Trois Entretiens/I

La bibliothèque libre.
Traduction par Eugène Tavernier.
Plon (p. 1-45).


PREMIER ENTRETIEN


Audiatur et prima pars.


Ces entretiens, datés de 1899, avaient lieu dans le jardin d’une villa situé au pied des Alpes, tout près des bords de la Méditerranée. La première conversation s’engagea avant que je fusse arrivé. Elle portait sur la propagande que faisaient certains célèbres pacifistes de divers pays… Je ne réussis pas à reconstituer convenablement le début de l’entretien. Il ne me convenait pas non plus de le tirer de ma propre tête, à l’exemple de Platon et de ses imitateurs. Je commençai donc mon résumé avec les paroles que j’entendis prononcer par le Général lorsque je m’approchais des interlocuteurs.


LE GÉNÉRAL (agité ; se levant de son siège ; s’asseyant de nouveau et parlant avec des gestes rapides). – Non ; permettez. Dites-moi seulement ceci : la chrétienne et glorieuse armée russe[1] existe-t-elle encore ou a-t-elle cessé d’exister ? Oui ou non ?

L’HOMME POLITIQUE (étendu sur une chaise longue, parlant d’un ton qui rappelle à la fois quelque chose des dieux insouciants d’Épicure, d’un colonel prussien et de Voltaire). – Si l’armée russe existe ? Évidemment, elle existe. Auriez-vous entendu dire qu’elle a été abolie ?

LE GÉNÉRAL. – Ne feignez donc pas de vous méprendre ! Vous saisissez parfaitement que je ne parle pas de cela. Je demande si, maintenant ainsi que jadis, j’ai le droit de considérer l’armée existante comme une véritable force militaire chrétienne ; ou si cette dénomination n’a plus de valeur désormais et doit être remplacée par une autre.

L’HOMME POLITIQUE. – Ah ! voilà ce qui vous inquiète ! Mais la question n’est pas de notre compétence. Adressez-vous plutôt à la Chambre héraldique, chargée de surveiller l’usage des litres de toute sorte.

M. Z… (avec quelque arrière-pensée). – Probablement, à une telle question la Chambre héraldique répondrait que la loi n’interdit pas l’emploi des anciens titres. Est-ce qu’on a empêché le dernier prince de Lusignan de s’appeler roi de Chypre, quoiqu’il n’exerçât pas le moins du monde le gouvernement de Chypre et quoique ni sa santé ni sa bourse ne lui permît de boire du vin de Chypre ? Pourquoi donc notre armée actuelle ne pourrait-elle pas être qualifiée service militaire du Christ ?

LE GÉNÉRAL. – Il ne s’agit pas de qualifications. Blanc ou noir, est-ce un titre ? Doux ou amer, est-ce un titre ? Héroïsme ou lâcheté, est-ce une affaire de titre ?

M. Z… – Cela ne dépend pas de moi. C’est l’affaire des gens qui représentent la légalité.

LA DAME (à l’Homme politique). Pourquoi vous en tenir aux mots ? Assurément, en parlant de son "service militaire chrétien", le général avait une idée.

LE GÉNÉRAL. – Je vous rends grâces. Voici ce que je voulais et veux dire. Dans le cours des siècles et jusqu’à la date d’hier, tout homme de guerre, simple soldat ou feld-maréchal, peu importe, savait et sentait qu’il servait à une œuvre importante et bonne ; – non pas seulement utile ou nécessaire, comme est utile, par exemple, l’hygiène ou le blanchissage, mais, dans le sens le plus élevé, bonne, honorable, à laquelle toujours ont participé les meilleurs et les premiers citoyens, chefs de nations, héros. Cette œuvre, la nôtre, a toujours été consacrée et exaltée dans les églises, glorifiée par la voix publique. Or, tout à coup, un beau matin, nous apprenons qu’il nous faut oublier tout cela et que nous devons nous juger nous-mêmes, nous et notre fonction dans le monde de Dieu, d’une manière toute différente. L’œuvre que nous servions et que nous étions si fiers de servir est déclarée mauvaise et désastreuse ! Elle est maintenant reconnue incompatible avec les préceptes de Dieu et avec les sentiments humains ; c’est le mal le plus affreux, une calamité ; tous les peuples ont le devoir de s’unir contre elle ; et son abolition définitive n’est plus qu’une affaire de temps !

LE PRINCE. – Cependant, est-ce qu’il ne vous est pas déjà arrivé d’entendre des voix qui condamnent la guerre et le service militaire comme un reste du vieux cannibalisme ?

LE GÉNÉRAL. – Eh ! comment faire pour ne pas l’entendre ? Je l’ai entendu et je l’ai lu dans des langues diverses. Pardonnez à ma franchise : j’ai fait comme si cela s’adressait au voisin. Nuage sans tonnerre. J’ai entendu et j’ai oublié. Mais maintenant la question est tout autre. Il faut la regarder en face. Aussi, je demande ce que nous avons à faire. Que dois-je penser de moi, c’est-à-dire de tout soldat ? Quelle idée vais-je avoir de moi-même : un homme digne de ce nom ou le rebut de la nature ? Suis-je estimable pour le concours que je m’efforce de donner à une œuvre importante et bonne ? ou serai-je effrayé d’avoir ma part de cette œuvre et vais-je m’en repentir et, humblement, demander pardon à tous les pékins pour mon indignité professionnelle ?

L’HOMME POLITIQUE. – Quelle manière fantastique d’envisager la question ! Comme si on s’était mis à réclamer de vous quelque chose de spécial ! Les nouvelles exigences ne vous concernent pas. Elles s’adressent aux diplomates et aux antres pékins, qui se soucient très peu de votre « indignité », de même que de votre christianité. De vous, maintenant, ainsi qu’autrefois, une seule chose est requise : exécuter sans contestation les ordres des autorités.

LE GÉNÉRAL. – Comme vous ne vous intéressez pas à la guerre, vous vous en faites naturellement une idée « fantastique », suivant votre expression. Vous ignorez, on le voit bien, que, dans certaines circonstances, les ordres donnés pat l’autorité consistent seulement en ceci : qu’on n’attende pas et qu’on ne lui demande pas ses ordres.

L’HOMME POLITIQUE. – Mais quoi ? précisément ?

LE GÉNÉRAL. – Précisément : eh bien ! supposez, par exemple, qu’en vertu de la décision des autorités, je me trouve placé à la tête de tout un district militaire. Il s’ensuit que mon devoir est de diriger, de toute façon, les troupes qui me sont confiées ; d’entretenir et d’affermir en elles une certaine manière de penser ; d’exercer sur leur volonté une direction déterminée ; de monter leurs sentiments à un certain accord ; bref, de les instruire, pour ainsi parler, selon l’esprit de leur mission. Très bien. Dans ce but, il m’appartient, entre autres choses, de donner aux troupes de mon district des ordres généraux, en mon propre nom et sous ma responsabilité personnelle. Supposez que je demande à l’autorité supérieure de me dicter les ordres que je dois prescrire ou de m’indiquer la manière de rédiger ceux que j’ai reçus. Est-ce que, dans le premier cas, on ne m’appellerait pas « vieux fou » ? et dans le second, est-ce que je ne serais pas tout simplement mis à la retraite ? Voilà la preuve que je dois agir sur mes troupes selon un certain esprit qui, naturellement, est d’avance et une fois pour toutes approuvé par l’autorité supérieure, de telle sorte qu’une consultation serait sottise ou impertinence. Et voici que cet esprit, qui, au fond, a été le même depuis Sargon et Assourbanipal jusqu’à Guillaume II, est subitement mis en doute ! Hier encore, je savais que mon rôle était de soutenir et de développer parmi mes troupes non pas un esprit quelconque, mais précisément l’esprit militaire – la disposition de chaque soldat à battre les ennemis et à se faire tuer lui-même – ce qui exige, absolument, l’assurance que la guerre est une chose sainte. Or, aujourd’hui, on détruit le fondement de cette assurance. On dépouille la guerre de ce que le langage savant appelle « la sanction religieuse et morale ».

L’HOMME POLITIQUE. – Vous exagérez terriblement. On ne constate pas dans les idées une révolution si complète. D’ailleurs, tout le monde a toujours su que la guerre est un mal et que moins il y en a, mieux cela vaut. Par contre, tous les gens sérieux reconnaissent aujourd’hui que cette espèce de mal ne peut pas encore, à notre époque, être entièrement écartée. Donc, il ne s’agit pas d’abolir la guerre, mais, graduellement et peut-être lentement, de la renfermer dans des limites très étroites. En somme, la guerre continue d’être jugée comme elle le fut toujours : un mal inévitable, une calamité à laquelle on ne doit se résigner que dans les occasions extrêmes.

LE GÉNÉRAL. – Rien d’autre ?

L’HOMME POLITIQUE. – Rien d’autre.

LE GÉNÉRAL (se levant brusquement). – Avez-vous jamais jeté un coup d’œil sur la liste des saints ?

L’HOMME POLITIQUE. – Sur le calendrier ? Oui, il m’est arrivé de le consulter, pour savoir le jour où l’on doit souhaiter une fête.

LE GÉNÉRAL. – Et avez-vous remarqué quels sont les saints qui figurent là ?

L’HOMME POLITIQUE. – Il y en a de plusieurs sortes.

LE GÉNÉRAL. – Mais de quelle condition ?

L’HOMME POLITIQUE. – De condition diverse, je pense.

LE GÉNÉRAL. – Eh bien ! voici justement : pas très diverse.

L’HOMME POLITIQUE. – Comment ? Est-ce que ce sont tous des soldats ?

LE GÉNÉRAL. – Pas tous, mais la moitié.

L’HOMME POLITIQUE. – Oh ! Quelle exagération encore !

LE GÉNÉRAL. – Je ne vous propose pas d’en faire un à un le recensement statistique. Je me contente d’affirmer que tous les saints de notre propre Église russe ne se divisent qu’on deux classes : ou des moines de différents ordres ; ou des princes, c’est-à-dire, pour autrefois, des gens de guerre. Nous n’avons pas d’autres saints, du moins, naturellement, dans le sexe mâle. Ou des moines, ou des soldats.

LA DAME. – Vous avez oublié les fanatiques.

LE GÉNÉRAL. – Je ne les ai pas oubliés du tout. Mais les fanatiques formaient une espèce de moines irréguliers. Ce que les cosaques sont pour l’armée, les fanatiques l’étaient pour le monde monacal. En outre, si vous me découvrez parmi nos saints russes un seul prêtre blanc, un marchand, un scribe, un secrétaire de chancellerie, un bourgeois, un paysan, en un mot quelqu’un de n’importe quelle profession excepté les moines et les soldats, je vous laisse tout ce que, dimanche prochain, je rapporterai de Monte-Carlo.

L’HOMME POLITIQUE. – Merci. Vous pouvez garder votre trésor et votre moitié de saints, tout ensemble. Mais, s’il vous plaît, expliquez-moi seulement et au juste ce que vous voulez conclure de votre découverte ou de votre constatation. Prétendez-vous soutenir que seuls les moines et les soldats peuvent servir de modèles en fait de moralité ?

LE GÉNÉRAL. – Vous n’avez pas du tout deviné. Moi-même j’ai rencontré des gens très vertueux parmi les prêtres blancs, parmi les banquiers, parmi les fonctionnaires et parmi les paysans ; et la créature la plus vertueuse que je puis me rappeler était bonne d’enfants chez un de mes amis. Mais nous parlons d’antre chose. À propos des saints, j’ai demandé comment un si grand nombre de soldats ont pu trouver place sur la même ligne que des moines et voir leur profession préférée à toutes les professions paisibles et civiles, si, toujours, la guerre a passé pour un mal toléré comme le commerce des boissons ou même quelque chose de pire. Évidemment, les nations chrétiennes qui ont reconnu des saints (bien entendu pas les seuls russes mais approximativement les autres aussi), non seulement ont honoré, mais encore ont honoré d’une façon spéciale l’état militaire ; et parmi toutes les professions du monde, une seule, celle de la guerre, a été réputée propre à instruire, en quelque sorte, ses meilleurs représentants dans la pratique de la sainteté. Une telle opinion est en contradiction avec le mouvement actuel contre la guerre.

L’HOMME POLITIQUE. – Mais, ai-je dit que rien n’a changé ? Un heureux changement s’accomplit, sans aucun doute. L’auréole religieuse qui, aux yeux de la foule, entourait la guerre et les gens de guerre est enlevée maintenant. C’est ainsi. Et cette nouveauté ne date pas d’hier. Qui en souffre, au point de vue pratique ? Peut-être le clergé, puisque la préparation des auréoles est de son domaine. Mais il y a encore quelque chose à nettoyer de ce côté. Ce qu’on ne peut maintenir littéralement, on l’interprète dans le sens allégorique ; et le reste est livré au silence et à l’oubli bien intentionnés.

LE PRINCE. – Oui, les bonnes adaptations se produisent. En vue de mes publications, j’observe notre littérature ecclésiastique. Ainsi déjà, dans deux journaux, j’ai eu le plaisir de lire que le christianisme condamne absolument la guerre.

LE GÉNÉRAL. – Allons donc ! Impossible.

LE PRINCE. – Moi-même, je n’en croyais pas mes yeux. Mais je puis faire la preuve.

L’HOMME POLITIQUE (au Général). – Vous voyez ! Pourtant, il n’y a pas là de quoi vous tourmenter. Votre affaire, c’est l’action, et non l’art de bien dire. Amour-propre professionnel et vanité, n’est-ce pas ? Cela ne vaut rien. Mais, en pratique, je le répète, les choses, pour vous, demeurent telles qu’autrefois. Quoique, après avoir pendant trente ans empêché tout le monde de respirer, le système militariste doive maintenant disparaître, la force armée subsiste jusqu’à un certain point ; et tant qu’elle sera admise, c’est-à-dire reconnue indispensable, on exigera d’elle les mêmes qualités que dans le passé.

LE GÉNÉRAL. – Mais c’est vouloir traire une vache morte. D’où viendront ces indispensables qualités militaires, puisque la première, sans laquelle aucune autre n’existe, c’est la force morale, qui repose sur la foi dans la sainteté de son œuvre ? Comment cela sera-t-il possible alors que la guerre est réputée crime et désastre, supportable seulement à la dernière extrémité ?

L’HOMME POLITIQUE. – Mais on ne demande pas aux gens de guerre de faire un tel aveu. Qu’ils se croient supérieurs aux autres, personne n’en prendra ombrage. On vient de vous expliquer que le prince de Lusignan fut laissé libre de se considérer comme le roi de Chypre, pourvu qu’il ne nous demandât pas de lui payer du vin de Chypre. Ne touchez pas à nos poches plus qu’il ne faut et soyez à vos propres yeux le sel de la terre et l’ornement de l’humanité ! Qui vous en empêche ?

LE GÉNÉRAL. – « Soyez à vos propres yeux » !….. Est-ce que nous parlons de la lune ? Est-ce dans le vide de Torricelli que vous garderez les soldats afin de les protéger contre toute influence étrangère ? Et cela à notre époque de service militaire universel, de service d’une durée restreinte, et de journaux à bon marché ! Non, la question est trop simple dès que le service militaire est devenu obligatoire pour tous et pour chacun. Dès que, dans toute la société, en commençant par les représentants de l’État, comme vous, par exemple, s’établit une nouvelle opinion opposée à la guerre, cette opinion doit, fatalement, s’emparer de l’esprit de l’armée. Si la masse du public, après l’autorité, se met à considérer le service militaire comme un mal inévitable provisoirement, alors, et en premier lieu, on ne verra plus personne choisir de plein gré et pour toute la vie la profession militaire, excepté les rebuts de la nature qui ne savent plus que devenir. Ensuite, tous ceux qui, contre leur désir, seront obligés de subir le service militaire à temps, le subiront avec les sentiments que les galériens, attachés à leur brouette, ont pour leurs chaînes. Bonnes conditions, n’est-ce pas ! pour parler des vertus militaires et de l’esprit guerrier !

M. Z… – J’ai toujours été persuadé qu’après l’introduction du service militaire universel, ce ne serait plus, pour la suppression de l’armée et des divers états séparés, qu’une affaire de temps et d’un temps pas très prolongé, vu l’allure accélérée avec laquelle marche maintenant l’histoire.

LE GÉNÉRAL. – Vous avez peut-être raison.

LE PRINCE. – Je dirai même que certainement vous avez raison, quoique, jusqu’à présent, l’idée ne m’en fût pas venue de cette manière. Mais enfin, c’est superbe. Pensez donc seulement à ceci : le militarisme engendre, comme sa suprême expression, le service militaire universel obligatoire ; et, par là, précisément, il entraîne la ruine non seulement du militarisme le plus moderne, mais aussi des anciens fondements de l’organisation militaire. C’est merveilleux !

LA DAME. – La figure du prince en est égayée. À la bonne heure. Tantôt, il avait un air morne, qui ne sied pas du tout au « vrai chrétien ».

LE PRINCE. – Il y a autour de nous trop de choses attristantes. Seul un sujet de joie me reste : la pensée que le triomphe de la raison est assuré, malgré tout.

M. Z… – Qu’en Europe et en Russie le militarisme se dévore lui-même, c’est certain. Mais quelles joies et quels triomphes résulteront de ce fait, cela est encore à voir.

LE PRINCE. – Comment ? Vous doutez que la guerre et l’œuvre guerrière soient un mal extrême et absolu dont l’humanité doit infailliblement et même tout de suite s’affranchir ? Vous doutez si l’entière et prompte abolition de ce cannibalisme serait, dans tous les cas, le triomphe de la raison et du bien ?

M. Z… – Je suis même entièrement assuré du contraire.

LE PRINCE. – De quoi donc ?

M. Z… – De ceci : que la guerre n’est pas un mal absolu et que la paix n’est pas un bien absolu, ou, plus simplement, qu’il peut y avoir et qu’il y a une guerre bonne et qu’il peut y avoir et qu’il y a une paix mauvaise.

LE PRINCE. – Ah ! Maintenant, je vois en quoi diffèrent votre opinion et celle du général. Lui, pense que la guerre est toujours un bien, et la paix toujours un mal.

LE GÉNÉRAL. – Mais non ! J’admets parfaitement que la guerre peut être parfois une chose très fâcheuse, précisément quand nous sommes battus, comme, par exemple, à Narva ou à Austerlitz, et que la paix peut être une chose magnifique, telle, par exemple, que la paix de Nichstadt ou de Kutchuk-Kaïnardji.

LA DAME. – Voilà, me semble-t-il, la variante du célèbre apophtegme de ce Cafre ou de ce Hottentot qui se vantait à un missionnaire de savoir parfaitement distinguer entre le bien et le mal : le bien, disait-il, c’est lorsque j’enlève à autrui des femmes et des vaches ; le mal, lorsqu’on m’enlève les miennes.

LE GÉNÉRAL. – Votre Africain et moi nous plaisantions ; lui, sans le vouloir ; et moi, à dessein. Maintenant, il faudrait savoir comment les hommes intelligents traitent la guerre sous le rapport moral.

L’HOMME POLITIQUE. – Pourvu seulement que nos « hommes intelligents » ne mêlent pas quelque affaire scolastique et métaphysique à un pareil sujet, qui est clair et historiquement conditionné.

LE PRINCE. – Clair ? Comment entendez-vous cela ?

L’HOMME POLITIQUE. – Mon point de vue est le point de vue ordinaire, européen, lequel d’ailleurs, dans d’autres réglons du monde, est, peu à peu, adopté par les gens cultivés.

LE PRINCE. – Et, bien entendu, il consiste essentiellement en ceci : que tout est relatif et qu’il n’y a pas de différence absolue entre l’obligation et la non-obligation, entre le bien et le mal. N’est-ce pas !

M. Z… – Je vous demande pardon. Cette dispute est, suivant moi, inutile à notre débat. Ainsi, par exemple, je reconnais parfaitement une opposition absolue entre le bien moral et le mal moral ; mais, en même temps, il est pour moi très clair que la guerre et la paix ne se plient pas à cette mesure. Ce serait entièrement impossible de peindre la guerre tout en noir et la paix tout en blanc.

LE PRINCE. – Mais c’est une contradiction dans les termes ! Si une chose qui est mauvaise en soi, par exemple le meurtre, peut devenir bonne dans certains cas, quand il vous convient de l’appeler guerre, alors où se place votre distinction absolue du bien et du mal ?

M. Z… – Comme vous simplifiez les questions ! « Tout meurtre est un mal absolu ; la guerre est le meurtre ; donc la guerre est un mal absolu. » C’est un syllogisme du premier genre. Seulement, vous avez oublié que vos deux prémisses, la majeure et la mineure, ont besoin d’être démontrées. Par conséquent, la conclusion est encore suspendue en l’air.

L’HOMME POLITIQUE. – Eh bien ! Est-ce que je n’avais pas dit que nous tomberions dans la scolastique ?

LA DAME. – Oui. Au fait, de quoi donc parlent-ils ?

L’HOMME POLITIQUE. – De certaines prémisses, majeures ou mineures.

M. Z… – Excusez-moi. Nous allons venir tout de suite à la question. Ainsi, vous affirmez que, dans tous les cas, le fait de tuer, c’est-à-dire d’arracher la vie à quelqu’un, est un mal absolu ?

LE PRINCE. – Sans nul doute.

M. Z… – Et être tué, est-ce un mal absolu ou non ?

LE PRINCE. – Pour les Hottentots, oui, naturellement. Mais, enfin, nous parlons du mal moral. Celui-là ne peut consister que dans les propres actions d’un être raisonnable, actions dépendant de lui-même, et non dans ce qui se produit à l’insu de sa volonté. Donc, être tué c’est la même chose que de mourir du choléra ou de l’influenza. Non seulement ce n’est pas un mal absolu, mais même pas du tout un mal. Socrate et les stoïciens nous l’ont appris.

M. Z… – Ma foi, je ne me porterai pas garant d’autorités si anciennes. Mais je ferai remarquer que, dans l’appréciation morale du meurtre, votre absolutisme semble clocher. Selon vous, le mal absolu consisterait à faire subir à autrui une action qui n’a rien de mauvais. Ce sera comme vous le voudrez, mais votre argumentation cloche. Nous négligerons cette claudication pour ne pas nous engager du coup dans la scolastique. Ainsi, à propos du meurtre, le mal consiste non dans le fait physique de supprimer une existence mais dans la cause morale de ce fait, c’est-à-dire dans la mauvaise volonté du meurtrier. Sommes-nous d’accord ?

LE PRINCE. – Certainement. Sans cette mauvaise volonté, il n’y a pas de meurtre ; il y a seulement malheur ou imprudence.

M. Z… – C’est très clair, quand la mauvaise volonté a fait complètement défaut, par exemple dans le cas d’une opération malheureuse. Mais on peut se représenter une situation d’un autre genre. Quand la volonté, sans se proposer directement d’arracher la vie à un homme, a cependant, d’avance, accepté ce risque pour le cas d’extrême nécessité – ce meurtre-là sera-t-il absolument coupable à vos yeux ?

LE PRINCE. – Certainement il le sera, dès que la volonté a accepté l’idée du meurtre.

M. Z… – Mais, est-ce qu’il n’arrive pas que la volonté accepte l’idée de tuer sans être cependant une volonté mauvaise ? Par conséquent, dans ce cas, le meurtre ne peut être un mal absolu, même au point de vue subjectif.

LE PRINCE. – Cela est tout à fait incompréhensible… D’ailleurs, je devine : vous songez au fameux exemple d’un père qui, dans quelque lieu désert, voit sa fille innocente (pour le plus grand effet, on ajoute en bas âge) attaquée par un garnement furieux qui tente d’accomplir un hideux forfait. Alors, le malheureux père, n’ayant pas le moyen de la protéger autrement, tue l’agresseur. J’ai rencontré cet argument mille fois.

M. Z… – Ce qui est remarquable, cependant, ce n’est pas que vous ayez rencontré l’argument mille fois, mais que, pas une seule fois, personne n’ait entendu les gens de votre opinion critiquer pour de bon, ou même simplement pour la forme, ce pauvre argument.

LE PRINCE. – Mais quelle objection faire ?

M. Z… – Voici. Voici. Eh bien ! si vous ne voulez pas d’une objection en forme, faites-moi, de quelque manière directe et positive, la démonstration suivante : dans tous les cas sans exception, et par conséquent dans celui-là aussi dont nous parlons, ce serait absolument mieux de s’abstenir de résister au mal par la force, plutôt que d’employer la force en risquant de tuer un homme méchant et nuisible.

LE PRINCE. – Mais comment y aurait-il une preuve particulière applicable à une circonstance unique ? Si vous reconnaissez qu’en principe le meurtre est, au point de vue moral, un acte mauvais, alors, le même jugement s’impose dans n’importe quel cas particulier.

LA DAME. – Oh ! voilà qui est faible.

M. Z… – Et même très faible, Prince. Qu’en général, ce soit mieux de ne pas tuer que de tuer, là-dessus aucune discussion ; nous sommes d’accord. Mais la question ne concerne que les cas uniques. On demande ceci : ne pas tuer, est-ce une règle générale ou reconnue telle – réellement absolue et, par conséquent, sans aucune exception, ni dans un cas unique, ni dans n’importe quelles circonstances ? Même si elle n’admet qu’une seule exception, alors, elle n’est pas absolue.

LE PRINCE. – Non, je n’accepte pas que le problème soit posé de cette manière formelle. Supposons, comme je l’admets, que dans votre exemple exceptionnel, imaginé à dessein pour la discussion…

LA DAME (sur un ton de reproche). – Aïe ! Aie !

LE GÉNÉRAL (ironiquement). – Oh ! oh ! oh !

LE PRINCE (imperturbable). – Supposons que, dans votre exemple imaginaire, mieux vaut tuer que de ne pas tuer – en réalité je ne l’admets pas, mais je veux bien supposer que vous ayez raison ; et même je suppose que votre cas, au lieu d’être imaginaire, est réel. Eh bien ! comme vous en convenez, il s’agit encore d’un cas tout à fait rare et exceptionnel. Or, notre discussion porte sur la guerre, phénomène général, universel. Vous n’oserez pas affirmer que Napoléon, ou Moltke, ou Skobelev se trouvaient dans une situation le moins du monde comparable à celle d’un père obligé de garantir sa fillette contre l’attentat d’un monstre.

LA DAME. – C’est mieux que tout à l’heure. Bravo, mon Prince[2].

M. Z… – En effet. C’est un saut fait avec adresse pour sortir d’une question embarrassante. Cependant, vous me permettrez bien d’établir entre ces deux phénomènes, meurtre unique et guerre, le lien logique et aussi historique qui les unit. Pour cela, reprenons d’abord notre exemple, mais sans ces particularités qui semblent en fortifier et qui, au contraire, en affaiblissent la signification. Inutile de parler d’un père ni d’une fillette, puisque avec eux la question perd tout de suite son caractère purement moral. Dii domaine de la conscience rationnelle et morale, elle se trouve transportée sur le terrain des sentiments moraux naturels : irrésistiblement poussé par l’amour paternel, le père tue le scélérat sur place, sans s’être arrêté à délibérer pour savoir s’il est obligé et s’il a le droit de faire cela en vertu du principe moral suprême. Donc, considérons, non pas un père, tuais un moraliste sans enfant et qui voit une faible créature, à lui étrangère et à lui inconnue, attaquée violemment par un robuste scélérat. Est-ce que, d’après votre théorie, ce moraliste doit, les bras croisés, prononcer une exhortation à la vertu, pendant que la bête infernale déchirera sa victime ? Est-ce que, selon vous, ce moraliste ne ressentira pas une impulsion morale le portant à employer la force pour contenir le scélérat, même au risque et même avec la probabilité de le tuer ? Et si, au contraire, il laisse se consommer le forfait, en l’accompagnant de bonnes paroles, est-ce que, selon vous, la conscience de ce moraliste ne lui reprochera rien et ne le rendra pas honteux jusqu’au dégoût de lui-même ?

LE PRINCE. – Peut-être en serait-il ainsi pour un moraliste qui ne croirait pas à la réalité de l’ordre moral ou qui oublierait que Dieu n’est pas violence mais vérité.

LA DAME. – Cela est très bien dit. Et, maintenant, qu’y a-t-il à répondre ?

M. Z… – Je réponds que je désirerais que cela fût dit encore mieux, plus simplement, d’une manière plus directe et en serrant de plus près la question. Vous avez voulu dire ceci : un moraliste qui croit réellement à la vérité divine doit, sans arrêter le scélérat par la force, se tourner vers Dieu et le prier d’empêcher l’accomplissement de la mauvaise action, soit au moyen d’un miracle moral, le soudain retour du scélérat sur la voie de la vérité, soit par un miracle physique – quelque soudaine paralysie.

LA DAME. – La paralysie n’est pas indispensable. Le brigand peut être effrayé par une circonstance quelconque, ou, d’une façon quelconque, détourné de son projet.

M. Z… – Peu importe. Le miracle ne consiste pas dans le fait lui-même, mais dans le rapport de conformité finale – paralysie corporelle ou secousse morale quelconque – avec la prière et l’objet moral de celle-ci. En tout cas, le moyen proposé par le Prince pour empêcher une mauvaise action conduit tout de même à la prière qui sollicite un miracle.

LE PRINCE. – Mais… c’est-à-dire… Pourquoi prière ?… Et pourquoi le miracle ?

M. Z… – Alors, quoi donc ?

LE PRINCE. – Mais dès que je crois que le monde est gouverné par un principe bon et raisonnable, je crois que dans le monde rien n’arrive que ce qui est conforme à cela, c’est-à-dire à la volonté divine.

M. Z… – S’il vous plait, quel âge avez-vous ?

LE PRINCE. – Que signifie cette question ?

M. Z… – Elle n’a rien qui puisse vous offenser, je vous assure. Trente ans ?

LE PRINCE. – Un peu plus.

M. Z… – Alors, il vous est certainement arrivé de voir, ou, sinon de voir, d’entendre dire, ou, sinon d’entendre dire, de lire dans les journaux que de mauvaises et d’immorales actions s’accomplissent tout de même dans ce monde.

LE PRINCE. – Eh bien ?

M. Z… – Eh bien, alors ? Cela signifie que « l’ordre moral » ou la vérité, ou la volonté divine, évidemment, ne s’accomplissent point par elles-mêmes ici-bas.

L’HOMME POLITIQUE. – Voilà enfin quelque chose qui se rapporte à la question. Si le mal existe, c’est que les dieux ne veulent pas ou ne peuvent pas l’empêcher ; et, dans les deux cas, il n’y a pas de dieux du tout, en tant que forces toutes-puissantes et bonnes. C’est vieux, mais c’est certain.

LA DAME. – Oh ! Comment ! vous !

LE GÉNÉRAL. – Voilà donc le résultat de notre conversation ! La philosophie fait tourner la tête.

LE PRINCE. – Mais c’est une piètre philosophie que celle-là, comme si la volonté divine avait un lien avec n’importe lesquelles de nos idées sur le bien et sur le mal !

M. Z… – Elle n’est pas liée avec n’importe lesquelles de nos idées, mais elle est liée de la manière la plus intime avec la vraie notion du bien. D’ailleurs, si le bien et le mal sont identiques devant la divinité, vous avez anéanti vous-même votre argument.

LE PRINCE. – Pourquoi donc ?

M. Z… – Mais oui. Si, selon vous, il est tout à fait indifférent à la divinité que, sous l’influence d’une passion sauvage, un robuste scélérat détruise une faible créature, alors, et d’autant plus, la divinité ne peut rien reprocher à celui d’entre nous qui, mû par la compassion, extermine le scélérat. Vous n’oserez pas soutenir cette absurdité : que le meurtre d’une faible et inoffensive créature n’est pas un mal devant Dieu, tandis que, devant Dieu, le meurtre d’une bête vigoureuse et méchante est un mal.

LE PRINCE. – Cela vous semble une absurdité parce que vous ne regardez pas où il faut. La question morale concerne, non pas celui qui est tué, mais celui qui tue. Ainsi, vous-même, vous appelez le scélérat une bête sauvage, c’est-à-dire un être sans raison et sans conscience : quel mal moral peut-il y avoir dans ses actions ?

LA DAME. – Oh ! oh ! Mais s’agit-il ici littéralement d’une bête sauvage ? C’est absolument comme si je disais à ma fille : quelles sottises tu dis, mon ange ! – et comme si, alors, l’idée vous venait de vous récrier en disant : à quoi donc pensez-vous ? Est-ce que les anges peuvent dire des sottises ? – Quelle pitoyable discussion !

LE PRINCE. – Pardon. Je comprends très bien que, par métaphore, on appelle le scélérat une bête sauvage et que cette bête n’ait point de queue ni de corne ; mais, évidemment, la déraison et l’inconscience dont nous parlons ici sont prises dans leur sens littéral. Un homme doué de raison et de conscience ne peut accomplir de telles actions.

M. Z… – Encore un jeu de mots ! Certainement, l’homme qui se conduit comme une bête sauvage perd la raison et la conscience, c’est-à-dire qu’il cesse d’écouter leur voix ; mais que la conscience et la raison ne parlent plus du tout en lui, voilà ce que vous avez encore à démontrer. En attendant, je continue de penser que l’homme féroce se distingue de nous non point par l’absence de raison et de conscience, mais seulement par sa résolution d’agir à leur encontre, selon les appétits d’une bête sauvage. Réellement, la bête existe en nous, mais, d’ordinaire, nous la maintenons captive, tandis que l’homme en question l’a déchaînée ; et il se traîne derrière sa queue. Il dispose toujours d’une chaîne, seulement il ne s’en sert pas.

LE GÉNÉRAL. – C’est bien cela. Et si le Prince ne se rend pas, battez-le vite avec sa propre crosse. Si le scélérat n’est qu’un animal sans jugement et sans conscience, alors il n’y a aucune raison de ne pas le tuer comme un loup, comme un tigre qui se jette sur un homme. Même, il me semble que la Société protectrice des animaux ne s’y oppose point.

LE PRINCE. – De nouveau vous oubliez que, quel que soit l’état d’esprit de cet homme – entière atrophie de la conscience et de la raison, ou bien immoralité consciente, à supposer que cela soit possible – le problème se pose, non dans cet homme, mais en vous. Votre conscience et votre raison ne se sont pas atrophiées. Vous ne pouvez donc pas, en connaissance de cause, enfreindre leurs injonctions. Ainsi, vous ne tueriez pas cet homme, quel qu’il fût.

M. Z… – Naturellement, je ne le tuerais pas si la raison et la conscience me le défendaient d’une manière absolue. Mais supposez que la raison et la conscience m’inspirent une conduite tout opposée et qui me semble plus raisonnable et plus scrupuleuse.

LE PRINCE. – C’est curieux. Nous vous écoutons.

M. Z… – D’abord, la raison et la conscience savent compter au moins jusqu’à trois

LE GÉNÉRAL. – Oh ! oh !

M. Z… – Et c’est pourquoi la raison et la conscience, si elles ne veulent pas tromper, ne diront pas deux, quand, en réalité, trois…

LE GÉNÉRAL (avec impatience). – Allons ! Allons !

LE PRINCE. – Je ne comprends rien.

M. Z… – Mais oui, selon vous, la raison et la conscience me parlent seulement de moi-même et du scélérat ; et, suivant vous encore, toute la question se réduit à ceci que, n’importe comment, je m’abstienne de le toucher du doigt. Mais, en vérité, n’est-ce pas, il y a là une troisième personne, qui me parait même la plus intéressante – la victime de la violence mauvaise, victime qui demande mon secours. Celle-là vous l’oubliez continuellement. Néanmoins, la conscience me parle d’elle, et d’elle d’abord. La volonté de Dieu, alors, est que je sauve cette victime ; en épargnant le meurtrier, si je puis. Mais, en n’importe quelle conjoncture, et coûte que coûte, j’ai le devoir de fournir assistance si c’est possible, par l’exhortation ; si non, par la force. Si mes mains sont liées, alors seulement par ce dernier moyen, – dernier d’en haut – que vous avez indiqué prématurément et si aisément abandonné : bref, par la prière, c’est-à-dire par le supérieur effort de la bonne volonté, lequel, j’en ai l’assurance, produit effectivement des miracles quand c’est nécessaire. Le choix du moyen destiné à fournir assistance dépend des conditions intérieures et extérieures du fait ; mais ici une seule chose est absolue : je dois secourir la victime. Voilà ce que dit ma conscience.

LE GÉNÉRAL. – Hourrah ! Le centre est enfoncé !

LE PRINCE. – Moi, je n’ai pas une conscience si large. La mienne dit, dans ce cas, d’une manière plus positive et plus brève : Tu ne tueras point ; et voilà tout. Et d’ailleurs, à présent, je ne vois pas que nous ayons le moins du monde fait avancer la discussion. Si, de nouveau, je vous accordais que, dans le cas imaginé par vous, tout homme développé au point de vue moral et pleinement vertueux pourrait, sous l’influence de la compassion et faute du temps nécessaire pour se rendre un compte exact de la valeur morale de sa conduite, pourrait, dis-je, se laisser aller au meurtre, que devrions-nous en conclure ? Est-ce que, je le répète, Tamerlan, ou Alexandre le Macédonien, ou lord Kitchener ont tué ou fait tuer pour protéger de faibles créatures attaquées par des scélérats ?

M. Z… – La comparaison de Tamerlan avec Alexandre le Macédonien est un piètre présage pour le résultat de notre examen historique. Mais, puisque, une seconde fois, vous abordez impatiemment ce domaine, permettez-moi une citation historique. Elle nous aidera réellement à saisir le lien qui existe entre les deux sujets : protection des personnes et protection de l’État.

C’était au douzième siècle, dans la ville de Kiev. Dès cette époque, les princes apanagés professaient, semble-t-il, vos théories sur la guerre. Ils pensaient que la discorde et la bataille réclament le chez soi[3]. Ils refusaient de se mettre en campagne contre les Polovtsi, par pitié pour le peuple et pour ne pas l’exposer aux souffrances de la guerre. Là-dessus, le grand prince Vladimir Monomach leur tint ce discours : « Vous plaignez les manants ; mais vous ne songez pas que voici le printemps qui arrive. Le manant dévorera les champs… »

LA DAME. – Je vous en prie, pas de vilains mots !

M. Z… – Mais c’est dans la Chronique.

LA DAME. – Mais vous ne la savez pas tout entière par cœur. Employez votre langage. Après un début tel que : « Le printemps arrive », on prévoit une suite comme celle-ci : « Les fleurs s’ouvrent, le rossignol commence à chanter, et tout à coup voici le manant, l’homme qui sent mauvais… »

M. Z… – Soit. « Le printemps arrive. Le paysan va dans les champs avec son cheval, pour labourer la terre. Survient le Polovets, qui tue le paysan et qui prend le cheval. Les Polovtsi fourmillent. Ils massacrent tous les paysans, emmènent en captivité les femmes avec les enfants, pourchassent le bétail, brûlant le village. Alors, est-ce que vous ne plaignez pas le peuple ? Moi, je le plains, et c’est pour cela que je vous invite à combattre les Polovtsi. » Cette fois, rougissant de honte, les princes obéirent ; et, sous le règne de Vladimir Monomach, la terre connut le repos. Mais ensuite ils revinrent à leur pacifisme, qui repoussait les guerres extérieures pour le profit d’une existence oisive et scandaleuse sur le sol natal. Le résultat fut que la Russie dut subir le joug mongol. Quant aux propres descendants de ces princes, la figure historique d’Ivan IV nous apprend comment ils furent régalés.

LE PRINCE. – Je ne comprends rien. Tantôt, vous nous racontez un fait qui, jamais, à aucun de nous n’est arrivé et certainement n’arrivera ; tantôt, vous rappelez un Vladimir Monomach qui n’a peut-être pas existé et avec lequel, en tout cas, nous n’avons rien à voir…

LA DAME. – Parlez pour vous, Monsieur[4].

M. Z… – Mais vous, Prince, vous descendez des compagnons de Rurik ?

LE PRINCE. – On le dit ; en sorte que, selon vous, je devrais m’intéresser à Rurik, à Sinius et à Truvor ?

LA DAME. – Pour moi, ne pas connaître ses ancêtres, c’est se mettre au niveau des petits enfants qui croient avoir été trouvés dans un jardin potager, sous un chou.

LE PRINCE. – Alors, que dire des infortunés qui n’ont pas d’ancêtres ?

M. Z… – Tout homme a au moins deux grands ancêtres, qui, pour le profit commun, ont laissé des mémoires détaillés et instructifs : l’histoire nationale et l’histoire universelle.

LE PRINCE. – Mais ces mémoires ne peuvent plus nous enseigner ce que nous devons être maintenant ni ce que nous devons faire maintenant. Que Vladimir Monomach ait vraiment existé et pas seulement dans l’imagination de quelque moine, Laurent ou Ypathe ; que même il ait été le meilleur homme du monde et qu’il ait plaint les manants avec sincérité ; en pareille circonstance, il eut raison de guerroyer contre les Polovtsi, puisque, à cette époque sauvage, la conscience morale ne s’élevait pas au-dessus de la grossière et byzantine compréhension du christianisme et permettait de tuer pour l’amour de ce qui semblait être le bien. Mais comment agirions-nous ainsi, depuis que nous avons compris que le meurtre est le mal contraire à la volonté divine, interdit de toute antiquité par le précepte divin ? De même, cela ne peut nous être permis en aucune manière, sous n’importe quel nom, et ne petit cesser d’être le mal, quand, au lieu d’un homme, on tue, sous la dénomination de guerre, des milliers d’hommes. C’est, avant tout, la question de la conscience personnelle.

LE GÉNÉRAL. – Eh bien ! puisque c’est affaire de conscience personnelle, permettez-moi de vous soumettre l’exposé que voici. Au point de vue du sens moral, comme aux autres, naturellement, je suis un homme de valeur moyenne, ni noir, ni blanc, mais gris. Je n’ai manifesté ni vertu particulière ni particulière perversité. Les bonnes actions comportent toujours quelque point difficile à élucider. En aucune manière, on ne dit avec certitude, en conscience, ce qui vous fait agir : si c’est le bien véritable ou seulement la faiblesse de l’âme, les usages du monde et parfois la vanité. Tout cela est petit. Ma vie entière ne comporte qu’une seule occasion qui ne saurait être qualifiée petite. Le point essentiel, et j’en suis sûr, c’est qu’il n’y eut alors en moi aucune impulsion douteuse. Alors, en moi, prévalut la force du bien ; et elle seule. Ce fut l’unique circonstance de ma vie où j’aie ressenti la pleine satisfaction morale et même, en quelque sorte, l’extase, parce que j’agissais sans le moins du monde réfléchir ou hésiter. C’est resté une bonne action jusqu’aujourd’hui, oui vraiment, et ce sera toujours mon meilleur et mon plus pur souvenir. Eh bien ! mon unique bonne action, ce fut un meurtre, et non pas un petit meurtre. Car alors, environ dans l’espace d’un quart d’heure, je tuai beaucoup plus de mille hommes…

LA DAME. – Quelles blagues ! [5]. Et moi qui pensais que vous parliez sérieusement !

LE GÉNÉRAL. – Oui, tout à fait sérieusement : je puis citer des témoins. Bien entendu, je n’ai pas tué avec les mains, avec mes mains pécheresses, mais avec six canons d’acier innocents et purs ; avec la plus vertueuse et bienfaisante mitraille.

LA DAME. – Quelle bonne action est-ce que celle-là ?

LE GÉNÉRAL. – Assurément, quoique je sois militaire et même, comme on dit aujourd’hui, « militariste », je n’appellerais pas acte louable la simple destruction d’un millier d’hommes quelconques, Allemands, Hongrois, Anglais ou Turcs. Ce fut une opération toute spéciale. Et, encore maintenant, je ne puis la raconter sans être ému, tellement elle me mit hors de moi-même.

LA DAME. – Eh bien ! racontez vite.

LE GÉNÉRAL. – Puisque j’ai parlé de canons, tous avez certainement compris que le fait se passa dans la dernière guerre avec la Turquie[6]. J’appartenais à l’armée du Caucase. Après le 3 octobre…

LA DAME. – Qu’est-ce qui avait eu lieu le 3 octobre ?

LE GÉNÉRAL. – La bataille livrée sur les hauteurs d’Aladjin, lorsque, pour la première fois, nous rompîmes toutes les lignes de l’« invincible » Moukhtar Pacha… Donc, après le 3 octobre, nous poussâmes notre avance. Je me trouvais sur le flanc gauche et je commandais l’avant-garde de reconnaissance. J’avais sous mes ordres les dragons de Nijni-Novgorod, trois sotnias de Koubantsi et une batterie d’artillerie à cheval.

Triste pays, malgré la beauté des montagnes ; en bas, rien que des villages déserts et incendiés et des champs piétinés. Un jour, le 28 octobre, nous descendions une vallée, où, d’après la carte, nous devions rencontrer un gros village arménien. Pas de village, quoique, récemment encore, il y en eût un, réel, assez considérable, et dont la fumée était visible à un bon nombre de verstes. Je rassemble ma troupe ; car, d’après les renseignements, nous risquions de nous heurter à une forte cavalerie. J’allais avec les dragons, les cosaques ayant pris la tête de la colonne. Tout près du village, la route fait un coude. J’examine. Les cosaques ont avancé, puis se sont arrêtés comme soudainement cloués. Ils ne bougent plus. Je galope vers eux. Avant d’avoir rien vu, je comprends, grâce à la puanteur que répand la chair grillée : les bachi-bouzouks ont abandonné leur cuisine. Un énorme train de chariots portant des Arméniens qui voulaient s’enfuir n’avait pu échapper : l’ennemi en avait fait à sa guise. Sous les chariots, il avait répandu le feu ; et les Arméniens, attachés aux voilures, l’un par la tête, l’autre par les jambes, celui-ci de dos, celui-là par le ventre, étaient suspendus au-dessus des flammes et avaient grillé peu à peu. Les femmes avaient les seins coupés et le ventre ouvert. Je renonce à donner tous les détails. En voici encore un pourtant, qui s’est fixé dans mes yeux. Une femme, à la renverse, par terre, et le cou et les épaules serrés contre l’essieu d’un chariot, de manière à ce qu’elle ne pût tourner la tête, n’est ni brûlée ni éventrée, mais elle a le visage convulsé : nul doute qu’elle ne soit morte d’épouvante. En effet, devant elle, est plantée une longue perche sur laquelle est attaché un petit enfant nu, son fils certainement, noirci par le feu, et les yeux hors de l’orbite ; et à côté, une grille contenant de la braise éteinte. D’abord, une telle angoisse mortelle s’empara de moi qu’il me répugnait de regarder le monde de Dieu ; et mes actions devinrent toutes machinales. Sur mon ordre, on avança au trot. Nous entrâmes dans le village incendié : à la lettre, pas une maison, pas une cloison debout. Tout à coup, d’un puits desséché grimpe une espèce d’épouvantail… Boueux et déchiré, il est tombé la face contre terre et se met à raconter quelque chose en arménien. Après l’avoir relevé, nous l’interrogeons. C’est un petit Arménien intelligent, habitant un autre village. Il venait d’arriver là pour son commerce, lorsque les habitants se préparèrent à fuir. Ceux-ci se mettaient juste en mouvement quand apparurent les bachi-bouzouks, une masse, – quarante mille, disait l’homme. Naturellement, il ne les avait pas comptés. Il se cacha dans le puits. Il entendit des gémissements et sut ainsi ce qui se passait. Ensuite, il se rendit compte que les bachi-bouzouks prenaient une autre direction. Il songea que les bandits s’en étaient allés vers son village pour recommencer la même chose. Et il hurlait, en se déchirant les mains.

En moi s’établit nue clarté soudaine. Il me sembla que mon cœur se fondait. Réellement, de nouveau, le monde de Dieu me sourit. Je demandai à l’Arménien depuis combien de temps les démons s’étaient éloignés. Depuis trois heures, selon son calcul.

— Et jusqu’à votre village, la route est-elle longue pour des cavaliers ?

— Environ cinq heures.

— Alors, en deux heures, impossible de les rattraper. Oh ! mon Dieu ! Mais y a-t-il une autre route pour vous ? et plus courte ?

— Oui, oui. – Et il tressaillait tout entier. – À travers la gorge, il y a une route qui est très courte et qui n’est guère connue.

— Peut-on s’en servir pour la cavalerie ?

— On le peut.

— Et pour l’artillerie ?

— Difficilement ; mais on le peut.

J’ordonnai de fournir une monture à l’Arménien. Derrière lui, tout le détachement s’engagea dans la gorge. Comment nous fîmes pour gravir la montagne, je ne l’ai pas bien remarqué. De nouveau, j’étais redevenu machine ; et cependant mon âme, légère, me semblait avoir des ailes. Une entière assurance m’animait : je savais ce qu’il fallait faire et je sentais que ce serait fait.

Nous commencions à sortir du dernier défilé après lequel on rejoint la grande route, lorsque je vis l’Arménien faire demi-tour et agiter les mains. « Ils sont là », dit-il. Je m’avançai en regardant de côté et d’autre, avec ma lorgnette : on distinguait la cavalerie. Assurément, pas quarante mille hommes, mais trois à quatre mille hommes, sinon cinq mille. Les démons aperçurent les Cosaques et marchèrent à leur rencontre, tandis que nous sortions du défilé sur leur flanc gauche. Ils dirigèrent une fusillade vers les cosaques. Les monstres asiatiques se servent du fusil européen comme de vrais hommes. Çà et là, un des nôtres tombait de cheval. Le premier des commandants de sotnias s’avança vers moi

— Excellence, donnez l’ordre d’attaquer. Sinon, nous serons fusillés comme des cailles par ces maudits avant d’avoir mis l’artillerie en position. Nous nous chargeons de les disperser nous-mêmes.

— Un moment de patience, mes chers amis. Je sais bien que vous êtes capables de les disperser : quelle douceur vous en reviendra ? Dieu m’ordonne, non pas de les mettre en fuite, mais de les exterminer.

À deux chefs de sotnias je donnai l’ordre d’attaquer en ordre dispersé, de tirer sur les démons et, ensuite, ayant engagé l’affaire, de reculer vers l’artillerie, qui était dissimulée par la dernière sotnia. J’échelonnai les dragons de Nijni-Novgorod à gauche de la batterie. Je tremblais d’impatience. Il me semblait avoir toujours devant moi le petit garçon grillé, avec ses yeux hors de l’orbite. Et pendant ce temps-là, mes cosaques tombaient. Ô Seigneur !

LA DAME. – Comment se termina l’affaire ?

LE GÉNÉRAL. – Elle se termina de la meilleure façon, sans un faux mouvement. Les cosaques ouvrirent la fusillade, puis reculèrent vers l’artillerie, tout en criant à leurs chevaux. Derrière eux accourait la race maudite surexcitée, ayant déjà cessé de tirer et galopant en foule droit sur nous. Les cosaques s’éloignèrent à deux cents sagènes, s’éparpillant comme des pois. Alors, je vis que c’était l’heure de Dieu. À la sotnia qui masquait les canons je donnai l’ordre de rompre. Mon escorte se divise en deux parties, à droite et à gauche. Tout est prêt. Bénissez-nous, Seigneur ! Je commandai aux canonniers de faire feu.

Et le Seigneur bénit mes six décharges. Je n’avais jamais entendu un tel glapissement diabolique. Avant d’avoir pu se remettre en ordre, les démons recevaient une deuxième volée de mitraille. Toute la bande recula. Troisième décharge ; et à la poursuite. C’était un tourbillon, comme en produisent des allumettes enflammées jetées, dans une fourmilière. Ils furent balayés dans toutes les directions, les uns sur les autres. Alors, au flanc gauche, les cosaques et les dragons se lancèrent contre eux et se mirent à les hacher comme des choux. Les uns, ayant échappé à la mitraille, essayaient de fuir en galopant et rencontraient nos sabreurs. D’autres jetaient leurs armes, sautaient de cheval et demandaient l’aman. Je m’abstins d’intervenir. Eux-mêmes comprirent qu’il ne s’agissait plus d’aman. Tous périrent sous les coups des dragons et des cosaques.

Eh bien ! si ces démons stupides, au lieu de reculer après les deux premières décharges, lorsqu’ils étaient à vingt ou trente sagènes de nous, s’étaient jetés sur nos canons, ils nous auraient paralysés ; et la troisième décharge n’aurait pu avoir lieu.

Dieu était avec nous ! La besogne était finie. Mon âme fêtait le dimanche de Pâques. Ayant rassemblé nos morts – trente-sept hommes avaient succombé – et leur ayant fermé les yeux, nous les plaçâmes en plusieurs rangées sur un terrain uni. Il y avait parmi nous, dans la troisième sotnia de cosaques, un vieux sous-officier, Odartchenko, très instruit et doué de facultés étonnantes. Les Anglais auraient fait de lui un premier ministre. Maintenant, il subit l’exil en Sibérie pour avoir fait de l’opposition à l’autorité, lors de la fermeture d’un monastère de vieux-croyants et de la destruction de la tombe où reposait un moine vénéré. J’apostrophai Odartchenko : « En campagne, lui dis-je, c’est à nous de nous débrouiller dans les alléluias. Tu nous serviras de pope. Officie pour nos morts. » Je savais que je lui causerais ainsi une satisfaction précieuse. « J’essaierai, bien volontiers, Excellence », répondit le déluré gaillard, la figure illuminée.

De la même façon nous trouvâmes nos chantres. Ils chantèrent d’une manière correcte. Seule fit défaut la rémission sacerdotale des péchés ; mais elle n’était pas nécessaire. D’avance, les péchés étaient remis par la parole du Christ sur les hommes qui donnent leur âme pour leur prochain. Voilà comment je comprends en pareil cas le service funèbre. Toute la journée avait été nuageuse, une journée d’automne ; mais avant le coucher du soleil, les nuages s’étaient dispersés, tandis que la gorge, en bas, devenait obscure. Maintenant, sur le ciel, les nuages prenaient des couleurs différentes, de même que si les troupes de Dieu s’étaient rassemblées. Une fête de lumière remplissait mon âme. Une tranquillité et une légèreté inconcevables, comme si toute l’impureté humaine avait été lavée et comme si la terre était délivrée de tous ses fardeaux. Vraiment, je me croyais en paradis. Je sentais la présence de Dieu et de lui seul. Et lorsque Odartchenko se mit à désigner par leurs noms les soldats défunts qui, pour la foi, pour le tsar et pour la patrie, venaient de sacrifier leur vie sur le champ de bataille, je sentis que cela n’était point verbosité officielle ni simple question de titre, comme vous jugiez bon de dire tout à l’heure, mais que l’armée est vraiment le service du Christ et que la guerre, telle qu’elle était, est et sera ainsi jusqu’à la fin du monde, une chose grande, honorable et sainte…

LE PRINCE (après un moment de silence). – Bien ; mais quand vous enterriez les vôtres avec cette sereine disposition d’esprit, est-ce que, tout de même, vous n’avez absolument pas pensé aux ennemis que vous aviez tués en si grand nombre ?

LE GÉNÉRAL. – Grâce à Dieu, nous pûmes nous éloigner avant que cette charogne nous obligeât à nous souvenir d’elle.

LA DAME. – Est-ce possible ? Voilà que vous gâtez toute l’impression.

LE GÉNÉRAL (au Prince). – En fait, qu’est-ce que vous auriez voulu de moi ? Que j’accorde la sépulture chrétienne à ces chacals qui n’étaient ni chrétiens, ni musulmans, mais le diable sait quoi ? Et si, perdant la tête, j’avais ordonné de les rassembler avec les cosaques dans la même cérémonie funèbre, est-ce que, voyons, vous ne m’accuseriez pas d’intolérance religieuse ? Comment donc ? Ces charmantes victimes révéraient le diable pendant leur vie, et tout à coup, lorsqu’elles sont mortes, on leur infligerait la cérémonie superstitieuse, grossière, d’un faux christianisme ! Non. Là, c’est d’autre chose que j’avais à prendre soin. J’appelai les commandants et les capitaines de sotnias et je leur donnai l’ordre de faire savoir que personne ne devait s’approcher à trois sagènes de la diabolique charogne. Car je voyais bien que depuis assez longtemps les doigts de mes cosaques leur démangeaient de tâter les poches des morts, suivant l’habitude. Je savais quelle peste ils nous auraient rapportée. Nous étions tous perdus.

LE PRINCE. – Est-ce que je vous ai bien compris ? Vous appréhendiez que les cosaques ne commissent des vols sur les cadavres des bachi-bouzouks et ne rapportassent parmi vous quelque contagion ?

LE GÉNÉRAL. – Oui, justement, je le craignais. Cela me parait clair.

LE PRINCE. – Voilà donc ce que c’est que l’armée chrétienne !

LE GÉNÉRAL. – Les cosaques ! Ma foi, de vrais voleurs. Ils l’ont toujours été.

LE PRINCE. – Voyons, est-ce dans un songe que nous parlons ?

LE GÉNÉRAL. – J’ai en effet l’impression qu’il y a dans notre conversation quelque chose qui ne va pas. Je n’ai jamais pu saisir au juste le sens de votre réclamation.

L’HOMME POLITIQUE. – Le Prince, sans doute, s’étonne de voir que vos cosaques, si parfaits et presque saints, soient par vous-même qualifiés véritables voleurs.

LE PRINCE. – Oui ; je demande comment la guerre peut être une chose « grande, honnête et sainte » quand il apparaît, par vos propres paroles, qu’elle se réduit à une lutte de brigands avec d’autres brigands !

LE GÉNÉRAL. – Ah ! voilà donc de quoi il s’agit ! Une lutte de brigands contre d’autres brigands. Soit ; mais les autres sont d’une espèce toute différente. Pensez-vous effectivement que piller par aventure ce soit la même chose que de griller un petit enfant sur des charbons, devant les yeux de sa mère ? C’est à mon tour de vous interroger. Ma conscience est si tranquille au sujet de cette affaire, que parfois, maintenant, et de toute mon âme, je regrette de n’être pas mort moi-même après avoir commandé la dernière salve. Je suis absolument certain que si j’étais mort en cet instant, j’aurais été, tout droit, conduit devant le Tout-Puissant avec mes trente-sept cosaques tués et que nous posséderions notre place dans le paradis, à celle du bon larron de l’Évangile. Ce n’est pas pour rien, n’est-ce pas, qu’il figure dans l’Évangile.

LE PRINCE. – Soit. Mais, certainement, vous ne trouverez pas dans l’Évangile ceci : qu’au bon larron peuvent seuls être assimilés les gens de notre pays et de notre croyance et non pas aussi les gens d’autre nationalité ou d’autre religion.

LE GÉNÉRAL. – Pourquoi me calomniez-vous comme si j’étais mort ? Dans cette affaire, quand est-ce que j’ai distingué la nationalité et la religion ? Est-ce que les Arméniens sont mes compatriotes et mes coreligionnaires ? Et est-ce que j’avais demandé quelle était la foi ou la race de cette engeance diabolique que je dispersais par la mitraille ?

LE PRINCE. – Mais vous ne parvenez pas à vous rappeler que cette engeance, si diabolique fût-elle, était composée de créatures humaines ; et qu’en tout homme il y a le bien et le mal ; et que n’importe quels voleur, cosaque ou bachi-bouzouk, peut être reconnu pour le bon larron de l’Évangile.

LE GÉNÉRAL. – Mettez-vous donc d’accord avec vous-même. Tantôt vous disiez qu’un homme méchant est une bête sauvage, irresponsable ; et, maintenant, le bachi-bouzouk qui grille les petits enfants petit être considéré comme le bon larron de l’Évangile. Et tout cela uniquement afin qu’en aucune façon on n’oppose un doigt au mal ! Or, j’estime que le fait intéressant ce n’est pas de savoir si, en tout homme, il y a un principe de bien et un principe de mal, mais lequel des deux doit prévaloir. Peu importe qu’avec un jus quelconque de la vigne on puisse faire du vin et du vinaigre ; l’essentiel est de savoir si cette bouteille contient du vin ou du vinaigre. Si c’est du vinaigre et que je me mette à en boire des verres et à en régaler quelqu’un, alors, par cette sagesse, je ne rendrai pas d’autre service que d’abîmer l’estomac. Tous les hommes sont frères. Très bien. J’en suis enchanté. Et ensuite ? Les frères sont différents entre eux. N’ai-je pas besoin de savoir lequel de mes frères est Caïn ou Abel ? Et si, sous mes yeux, mon frère Caïn fustige cruellement mon frère Abel et que, parce que je ne suis pas indifférent à l’égard de mes frères, je frappe Caïn pour le corriger de son insolence, soudain vous me reprochez de méconnaître la fraternité. Je me rappelle très bien pourquoi je suis intervenu, et si je ne me l’étais pas rappelé, alors, tranquillement, j’aurais pu m’abstenir.

LA DAME. – N’en résulte-t-il pas ce dilemme : ou s’abstenir, ou frapper ?

LE GÉNÉRAL. – En pareil cas, on voit rarement un troisième parti à prendre. Vous, vous avez proposé d’adresser à Dieu une prière afin qu’il intervienne directement, c’est-à-dire que, d’une manière instantanée, son bras droit ramène à la raison n’importe quel fils du diable ; puis, vous-même, je crois, vous avez répudié ce moyen. Or, je dis que, dans tous les cas, ce moyen est bon ; mais qu’il ne peut par lui-même remplacer aucun acte. Les gens pieux font une prière avant leur dîner, mais ils mâchent eux-mêmes, avec leurs mâchoires. Aussi, je ne me suis pas abstenu de prier quand j’ai donné à mon artillerie à cheval l’ordre de faire feu.

LE PRINCE. – Une telle prière est une dérision des choses saintes, certainement. Le devoir, ce n’est pas de prier Dieu, mais d’agir selon la volonté de Dieu.

LE GÉNÉRAL. – Qu’est-ce que cela veut dire ?

LE PRINCE. – Celui qui, réellement, est animé de l’esprit évangélique, trouvera en soi, quand ce sera nécessaire, la faculté, avec les mots et les gestes, d’agir, par toute son attitude, sur son malheureux frère enténébré que pousse le désir du meurtre ou de quelque autre action coupable. Il saura produire sur lui une impression assez forte pour lui dévoiler d’un seul coup l’erreur et le décider à sortir de la mauvaise voie.

LE GÉNÉRAL. – Ô saints de Dieu ! Ainsi, en face de ces bachi-bouzouks qui grillent les petits garçons, j’aurais dû, selon vous, me mettre à faire des gestes touchants et à prononcer de touchantes paroles ?

M. Z… – À la longue distance où vous vous trouviez les uns des autres, et aussi étant donnée votre réciproque ignorance des langues, les paroles, permettez-moi de le penser, eussent été complètement hors de place. Quant aux gestes propres à produire une troublante impression, en pareille circonstance, j’avoue que je ne conçois rien de mieux que des décharges de mitraille.

LA DAME. – Réellement, dans quelle langue et à l’aide de quels instruments le Général se serait-il expliqué avec les bachi-bouzouks ?

LA PRINCE. – Je n’ai pas dit du tout qu’on pouvait, par la manière évangélique, produire un effet sur les bachi-bouzouks. J’ai dit seulement que l’homme rempli du véritable esprit évangélique trouverait, en telle occasion comme en toute autre, la possibilité d’éveiller dans les âmes enténébrées ce bien qui se cache au fond de toute créature humaine.

M. Z… – Réellement, vous pensez ainsi ?

LE PRINCE. – Sans avoir le moindre doute.

M. Z… – Eh bien ! alors, pensez-vous que le Christ ait été suffisamment pénétré du véritable esprit évangélique ? Ou non ?

LE PRINCE. – Qu’est-ce que signifie cette question-là ?

M. Z… Voici ce que je voudrais savoir : pourquoi le Christ n’a-t-il pas employé la force de l’esprit évangélique à éveiller le bien caché dans les âmes de Judas, de Hérode, des grands prêtres juifs et enfin de ce mauvais larron qu’on oublie tout à fait, d’ordinaire, quand on parle de son bon compagnon ? Là, cependant, il n’y a aucune difficulté insurmontable, au point de vue chrétien positif. Mais, de deux choses vous devez abandonner l’une : soit votre habitude d’alléguer le Christ et l’Évangile comme la plus haute autorité ; soit votre optimisme moral. Car vous ne pouvez pas vous servir du troisième moyen, assez souvent employé, qui consiste à nier le fait évangélique lui-même comme l’invention la plus tardive ou comme une explication des prêtres. Vous avez beau, pour votre théorie, défigurer et mutiler le texte des quatre évangiles : ce qu’il contient d’essentiel à notre discussion demeure incontestable. C’est que le Christ a souffert la cruelle persécution et la mort, en raison de la haine que Lui portaient Ses ennemis. Qu’Il soit resté moralement au-dessus de tout cela, qu’Il n’ait pas voulu résister et qu’Il leur ait pardonné, on le comprend de votre point de vue comme du mien. Mais pourquoi donc, pardonnant à Ses ennemis, n’a-t-Il pas (pour employer votre langage) délivré leurs âmes des affreuses ténèbres dans lesquelles elles se trouvaient ? Pourquoi n’a-t-Il pas vaincu leur méchanceté par la force de Sa douceur ? Pourquoi n’a-t-Il pas éveillé le bien qui dormait en eux, éclairé et régénéré leur esprit ? Bref, pourquoi n’a-t-Il pas agi sur Judas, sur Hérode, sur les grands prêtres juifs comme Il a agi sur le seul bon larron ? Donc, de nouveau : ou bien Il ne le pouvait pas, ou bien Il ne le voulait pas. Dans les deux cas, on doit, suivant vous, conclure qu’Il n’était pas suffisamment pénétré du véritable esprit évangélique. Puisque, si je ne me trompe, nous parlons de l’Évangile du Christ et non de quelque autre, vous voilà conduit à dire que le Christ n’était pas assez pénétré du véritable esprit chrétien ; et là-dessus je vous fais mes compliments.

LE PRINCE. – Oh ! je n’essaierai pas de rivaliser avec vous en fait d’escrime verbale, pas plus que je ne m’escrimerais avec le Général à propos des épées chrétiennes… (À cet instant, le Prince s’est levé de son siège et a, évidemment, voulu dire quelque chose de très fort afin, d’un seul coup, sans escrime, de terrasser l’adversaire ; mais du clocher voisin on entend sonner sept heures.)

LA DAME. – L’heure du dîner ! Et on ne peut terminer précipitamment une telle discussion. Après le dîner, nous avons notre partie de vint[7]. Mais demain absolument, absolument, nous reprendrons cet entretien. (À l’homme politique :) Vous acceptez ?

L’HOMME POLITIQUE. – Comment ? Continuer cet entretien ? Moi qui me réjouissais de voir se terminer une discussion qui a pris décidément la spécifique et assez désagréable odeur des guerres religieuses ! Ce n’est pas du tout la saison. Ma vie m’est tout de même plus chère que tout le reste.

LA DAME. – Pas de faux-fuyant. Absolument, absolument, vous devez être là. Mais qu’est-ce que vous avez ? Vous vous allongez comme un véritable et mystérieux Méphistophélès.

L’HOMME POLITIQUE. – Demain, soit, j’accepte de reprendre la causerie, mais pourvu qu’on y mette un peu moins de religion. Je n’exige pas qu’on s’en abstienne tout à fait, puisqu’il paraît que c’est impossible. Mais seulement un peu moins, pour l’amour de Dieu, un peu moins !

LA DAME. – Dans cette circonstance, votre « pour l’amour de Dieu » est très joli !

M. Z… (à l’Homme politique). – Pour que la discussion religieuse soit réduite autant que possible, le meilleur moyen est, je crois, que vous gardiez la parole le plus possible.

L’HOMME POLITIQUE. – Je m’y engage, quoique, surtout dans cet air salubre, il y ait plus d’agrément à écouter qu’à parler. Cependant, pour mettre notre petit cercle à l’abri d’une guerre intestine, qui pourrait avoir une funeste répercussion même sur le vint, je suis prêt à me sacrifier pendant deux heures.

LA DAME. – C’est parfait. Nous renvoyons à après-demain la fin de la discussion sur l’Évangile. Ainsi, le Prince aura le temps de préparer une réplique absolument irréfutable. Toutefois, vous aussi devrez être présent. Il est nécessaire de se familiariser un peu avec les questions religieuses.

L’HOMME POLITIQUE. – Comment ! Après-demain, encore ? Ma foi, non. Mon abnégation ne va pas jusque-là. D’ailleurs, après-demain, je suis obligé d’aller à Nice.

LA DAME. – À Nice ? Quelle diplomatie naïve ! et bien inutile ! Il y a longtemps que votre chiffre n’a plus de secrets pour nous. Tout le monde sait que lorsque vous dites que vous êtes obligé d’aller à Nice, cela signifie que vous avez envie de vous amuser à Monte-Carle. Soit ; alors, après-demain nous nous passerons de vous. Allez vous embourber dans la matière, si vous ne craignez pas d’avoir, quelque temps après, à devenir un esprit. Allez à Monte-Carle. Et que la Providence vous rétribue selon vos mérites.

L’HOMME POLITIQUE. – Mes mérites ne concernent pas la Providence, mais seulement la conduite d’affaires urgentes. Il est possible que j’essaie ma chance à la roulette. Je risquerai peu, comme en toute autre chose.

LA DAME. – Alors, nous nous engageons à nous réunir tous, demain seulement.


  1. Traditionnellement, la force militaire russe est ainsi appelée. (Note du traducteur.)
  2. En français. (N. d. t.)
  3. En français. (N. d. t.)
  4. En français. (N. d. t.)
  5. En français. (N. d. t.)
  6. Le livre de Soloviev date de 1899. Alors, la dernière guerre russo-turque était celle de 1877-1878. (Note du traducteur.)
  7. Jeu de cartes analogue au whist. (N. d. t.)