Carogne !

THERSITE.

Il te broierait avec son poing, comme un matelot brise un biscuit.

AJAX, le frappant.

Portée de putain !

THERSITE.

Va ! va !

AJAX.

Selle de sorcière !

THERSITE.

Va, va donc, écume d’esprit ! Tu n’as pas plus de cervelle qu’il n’y en a dans mon coude. Un âne serait ton guide, mauvais baudet vaillant ! Tu ne sers ici qu’à écraser des Troyens ; et les gens du moindre bon sens te font aller comme un esclave barbare. Si tu te mets à me battre, je t’entreprendrai de la tête au talon, et je te dirai ce que tu es pouce par pouce, toi, être sans entrailles, toi !

AJAX.

Chien !

THERSITE.

Mauvais seigneur !

AJAX, le frappant.

Mâtin !

THERSITE.

Mars idiot ! frappe, brutalité ! frappe, chameau ! frappe, frappe !

Entrent Achille et Patrocle.
ACHILLE.

— Eh bien, Ajax ? pourquoi faites-vous cela ? — Eh bien, Thersite ? de quoi s’agit-il, l’ami ? —

THERSITE, montrant Ajax.

Vous le voyez là, pas vrai ?

ACHILLE.

Oui, après ?

THERSITE.

Regardez-le bien.

ACHILLE.

C’est ce que je fais. Après ?

THERSITE.

Non, mais considérez-le bien.

ACHILLE.

Eh bien, c’est ce que je fais.

THERSITE.

Mais, non, vous ne le regardez pas bien ; car, pour quoi que vous le preniez, c’est Ajax.

ACHILLE.

Je le sais bien, imbécile.

THERSITE.

D’accord, mais l’imbécile ne se reconnaît pas pour tel.

AJAX.

Voilà pourquoi je te bats.

THERSITE.

Là ! là ! là ! là ! quels pauvres traits d’esprit il lance ! Comme ses échappatoires ont les oreilles longues ! J’ai râclé son cerveau plus fort qu’il n’a cogné mes os. J’achèterais neuf moineaux pour un denier ; eh bien, sa pie-mère ne vaut pas la neuvième partie d’un moineau. Ce seigneur, Achille, cet Ajax qui porte son esprit dans son ventre et ses boyaux dans sa tête, je vais vous dire ce que je pense de lui.

ACHILLE.

Quoi ?

THERSITE.

Je dis que cet Ajax…

Ajax va pour le frapper. Achille s’interpose.
ACHILLE.

Voyons, mon bon Ajax !

THERSITE.

N’a pas autant d’esprit…

ACHILLE, retenant Ajax.

Vraiment, il faut que je vous tienne.

THERSITE.

Qu’il en faudrait pour boucher le trou de l’aiguille de cette Hélène pour qui il est venu combattre.

ACHILLE.

Paix, fou !

THERSITE.

Je voulais avoir la paix et le repos, mais ce fou ne le veut pas ! C’est lui ; regardez-le, là !

AJAX.

Damné roquet ! je veux…

ACHILLE, le retenant toujours.

Voulez-vous donc mettre votre esprit aux prises avec celui d’un fou ?

THERSITE.

Non, n’ayez pas peur. Car l’esprit d’un fou humilierait le sien.

PATROCLE.

Parlez convenablement, Thersite

ACHILLE.

Pourquoi cette querelle ?

AJAX.

Je demande à cet affreux chat-huant de m’apprendre la teneur de la proclamation, et il m’injurie.

THERSITE.

Je ne suis pas à ton service.

AJAX.

C’est bon ! va ! va !

THERSITE.

Je sers ici volontairement.

ACHILLE, à Thersité.

Tout à l’heure, cependant, votre service était une corvée involontaire. Personne ne se laisse bousculer volontiers. C’est Ajax qui était volontaire, et vous, vous étiez pris de force.

THERSITE, à Achille.

Justement !… Vous avez, vous aussi, une grande partie de votre esprit dans vos tendons, ou bien des gens en ont menti.

À Achille et à Ajax.

Hector attrapera grand’chose s’il fend le crâne à l’un de vous deux ; autant vaudrait croquer une noix pourrie et vide !

ACHILLE.

Quoi ! contre moi aussi, Thersite ?

THERSITE.

Voilà Ulysse et le vieux Nestor ! Leur esprit était déjà rance que vos grands papas n’avaient pas d’ongles aux doigts : eh bien, ils vous attellent au joug comme des bœufs, et ils vous font labourer la guerre.

ACHILLE.

Quoi ? Que dis-tu ?

THERSITE.

Oui, ma foi. Hue, Achille ! hue, Ajax ! hue donc !

AJAX.

Je vous couperai la langue !

THERSITE.

N’importe. Je parlerai aussi bien que toi, après.

PATROCLE.

Tais-toi, Thersite ; paix !

THERSITE.

Est-ce que je veux rester en paix quand le basset d’Achille me le dit ? est-ce que je le dois ?

ACHILLE.

Voilà pour vous, Patrocle.

THERSITE.

Je vous verrai tous pendus, comme des nigauds, avant qu’il m’arrive de revenir dans vos tentes ; je veux m’installer là où l’esprit donne signe de vie, et quitter la faction des imbéciles.

Il sort.
PATROCLE.

Bon débarras !

ACHILLE, à Ajax.

— Eh bien, seigneur, une proclamation fait savoir à toute l’armée — que demain matin, à la cinquième heure du soleil, — Hector doit venir, au son de la trompette, entre notre camp et Troie, — défier au combat tout chevalier — qui a du cœur et qui osera — soutenir… je ne sais quoi, une bêtise… Adieu.

AJAX.

— Adieu. Qui donc lui répondra ?

ACHILLE.

— Je ne sais pas. On tire au sort. Autrement, — il connaîtrait son homme.

AJAX.

— Oh ! c’est vous que vous voulez dire… Je vais en apprendre davantage.

Ils sortent.

SCÈNE V.
[Dans le palais d’Ilion]
Entrent Priam, Hector, Troylus, Pâris et Hélénus.
PRIAM.

— Après tant d’heures, d’existences et de paroles perdues, — voici ce que Nestor nous redit de la part des Grecs : — « Rendez Hélène, et tous nos sacrifices — d’honneur, de temps, de voyages, de dépenses, — de blessés et d’amis, tout ce que, dans son ardente digestion, — nous a dévoré de précieux le cormoran de la guerre, — tout sera mis en oubli. » Hector, que dites-vous à cela ?

HECTOR.

— Bien qu’aucun homme ne craigne moins les Grecs que moi, — pour ce qui me touche personnellement, cependant, — redoutable Priam, — il n’est pas de femme qui ait les entrailles plus tendres qu’Hector, qui soit plus spongieuse pour absorber l’inquiétude, — et plus prête à s’écrier : « Qui sait ce qui s’ensuivra ? » — La plaie de la paix, c’est la sécurité, — la sécurité sûre d’elle-même ; au contraire, une modeste défiance passe — pour le fanal du sage, — pour la sonde qui fouille — au fond du pire. Qu’Hélène s’en aille ! — Depuis que l’épée a été tirée pour cette querelle, — une âme sur dix nous était aussi chère qu’Hélène — dans la dîme énorme qui a été prélevée parmi nous. — Si nous avons été tant de fois décimés — en voulant garder une créature qui n’est pas des nôtres, et qui, — nous appartînt-elle, ne vaudrait pas dix d’entre nous, — pour quelle raison sérieuse refuserions-nous — de la rendre ?

TROYLUS.

Fi ! fi, mon frère ! — Voulez-vous donc peser la dignité et l’honneur d’un roi — aussi grand que notre vénéré père dans la balance — des poids vulgaires ? voulez-vous donc résumer en chiffres — l’excès de son immensité, — et resserrer une envergure illimitée — aux coudées étroites — des craintes et des raisons ? Fi donc ! au nom des dieux !

HÉLÉNUS.

Il n’est point étonnant que vous donniez ce coup de dent aux raisons, — en étant si dépourvu vous-même. Faut-il que notre père — se passe de raisons pour gouverner ses affaires, — parce que vous vous en passez pour parler ainsi ?

TROYLUS.

— Vous êtes fort pour les rêves et pour le sommeil, mon frère le prêtre ; — vos gants sont fourrés de raisons. Vos raisons, les voici : — vous savez qu’un ennemi vous veut du mal, — vous savez qu’une épée maniée est périlleuse, — et la raison évite tout ce qui fait mal. — Quoi d’étonnant alors, quand Hélénus aperçoit un — Grec et son épée, qu’il mette — à ses talons les ailes même de la raison, — et qu’il se sauve comme Hercule grondé par Jupiter, — ou comme un astre égaré de sa sphère ?… Soit ; puisque nous parlons raison, — fermons nos portes et dormons ! Quant au courage et à l’honneur, — il faudrait qu’ils eussent des cœurs de lièvre pour bourrer leurs idées — de vos raisons farcies. La raison et la prudence — font pâlir le foie et défaillir l’énergie.

HECTOR.

— Frère, elle ne vaut pas ce que coûte — sa conservation.

TROYLUS.

La valeur d’un objet n’est-elle pas celle qu’on lui donne ?

HECTOR.

— La valeur ne dépend pas d’une volonté particulière, — elle doit son estimation et sa dignité — aussi bien au prix de l’objet même — qu’à son appréciateur. C’est une folle idolâtrie — de faire le culte plus grand que le dieu. — Et c’est radoter que de concevoir — un amour imaginaire pour ce qui — n’a pas même l’ombre du mérite aimé.

TROYLUS.

— Je prends une femme aujourd’hui, et mon choix — est dirigé par ma volonté ; — ma volonté a été exaltée par mes yeux et par mes oreilles, — ces pilotes qui naviguent entre les deux côtes dangereuses — du désir et du jugement. Pourrai-je repousser ensuite, — s’il arrive que ma volonté prenne son choix en dégoût, — la femme que j’aurai choisie ? Non, il n’est pas d’échappatoire — pour se dérober au devoir en restant ferme dans l’honneur. — Nous ne renvoyons pas ses soieries au marchand, — quand nous les avons salies ; les mets qui restent, — nous ne les jetons pas au rebut — parce que nous sommes pleins. On a trouvé bon — que Pâris tirât vengeance des Grecs ; — le souffle de votre consentement unanime a gonflé ses voiles ; — les flots et les vents, ces vieux querelleurs, ont fait trêve — et l’ont aidé ; il a touché au port désiré ; — et, pour une vieille tante que les Grecs retenaient captive (10), — il a ramené une reine grecque dont la fraîche jeunesse — ride celle d’Apollon et rend terne la matinée. — Pourquoi la gardons-nous ? les Grecs gardent bien notre tante ? — Vaut-elle la peine d’être gardée ? ah ! Hélène est une perle, — dont le prix a lancé plus de mille vaisseaux, — et changé en marchands des rois couronnés ! — Si vous avouez que Pâris a fait sagement de partir, — comme vous le devez, lui ayant crié tous : Pars ! Pars ! — si vous confessez qu’il a ramené une bonne prise, — comme vous le devez, ayant tous battu des mains — et crié : Inestimable ! pourquoi donc à présent — blâmez-vous ce résultat de vos propres conseils, — et, faisant ce que n’avait jamais fait la fortune, — traitez-vous de misère ce que vous estimiez — plus précieux que la mer et la terre ? le plus vil des vols ! — avoir dérobé ce que nous avons peur de garder ! — Larrons indignes de ce que nous avons volé ! — Après être allés chez les Grecs leur faire cet affront, — nous avons peur de l’avouer chez nous.

CASSANDRE, du dehors.

— Pleurez, Troyens, pleurez !

PRIAM.

Quel est ce bruit ? Quel est ce cri ?

TROYLUS.

— C’est notre folle sœur, je reconnais sa voix.

CASSANDRE, du dehors.

— Pleurez, Troyens !

HECTOR.

C’est Cassandre.

Entre Cassandre échevelée.
CASSANDRE.

— Pleurez, Troyens, pleurez ! Prêtez-moi dix mille yeux, — et je les remplirai de larmes prophétiques.

HECTOR.

— Silence, ma sœur, silence !

CASSANDRE.

— Vierges, adolescents, hommes faits, vieillards ridés, — douce enfance qui ne peut que crier, — ajoutez à mes clameurs ! Payons d’avance — une partie de cette masse de sanglots à venir ! — Pleurez, Troyens, pleurez ! exercez vos yeux aux larmes ! — Troie ne doit pas subsister ; la splendide Ilion ne doit pas rester debout ! — Pâris, notre frère, est la torche qui nous brûle tous (11). — Pleurez, Troyens, pleurez ! Criez ! criez : Hélène et malheur ! Troie brûle, si Hélène ne part pas !

Elle sort (12).
HECTOR.

— Eh bien, jeune Troylus, ces accents — prophétiques de notre sœur ne vous causent-ils pas — quelques frémissements de remords ? ou bien votre sang — est-il si follement ardent que ni le langage de la raison — ni la crainte d’un mauvais succès dans une mauvaise cause — ne puissent le calmer ?

TROYLUS.

Je dis, frère Hector, — que ce n’est pas l’événement seul — qui doit faire pour nous la justice d’un acte, — et que nous ne devons pas abattre le courage de nos âmes — parce que Cassandre est folle. Les transports de son délire — ne peuvent gâter la bonté d’une cause — que nous sommes tous engagés d’honneur — à rendre sacrée. Pour moi, — je n’y ai pas plus d’intérêt que tous les fils de Priam ; — et à Jupiter ne plaise qu’il soit pris entre nous — aucune décision que le plus faible scrupule répugne — à défendre et à soutenir !

PÂRIS.

— Autrement, le monde pourrait accuser de légèreté — mes entreprises aussi bien que vos conseils. — Mais, j’en atteste les dieux, c’est votre consentement unanime — qui a donné des ailes à mon inclination et tranché — toutes les craintes attachées à un si terrible projet. — Car que pouvait, hélas ! mon bras isolé ? — Quelle résistance y avait-il dans la valeur d’un seul homme, — pour soutenir le choc et la furie de ceux — que devait armer cette querelle ? Pourtant, je le déclare, — fussé-je seul à affronter tous les périls, — si j’avais une puissance aussi ample que ma volonté, — jamais Pâris ne rétracterait ce qu’il a fait, — jamais il ne se relâcherait dans sa résolution.

PRIAM.

Pâris, vous parlez — comme un homme affolé de ses jouissances. — À vous le miel toujours, mais aux autres le fiel. — La vaillance, à ce prix, n’a rien de méritoire.

PÂRIS.

Seigneur, je ne songe pas uniquement — aux plaisirs qu’une telle beauté apporte avec elle. — Mais je voudrais effacer la tache de son enlèvement — en ayant l’honneur de la garder. — Quelle trahison ce serait envers cette reine conquise, — quelle disgrâce pour votre dignité, quelle honte pour moi, — de la restituer aujourd’hui, — sur les sommations d’une vile contrainte ! Se peut-il — qu’une inspiration aussi dégénérée — ait pu prendre pied dans vos seins généreux ! — Il n’existe pas, dans notre parti, un courage si faible — qui n’ait pas un cœur pour oser, ni une épée pour dégainer, — quand il s’agit de défendre Hélène ; il n’en existe pas de si noble, — dont la vie serait mal donnée ou la mort déshonorée, — s’il se sacrifiait pour Hélène. Donc, je le dis, — nous pouvons hardiment combattre pour celle qui, nous le savons bien, — n’a rien d’égal dans les vastes espaces du monde.

HECTOR.

— Pâris et Troylus, vous avez tous deux bien parlé ; — sur la cause et sur la question en litige, — vous avez bien glosé, quoique superficiellement ; — vous ressemblez beaucoup — à ces jeunes gens qu’Aristote jugeait — incapables d’entendre la philosophie morale. — Les raisons que vous alléguez sont plus propres à servir — la passion ardente d’un sang désordonné — qu’à établir une juste distinction — entre le bien et le mal ; car le plaisir et la vengeance ont l’oreille plus sourde que des couleuvres à la voix — d’une équitable décision. La nature exige — que tous les droits soient restitués à leurs propriétaires. Eh bien, — y a-t-il dans toute l’humanité une créance plus légitime — que celle du mari sur la femme ? Si cette loi — de la nature est violée par la passion, — si de grands esprits, par une indulgence partiale — pour d’inertes penchants, s’insurgent contre elle, — il y a une loi dans toute nation civilisée — pour soumettre les appétits effrénés qui sont — à ce point désobéissants et réfractaires. — Si donc Hélène est la femme d’un roi de Sparte, — comme cela est notoire, les lois morales — de la nature et des nations nous crient — de la renvoyer. Persister ainsi — à faire le mal, ce n’est pas atténuer le mal, — c’est l’aggraver. Telle est l’opinion d’Hector, — dans la voie du principe ; mais pourtant, — mes juvéniles frères, j’incline comme vous, — vers le parti de garder Hélène ; — car c’est une cause qui engage fort — la dignité de tous et de chacun.

TROYLUS.

— Oui, vous touchez là le point vital de notre résolution. — Si la gloire n’était pas notre but bien plutôt — que la satisfaction de nos palpitantes passions, — je ne voudrais pas qu’une goutte de sang troyen de plus fut versée — pour la défense d’Hélène, Mais, digne Hector, — elle est pour nous le thème de l’honneur et de la renommée, — l’éperon qui pousse aux vaillantes et magnanimes actions ; — sa présence est pour nous le courage qui peut ruiner nos ennemis — et l’illustration qui doit, dans les temps à venir, nous sanctifier tous ! — Je le présume, en effet, le brave Hector ne voudrait pas, — pour tous les trésors de l’univers, perdre la riche conquête de la gloire promise — qui sourit sur le front de cette action.

HECTOR.

Je suis des vôtres, — vaillante postérité du grand Priam. — J’ai lancé, au milieu des nobles de la Grèce, oisifs et factieux, — un bruyant défi, qui va jeter l’étonnement dans leurs âmes assoupies. — On m’a averti que leur grand général dort, — tandis que la jalousie se glisse dans leur armée. — Voilà, je présume, qui va le réveiller. —

Ils sortent.

SCÈNE VI.
[Le camp grec devant la tente d’Achille.]
Arrive Thersite.
THERSITE.

Eh bien ! Thersite ! quoi ! te voilà perdu dans le labyrinthe de ta fureur ? Sera-t-il dit que l’éléphant Ajax l’emporte ainsi ? Il me bat, et je me moque de lui. Ah ! la belle satisfaction ! j’aimerais mieux tout le contraire : que ce fût moi qui le battisse et lui qui se moquât de moi. Corne de bœuf ! j’apprendrai, s’il le faut, à évoquer et à conjurer des diables, mais je veux une issue aux exécrations de ma rancune. Et puis, voilà cet Achille, un rare ingénieur, ma foi ! Si Troie ne doit pas être prise avant que ces deux-là l’aient minée, ses murailles resteront debout jusqu’à ce qu’elles tombent d’elles-mêmes. Ô toi, grand lance-foudre de l’Olympe, oublie que tu es Jupiter, roi des dieux, et toi, Mercure, perds toute la science serpentine de ton caducée, si tous deux vous n’enlevez pas à ces hommes la petite, la toute petite, la minime dose d’esprit qu’ils possèdent. Ils en ont si peu, de l’aveu même de la plus incapable ignorance, que, pour délivrer une mouche d’une araignée, ils ne trouveraient pas d’autre expédient que de dégaîner leur massive ferraille et de couper la toile. Après cela, que le malheur fonde sur tout le camp, ou tout au moins la carie des os, car c’est, il me semble, le fléau attaché à ceux qui s’échinent pour un cotillon ! J’ai dit mes prières. Au démon Envie à dire : Amen !

Criant.

Holà ! hé ! monseigneur Achille !

Patrocle paraît à l’entrée de la tente d’Achille.
PATROCLE.

Qui est là ? Thersite ! mon bon Thersite, entre et viens insulter.

THERSITE.

Si j’avais pu me rappeler un pantin doré, tu n’aurais pas échappé à mon attention. Mais cela peut se réparer… Je te souhaite toi-même à toi-même ! Que ces fléaux vulgaires de l’humanité, folie et ignorance, soient ton vaste apanage ! que le ciel te préserve d’un conseiller, et que jamais la discipline ne t’approche ! que ton tempérament soit ton guide jusqu’à ta mort ! Et, si alors celle qui te mettra dans le linceul dit que tu es un beau cadavre, je veux jurer et jurer encore qu’elle n’a jamais enseveli que des pestiférés ! Amen ! où est Achille ?

PATROCLE.

Ah cà ! est-ce que tu es dévot ? Tu faisais donc ta prière ?

THERSITE.

Oui, que les cieux m’entendent !

Achille paraît à l’entrée de sa tente.
ACHILLE, à Patrocle.

Qui est là ?

PATROCLE.

Thersite, monseigneur.

ACHILLE.

Où est-il ? où est-il ?

Il aperçoit Thersite et s’avance vers lui.

C’est donc toi ! mon fromage, mon digestif, pourquoi ne t’es-tu pas servi à ma table tous ces repas-ci ? Allons ! qu’est-ce qu’Agamemnon !

THERSITE.

Ton commandant, Achille… Maintenant, Patrocle, dis-moi ce qu’est Achille.

PATROCLE.

Ton seigneur, Thersite. Maintenant, dis-moi, je te prie, ce que tu es toi-même.

THERSITE.

Ton appréciateur, Patrocle. Maintenant, dis-moi, Patrocle, ce que tu es.

PATROCLE.

Tu peux le dire, toi qui m’apprécies.

ACHILLE.

Oh ! dis-le, dis-le.

THERSITE.

Je vais récapituler toute la question. Agamemnon commande Achille ; Achille est mon seigneur ; je suis l’appréciateur de Patrocle, et Patrocle est un niais.

PATROCLE.

Drôle !

THERSITE.

Silence, niais ; je n’ai pas fini.

ACHILLE, à Patrocle.

C’est un homme privilégié… Continue, Thersite.

THERSITE.

Agamemnon est un niais ; Achille est un niais ; Thersite est un niais ; et, comme je l’ai dit, Patrocle est un niais.

ACHILLE.

Déduis cela, allons !

THERSITE.

Agamemnon est un niais de vouloir commander Achille ; Achille est un niais de se laisser commander par Agamemnon ; Thersite est un niais de servir un pareil niais, et Patrocle est un niais tout naturellement.

PATROCLE.

Pourquoi suis-je un niais ?

THERSITE.

Fais cette demande-là à qui t’a fait. Pour moi, il me suffit que tu le sois. Voyez, qui vient ici ?

Arrivent Agamemnon, Ulysse, Nestor, Diomède et Ajax.
ACHILLE.

Patrocle, je ne veux parler à personne. Entre avec moi, Thersite.

Il rentre dans sa tente.
THERSITE.

Quelle bouffonnerie ! quelle jonglerie ! quelle coquinerie ! La cause de tout ce bruit, c’est un cocu et une putain. Belle querelle à susciter des factions jalouses et à faire saigner les gens à mort ! Ah ! que la serpigine emporte le sujet de tout ceci ! et que la guerre et la luxure les confondent tous !

Il rentre dans la tente.
AGAMEMNON, à Patrocle.

Où est Achille ?

PATROCLE.

— Dans sa tente ; mais il est il est mal disposé, Monseigneur.

AGAMEMNON.

— Faites-lui savoir que nous sommes ici. — Il a chassé nos messagers, et nous mettons de côté — les droits de notre dignité pour venir le voir. — Dites-le lui, de peur qu’il ne s’imagine — que nous n’osons pas maintenir les priviléges de notre rang — ou que nous ne savons pas qui nous sommes.

PATROCLE.

Je vais le lui dire.

Il entre dans la tente.
ULYSSE, à Ajax.

— Nous l’avons aperçu à l’entrée de sa tente, — il n’est pas malade.

AJAX.

Si fait, il a la maladie du lion, une maladie de cœur… hautain. Vous pouvez appeler cela mélancolie, si vous voulez excuser l’homme ; mais j’en jure sur ma tête, c’est l’orgueil… Mais pourquoi ? pourquoi ? qu’il nous fasse connaître son motif !… Un mot, monseigneur.

Il prend Agamemnon à part.
NESTOR.

Qu’a donc Ajax à aboyer ainsi contre lui ?

ULYSSE.

Achille lui a soufflé son fou.

NESTOR.

Qui ? Thersite ?

ULYSSE.

Oui.

NESTOR.

Alors Ajax n’a rien à dire, puisqu’il a perdu son unique argument.

ULYSSE.

Erreur ; vous voyez qu’il prend pour argument celui qui lui a pris le sien, Achille.

NESTOR.

Tant mieux ; leur séparation est plus à souhaiter pour nous que leur ligue. Mais c’était une liaison bien forte pour qu’un fou l’ait pu rompre.

ULYSSE.

La folie peut aisément défaire l’amitié que n’a pas tramée la sagesse. Voici Patrocle.

Patrocle revient.
NESTOR.

Pas d’Achille avec lui.

ULYSSE.

— L’éléphant a des jointures, mais pas pour la politesse. — Il a des jambes pour se tenir, non pour fléchir.

PATROCLE.

— Achille me charge de vous dire qu’il est fort contrarié si d’autres motifs que la distraction et le plaisir — ont décidé votre Grandeur et ce noble cortége — à lui faire visite ; tout ce que vous vouliez, il l’espère, c’était, pour le bien de votre santé et de votre digestion, — prendre un peu l’air après dîner.

AGAMEMNON.

Écoutez, Patrocle. — Nous sommes trop habitués à ces réponses-là ; — mais ces prétextes, ainsi lancés sur les ailes du dédain, — ne sauraient dépasser notre pénétration. — Il a beaucoup de mérite, et nous avons beaucoup de raisons — pour le reconnaître ; pourtant toutes ses vertus, — n’étant pas employées par lui vertueusement, — commencent à perdre de leur éclat à nos yeux, — et, comme de beaux fruits servis sur un plat impur, — elles ont grandes chances de pourrir sans être goûtées. Allez lui dire — que nous sommes venus pour lui parler, et vous ne ferez pas mal — d’ajouter que nous le trouvons plus que fier — et moins qu’honnête, plus grand par sa présomption — que par le suffrage de l’opinion : qu’il le sache, de plus dignes que lui, — subissant ici sa sauvage incartade, — voilent la majesté sacrée de leur pouvoir — pour condescendre avec indulgence — à ses prétentions fantasques, et consentent même à épier — le flux et le reflux de sa mauvaise humeur ; comme si — la direction et tout le poids de cette guerre — flottaient au gré de ses caprices ! Allez lui répéter cela, mais ajoutez — que, s’il se met à un prix trop haut, — nous nous passerons de lui, et que comme un engin — hors de service, nous le mettrons au rebut en disant : — Employons un autre agent, celui-ci ne peut plus aller en guerre ; — nous préférons un nain qui bouge — à un géant qui dort. Répétez-lui cela.

PATROCLE.

— Je vais le faire, et vous rapporter immédiatement sa réponse.

Il entre dans la tente.
AGAMEMNON.

— Nous ne nous satisferons pas d’un interprète, — nous venons pour lui parler à lui-même… Ulysse, entrez, vous. —

Ulysse entre dans la tente.
AJAX.

Qu’est-il donc de plus qu’un autre ?

AGAMEMNON.

Il n’est certes pas plus qu’il ne croit être.

AJAX.

Est-il même autant ? Ne croyez-vous pas qu’il se regarde comme supérieur à moi ?

AGAMEMNON.

Sans doute.

AJAX.

Et vous, souscrivez-vous à son opinion et pensez-vous qu’il m’est supérieur ?

AGAMEMNON.

Non, noble Ajax ; vous êtes aussi fort que lui, aussi vaillant, aussi sage, non moins noble, beaucoup plus courtois et infiniment plus traitable.

AJAX.

Comment un homme peut-il être orgueilleux ? D’où vient l’orgueil ? Je ne sais pas ce que c’est que l’orgueil.

AGAMEMNON.

Votre esprit n’en est que plus lucide, Ajax, et vos vertus n’en sont que plus belles. L’orgueilleux se dévore lui-même : l’orgueil est son propre miroir, sa propre trompette, sa propre chronique. Quiconque se loue autrement qu’en action dévore son action en louange.

AJAX.

Je hais l’orgueilleux, comme je hais l’engeance des crapauds.

NESTOR, à part.

Et pourtant il s’aime, lui, n’est-ce pas étrange ?

Ulysse revient.
ULYSSE.

— Achille ne veut pas se battre demain.

AGAMEMNON.

— Quelle est son excuse ?

ULYSSE.

Il ne se rattache à aucune ; — il se laisse entraîner au courant de son humeur, — sans considération, sans égard pour personne, — par son caprice personnel et par sa présomption.

AGAMEMNON.

— Pourquoi ne veut-il pas, sur notre loyale requête, — sortir de sa tente et prendre l’air avec nous ?

ULYSSE.

— Les moindres choses, par cela seul qu’on les lui demande, — il les rend importantes. Il est possédé de sa grandeur ; — il ne se parle à lui-même qu’avec un orgueil — qui discute chacun de ses mots : son mérite imaginaire — entretient dans son sang une exaltation si forte et si ardente — qu’Achille en est ébranlé jusqu’au délire — dans son empire sur ses facultés mentales et actives, — et qu’il se frappe lui-même. Que vous dirai-je ? — Il est si désespérément orgueilleux que tous les symptômes mortels du mal — crient : Pas de remède !

AGAMEMNON.

Qu’Ajax aille le trouver !

À Ajax.

— Cher seigneur, allez le saluer dans sa tente. — On dit qu’il fait grand cas de vous ; il se laissera, — à votre requête, dévier un peu de sa personnalité.

ULYSSE.

— Ô Agamemnon ! qu’il n’en soit pas ainsi ! — Nous bénirons tous les pas qu’Ajax fera — pour s’éloigner d’Achille. Quoi ! ce seigneur hautain — qui taille son arrogance en plein drap, — et qui ne laisse rien — entrer dans sa pensée que ce qu’il a médité — et ruminé lui-même, voudrons-nous qu’il soit adoré — par celui qui est pour nous une plus chère idole ? — Non, ce trois fois digne et vaillant seigneur — ne doit pas flétrir ainsi

Il montre Ajax.
des palmes si noblement acquises ; — non, ce n’est pas avec mon agrément qu’il humiliera son mérite, — aussi amplement titré que l’est celui d’Achille, — en allant à Achille ! — Ce serait engraisser chez l’autre le pourceau orgueil ; — ce serait ajouter des charbons au Cancer quand il brûle — de ses feux le grand Hypérion ! — Ce seigneur aller à Achille ! Que Jupiter nous en garde — et crie d’une voix de tonnerre : Qu’Achille aille à Ajax.
NESTOR, à part.

— Oh ! voilà qui est bien ; il le caresse à son endroit faible.

DIOMÈDE, à part, montrant Ajax.

— Comme son silence hume ces louanges !

AJAX.

— Si je vais à lui, je veux avec mon gantelet lui broyer — le visage.

AGAMEMNON.

Oh ! non, vous n’irez pas.

AJAX.

— S’il fait le fier avec moi, j’étrillerai sa fierté. — Laissez-moi aller à lui.

ULYSSE.

— Non, pas pour tout le prix attaché à notre expédition. —

AJAX.

Le misérable ! l’insolent !

NESTOR, à part.

Comme il se décrit bien !

AJAX.

Peut-il pas être sociable ?

ULYSSE, à part.

Le corbeau insulte le noir.

AJAX.

Je lui saignerai ses humeurs.

AGAMEMNON, à part.

Le malade veut être le médecin.

AJAX.

Si tous pensaient comme moi..

ULYSSE, à part.

L’esprit serait hors de mode !

AJAX.

Il n’en serait pas quitte ainsi, il lui faudrait d’abord avaler des épées ! Sera-t-il dit que l’orgueil emporte la victoire ?

NESTOR, à part.

Si ça était, tu en emporterais la moitié.

ULYSSE, à part.

Les dix dixièmes.

AJAX.

Je veux le pétrir, je le rendrai souple, allez !

NESTOR, à part, à Ulysse.

Il n’est pas encore tout à fait chaud ; forcez-lui les éloges ; versez, versez ; son ambition a soif.

ULYSSE, à Agamemnon.

— Monseigneur, vous vous affectez trop de ce désagrément.

NESTOR.

— N’y pensez plus, noble général.

DIOMÈDE.

— Il faut vous préparer à combattre sans Achille.

ULYSSE, à Diomède,.

— Il est blessant pour lui de répéter ce nom-là.

Montrant Ajax.

— Voilà un homme !… Mais je parle en sa présence. — Taisons-nous.

NESTOR.

Pourquoi ? — Il n’est pas ambitieux comme Achille.

ULYSSE.

— Que tout le monde sache qu’il est vaillant ! —

AJAX.

Chien de bâtard qui se moque ainsi de nous ! Je voudrais qu’il fût Troyen !

NESTOR.

— Quel malheur ce serait maintenant pour Ajax…

ULYSSE.

— S’il était fier !

DIOMÈDE.

Ou avide de louange !

ULYSSE.

— Ou seulement d’une nature acariâtre…

DIOMÈDE.

Ou capricieuse ou égoïste.

ULYSSE, à Ajax.

— Remercie le ciel, seigneur, de ce que tu es d’aussi douce composition ; — loue celui qui t’a engendré, celle qui t’a donné le sein. — Renommé soit ton précepteur ! Mais gloire à tes talents naturels — plus qu’à toute érudition ! — Quant à celui qui a exercé ton bras à la lutte, — que Mars partage en deux l’éternité — et lui en donne la moitié ! Et quant à ta vigueur, — que le porte-taureau Milon cède son épithète — au robuste Ajax ! Je ne veux pas louer ta sagesse — qui, comme une borne, un pieu, une grève, restreint — dans leur dilatation tes spacieuses qualités. Voici Nestor, — instruit par cet antiquaire, le Temps ! — Il doit être, il est, il ne peut qu’être sage, — Mais, pardonnez-moi de vous le dire, père Nestor, si vous aviez — la verdeur d’Ajax et un cerveau de la même trempe, — vous ne lui seriez pas supérieur, — tout au plus seriez-vous son égal.

AJAX, à Ulysse.

Vous appellerai-je mon père ?

ULYSSE.

— Certainement, mon bon fils.

DIOMÈDE.

Laissez-vous guider par lui, Ajax.

ULYSSE.

— Il est inutile de rester ici : le cerf Achille — ne veut pas sortir du hallier. Qu’il plaise à notre grand général — de rassembler tout son conseil de guerre. — De nouveaux rois sont arrivés à Troie. Demain, — il faut que toutes nos forces soient sur pied.

Montrant Ajax.

— Voici le maître ! Que tous les chevaliers, de l’Orient à l’Occident, se présentent — et choisissent la fleur d’entre eux ; Ajax tiendra tête au meilleur.

AGAMEMNON.

— Allons au conseil, et laissons Achille dormir. — Les barques légères filent vite, tandis que les gros vaisseaux tirent trop d’eau.

Ils s’en vont.

SCÈNE VII.
[Devant le palais de Priam.]
Entrent Pandarus et un Valet.
PANDARUS.

L’ami ! hé ! un mot, je vous prie. N’êtes-vous pas de la suite du jeune seigneur Pâris ?

LE VALET.

Oui, monsieur, quand il marche devant moi.

PANDARUS.

Vous dépendez de lui, veux-je dire.

LE VALET.

Oui, monsieur, je dépends du seigneur.

PANDARUS.

Vous dépendez d’un noble gentilhomme ; je suis obligé de le louer.

LE VALET.

Loué soit le Seigneur !

PANDARUS.

Vous me connaissez, n’est-ce pas ?

LE VALET.

Oui, monsieur, superficiellement.

PANDARUS.

L’ami, connaissez-moi mieux : je suis le seigneur Pandarus.

LE VALET.

J’espère un jour connaître mieux votre excellence.

PANDARUS.

Je le désire.

LE VALET.

Vous êtes en état de Grâce.

On entend une musique.
PANDARDS.

De Grâce ! Pas tout à fait, l’ami. Excellence et Segneurie sont mes titres… Quelle est cette musique ?

LE VALET.

Je ne la connais que partiellement : c’est une musique en parties.

PANDARUS.

Connaissez-vous les musiciens ?

LE VALET.

Parfaitement, monsieur.

PANDARUS.

Pour qui jouent-ils ?

LE VALET.

Pour leurs auditeurs, monsieur.

PANDARUS.

Au désir de qui, l’ami ?

LE VALET.

Au mien, monsieur, et à celui de tous ceux qui aiment la musique.

PANDARUS.

Quand je dis désir, je veux dire demande, l’ami.

LE VALET.

Qui demanderai-je, monsieur ?

PANDARUS.

L’ami, nous ne nous comprenons pas ; je suis trop raffiné et tu es trop malin. À la requête de qui ces hommes jouent-ils ?

LE VALET.

Ma foi, monsieur, voilà qui est clair. Eh bien, monsieur, à la requête de Pâris, mon seigneur, qui est là en personne, accompagné de la Vénus mortelle, de la beauté pur sang, de l’âme visible de l’amour…

PANDARUS.

Qui ? ma nièce Cressida ?

LE VALET.

Non, monsieur, Hélène ; est-ce que vous ne pouviez pas le deviner à ces attributs ?

PANDARUS.

Il paraîtrait, camarade, que tu n’as pas vu madame Cressida. Je viens pour parler à Pâris de la part du prince Troylus. Je vais lui brusquer les compliments, car l’affaire est bouillante.

LE VALET.

Une affaire bouillante ! Voilà qui annonce un singulier ragoût.

Entrent Pâris et Hélène, avec leur suite.
PANDARUS.

Mille bonjours à vous. Monseigneur, et à toute cette belle compagnie ! Que de beaux désirs, contenus dans une belle mesure, leur servent de beaux guides ! À vous spécialement, belle reine ! Que de belles pensées vous fassent un bel oreiller !

HÉLÈNE.

Cher seigneur, vous êtes plein de belles paroles.

PANDARUS.

C’est votre beau plaisir de le dire, charmante reine. Beau prince, voilà de la bonne musique interrompue,

PÂRIS.

C’est vous qui l’avez interrompue, cousin. Mais, sur ma vie, il faut que vous répariez tout : vous allez rapiécer ce concert-là avec un morceau de votre façon.

À Hélène.

Il est plein d’harmonie, Nelly.

PANDARUS.

Vraiment non, madame.

HÉLÈNE.

Oh ! seigneur !…

PANDARUS.

J’ai la voix rude, ma parole ; ma bonne parole, très-rude.

PÂRIS.

Allons, messire, vous dites cela par boutade.

PANDARUS, à Hélène.

J’ai affaire à monseigneur, chère reine… Monseigneur, un mot, de grâce.

HÉLÈNE.

Non, nous ne nous laisserons pas éconduire ; nous vous entendrons chanter, certainement.

PANDARUS.

C’est bon, charmante reine, vous plaisantez avec moi… Ah ! çà ! monseigneur, voici… Mon cher seigneur et très-estimable ami votre frère Troylus…

HÉLÈNE.

Messire Pandarus, mielleux seigneur !…

PANDARUS.

Allez, charmante reine, allez !…

Bas, à Paris.

Se recommande à vous très-affectueusement.

HÉLÈNE.

Vous ne nous escamoterez pas notre mélodie. Si vous le faites, que notre mélancolie retombe sur votre tête !

PANDARUS.

Charmante reine, charmante reine ! Voilà une charmante reine, ma foi.

HÉLÈNE.

Et rendre triste une femme charmante, est une offense amère.

PANDARUS.

Non, tout cela ne vous servira de rien ; de rien, en vérité, là. Non, je ne m’émeus pas de ces paroles, non, non.

Bas, à Pâris.

Monseigneur, il vous prie, si le roi le demande au souper ; de vouloir bien l’excuser.

HÉLÈNE.

Messire Pandarus !

PANDARUS.

Que dit ma charmante reine, ma très, très-charmante reine ?

PÂRIS, bas, à Pandarus.

Quel exploit médite-t-il ? Où soupe-t-il ce soir ?

HÉLÈNE, à Pandarus.

Mais voyons, messire !…

PANDARUS.

Que dit ma charmante reine ?…

Bas, à Pâris.

Ma nièce vous en voudrait. Vous ne devez pas savoir où il soupe.

PÂRIS, bas, à Pandarus.

Je parierais ma tête que c’est avec mon accommodante Cressida.

PANDARUS, bas, à Pâris.

Non, non, il n’en est rien ; vous n’y êtes pas ; justement votre accommodante est incommodée.

PÂRIS, bas, à Pandarus.

C’est bon, je ferai ses excuses.

PANDARUS, bas, à Pâris.

À merveille, mon bon seigneur… Mais pourquoi nommiez-vous Cressida ? Je vous assure que votre pauvre accommodante est fort incommodée.

PÂRIS.

Je devine.

PANDARUS.

Vous devinez ! Qu’est-ce que vous devinez ?…

Haut.

Allons, qu’on me donne un instrument !… Vous voyez, chère reine.

HÉLÈNE.

Ah ! voilà qui est aimable.

PANDARUS.

Ma nièce est horriblement éprise d’un objet qui vous appartient, charmante reine.

HÉLÈNE.

Elle l’aura, messire, pourvu que ce ne soit pas monseigneur Pâris.

PANDARUS.

Lui ? Non, elle ne veut pas de lui. Elle et lui font deux.

HÉLÈNE.

S’ils tombaient d’accord après leurs désaccords, ils pourraient bien faire trois.

PANDARUS.

Allons, allons, n’en parlons plus ; je vais vous chanter une chanson, à présent.

HÉLÈNE.

Oui, oui, je t’en prie. Sur ma parole, charmant sire, tu as un beau front.

PANDARUS.

Oui, continuez, continuez.

HÉLÈNE.

Que ta chanson soit tout amour : cet amour-là nous perdra tous. Ô Cupidon ! Cupidon ! Cupidon !

PANDARUS.

Oui, c’est l’amour qui nous perdra.

PÂRIS.

Oui, allez, l’amour, l’amour, rien que l’amour.

PANDARUS.

C’est justement comme çà que ma chanson commence :

L’amour, l’amour, rien que l’amour, toujours lui !
Car, oh ! l’arc de l’amour
Atteint les daims et les biches…
Le trait anéantit, sans blesser.
Mais en caressant toujours la plaie.

Les amants crient : Oh ! oh ! Ils se meurent !
Pourtant la blessure qui semble mortelle
Change bien vite les oh ! oh ! en ah ! ah !
Ainsi l’amour vit toujours en mourant.
Oh ! oh ! criait-on ; maintenant c’est ah ! ah !
Les gémissements oh ! oh ! finissent en soupirs ah ! ah !

Hey ho !

HÉLÈNE.

Il a de l’amour, ma foi, jusqu’au bout du nez.

PARIS.

Il ne mange que des colombes, ma bien-aimée ; et cela lui fait un sang chaud ; le sang chaud produit les chaudes pensées, les chaudes pensées produisent les chaudes actions, et les chaudes actions, c’est l’amour.

PANDARUS.

Est-ce là la généalogie de l’amour : sang chaud, chaudes pensées et chaudes actions ? Eh mais, autant de vipères ! L’amour est-il donc une engeance de vipères ?… Mon doux seigneur, qui avons-nous en campagne aujourd’hui.

PÂRIS.

Hector, Déiphobe, Hélénus, Anténor, toute l’élite vaillante de Troie. Je me serais volontiers armé aujourd’hui, mais ma Nelly ne l’a pas voulu. Comment se fait-il que mon frère Troylus ne soit pas allé avec les autres ?

HÉLÈNE.

Il fait la moue pour quelque chose. Vous savez bien pourquoi, messire Pandarus.

PANDARUS.

Non, ma mielleuse reine… Il me tarde de savoir ce qu’ils ont dépêché aujourd’hui… Vous songerez à excuser votre frère !

PÂRIS.

Jusqu’au scrupule.

PANDARUS.

Adieu, charmante reine.

HÉLÈNE.

Recommandez-moi à votre nièce.

PANDARUS.

Je n’y manquerai pas, charmante reine.

Il sort.
La retraite sonne.
PÂRIS.

— Ils sont revenus du champ de bataille. Rendons-nous au palais, Priam, — pour féliciter les guerriers. Douce Hélène, je vous supplierai — d’aider à désarmer notre Hector. Ses boucles résistantes — obéiront mieux au contact de votre blanche main enchanteresse — qu’au tranchant de l’acier — ou à la force des muscles grecs ; vous ferez plus — que n’ont pu faire tous les rois helléniques, en désarmant le grand Hector.

HÉLÈNE.

— Je serai fière d’être sa servante, Pâris. — Oui, le respect qu’il recevra de moi — ajoutera une nouvelle palme à ma beauté — et me rehaussera toute.

PARIS.

Charmante, je t’aime ineffablement.

Ils s’en vont.

SCÈNE VIII.
[Le jardin de Pandarus.]
Pandarus et un Valet se rencontrent.
PANDARUS.

Eh bien, où est ton maître ? chez ma nièce Cressida ?

LE VALET.

Non, monsieur, il vous attend pour l’y conduire.

Arrive Troylus.
PANDARUS.

Ah ! le voici… Eh bien ? en bien ?

TROYLUS, au valet.

Maraud, retire-toi.

Le valet sort.
PANDARUS.

Avez-vous vu ma nièce ?

TROYLUS.

— Non, Pandarus. Je me promène près de sa porte, — comme une âme étrangère sur les bords du Styx — attendant la barque. Ô toi, sois mon Caron, — et transporte-moi vite à ces champs — où je me vautrerai sur la couche de lis — réservée au plus digne. Ô gentil Pandarus, — arrache de son épaule les ailes diaprées de Cupidon, — et vole avec moi vers Cressida.

PANDARUS.

— Promenez-vous ici dans le jardin ; je vais l’amener tout de suite.

Sort Pandarus.
TROYLUS.

Je suis tout étourdi. L’attente me donne le vertige. — La jouissance imaginaire est si douce — qu’elle enchante mes sens. Que sera-ce, — quand le palais humide goûtera réellement — le nectar tant vanté de l’amour ? Ce sera la mort, je le crains, — ce sera l’anéantissement dans la pâmoison ; ce sera une joie trop exquise, — trop puissamment subtile, trop délicatement suave, — pour la capacité de mes impressions grossières ! — Voilà ce que je crains ; et je crains aussi — que tous mes sens ne soient troublés par tant de bonheur, — comme dans une bataille où les vainqueurs chargent pêle-mêle — l’ennemi en fuite.

Pandarus revient.
PANDARUS.

Elle s’apprête, elle va venir sur-le-champ ; c’est maintenant qu’il faut montrer votre présence d’esprit. Elle rougit tant, elle a l’haleine si entrecoupée qu’on la croirait effrayée par un spectre. Je vais la chercher. C’est bien la plus jolie vilaine ! Elle a la respiration aussi courte qu’un moineau qu’on vient de prendre.

Sort Pandarus.
TROYLUS.

— La même émotion étreint justement ma poitrine. — Mon cœur bat plus vite qu’un pouls fébrile, — et tout mon être perd ses facultés, — comme le vassal rencontrant brusquement — le regard royal. —

Arrivent Pandarus et Cressida.
PANDARUS, à Cressida.

Allons, allons, qu’avez-vous besoin de rougir ? La timidité est une enfant…

À Troylus.

La voici ; répétez-lui tous les serments que vous m’avez dits…

À Cressida.

Quoi, vous voilà partie encore ! Il faudra donc vous dresser pour que vous vous apprivoisiez, il le faudra donc ? Avancez, avancez ; si vous tirez en arrière, nous nous mettrons au timon…

À Troylus.

Pourquoi ne lui parlez-vous pas ?…

À Cressida.

Allons, tirez ce rideau et voyons votre peinture.

Il lui lève son voile.

Ce pauvre jour, comme vous avez peur de l’offenser ! S’il faisait nuit, vous seriez bien plus vite l’un près de l’autre.

Il les tient rapprochés.

C’est cela, c’est cela, frottez bien, et baisez la maîtresse. Allons, un baiser sans fin ! Bâtis ici, charpentier ; l’air y est doux. Ah ! vous vous romprez vos cœurs avant que je vous sépare. Le faucon aura sa femelle, de par tous les canards de la rivière ! Allez ! allez !

TROYLUS.

Vous m’avez mis à court de paroles, madame.

PANDARUS.

Les dettes ne se paient pas avec des mots, donnez-lui des actions ; mais je crains qu’elle ne vous mette à court d’actions aussi, si elle appelle votre énergie à l’épreuve. Quoi, encore à se becqueter ? En foi de quoi les parties contractantes… Entrez, entrez, je vais vous procurer du feu.

Sort Pandarus.
CRESSIDA.

Voulez-vous entrer, monseigneur ?

TROYLUS.

Cressida, que de fois j’ai désiré être ainsi !

CRESSIDA, rêveuse.

Vous avez désiré monseigneur ?… Les dieux le veuillent ! … monseigneur !

TROYLUS.

Les dieux le veuillent ? Quoi donc ? Pourquoi cette jolie exclamation ? Quelle lie bizarre ma charmante aperçoit-elle donc dans la source de notre amour ?

CRESSIDA.

Plus de lie que d’eau pure, si mes craintes ont de bons yeux.

TROYLUS.

Des chérubins la crainte fait des démons ; elle n’y voit jamais bien.

CRESSIDA.

La crainte aveugle, que guide la raison clairvoyante, a le pied plus sûr que la raison aveugle qui trébuche sans crainte. Craindre le pis est souvent guérir le pire.

TROYLUS.

Oh ! que ma dame ne conçoive aucune crainte. Sur le théâtre de Cupidon il n’apparaît jamais de monstre.

CRESSIDA.

Ni jamais rien de monstrueux ?

TROYLUS.

Non, rien que nos exagérations, alors que nous jurons de pleurer des océans, de vivre dans le feu, de manger des rochers et d’apprivoiser des tigres, trouvant plus difficile pour notre maîtresse d’imaginer des corvées que pour nous de les accomplir. La monstruosité en amour, madame, c’est que la volonté est infinie, et l’exécution, restreinte ; c’est que le désir est sans bornes, et que l’action est esclave de la limite !

CRESSIDA.

On dit que tous les amants prennent plus d’engagements qu’ils n’en peuvent tenir, et promettent toujours des exploits qu’ils n’exécutent jamais ; ils font vœu d’en achever dix, et en déchargent à peine la dixième partie d’un seul. Ceux qui crient comme des lions et agissent comme des lièvres, ceux-là ne sont-ils pas des monstres ?

TROYLUS.

Y a-t-il de tels hommes ? Pour moi, je ne suis pas ainsi. Louez-moi pour ce que je vaudrai, jugez-moi après expérience ; ma tête ira toute nue jusqu’à ce qu’elle mérite la couronne ; qu’aucun exploit en perspective n’obtienne d’éloge dans le présent ! Ne qualifions pas la valeur avant sa naissance ; et, une fois née, qualifions-la modestement. Voici en peu de mots ma profession de foi : Troylus sera tel pour Cressida que tout ce que l’envie pourra dire de pire sera une raillerie sur sa fidélité, et que tout ce que la vérité pourra dire de plus sincère ne sera pas plus sincère que Troylus.

CRESSIDA.

Voulez-vous entrer, monseigneur ?

Revient Pandarus.
PANDARUS.

Quoi, toujours à rougir ? Vous n’avez donc pas fini de causer ?

CRESSIDA.

C’est bon, mon oncle ; toutes les folies que je commets, je vous les dédie.

PANDARUS.

Je vous en remercie ; si monseigneur a un enfant de vous, vous me l’attribuerez !… Soyez fidèle à monseigneur ; s’il faiblit, lui, prenez-vous-en à moi.

TROYLUS, à Cressida.

Vous connaissez maintenant vos otages : la parole de votre oncle et ma foi inébranlable !

PANDARUS.

Oh ! je donne ma parole pour elle aussi ; dans notre famille, on est longtemps avant de se laisser gagner ; mais, une fois gagné, on est constant. Nous sommes de vraies ancres, je puis vous le dire ; nous nous accrochons où nous sommes jetés.

CRESSIDA.

— La hardiesse me vient à présent et me donne du cœur. — Prince Troylus, voilà bien des tristes mois — que je vous aime nuit et jour.

TROYLUS.

— Pourquoi donc ma Cressida a-t-elle été si lente à se laisser gagner ?

CRESSIDA.

— Lente à paraître gagnée, soit ; mais j’ai été gagnée, monseigneur, — dès le premier regard que… Pardonnez-moi… — Si j’avoue trop, vous ferez avec moi le tyran. — Je vous aime à présent, mais pas au point, jusqu’à présent, — de n’avoir pu maîtriser mon amour… Eh bien, non, je mens. — Mes pensées étaient comme des enfants dissipés, devenus — trop entêtés pour leur mère. Voyez, les folles que nous sommes ! — Pourquoi ai-je bavardé ? Qui sera loyal envers nous, — quand nous sommes si indiscrètes envers nous-même ? — Tout en vous aimant bien, je ne vous faisais pas d’avance ; — mais, en réalité, je désirais être homme, — ou que du moins les femmes eussent le privilége qu’ont les hommes — de parler en premier. Doux ami, dites-moi de retenir ma langue ; — car, dans cette extase, je dirais sûrement — la chose dont je me repentirais. Voyez, voyez, votre silence, — adroitement muet, arrache à ma faiblesse — l’âme de mon secret. Fermez-moi la bouche.

TROYLUS.

— J’obéis, malgré la suave musique qui en sort.

Il la baise sur les lèvres.
PANDARUS.

— Joli, ma foi !

CRESSIDA.

— Monseigneur, pardonnez-moi, je vous en supplie. — Ce n’était pas mon intention de mendier ainsi un baiser. — Je suis confuse… cieux ! qu’ai-je fait ? — Pour cette fois je vous fais mes adieux, monseigneur !

TROYLUS.

— Vos adieux, charmante Cressida ?

PANDARUS.

— Vos adieux ! si vous les faites avant demain matin !…

CRESSIDA, à Troylus.

— Je vous en prie, résignez-vous.

TROYLUS.

Qu’est-ce qui vous offense ici, madame ?

CRESSIDA.

— Ma propre présence, seigneur.

TROYLUS.

Vous ne pouvez pas vous éviter — vous-même.

CRESSIDA.

Laissez-moi essayer en partant. — J’ai une sorte de moi-même qui reste avec vous, — mais un moi-même si méchant qu’il s’abandonne soi-même — pour être le jouet d’un autre… Je voudrais être partie ! — Où est donc ma raison ?… Je ne sais ce que je dis.

TROYLUS.

On sait bien ce qu’on dit quand on parle si spirituellement.

CRESSIDA.

— Vous pourriez croire, monseigneur, que j’ai montré plus de sagacité que d’amour, — et que je ne me suis laissée aller à tant d’aveux — que pour jeter l’amorce de vos confidences. — Mais, vous le savez, on n’est sensé que — quand on n’est pas amoureux : être sensé et aimer, c’est chose impossible à l’homme ; cela est réservé aux dieux là-haut !

TROYLUS.

— Ô ! si je croyais possible à une femme, — (et, si cela est possible, je veux l’espérer de vous), — d’entretenir à jamais le flambeau et les feux de son amour — et de conserver dans sa fraîcheur et dans sa force une fidélité — qui puisse survivre à la beauté extérieure par une pensée — plus prompte à rajeunir que le sang à vieillir ! oh ! — si, grâce à cette conviction, j’étais persuadé — que ma sincérité, ma constance envers vous — puissent rencontrer, pour leur faire équilibre, — un amour aussi raffiné et aussi pur, — combien alors je serais ravi ! Mais, hélas ! — je suis aussi fidèle que la fidélité la plus ingénue, — et aussi ingénue que la plus enfantine fidélité !

CRESSIDA.

— En cela je rivaliserai avec vous.

TROYLUS.

Ô vertueux combat, — quand la loyauté lutte avec la loyauté à qui sera la plus loyale ! — Dans les temps à venir, les amoureux fidèles — jureront de leur fidélité par Troylus ; quand leur poésie, — pleine de protestations, de serments et de grandes comparaisons, — sera à bout d’images, quand leur fidélité sera lasse de répéter — qu’elle est fidèle comme l’acier, fidèle comme le plantagenêt à la lune, — comme le soleil au jour, comme la tourterelle à son mâle, — comme le fer à l’aimant, comme la terre au centre, — en bien, après toutes ces comparaisons, la fidélité — me citera comme son auteur authentique, — et ces mots. Fidèle comme Troylus, couronneront son vers — et sanctifieront ses nombres.

CRESSIDA.

Puissiez-vous être prophète ! — Si je suis infidèle, si ma constance dévie d’un cheveu, — qu’un jour, quand le temps se sera oublié lui-même à force de vieillir, — quand les gouttes d’eau auront usé les pierres de Troie, — quand l’aveugle oubli aura dévoré des cités — et que de puissants États, restés sans monument, se seront émiettés — dans la poussière du néant ; qu’alors la mémoire humaine — revienne, de faussetés en faussetés, au milieu des amantes perfides, — dénoncer ma fausseté ! Oui, quand tous auront dit : Fausse — comme l’air, comme l’onde, comme le vent, comme le sable, — comme le renard à l’agneau, comme le loup au veau, — le léopard à la biche, ou la marâtre à son fils, — qu’alors, pour atteindre la fausseté au cœur, tous ajoutent : — Fausse comme Cressida ! —

PANDARUS.

Allons, voilà un marché conclu ; scellez-le, scellez-le, je serai le témoin.

À Troylus.

Donnez-moi votre main ; votre main, ma nièce ! Si jamais vous devenez infidèles l’un à l’autre, après les peines que j’ai prises pour vous réunir ensemble, que tous les pauvres entremetteurs soient appelés de mon nom jusqu’à la fin du monde, qu’on les traite de Pandarus ! Que tous les hommes inconstants soient des Troylus, toutes les femmes infidèles des Cressidas, et tous les entremetteurs des Pandarus ! Dites : Amen !

TROYLUS.

Amen !

CRESSIDA.

Amen !

PANDARUS.

Amen ! Sur ce, je vais vous montrer votre chambre. Pour que le lit ne parle pas de vos jolis combats, pressez-le à mort. Allons !

Qu’amour donne céans à nos belles discrètes
Chambre, lit et pendard pour préparer leurs fêtes !

Ils sortent (13).

SCÈNE IX.
[Le camp grec. On aperçoit la tente d’Achille.]
Entrent Agamemnon, Ulysse, Diomède, Nestor, Ajax, Ménélas et Calchas.
CALCHAS.

Aujourd’hui, princes, pour les services que je vous ai rendus, — l’occasion m’invite hautement — à réclamer une récompense : réfléchissez — que, grâce à ma prescience des choses futures, — j’ai abandonné Troie, renoncé à mes possessions, — encouru le nom de traître ; — j’ai laissé des biens certains et réels — pour m’exposer à une fortune douteuse ; j’ai rompu avec tout — ce que le temps, les relations, l’habitude et le rang — avaient assorti et rendu familier à ma nature ; — et en m’expatriant pour vous être utile, je suis devenu — comme nouveau au monde, étranger et solitaire. — Je vous supplie donc de m’accorder — maintenant une légère faveur comme un avant-goût — des nombreux bienfaits qui sont enregistrés dans vos promesses — et que vous dites réservés à mon avenir.

AGAMEMNON.

— Que veux-tu de nous, Troyen ? fais ta demande.

CALCHAS.

— Vous avez un prisonnier troyen, nommé Anténor, — pris d’hier ; Troie tient beaucoup à lui. — Vous avez souvent (et souvent je vous en ai remerciés) — demandé l’échange de ma Cressida contre quelque important captif, — et Troie a toujours refusé. Mais cet Anténor, — je le sais, tient la clef de leurs affaires, — et toutes leurs négociations sont dérangées, — s’il n’est pas là pour les raccorder : ils vous donneraient presque — un prince du sang, un fils de Priam, — en échange de lui. Qu’il soit donc renvoyé, grands princes, — et il sera la rançon de ma fille ; et la présence de Cressida paiera — de toutes les peines qu’il s’est données — votre serviteur reconnaissant.

AGAMEMNON.

Que Diomède conduise Anténor, — et ramène ici Cressida ; Calchas aura — ce qu’il nous demande… Bon Diomède, équipez-vous comme il faut pour cette ambassade ; — vous vous informerez en même temps si Hector veut toujours — qu’on réponde demain à son défi. Ajax est prêt.

DIOMÈDE.

— Je ferai tout cela ; et — je suis tout fier d’en être chargé.

Sortent Diomède et Calchas.
Achille apparaît avec Patrocle à l’entrée de sa tente.
ULYSSE, à Agamemnon.

— Achille est à l’entrée de sa tente… — Si vous m’en croyez, général, vous passerez froidement devant lui, — comme si vous ne le reconnaissiez pas, et tous les — princes que voici — jetteront sur lui un regard négligent et vague. — J’arriverai le dernier. Il est probable qu’il me demandera — pourquoi tous ces yeux se sont tournés sur lui si dédaigneusement. — Dans ce cas, j’ai en réserve une potion d’ironie — que j’interposerai entre votre froideur et son orgueil, — et qu’il ne demandera pas mieux que d’avaler. — Cela pourra lui faire du bien. L’orgueil n’a pas d’autre glace — où se voir que l’orgueil ; car la souplesse du genou — entretient l’arrogance et donne à l’orgueilleux ses honoraires.

AGAMEMNON.

— Nous allons exécuter votre idée, et affecter — un air d’indifférence en passant devant sa tente. — Que chaque seigneur en fasse autant ; que nul ne le salue, — si ce n’est d’une façon dédaigneuse dont il sera plus contrarié — que si nul ne le regardait. Je vais ouvrir la marche.

Il s’avance avec Nestor vers la tente d’Achille.
ACHILLE.

— Ah ! est-ce que le général vient me parler ? — Vous connaissez ma résolution ; je ne veux plus combattre contre Troie.

AGAMEMNON.

— Que dit Achille ? Désire-t-il quelque chose de nous ?

NESTOR, s’approchant d’Achille.

— Désirez-vous quelque chose du général, monseigneur ?

ACHILLE.

— Non.

NESTOR, à Agamemnon.

Rien, monseigneur.

AGAMEMNON.

Tant mieux.

Agamemnon et Nestor sortent.
ACHILLE, à Ménélas qui passe.

— Bonjour, bonjour.

MÉNÉLAS.

Comment va ? comment va ?

Ménélas sort.
ACHILLE.

Quoi ! est-ce que ce cocu me dédaigne ?

AJAX, passant.

Ça va bien, Patrocle ?

ACHILLE.

— Bonjour, Ajax,

AJAX.

Hein ?

ACHILLE.

Bonjour.

AJAX.

Oui, et bonsoir aussi.

Ajax sort.
ACHILLE.

— Que veulent dire ces gaillards-là ? Est-ce qu’ils ne reconnaissent pas Achille ?

PATROCLE.

— Ils passent d’un air indifférent ; eux qui avaient l’habitude de se courber — devant Achille, de lui envoyer en avant leurs sourires, — et de venir à lui aussi humbles que s’ils approchaient — des saints autels !

ACHILLE.

Eh quoi ! suis-je devenu pauvre dernièrement ? — Il est certain — que, lorsque la grandeur a contre elle la fortune, — elle a contre elle les hommes aussi. Ce qu’il est, le déchu — le lit dans les yeux des hommes aussitôt — qu’il le sent par sa chute même : les hommes sont des papillons qui n’étalent — qu’aux beaux jours leurs ailes veloutées. — Dans l’homme, ce n’est pas l’homme même — qu’on honore ; ce qu’on honore, ce sont les honneurs — qui sont en dehors de lui, le rang, la richesse, le crédit, — prix du hasard aussi souvent que du mérite. — Ce sont là des étais glissants : quand ils tombent, — l’affection, qui s’appuyait sur eux, glisse aussi — et, entraînée en même temps qu’eux, — elle meure de leur chute. Mais je n’en suis pas là : — la fortune et moi nous sommes amis ; j’ai gardé — pleinement tout ce que je possédais, — excepté les sourires de ces hommes. Il paraît qu’ils ont découvert — en moi quelque chose qui me rend indigne des riches attentions — qu’ils m’ont si souvent accordées.

Ulysse s’avance les yeux fixés sur un papier.

Voici Ulysse. Je vais interrompre sa lecture… — Eh bien, Ulysse !

ULYSSE.

Eh bien, grand fils de Thétis ?

ACHILLE.

— Que lisez-vous là ?

ULYSSE.

Une lettre d’un étrange gaillard. — Il m’écrit que l’homme, quelque richement partagé qu’il soit, — quels que soient ses attributs extérieurs ou intérieurs, — ne peut se vanter d’avoir ce qu’il a, — et n’a le sentiment de ce qu’il possède, que par réflexion. — Ainsi ses vertus rayonnent leur chaleur sur d’autres — qui à leur tour la renvoient à celui — dont elle émane.

ACHILLE.

Cela n’a rien d’étrange, Ulysse. — La beauté qui se porte ici, sur le visage, — est ignorée du porteur lui-même, et n’a d’éclat — qu’aux yeux des autres ; l’œil lui-même, — cet agent le plus pur de la sensation, ne se voit pas lui-même, — puisqu’il ne peut sortir de lui-même ; mais deux yeux qui se rencontrent — se saluent l’un l’autre de leur image respective. — Car la contemplation ne se retourne pas sur elle-même — avant d’avoir voyagé et de s’être mariée à un objet — où elle se voit. Cela n’est pas étrange du tout.

ULYSSE.

— Je ne me récrie pas à ces prémisses — (elles ne sont pas nouvelles), mais seulement à la conclusion de l’auteur. — Dans son raisonnement, il déclare expressément — que nul homme n’est en possession de rien, — quelque valeur qu’il y ait en lui ou hors de lui, — avant d’avoir fait part à autrui de ses qualités, — et que lui-même n’en a pas idée — avant de les avoir vues se développer dans l’applaudissement — qui leur fait écho : pareil à la voûte qui répercute — la voix, ou à une porte d’acier qui, — placée vis-à-vis du soleil, reçoit et renvoie — son image et sa chaleur. J’ai été très-frappé de cela ; — et j’ai pensé immédiatement à Ajax inconnu. — Ciel ! quel homme, me suis-je dit ! Un vrai cheval — qui ne sait pas ce qu’il porte. Ô nature, combien il y a de choses — qui, abjectes dans l’opinion, sont précieuses à l’usage ! — Combien il y en a, en revanche, de précieuses à l’opinion, — qui sont pauvres en mérite ! Peut-être verrons-nous demain, — pour un succès que le hasard lui aura jeté, — Ajax acclamé. Ô ciel, faut-il que certains hommes fassent — ce qu’auraient du faire d’autres ! — que certains hommes se faufilent dans le palais de la capricieuse Fortune, — tandis que d’autres sont là, sous ses yeux même, à faire les idiots ! — et qu’un homme mange à même la gloire d’un autre, — tandis que la gloire s’enivre de sa vanité ! — Voyez ces seigneurs grecs ! en bien, les voilà déjà — qui frappent sur l’épaule ce lourdaud d’Ajax, comme si son pied était déjà sur la poitrine du brave Hector, — et comme si la grande Troie croulait !

ACHILLE.

Je crois bien cela, car ils ont passé près de moi — comme des avares devant un mendiant, sans m’accorder — un mot ni un regard bienveillant. Quoi ! mes actions sont-elles donc oubliées ?

ULYSSE.

— Monseigneur, le Temps a sur son dos une besace — où il recueille des aumônes pour l’Oubli, — ce monstre-géant d’ingratitude. — Ces rebuts, ce sont les bonnes actions passées, dévorées — aussitôt que faites, oubliées aussitôt — qu’accomplies. La persévérance seule, mon cher seigneur, — garde à l’honneur son éclat. Avoir fait, c’est rester — hors de mode, pendu comme une cotte de mailles rouillée — à quelque panoplie dérisoire. Mettez-vous vite en marche ; — car la gloire chemine dans un défilé si étroit — qu’un seul y peut marcher de front. Gardez bien le sentier. Car l’émulation a mille fils — qui vous suivent un à un. Si vous lâchez pied — ou si vous vous détournez de la voie directe, — vite, avec l’emportement d’une marée, ils se précipitent tous — et vous laissent en arrière. — Vous êtes comme un vaillant cheval tombé au premier rang — et devenu le marchepied de l’abjecte arrière-garde — qui le foule et l’écrase. Ainsi, ce qu’ils font dans le présent, — quoique moindre que vos actes passés, les domine nécessairement. — Le temps est comme un hôte de bonne maison — qui serre légèrement la main aux convives partants, — et, comme s’ils voulaient s’enfuir, dans ses bras pressés — étreint les nouveaux venus. Le bonjour sourit toujours, — et l’adieu s’en va soupirant. Oh ! que le mérite — ne prétende jamais — à la rémunération de ce qu’il a été ! — Car la beauté, l’esprit, la haute naissance, la vigueur du corps, les services rendus, — l’amour, l’amitié, la charité, tout est sujet — à l’envie et à la calomnie du temps. Il est — un trait de nature qui fait tous les hommes parents, — c’est que tous, d’une voix unanime, vantent les hochets nouveaux-nés, — bien qu’ils soient faits et formés de choses vieillies, — et que tous ils apprécient plus la poussière, sous une légère dorure, que l’or sous une couche de poussière. — Le regard présent admire l’objet présent. — Ne t’étonne donc pas, toi, homme grand et complet, — que tous les Grecs se mettent à adorer Ajax, — puisque les choses en mouvement attirent plutôt le regard — que ce qui ne bouge pas. L’acclamation allait jadis à toi, — et elle pourrait toujours y aller ; oui, elle le pourrait encore, — si tu ne voulais pas t’ensevelir vivant, — et rengainer ta réputation dans ta tente, — toi, dont les glorieux exploits, accomplis naguère dans ces plaines, — provoquaient des scissions jalouses parmi les dieux eux-mêmes — et mettaient le grand Mars en révolte !

ACHILLE.

Ma retraite — a pour elle de fortes raisons.

ULYSSE.

Mais elle a contre elle — des raisons plus puissantes et plus héroïques. — Il est connu, Achille, que vous êtes amoureux — d’une des filles de Priam.

ACHILLE.

Comment ! connu !

ULYSSE.

— Qu’a cela détonnant ? — Il est dans un gouvernement vigilant une providence — qui connaît presque jusqu’au dernier grain tout l’or de Plutus, — qui trouve le fond des gouffres incommensurables, — qui prend place à côté de la pensée, et, presque comme les dieux, — dévoile les idées dans leurs berceaux muets. — Il y a dans l’âme d’un État une force mystérieuse dont l’histoire — n’a jamais osé s’occuper, et dont l’opération surhumaine — est inexprimable à la parole ou à la plume. — Tous les rapports que vous avez eus avec Troie — nous sont aussi parfaitement familiers qu’à vous-même, monseigneur. — Et il siérait bien mieux à Achille — de venir à bout d’Hector que de Polixène. — Quelle douleur aura le jeune Pyrrhus, au pays natal, — quand la renommée sonnera sa fanfare dans nos îles, — et que toutes les filles grecques chanteront en dansant :

De la sœur d’Hector, soit ! Achille est le vainqueur ;
Mais c’est le grand Ajax qui frappe Hector au cœur !

— Adieu, Monseigneur ; je vous parle en ami ; — un fou glisse sur la glace que vous devriez rompre.

Il sort.
PATROCLE.

— Je vous ai souvent conseillé dans ce sens, Achille. Une femme devenue impudente et masculine — n’est pas plus honnie qu’un homme efféminé — dans un temps d’action. C’est moi qu’on accuse de tout ceci. On s’imagine que c’est mon peu de goût pour la guerre — et votre grande affection pour moi qui vous retiennent ainsi. — Cher, redressez-vous ; et le faible et voluptueux Cupidon — détachera de votre cou son amoureux collier, et comme une goutte d’eau secouée de la crinière du lion, — disparaîtra dans l’air impalpable.

ACHILLE.

Est-ce qu’Ajax se battra avec Hector ?

PATROCLE.

— Oui, et, peut-être, en recueillera-t-il grand honneur.

ACHILLE.

— Je le vois, ma réputation est en péril ; — ma gloire est frappée au vif.

PATROCLE.

Oh ! prenez-y donc garde. — Elles guérissent mal, les blessures qu’on se fait soi-même. — L’omission de ce qui est nécessaire — scelle le blanc-seing du danger, — et le danger, comme la fièvre, noirs atteint subtilement à l’instant même où nous sommes nonchalamment assis au soleil.

ACHILLE.

— Va me chercher Thersite, mon doux Patrocle ; — j’enverrai le bouffon à Ajax pour le prier — d’inviter les chefs troyens à venir, après le combat, — nous voir ici sans armes. J’ai un caprice de femme, — un désir maladif — de voir le grand Hector dans ses habits de paix, — de causer avec lui, et de contempler son visage — à plein regard… Voici qui t’épargne une peine.

Entre Thersite.
THERSITE.

— Un prodige !

ACHILLE.

Quoi donc ?

THERSITE.

Ajax va et vient dans la plaine en se cherchant.

ACHILLE.

Comment ça ?

THERSITE.

Il doit avoir demain un combat singulier avec Hector, et l’héroïque raclée qu’il va recevoir le rend si prophétiquement fier, qu’il extravague sans rien dire.

ACHILLE.

Est-il possible ?

THERSITE.

Oui, il se pavane comme un paon : un pas, puis une pause ; il rumine comme une hôtesse qui n’a d’autre arithmétique que sa tête pour établir ses comptes ; il se mord la lèvre d’un air politique, comme s’il se disait : « Il y a de l’esprit dans cette tête-là : s’il voulait sortir ! » Et il y en a en effet ; mais il couve en lui aussi froidement que le feu dans un caillou ; pour qu’il se montre, il faut le frapper. Cet homme-là est perdu sans retour ; car, si Hector ne lui casse pas le cou dans le combat, il se le cassera lui-même par vaine gloire. Il ne me reconnaît plus. Je lui dis : Bonjour, Ajax, et il me répond : Merci, Agamemnon. Que pensez-vous d’un homme qui me prend pour le général ? Il est passé à l’état de poisson de terre, d’être sans nom, de monstre. Foin de la renommée ! un homme peut la porter, comme un justaucorps de cuir, à l’envers aussi bien qu’à l’endroit.

ACHILLE.

Il faut que tu sois mon ambassadeur auprès de lui, Thersite.

THERSITE.

Qui, moi ? Mais il ne veut répondre à personne ; il fait profession de ne pas répondre ; parler est bon pour les gueux : lui, il porte sa langue à bras tendu. Je vais mimer sa personne ; que Patrocle me fasse les demandes ; vous allez voir la représentation d’Ajax.

ACHILLE.

Parle-lui, Patrocle ; dis-lui que je demande humblement au vaillant Ajax d’inviter le très-valeureux Hector à venir désarmé dans ma tente, et de lui obtenir un sauf-conduit du magnanime, du très-illustre et six ou sept fois honorable capitaine général de l’armée grecque, Agamemnon, etc. Va.

PATROCLE, se tournant vers Thersite.

Que Jupiter bénisse le grand Ajax !

THERSITE.

Humph !

PATROCLE.

Je viens de la part du digne Achille…

THERSITE.

Ha !

PATROCLE.

Qui vous demande très-humblement d’inviter Hector à venir dans sa tente…

THERSITE.

Humph !

PATROCLE.

Et de lui obtenir un sauf-conduit d’Agamemnon.

THERSITE.

Agamemnon ?

PATROCLE.

Oui, monseigneur.

THERSITE.

Ha !

PATROCLE.

Que dites-vous à cela ?

THERSITE.

Dieu soit avec vous ! de tout mon cœur !

PATROCLE.

Votre réponse, seigneur ?

THERSITE.

Si demain il fait beau, vers les onze heures, ça tournera d’un côté ou de l’autre ; en tout cas, il me paiera cher avant de m’avoir.

PATROCLE.

Votre réponse, seigneur ?

THERSITE.

Portez-vous bien ! De tout mon cœur !

ACHILLE.

Bah ! il n’est pas à ce diapason-là, n’est-ce pas ?

THERSITE.

Non ; mais il a perdu le diapason. Quelle musique il y aura en lui quand Hector lui aura fait sauter la cervelle, c’est ce que je ne sais pas ; mais je suis sûr qu’il n’y en aura pas, à moins que le ménétrier Apollo ne lui enlève les nerfs pour en faire les cordes de son violon.

ACHILLE.

Allons, tu vas lui remettre une lettre tout de suite.

THERSITE.

Faites-m’en porter une autre pour son cheval ; car des deux, c’est l’animal le plus capable.

ACHILLE.

— Mon esprit est trouble comme une fontaine remuée, — et moi-même je n’en vois pas le fond. —

Sortent Achille et Patrocle.
THERSITE, suivant des yeux Achille.

Je voudrais que la fontaine de ton esprit redevînt claire, j’y mènerais boire un âne ! J’aimerais mieux être l’acarus d’un mouton, qu’un si vaillant ignare !

Il sort.

SCÈNE X.
[Troie. Une rue.]
Il fait nuit. Arrivent d’un côté Énée et un Valet, portant une torche ; de l’autre, Paris, Déiphobe, Anténor, Dioméde, et d’autres personnages, portant des torches.
PARIS, à Diomède.

— Oh ! voyez donc ! qui est là ?

DÉIPHOBE.

C’est le seigneur Enée.

ÉNÉE, dévisageant Paris.

— Est-ce là le prince en personne ? — Si j’avais, pour rester couché, d’aussi bonnes raisons — que vous, prince Pâris, il ne faudrait rien moins qu’une mission céleste — pour m’arracher à la société de ma compagne de lit.

DIOMÈDE.

— C’est aussi mon opinion… Salut, seigneur Énée.

PÂRIS.

— Prenez cette main, Énée. C’est un vaillant Grec ! — Témoin votre langage, alors que — vous racontiez comment, toute une semaine, Diomède — vous avait hanté sur le champ de bataille.

ÉNÉE.

Bonne santé à vous, vaillant sire, — tant que s’interposera la trêve pacifique ; — mais, quand je vous retrouverai sous les armes, à vous le plus sombre défi — que l’âme puisse concevoir ou le courage exécuter !

DIOMÈDE.

— Diomède accepte l’un et l’autre souhait. — Notre sang est calme à présent ; tant qu’il le sera, bonne santé à toi ! — Mais, dès que le combat et l’occasion se rallieront, — par Jupiter, j’irai à la chasse de ta vie, — avec toute ma force, tout mon élan, toute mon adresse.

ÉNÉE.

— Et tu chasseras un lion qui fuira — avec sa face sur toi… Pour le moment, en toute cordialité humaine, — sois le bienvenu à Troie ! Oui, par la vie d’Anchise, — sois le bienvenu ! J’en jure par la main de Vénus, — nul homme vivant ne peut aimer — plus complètement l’être qu’il espère tuer.

DIOMÈDE.

— Nous sympathisons… Jupiter ! laisse vivre Énée — durant mille révolutions de soleil, — si sa fin n’est pas une gloire destinée à mon épée ; — mais, si elle doit être l’honneur de ma vaillance, qu’il meure — avec une blessure à chaque jointure, et cela, dès demain !

ÉNÉE.

— À présent nous nous connaissons bien.

DIOMÈDE.

— Oui, et il nous tarde de nous connaître pire.

PÂRIS.

— Voici l’accueil le plus hostilement cordial, l’affection la plus noblement haineuse, dont j’aie ouï parler.

À Énée.

— Quelle affaire avez-vous de si bon matin, messire ?

ÉNÉE.

— Le roi m’a envoyé chercher. Pourquoi, je ne sais pas.

PÂRIS.

— Vous rencontrez ses ordres en chemin. Il s’agit de conduire ce Grec — à la maison de Calchas, et là, de lui livrer — la belle Cressida en échange d’Anténor. — Accordez-nous votre compagnie, ou même, s’il vous plaît, courez là-bas en avant de nous. Je crois positivement, ou plutôt je suis parfaitement certain, — que mon frère Troylus loge là cette nuit. — Réveillez-le, et donnez-lui avis de notre visite — et de tout ce qui la détermine. J’ai peur — que nous ne soyons bien mal venus.

ÉNÉE.

Pour cela, je vous l’assure. — Troylus aimerait mieux voir Troie emportée en Grèce — que Cressida emportée de Troie.

PÂRIS.

On n’y peut rien. — Un caprice cruel du temps — l’a voulu ainsi. Allez, seigneur, nous vous suivons.

ÉNÉE.

Salut à tous !

Il s’éloigne.
PÂRIS.

— Ah çà ! dites-moi, noble Diomède, — dites-moi sincèrement, — dans tout l’épanchement d’une bonne camaraderie, — lequel, selon vous, mérite le mieux la belle Hélène, — moi ou Ménélas ?

DIOMÈDE.

Tous les deux également. — Il mérite bien de l’avoir, lui qui vient la chercher, — sans prendre scrupule de ses souillures, — à travers cet enfer de peines et ce monde d’épreuves ; — et vous méritez aussi bien de la garder, vous qui, pour sa défense, — sans être rebuté par le goût de son déshonneur, — faites un si coûteux sacrifice de trésors et d’amis. — Lui, comme un cocu larmoyant, il désire boire — la lie et le restant d’une liqueur fade et éventée ; — et vous, comme un libertin, vous vous plaisez — à engendrer vos héritiers dans des flancs éreintés. — À ne peser que vos deux mérites, l’un balance l’autre ; — mais lui, avec ce qu’il porte, il aurait le plus de poids pour une putain.

PÂRIS.

— Vous êtes trop amer pour une compatriote.

DIOMÈDE.

— C’est elle qui est amère à son pays. Écoutez-moi, Pâris. — Pour chaque goutte impure qu’il y a dans ses veines de prostituée, — la vie d’un Grec s’est éteinte ; pour chaque scrupule — que pèse sa charogne salie, — un Troyen a été tué ! Depuis qu’elle a pu parler, — elle n’a pas proféré autant de mots intelligibles — qu’il y a de Grecs et de Troyens morts pour elle.

PÂRIS.

— Beau Diomède, vous faites comme les chalands, — vous dépréciez l’objet que vous désirez acheter ; — mais nous, nous maintenons sa valeur en silence : — nous ne voulons pas vanter ce que nous ne voulons pas vendre. — Voici notre chemin.

Ils sortent.

SCÈNE XI.
[Une cour devant la maison de Pandarus.]
Le jour se lève. Arrivent Troylus et Cressida.
TROYLUS.

— Chère, ne vous dérangez pas ; la matinée est froide.

CRESSIDA.

— Maintenant, mon doux seigneur, je vais appeler mon oncle ; — il ouvrira les portes.

TROYLUS.

Ne le dérangez pas, — Au lit ! au lit ! Que le sommeil tue ces jolis regards, — et donne à tes sens un calme aussi doux — qu’un sommeil d’enfant, vide de toute pensée.

CRESSIDA.

Adieu, alors.

TROYLUS.

— Je t’en prie, recouche-toi.

CRESSIDA.

Est-ce que vous êtes fatigué de moi ?

TROYLUS.

— Ô Cressida ! si le jour affairé, — éveillé par l’alouette, n’avait pas fait lever les corneilles lascives, — si la nuit rêveuse consentait à voiler nos joies plus longtemps, je — ne m’en irais pas de toi.

CRESSIDA.

La nuit a été trop rapide.

TROYLUS.

— Damnée sorcière ! elle s’attarde près des créatures venimeuses — avec une patience infernale, mais elle fuit les étreintes de l’amour — avec des ailes plus promptes et plus instantanées que la pensée !… — Vous attraperez froid, et puis vous me maudirez.

CRESSIDA.

— Je t’en prie, attends un peu… Vous autres hommes, vous ne voulez jamais attendre… — folle Cressida !… j’aurais pu résister encore, — et alors vous auriez bien attendu. — Écoutez, quelqu’un ! —

PANDARUS, de l’intérieur.

Quoi ! toutes les portes sont donc ouvertes ici ?

TROYLUS.

— C’est votre oncle.

Arrive Pandarus.
CRESSIDA.

— Peste soit de lui ! Il va recommencer ses plaisanteries. — Quelle vie je vais avoir !

PANDARUS.

Eh bien ! en bien ! où en sont les pucelages ? Vous voilà, ma vierge ! Où en est ma nièce Cressida ?

CRESSIDA.

— Allez vous faire pendre, méchant oncle moqueur. — Vous m’entraînez à faire, et puis vous me narguez.

PANDARUS.

À faire quoi ? à faire quoi ?… qu’elle dise quoi ! que l’ai-je entraînée à faire ?

CRESSIDA.

— Allons, allons ; maudit cœur que vous êtes ! vous ne serez jamais sage — et vous ne permettrez pas aux autres de l’être.

PANDARUS.

Ha ! ah !… Hélas, pauvre enfant ! pauvre petite caboche ! tu n’as pas dormi cette nuit ? Il n’a pas voulu, le méchant homme, te laisser dormir ? Qu’un loup-garou l’emporte !

On frappe à la porte.
CRESSIDA, à Troylus.

— Ne vous l’avais-je pas dit ? Je voudrais que ce fût sur sa tête qu’on cognât !

À Pandarus.

— Qui donc est à la porte ? bon oncle, allez voir.

À Troylus.

— Monseigneur, rentrez dans ma chambre ; — vous souriez d’un air moqueur, comme si j’avais une intention maligne.

TROYLUS.

Hé ! hé !

CRESSIDA.

— Vous vous trompez, allez, je ne pense pas à ça.

Les coups redoublent.

— Comme on frappe fort ! je vous en prie, rentrons ; — je ne voudrais pas pour la moitié de Troie qu’on vous vît ici. —

Troylus et Cressida rentrent dans la maison. Les coups continuent.
PANDARUS, à la porte.

Qui est là ? Qu’y a-t-il ? Voulez-vous donc enfoncer la porte ? Eh bien ! qu’y a-t-il ?

Entre Énée.

— Bonjour, seigneur, bonjour.

PANDARUS.

— Qui est là ? Monseigneur Énée ? Sur ma parole, — je ne vous reconnaissais pas. Quelle nouvelle apportez-vous de si bonne heure ?

ÉNÉE.

— Est-ce que le prince Troylus n’est pas ici ?

PANDARUS.

Ici ! que ferait-il ici ?

ÉNÉE.

— Allons, il est ici, seigneur, ne le niez pas ; — il est fort important pour lui que je lui parle.

PANDARUS.

Il est ici, dites-vous ? C’est plus que je n’en sais, je vous jure… Pour ma part, je suis rentré très-tard. Que ferait-il ici ?

ÉNÉE.

Lui ! Rien… Allons, allons, vous lui faites du tort sans le savoir. En voulant lui être fidèle, vous le trahissez. Soit ! ne sachez rien de lui, mais allez toujours le chercher. Allez !

Au moment où Pandarus se dirige vers la maison, Troylus paraît.
TROYLUS.

— Eh bien ! de quoi s’agit-il ?

ÉNÉE.

— Monseigneur, j’ai à peine le temps de vous saluer, — tant mon message est pressé. Je précède de quelques pas — votre frère Pâris, Deiphobe, — le Grec Diomède et notre Anténor — qui nous est rendu ; en échange de celui-ci, il va falloir — que, sur l’heure, avant le premier sacrifice, — nous remettions entre les mains de Diomède — madame Cressida.

TROYLUS.

La chose est ainsi décidée ?

ÉNÉE.

— Par Priam et tout le conseil de Troie. — Les autres arrivent pour la mettre à exécution.

TROYLUS, à part.

— Comme mon triomphe se moque de moi !…

Haut à Énée.

— Je vais au-devant d’eux. Ah ! vous savez, seigneur Énée, — nous nous sommes rencontrés par hasard ; vous ne m’avez pas trouvé ici.

ÉNÉE.

— C’est bon, monseigneur, c’est bon ; les secrets de la nature — ne sont pas plus taciturnes que moi. —

Troylus et Énée sortent.
PANDARUS.

Est-il possible ? Perdue aussitôt que gagnée ! Que le diable emporte Anténor ! Le jeune prince en deviendra fou. Peste soit d’Anténor ! Je voudrais qu’on lui eût cassé le cou.

Arrive Cressida.
CRESSIDA.

— Eh bien, que se passe-t-il ? Qui donc était ici ?

PANDARUS.

Ah ! ah !

CRESSIDA.

— Pourquoi soupirez-vous si profondément ? Où monseigneur est-il allé ? — Dites-moi, cher oncle, que se passe-t-il ?

PANDARUS.

Je voudrais être aussi bas sous terre que je suis haut dessus.

CRESSIDA.

Ô dieux ! que se passe-t-il ?

PANDARUS.

Je t’en prie, rentre. Plût au ciel que tu ne fusses jamais née ! Je savais bien que tu serais sa mort. Oh ! pauvre seigneur ! Maudit Anténor !

CRESSIDA.

Mon bon oncle, je vous en supplie à genoux, je vous en supplie, que se passe-t-il ?

PANDARUS.

Il faut que tu partes, fillette, il faut que tu partes. Tu es échangée contre Anténor. Il faut que tu retournes à ton père et que tu quittes Troylus. Ce sera sa mort ; ce sera sa ruine ; il ne pourra pas supporter cela.

CRESSIDA.

— Ô dieux immortels !… je ne m’en irai pas.

PANDARUS.

Tu le dois.

CRESSIDA.

— Je ne le veux pas, mon oncle. J’ai oublié mon père. — J’ignore le sentiment de la famille. — Pas de parent, pas d’affection, pas de sang, pas d’âme qui soit aussi proche de moi — que mon doux Troylus !… Ô vous, dieux du ciel ! — faites du nom de Cressida la couronne de la fausseté — si jamais elle abandonne Troylus ! Temps, violence, et toi, mort ! — faites à ce corps tous les outrages que vous voudrez ; — mais la base de mon amour est aussi ferme et aussi puissante que le centre de la terre, — qui attire tout à lui… Je vais rentrer et pleurer.

PANDARUS.

Va, va.

CRESSIDA.

— Et arracher mes beaux cheveux, et lacérer mes joues si vantées, — et briser ma voix limpide avec des sanglots, et rompre mon cœur — à crier : Troylus ! Je ne veux pas partir de Troie.

SCÈNE XII.
[Devant la maison de Pandarus.]
Arrivent Pâris, Troylus, Énée, Deiphobus, Anténor et Dioméde.
PÂRIS.

— Il est grand jour ; et l’heure fixée — pour la remettre à ce vaillant Grec — approche… Mon bon frère Troylus, — allez l’avertir de ce qu’elle a à faire, — et pressez-la.

TROYLUS.

Entrez dans la maison, — je vais l’amener immédiatement à ce Grec ; — et, au moment où je la remettrai entre ses mains, — ne voyez plus ici qu’un autel et dans votre frère Troylus — qu’un prêtre qui offre en sacrifice son propre cœur.

Il s’en va.
PÂRIS.

— Je sais ce que c’est que l’amour, — et je voudrais le consoler comme je le plains. — Veuillez entrer, Messeigneurs.

Ils s’en vont.

SCÈNE XIII.
[L’appartement de Cressida.]
Entrent Pandarus et Cressida.
PANDARUS.

Modérez-vous ! modérez-vous !

CRESSIDA.

— Que me parlez-vous de modération ? — La douleur que je ressens est aiguë, entière, complète, — et l’impression a toute la violence — de ce qui la cause. Comment puis-je la modérer ? Si je pouvais suspendre ma passion, — ou en affaiblir et en refroidir la dose, — je pourrais également alléger ma douleur. — Mais mon amour n’admet pas d’alliage diminuant, — pas plus que ma douleur, dans une perte si chère.

Entre Troylus.
PANDARUS.

Le voici ! le voici ! le voici ! ce pauvre cher canard !

CRESSIDA.

Ô Troylus ! Troylus !

PANDARUS.

Les deux font la paire ! Que je vous embrasse aussi ! Ô cœur, comme dit la belle chanson,

Ô cœur, cœur accablé.
Pourquoi soupires-tu sans t’ouvrir ?

À quoi la réponse :

Parce que je ne puis soulager ma douleur
Par expansion ni par parole.

Il n’y a jamais eu de rime plus vraie. Ne jetons rien au rebut, car un jour peut venir où nous avons besoin de vers pareils ; nous le voyons, nous le voyons… Eh bien, mes agneaux ?

TROYLUS.

— Cressida ! je t’aime d’une ardeur si pure, — que les dieux bienheureux, furieux de voir ma passion — plus fervente que la dévotion que — de froides lèvres jettent à leur divinité, t’enlèvent à moi.

CRESSIDA.

— Les dieux ont donc de l’envie ?

PANDARUS.

— Oui, oui, oui, oui ! La preuve est trop évidente.

CRESSIDA.

— Et est-il vrai qu’il faut que je quitte Troie ?

TROYLUS.

— C’est l’horrible vérité.

CRESSIDA.

Quoi ! et Troylus aussi ?

TROYLUS.

— Troie et Troylus.

CRESSIDA.

Est-il possible ?

TROYLUS.

— Et tout de suite. Le sort cruel — se refuse à nos adieux ; il précipite brusquement — tous les délais, il dérobe brutalement à nos lèvres — les récidives, il empêche violemment — nos étreintes de se fermer, il étrangle nos tendres vœux — aussitôt qu’ils naissent de notre souffle haletant ! — Nous deux qui au prix de tant de soupirs — nous sommes acquis l’un l’autre, il faut que nous nous revendions misérablement — au prix d’un triste murmure qu’on nous accorde à peine. — Le temps injurieux, avec la hâte d’un larron, — empile, on ne sait comment, les richesses qu’il nous vole. — Ces adieux, nombreux comme les astres au ciel, — que devait sceller un baiser à chaque palpitation, — il les entasse dans un vague adieu, — et il nous rationne à un seul baiser famélique — qui a le goût amer des larmes !

ÉNÉE, du dehors.

Monseigneur, la dame est-elle prête ?

TROYLUS.

Écoutez ! on vous appelle. On dit que le Génie — crie ainsi : Viens ! à celui qui doit vite mourir… —

À Pandarus.

— Dites-leur de prendre patience, elle va venir tout à l’heure. —

PANDARUS.

Où sont mes larmes ? Il faut de la pluie pour abattre cet orage-là, ou mon cœur va être déraciné.

Pandarus sort.
CRESSIDA.

— Il faut donc que j’aille auprès des Grecs ?

TROYLUS.

Pas de remède.

CRESSIDA.

— La triste Cressida au milieu des joyeux Grecs !… — Quand nous reverrons-nous ?

TROYLUS.

— Écoute-moi, mon amour. Sois-moi fidèle de cœur…

CRESSIDA.

— Moi fidèle ! comment ! quel est ce vilain soupçon ?

TROYLUS.

— Ah ! ménageons les gronderies, — car c’est le moment de la séparation. — Je ne te dis pas : Sois fidèle, comme si je doutais de toi ; — car je jetterais mon gant à la Mort elle-même, — pour soutenir que mon cœur est immaculé ; — si je t’ai dit : Sois fidèle, c’était pour conclure — par une promesse : Sois fidèle, — et j’irai te voir.

CRESSIDA.

— Oh ! vous vous exposez, monseigneur, à des dangers — aussi infinis qu’imminents ! Mais je serai fidèle.

TROYLUS.

— Eh bien, je me ferai l’ami du danger… Porte cette manchette.

CRESSIDA.

— Et vous, ce gant. Quand vous reverrai-je ?

TROYLUS.

— Je corromprai les sentinelles grecques, — pour te faire visite chaque nuit. — Mais sois fidèle.

CRESSIDA.

Ô ciel ! encore : sois fidèle !

TROYLUS.

— Écoute bien pourquoi je dis cela, amour. — Les jeunes Grecs sont pleins de qualités ; — leur amabilité se compose de talents naturels. — enflés et rehaussés par les arts et par l’éducation. — Quelle impression peuvent te faire la nouveauté et le charme de leurs personnes, — c’est une question, hélas ! qu’une sorte de pressentiment jaloux — (appelle-le, je te prie, une vertueuse erreur) — rend inquiétante pour moi.

CRESSIDA.

Ô ciel ! vous ne m’aimez pas !

TROYLUS.

— Qu’alors je meure scélérat ! — Ce que je mets en doute, ce n’est pas tant ta foi — que mon mérite. Moi, je ne sais pas chanter, — je ne sais pas enlever la volte à coups de talon, ni emmieller la conversation, — ni jouer à des jeux subtils ; autant de belles sciences — où les Grecs ont le plus de goût et de capacité. — Mais je puis vous dire que chacune de ces grâces — recèle un démon silencieux et insinuant — qui est habile aux tentations : ah ! ne te laisse pas tenter !

CRESSIDA.

— Croyez-vous que je le veuille ?

TROYLUS.

Non ; mais on peut faire ce qu’on ne veut pas — et parfois nous sommes des démons pour nous-mêmes, — quand nous tentons la fragilité de nos forces, — en présumant trop de leur changeant pouvoir.

ÉNÉE, du dehors.

— Eh bien, mon bon seigneur ?

TROYLUS.

Allons, un baiser, et séparons-nous !

PÂRIS, du dehors.

Frère ! Troylus !

TROYLUS.

Entrez, cher frère, — et amenez Énée et ce Grec avec vous.

CRESSIDA.

— Monseigneur, serez-vous fidèle !

TROYLUS.

— Qui ? moi ? hélas ? voilà mon vice, mon défaut, — Tandis que d’autres peuvent, à force d’astuce, pêcher une grande renommée, — moi, à force de sincérité, je n’attrape qu’une pure estime ! — Tandis que d’autres dorent avec art leur couronne de cuivre, — moi, avec franchise et simplicité, je porte la mienne toute nue. — Ne doute pas de ma fidélité ; la devise de mon caractère : — c’est simplicité et bonne foi. Voilà toute sa morale.

Entrent Énée, Pâris, Deiphobus et Diomède.
TROYLUS.

— Soyez le bienvenu, messire Diomède ! Voici la dame — que nous vous remettons en échange d’Anténor. — C’est à la porte de la ville, seigneur, que je la laisserai entre vos mains ; — en route, je vous révélerai ce qu’elle est. — Traitez-la noblement, et, sur mon âme, beau Grec, — si jamais tu te trouves à la merci de mon épée, — nomme seulement Cressida, et ta vie sera en sûreté, — comme Priam dans Ilion.

DIOMÈDE.

Belle dame Cressida, — dispensez-moi, s’il vous plaît, des remercîments auxquels s’attend ce prince. — L’éclat de vos yeux, le ciel que je vois sur vos joues, — réclament pour vous tous les égards ; vous serez pour Diomède — une maîtresse, et vous lui commanderez absolument.

TROYLUS.

— Grec, tu n’en uses pas envers moi avec courtoisie — en humiliant le zèle de ma prière — sous l’éloge de Cressida. Sache-le, seigneur grec, — elle est aussi supérieure à tes louanges — que tu es indigne d’être son serviteur en titre. — Je te somme de la bien traiter, en raison de ma sommation même ; — car, par le redoutable Pluton, je jure que, si tu y manques, — le colosse Achille aurait beau te défendre, — je te couperai la gorge.

DIOMÈDE.

Oh ! ne vous émouvez pas, prince Troylus ; — laissez-moi le privilége que me donnent mon titre et mon message — de parler librement. Quand je serai hors d’ici, — je n’aurai de compte à rendre qu’à mes désirs. Apprenez, vous aussi, seigneur, — que je ne ferai rien par ordre. C’est à son propre mérite — qu’elle devra mes hommages ; mais chaque fois que vous direz : Faites ! — je répondrai sous l’inspiration de l’honneur : Non !

TROYLUS.

— Allons ! aux portes… Sache-le, Diomède, — cette bravade te forcera souvent à cacher ta tête. — Madame, donnez-moi votre main ; et tout en marchant, — nous nous confierons ce que nous avons à nous dire.

Troylus et Cressida sortent, suivis de Diomède. On entend une fanfare.
PÂRIS.

Écoutez, la trompette d’Hector !

ÉNÉE.

À quoi avons-nous passé la matinée ! — Le prince doit me trouver bien lent et bien inexact, — moi qui avais juré d’être à cheval avant lui.

PÂRIS.

— C’est la faute de Troylus. Allons, allons, accompagnons-le dans la plaine.

DEIPHOBUS.

Vite en marche !

ÉNÉE.

— Oui, avec l’ardeur allègre d’un fiancé, — empressons-nous de rejoindre Hector. — La gloire de notre Troie dépend aujourd’hui — de sa pure valeur et de sa seule chevalerie.

Ils sortent.

SCÈNE XIV.
[Un champ clos entre Troie et le camp grec.]
Arrivent Ajax armé, Agamemnon, Achille, Patrocle, Ménélas, Ulysse, Nestor et autres.
AGAMEMNON.

— Te voilà au rendez-vous, frais et dispos, — avant l’heure. Maintenant, que ton courage donne l’éveil ! — et envoie à Troie l’éclatant signal de ta trompette, — redoutable Ajax ; de sorte que l’air épouvanté — aille frapper l’oreille de ton grand adversaire — et le hêle ici.

AJAX, jetant sa bourse à son héraut.

Toi, trompette, prends ma bourse. — Maintenant, crève tes poumons, et fêle ton tuyau d’airain : — souffle, faquin, jusqu’à ce que ta joue sphérique — soit plus pleine de vents que la colique d’Aquilon bouffi. — Allons, enfle ta poitrine, et que tes yeux crachent le sang ! — C’est pour Hector que tu souffles.

La trompette sonne.
ULYSSE.

— Aucune trompette ne répond.

ACHILLE.

Il est encore de bonne heure.

AGAMEMNON.

— N’est-ce pas Diomède que je vois là-bas, avec la fille de Calchas ?

ULYSSE.

— C’est lui-même, je reconnais son allure. — Il approche sur la pointe du pied ; son ardeur, — dans son aspiration, l’enlève de terre.

Arrivent Diomède et Cressida.
AGAMEMNON, à Diomède.

— Est-ce là la dame Cressida ?

DIOMÈDE.

Elle-même.

AGAMEMNON.

— Recevez des Grecs la plus tendre bienvenue, charmante dame.

Il l’embrasse.
NESTOR.

— Notre général vous salue d’un baiser.

ULYSSE.

— Pourtant la gracieuseté n’est que particulière : — mieux vaudrait qu’elle fut baisée vraiment en général.

NESTOR.

— Le conseil est fort courtois : je vais commencer. — Voilà pour Nestor.

Il embrasse Cressida.
ACHILLE.

— Je vais chasser cet hiver-là de vos lèvres, belle dame : — Achille vous souhaite la bienvenue.

Il l’embrasse.
MÉNÉLAS, s’approchant de Cressida.

J’avais jadis un bon motif à baisers.

PATROCLE, se mettant entre Cressida et Ménélas.

— Ce n’est pas un motif pour que vous baisiez aujourd’hui. — Comme moi, en ce moment, l’intrus Pâris a eu la hardiesse — de vous séparer de votre motif.

Il embrasse Cressida.
ULYSSE, montrant Ménélas.

— Ô mortel dépit, cause de toutes nos misères ! — Car, si nous perdons nos têtes, c’est pour dorer ses cornes !

PATROCLE.

— J’ai commencé par le baiser de Ménélas ; voici le mien : c’est Patrocle qui vous baise.

Il l’embrasse.
MÉNÉLAS.

Oh ! que c’est joli !

PATROCLE.

— Pâris et moi, nous baisons toujours pour lui.

MÉNÉLAS.

— Je veux mon baiser, Monsieur…

Se rapprochant de Cressida.

Madame, avec votre permission…

CRESSIDA.

— Quand vous baisez, donnez-vous ou recevez-vous ?

MÉNÉLAS.

— Je prends et je donne.

CRESSIDA.

Je ne fais que de bons marchés ; — le baiser que vous prenez vaut mieux que celui que vous donnez ; — donc, pas de baiser.

MÉNÉLAS.

— Je vous donnerai du surplus, je vous donnerai trois baisers pour un.

CRESSIDA.

— Vous ne ferez jamais qu’un appoint. Je veux recevoir mon compte ou rien.

MÉNÉLAS.

— Je ne fais qu’un appoint, dites-vous ? Tout homme ne fait qu’un appoint.

CRESSIDA.

— Non, Pâris a fait mieux qu’un appoint ; car, vous savez, — c’est lui qui a réglé tout votre compte.

MÉNÉLAS.

— Vous me donnez des chiquenaudes sur le front.

CRESSIDA.

Non, je vous jure.

ULYSSE.

— La partie ne serait pas égale. Votre ongle contre ses cornes !… — Puis-je, charmante dame, vous demander un baiser ?

CRESSIDA.

— Vous le pouvez.

ULYSSE.

Je l’implore.

CRESSIDA.

Eh bien, demandez toujours.

ULYSSE.

— Eh bien, pour l’amour de Vénus, donnez-moi un baiser, — quand Hélène sera redevenue vierge et femme de Ménélas.

CRESSIDA.

— Je suis votre débitrice ; réclamez la chose quand elle sera due.

ULYSSE.

— Votre baiser est à échéance, et mon jour est Jamais !

DIOMÈDE.

— Madame, un mot… Je vais vous mener à votre père.

Diomède emmène Cressida.
NESTOR.

— Voilà une femme qui a l’esprit vif.

ULYSSE.

Fi d’elle ! Fi ! — Ses yeux, sa bouche, ses lèvres ont un langage ; — jusqu’à ses pieds qui parlent ! Ses esprits voluptueux se révèlent — à chaque geste, à chaque mouvement de son corps. — Oh ! ces impudentes, à la langue déliée, — qui provoquent la familiarité avant qu’elle s’offre, — et qui ouvrent toutes grandes les tablettes de leurs pensées — au premier lecteur qui les manie ! Regardez-les — comme les sales dépouilles de l’occasion, — comme les filles de la jouissance !

On entend une fanfare.
TOUS.

— La trompette des Troyens !

AGAMEMNON.

Voilà leur troupe qui vient.

Arrivent Hector armé, puis Énée, Troylus et d’autres Troyens, avec leur suite.
HECTOR.

— Salut à vous tous, chefs de la Grèce ! Que fera-t-on — pour celui qui obtiendra victoire ? Entendez-vous — que le vainqueur soit proclamé ? Voulez-vous que les deux chevaliers — se poursuivent l’un l’autre à toute extrémité — ou se séparent — au premier appel, au premier signal du camp ? — Voilà ce qu’Hector demande.

AGAMEMNON.

Que désire Hector ?

ÉNÉE.

— Peu lui importe ; il obéira à vos conditions.

ACHILLE.

Cette offre est digne d’Hector ; mais elle est présomptueuse, — quelque peu fîère, et fort dédaigneuse — pour le chevalier adversaire.

ÉNÉE.

Si votre nom n’est pas Achille, seigneur, — quel est-il ?

ACHILLE.

S’il n’est pas Achille, il n’est pas.

ÉNÉE.

— Votre nom est donc Achille ; mais, quel qu’il soit, sachez ceci : — la valeur et l’orgueil atteignent, dans Hector, — les deux extrêmes, l’une du grand, l’autre du petit ; — l’une est presque infinie, — l’autre presque nul. Examinez-le bien : — ce qui ressemble à de l’orgueil en lui n’est que courtoisie. — Cet Ajax est à moitié formé du sang d’Hector ; — par égard pour lui, Hector est à moitié resté à Troie ; — c’est seulement une moitié d’Hector, — une moitié de son courage, une moitié de sa vigueur que trouvera devant lui — ce chevalier hybride, à moitié Troyen et à moitié Grec.

ACHILLE.

— Ce sera donc une bataille de demoiselles ? Oh ! je vous comprends.

Revient Diomède.
AGAMEMNON.

— Voici messire Diomède… Allez, gentil chevalier, servir de second à notre Ajax : vous et Énée, — décidez les conditions comme vous l’entendrez, — soit pour une lutte à outrance, — soit pour une passe d’armes : la parenté des combattants — les a à demi désarmés avant qu’ils en viennent aux coups.

Ajax et Hector entrent dans la lice.
ULYSSE.

— Les voilà déjà face à face.

AGAMEMNON.

— Quel est ce Troyen qui a l’air si accablé ?

ULYSSE.

— C’est le plus jeune fils de Priam : un vrai chevalier, — pas encore mûr, mais déjà sans égal ; ferme de langage, — éloquent en action et inactif en parole ; — difficile à provoquer, mais une fois provoqué, difficile à calmer ; — ouvrant généreusement son cœur et sa main ; — donnant ce qu’il a ; montrant ce qu’il pense ; — mais ne donnant pas sans que le discernement guide sa bienfaisance, — et n’honorant jamais d’une expression une pensée qui en est indigne ; — aussi brave qu’Hector, mais plus dangereux, — car Hector peut, quand sa fureur étincelle, céder à — de tendres sentiments, mais lui, dans la chaleur de l’action, — il est plus vindicatif que l’amour jaloux. — On l’appelle Troylus, et sur lui Troie fonde — une seconde espérance, aussi solidement que sur Hector. — C’est ce que dit Énée, lui qui connaît le jeune homme — à fond, et qui en confidence — me l’a peint ainsi dans le palais d’Ilion.

Fanfare. Hector et Ajax combattent.
AGAMEMNON.

— Ils sont aux prises.

NESTOR.

— Allons, Ajax, tiens ferme.

TROYLUS.

Hector, tu dors ; — réveille-toi.

AGAMEMNON.

Ses coups sont bien ajustés… Là, Ajax !

DIOMÈDE, aux combattants.

— C’est assez !

ÉNÉE.

Princes, arrêtez, s’il vous plaît !

AJAX.

— Je n’ai pas encore chaud, recommençons.

DIOMÈDE.

— Comme Hector voudra.

HECTOR.

Eh bien, je veux en rester là.

À Ajax.

— Noble seigneur, tu es fils de la sœur de mon père, — et cousin-germain des enfants du grand Priam. — Les liens du sang empêchent — entre nous deux toute émulation sanglante. — Si tu étais ainsi mêlé de race grecque et de race troyenne — que tu pusses dire : « Grecque est cette main, — et troyenne celle-ci ; dans cette jambe les nerfs — sont grecs, et celle-ci est toute de Troie ; le sang de ma mère — coule dans ma joue droite, et ma joue gauche — contient celui de mon père ; » alors, par Jupiter omnipotent, — je jure que tu ne remporterais pas un membre grec — où mon épée n’eût pas laissé la marque — de notre haine acharnée. Mais les dieux justes ne veulent pas — qu’une seule goutte du sang que tu tiens de ta mère, — de ma tante sacrée, soit répandue — par mon épée homicide ! Laisse-moi t’embrasser, Ajax. — Par le dieu tonnant, tu as des bras vigoureux, — et c’est ainsi qu’Hector veut les sentir sur lui. — Cousin, honneur à toi !

Ils s’embrassent.
AJAX.

Je te remercie, Hector ; — tu es trop noble et trop généreux. — J’étais venu pour te tuer, cousin, et pour emporter d’ici — un grand renom gagné par ta mort.

HECTOR.

Non, l’admirable Néoptolème — dont la gloire désigne le brillant cimier en criant : Oh ! oui ! — le voici ! ne pourrait pas lui-même se flatter — d’arracher à Hector un surcroît d’honneur.

ÉNÉE.

— On demande des deux côtés — ce que vous voulez faire.

HECTOR.

Nous répondons : — L’issue du combat est un embrassement… Ajax, adieu !

AJAX.

— Si je pouvais espérer le succès d’une prière — dont j’aurai rarement l’occasion, j’inviterais — mon illustre cousin à venir dans nos tentes grecques.

DIOMÈDE.

— C’est le désir d’Agamemnon, et il tarde au grand Achille de voir le vaillant Hector désarmé.

HECTOR.

— Énée, appelez ici mon frère Troylus — et annoncez cette affectueuse entrevue — aux Troyens qui nous attendent ; priez-les de rentrer.

À Ajax.

Donne — moi ta main, cousin ; — je veux me mettre à table avec toi, et voir les chevaliers grecs.

AJAX.

— Voici le grand Agamemnon qui vient à nous.

HECTOR.

— Nomme-moi un à un les plus vaillants d’entre eux ; — quant à Achille, mes yeux investigateurs — le reconnaîtront à sa haute et majestueuse prestance.

AGAMEMNON, à Hector.

— Digne guerrier, sois le bienvenu autant que peut être — un ennemi comme toi pour qui voudrait s’en débarrasser. — Mais ce que je dis n’est pas hospitalier. Je m’explique plus clairement. — Que pour nous l’avenir reste couvert de son écorce, — et le passé, du fumier informe de l’oubli ! — Au moment présent, c’est la bonne foi et la cordialité, — dégagées de tout faux subterfuge, — qui se présentent à toi dans leur intégrité divine — et, te parlant du cœur de mon cœur, disent : « Sois le bienvenu, grand Hector ! »

HECTOR.

— Je te remercie, très-auguste Agamemnon.

AGAMEMNON, à Troylus.

— Illustre seigneur Troyen, je vous en dis autant.

MÉNÉLAS.

— Laissez-moi confirmer l’accueil du prince mon frère. — Couple martial de frères, soyez ici les bienvenus.

HECTOR, à Énée.

— À qui devons-nous répondre ?

ÉNÉE.

Au noble Ménélas.

HECTOR.

— Quoi, c’est vous ; monseigneur ! Par le gantelet de Mars, merci ! — Ne riez pas de ce serment inusité : — votre ex-femme ne jure que par le gant de Vénus ! — Elle va bien, mais elle ne m’a pas dit de la rappeler à vous.

MÉNÉLAS.

— Ne la nommez plus, seigneur ; c’est pour moi un souvenir mortel.

HECTOR.

Oh ! pardon ! je vous offense.

NESTOR.

— Je t’ai souvent vu, vaillant Troyen, — travaillant pour la destinée, faire une trouée cruelle — à travers les rangs de la jeunesse grecque ; je t’ai vu, — aussi ardent que Persée, éperonner ton destrier phrygien, — et, dédaignant les prises qui s’offraient, — suspendre en l’air ton épée haute pour l’empêcher de tomber sur les tombés ; — si bien que je disais à ceux qui m’entouraient :

Voyez ! c’est Jupiter distribuant la vie !

— Et souvent je t’ai vu faire une pause et reprendre haleine — au milieu d’un cercle de Grecs, — comme un lutteur olympique. Voilà ce que j’ai vu ; — mais ton visage, toujours enfermé dans l’acier, — c’est la première fois que je le vois. J’ai connu ton grand-père, — et une fois je me suis battu avec lui : c’était un bon soldat ; mais, par le grand Mars, notre capitaine à tous — ne te valait pas. Permets qu’un vieillard t’embrasse. — Digne guerrier, sois le bienvenu dans nos tentes.

ÉNÉE, à Hector,.

C’est le vieux Nestor.

HECTOR.

— Que je t’embrasse, vénérable chronique — qui si longtemps as marché la main dans la main avec le temps ! — Très-auguste Nestor, je suis heureux de cette étreinte.

NESTOR.

— Je voudrais que mes bras pussent jouter avec les tiens dans le combat — aussi bien que dans la courtoisie.

HECTOR.

— Je le voudrais aussi.

NESTOR.

Ah ! — par cette barbe blanche, je me battrais avec toi dès demain. — Allons, bienvenu ! bienvenu ! j’ai fait mon temps.

ULYSSE, à Hector.

— Je m’étonne que cette cité là-bas soit encore debout, — quand nous avons ici sa base et sa colonne.

HECTOR.

— Je reconnais bien votre mine, seigneur Ulysse. — Ah ! messire, il est mort bien des Grecs et des Troyens — depuis que pour la première fois je vous ai vus, vous et Diomède, — en ambassade dans Ilion.

ULYSSE.

— Seigneur, je vous prédis alors ce qui arriverait. — Ma prophétie n’est encore qu’à moitié chemin. — Car ces murs là-bas, qui font à votre ville ce front insolent, — ces tours, dont le sommet impudent caresse les nuages, — doivent inévitablement baiser leurs propres pieds.

HECTOR.

Rien ne m’oblige à vous croire. — Nos remparts sont encore debout ; et je pense modestement — que la chute de chaque pierre phrygienne coûtera — une goutte de sang grec. C’est la fin qui couronne tout ; — et c’est ce vieil arbitre ordinaire, le Temps, qui doit un jour finir l’affaire.

ULYSSE.

Aussi, laissons-la-lui. — Très-noble et très-vaillant Hector, soyez le bienvenu. — Après le général, daignez m’honorer — de votre seconde visite en étant mon convive.

ACHILLE.

— Je passerai avant toi, seigneur Ulysse… — Je viens, Hector, de rassasier mes yeux de toi ; — je t’ai étudié, Hector, avec une attention scrupuleuse — et mesuré jointure par jointure.

HECTOR.

Serait-ce Achille ?

ACHILLE.

— Je suis Achille.

HECTOR.

— Tiens-toi droit, je te prie, que je te voie.

ACHILLE.

— Considère-moi à plein regard.

HECTOR.

Bon ! c’est déjà fait.

ACHILLE.

— Tu es trop bref ; je veux une seconde fois, — te contempler membre à membre, comme si je voulais t’acheter.

HECTOR.

— Oh ! tu vas me parcourir comme un livre amusant ; — mais il y a en moi plus que tu ne peux comprendre. — Pourquoi m’obsèdes-tu ainsi de ton regard ?

ACHILLE.

— Dites-moi, ô cieux, dans quelle partie de son corps — je le tuerai ! si c’est là, ou là, ou là ! — que je puisse désigner le siége de la plaie — et indiquer la brèche même par où — s’envolera la grande âme d’Hector ! Répondez-moi, cieux.

HECTOR.

— Les dieux bienheureux se feraient tort, homme fier, — s’ils répondaient à ta question. Redresse-toi donc. — Crois-tu m’ôter la vie si plaisamment — que tu puisses par une minutieuse conjecture prédire, — où tu me frapperas ?

ACHILLE.

Je te dis oui.

HECTOR.

— Tu serais un oracle et tu me dirais cela, — que je ne te croirais pas. Désormais, tiens-toi bien sur tes gardes ; car moi, je ne te tuerai pas là, ni là, ni là, — mais, par l’enclume où fut forgé le casque de Mars, — je te tuerai partout, oui, encore et encore !… — Vous autres, sages Grecs, pardonnez-moi cette bravade ; — c’est son insolence qui arrache la sottise de mes lèvres ; mais je tâcherai de mettre mes actes d’accord avec ces paroles, — ou puissé-je ne jamais…

AJAX, à Hector.

Ne t’échauffe pas, cousin. — Et vous, Achille, laissez là ces menaces — jusqu’à ce que le hasard ou la volonté vous mette aux prises. — Vous pouvez tous les jours avoir d’Hector à satiété, — si vous avez de l’appétit ; mais j’ai peur que le conseil des Grecs lui-même — ne vous puisse décider qu’avec peine à vous mesurer avec lui.

HECTOR, à Achille.

— Que nous vous voyions sur le champ de bataille, je vous en prie ! — Nous avons fait la petite guerre, depuis que vous vous retirez — de la cause des Grecs.

ACHILLE.

Tu m’en pries, Hector ! — Eh bien, demain j’irai à ta rencontre, terrible comme la mort. — Ce soir, soyons tous amis.

HECTOR.

Ta main pour conclure l’engagement !

AGAMEMNON.

— Vous tous, pairs de Grèce, venez d’abord à ma tente ; — là vous serez tous mes convives ; — ensuite, selon que vos largesses et les loisirs d’Hector — vous le permettront, vous le traiterez chacun à votre tour. — Battez, tambours ; sonnez, trompettes, — que ce grand soldat se sache le bienvenu !

Fanfares. Tous sortent, excepté Troylus et Ulysse.
TROYLUS.

— Monseigneur Ulysse, dites-moi, je vous conjure, — dans quel endroit du camp loge Calchas ?

ULYSSE.

— Dans la tente de Ménélas, très-princier Troylus. — C’est là que Diomède soupe avec lui ce soir ; — Diomède qui ne voit plus ni le ciel ni la terre — et qui fixe toute l’attention, toute l’extase de son amoureux regard — sur la belle Cressida.

TROYLUS,.

— Je vous serais bien obligé, si, — au sortir de la tente d’Agamemnon, — vous me meniez là.

ULYSSE.

Je serai à vos ordres, seigneur. — Ayez, à votre tour, la bonté de me dire quelle réputation avait — à Troie cette Cressida. N’y a-t-elle pas eu un amant — qui se désole de son absence ?

TROYLUS.

— Ah ! seigneur, ceux qui font parade de leurs cicatrices — ne méritent que moquerie. Venez-vous, messire ? — Elle était aimée, et elle aimait ; elle est aimée, et elle aime. — Mais, vous le savez, l’amour le plus exquis n’est qu’une bouchée pour la dent de la fortune.

Ils sortent.

SCÈNE XV.
[Devant la tente d’Achille.]
Le soir vient. Arrivent Achille et Patrocle.
ACHILLE.

— Je vais lui échauffer le sang ce soir avec du vin grec, — et le lui refroidir demain avec mon cimeterre. — Patrocle, fêtons-le grandement.

PATROCLE.

— Voici Thersite qui vient.

Arrive Thersite.
ACHILLE.

Te voilà, abcès d’envie ? — Épaisse fournée de la nature, quelles nouvelles ? —

THERSITE.

Eh bien, portrait de ce que tu parais être, idole des adorateurs d’idiots, voici une lettre pour toi.

Il lui remet un papier.
ACHILLE.

D’où vient-elle, fragment ?

THERSITE.

Eh bien, de Troie, beau plat de folie.

Achille lit la lettre que Thersite lui a remise.
PATROCLE.

Sais-tu qui est dans la tente ?

THERSITE.

Le patient dont la plaie attend la trousse du chirurgien.

PATROCLE.

Bien dit, Contradiction : et à quoi bon ce jeu de mots ?

THERSITE.

Je t’en prie, tais-toi, marmouset ; je ne gagne rien à te parler. Tu passes pour le varlet mâle d’Achille.

PATROCLE.

Varlet mâle, chenapan ! qu’est-ce à dire ?

THERSITE.

C’est-à-dire sa putain masculine. Aussi, que toutes les maladies infectes du Sud, que les crampes de boyaux, les ruptures, les catarrhes, les lourdeurs de gravelle dans le dos, les léthargies, les paralysies froides, la chassie des yeux, la pourriture du foie, l’engorgement des poumons, les ampoules pleines d’humeur, la sciatique, la calcination de la paume des mains, l’incurable ostéocope et les dartres indestructibles te fassent à jamais expier ces abominations notoires !

PATROCLE.

Ah çà ! infernale boîte d’envie, qu’as-tu à maudire ainsi ?

THERSITE.

Est-ce que je te maudis ?

PATROCLE.

Eh bien ! non, barrique qui fuit ! informe portée de putain, non !

THERSITE.

Non ? pourquoi alors es-tu si exaspéré, mauvais écheveau de soie écrue, abat-jour de taffetas vert pour yeux malades, gland de la bourse d’un prodigue ? Ah ! comme le pauvre monde est empesté par ces mouches d’eau, par ces infusoires de la nature !

PATROCLE.

Hors d’ici, fiel !

THERSITE.

Pie dans l’œuf !

ACHILLE.

— Mon doux Patrocle, je dois renoncer tout à fait — à mon grand projet de bataille pour demain. — Voici une lettre de la reine Hécube — et un mot de sa fille, ma bien-aimée ; — toutes deux me somment et me pressent de tenir — le serment que j’ai fait. Je ne veux pas le violer. — Tombez, Grecs ! succombe, renommée ! honneur, va-t’en ou reste ! — Mon vœu suprême est ici, c’est à lui que j’obéis. — Viens, viens, Thersite, aide-moi à arranger ma tente. — Cette nuit doit se passer tout entière à banqueter. — Allons, Patrocle. —

Achille et Patrocle disparaissent dans la tente. Il fait nuit. La tente d’Achille s’illumine.
THERSITE.

Avec trop de sang et trop peu de cervelle, ces deux-là pourraient bien devenir fous ; mais si jamais ils le deviennent par trop de cervelle et trop peu de sang, je veux me faire médecin de fous… Voilà Agamemnon, un gaillard assez honnête, un amateur de cailles, mais il n’a pas autant de cervelle que de cire dans l’oreille. Et son frère le taureau ! ce splendide Jupiter en métamorphose, cette statue primitive, ce buste sinueux de cocu, cette corne à soulier prospère toujours pendue par une chaîne à la jambe d’Agamemnon !… en quelle forme équivalente l’esprit lardé de malice et la malice bourrée d’esprit pourraient-ils le changer ? En âne ? non : il est à la fois âne et bœuf. En bœuf ? non : il est à la fois bœuf et âne. Être chien, mule, chat, putois, crapaud, lézard, hibou, bécasse ou hareng sans œuf, peu m’importerait, mais être Ménélas !… je m’insurgerais plutôt contre la destinée ! Ne demandez pas ce que je voudrais être, si je n’étais pas Thersite ; car je consens à être le pou d’un teigneux pour ne pas être Ménélas… Ohé ! Voici des esprits et leurs flammes !

Il se tient à l’écart.
Entrent Hector, Troylus, Ajax, Agamemnon, Ulysse, Nestor, Ménélas et Diomède, éclairés par des torches.
AGAMEMNON.

— Nous faisons fausse route, nous faisons fausse route.

AJAX.

Non, c’est là-bas ; là, vous voyez les lumières.

HECTOR.

Comme je vous dérange !

AJAX.

— Non, pas du tout.

ULYSSE.

Le voici qui vient lui-même vous guider.

Achille sort de sa tente et vient au devant d’Hector.
ACHILLE.

— Bienvenu, brave Hector ! bienvenus tous, princes !

AGAMEMNON, à Hector.

— Sur ce, beau prince de Troie, je vous dis bonsoir. — Ajax commandera l’escorte qui vous accompagne.

HECTOR.

— Merci et bonsoir au général des Grecs.

MÉNÉLAS.

— Bonsoir, monseigneur.

HECTOR.

Bonsoir, suave seigneur Ménélas.

THERSITE, à part.

— Suave Ménélas, dit-il ! Oui, suaves latrines ! suave cloaque ! suave égout !

ACHILLE.

— Bonsoir à ceux qui s’en vont, en même temps que bienvenue — à ceux qui restent.

AGAMEMNON.

Bonsoir.

Ménélas et Agamemnon s’en vont.
ACHILLE.

— Le vieux Nestor reste ; restez aussi, Diomède, — et tenez compagnie à Hector une heure ou deux.

DIOMÈDE.

— Je ne puis, seigneur ; j’ai une affaire importante — qui me réclame en ce moment. Bonsoir, grand Hector.

HECTOR.

— Donnez-moi votre main.

ULYSSE, à part, à Troylus.

Suivez sa torche ; il va — à la tente de Calchas, je vous accompagnerai.

TROYLUS.

— Cher seigneur, vous me ferez honneur.

HECTOR.

Et sur ce, bonsoir.

Diomède sort, suivi par Ulysse et par Troylus.
ACHILLE.

— Allons, allons, entrons dans ma tente. —

Achille, Hector, Ajax et Nestor entrent dans la tente.
THERSITE, seul.

Ce Diomède est un cœur faux, un coquin, un drôle fort déshonnête : je ne me confierais pas plus à lui quand il sourit qu’à un serpent quand il siffle. Il fera grand bruit et force promesse, comme un mauvais limier ; mais quand il accomplira ce qu’il annonce, les astronomes pourront bien prédire quelque prodige, quelque changement prochain : le soleil empruntera sa lumière à la lune quand Diomède tiendra parole. J’aime mieux renoncer à voir Hector qu’à perdre sa piste. On dit qu’il entretient une catin troyenne, et qu’il emploie la tente du traître Calchas. Courons après lui… Partout la luxure ! rien que des paillards !

Il sort.

SCÈNE XVI.
[Devant la tente de Calchas.]
Il fait nuit. Arrive Diomède.
DIOMÈDE, à l’entrée de la tente.

— Est-on debout ici ? Holà, parlez.

CALCHAS, de l’intérieur.

— Qui appelle ?

DIOMÈDE.

— Diomède… C’est Calchas, je crois… Où est votre fille ?

CALCHAS, de l’intérieur.

— Elle vient à vous.

Arrivent Troylus et Ulysse. Ils se tiennent à l’écart. Thersite arrive après eux.
ULYSSE.

— Mettons-nous de façon que la torche ne puisse nous éclairer.

Arrive Cressida.
TROYLUS, à part.

— Cressida vient à lui !

DIOMÈDE.

Eh bien, ma protégée ?

CRESSIDA.

— Eh bien, mon doux gardien ?… Écoutez ! un mot.

Elle lui parle à voix basse.
TROYLUS, à part.

— Quoi, si familière !

ULYSSE, à part.

— Elle vous déchiffre un homme à première vue.

THERSITE, à part.

Et tout homme peut la déchiffrer, pour peu qu’il sache trouver la clef ; c’est une fille notée.

DIOMÈDE.

— Voulez-vous vous souvenir ?

CRESSIDA.

Me souvenir ? oui.

DIOMÈDE.

Eh bien, alors faites, — et que vos sentiments s’accordent avec vos paroles !

TROYLUS, à part.

— De quoi donc doit-elle se souvenir ?

ULYSSE, à part.

Chut !

CRESSIDA.

— Grec mielleux et doux, ne me poussez pas davantage à une folie.

THERSITE, à part.

Coquinerie !

DIOMÈDE.

— Eh bien, donc…

CRESSIDA.

Que je vous dise quelque chose !

DIOMÈDE.

— Bah ! bah ! niaiseries que tout cela !… Vous êtes une parjure.

CRESSIDA.

— Sur ma foi, je ne puis. Que voulez-vous que je fasse !

THERSITE, à part.

Un tour de main pour ouvrir ton secret.

DIOMÈDE.

— Qu’avez-vous juré de m’accorder ?

CRESSIDA.

— Je t’en prie, ne m’enchaîne pas à mon serment. — Dis-moi de faire tout, excepté ça, doux Grec.

DIOMÈDE, se retirant.

— Bonsoir.

Cressida le retient.
TROYLUS, à part.

Tiens ferme, ma patience.

ULYSSE.

Qu’avez-vous, Troyen ?

CRESSIDA.

Diomède !…

DIOMÈDE.

— Non, non, bonsoir. Je ne veux plus être votre dupe.

TROYLUS, à part.

— Un meilleur que toi l’est bien.

CRESSIDA.

Écoutez ! un mot à l’oreille.

Elle parle bas à Diomède.
TROYLUS, à part.

— Ô torture folle !

ULYSSE.

— Vous êtes ému, prince, partons, je vous prie, — de peur que votre déplaisir ne s’emporte — en paroles furieuses. Cette place est dangereuse ; — l’heure est sépulcrale ; je vous en supplie, partons.

TROYLUS.

— Regardez, je vous prie.

ULYSSE.

Non, mon bon seigneur ; partons ; — vous courez à votre ruine ; venez, monseigneur.

TROYLUS.

— Je t’en prie, reste.

ULYSSE.

— Vous n’avez pas de patience ; venez.

TROYLUS.

— Je vous en prie, restez ; par l’enfer et par tous les tourments de l’enfer, je ne dirai pas un mot.

DIOMÈDE.

Sur ce, bonne nuit.

CRESSIDA.

— Non, mais vous partez en colère.

TROYLUS, à part.

Cela te fait donc de la peine ? Ô honneur flétri !

ULYSSE.

Eh bien, qu’avez-vous donc, seigneur ?

TROYLUS.

Par Jupiter, je serai patient.

CRESSIDA.

— Cher gardien ! ah ! mon Grec !

DIOMÈDE.

Bah ! bah ! adieu ; vous rusez.

CRESSIDA.

— Non, ma foi ; revenez ici.

Elle retient Diomède.
ULYSSE, à Troylus.

— Vous frémissez de quelque chose, monseigneur ; voulez-vous partir ! — Vous allez éclater.

TROYLUS.

— Elle lui caresse la joue !

ULYSSE.

Venez, venez.

TROYLUS.

— Non, restez ; par Jupiter, je ne dirai plus un mot ; — il y a entre ma volonté et tous les crimes — un rempart de patience. Attendez encore un peu.

THERSITE, à part.

Comme le démon de la luxure, avec sa croupe grasse et ses doigts potelés, les chatouille l’un et l’autre ! Fermente, paillardise, fermente !

DIOMÈDE.

— Mais voudrez-vous alors ?

CRESSIDA.

Oui, ma parole ! Si j’y manque, ne vous fiez plus à moi.

DIOMÈDE.

— Donnez-moi un gage pour garant.

CRESSIDA.

Je vais vous en chercher un.

Elle entre dans la tente.
ULYSSE, à Troylus.

— Vous avez juré d’être patient.

TROYLUS.

Ne doutez pas de moi, cher seigneur ; — je vais faire abnégation de moi-même et méconnaître — ce que j’éprouve ; je suis tout patience.

Cressida revient de la tente.
THERSITE, à part.

Voyons le gage ; voyons, voyons, voyons !

CRESSIDA.

— Tenez, Diomède, gardez cette manchette.

Elle remet à Diomède la manchette que lui a donnée Troylus.
TROYLUS, à part.

— Ô beauté, où est ta foi !

ULYSSE.

Monseigneur !

TROYLUS.

— Je serai patient ; extérieurement, je le serai.

CRESSIDA.

— Vous regardez cette manchette, examinez-la bien… — Il m’aimait… Ô fille fausse !… Rendez-la moi.

DIOMÈDE.

— À qui était-elle ?

CRESSIDA.

Peu importe, maintenant que je l’ai reprise. — Je ne veux pas me trouver avec vous demain soir… — Je t’en prie, Diomède, ne viens plus me voir.

THERSITE, à part.

— La voilà qui l’aiguise. Bien dit, pierre à repasser.

DIOMÈDE, essayant de reprendre la manchette.

— Je l’aurai !

CRESSIDA.

Quoi ! cela ?

DIOMÈDE.

— Oui, ça.

CRESSIDA.

— Dieu du ciel !… Ô joli, joli gage ! — Ton maître est maintenant couché dans son lit, pensant — à toi et à moi ; et il soupire, et il prend mon gant, — et il lui prodigue en souvenir d’aussi doux baisers — que celui que je te donne…

Elle porte la manchette à ses lèvres.

Non ! ne me l’arrachez pas. — Celui qui m’enlève ceci m’enlève aussi le cœur.

DIOMÈDE.

— J’avais déjà votre cœur ; ceci me revient.

TROYLUS, à part.

— J’ai juré d’être patient.

CRESSIDA.

— Vous ne l’aurez pas, Diomède ; sur ma foi vous ne l’aurez pas. — Je vous donnerai autre chose.

DIOMÈDE.

— C’est cet objet que je veux. À qui était-il ?

CRESSIDA.

Peu importe.

DIOMÈDE, lui prenant la manchette.

— Allons, dites-moi à qui il était ?

CRESSIDA.

— À quelqu’un qui m’aimait mieux que vous ne m’aimerez. — Mais, maintenant que vous l’avez, gardez-le.

DIOMÈDE.

À qui était-il ?

CRESSIDA.

— Par toutes les suivantes de Diane, là-haut ! — et par Diane elle-même, je ne veux pas vous dire à qui.

DIOMÈDE.

— Demain, je le porterai sur mon casque — et je ferai souffrir le donateur, qui n’osera pas le réclamer.

TROYLUS, à part.

— Tu serais le diable et tu le porterais sur ta corne, — qu’il serait réclamé.

CRESSIDA.

— Allons ! allons ! c’est fini, c’est décidé… Et pourtant non. — Je ne tiendrai pas ma parole.

DIOMÈDE.

Eh bien, alors, adieu. — Tu n’auras plus à te moquer de Diomède.

CRESSIDA, le retenant.

— Vous ne vous en irez pas… On ne peut dire un mot — sans qu’aussitôt vous vous emportiez.

DIOMÈDE.

Je n’aime pas cette plaisanterie.

THERSITE, à part.

Ni moi, par Pluton ; mais ce que tu n’aimes pas ne m’en plaît que mieux.

DIOMÈDE.

— Allons, dois-je venir ? À quelle heure ?

CRESSIDA.

Oui, venez… ô Jupiter !… — Venez… Je me prépare bien des tourments !

DIOMÈDE.

Adieu, jusque-là !

CRESSIDA.

— Bonne nuit… Je t’en prie, viens.

Diomède sort.

— Troylus, adieu ! Un de mes yeux est encore fixé sur toi, — mais l’autre se détourne avec mon cœur. — Ah ! notre pauvre sexe ! le défaut que je trouve en nous, — c’est que l’erreur de nos yeux dirige notre sentiment, — et ce que l’erreur conduit doit errer. Oh ! concluons donc — que les âmes gouvernées par les yeux sont pleines de turpitudes.

Cressida rentre dans la tente.
THERSITE, à part.

— Elle n’en pouvait pas donner une preuve plus forte, — à moins de dire : Mon âme est devenue putain.

ULYSSE.

Tout est fini, monseigneur.

TROYLUS.

Oui.

ULYSSE.

Pourquoi donc restons-nous ?

TROYLUS.

— Pour rappeler à mon âme — chaque syllabe qui vient d’être prononcée. — Mais si je raconte comment ces deux êtres ont fait couple, — ne mentirai-je pas en proclamant une vérité ? — En effet, il me reste au cœur une croyance, — une espérance si obstinément forte — qu’elle infirme la déposition de mes yeux et de mes oreilles, — comme si ces organes avaient des fonctions décevantes, — créées seulement pour calomnier. — Était-ce bien Cressida ?

ULYSSE.

Je ne sais pas faire d’évocations, Troyen.

TROYLUS.

— Sûrement, ce n’est pas elle.

ULYSSE.

C’était elle, très-sûrement.

TROYLUS.

— Pourtant ma dénégation ne sent pas la folie.

ULYSSE.

— Ni la mienne, monseigneur ; Cressida était ici il n’y a qu’un instant.

TROYLUS.

— Qu’on ne le croie pas, pour l’honneur des femmes ! — Songeons que nous avons eu des mères ; ne donnons pas — à ces critiques obstinés, déjà enclins, sans cause, — à la diffamation, un prétexte pour mesurer le sexe entier — sur la règle de Cressida. Croyons plutôt que Cressida n’était pas là.

ULYSSE.

— Qu’a-t-elle fait, prince, qui puisse souiller nos mères ?

TROYLUS.

— Rien du tout, à moins qu’elle ne fût là. —

THERSITE, à part.

Va-t-il donc lui-même demander raison à ses yeux ?

TROYLUS.

— Elle, ici ? Non, c’était la Cressida de Diomède ! — Si la beauté a une âme, ce n’était pas elle ! — si l’âme guide la foi, si la foi est sainte, — si la sainteté fait les délices des dieux, — si l’unité a sa loi, — ce n’était pas elle ! Ô raisonnement en délire, — qui fait un plaidoyer pour et contre toi-même ! — autorité contradictoire, devant laquelle la raison peut se révolter — sans se perdre, et l’égarement se donner pour la raison — sans révolte ! C’était et ce n’était pas Cressida ! — Dans mon âme commence une lutte — d’une bien étrange nature : l’indissoluble — y est aussi largement séparé que la terre l’est du ciel, — et pourtant l’immense brèche de cette séparation — ne permettrait pas le passage à une — pointe aussi subtile — que le fil rompu d’Arachné ! — Évidence ! ô évidence ! aussi forte que les portes de Pluton ! — Cressida est à moi, attachée à moi par les liens du ciel !… — Évidence ! ô évidence, aussi forte que le ciel même ! — Ces liens, ces liens du ciel sont dénoués, dissous et détendus, — et, par un autre nœud, fait de cinq doigts, — les débris de sa foi, les rebuts de son amour, — les fragments, les bribes, les miettes, les restes visqueux — de son honneur rongé sont ramassés par Diomède.

ULYSSE,.

— Se peut-il que le digne Troylus ressente même à demi — les émotions qu’il exprime là ?

TROYLUS.

— Oui, Grec, et cela sera publié — en caractères aussi rouges que le cœur de Mars — enflammé par Vénus. Jamais jeune homme — n’aima d’une âme aussi éternelle et aussi immuable. — Écoutez, Grec ; autant j’aime Cressida, — autant je hais son Diomède. — C’est une manchette à moi qu’il doit porter à son cimier. — Quand ce serait un casque forgé par l’art de Vulcain, — mon épée l’entamera ! Non, la trombe terrible — condensée par le tout-puissant soleil, — que les marins appellent ouragan, — n’étourdirait pas l’oreille de Neptune, en s’effondrant, — d’une clameur plus éclatante que le sifflement de mon épée — tombant sur Diomède.

THERSITE, à part.

Il va le caresser comme il faut pour sa paillardise !

TROYLUS.

— Ô Cressida ! ô fausse Cressida ! fausse ! fausse ! fausse ! — que toutes les perfidies se placent à côté de ton nom souillé, — et elles sembleront glorieuses.

ULYSSE.

Oh ! contenez-vous ! — Votre émotion attire ici des oreilles.

Arrive Énée.
ÉNÉE.

— Je vous cherche depuis une heure, monseigneur. — Déjà Hector s’arme dans Troie. — Ajax, votre garde, vous attend pour vous reconduire.

TROYLUS.

— Je suis à vous, prince…

À Ulysse.

Mon courtois seigneur, salut !… — Adieu, belle révoltée !… et toi, Diomède, — tiens ferme et porte une forteresse sur ta tête !

ULYSSE.

— Je vais vous conduire jusqu’aux portes.

TROYLUS.

Acceptez des remercîments désespérés.

Troylus, Énée et Ulysse s’en vont.
THERSITE, seul.

Je voudrais rencontrer ce coquin de Diomède ! Je croasserais comme un corbeau ; je lui porterais malheur, je lui porterais malheur… Patrocle me donnera quelque chose si je lui indique cette putain. Le perroquet ne ferait pas plus pour une amande que lui pour une gueuse commode. Luxure ! luxure ! Toujours la guerre et la luxure ! Il n’y a qu’elles qui soient toujours de mode. Qu’un diable flamboyant les emporte !

Il sort.

SCÈNE XVII.
[Troie. Dans le palais de Priam.]
Entrent Hector et Andromaque.
ANDROMAQUE.

— Quand donc mon seigneur fut-il d’humeur assez peu aimable — pour fermer l’oreille à mes avertissements ? — Désarmez-vous, désarmez-vous, et ne vous battez pas aujourd’hui.

HECTOR.

— Vous m’obligez à vous offenser ; rentrez ! — Par les dieux éternels, j’irai.

ANDROMAQUE.

— Mes rêves, soyez-en-sùr, seront funestes à cette journée.

HECTOR.

— Assez, vous dis-je.

Entre Cassandre.
CASSANDRE.

Où est mon frère Hector ?

ANDROMAOUE.

— Le voici, sœur, armé et tout sanglant d’intention ; — joignez-vous à mes vives et tendres prières ; — poursuivons-le à genoux ; car j’ai rêvé — d’une mêlée sanglante, et toute cette nuit — n’a été pour moi qu’apparitions et visions de meurtre.

CASSANDRE.

— Oh ! c’est vrai !

HECTOR.

Holà ! qu’on fasse sonner ma trompette !

CASSANDRE.

— Au nom du ciel, pas de fanfare de sortie, mon doux frère !

HECTOR.

— Allez-vous-en, vous dis-je. Les dieux m’ont entendu jurer.

CASSANDRE.

— Les dieux sont sourds aux serments téméraires et obstinés : — ce sont des offrandes polluées, plus odieuses pour eux — que les taches au foie des victimes.

ANDROMAQUE.

— Oh ! laissez-vous persuader ! Ne croyez pas qu’il y ait piété — à faire mal par scrupule ; ce n’est pas plus légitime que de voler violemment par désir de donner, — et de dérober pour faire la charité.

CASSANDRE.

— C’est l’intention qui doit donner force aux serments ; — mais tous les engagements ne doivent pas être tenus… — Désarmez-vous, doux Hector.

HECTOR.

Tenez-vous tranquille, vous dis-je. — C’est mon honneur qui marque l’heure de ma destinée. — Tout homme attache de la valeur à la vie ; mais l’homme de valeur — attache à l’honneur une valeur plus précieuse qu’à la vie.

Entre Troylus, armé.

— Eh bien, jeune homme, tu veux donc te battre aujourd’hui ?

ANDROMAOUE, à Cassandre.

— Cassandre, appelez mon père pour décider Hector.

Cassandre sort.
HECTOR.

— Non, vraiment, jeune Troylus. Ote ton harnais de bataille, jouvenceau ! — Je suis aujourd’hui en veine de chevalerie. — Toi, laisse croître tes muscles jusqu’à ce que leurs nœuds soient forts, — et ne t’expose pas encore aux frottements de la guerre. — Désarme-toi, va ; et sois sûr, jeune gars, — que je saurai me battre aujourd’hui pour toi, pour moi, et pour tous.

TROYLUS.

— Frère, vous avez en vous un vice de générosité — qui sied mieux à un lion qu’à un homme.

HECTOR.

— Quel est mon vice, bon Troylus ? Gronde-moi, voyons.

TROYLUS.

— Bien souvent, quand les Grecs vaincus tombent — rien qu’au sifflement et au vent de votre épée nue, — vous leur dites de se relever et de vivre.

HECTOR.

— Oh ! c’est le franc jeu.

TROYLUS.

Par le ciel, Hector, c’est un jeu de dupe !

HECTOR.

— Comment ? Comment ?

TROYLUS.

Au nom de tous les dieux, — laissons avec nos mères l’ermite Pitié. Et, quand nous avons nos armures bien bouclées, — que la vengeance venimeuse chevauche sur nos épées, — qu’elle les éperonne à l’œuvre implacable, et les garde de la clémence !

HECTOR.

— Fi ! sauvage ! fi !

TROYLUS.

Hector, c’est là la guerre.

HECTOR.

— Je souhaite que vous ne vous battiez pas aujourd’hui, Troylus.

TROYLUS.

— Qui donc me retiendrait ? — Ni la destinée, ni l’obéissance, ni le bras de Mars — me faisant avec un glaive de flamme signe de me retirer, — ni Priam, ni Hécube à genoux, — les yeux tout rouges de larmes, — ni vous, mon frère avec votre bonne épée tirée — pour me fermer le passage, vous n’arrêteriez pas ma marche — si ce n’est par ma mort.

Cassandre revient avec Priam.
CASSANDRE.

— Mets la main sur lui, Priam, tiens-le bien. — Il est ta béquille, lui ; si tu perds ton soutien, — pour toi qui t’appuies sur lui et pour Troie tout entière qui s’appuie sur toi, — c’est la chute.

PRIAM.

Allons, Hector, allons, rentre chez toi ; — ta femme a rêvé ; ta mère a songé ; — Cassandre prévoit, et moi-même, — inspiré tout à coup comme un prophète, — je te dis que ce jour doit être néfaste. — Ainsi, rentre.

HECTOR.

Énée est dans la plaine ; — et je me suis engagé envers une foule de Grecs, — sur la foi de ma valeur, à me montrer — à eux ce matin.

PRIAM.

Mais tu n’iras pas.

HECTOR.

— Je ne puis briser mon serment. — Vous me savez homme de devoir ; aussi, cher seigneur, — ne me forcez pas à outrager le respect ; mais permettez-moi — de suivre, avec votre consentement et votre suffrage, la voie — qu’en ce moment vous voulez m’interdire, royal Priam.

CASSANDRE.

— Ô Priam, ne lui cède pas.

ANDROMAQUE.

Non, cher père !

HECTOR.

— Andromaque, vous me fâchez ; — au nom de votre amour pour moi, retirez-vous.

Andromaque sort.
TROYLUS, montrant Cassandre.

— C’est cette folle, cette visionnaire, cette superstitieuse fille — qui imagine tous ces présages.

CASSANDRE.

Oh ! adieu, cher Hector ! — Regarde, comme tu meurs ! Regarde, comme tes yeux deviennent blancs ! — Regarde, comme tes blessures saignent par mille issues ! — Écoute, comme Troie rugit ! comme Hécube sanglotte ! — comme la pauvre Andromaque crie sa douleur ! — Vois ! la destruction, la frénésie et la stupeur — s’abordent comme des grotesques idiots, — en s’exclamant toutes : Hector ! Hector ! Hector est mort ! Oh ! Hector !

TROYLUS.

Va-t’en ! Va-t’en !

CASSANDRE.

— Adieu… Non, doucement… Hector, je prends congé de toi ; — tu trompes Troie entière, en te trompant toi-même.

Elle sort.
HECTOR, à Priam.

— Mon suzerain, vous êtes stupéfait de ces exclamations. — Rentrez et rassurez la ville ; nous, nous allons combattre, — et faire des actes dignes d’éloge pour vous les raconter ce soir.

PRIAM.

— Adieu ! que les dieux t’entourent de leur protection !

Priam sort d’un côté, Hector d’un autre. Fanfare.
TROYLUS.

— Les voilà à l’œuvre ; écoutons… Ah ! fier Diomède, crois-le bien, — ou je perdrai mon bras ou je regagnerai — ma manche.

Au moment où Troylus s’en va d’un côté, Pandarus entre de l’autre.
PANDARUS.

Entendez-vous, monseigneur ? entendez-vous ?

TROYLUS.

Qu’est-ce donc ?

PANDARUS.

Voici une lettre de cette pauvre fille, là-bas.

Il lui remet un papier.
TROYLUS, l’ouvrant.

Lisons !

PANDARUS.

Que je suis tourmenté par cette carogne de phthisie, par cette sale carogne de phthisie, et aussi par le stupide guignon de cette fille ! Pour une chose ou pour l’autre, il faudra que je vous quitte un de ces jours. Et puis, j’ai ce larmoiement dans les yeux, et de telles douleurs dans les os, qu’à moins de savoir bien blasphémer, je ne saurais dire ce que j’en pense…

À Troylus.

Que dit-elle là ?

TROYLUS.

— Des mots, des mots, de simples mots ; rien qui parte du cœur ; — les sentiments sont portés ailleurs…

Il déchire la lettre.

— Vent, va au vent pour tourner et changer avec lui !… — Elle paie toujours mon amour de mots et de mensonges ; — mais c’est un autre qu’elle édifie par des actes.

Il sort.
PANDARUS.

— Mais écoutez donc !

Il sort.

SCÈNE XVIII.
[Un terrain entre Troie et le camp grec. Fanfare d’alarme. Mouvements de troupes.]
Arrive Thersite.
THERSITE.

Les voilà maintenant qui s’empoignent. Je vais les épier. Ce fourbe, cet abominable coquin de Diomède a là, sur son casque, la manche de ce jeune drôle, de ce maroufle, de ce radoteur, de cet imbécile de Troyen ! Je voudrais les voir aux prises ; je voudrais que ce jeune âne troyen qui s’est amouraché de la putain gagnât la manche sur ce putassier, sur ce gueux de Grec, et le renvoyât impuissant à son hypocrite et luxurieuse drôlesse… D’un autre côté, la politique de ces fourbes, de ces maudits chenapans, de ce vieux fromage moisi, sec et mangé aux rats, qui a nom Nestor, et de ce chien-renard d’Ulysse, ne vaut certainement pas une mûre. Dans leur politique, ils ont opposé ce mâtin métis, Ajax, à ce dogue qui ne vaut pas mieux, Achille ; et voilà ce mâtin d’Ajax qui devient plus fier que ce mâtin d’Achille et qui ne veut pas s’armer aujourd’hui ! Si bien que les Grecs commencent à réhabiliter la barbarie en donnant de la civilisation une opinion aussi triste… Doucement ! Voici l’homme à la manche suivi de l’autre.

Arrivent Diomède, suivi de Troylus.
TROYLUS.

— Ne fuis pas, car tu passerais le fleuve du Styx, que je nagerais derrière toi.

DIOMÈDE.

Rompre n’est pas fuir ; — je ne fuis pas ; c’est pour mieux combattre — que je me suis retiré des mêlées de la multitude. À toi !

THERSITE.

— Défends ta putain, Grec ! En garde pour ta putain, Troyen !… Pour la manchette, à présent ! Pour la manchette, à présent !

Troylus et Diomède sortent en combattant.
Arrive Hector.
HECTOR, apercevant Thersite.

— Qui es-tu, Grec ? Es-tu un adversaire pour Hector ? — Es-tu de race et d’honneur ? —

THERSITE.

Non, non ! Je suis un gueux, un malingreux, un injurieux maroufle, un crapuleux chenapan !

HECTOR.

— Je te crois, vis ! —

Il s’en va.
THERSITE.

Dieu soit loué ! tu m’as cru ! Mais que la peste te rompe le cou pour m’avoir fait peur !… Que sont devenus mes coquins de libertins ? Je crois qu’ils se sont avalés l’un l’autre. Je rirais bien de ce miracle-là. Au fait, en quelque sorte, la luxure se dévore elle-même. Cherchons-les.

Il s’éloigne.
Arrivent Diomède et un serviteur.
DIOMÈDE.

— Va, va, mon serviteur, prends le cheval de Troylus ! — Présente ce beau coursier à madame Cressida. — L’ami, offre mes services à cette beauté ; — dis-lui que j’ai châtié l’amoureux Troyen — et que je suis son chevalier à l’épreuve.

LE SERVITEUR.

Je pars, monseigneur.

Le serviteur s’en va.
Arrive Agamemnon.
AGAMEMNON.

— À la rescousse ! à la rescousse ! Le féroce Polydamus — a terrassé Menon ; le bâtard Margarelon — a fait Doreus prisonnier, — et se tient comme un colosse, agitant sa poutre, — sur les cadavres écrasés des rois — Épistrophus et Cédius ; Polyxène est tué, — Amphimachus et Thoas mortellement blessés, — Patrocle pris ou tué ; Palamède — grièvement blessé et meurtri : le terrible Sagittaire (14) — épouvante nos troupes ; hâtons-nous, Diomède ! — Au secours, ou nous périssons tous !

Arrive Nestor.
NESTOR.

— Allons ! qu’on porte à Achille le corps de Patrocle ! — Et qu’on dise à cet Ajax au pas de limaçon de s’armer pour son honneur ! — Il y a mille Hectors sur le champ de bataille. — Ici il combat sur Galathe (15), son cheval, — et la besogne lui manque ! là, il est à pied, — et tous fuient ou meurent comme les menus poissons — dans le vomissement de la baleine ; plus loin, le voilà — et les Grecs de paille, mûrs pour sa lame, — tombent devant lui comme la gerbe sous la faux. — Ici, là, partout, il prend et laisse ; — sa dextérité obéit à sa fantaisie au point — qu’il fait ce qu’il veut, et il fait tant — que l’évidence est traitée d’impossibilité.

Arrive Ulysse.
ULYSSE.

— Ô courage ! courage, princes ! J’ai vu le grand Achille — s’armant, pleurant, blasphémant, jurant vengeance ! — Son sang engourdi a été réveillé par les blessures de Patrocle — et par les plaies de ses Myrmidons, — qui, sans nez, sans bras, hachés et broyés, viennent à lui en maudissant Hector. Ajax a perdu un ami, — et il a l’écume à la bouche, et il est armé, et à l’œuvre, — et il rugit après Troylus ! Troylus qui a fait aujourd’hui — des exploits fous et fantastiques, — engageant et dégageant sa personne — avec la force insouciante et l’insouciance sans effort — d’un être à qui la fortune, en dépit de l’habilité, — aurait permis de tout vaincre !

Arrive Ajax.
AJAX.

Troylus ! Troylus ! couard !

Il s’en va.
DIOMÈDE.

Oui, là-bas, là-bas !

NESTOR.

— Bon ! bon ! nous rallions toutes nos forces.

Arrive Achille.
ACHILLE.

Où est cet Hector ? Allons, allons, tueur d’enfants, montre ta face ; — apprends ce que c’est que de rencontrer Achille furieux. — Hector ! où est Hector ? Je ne veux qu’Hector !

Ils sortent.

SCÈNE XIX.
[Une autre partie du champ de bataille.]
Arrive Ajax.
AJAX.

— Troylus ! Troylus ! couard ! montre ta tête !

Arrive Diomède.
DIOMÈDE.

— Troylus ! dis-je ! où est donc Troylus ?

AJAX.

Oue lui veux-tu ?

DIOMÈDE.

— Je veux le corriger.

AJAX.

— Je serais le général, que je céderais mon poste — plutôt que cette correction-là… Troylus, dis-je ! Hé ! Troylus !

Arrive Troylus.
TROYLUS.

— Ô traître Diomède !… tourne ta face fausse, traître, — et paie-moi la vie que tu me dois pour mon cheval !

DIOMÈDE.

— Ah ! te voilà donc !

AJAX.

— C’est moi seul qui combattrai avec lui ; arrête, Diomède.

DIOMÈDE.

— Troylus est ma prise. Je ne resterai pas spectateur.

TROYLUS.

— Venez donc tous deux, Grecs ergoteurs ; en garde, tous deux !

Ils s’éloignent en combattant.
Arrive Hector.
HECTOR.

— Oui, c’est Troylus ! Oh ! bien combattu, mon plus jeune frère.

Arrive Achille.
ACHILLE.

— Enfin, je te vois. Ah ! en garde, Hector !

HECTOR.

— Prends haleine, si tu veux.

ACHILLE.

— Je ne veux pas de ta courtoisie, fier Troyen. — Sois heureux que mes armes ne puissent plus servir. — Mon inaction indulgente te ménage pour le moment, — mais tu entendras bientôt parler de moi. — Jusque-là, poursuis ta destinée.

Il s’éloigne.
HECTOR.

— Au revoir ! — tu m’aurais trouvé plus dispos — si j’avais prévu ton arrivée… — Eh bien ! mon frère ?

Revient Troylus.
TROYLUS.

— Ajax a pris Énée : souffrirons-nous cela ? — Non, par la flamme de ce glorieux soleil là-bas, — il ne l’emmènera pas ; je serai pris aussi, — ou je le délivrerai… Fatalité, écoute ce que je dis ! — Peu m’importe de finir ma vie aujourd’hui.

Il s’en va.
Un combattant passe, vêtu d’une somptueuse armure.
HECTOR.

Arrête, arrête, Grec ; tu es une magnifique cible… — Non, tu ne veux pas ?… J’aime beaucoup ton armure ; — et, dussé-je la briser et en défaire toutes les attaches, — il faut que j’en sois maître… Tu ne veux pas arrêter, animal ? — Eh bien, fuis donc, je vais te traquer pour avoir ta peau.

Ils sortent.
Arrive Achille avec ses Myrmidons.
ACHILLE.

— Venez tous autour de moi, mes Myrmidons, — et remarquez bien ce que je vais dire : Faites escorte à mes roues. — Ne frappez pas un seul coup, mais tenez-vous en haleine ; — et, quand j’aurai trouvé le sanguinaire Hector, — cernez-le partout avec vos armes, — et assénez sur lui vos plus terribles coups… — Suivez-moi, mes maîtres, et ayez l’œil sur tous mes mouvements… — Il est décrété qu’Hector le Grand doit mourir. —

Ils s’éloignent.
Arrivent en combattant Ménélas et Paris. Thersite vient derrière eux.
THERSITE.

Le cocu et le cocufieur sont aux prises. Allons, taureau ! allons, dogue ! mords-le, Paris, mords-le !… À ton tour, mon double chapon !… Mords-le, Pâris ! Le taureau gagne… Gare les cornes, holà !

Pâris et Ménélas se retirent.
Arrive Margarélon.
MARGARÉLON.

Tourne-toi, maraud, et combats.

THERSITE.

Qui es-tu ?

MARGARÉLON.

Un fils bâtard de Priam.

THERSITE.

Et moi aussi, je suis bâtard. J’aime les bâtards ; je suis bâtard par la naissance, bâtard par l’instruction, bâtard par les idées, bâtard par la valeur, illégitime en tout ! Les ours ne se mordent pas entre eux, et pourquoi les bâtards le feraient-ils ? Prenez garde, une querelle serait néfaste pour nous. C’est tenter la damnation que de se battre pour une putain, quand on est fils de putain. Adieu, bâtard !

MARGARÉLON.

Que le diable t’emporte, couard !

Ils sortent.

SCÈNE XX.
[Une autre partie du champ de bataille, éclairée par le soleil couchant.]
Arrive Hector.
HECTOR.

— Créature pourrie au cœur, si belle au dehors, — ta splendide armure t’a coûté la vie. — Maintenant, mon travail d’aujourd’hui est fini ; je vais respirer à l’aise. — Repose-toi, mon épée, tu as eu tout ton soûl de sang et de mort.

Il ôte son casque et rejette son bouclier sur son dos.
Arrivent Achille et les Myrmidons.
ACHILLE.

— Regarde, Hector, le soleil se couche, — et la nuit hideuse arrive haletante sur tes talons. — Dans cette disparition du soleil assombri, — il faut, pour clore le jour, que la vie d’Hector finisse.

HECTOR.

— Je suis désarmé ; ne profite pas de cet avantage, Grec.

ACHILLE, aux Myrmidons.

— Frappez, camarades, frappez ; voici l’homme que je cherche.

Hector tombe, frappé à mort.
— Maintenant, Ilion, tombe aussi, succombe à ton tour, Troie. — Ci-gît ton cœur, ton bras, ta force ! — En avant, Myrmidons, et criez tous bien fort : — Achille a tué le puissant Hector !

On entend sonner la retraite.

— Écoutez ! la retraite du côté des Grecs !

UN MYRMIDON.

— Les trompettes troyennes la sonnent aussi, monseigneur.

ACHILLE.

— La nuit étend sur la terre son aile de dragon, — et, comme juge du camp, sépare les deux armées. — Mon épée, n’ayant soupe qu’à demi, voulait se rassasier ; — mais, charmée de ce friand morceau, la voici qui va au lit.

Il remet son épée au fourreau.

— Allons, attachez ce corps à la queue de mon cheval, — que je traîne ce Troyen le long du champ de bataille !

Ils s’en vont.
Le tambour bat. Arrivent Agamemnon, Ajax, Ménélas, Nestor, Diomède, et d’autres Grecs. Clameurs au loin.
AGAMEMNON.

— Écoutez ! écoutez ! Quelles sont ces clameurs ?

NESTOR.

Paix, tambours !

CRIS AU LOIN.

Achille ! — Achille ! Hector est tué ! Achille !

DIOMÈDE.

— Le bruit dit qu’Hector est tué, et par Achille.

AJAX.

— Si cela est, ne nous en vantons pas. — Le grand Hector le valait bien.

AGAMEMNON.

— Marchons avec ordre. Qu’on aille prier — Achille de venir nous voir dans notre tente. — Si les dieux nous ont favorisés par une telle mort, — la grande Troie est à nous, et nos rudes guerres sont finies.

Ils sortent.

SCÈNE XXI.
[Une autre partie du champ de bataille.]
Arrivent Énée et les Troyens.
ÉNÉE.

— Arrêtez, holà ! enfin, nous sommes maîtres du champ de bataille. — Ne rentrons pas dans Troie ; affamons ici la nuit !

Arrive Troylus.
TROYLUS.

— Hector est tué !

TOUS,.

Hector ?… Les dieux nous en préservent !

TROYLUS.

— Il est mort ; et le meurtrier, à la queue de son cheval, — le traîne brutalement le long de la plaine infâme. — Cieux, restez à l’orage et hâtez vos fureurs ! — Asseyez-vous sur vos trônes, ô dieux, et souriez à Troie : — abrégez vos coups par pitié — et ne faites pas languir notre inévitable destruction.

ÉNÉE.

— Monseigneur, vous découragez toute notre armée.

TROYLUS.

— Vous ne me comprenez pas, vous qui me dites cela. — Je ne parle pas de fuite, de panique ou de mort ; — au contraire, je brave tous les dangers que les dieux et les hommes — érigent en menaces… Hector n’est plus. — Qui donc ira dire cela à Priam ou à Hécube ? — Que celui qui veut être à jamais pris pour un chat-huant — aille à Troie et dise : Hector est mort ! — Ce mot-là va changer Priam en pierre, — faire de toutes les filles des torrents, de toutes les épouses des Niobés, — de toute la jeunesse de froides statues, et — de Troie l’épouvantail d’elle-même. Mais allons, en marche ! — Hector est mort : il n’y a plus rien à dire… — Arrêtez pourtant… Vous, abominables tentes, — si fièrement dressées dans nos plaines phrygiennes, — que le Titan du jour se lève aussitôt qu’il l’osera ! — je vous traverserai de part en part !… Et toi, grand lâche, sache-le, nul espace ne séparera nos deux haines ! — Je te hanterai sans relâche comme une conscience coupable — qui évoque autant de fantômes que le remords de pensées ! — Qu’on sonne la marche vers Troie. — Emportons avec nous une consolation : — l’espoir de la vengeance doit voiler nos maux intérieurs.

Énée part suivi des Troyens (16).
Au moment où Troylus s’éloigne, Pandarus arrive d’un autre côté.
PANDARUS.

Écoutez ! Écoutez donc !

TROYLUS.

— Arrière, laquais entrermetteur ! que l’ignominie et la honte — s’acharnent sur ta vie et vivent à jamais avec ton nom ! —

Il s’en va.
PANDARUS.

L’excellent remède pour ma douleur des os ! Ô monde ! monde ! monde ! C’est donc ainsi qu’on méprise les pauvres agents ! Ô traîtres et maquereaux, comme on vous fait travailler dur, et comme on vous récompense mal ! Pourquoi nos services sont-ils si désirés et nos fonctions sont-elles si conspuées ? Avons-nous des vers, une parabole à propos de ça ? Voyons :

L’humble abeille chante joyeusement
Tant qu’elle n’a pas perdu son dard et son miel ;

Mais, dès que l’aiguillon s’est émoussé.
Le doux miel et les doux accents s’en vont aussi.

Bons commerçants de la chair, écrivez cela sur vos enseignes.

Vous tous qui ici fréquentez ma demeure,
Pleurez de vos yeux à demi éteints la chute de Pandare ;
Ou, si vous ne pouvez pleurer, accordez quelques cris.
Sinon à moi, du moins aux os qui vous font mal !
Frères et sœurs, qui faites métier de garder la porte,
Je ferai mon testament d’ici à quelque deux mois ;
Je le ferais tout de suite, si je ne craignais pas
D’être sifflé par quelque oie furieuse de Winchester.
Jusque-là, je vais suer pour tâcher de me soulager ;
Et, l’instant venu, je vous lègue mes maladies.

Il sort.


fin de troylus et cressida.


Notes sur Troylus et Cressida

(1) Ce titre prolixe est l’œuvre de l’éditeur et non de l’auteur. Shakespeare n’a nulle part présenté Pandarus comme prince de Lycie ; il en a fait un personnage entièrement bourgeois qui de son ancien rang seigneurial n’a conservé que la platitude du courtisan. Il est évident d’ailleurs que jamais le poëte n’aurait qualifié d’ingénieuse l’intervention de Pandarus livrant sa nièce à son ami.

(2) La préface adressée au lecteur par l’éditeur de l’in-quarto de 1609 est un document fort curieux qui manquait à notre langue, et que je n’ai pas cru devoir me dispenser de traduire. Elle contient, en effet, des révélations très-importantes pour l’histoire des lettres. Nous sommes fixés désormais sur la gloire qu’avait obtenue Shakespeare de son vivant. Nous savons que le charme de ses « comédies » avait vaincu les plus grands ennemis du théâtre, et que son œuvre était devenue, pour ses contemporains, le commentaire ordinaire de toutes les actions de leur vie. Cette courte déclaration n’est-elle pas le plus grand des éloges ? — Nous apprenons, en outre, que le droit de publier et de représenter les pièces de Shakespeare appartenait exclusivement à de grands propriétaires ; et ceci confirme le témoignage d’un biographe du xviie siècle qui assure que Shakespeare devenu actionnaire et acteur dans la troupe des comédiens du roi, s’était engagé par traité à leur livrer deux pièces par an. La vente d’un manuscrit étant alors considérée comme équivalant à la cession de tous les droits d’auteur, les comédiens du roi étaient devenus ainsi propriétaires absolus des œuvres de Shakespeare ; et ils en interdisaient la publication par la voie de la presse, afin d’empêcher les troupes rivales de leur faire concurrence en jouant les pièces de Shakespeare, ainsi révélées. Le monopole qu’avait obtenu la troupe du Globe explique pourquoi deux de ces pièces seulement ont été imprimées pendant les dix dernières années que vécut le poëte : le roi Lear en 1608, Troylus et Cressida en 1609. La cession que Shakespeare avait faite de ses œuvres à la compagnie était considérée comme perpétuelle, et voilà pourquoi, sans doute, ce furent deux comédiens qui furent chargés de la publication générale de ces œuvres, sept ans après la mort de l’auteur. L’édition de 1623 mit dans les mains du public anglais seize pièces qui n’avaient jamais été imprimées. — C’est donc à la troupe du roi que le libraire Bonian fait allusion quand il parle de ces grands propriétaires dont la volonté aurait fait si longtemps obstacle à la publication de Troylus et Cressida. On ne sait ce qu’il faut le plus admirer dans tout ceci, ou la cupidité des comédiens qui, dans leur intérêt sordide, confisquèrent si longtemps au monde entier l’œuvre de Shakespeare, ou l’effronterie de cet éditeur, avouant si fièrement son vol. Mais ce qu’il y a de plus curieux encore dans cette étrange affaire, c’est que ledit éditeur avait fait consacrer légalement son droit de mettre en vente l’ouvrage qu’il avait volé. Le 23 janvier 1608, il avait fait enregistrer au Stationers’ Hall son édition de Troylus et Cressida ! C’est ainsi que la législation d’alors protégeait la propriété littéraire !

Troylus et Cressida est la seule pièce de Shakespeare qui ait été imprimée avant d’être jouée. Nous savons, par l’aveu même du libraire, que cette pièce n’avait pas encore été représentée lors de sa publication en 1609. Et ceci fait justice de l’affirmation de Malone, qui fixe avant 1602 la représentation de Troylus et Cressida. Les registres du Stationers’ Hall contiennent bien, en effet, cette inscription : 7 février, 1602, M. Roberts. Le livre de Troylus et Cressida ; tel qu’il est joué par les hommes de milord Chambellan. Mais l’inscription ici faite est évidemment relative à quelque pièce antérieure faite sur le même sujet ; et, en effet, les livres du chef de troupe Henslowe font mention de certaines sommes avancées à deux auteurs dramatiques, Dekker et Chettle, sur un ouvrage appelé Troylus et Cressida. Le sujet avait donc été traité sur le théâtre anglais même avant que Shakespeare s’en emparât. Jusqu’à quel point le poëte s’est-il inspiré de ses devanciers immédiats, nous ne savons, car la tragédie de Dekker et de Cheltle a disparu. Ce qui est certain, c’est que l’idée originale n’appartenait pas à ceux-ci, et que Shakespeare a dû puiser ses inspirations à des sources beaucoup plus hautes. Pour tout ce qui concerne la lutte des Grecs et des Troyens, Shakespeare a évidemment consulté Homère, dont l’Iliade avait été traduite par Chapman, et, en même temps qu’Homère, les livres légendaires publiés dans le moyen âge sur la guerre de Troie : l’Histoire de Troie, de Guido Delle Columne, traduite par Lydgate dès le xve siècle, et le Recueil des Hystoires troyennes, de Raoul Le Febvre, traduit par Caxton en 1471. Pour tout ce qui regarde les aventures de Troylus et de Cressida, Shakespeare a consulté spécialement le vieux poëte Chaucer, qui, dès le xive siècle, avait fait un poëme en cinq chants d’après le beau roman de Boccace Il Filostrato. Ce même roman fut traduit dans notre langue dès le commencement du xve siècle par un grand seigneur amoureux, Pierre de Beauvau, sénéchal d’Anjou, sous ce titre : Le roman de Troïlus. Le lecteur trouvera à la fin de ce volume des extraits de cette traduction remarquable qui lui permettront de comparer Shakespeare et Boccace. Mais Boccace lui-même n’est pas l’auteur de la fable originale. Dans une excellente introduction aux Nouvelles Françoises du xvie siècle, deux archéologues. MM. Moland et d’Héricault, ont démontré que la légende primitive, d’origine française, est l’œuvre de Benoit de Saint-Maur, trouvère normand du xiie siècle. Ils ont également prouvé que, bien longtemps avant d’occuper la scène anglaise, Troylus et Cressida avaient pris possession du théâtre français dans le mystère de la Destruction de Troie la grant, par maistre Jacques Milet, estudiant es loix en la ville d’Orléans, — mystère magnifique où l’on entendait le jaloux Troylus crier à son rival Diomède ces vers peu courtois :

Roy Diomèdes, dictes moy
Comment Briseïda se porte,
Et me contez de son arroy
Et qui c’est qui la reconforte.
Je voudrois qu’elle feust morte !

Aucun document contemporain ne nous permet de préciser avec certitude l’époque à laquelle la pièce de Shakespeare fut représentée. Elle fut réimprimée pour la seconde fois dans l’édition générale de 1623, où elle paraît avoir été ajoutée après coup. Car elle n’est pas mentionnée dans le catalogue des pièces placé en tête du volume, et elle a été intercalée, sans être paginée, après le feuillet 232, entre la dernière des pièces historiques, Henry VIII et la première des pièces tragiques, Coriolan.

En outre, la division en cinq actes, à laquelle les éditeurs de 1623 ont soumis la plupart des pièces de Shakespeare, n’est pas indiquée dans Troylus et Cressida. Ce qui donnerait à croire que les éditeurs ont fait imprimer à la hâte la pièce qu’ils avaient volontairement ou involontairement omise.

Je ne serais nullement étonné que Heminge et Condell eussent longtemps hésité à réimprimer une œuvre comme Troylus et Cressida, dans un moment où les idées puritaines commençaient à prendre tant d’empire et où le fanatisme de la chaire criait si violemment déjà à l’immoralité du théâtre. Les raisons qui devaient faire proscrire Troylus et Cressida par les niveleurs devaient aider plus tard à son succès. Après la chute de Cromwell et la restauration de Charles II, Dryden, tenté sans doute par un sujet qui présentait tant de côtés licencieux, voulut le remettre sur la scène, sous prétexte, dit-il dans une préface, de « balayer le tas de décombres sous lequel étaient enterrées tant de pensées excellentes. » — Dryden refit l’œuvre de Shakespeare selon le goût de son temps ; c’est-à-dire que, sous couleur d’améliorer la pièce, il la dégrada, lui ôta tout ce qu’elle avait d’épique, accentua tout ce qu’elle avait de scabreux et défigura tous les caractères. Il fit de Troylus un jaloux criminel, de Pandarus un ignoble souteneur, et de Cressida une amante fidèle et calomniée : ce qui ne l’empêcha pas, par une contradiction étrange, de punir Cressida en la forçant à se suicider. Le lecteur pourra se rendre compte de cette dégradation sacrilége par les quelques citations qu’il trouvera plus loin.

(3) Ainsi que je l’ai dit dans l’Introduction, le personnage de Troylus est tout romanesque : il n’a d’homérique que le nom. L’Iliade ne le mentionne qu’une seule fois, et c’est dans le vingt-quatrième chant, au moment où Priam, pleurant ses fils morts, s’écrie : « Nestor beau comme les immortels, Troïlus qui aimait les chevaux, et Hector qui était un dieu parmi les hommes. Mars me les a ravis ! »

(4) Cressida, fille de Calchas, est la même que Briséis qui, dans Homère, est la maîtresse d’Achille et qu’Agamemnon fait enlever par Eurybate et Thaltybias au premier livre de l’Iliade. C’est par suite de cet enlèvement, on s’en souvient, qu’Achille furieux se renferme dans sa tente.

(5) L’apparition du Prologue en armure était une véritable innovation. D’après la coutume du théâtre anglais, il devait porter un simple manteau noir.

(6) Dans la restauration qu’il a faite de Troylus et Cressida, Dryden a complètement interverti l’ordre des trois premières scènes. Au lieu de commencer par un entretien entre Pandarus et Troïlus et par une conversation entre le même Pandarus et Cressida, la pièce corrigée commence par la délibération des chefs grecs dans la tente d’Agamemnon. Dryden a mis en tête de la pièce la scène iii, et a rejeté à la suite de cette scène les scènes i et ii qu’il a réunies en une seule. Rien n’est plus maladroit que cette transposition. Rien n’est plus contraire aux lois de la composition dramatique que Dryden vénérait tant, et que Boileau a fort bien résumées dans ce vers :

Le sujet ne peut être assez tôt expliqué.

Il y a bien deux actions dans la pièce de Shakespeare : la première relative aux amours de Troylus et de Cressida, la seconde relative à la lutte des Grecs et des Troyens. Mais, évidemment les rapport entre les Grecs et les Troyens ne forment qu’une action secondaire ; l’action principale repose tout entière sur les rapports entre Troylus, Cressida et Diomède. Telle était la pensée de Shakespeare, et le poëte l’a déclarée d’avance de deux façons, d’abord par le choix du titre, et ensuite par la disposition des scènes. En nous parlant tout d’abord de la passion de Troylus, Shakespeare nous indique clairement que cette passion est le nœud véritable de la pièce. Dryden, au contraire, commence par nous entretenir des discordes qui règnent dans le camp grec, comme si ces discordes étaient le sujet réel de l’œuvre, et comme s’il allait nous faire assister à quelque tragédie classique, imitée de l’Iliade. Ce contre sens de composition n’est pas une des moindres fautes commises par Dryden. Il a, par malheur, complètement défiguré le personnage principal de la pièce. Grâce à ses modifications, Cressida cesse d’être le type à la fois si gracieux et si redoutable que Shakespeare avait rêvé : elle n’est plus qu’une amoureuse timide qui fait pitié. Ainsi, par exemple, voici ce que devient, dans le drame revu et corrigé par Dryden, le monologue si caractéristique qui termine la scène ii et dans lequel Cressida fait une théorie si savante de la coquetterie :

CRESSIDA, seule.

Par ce même gage vous êtes un procureur, mon oncle ! — Nous autres femmes, nous sommes un sexe étrangement dissimulé. — Nous pouvons bien tromper les hommes, quand nous nous trompons nous-mêmes. — Longtemps mon âme a aimé secrètement Troïlus. — J’ai, de la bouche de mon oncle, aspiré ses louanges, — comme si mes oreilles n’en pouvaient être rassasiées ; — pourquoi alors, pourquoi n’ai-je pas dit que j’aimais ce prince ? — Comment ma langue a-t-elle pu conspirer contre mon cœur, jusqu’à dire que je ne l’aime pas ? amour puéril ! — Il est dans ses jeux comme un enfant gâté, — et ce qu’il désire le plus, il le rejette.

(7) Ce serait une étude curieuse de comparer ce cartel tout chevaleresque avec le défi héroïque adressé par Hector aux chefs grecs dans le septième livre de l’Illiade.

(8) Pour créer, comme dit Ulysse, cette brute d’Ajax, Shakespeare paraît avoir confondu en un seul deux personnages que l’antiquité homérique distingue, Ajax, fils de Télamon, et Ajax, fils d’Oilée. L’Ajax de Shakespeare est, par sa mère, parent d’Hector, comme l’est, dans la fable antique, le fils de Télamon ; et il a, en même temps, le caractère que la tradition du moyen âge attribue au fils d’Oilée :

« Ajax, fils d’Oilée était très-corpulent ; — il mettait tous ses soins à être bien vêtu ; — il était très-élégant dans sa riche tenue, quoi-qu’il fût massif de corps — Il avait de grands bras avec des épaules carrées et larges ; — sa personne était presque une charge de cheval. — Haut de stature, et bruyant au milieu de la foule, — il avait la parole rude et désordonnée, et s’emportait souvent en vaines paroles. » Lydgate, qui a peint ainsi le fils d’Oilée, représente, au contraire, le fils de Télamon comme disert, vertueux, fort bon musicien, hardi à la bataille et dénué de toute vaine pompe.

(9) Voir au deuxième livre de l’Iliade la scène analogue entre Thersite et Ulysse.

(10) Cette vieille tante de Troylus est Hésione, sœur de Priam. Hercule, pour se venger de Laomédon, l’avait enlevée et livrée à Télamon, qui eut d’elle Ajax.

(11) Hécube, grosse de Pâris, avait rêvé qu’elle mettait au monde une torche enflammée.

Et face pregnans
Cisseïs regina Parin creat.

(Enéide, liv. X.)

(12) Cette superbe apparition de Cassandre qui traverse la scène pour jeter au milieu du conseil des Troyens le cri terrible de l’avenir, a été supprimée par Dryden. Le poëte de la Restauration, au lieu de Cassandre, introduit Andromaque, et, sous prétexte d’imiter Homère, nous fait assister à la petite berquinade que voici ;

HECTOR.

— Salut, Andromaque. Vous avez l’air enjoué. — Vous apportez quelque agréable nouvelle.

ANDROMAQUE.

Rien de sérieux. — Votre petit enfant Astyanax m’a envoyé ici — comme son ambassadrice.

HECTOR.

Pour quelle mission ?

ANDROMAQUE.

— Simplement, pour obtenir qu’aujourd’hui même son prand’père — le fasse chevalier. Il brûle de tuer un Grec. — Car, s’il tarde à devenir un homme, il s’imagine — que vous les tuerez tous, et que vous ne lui laisserez rien à faire.

PRIAM.

— Il est bien de votre sang, Hector.

ANDROMAQUE.

— Et aussi il a l’intention d’envoyer un cartel — à Agamemnon, à Ajax et à Achille, — afin de leur prouver qu’ils ont grand tort de brider nos plaines, — et de nous tenir encagés comme des prisonniers dans la ville pour mener cette vie de paresse.

HECTOR.

Quelles étincelles d’honneur — sortent de cet enfant ! Les dieux parlent par sa voix !

(13) Dryden a supprimé la scène vii et coupé la scène viii en deux parties : l’une formant la scène ii de son second acte, l’autre devenant la scène ii de son troisième acte. L’extrait que voici montrera dans quel esprit Dryden a refait l’œuvre de Shakespeare. Le lecteur pourra voir avec quelle complaisance le poète favori de Charles II a mis en relief le rôle le plus scabreux, celui de Pandarus :

Entrent Pandarus et Cressida.
PANDARUS.

Le voilà qui attend là-bas, le pauvre malheureux ; il attend là, avec un air, avec un visage, avec des yeux si suppliants ; il attend là, le pauvre prisonnier.

CRESSIDA.

Quel déluge de mots vous répandez, mon oncle, juste pour ne rien dire !

PANDARUS.

Vous appelez ça rien ! ce n’est rien ! appelez-vous ça rien ? Comment ! il a l’air pour tout le monde d’un misérable malfaiteur, juste accroché au gibet, avec son chapeau rabattu, ses bras pendant le long du corps, ses pieds allongés, son corps tout frémissant. Vous appelez ça rien ! Voilà un terrible rien !

CRESSIDA.

Et que pensez-vous d’un oiseau blessé qui se traîne avec une aile rompue ?

PANDARUS.

Eh bien ! après ? je pense qu’il ne peut pas s’envoler, c’est certain, c’est indubitable : il est sûr d’être pris… Mais si vous l’aviez vu, lui, quand je lui ai dit : Armez-vous de courage, mon homme, et suivez-moi ; et ne craignez pas les couleurs, et dites ce que vous voulez, mon homme : elle ne peut pas vous résister : il faudra qu’elle fasse une chute, comme une feuille en automne…

CRESSIDA.

Quoi ! vous lui avez dit tout cela sans mon consentement ?

PANDARUS.

Comment ! vous avez consenti ! vos yeux ont consenti ; vous lanciez du coin de vos yeux les plus humides œillades ! Vous me direz peut-être que votre langue n’a rien dit. Non, je l’accorde : votre langue a été plus discrète, votre langue a été mieux élevée, votre langue a gardé son secret : oui, je dirai cela pour vous, votre langue n’a rien dit. Vraiment je n’ai jamais vu de ma vie deux amants aussi pudiques ! aussi effrayés l’un de l’autre ! Que de troubles pour vous mettre à la besogne. C’est bon. Quand cette affaire-là sera terminée, si jamais je perds mes peines pour la seconde fois avec un couple aussi embarrassé, je consens à être peint sur une enseigne pour représenter le Labeur Inutile. Fi ! Fi ! Il n’y a pas la moindre conscience là-dedans. Tous les honnêtes gens vous crieront que c’est une honte.

CRESSIDA.

Où se montre l’être curieux dont vous me parlez ? que faut-il donner pour le voir ?

PANDARUS.

De l’argent comptant ! De l’argent comptant ! Vous en avez sur vous ! Il faut donner pour obtenir ! Sur ma parole, c’est une demoiselle aussi farouche que vous ; j’ai été obligé d’user de violenre avec lui, pour l’attirer ici : et je tirais et je tirais !…

CRESSIDA.

Pour ces bons offices de procureur vous serez damné un jour, mon oncle !

PANDARUS.

Moi ! damné ! Ma foi, je m’attends à l’être : en conscience, je crois que je le serai. Oui, si un homme doit être damné pour avoir rendu service, comme tu dis, je cours de grands risques.

CRESSIDA.

Eh bien ! je ne veux pas voir le prince Troïlus ! je ne veux pas être complice de votre damnation.

PANDARUS.

Comment ! ne pas voir le prince Troïlus ! mais je me suis engagé, j’ai promis, j’ai donné ma parole. Je me soucie bien d’être damné ! Laisse-moi tranquille avec ta damnation ! La damnation n’est rien pour moi à côté de ma parole ! Si je suis damné, ce sera pour toi une damnation fructueuse ; tu seras mon héritière. Allons ! tu es une vertueuse fille ! tu m’aideras à tenir ma parole ! tu verras Troïlus !

CRESSIDA.

Le risque est trop grand.

PANDARUS.

Aucun risque sérieux. Ta mère à couru ce risque-là pour toi ; tu peux bien le courir pour mon petit-neveu à venir.

CRESSIDA.

Considérez seulement mes inquiétudes. Le prince Troïlus est jeune…

PANDARUS.

Oui, morbleu, il l’est ; ce n’est pas là un sujet d’inquiétude, j’espère ; l’inquiétant, ce serait qu’il fût vieux et faible.

CRESSIDA.

Et moi, je ne suis qu’une femme !

PANDARUS.

Rien d’inquiétant à cela. Tu es une femme, et il est un homme ! Eh bien ! mets-les ensemble ! mets-les ensemble !

CRESSIDA.

Ne suis-je pas bien fragile ?

PANDARUS.

Toute mon inquiétude, c’est que tu ne le sois pas : il faut que tu sois fragile ; toute chair est fragile.

CRESSIDA.

Comment ! vous, mon oncle, pouvez-vous donner de pareils conseils à la fille de votre propre frère ?

PANDARUS.

Quand tu serais mille fois ma fille, je ne pourrais pas faire mieux pour toi. Qui donc veux-tu avoir, fillette ? Il est prince, jeune prince, et jeune prince amoureux ! Tu m’appelles ton oncle ! Par Cupidon, je suis un père pour toi. Rentre, rentre, fille, je l’entends qui vient… Et vous entendez, ma nièce ! je vous donne permission de faire une légère résistance, c’est décent ! mais pas d’entêtement ! c’est un vice ! pas d’entêtement, ma chère nièce !

Cressida sort.
Entre Troïlus.
TROÏLUS.

Eh bien, Pandarus ?

PANDARUS.

Eh bien, mon aimable prince ? Avez-vous vu ma nièce ? Non. Je sais que vous ne l’avez pas vue.

TROÏLUS.

— Non, Pandarus. J’erre devant vos portes — comme une âme étrangère sur les bords du Styx — attendant la barque. Oh ! sois mon Charon, — et transporte-moi vite à l’Élysée, — et vole avec moi vers Cressida ! —

PANDARUS.

Promenez-vous ici un moment de plus : je vais l’amener tout de suite.

TROÏLUS.

Je crains qu’elle ne veuille pas venir : pour sûr, elle ne voudra pas.

PANDARUS.

Comment ! ne pas venir, quand je suis son oncle ! Je vous dis, prince, qu’elle raffole de vous. Ah ! la pauvre petite coquine ! ah ! la petite coquine ! elle ne fait que penser, et pensera ce qui doit se passer entre vous deux. Oh ! que c’est bon ! Oh ! que c’est bon ! Oh !… Ne pas venir, quand je suis son oncle !

TROÏLUS.

Tu me flattes toujours ; mais, je t’en prie, flatte-moi encore. Vois-tu, je voudrais espérer ; je voudrais ne pas me réveiller de mon rêve charmant. Espérance, que tu es douce ! Mais espérer toujours, et ne pas voir s’accomplir ce qu’on espère !

PANDARUS.

Oh ! faible cœur ! faible cœur ! les vieux proverbes ont souvent raison… Non ! elle ne viendra pas, je le garantis ; elle n’a pas de mon sang dans les veines, elle n’en a pas de quoi remplir une puce ! Ah ! si elle ne vient pas, si elle ne vient pas, si elle ne vient pas de tout son élan dans vos bras, je n’ai plus rien à dire, si ce n’est qu’elle a renié toute grâce, et voilà tout.

TROÏLUS.

Je te crois : va donc, mais ne me trompe pas.

PANDARUS.

Non, vous ne voulez pas que j’y aille ! vous êtes indifférent ! irai-je, voyons ? Dites le mot alors… Après tout, que m’importe ? Vous pouvez bien vous contenter de votre propre prestige, et dédaigner le cœur d’une aimable jeune fille. C’est bon, je n’irai pas.

TROÏLUS.

Vole, vole, tu me tortures.

PANDARUS.

Serait-ce vrai ? Serait-ce vrai ? Est-ce que je vous torture vraiment ? Alors, je vais y aller.

TROÏLUS.

Mais tu ne bouges pas.

PANDARUS.

J’y vais immédiatement, tout droit, en un clin d’œil, aussi vite que la pensée ; pourtant vous croyez toujours qu’on ne fait pas assez pour vous : je me suis échiné à votre service. Ce matin je suis allé chez le prince Pâris pour lui demander d’excuser ce soir votre absence au souper de la cour ; et je l’ai trouvé… Ma foi, où croyez-vous que je l’ai trouvé ? Cela me réjouit le cœur, quand je pense comment je l’ai trouvé. Pourtant vous croyez qu’on ne fait jamais assez pour vous.

TROÏLUS.

Voulez-vous vous en aller ! Quel rapport cela a-t-il avec Cressida ?

PANDARUS.

Comment ! Vous ne voulez pas entendre les gens… Quel rapport cela a-t-il avec Cressida ?… Eh bien ! je l’ai trouvé au lit, au lit avec Hélène, sur ma parole. C’est une charmante reine, une charmante reine, une très-charmante reine ! Mais elle n’est rien à côté de ma nièce Cressida : c’est un laideron, une gipsy, une moricaude à côté de ma nièce Cressida… Elle était couchée avec un de ses bras blancs autour du cou de ce putassier. Oh ! quel bras blanc ! blanc comme le lis ! rond ! potelé !… Il faut que vous sachiez qu’elle l’avait nu jusqu’au coude ! Et alors elle le baisait, et elle l’étreignait… comme qui dirait…

TROÏLUS.

Mais, tu as beau dire, quel rapport cela a-t-il avec Cressida ?

PANDARUS.

Eh bien, j’ai fait vos excuses à votre frère Pâris ; cela a rapport à Cressida, je suppose !… Mais, quel bras ! quelle main ! quels doigts effilés ! l’autre main était sous les draps du lit ; celle-là, je ne l’ai pas vue, je l’avoue ; je n’ai pas vu cette main-là.

TROÏLUS.

Tu continues de me torturer !

PANDARUS.

Mais, moi aussi j’étais torturé ; vieux comme je suis, j’étais torturé aussi ; pourtant j’ai trouvé moyen de lui faire vos excuses pour qu’il les fit à votre père… Par Jupiter ! Quand je pense à cette main-là, je suis tellement ravi que je ne sais plus ce que je dis : j’étais torturé aussi, moi !

Troïlus se détourne d’un air impatienté.

Allons, j’y vais, j’y vais : je vais la chercher, je l’amène, je la conduis… Ne pas venir, quand je suis son oncle !

Pandarus sort.

(14) Le Sagittaire était, selon Lydgate, un animal monstrueux, moitié homme et moitié cheval, comme le centaure classique.

(15) Galathe est, en effet, le nom que l’histoire de la Destruction de Troie attribue au cheval favori d’Hector.

(16) Dryden a changé complètement le dénoûment de Shakespeare, à qui il reproche, dans sa préface, de ne pas avoir puni Cressida de sa fausseté. Afin de réparer l’erreur qu’il dénonçait, le poëte de la Restauration a fait mourir Cressida ; mais comme, dans la pièce refaite, Cressida est fidèle à Troïlus, et ne s’est pas réellement donnée à Diomède, il s’en suit qu’elle n’est pas coupable, et que le poëte s’est retiré le droit de la punir. Étrange aberration ! Dryden blâme Shakespeare d’avoir pardonné à une coupable, et lui, Dryden, il châtie une innocente ! Il faut voir cela pour y croire ; je traduis donc ici cette dernière scène qui se passe sur le champ de bataille :

Entre Diomède, faisant retraite devant Troïlus, et tombant au moment où il entre.
TROÏLUS.

— Implore la vie ou meurs !

DIOMÈDE.

Non ! profite de ta fortune ! — Je dédaigne une vie que tu peux donner ou prendre.

TROÏLUS.

— Ferais-tu fi de ma pitié, misérable ?… Eh bien, que ton désir soit exaucé !

Il lève le bras. Cressida s’élance vers lui et le retient.
CRESSIDA.

Retenez, retenez votre main, monseigneur, et écoutez-moi.

Troïlus se retourne. Aussitôt Diomède se relève. Les Troyens et les Grecs entrent et se rangent des deux côtés derrière leurs capitaines.
TROÏLUS.

— N’ai-je pas entendu la voix de la parjure Cressida ? Viens-tu ici pour donner le dernier coup à mon cœur ? Comme si les preuves de ta perfidie première n’étaient pas assez convaincantes, viens-tu ici — pour implorer la vie de mon rival ? — Oh ! s’il restait en toi une étincelle de loyauté, — tu ne pourrais pas ainsi lui témoigner sous mes yeux même ta préférence.

CRESSIDA.

— Que dirai-je ! la pensée que vous me croyiez infidèle — m’a rendue muette. Ah ! laisse-le vivre, mon Troïlus ; — par toutes nos amours, par toutes nos tendresses passées, — je t’adjure de l’épargner.

TROÏLUS.

Enfer et mort !

CRESSIDA.

— Si jamais j’ai eu pouvoir sur votre âme, — croyez-moi toujours votre fidèle Cressida. — Quoique mon innocence ait l’air du crime, — par cela même que je demande sa grâce, — je ne la sollicite, sachez-le, que parce que sa mort — empêcherait pour toujours mon retour auprès de vous. — Mon père est ici traité comme un esclave et avili ; moi-même, je suis retenue captive dans des liens que je hais…

TROÏLUS.

— Si je pouvais avoir foi en toi, si je pouvais te croire fidèle, — je te ramènerais en triomphe dans Troie, — quand toute la Grèce rallierait ses troupes dispersées, et serait rangée en bataille pour me barrer le passage ! — Mais, ô sirène, je veux fermer l’oreille — à tes accents enchanteurs ; les vents emporteront — sur leurs ailes tes paroles plus légères qu’eux-mêmes.

CRESSIDA.

— Hélas !… Mon amour pour lui n’était que stimulé ! — Si jamais il a eu de moi d’autres gages — que ceux que la modestie peut donner…

DIOMÈDE, montrant un anneau à son doigt.

Non, témoin ceci !… — Va, prends-là, Troyen ; tu la mérite mieux que moi ! — Vous autres, débonnaires et crédules niais, — vous êtes des trésors pour une femme. — J’étais un amant, un amant jaloux, brutal, et taquin, et j’ai douté de ce gage même, jusqu’au jour ou je l’ai possédée ! — Mais elle a fait honneur à sa parole, — et je n’ai plus de raison maintenant de me plaindre d’elle !

CRESSIDA.

— Oh ! impudence sans exemple et effrontée !

TROÏLUS.

— Enfer, montre-moi un supplicié plus misérable que Troïlus.

DIOMÈDE.

— Non, ne t’afflige pas ; je te la cède volontiers ; — je suis satisfait, et j’ose affirmer, au nom de Cressida, — que si elle t’a promis sa personne, — elle s’empressera de s’acquitter de sa dette.

CRESSIDA, tombant à genoux devant Troïlus.

— Mon unique seigneur, par tous les vœux d’amour, — qui sont sacrés, s’il est un pouvoir au-dessus de nous, — et qui sont terribles, s’il est un enfer au-dessous, puissé-je subir toutes les imprécations que votre rage peut proférer contre moi, si je suis infidèle !

DIOMÈDE.

— Vraiment, puisque vous tenez tant à être crue, — je suis fâché de m’être laissé entraîner si loin en paroles, — Soyez donc ce que vous voulez passer pour être. Je sais être reconnaissant.

TROÏLUS.

— Reconnaissant ! supplice !… Alors que les flammes les plus bleues de l’enfer — la saisissent toute vive ! Que sous le poids de tous ses crimes elle s’enfonce souillée ! Que l’hôte ténébreux — lui fasse place, et la montre au doigt et la siffle sur son passage ! — Que les âmes les plus flétries de son sexe — se réjouissent et crient : voici venir un plus noir démon ! — Puisse-t-elle…

CRESSIDA.

Assez, monseigneur ! vous en avez dit assez. — Cette perfide, cette parjure, cette odieuse Cressida — ne sera plus l’objet de vos malédictions ! — Quelques heures de plus, et la douleur eût achevé votre œuvre ; — mais alors vos regards n’auraient pas eu la satisfaction que je leur donne ainsi… ainsi…

Elle se poignarde. Diomède et Troïlus s’élancent vers elle.
DIOMÈDE.

— Au secours ! Sauvez-la ! au secours !

CRESSIDA.

— Arrière ! ne me touche pas, toi, traître Diomède ! — Mais vous, mon Troïlus unique, approchez… — Croyez-moi, la blessure que je viens de faire à mon cœur — est bien moins douloureuse que la blessure que vous lui aviez faite… — Oh ! puissiez-vous croire encore que je vous suis fidèle !

TROÏLUS.

— Cela serait trop, même si tu eusses été perfide ! — Mais, oh ! tu es la plus pure, la plus blanche innocence, — je le reconnais à présent, et je le reconnais trop tard ! — Puissent toutes mes malédictions, et dix mille autres plus — accablantes encore, retomber sur ma tête ! — Puisse quelque divinité vengeresse arracher — Pélion et Ossa de dessus les tombes des géants, — et les précipiter sur moi, plus coupable que ceux — qui ont osé envahir le ciel !

CRESSIDA.

Ne l’écoutez pas, cieux ! — Mais entendez-moi le bénir avec mon dernier souffle ; — et puisque je n’ai pas réclamé contre le dur décret — qui a condamné ma vie si courte et si infortunée, — ajoutez-lui les jours que vous m’enlevez, — et je mourrai heureuse de ce qu’il me croit fidèle.

Elle meurt.
TROÏLUS.

— Elle s’en est allée pour toujours, et elle m’a béni en mourant ! — Que ne m’a-t-elle pas maudit plutôt ! Elle est morte par ma faute ; — et moi, comme une femme, je me borne à pleurer, — Le délire m’entraîne en divers sens à la fois. — La pitié me somme de fondre en larmes, — tandis que le désespoir me tourne contre moi-même — et m’ordonne sans aller plus loin, de finir ici ma vie !

Il met la pointe de son épée contre sa poitrine.
À Diomède.

Ah ! tu souris, traître ! tu m’apprends mon devoir, — et tu détournes ma juste vengeance sur ta tête !…

Troïlus et Diomède se battent, et les deux armées s’engagent en même temps, les Troyens forcent les Grecs à la retraite ; Troïlus met en fuite et blesse Diomède. Les trompettes sonnent. Achille paraît avec ses Myrmidons derrière les Troyens qui sont enveloppés. Troïlus engage un combat singulier avec Diomède, le renverse et le tue. Achille tue Troïlus sur le corps de Diomède. Tous les Troyens meurent sur place. Troïlus expire le dernier.

Introduction Beaucoup de bruit pour rien
La fameuse histoire de Troylus et Cressida