Trois ans de campagne au Sénégal

La bibliothèque libre.
TROIS ANS
DE
CAMPAGNE AU SENEGAL

Le 12 mai 1859, je reçus l’ordre de prendre à Rochefort le commandement de l’Etoile, aviso à vapeur de 100 chevaux construit pour la navigation du Danube. La guerre imminente en ce moment avec l’Autriche avait fait changer la destination de ce bâtiment. Au lieu d’aller protéger nos intérêts commerciaux dans des pays européens, l’Étoile était appelée à la station du Sénégal, et devait faire partie de ces nombreux steamers qui, par le grand fleuve africain et les nombreux marigots de son delta, font rayonner notre influence de Saint-Louis sur les contrées environnantes.

Le 22 juin à midi, l’Etoile quittait la rade de l’île d’Aix ; le 1er juillet à minuit, nous laissions tomber l’ancre devant Santa-Cruz de Ténériffe ; le 10, après une relâche de cinq jours employés à compléter nos approvisionnemens, nous reconnaissions la terre d’Afrique, dont les dunes stériles se déroulaient à perte de vue sur notre gauche, océan de sable aussi monotone, aussi perfide, aussi dangereux que celui qui nous portait. À neuf heures du matin, la tour de N’Diago, près de laquelle apparaît encore, comme un rappel à la prudence, le squelette de la frégate le Caraïbe, surgissait à nos regards, et nous avertissait que nous étions au nord de la ville de Saint-Louis du Sénégal. Bientôt les maisons blanches de la capitale de nos établissemens se dessinèrent à l’horizon. À midi, nous franchissions la barre du fleuve, et quelques instans après nous mouillions en face de l’hôtel du gouverneur, dont nos canons saluèrent le pavillon de commandement d’une salve de treize coups. L’Étoile avait accompli sans obstacle sa première traversée.


I.

Quoiqu’on ait beaucoup écrit sur le Sénégal[1], cependant notre colonie de l’Afrique occidentale reste encore un pays bien peu connu. La géographie même du pays est encore à faire en grande partie, et le chaos des races qui l’habitent est mal débrouillé. Il n’est donc point hors de propos, pour la clarté de notre récit, d’établir succinctement la situation de la colonie au moment de notre arrivée. « Le Sénégal sépare le pays des Noirs du pays des Maures, » c’est ainsi qu’un célèbre écrivain arabe du moyen âge, Ibn-Kaldoun, commence sa description du Sénégal. Si cette phrase est aussi juste aujourd’hui qu’à cette époque au point de vue géographique, elle l’est bien plus au point de vue politique. En remontant le fleuve de l’ouest à l’est, les vastes solitudes de la rive droite voient errer du nord au sud, sur une étendue de plus de cent lieues, les tribus maures sans nombre qui composent les trois nations des Trarza, des Brakna et des Dowich, auxquelles on peut joindre, au-dessus de Bakel, celles des Ouled-Embarik, des Ouled-en-Naceur, des Askeur, etc. Toutes, à l’époque de la saison sèche, se portent sur les bords du fleuve riches en pâturages, où les appellent d’ailleurs les relations d’échange avec les traitans de Saint-Louis. La durée de cette saison marque celle de leur séjour sur ses rives. Dès le mois de juin, elles se mettent en marche vers les hauts plateaux de l’intérieur, à l’abri des émanations meurtrières des plaines inondées et des myriades d’insectes, fléau des bestiaux, que font naître les premières ondées de l’hivernage. Les deux premières des nations que nous venons de nommer, les Trarza et les Brakna, descendent des tribus arabes de race pure qui, vers le XIe siècle de notre ère, ont conquis le pays sur les tribus berbères des Zenaga. Malgré leurs dénégations, les Dowich, depuis longtemps affranchis de toute dépendance, descendent des tribus dont les Arabes conquirent le territoire ; mais les souvenirs de la conquête ayant donné la signification de tributaire au mot de zenaga, on comprend que l’orgueil des Dowich repousse ce dernier nom ; pourtant ces tribus ont eu leur jour dans l’histoire, et si le grand fleuve s’appelle Sénégal de leur nom de Zenaga, l’invasion de l’Espagne par les Almoravides (El- Mourabetin), sous les ordres de Yousef-ben-Taclifin, Zenaga de la tribu des Lamtouna[2], la fondation d’un empire qui comprenait la Berbérie, le Sahara, les îles Baléares, la Sicile, attestent leur splendeur à jamais éclipsée.

Quant à la rive gauche, la rive des noirs, les divisions sont encore plus nombreuses, les races plus variées, les progrès de la civilisation plus inégaux, les constitutions politiques plus diverses. Chaque pays de la rive des noirs, chacune des races qui l’habitent exigeraient, pour être connus, des développemens qui dépasseraient le cadre que nous nous sommes tracé. Nous n’entrerons que dans les détails indispensables. — Le Cayor, le Oualo, le Fouta sénégalais, le Goy et le Bondou, tels sont les principaux états entre lesquels se subdivisent les immenses régions du bassin méridional du grand fleuve. En ajoutant à ces noms ceux du Djiolof, qui touche le Fouta, le Oualo et le Cayor, du Sin, du Salum et du Baol, pays qui, par leur constitution géologique et géographique, par les races qui les habitent, semblent le prolongement du Cayor, et qui d’ailleurs subissent aujourd’hui notre influence politique, nous aurons désigné les régions les plus importantes du Sénégal que couvre la race noire. Sur tous les peuples de cette race, dans un avenir plus ou moins prochain, notre civilisation est appelée à réagir définitivement, soit par la force matérielle, soit par la force plus grande des principes qu’elle représente. Quelques-uns ou plutôt tous déjà ont subi cette action, mais à des degrés bien divers, et, chose étrange au premier abord, c’est surtout, si nous en exceptons Saint-Louis et son territoire restreint, c’est surtout parmi les populations extrêmes du Goy et du Gadiaga, c’est-à-dire celles des environs de Bakel et du haut du fleuve, que notre présence et notre contact ont imprimé les plus fortes traces. Le Cayor, dans le territoire duquel est enclavée l’ile de Saint-Louis, est entré le dernier dans le courant de nos idées, et il n’a pas fallu moins de huit expéditions successives, conduites avec la plus grande vigueur, pour lui imposer en 1861 un traité de paix constatant que sa résistance était brisée.

La race oualo forme l’élément essentiel des populations qui habitent le Djiolof, le Oualo, le Cayor, le Sin, le Salum, etc. Les braks (rois) du Oualo, les damels (rois) du Cayor, les chefs des autres pays que nous avons cités, reconnaissant la suprématie féodale du bour-djiolof (roi du Djiolof)[3], s’inclinent devant les traditions de sa puissance, aujourd’hui déchue : traditions qui montrent, dans un temps peu reculé d’ailleurs, le bour-djiolof comme le chef suprême de tous ces pays. Il est donc évident que le foyer de la race oualo est le Djiolof, et que, par suite de l’isolement géographique de ce dernier pays, cette race est une race autochthone.

Telles ne sont point les populations du Fouta sénégalais. Du croisement des habitans primitifs, très probablement de race oualo, et des conquérans peuls ou fellatahs dont les tribus sans mélange constituent encore un des élémens les plus considérables de la population, a surgi une race qui se distingue de celles dont elle a tiré son origine moins encore par les caractères physiques que par les qualités morales et intellectuelles. Pleins d’énergie, mobiles dans leurs goûts, dans leurs projets et leur conduite, les Toucouleurs du Fouta ont pour passion dominante un sentiment de fierté individuelle, et surtout d’indépendance politique de tribu à tribu, qui ne fléchit que devant le fanatisme religieux. Divisées sur tous les autres points, hostiles l’une à l’autre, et sans respect pour le lien fédératif, qui semble les placer sous l’autorité politique et religieuse de l’almamy[4], ces populations aux noms, aux intérêts si divers, peuvent, sous la main d’un prophète leur parlant au nom du ciel, comme Al-Agui-Oumar, devenir par leur union momentanée le pouvoir prépondérant de cette partie de l’Afrique. Les traditions qui se rattachent aux noms de Danfodio et d’Abd-oul-Kader, aussi bien que l’histoire de ces derniers temps, montrent que ce fanatisme religieux peut causer les révolutions les plus subites et les plus fatales aux progrès de la civilisation européenne. Tandis que Gorée et ses dépendances, Rufisque, Joal et Kaolack, d’un côté, Saint-Louis et ses dépendances de l’autre, assurent notre influence sur le Baol, le Sin, le Salum et le Cayor, tandis que le Oualo, par le voisinage de Saint-Louis et celui des postes de Lampsar, Merinaghen, Richard-Toll, et surtout par les marigots ou bras du fleuve, qui le pénètrent de toutes parts, est à jamais dans nos mains, et doit être considéré comme une province française, le Fouta, où Podor, Saldè et Matam sont nos seuls établissemens, peut, quand ses passions religieuses ou politiques sont surexcitées, braver tous nos efforts et se dérober à une influence qu’il ne subit qu’avec indignation. Cette dernière appréciation ne saurait être mise en doute : les événemens de chaque jour la justifient aux yeux de ceux qui les suivent ; mais il est un fait significatif qui l’établit sans conteste, c’est l’abandon par les populations du Fouta du grand bras du Sénégal qui entoure l’Ile-à-Morfil. La plupart des villages de cette partie du fleuve ont été désertés dans ces derniers temps, et leurs habitans se sont transportés sur l’autre bras du fleuve, sur les bords du marigot de Doué, moins accessible à nos bateaux à vapeur. Déjà la vigoureuse, mais stérile végétation des solitudes sénégalaises a envahi le territoire de ces villages, autrefois si populeux, tandis que les cultures les plus riches et les plus soignées couvrent les deux rives du marigot, et révèlent ainsi les sentimens d’hostilité que les Toucouleurs conservent contre nous, aussi bien que l’énergie et les richesses de ces peuples. La région où ils sont venus concentrer leurs forces et chercher un refuge contre nous répond d’ailleurs par sa constitution géographique à ce double but : à une distance variable des rives du marigot, mais qui, en moyenne, est de cinq ou six lieues, s’élèvent en effet d’assez hautes collines que l’inondation n’atteint jamais, et qu’on peut, pour cette raison, regarder comme les rives véritables du Sénégal dans cette partie de son cours. Désignées par les gens de Saint-Louis sous le nom de Grand’-Terre, ces collines établissent une voie de communication ininterrompue de Dagana à Bakel, se dirigeant presque en droite ligne de l’est à l’ouest. C’est la route que suivent en toute saison les caravanes qui vont commercer dans l’intérieur, celle que prennent les bandes de Maures pillards qui, avec les gens du Fouta, les Laobe et les Peuls Ourourbè, vont ravager le Djiolof, avec lequel ils sont presque toujours en guerre ; enfin, lorsque les hostilités éclatent avec nous, c’est sur ces hauteurs que les femmes, les enfans, les troupeaux, les esclaves des Toucouleurs trouvent un abri assuré. Presque tous les villages toucouleurs, Médina, Goléré, Orefondé même, peuvent, il est vrai, être atteints par nos colonnes expéditionnaires ; mais dans leur marche le fleuve sert toujours de base aux opérations : s’en écarter et s’avancer à quelques lieues de ses rives serait compromettre le succès, s’exposer aux chances fatales de la maladie, aux coups foudroyans d’un soleil meurtrier. Si l’expérience a fait connaître aux indigènes la supériorité de nos armes, elle leur apprend aussi à plus compter sur le climat et les fatigues de nos soldats que sur leur propre bravoure ; aussi peu leur importe l’incendie de leurs villages, quand leurs troupeaux, leurs esclaves, sont à l’abri de nos coups. La fumée de nos bateaux à vapeur n’a pas disparu de l’horizon que déjà ils ont commencé à les reconstruire ; après quelques jours, toute trace de l’incendie a disparu. Les bœufs et les troupeaux errent dans les vastes plaines des bords du fleuve, les esclaves ont repris leurs travaux des champs ; rien n’est changé dans le paysage, rien n’est changé dans l’esprit, dans les résolutions, dans les projets des vaincus.

On conçoit dès lors l’importance de cette chaîne de collines au point de vue de notre domination dans ces pays : elle n’y sera établie sans conteste, sans crainte d’un retour offensif des gens du Fouta, qu’autant, pour me servir d’une énergique expression anglaise, que nous briderons le pays entier par une chaîne de postes construits sur les hauteurs et analogues à ceux de Saldè, de Matam, dont ils semblent le complément obligé. Reliant par terre Dagana à Bakel, les postes dont il s’agit resserreraient dans un cercle infranchissable ces fières populations : par eux s’exercerait une surveillance de tous les instans sur cet ardent foyer d’intrigues et de menées hostiles qui peuvent un jour soulever contre nous toutes les peuplades riveraines aujourd’hui soumises. Des considérations d’un autre ordre commandent d’ailleurs cette mesure, indispensable à l’établissement définitif de notre souveraineté dans ces contrées. La Grand’-Terre, élevée au-dessus du sol fangeux des plaines inondées, semble être à l’abri des fièvres redoutables du bas pays, puisque toutes les années de nombreuses tribus maures, soit qu’elles veuillent éviter les fatigues de l’émigration, soit que la crue des eaux les ait surprises avant leur retour du Djiolof, y passent sans danger toute la saison de l’hivernage avec leurs troupeaux et leurs bêtes de somme. De plus, la constitution chimique du sol semble identique à celle des îles sablonneuses où croissent les meilleurs cotons d’Amérique : elle a été déjà analysée ; si de nouvelles expériences confirment ce résultat, que les cultures indigènes font pressentir, cette vaste région, où les Européens pourraient vivre, donner aux populations agricoles qui l’habitent l’exemple du travail et importer les procédés de notre science, ne semble-t-elle pas destinée à devenir un des centres les plus puissans de la production cotonnière ?

De Matam à Bakel, bien que la constitution géologique du sol ne se modifie qu’insensiblement, se présentent des races complètement distinctes de celles que nous venons de nommer. À mesure que l’on remonte le fleuve, les tribus de Toucouleurs deviennent moins nombreuses et moins puissantes ; de nouvelles races, de nouvelles mœurs, de nouvelles croyances apparaissent. En entrant dans le Goy et le Kaméra, les deux provinces de l’ancien Gadiaga, on rencontre des Malinké et surtout des Soninké, originaires du Kaarta. C’est, dit M. le colonel Faidherbe, « la population la plus commerçante du Sénégal. Elle envoie des caravanes au loin dans l’intérieur, et fournit une foule d’agens inférieurs au commerce de Saint-Louis et de laptots à nos navires. » Il faut ajouter à cette assertion, indiscutable d’ailleurs, que c’est aussi une race des plus agricoles, et que cette disposition dominante est l’unique mobile de leurs voyages. Avoir une terre à eux, la cultiver, y vivre, tel est le but qu’ils poursuivent, l’espérance qui les soutient. Laptots du commerce ou de l’état, manœuvres à Saint-Louis, tirailleurs sénégalais, maçons, charpentiers, tous ceux que l’on interroge sur leurs projets d’avenir, sur les motifs qui les ont poussés loin de leur pays, tous révèlent ce désir, cette espérance, et tous les réalisent après quelques années d’exil vaillamment supportées, de rudes et pénibles labeurs toujours au-dessous de leur patience. À ce contact avec les Européens, leur intelligence, relativement supérieure, s’agrandit encore, leurs croyances se modifient, et, le flot alternatif de l’émigration et du retour se continuant sans cesse, leurs progrès, quelque lents qu’ils soient, ne peuvent manquer d’être continus. Un de nos camarades, qui depuis dix-huit ans s’applique à développer l’agriculture au Sénégal, le docteur Ricard, nous disait : « Les villages des Soninké sont peuplés de maçons, de charpentiers, d’ouvriers rompus aux procédés européens, et c’est à Sénoudébou que j’ai trouvé le plus d’esprits capables de comprendre, ayant la volonté d’appliquer nos instrumens et nos leçons d’Europe. » La cause déterminante de la supériorité de nos progrès dans le haut du fleuve, c’est, on le voit, la passion de ces races pour l’agriculture. D’autres causes, moins directes, ont eu aussi leur part d’influence sur ces progrès : ce sont les révolutions politiques et religieuses, à la suite desquelles les Soninké se sont divisés en deux pays hostiles : le Goy musulman, où Al-Agui le prophète a trouvé dans sa lutte contre nous de nombreux guerriers, et le Kaméra, qui recherche notre influence, prépondérante par l’établissement de Bakel et la présence de nos facteurs de Saint-Louis.

Ce que nous avons dit des populations du Gadiaga est vrai pour celles du Bondou et des provinces voisines, et surtout pour celles du Bambouck, qui, à la différence du Bondou, état peul et musulman, attaché à notre cause par la politique seule, est un état malinké ayant les mêmes mœurs et les mêmes traditions que les Soninké du Gadiaga. Du reste M. le gouverneur Faidherbe a donné les plus lumineuses indications sur ce chaos de races entre-croisées, mêlées, confondues en apparence, et ses recherches ont posé les bases de tout travail sur les populations sénégalaises, en même temps que sa direction politique est encore la meilleure à suivre.

Lorsqu’en juillet 1859 l’Etoile mouillait à Saint-Louis, la paix était signée avec les Maures vaincus, humiliés, sur les bases qu’avaient indiquées les dépêches ministérielles et après une guerre de trois ans, dont certains épisodes rivalisent avec les plus glorieux souvenirs de nos annales militaires[5]. Le prophète Al-Agui, refoulé dans le Kaarta et le Ségou, aux bords du Niger, laissait libre enfin la navigation du fleuve, de Saint-Louis à Médine et à Sénoudébou, jetant derrière lui comme une menace le poste de Guémou, commandé par le plus intelligent et le plus dévoué de ses talibas, son neveu Sirè-Adama. Il fallait se hâter de mettre à profit ces instans de trêve pour assurer les résultats obtenus. Cette tâche dans un pays comme le Sénégal, pour être moins brillante, exige autant d’énergie et de dévouement que la guerre la plus acharnée.

II.

Deux saisons se partagent l’année au Sénégal comme dans tous les pays intertropicaux : l’hivernage et la saison sèche. L’hivernage, résultat du passage du soleil au zénith, commence au Sénégal vers la fin de juin et dure jusqu’en novembre. C’est la saison de ces tempêtes violentes connues sous le nom de tornades, des pluies torrentielles, des orages où l’électricité produit peut-être ses effets les plus splendides et les plus terribles. Un ciel de plomb, mais à travers lequel le soleil darde ses rayons les plus chauds, annonce que l’hivernage commence ; les grandes brises de nord-ouest, qui jusqu’alors avaient rafraîchi l’atmosphère, font place à des calmes plats ou à des brises irrégulières, mais soufflant généralement du sud. Parfois de violentes rafales, qu’aucune pluie n’accompagne, soulèvent le sable du désert et couvrent l’horizon d’un nuage rouge, véritable muraille mouvante qui brise tout sur son passage. À ces signes, les indigènes reconnaissent la plus ou moins grande force des pluies, la durée de l’hivernage, et surtout le degré d’élévation future des eaux du fleuve. Sans nul doute, les phénomènes qui se produisent sur le rivage de l’Océan sont liés à ceux dont les plateaux élevés du Fouta-Dialon sont le théâtre, et on n’ignore pas que le Sénégal et les grands fleuves de cette partie de l’Afrique prennent leur source dans ces plateaux. Les observations de plusieurs siècles ont dû servir à fixer les règles que les indigènes regardent comme infaillibles. Quoi qu’il en soit, dès le mois de juillet, la crue des eaux se fait sentir au passage de Mafou à quinze lieues au-dessus de Podor, à soixante lieues au-dessus de Saint-Louis. Les communications avec le haut pays deviennent possibles. De la fin de juillet au 15 août, les eaux ont atteint leur maximum dans le haut bassin, où, après quelques oscillations, elles commencent à décroître tout en montant encore dans les régions inférieures du Fouta et du Oualo ; à la fin de novembre, le fleuve a repris son lit ordinaire. Dès cette époque, qui marque la fin de l’hivernage, les vents d’est commencent à s’établir, soufflant parfois avec une violence suffocante, mais féconde ; de leur influence dépend en effet la plus ou moins grande abondance de la récolte des gommes. En quelques jours, leur action desséchante ne tarde pas à épuiser l’eau des plaines et de la plupart des marigots, et dans ces immenses solitudes inondées naguère et où nos bateaux à vapeur ont souvent navigué, pour reconnaître le pays, on chercherait vainement alors une goutte d’eau douce loin des bords du fleuve ou des puits creusés à grand’peine. La crue moyenne des eaux du fleuve varie à Bakel de 14 à 16 mètres, mais n’est guère à Saint-Louis que de 2 ou 3 mètres. Elle est pour les pays intermédiaires proportionnée à leur éloignement de ces deux points extrêmes.

Jetons maintenant un rapide coup d’œil sur le fleuve depuis son embouchure jusqu’à Médine, point extrême de la navigation européenne. Malgré l’uniformité plus apparente que réelle des paysages qui se succèdent à mesure qu’on s’éloigne des bords de l’Océan, quelques traits généraux peuvent faire comprendre la nature particulière, le caractère distinctif de chaque grande zone du bassin du Sénégal.

Quand on arrive d’Europe et qu’on a franchi la barre, un sentiment de profonde tristesse vous envahit à la vue du paysage désolé qui se déroule aux regards. Une langue de terre étroite, resserrée entre le fleuve et la mer, dont les vagues, sans cesse agitées, déferlent sur le rivage avec un bruit menaçant, forme la rive droite du fleuve. Par un souvenir du grand désert, dont elle est d’ailleurs la pointe extrême au sud, elle porte le nom de terre de Barbarie, et tout justifie ce nom. Des dunes de sable amoncelé que le vent déplace, et qui chaque jour changent de forme et de hauteur, où nulle végétation n’est possible, se succèdent sans interruption. Le soleil des tropiques y rayonne d’un éclat insupportable. Des myriades de goélands, de mouettes, d’oiseaux aquatiques, animent seuls cette morne solitude de leur vol rapide et de leurs cris sinistres, en harmonie avec le bruit des flots, qu’ils dominent souvent. Sur la rive gauche, le paysage n’est ni moins triste ni moins désolé. Ce sont d’immenses marécages de vase noire, aux émanations pestilentielles, que séparent de loin en loin des bouquets de mangliers nains au feuillage métallique. Quelques baobabs dépouillés de leurs feuilles, quelques palmiers plus clair-semés encore, rompent par instans la monotonie de l’horizon ; mais, courbés par les vents de la mer, dont les eaux attaquent leurs racines, ils augmentent plutôt qu’ils ne diminuent, par leur végétation maladive et rabougrie, la tristesse du paysage. Les premières murailles qui apparaissent sur cette rive sont celles du cimetière européen. Ce nom, prononcé par un matelot insouciant, semble un sinistre présage et augmente encore l’impression que la vue du pays jette à l’âme la mieux trempée. Cependant cette impression ne tarde pas à s’affaiblir. Bientôt apparaissent les hautes constructions de Saint-Louis, confondues dans le rideau de brume qui, même par les plus belles journées, estompe l’horizon. À mesure qu’on approche de cet amas de maisons uniformes au premier aspect, se dégagent peu à peu les détails d’un spectacle réellement plein de vie et d’originalité.

Saint-Louis est bâti sur une île de la rive droite du fleuve. Cette île, basse, sablonneuse, d’un mille et demi de long, n’a guère que 500 mètres de large. Un pont jeté sur le fleuve, vers la langue de Barbarie, la relie à la terre ferme et la met, depuis quelques années seulement, en communication avec la ville des noirs. Les deux civilisations en présence dans ces contrées lointaines se révèlent donc tout d’abord à la vue des voyageurs. Des huttes en paille, rondes, au toit pointu et grêle, réunies en groupes, par familles, mais jetées sans ordre, comme de grandes ruches d’abeilles, dont elles affectent la forme, sur une dune de sable que couronne une batterie européenne, telle est Guetn’dar, la ville des noirs. Les faubourgs de N’dar-Tout s’étendent aux pieds de cette dune et couvrent tout l’espace compris entre l’ancien village et les tours de garde élevées à plus de deux kilomètres vers le nord pour les défendre contre les incursions des Maures Trarza. Les hautes maisons de Saint-Louis, blanches, régulières, aux arêtes nettement tranchées, avec leurs terrasses rectangulaires, leurs verandahs en colonnade, empruntent à ce voisinage un aspect assez imposant, que relèvent encore les vastes édifices destinés à l’administration coloniale, les casernes et les hôpitaux. Seul parmi ces édifices, le Gouvernement rappelle, par l’incohérence des constructions successives ajoutées à l’ancien fort, les humbles origines de la ville, le temps où Saint-Louis n’était qu’un simple comptoir de traite.

Cette dualité qui apparaît ainsi au premier coup d’œil se reproduit à mesure que le panorama de la ville se déroule devant le voyageur. Les deux pointes extrêmes de l’île, ce qu’on peut appeler les faubourgs de Saint-Louis, sont encore couvertes par des huttes semblables à celles de Guetn’dar, derniers vestiges d’une époque déjà lointaine. Sur le fleuve, les grands navires européens de commerce profilent dans l’atmosphère leurs mâtures, où flotte le pavillon de la France, et leurs vergues, qui semblent toucher les maisons de la rive ; les bateaux à vapeur de la flottille dorment immobiles au mouillage, ou, couronnés d’un noir panache de fumée, soulèvent les eaux du fleuve avec leurs grandes roues bruyantes ; autour d’eux circulent les rapides pirogues des pêcheurs indigènes, lancées comme une flèche par les bras vigoureux de pagayeurs au torse nu, dont un chant cadencé semble régulariser les efforts ; de lourds bateaux de charge, des chalands à la construction disgracieuse, se traînent péniblement près des quais, où le courant est moins rapide ; des radeaux flottans plus primitifs encore conduisent à Saint-Louis les bois de Dagana et du haut pays. Ainsi tout dans le paysage annonce la présence de deux races distinctes, de deux civilisations extrêmes. Cette opposition se révèle plus puissamment encore à la vue des deux temples, symboles de pierre de ces deux civilisations. Au centre de l’île, à quelques pas du Gouvernement, l’église catholique élève ses deux tours massives, que domine une croix de fer, tandis qu’à la pointe du nord le croissant s’étale au-dessus des minarets verts de la mosquée mahométane. À terre, ces différences, ces contrastes, que l’esprit seul avait devinés, apparaissent animés, vivans. Quelle variété de costumes et de races, quand, avec les derniers rayons du soleil, la population entière de Saint-Louis se répand dans les rues ! C’est l’heure où les Européens, fatigués de la chaleur du jour, se hâtent vers le bord de la mer, pour en respirer les brises rafraîchissantes et salutaires ; c’est l’heure où les croyans s’empressent vers la mosquée où les appelle la voix du muezzin, celle enfin où les négresses courent au marché, que les pêcheurs de Guetn’dar viennent d’approvisionner de leur pêche du jour. Officiers de toutes armes aux uniformes variés, Maures à la tête nue, aux longs cheveux flottans, Peuls aux tresses bizarres, aux traits réguliers, double signe de l’origine égyptienne qu’on leur attribue, Bambaras aux formes athlétiques, chargés de lourds fardeaux, signares à la coiffure étagée, aux jupes bariolées des couleurs les plus éclatantes, se pressent, se coudoient dans les rues d’Alger, de la Mosquée, sur le pont de Guetn’dar, tandis que dans les quartiers moins animés des groupes de joueurs assis sur le sable prolongent jusqu’à la nuit leurs parties de dames et d’échecs au milieu de spectateurs passionnés, mais graves et sérieux.

Je ne sais quel voyageur a écrit que, de huit heures à minuit, chaque soir l’Afrique tout entière dansait. Il y a dans ces paroles moins d’exagération qu’on ne serait tenté de le croire. Grâce à l’insouciance de leur caractère, à leur facilité d’oubli, à leur imprévoyance de l’avenir, les noirs jouissent partout des heures présentes. Un bal est si vite improvisé, à si peu de frais d’ailleurs, que partout et à la moindre occasion ils s’abandonnent à leur passion dominante. À Saint-Louis, où la population vit dans la sécurité la plus complète, ces bals au grand air, la plupart improvisés, mais dont les plus importans sont préparés longtemps à l’avance, donnent une vive et joyeuse animation à la ville dès les premières heures de la nuit. Partout on n’entend que battemens de mains réglés par la cadence d’une chanson dont les danseuses répètent seulement le refrain monotone, et qu’un chanteur fait durer à son gré pendant des heures entières. À chaque refrain, une danseuse se détache du groupe, exécute une figure de fantaisie et revient prendre sa place dans le cercle. Ce sont là les fêtes de tous les soirs : hommes, femmes, enfans, y prennent part ; tous chantent, dansent tour à tour et sans ordre. Les grands bals, les bamboulas, exigent plus de soins, et, qu’ils fassent partie d’une fête privée ou d’une cérémonie religieuse consacrée par la tradition, ils sont dirigés par des griottes. Ces griottes forment une caste particulière : ce sont les musiciens et les poètes. Méprisés pour leur scepticisme religieux, qui touche presque à la négation de toute croyance, tenus au dernier rang de la société, ils sont pourtant admis partout, dans les fêtes comme dans les conseils les plus secrets des chefs indigènes.

Dès qu’on s’éloigne de Saint-Louis, cette animation, ce mouvement s’effacent complètement, mais du moins le pays n’offre plus l’aspect aride et désolé de la barre et de la terre de Barbarie, qui tout d’abord cause une impression si pénible à l’Européen, D’immenses prairies, qu’on pourrait appeler, comme celles du Texas, la mer des herbes, couvrent tout l’espace compris entre Saint-Louis et Richard-Toll. Quelques éminences, dont on a profité pour bâtir les tours de Lampsar, de N’diadoune et de Maka, arrêtent seules le regard, et encore ces éminences sont-elles très rapprochées de Saint-Louis ; mais quand on a dépassé Maka, à trois heures de la capitale du fleuve, ces collines disparaissent : les plaines du Djeuleuss, refuge ordinaire des Maures pillards, s’étendent à perte de vue, bien au-delà de Merinaghen, jusqu’aux forêts de gommiers du Djiolof, que nul Européen n’a visitées. Les marigots sans nombre qui les traversent, et dont les principaux sont, avec la Tawey, ceux de Lampsar et de Gouroum, forment dans la saison sèche un archipel inextricable où errent d’immenses troupeaux d’antilopes et de gazelles. Les perdrix, les pintades, y vivent en compagnies serrées, et vers Merinaghen les girafes, les éléphans, les hippopotames et les fauves de toute espèce abondent. Quand la crue des eaux atteint son maximum, toutes ces îles disparaissent, tous ces canaux se confondent, et à la même place se forme en quelques jours un lac immense qui parfois se joint à celui du Paniè-Foull. Un de nos officiers les plus aventureux, M. le lieutenant de vaisseau Braouzec, a vainement essayé d’en fixer les limites dans un voyage entrepris, pendant la grande inondation de 1861, sur le petit steamer qu’il commandait.

Cette constitution du pays, cette périodicité des inondations expliquent l’état d’abandon des rives du fleuve dans cette partie de son cours. La guerre avec les Maures, dont le Oualo était le prix, n’a pas été une cause moins puissante du dépeuplement. Malgré la sécurité que notre souveraineté donne aujourd’hui aux populations, les villages bâtis sur les hauteurs que les eaux n’atteignent que rarement se rétablissent avec lenteur. Néanmoins à quelques lieues de Richard-Toll le niveau du sol s’élève, et des villages assez rapprochés couvrent la rive gauche. Théâtre d’essais agricoles sous l’administration du baron Roger, Richard-Toll (le jardin de Richard) possède le territoire le plus fertile du bas du fleuve. De nouveaux essais tentés sur une moins grande échelle, mais plus sérieusement peut-être, réaliseront sans doute les espérances conçues autrefois.

De Richard-Toll à Dagana, l’aspect des deux rives change complètement. Ce sont toujours, il est vrai, des plaines basses, aux horizons uniformes ; mais les berges du fleuve, mieux accusées, commencent à se tailler en talus et s’élèvent de plusieurs mètres au-dessus du niveau habituel des eaux. Les villages, que les garnisons des deux postes et l’énergie du chef Samba-Dienn, un de nos plus fidèles alliés, ont défendus contre les Maures, se multiplient et s’agrandissent chaque jour. De vastes espaces, couverts de cultures soignées, alternent avec les prairies sauvages. De tous côtés s’élèvent de grands bouquets de tamariniers, de kai-cedras, et les troncs élancés des roniers, si utiles pour toutes les constructions sénégalaises. Les roniers sont des palmiers aux feuilles en éventail, qui s’élancent droits à plus de 20 mètres au-dessus du sol. Telle en est l’importance que l’administration de la colonie s’en est réservé la propriété, et que la possession de ces arbres dans le pays des Maures nous a été concédée par une clause spéciale des traités passés avec eux. Ces riches cultures, cet aspect pittoresque du pays se maintiennent jusqu’au-dessus du poste de Dagana, auquel la traite des gommes donne une importance commerciale toujours croissante depuis la paix. Gaë, Bokol, sont de riches et populeux villages ; mais en approchant de l’Ile-à-Morfil et des pays qu’habitent les Toucouleurs, les cultures disparaissent peu à peu. Les gonakés épineux, qui jusqu’alors ne se montraient qu’en groupes isolés, envahissent les deux rives et forment d’immenses forêts qui, un moment interrompues à Podor, se continuent jusqu’à Saldè.

Les courans alternatifs de la marée se font sentir jusqu’au passage de Mafou pendant la saison sèche. Les navires en subissent l’influence. La différence des haute et basse mer à Saint-Louis n’étant guère que de 1m30, on peut juger du peu de pente du fleuve sur un espace de plus de soixante lieues. Le delta sénégalais nous paraît donc commencer à Saldè, point où, pour former l’Ile-à-Morfil, le fleuve se divise en deux grandes branches également profondes. Quoi qu’il en soit, une légère modification se produit en ce point dans la constitution géologique du pays. Bien avant Matam, premier poste qu’on aperçoit en quittant celui de Saldè, de nombreux monticules surgissent à l’horizon ; bientôt ils se rapprochent, se réunissent et constituent de véritables chaînes de collines d’une hauteur moyenne de 50 mètres. La forme qu’elles affectent toutes est tabulaire. C’est une série de trapèzes aux côtés plus ou moins inclinés, d’un brun rougeâtre qui perce à travers la végétation luxuriante dont ces collines sont couvertes. Cette couleur générale, les quartiers de roche semés à leur base, indiquent la présence d’abondans minerais de fer qu’exploitent certaines tribus plus industrieuses. La rive droite est de beaucoup plus élevée que la rive gauche ; aussi sert-elle de refuge aux habitans quand une grande inondation les chasse de leurs villages, ce qui arrive rarement d’ailleurs. Ces villages, riches et populeux, sont tous bâtis sur les points les plus élevés de la rive gauche. L’inondation de 1861, qui restera dans les souvenirs du pays comme une des plus considérables, ne les a point atteints. Habités par une race aussi agricole, mais moins turbulente que celle des Toucouleurs, ils sont tous entourés de riches cultures au milieu desquelles les gonakés n’apparaissent plus que de loin en loin. Les arbres les plus communs sont désormais les roniers, les palmiers de différentes familles, surtout des tamariniers d’une grandeur et d’une élégance de forme admirables. Ces arbres au feuillage pittoresque, la succession rapide des chaînes de collines à chaque contour du fleuve, les villages de plus en plus rapprochés, donnent au paysage une vivacité singulière, un charme qui repose de la monotonie des forêts que l’on vient de traverser.

Le poste de Bakel marque le point extrême de cette partie du bassin du fleuve. La forteresse, bâtiment quadrangulaire à vastes arceaux, entourée de grands remparts de pierre grise, domine du haut d’une colline rocheuse et les villages indigènes bâtis à ses pieds et le fleuve, qui semble s’être creusé de vive force un passage à travers la chaîne élevée qui de Bakel s’enfonce dans le Gadiaga et le pays des Dowich. Quatre tours de garde sur les sommets voisins, une ceinture de murailles qui les relie toutes, ajoutent à l’importance militaire de la forteresse principale, et révèlent l’intérêt que la France attache à la possession de ce grand marché intérieur.

Au-delà de Bakel jusqu’au confluent du Sénégal et de la Falémè d’un côté, jusqu’à Médine et aux cataractes du Félou de l’autre, l’aspect du pays ne change pas. Les villages ruinés par Al-Agui reprennent, depuis la destruction de Guémou, leur ancienne importance avec une rapidité qui tient surtout au caractère essentiellement agricole des populations. Au-dessus des cataractes du Félou, le fleuve, qu’aucun Européen n’a exploré avec soin, ne semble plus être qu’une série de bassins étages que de hautes murailles de roches séparent les uns des autres.

Navigable à toutes les époques de l’année jusqu’au passage de Mafou, le fleuve, on le voit, ne l’est jusqu’à Bakel et à Médine que pendant cette rapide saison de l’hivernage. Aussi est-ce celle où les traitans de Saint-Louis déploient la plus grande activité, celle dont profitent les navires à vapeur de la station locale pour ravitailler tous nos établissemens militaires au-dessus de Podor, la seule enfin pendant laquelle les opérations de guerre soient possibles contre les populations du haut pays. Cette nécessité fatale d’une activité excessive dans de telles conditions atmosphériques explique en grande partie la réputation d’insalubrité si justement acquise d’ailleurs au Sénégal parmi toutes nos autres colonies. Le développement de nos relations avec les rivières du sud, telles que la Cazamance, le Rio-Nuñez, le Rio-Pongo, le Rio-Grande, etc., n’a pas peu contribué à l’affermir encore. Les six mois de repos qui suivaient autrefois les fatigues de l’hivernage ont, dans ces derniers temps, été changés en six mois de nouvelles expéditions de guerre, et ce changement, forcé d’ailleurs, a eu les plus déplorables résultats au point de vue de la santé des hommes. Les chiffres de mortalité de la population européenne de Saint-Louis ne dépassent pas en général ceux de la plupart de nos villes d’Europe ; mais ce n’est qu’avec un sentiment de profonde tristesse que la pensée évoque le souvenir de tant de belles intelligences, de tant de vigoureuses et puissantes organisations, tombées victimes de ce climat meurtrier dans l’accomplissement d’un devoir obscur. Les premières campagnes de l’Étoile allaient augmenter la liste si nombreuse de ces victimes. Nous arrivions en effet en plein hivernage, et tel était le besoin du gouverneur d’utiliser toutes les heures de cette trop courte saison, tous les navires de sa petite flotte, que six jours après notre arrivée dans la colonie nous remontions le fleuve avec 100 tonneaux de briques sur notre pont, et un chaland de 300 tonneaux à la remorque. Ces matériaux étaient destinés à la construction d’une de ces tours au moyen desquelles nous exerçons une influence prépondérante dans tout le voisinage, et devant lesquelles ont échoué, comme à Leybar et à Médine, la bravoure furieuse des Maures de Mohamed-el-Habib et le fanatisme des Toucouleurs d’Al-Agui.

La nouvelle tour qu’il s’agissait d’élever dominait les villages de Tébécou et de Saldè au point où le fleuve, en se séparant en deux bras profonds, forme l’Ile-à-Morfil. Cette construction allait nous assurer la possession de ce passage si important et établir notre influence sur les tribus belliqueuses du Fouta central, parmi lesquelles Al-Agui avait, les années précédentes, recruté les plus dévoués de ses guerriers. Bien que les défaites du prophète, l’insuccès de ses entreprises, eussent profondément affaibli son prestige aux yeux des Toucouleurs, il était à craindre pourtant que ces tribus ne vissent avec indignation la construction d’une forteresse française au cœur de leur pays, et que leurs chefs ne voulussent s’y opposer par la force. Telle avait été la conduite des indigènes l’année précédente, lorsqu’on avait construit la tour de Matam. Depuis une semaine environ, le capitaine du génie Fulcran était parti à l’avance avec les maçons, les manœuvres, les ouvriers de toute espèce, et quelques matériaux chargés sur des chalands. La crue des eaux, bien que légère, leur avait permis de franchir les passages les moins profonds ; il était donc nécessaire de les suivre au plus vite, soit pour leur fournir de nouveaux matériaux, soit pour les protéger par la présence de nos navires au cas où les populations se montreraient hostiles. Nos instructions se bornaient à déployer la plus grande activité et à revenir sans perte de temps à Saint-Louis, en luttant avec le plus d’énergie possible contre les obstacles que pourrait rencontrer notre navigation. Ces obstacles, à cette époque de l’année, alors que la crue des eaux s’était à peine prononcée, consistaient surtout dans la difficulté des passages de Mafou, Sarpoli et Djuldè-Diabè. La longueur relativement très grande de l’Etoile l’inexpérience des capitaines de rivière, qui jamais n’avaient eu à manœuvrer un navire de 52 mètres de long, ajoutaient encore à ces difficultés.

De toutes les classes de la population sénégalaise qui se sont ralliées à notre colonie, celle des laptots ou matelots du fleuve est à tous égards la plus intéressante. Dévouement à toute épreuve, fidélité inébranlable, patience que rien n’abat, courage qui leur fait affronter la mort sur les champs de bataille, comme les dangers du désert et les périls du fleuve, où, sur un signe, ils plongent malgré la violence des courans et les caïmans qui le sillonnent, telles sont les qualités de cette classe d’élite. Les capitaines de rivière sont les premiers des laptots, et les premiers parce qu’ils ont au plus haut point ces qualités si remarquables. Ceux qui montaient l’Etoile, et qui nous venaient de l’Anacréon, qu’elle remplaçait dans le fleuve, étaient encore distingués parmi leurs collègues. L’un, Youssouf, Toucouleur énergique, sans cesse en mouvement, toujours le premier au travail et au feu, était un des héros de Médine, et devait plus tard se faire blesser en Cazamance, en soutenant avec une poignée d’hommes l’assaut d’une centaine de guerriers. L’autre, Co-Caï, Bambara du Kaarta, appartenant à la famille du roi de Ségou, athlète infatigable, caractère trempé au feu du dévouement et tout empreint de cette bonté si touchante quand elle s’allie à la force, devait servir de guide au lieutenant Lambert dans son voyage au Fouta-Dialon et le sauver par ses soins. Enfin Ry-Fall, jeune Ouolof de Guetn’dar, instruit comme un taleb arabe, admirateur enthousiaste de Paris et de la France, qu’il avait visités à trois reprises différentes, avait mérité la médaille militaire en se jetant au-devant du gouverneur, qu’un Maure menaçait de son fusil, et se trouvait à peine rétabli de ses blessures. Tels étaient les capitaines de rivière de l’Etoile ; mais ni le dévouement, ni la patience, ni le courage ne peuvent en marine remplacer la science et surtout l’expérience : l’Etoile devait en fournir de nouvelles preuves. De Saint-Louis à Mafou, tantôt sur des hauts-fonds, tantôt sur la berge même du fleuve, aux coudes les plus prononcés, nous pûmes compter plus de dix échouages. Partis le 16, nous n’arrivions à Mafou que le 20. Quatre jours pour franchir soixante lieues, avec une vitesse moyenne de neuf milles à l’heure, n’était-ce pas, quoique deux tornades violentes nous eussent forcés à mouiller, avoir dépensé en échouages les cinq sixièmes du temps de la traversée ? Au début de notre navigation dans le fleuve, cette épreuve nous fut une salutaire leçon. Savoir se reposer sur ses officiers, sur ses pilotes est une qualité essentielle d’un capitaine de navire ; il en est une plus précieuse encore, c’est de savoir limiter convenablement cette confiance. Nos échouages étaient sans danger, il est vrai ; mais ils nous faisaient perdre beaucoup de temps. Dès ce jour, nous résolûmes de ne plus quitter la passerelle et d’agir personnellement, tout en ne négligeant pas les avis de nos pilotes. D’ailleurs à Mafou nous étions forcés de nous arrêter : les passes étaient encore infranchissables. Le capitaine de l’Africain, M. Lescazes, arrivé vingt-quatre heures avant nous, les avait sondées lui-même, et tous deux nous résolûmes d’attendre que la crue des eaux nous permît de continuer notre voyage. Une échelle de marée fut montée sur la berge. Toutes les mesures d’hygiène furent prises pour assurer la santé de nos équipages pendant un séjour qui pouvait être long encore ; il ne nous restait plus qu’une seule chose à faire, la moindre de toutes, mais souvent la plus difficile, tuer le temps.

La plus pénible à supporter de toutes les privations que la vie au Sénégal impose tout d’abord aux Européens est celle de tout travail intellectuel un peu soutenu. Certes on peut à la rigueur et avec le temps s’habituer à la chaleur énervante du climat ; les grandes brises de nord-ouest qui alternent pendant une partie de l’année avec les vents d’est suffocans, les nuits rafraîchies par d’abondantes rosées donnent parfois un répit de quelques heures, dont on pourrait profiter ; mais qui résisterait aux moustiques, aux maringouins, aux mille insectes qui envahissent les coins les plus secrets, les mieux fermés de vos appartemens ? Y rester immobile pendant quelques instans est un supplice qui devient intolérable, s’il se prolonge. Ouvrez un livre, et avant que vous en ayez tourné les premières pages, vos mains, votre front sont devenus la proie d’invisibles ennemis dont la morsure répétée vous force bientôt à délaisser le récit le plus attrayant, sans compter cet éternel murmure, ce bourdonnement à notes parfois suraiguës et plein de menaces qui vous distrait, vous préoccupe et vous oblige à chercher un refuge, un abri sur le pont, au grand air. Ceci est la vérité exacte pour Saint-Louis dès les premières ondées de l’hivernage ; mais dans le fleuve c’est en toute saison la vérité amoindrie plus qu’on ne le saurait croire. La privation de sommeil malgré toutes les précautions prises contre les moustiques cause autant de fièvres que les émanations paludéennes, et rien ne sert contre eux, ni les vêtemens les plus épais, ni les rideaux fermés avec le plus de soin. Ces fortes organisations de matelots, que rien n’ébranle, ne peuvent y résister. J’en ai vu bien souvent dormir sous la pluie, transis de froid par les rudes heures de bossoir, alors que les lames venaient balayer les gaillards ; mais dormaient-ils sur le pont de l’Etoile, dans ces longues nuits sénégalaises, si tièdes, si parfumées, malgré les moustiquaires que leur donnait l’administration coloniale, dont ils riaient d’abord comme d’une mauvaise plaisanterie, et qu’ils se hâtaient, après quelques nuits d’expérience, de tendre avec des soins si attentifs ?

Les distractions intellectuelles supprimées par les insectes et le climat, il reste celles de l’action : — la guerre, les explorations, la chasse. La mission pacifique que nous poursuivions, l’éloignement de notre seul ennemi, Al-Agui, le prophète d’Aloar, rendait la première impossible ; les deux autres se prêtent un mutuel appui. Aussi le lendemain de notre arrivée, à cinq heures, au moment où l’aube venait de poindre à l’horizon, je débarquais avec Co-Caï, le capitaine de rivière, et deux de mes laptots, sur la rive gauche du fleuve, au milieu d’une immense prairie semée çà et là de grands bouquets de gonakés en fleurs, que dominait de loin en loin un tamarinier gigantesque. — En chasse, et chasse heureuse ! disais-je tout haut ; en chasse, mais gare aux lions, gare aux panthères, gare surtout aux serpens noirs, aux trigonocéphales ! me disais-je tout bas. — Pourtant quel Européen venant d’Europe écouterait les conseils de la prudence dans ces pays où un Mohican croirait trouver son paradis de chasse ? Des myriades de canards de toute espèce passaient déjà au-dessus de nos têtes en vols pressés ; les perdrix, les pintades faisaient, à quelques pas de nous, entendre leurs cris de rappel ; les outardes déployaient leurs grandes ailes en quittant leur refuge de la nuit ; les poules de Carthage jetaient à intervalles rapprochés ces notes si distinctes qui leur ont fait donner le nom ouolof d’ac-ka-lao, que nul chasseur n’entend sans tressaillir. Et n’était-il pas facile, malgré notre peu d’expérience, de reconnaître les traces toutes fraîches qu’avaient laissées à leur passage, pour venir s’abreuver, les antilopes, les gazelles, les sangliers, à côté de larges brèches faites à la berge même, et qui attestaient le voisinage des deux géans de ces parages, l’hippopotame et l’éléphant ? Qui résisterait à de pareilles séductions ? On se promet de bien regarder où l’on posera les pieds, on emporte un bistouri, de l’alcali volatil ; voilà pour les serpens. On se promet de revenir de bonne heure, on a de grands chapeaux de paille recouverts de toile blanche et au fond desquels on place un linge mouillé aux eaux du fleuve, et qu’on trempera de nouveau à chaque occasion ; voilà pour le soleil. Puis l’on part plein d’une joie que l’on ne peut bien rendre, comme toutes les joies humaines d’ailleurs, mais devant laquelle s’effacent toutes les craintes, jusqu’à celle d’un séjour à l’hôpital de Saint-Louis. En vérité, nous chassions tous au Sénégal, et pour moi je n’oublierai jamais les impressions de mes courses à travers les vastes solitudes des prairies sénégalaises. J’ai, le fusil sur l’épaule, parcouru les contrées les plus diverses. Les splendides forêts de Bornéo et de Basilan avec leur végétation luxuriante, où trois étages d’arbres superposés forment un abri que le soleil ne pénètre point, les jungles de l’Inde et du Gabon, les steppes de la Tartarie, les montagnes à la sombre verdure de la Mandchourie, si étonnantes en juin après la fonte des neiges, les âpres collines de la Corée, dont la mer ronge les assises de granit, ont jeté à mon esprit des impressions bien diverses et bien profondes ; mais aujourd’hui encore ces impressions me semblent avoir été moins puissantes que celles que je ressentais dans mes courses africaines. Peut-être cela tient-il moins à la nature du pays en elle-même qu’aux idées qui me préoccupaient alors comme beaucoup de mes compagnons. Rejoindre Alger en passant par Tombouctou, explorer toute cette partie du Niger que nul n’a visitée encore et qui en comprend tout le cours supérieur, ajouter un nom de plus à ceux de tant de hardis pionniers de la civilisation, se préparer à cette expédition par une vie d’épreuves, de fatigues au grand air, au grand soleil : telles étaient nos idées. Quelques-uns d’entre nous ont essayé de les réaliser, d’autres s’y préparent dans l’ombre, d’autres, hélas ! ont déjà trouvé la mort en les mettant à exécution, et une mort douloureuse, au moment où un peu de célébrité se faisait autour de leur nom !

Si nos premières courses furent heureuses au point de vue de la chasse, cela est peu intéressant à noter ; mais, plein des idées que je viens d’exprimer, elles remplissaient nos longues heures de loisir. Leck-éleuk tel-nanu dem rubi (demain, au point du jour, nous allons chasser), cette phrase, que j’avais apprise la première en étudiant le ouolof, était devenue la consigne que chaque soir je donnais à mes guides, lorsque M. Lescazes, le capitaine de l’Africain, me proposa une expédition bien plus intéressante à tous égards que toutes mes courses de chasse.

À quelques heures de notre mouillage, une tribu maure était campée, se disposant à fuir l’inondation, lorsque la présence de nos deux navires et du convoi qu’ils escortaient, en offrant aux indigènes un excellent marché pour leurs bœufs, leurs moutons et leur lait, vint retarder de quelques jours leur départ vers le haut pays. Des relations très fréquentes et tout amicales s’étaient établies entre eux et nos laptots. Aller visiter leur camp dans ces circonstances, et alors que leurs dispositions de marche étaient faites, nous parut une occasion à ne point laisser échapper. Une visite au camp de la tribu fut donc décidée entre nous ; seulement, les Maures ne jouissant que d’une réputation fort médiocre de respect pour les traités, nous décidâmes que la moitié de nos matelots nous accompagnerait en armes. Aux motifs de prudence qui nous dictaient cette précaution se joignait pour nous le désir de procurer à nos hommes un exercice salutaire. Notre visite, nos intentions toutes pacifiques furent d’ailleurs annoncées au chef de la tribu par nos capitaines de rivière, qui presque tous parlaient ou du moins comprenaient l’arabe.

Le lendemain matin, dès cinq heures, nous étions en route, sans crainte pour nous (nos précautions étaient prises), et aussi sans penser que cette visite au camp de nos alliés, annoncée d’avance, allait leur causer une terreur profonde. Ceux-là seuls croient à la sincérité qui sont sincères, et nous jugions les Maures avec nos propres idées. Arrivés à une demi-lieue du camp, nous entendîmes les bruits les plus étranges : bêlemens des bœufs et des moutons que leurs bergers poussaient devant eux, cris des chameaux que l’on chargeait à la hâte, voix des hommes qui s’appelaient. Les battemens du tam-tam et les sons rauques et prolongés d’une espèce de cornet à bouquin dominaient tout ce tapage. — Les Maures croient à une razzia, me dit Youssouf ; si nous avançons encore, la poudre parlera. — Dieu nous en garde ! — Et je fis faire halte. Mes matelots riaient et plaisantaient à qui mieux mieux ; mais les laptots, sérieux et graves, regardaient alternativement leurs fusils et leurs deux capitaines. Évidemment ils croyaient, comme les Maures, à une razzia, et ils s’en réjouissaient, tout en pensant qu’elle était singulièrement conduite. L’arrivée d’un guerrier maure fit cesser toute équivoque. Monté sur un de ces petits chevaux si lestes et si agiles avec lesquels ils franchissent les distances les plus considérables, la tête nue sous les rayons du soleil, qui en l’éclairant faisaient ressortir l’énergique et rude expression de sa physionomie, le fusil à deux coups dégagé de son étui et posé en travers de la selle, il sortit tout à coup d’un épais bouquet d’arbres, derrière lequel sans doute il épiait depuis longtemps notre petite colonne. Forçant son cheval à marcher au pas, il s’avança lentement vers nous, et, quand il fut à portée de voix, demanda à parlementer. Youssouf prit à l’instant mes ordres, s’avança gravement aussi, et après quelques pourparlers revint confirmer par son rapport les assurances que lui avait suggérées sa vieille expérience du pays. — Le chef vous prie de ne pas avancer, si vos intentions sont pacifiques. La tribu lève le camp, les guerriers sont à cheval. — Nous n’avancerons pas, nous partirons dans quelques instans, quand nos hommes seront reposés. — Habitué sans doute à notre manière de combattre, le guerrier qui était venu nous reconnaître comprit à nos allures que rien n’était plus vrai que nos déclarations. Il mit pied à terre, vint jusqu’à nous, et après une cordiale poignée de main rejoignit le camp, où bientôt s’éteignirent un à un tous les bruits qui l’emplissaient naguère. Quelques guerriers à pied et le fusil dans l’étui, des femmes esclaves sans doute, des enfans, apparurent bientôt, et grâce à quelques galettes de biscuit, à quelques cartouches que nos hommes leur distribuèrent, les relations les plus amicales s’établirent entre les deux partis. À dix heures, nous rentrions à bord de l’Etoile, ne regrettant que médiocrement l’insuccès de notre visite, et satisfaits d’ailleurs d’avoir pu juger par nous-mêmes de la terreur que nos dernières expéditions ont jetée dans l’esprit de ces tribus, si fières, si insolentes naguère. À bord cependant une surprise nous était réservée. Profitant de la panique produite par notre visite dans le camp de la tribu maure, une esclave, une négresse de vingt ans, s’était enfuie, emportant dans ses bras son fils, âgé de quelques années, et, sans être aperçue de ses maîtres, franchissant la distance qui la séparait de nos navires, elle était venue se réfugier à bord de l’Etoile. À peine étions-nous assis, M. Lescazes et moi, qu’elle se précipita à nos pieds, nous parlant d’une voix entrecoupée de sanglots, sans que nous pussions nous expliquer ce qu’elle nous demandait avec tant d’animation. Mis au fait par Youssouf et convaincu, par son témoignage et celui de plusieurs laptots, que la fugitive était du village de Brenn, dans le Oualo, et par conséquent Française, puisque le Oualo a été annexé à nos possessions à la suite de nos guerres contre Mohamed-el-Habib, je n’avais plus qu’à me conformer à nos lois. Je lui déclarai en conséquence qu’elle serait libre tant qu’elle serait à bord de l’Etoile, mais que seul le gouverneur, le bouroum n’dar, pouvait décider de l’avenir. Le commissaire enregistra sur le rôle du bord le nom de Fatimata N’Diop, et tout fut dit. Les Maures d’ailleurs ne réclamèrent pas leur captive, l’incident n’eut pas de suites pour le moment. En devait-il être ainsi pour l’avenir ? Peut-être la meilleure réponse est-elle la conversation que j’eus avec le gouverneur en lui rendant compte de mon premier voyage dans le fleuve. — Comment avez-vous accueilli cette fugitive ? Il fallait l’empêcher de monter à votre bord. L’exemple sera contagieux : à votre prochain voyage, vous aurez à recevoir tous les captifs des deux rives. — Si ce sont les esclaves des provinces françaises, s’ils viennent réclamer l’appui de la France, puis-je leur refuser cette protection ?… Certes, monsieur le gouverneur, je les recevrai tous, à moins d’un ordre par écrit émanant de votre autorité. — Comment voulez-vous que je vous donne un pareil ordre ? — Comment voulez-vous que je l’exécute, si vous ne voulez pas ou plutôt si vous ne pouvez pas me le donner ?… — Et nous parlâmes de Tébécou, de la tour en construction, des autres événemens de mon voyage.

S’il est un homme que les convictions de toute sa vie, l’élévation de son caractère, la générosité de son âme, font un des ennemis les plus sérieux et les plus ardens de l’esclavage, c’est M. le colonel Faidherbe, alors gouverneur du Sénégal ; mais si l’on réfléchit à la constitution des sociétés si étranges au milieu desquelles vit notre colonie africaine, on comprendra que les convictions les plus fermes, servies par l’énergie la plus persévérante, ont dû se briser dans le présent contre cette odieuse institution, base de toutes ces sociétés. Les habitans de Saint-Louis sont libres, la loi française a pu être appliquée dans la capitale de nos établissemens ; mais qu’elle soit proclamée dans le Djiolof, dans le Fouta, dans le Cayor, et nous faisons devant nous le désert, et ces pays, auxquels les bras manquent déjà, sont abandonnés par leurs habitans.

Pourquoi raconter alors cet épisode de notre campagne ? C’est qu’il nous semble qu’il en ressort une des justifications les plus complètes de la persévérance que le gouvernement de la France a mise à développer notre influence dans cette partie de l’Afrique. Quand cette influence sera souveraine dans tous ces pays comme elle l’est à Saint-Louis, à Gorée, l’esclavage y sera-t-il possible ? Croit-on d’ailleurs que la tâche émancipatrice de l’Europe sera finie lorsque les colonies à esclaves, les états du sud de l’Amérique, auront répudié cet odieux héritage du passé ? Certes non. La solidarité de toutes les races humaines n’est pas un vain mot. Ces riches et fertiles contrées que baigne le Sénégal ne sont stériles aujourd’hui que parce que le travail libre ne les féconde pas et n’utilise point les dons merveilleux que la nature leur a faits. Le jour où, sur les deux rives du fleuve, l’esclavage sera aboli par la force des convictions, conséquence peut-être rapprochée de l’expansion de nos idées, les arachides, le sésame, le beraft (graine oléagineuse du Cayor), l’indigo et surtout le coton abonderont sur nos marchés. Quoi qu’aient pu dire les possesseurs d’esclaves et leurs commandeurs, les nègres aiment le travail, quand on leur en fait comprendre l’utilité, surtout quand ils travaillent pour eux-mêmes et non pour des maîtres égoïstes. On pourrait plus justement leur reprocher leur imprévoyance, leur insouciance de l’avenir ; mais ce sont là les défauts des peuples enfans et aussi des peuples opprimés, et les progrès de la civilisation y remédieront. D’ailleurs ces progrès sont réels, surtout dans cette voie. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir les traités signés successivement par M. Faidherbe. Le 1er février 1861, le damel du Cayor s’engageait solennellement à ne plus vendre un seul de ses sujets libres, à ne plus faire esclaves les étrangers qui traversent son territoire, à ne plus laisser piller un seul village par ces bandits grands seigneurs qu’on appelle les tiedos. La seule mention de ces clauses, rapprochées du silence que gardent les traités conclus dans les années antérieures, montre le progrès accompli.

Cependant les eaux du fleuve montaient régulièrement, et après une attente de huit jours, nous pûmes enfin reprendre notre voyage. Si d’un côté nos instructions nous ordonnaient la plus grande célérité, des nouvelles de Tébécou nous avaient appris que les matériaux que nous transportions étaient impatiemment attendus. Les passages de Sarpoli, où le fleuve tourne plusieurs fois sur lui-même comme un serpent, celui de Djuldè-Diabè, où, par la nature du fond, les sables se déplacent chaque année et créent de nouvelles barrières, effrayaient sans doute nos pilotes et présageaient à l’équipage de rudes fatigues ; mais nous savions trop le prix du temps pour que toute considération étrangère ne fût pas écartée. Sarpoli ne nous prit que quelques heures ; mais à Djuldè-Diabè, pendant deux journées entières, nous restâmes échoués en travers du courant, à côté du Podor, qui nous avait devancés. Des ancres élongées dans les directions les plus favorables, des aussières amarrées sur les troncs des tamariniers qui bordent la rive, la machine lancée à toute vapeur, les efforts les plus énergiques au cabestan, nous retirèrent enfin de cette position, plus contrariante que dangereuse. Le coude de Oualla, qui devait plus tard nous être moins propice, fut franchi sans encombre, et quelques heures après nous mouillions à côté de l’Africain, en face d’un petit monticule au-dessus duquel flottait le pavillon de la France, qui nous avait annoncé de loin le terme de notre voyage.

Des huttes, des gourbis, des tentes semés à la base du mamelon, au pied de tamariniers à l’épais feuillage, des matériaux épars sur la berge, des instrumens de travail amassés sous des hangars improvisés, deux obusiers de montagne en batterie, et auprès desquels des factionnaires en uniforme se promenaient lentement, et sur la rive même les travailleurs réunis en groupes bruyans, dans les costumes les plus variés de travail, des noirs aux boubous blancs ou bleus, des enfans déguenillés riant aux éclats, des femmes portant sur la tête de grandes calebasses d’eau puisée au fleuve, et s’arrêtant, malgré leur fardeau, pour nous voir arriver, tel était le spectacle qui nous frappa quand nous laissâmes tomber l’ancre. Cette activité bruyante, cette animation joyeuse, ce mélange de deux races opposées, réunies par ce lien tout-puissant du travail, contrastaient avec le calme et le silence des solitudes que nous venions de traverser.

À peine l’Etoile était-elle amarrée près de la rive que je me rendis auprès du capitaine du génie Fulcran, chargé de la construction de la tour et commandant le poste de Tébécou. Quoique ce fût notre première rencontre, à nous voir tous deux assis sur un banc rustique en face d’une table en bois blanc, charpentée à grands coups de hache, on aurait pu croire que deux vieux amis venaient de se retrouver. Ceux-là qui ont vécu de la vie sous la tente, ceux-là qui ont quitté leur patrie pour des contrées où tout est danger, ceux-là comprendront ces liaisons soudaines, qui si souvent se changent en belles et durables amitiés ; ceux-là comprendront aussi que, de retour en Europe, on puisse désirer revenir au Sénégal, et qu’au milieu des plaisirs de la France on regrette la vie si pleine, si active de ce rude pays. À sept heures du soir, une même table nous réunissait tous : marins, artilleurs, officiers du génie, d’infanterie, spahis, chirurgiens et interprètes. Chaque corps n’est-il pas représenté dans de pareilles entreprises ? Tous ne concourent-ils pas également à l’œuvre commune ? Je ne sais si c’était un grand dîner : — bien que les gibiers les plus rares, une outarde, du sanglier, bien que des légumes de France couvrissent la table, bien que les vins d’Espagne et de Bordeaux scintillassent dans les verres, je n’en jurerais pas ; — j’affirme cependant que cette soirée m’a laissé les plus durables souvenirs.

Rien de plus étrange et de plus curieux d’ailleurs que de semblables réunions dans de tels pays. Ces officiers de toutes les armes, ces élèves de nos écoles, ces hommes d’âges si divers, auxquels l’habitude du commandement, la familiarité avec le danger, ont donné une expression de physionomie parfois si grave et si sérieuse, ces hommes de science et d’étude autant que d’action semblent alors tout rejeter du présent et retrouver les élans, l’entrain de leur jeunesse ; l’esprit français, ou, si l’on veut, le caractère français, que rien ne peut abattre et que le moindre choc éveille, s’y retrouve plein de vivantes saillies. Les souvenirs de la patrie, mais les souvenirs animés et joyeux, surgissent évoqués par un mot, par un geste, comme de gracieux fantômes. Et à la fin du dîner, quand le vin de Champagne circule et emplit les coupes les plus hétéroclites, qui dira les chansons dont les refrains, accompagnés par les instrumens les plus singuliers, éveillent les échos du fleuve et font tressaillir les fauves du désert, qu’inquiètent des bruits aussi étranges ? Souvent un chef indigène, au front méditatif, à l’attitude grave et austère, assiste à de pareilles soirées : ses regards marquent la surprise, et tout d’abord il ne peut croire que ce sont là ces soldats dont il a éprouvé le courage et la persévérante énergie ; mais quand il comprend le sens de cette animation, quand il devine les sentimens qui la produisent, quelles modifications subit sa pensée ! Cette familiarité bienveillante est contagieuse et gagne son cœur. Je ne fais presque ici que transcrire les idées qui m’étaient exprimées par Bou-el-Mogdad, le pèlerin sénégalais que ses voyages ont un moment mis à la mode, quand il parut dans les salons du ministre de la marine après avoir traversé le désert de Saint-Louis à Tanger, et qui était alors à Tébécou comme interprète. Continuant à ne voir en nous, comme il arrive le plus souvent dans les colonies anglaises, que des marchands ou des soldats, les indigènes sortiraient-ils de cette indifférence hautaine que le prophète recommande aux croyans vis-à-vis des infidèles ? Cette attraction sympathique qui se révèle surtout dans l’intimité est certainement la principale force du caractère national. Elle a sans nul doute agi en ces pays plus que la force matérielle sur les hommes influens, et par eux elle agira dans l’avenir sur les masses ignorantes.

L’arrivée de l’Africain et de l’Étoile avait imprimé une nouvelle activité aux travaux, et la tour de Tébécou s’élevait rapidement. Les tribus au milieu desquelles allait flotter le pavillon de la France, épuisées par la famine, suite de la guerre sainte, eussent été incapables de prendre les armes, quand bien même les défaites d’Al-Agui n’eussent pas affaibli son prestige et ramené les Toucouleurs à des résolutions pacifiques ; mais il fallait tout transporter de Saint-Louis, les briques, la chaux, les madriers, et jusqu’au sable même : on conçoit donc que nous avions à faire de nombreux voyages. Ces voyages monotones, qui du moins nous maintenaient, ainsi que celui que nous fîmes à Bakel avec le gouverneur, dans les mêmes conditions climatériques, furent malheureusement coupés par trois excursions en Gambie, soit pour y prendre la correspondance d’Europe, que transportaient alors les paquebots de la ligne anglaise des côtes occidentales d’Afrique, soit pour emprunter, dans la pénurie de nos magasins, aux magasins de la colonie anglaise 300 tonneaux de charbon. Après les chaleurs énervantes du fleuve passer sans transition à l’air vif, aux nuits brumeuses et froides de la mer, ce devait être pour l’équipage une rude épreuve. De juillet en octobre, l’Étoile avait eu à déplorer la mort de dix-sept maîtres ou matelots ; notre dernier voyage en Gambie nous réservait une perte plus douloureuse, celle de mon lieutenant, l’enseigne de vaisseau B…

Il est des natures fières et élevées, intelligences d’élite, cœurs dévoués, qui passent dans la vie, le sourire sur les lèvres, le front rayonnant, et nul ne devine que ce rayonnement, ce sourire, cachent une plaie que rien ne peut cicatriser, des douleurs que rien ne peut consoler, rien, si ce n’est le remède suprême, la mort, où elles tendent de tous leurs désirs. Jeune encore, parvenu par son énergie, à travers tous les obstacles dont pour les matelots se hérisse la hiérarchie maritime, jusqu’au grade d’officier, décoré de la médaille militaire quand il n’était que quartier-maître, mon lieutenant devait la croix de la Légion d’honneur à un de ces actes héroïques dont les murs de Sébastopol ont été si souvent les témoins, et dont tous nous gardons le souvenir. Riche, adoré de sa famille, et touchant enfin au but de tant de persévérance, quelle pensée l’avait conduit dans ces pays, l’avait poussé à solliciter avec tant d’ardeur une place que le sentiment du devoir eût fait seul accepter à ses camarades ? Ces questions, que l’amitié qu’il avait su nous inspirer nous permettait de lui adresser, sont restées sans réponse jusqu’au jour de sa mort. Le secret qu’il me confia au moment suprême des éternels adieux, nul ne le saura : ses dernières volontés ont été remplies ; mais une seule des larmes que j’ai vues couler plus tard l’eût peut-être empêché de mourir.

La mort du lieutenant B…, qui en suivait tant d’autres (car l’hivernage avait été rude pour tous), avait jeté une tristesse profonde dans l’équipage. La nouvelle d’une expédition de guerre et d’une expédition lointaine vint ranimer tous les esprits ; l’expédition de Guémou était résolue.


III.

Le village de Guémou, dont la destruction était le but de la première opération de guerre à laquelle l’Etoile devait prendre part, était situé au-dessus de Bakel, dans le pays des Guidimaka, non loin des rives du fleuve. Cette position en face de notre comptoir le plus important du Haut-Sénégal, sur la route des caravanes qui viennent de l’intérieur, par le pays des Maures-Dowich, en avait fait le principal foyer de l’influence hostile qu’Al-Agui exerçait encore sur toutes les populations musulmanes malgré ses nombreuses défaites, malgré son éloignement dans le Kaarta, vers les rives du Niger. Une garnison d’élite, composée de ses Toucouleurs les plus dévoués, commandée par un chef intrépide qu’on disait le neveu et le taleb le plus cher du prophète lui-même, interceptait par de fréquentes razzias les convois qui se dirigeaient vers Bakel, étendant jusque sur les villages de la rive droite, jusqu’au Bondou ses excursions et ses pillages. Guémou était donc un obstacle sérieux à la pacification du pays ; c’était surtout une menace pour l’avenir, le signe assuré que les pensées d’Al-Agui se tournaient encore vers le théâtre de ses premières entreprises, et qu’il comptait tôt ou tard relever contre nous l’étendard de la guerre sainte dans le Fouta sénégalais, dont les guerriers faisaient sa principale force. Ces considérations justifiaient depuis longtemps la destruction de Guémou ; mais la nécessité d’agir en plein hivernage dans un pays aussi éloigné du centre de nos établissemens, le fanatisme et l’importance de la population, qui s’élevait à plus de six mille âmes, l’énergie et l’habileté de Sirè-Adama, les renseignemens que le gouverneur avait recueillis sur la force des murailles du village et surtout de la citadelle, tous ces motifs de prudence avaient fait différer depuis trois ans une entreprise dont l’importance frappait tous les esprits, mais où tant de chances contraires pouvaient amener un échec dont les conséquences eussent été désastreuses pour notre influence. Cependant une pareille situation ne pouvait se prolonger indéfiniment. Chaque jour passé dans l’inaction augmentait l’audace des partisans d’Al-Agui et détruisait le prestige de nos dernières victoires. Les relations de Bakel avec les provinces de l’intérieur étaient interrompues depuis longtemps, les traitans du Haut-Sénégal entièrement ruinés. Aussi, lorsque la chambre de commerce de Saint-Louis, organe des intérêts de la colonie, et en général si opposée aux expéditions de guerre, fit connaître dans une adresse au colonel Faidherbe la résolution de tous les négocians d’abandonner Bakel si Guémou n’était pas détruit, cette démarche décida le gouverneur, qui l’attendait sans doute. La résolution arrêtée, l’exécution fut aussi prompte qu’énergique. En moins de trois jours, tous les préparatifs furent terminés. Le 18 octobre 1859, la flottille sous toute vapeur, aux ordres du commandant supérieur de la marine, le capitaine de frégate Gaston Desmarais, appareillait de Saint-Louis, emportant toutes les forces disponibles de la colonie, à la tête desquelles avait été appelé M. le chef de bataillon Faron, de l’infanterie de marine. Plein de confiance dans ces deux officiers et retenu d’ailleurs par des considérations qu’il est facile de deviner, le gouverneur demeurait à Saint-Louis pour surveiller les événemens.

Sept années d’hostilités incessantes avaient donné à tout le monde une telle habitude de ces expéditions soudaines que, malgré le peu de temps laissé à l’exécution des ordres du gouverneur, tous les préparatifs de l’expédition, l’embarquement des chevaux, des mulets, des vivres, des munitions, de tous les impedimenta en un mot d’une colonne destinée à agir loin de son point de débarquement, s’achevaient dans le temps prescrit avec la plus parfaite régularité. La colonne expéditionnaire se composait du bataillon des tirailleurs sénégalais, 450 hommes, de trois compagnies blanches d’infanterie de marine, 250 hommes, d’une batterie d’obusiers de montagne, d’une demi-compagnie de fuséens, enfin de 25 spahis démontés, et des compagnies de débarquement de la flottille, formant un demi-bataillon de 250 laptots. Tous ces détachemens réunis donnaient le chiffre, relativement assez considérable, de 1,200 hommes. Les populations belliqueuses du Bondou sous les ordres de l’almamy Bou-Bakar-Saada, les volontaires de Bakel et du Gadiaga, devaient, avec la garnison du poste, élever ce chiffre à 2,000 hommes. Jamais des forces européennes aussi considérables n’avaient été rassemblées, même sous les ordres des gouverneurs, dans ces régions éloignées.

Si, par la réunion de tous les moyens d’action dont il disposait, par le secret de ses décisions, la promptitude de ses mesures et le choix de ses lieutenans, le chef de la colonie avait, autant qu’il dépendait de lui, assuré le succès d’une entreprise dont une longue expérience lui montrait les difficultés, l’esprit des soldats, leur confiance et leur élan n’étaient pas de moindres gages de réussite. Ils ne savaient guère ce qu’était Guémou, ils s’en souciaient aussi peu que d’Al-Agui et de Sirè-Adama. L’ennemi qu’ils allaient chercher était celui qu’ils avaient battu dans toutes les rencontres, qu’ils avaient vu reculer devant Médine et Bakel, qu’ils avaient refoulé à trois cents lieues de Saint-Louis. L’essentiel pour eux était la perspective de nouveaux combats à livrer. Les troupes indigènes, les tirailleurs sénégalais rivalisent d’esprit guerrier, sinon de discipline, avec leurs compagnons de France, qui en tout leur servent de modèles ; quant aux laptots, nous avons dit les qualités qui les distinguent. Dès que l’expédition fut connue, je fus assailli de demandes, de réclamations : tous voulaient s’embarquer avec moi, tous jusqu’aux domestiques, jusqu’aux malades ; à ces derniers seuls je refusai la faveur qu’ils sollicitaient.

Cinq cents hommes entassés sur le pont de l’Etoile lui donnaient un aspect singulier. Dans cette foule si étroitement resserrée, il était facile de reconnaître, à certains détails de mœurs, les populations si diverses parmi lesquelles se recrutent et les laptots et les tirailleurs indigènes. Cette superstition, cette foi aux croyances les plus absurdes inhérentes à toutes les races africaines se révélaient au grand jour. Il y a des gri-gris de toute sorte et pour tous les dangers, gri-gris contre les caïmans et contre les requins, contre les sabres et contre les lances, contre les balles et contre les boulets mêmes : les volontaires les étalaient sur leurs habits de combat, les soldats réguliers les cachaient sous la veste d’uniforme. Croient-ils donc à l’efficacité de ces talismans après tant d’épreuves décisives ? Il est certain que les priver de leurs gri-gris en les conduisant au feu serait s’exposer à voir faiblir le courage du plus grand nombre. Heureusement des sentimens du même ordre, mais plus élevés et plus conformes à la dignité humaine, se révélaient en même temps : je veux parler de la ferveur religieuse que l’approche de la lutte exaltait chez la plupart d’entre eux. Au lieu des deux salams aux premières heures du jour et à l’approche du soir, la plupart de nos passagers accomplissaient les sept adorations prescrites par le prophète. Tous ces soldats agenouillés, tous ces fronts inclinés, se relevant ensemble à certaines paroles de l’un d’eux, offraient un spectacle qui eût intéressé l’artiste aussi bien que le penseur.

Chacun des bateaux à vapeur de la flottille de guerre traînait derrière lui de nombreuses annexes, écuries, chalands chargés de vivres et de munitions. Ces remorques ralentissaient la marche et gênaient les mouvemens ; mais les eaux étaient à leur maximum d’élévation. Grâce à cette circonstance, l’extrême attention des pilotes prévint des échouages qui eussent pu avoir de graves conséquences. Cinq jours seulement après le départ de Saint-Louis, nous arrivions à Bakel. Ces cinq jours avaient été remplis par des exercices à feu où se montrait l’adresse de nos soldats. Les buts, rendus mobiles par la rapidité de la course du navire, étaient tantôt un caïman endormi sur la vase, tantôt une de ces grandes aigrettes qui abondent sur les rives du fleuve, et dont la blancheur de neige tranche si bien sur la couleur d’ocre brun de la rive, ou bien encore un de ces aigles pêcheurs qui, par couples, surveillent de la cime des arbres les plus élevés leur domaine de chasse, et qui restent souvent des heures entières immobiles, guettant leur proie, sur laquelle ils s’élancent avec des cris semblables à ceux d’un fou. À plusieurs reprises, caïmans, aigrettes, aigles pêcheurs, tombèrent frappés sans qu’on daignât aller ramasser leurs cadavres. À chaque village devant lequel nous passions, une foule pressée couvrait la rive du fleuve. La nouvelle de l’expédition s’était répandue dans tout le pays avec une rapidité électrique, car à toutes ces populations l’issue de la lutte offrait un sérieux intérêt, N’était-ce pas la solution d’un problème qui touchait à leurs croyances, à leurs idées de races, aux sentimens les plus profonds du cœur humain ? Le prophète et ses Toucouleurs seraient-ils vaincus dans cette lutte suprême, et avec eux leur nationalité, leur foi religieuse ? Si quelques habitans du Oualo et des pays rapprochés de Bakel faisaient des vœux pour nous, certes il était facile de reconnaître dans la réserve, dans l’attitude hautaine des gens du Fouta, le désir de nous voir revenir humiliés et vaincus par leurs compatriotes de Guémou.

Notre halte à Bakel ne dura que quelques heures. Dès que les renforts qui nous attendaient, réunis sous les ordres du capitaine Cornu, furent embarqués, les bateaux à vapeur poussèrent leurs feux et reprirent leur marche. Quelques heures après, tous mouillaient à huit lieues de là, devant le village de Diougoun-Tourè, ruiné dans les guerres contre Al-Agui. De rapides communications s’établirent avec la terre, et le soir même nous étions tous campés dans les environs du village, à la tête du sentier qui de Diougoun-Tourè conduit à Guémou. Cinq jours avaient donc suffi pour transporter à deux cent cinquante lieues de Saint-Louis une colonne de plus de deux mille hommes ; mais ce résultat était dû aux navires à vapeur, et la tâche la plus pénible nous restait encore à accomplir, quoique nous ne fussions plus séparés du but de l’expédition que par une distance de 14 kilomètres. Les mules, les chevaux, venus dans les écuries flottantes, étaient strictement nécessaires pour le service de nos obusiers et des cacolets de l’ambulance ; il fallait donc tout transporter cabras d’homme, les munitions, les caisses à obus, les vivres. Nous n’avions pris ni tentes, ni couvertures ; il fallait par conséquent agir avec la plus grande rapidité, pour échapper aux maladies, suites fatales du climat. À deux heures du matin, la diane éveillait ceux que les moustiques avaient laissé dormir, et la colonne s’ébranla sur les pas d’une avant-garde que guidaient deux habitans de Diougoun-Tourè.

Le pays que nous avions à traverser est d’abord une grande plaine, en partie inondée dans cette saison. D’assez hautes collines, dont la chaîne principale commence à Bakel, la terminent à l’ouest et au sud, en courant parallèlement au fleuve. De temps en temps, les clairons de l’avant-garde annonçaient la direction à suivre ; mais notre marche, déjà ralentie par l’obscurité, avait été encore retardée par le terrain vaseux que nous foulions, où s’embourbaient les roues des obusiers, et surtout par des ruisseaux où nous enfoncions jusqu’aux genoux. Aussi n’atteignîmes-nous que vers quatre heures les premières hauteurs. La colonne se trouvait alors dans une forêt épaisse, à travers laquelle serpentait un étroit sentier. À chaque instant, les obusiers se heurtaient contre les racines des arbres, et les branches cachées dans l’ombre nous fouettaient la figure. Ce fut avec un sentiment de profonde satisfaction que nous vîmes poindre les premiers rayons de l’aube. Ces impressions étranges que la nuit jette aux âmes les mieux trempées ne tardèrent pas à disparaître, et la splendide nature qu’éclaira bientôt le soleil eût seule justifié d’ailleurs le plaisir que la venue du jour nous fit éprouver à tous. C’était cette admirable végétation de certaines parties de l’Afrique centrale, que l’on a si souvent essayé de décrire sans pouvoir en rendre les magnificences. Des arbres gigantesques, que dominaient encore des baobabs dont quinze hommes n’eussent pu embrasser le tronc en se donnant la main, croisaient au-dessus de nos têtes leurs branches énormes, d’où pendaient, comme des stalactites de verdure, des flancs flexibles, tantôt tendues comme les cordes d’un arc, tantôt recourbées sur elles-mêmes en festons gracieux ; des fleurs inconnues, des iris, des glaïeuls, des lis de toutes couleurs, étalaient leurs calices odorans sur un gazon aussi vert que les green d’un parc anglais, et quand l’œil pouvait, à travers une clairière, atteindre l’horizon, le fleuve apparaissait derrière nous, déroulant ses méandres capricieux à travers la plaine que nous venions de traverser.

Avec le jour, l’ordre se rétablit dans la colonne malgré les difficultés de la route. Dès six heures, nous avions franchi la première chaîne de collines, et nous débouchions de la forêt sur un plateau élevé où nous fîmes une halte de quelques instans pour attendre les corps placés à l’arrière-garde. D’ailleurs la nature du terrain permettait de serrer les distances, et le voisinage de Guémou faisait au chef de la colonne une loi de s’avancer avec plus de précaution. Les compagnies en carré, l’artillerie au centre, un détachement d’infanterie européenne et les spahis en avant-garde, les laptots en flanqueurs, tel fut l’ordre adopté. Quant aux contingens indigènes, ils avaient pris une autre route pour déboucher derrière Guémou en même temps que notre colonne.

Pour l’avant-garde, que conduisaient les guides indigènes, pour le corps principal, qui suivait de près l’avant-garde, et qui d’ailleurs avait aussi des guides, cette dernière partie de la route n’offrit sans doute aucune difficulté ; nous autres flanqueurs isolés et sans guides, nous fumes moins heureux. Des herbes d’une hauteur démesurée dans lesquelles nous disparaissions, même à cheval, couvraient le plateau et nous cachaient le reste de la colonne. Chaque fois que les clairons indiquaient par leurs sonneries la direction à suivre, il fallait bien reconnaître que nous faisions fausse route. Cette incertitude, ces rectifications, jointes aux difficultés de la marche à travers les grandes herbes, à la chaleur du soleil, dont les rayons commençaient à échauffer l’atmosphère, étaient extrêmement fatigantes. La vue de Guémou nous fit tout oublier. Les laptots prirent un pas allongé tellement rapide que nous arrivions presque en même temps que l’avant-garde au point où nos instructions nous prescrivaient de faire halte et d’attendre de nouveaux ordres.

Quelques secondes après, le commandant Faron accourait au grand galop de son cheval, examinait la position et arrêtait son plan d’attaque. Tout d’abord, avec l’avant-garde, les fuséens et les laptots, nous devions, en attendant l’arrivée de la colonne, mettre en batterie deux obusiers de montagne à 300 mètres des murailles, essayer de faire brèche, et balayer en tout cas, par des obus et des fusées, les abords du village. Nous nous hâtâmes d’exécuter ces ordres. Le village de Guémou, rebâti par Al-Agui et transformé par lui en forteresse, s’élevait au milieu d’une plaine légèrement ondulée, couverte de riches cultures. De loin en loin, des baobabs, des tamariniers élevaient dans l’air leurs troncs immenses et leur épais feuillage. L’un d’eux, et le plus grand de tous, semblait marquer le centre du village, ou du moins quelque point important. Un amas confus de murailles plus hautes que les cases ordinaires, bâties comme celles de Guetn’dar, se groupaient sous son ombre. C’était ou la maison de Sirè-Adama ou la mosquée mahométane. Une muraille crénelée, à redans et bastionnée de distance en distance, entourait le village d’une ceinture régulière ; elle affectait la figure d’un trapèze dont la grande base semblait être le côté devant lequel nous avions débouché. Des ouvertures destinées à servir de portes se voyaient aux deux angles de la base. Il était en outre facile de reconnaître que chaque quartier, chaque groupe de cases un peu considérable était lui-même entouré de murailles en terre derrière lesquelles, la première enceinte franchie, les habitans pourraient se défendre pied à pied. De grandes mares d’eau s’étendaient comme des fossés naturels devant la face principale, et devaient être pour nous une précieuse ressource, bien qu’elles rendissent l’attaque plus difficile. Derrière le village, la plaine se relevait légèrement jusqu’aux premières hauteurs d’une chaîne de collines dont les sommets boisés apparaissaient à grande distance. C’est par là que nos auxiliaires devaient arriver pour couper toute retraite aux fugitifs. Le silence le plus profond régnait dans la plaine, et nul être vivant, nulle figure ennemie ne troublait la solitude du paysage : on eût dit une ville endormie ou abandonnée la veille par tous ses habitans.

Soudain les sourdes détonations du canon, les bruits stridens des fusées, le pétillement des obus, déchirent ce silence. Les premiers ordres du commandant s’exécutent. Tous les regards sont dirigés vers le village : seuls, de grands vautours au col chauve s’élèvent en tourbillonnant dans les airs, mais rien n’indique derrière les remparts que nos coups aient porté ; le village reste plongé dans cette même immobilité morne et silencieuse. Les détonations se succèdent plus rapides ; les obus, les fusées labourent l’espace qui nous sépare des murailles, éclatent au-dessus des toits en paille, où déjà quelques nuages de fumée grise annoncent leur effet destructeur. Même silence profond, même solitude. Guémou a-t-il été abandonné de ses défenseurs ? Est-ce au contraire le présage d’une lutte acharnée, que la mort seule fera cesser sur les ruines de la ville, comme l’ont juré Adama et ses guerriers ? La canonnade cesse. Dans un silence solennel, que quelques ordres interrompent seuls, deux colonnes d’assaut se forment rapidement ; chacune d’elles doit attaquer le village aux deux angles de la muraille en face. Les baïonnettes aux canons, défense de tirer un seul coup de fusil. Les tambours, les clairons battent la charge, les colonnes s’ébranlent en même temps, se rapprochent d’un pas rapide du village, toujours silencieux. Encore quelques instans, et elles touchent au but. Tout à coup un nuage de fumée entoure les murailles d’une écharpe bleue. Des fossés profonds où ils sont restés jusqu’alors couchés à l’abri de nos fusées et de nos obus, cinq cents hommes se sont levés et nous foudroient à cinquante pas. Les balles sifflent ; quelques-uns de nous tombent pour ne plus se relever. « Serrez les rangs, en avant ! » crient les officiers. Une seconde décharge passe presque en entier au-dessus de nos têtes, la muraille est franchie, nos baïonnettes sont rouges de sang. Ville prise, ville gagnée !

La ville n’est ni prise ni gagnée. Les mouvemens que je viens de résumer en quelques lignes étaient ceux de la colonne de gauche, que j’avais l’honneur de commander. Cette colonne était composée de laptots, vieux soldats de toutes nos expéditions sénégalaises, de deux compagnies blanches d’infanterie de marine, que Sébastopol avait accoutumées à d’autres combats plus meurtriers. L’ordre de ne pas tirer un coup de fusil, d’aborder l’ennemi à la baïonnette, avait pu être exécuté grâce à leur calme et à leur courage. Il n’en avait point été ainsi de la colonne de droite. Le bataillon des tirailleurs sénégalais en faisait la force principale ; vingt-cinq spahis à pied marchaient en tête ; leurs vestes rouges, les longues plumes qui, par une fantaisie guerrière, flottent sur leurs chapeaux de paille les désignent aux coups de l’ennemi. À la première décharge, ils tombent presque tous, et parmi eux l’officier qui les commande. À cette vue, à cette fusillade soudaine, les tirailleurs oublient la tactique française, que, malgré quelques années d’expérience, ils n’ont point encore su appliquer aux guerres indigènes : ils ne reculent pas d’une ligne, mais ils se couchent et tiraillent sans avancer. Au lieu de fuir, l’ennemi continue le feu. Les officiers des tirailleurs, restés seuls debout, sont décimés par ces coups assurés. Le moment est critique ; le commandant Faron s’élance au galop, suivi des officiers de son état-major. À sa voix, les tirailleurs se relèvent, la colonne reprend sa marche en avant ; l’ennemi recule et cherche un refuge derrière les murailles, que les tirailleurs franchissent, le commandant à leur tête.

Abordé des deux côtés à la fois par les colonnes qui viennent de se rejoindre, le village est pris. Partout la flamme dévore les maisons, pourtant la fusillade continue, et à chaque instant quelqu’un des nôtres tombe mortellement frappé. C’est que, si le village est en notre pouvoir, la journée n’est pas finie encore ; l’obstacle le plus sérieux n’est pas détruit : cet obstacle, c’est la forteresse que Sirè-Adama s’est bâtie, où depuis trois années il s’est préparé à la lutte, et d’où il a juré de ne sortir que mort ou victorieux. Les échecs subis par Al-Agui devant les tours de Matam, de Bakel et surtout de Médine lui avaient révélé la force de pareilles défenses confiées à des soldats résolus. Aussi, dès qu’il eut choisi Guémou pour continuer ou reprendre la guerre sainte, son premier soin fut d’y créer, autant que le lui permettaient ses moyens, une tour d’où il pût défier nos attaques. Les briques manquaient, les pierres étaient éloignées et d’un transport difficile ; il avait néanmoins presque réussi. La forteresse, le tata de Guémou, consistait d’abord dans un ouvrage en terre casemate, adossé contre un baobab immense dont le tronc soutenait le poids de tout l’édifice. Un puits abondant creusé à grand’peine, des vivres pour plusieurs jours, de grands magasins de poudre, indiquaient la confiance qu’avait Sirè-Adama d’y résister à nos efforts. Une muraille en terre percée de meurtrières défendait cet ouvrage ; une palissade en branches de gonakés, aussi dures que le fer, entrelacées sur une épaisseur de cinq pieux et profondément enfoncées dans le sol, formait une deuxième ligne de défense ; enfin une muraille de 1m 50 d’épaisseur, construite avec des pierres du fleuve, mais qui heureusement n’était pas achevée et ne s’élevait qu’à un mètre du sol, ceignait sur trois faces l’ensemble des travaux. C’était là que Sirè-Adama nous attendait avec ses femmes et ses guerriers les plus dévoués. Les brèches faites aux angles de la muraille extérieure, et par lesquelles nous avions pénétré suivant ses prévisions, s’ouvraient sur des rues aboutissant devant le tata, sous le fusil même des Toucouleurs. Une muraille légère, semblable à toutes celles qui fermaient les groupes de maisons du village, masquait d’ailleurs la force du tata, et il fallait une reconnaissance sérieuse pour bien l’apprécier. J’ignorais, comme la plupart de mes camarades, l’existence de ce réduit ; de plus je n’avais pu suivre les incidens de l’attaque de droite : aussi, en retrouvant le commandant Faron à cheval au milieu du village, je crus que l’affaire était finie. Mes premières paroles furent donc des félicitations. « J’ai le regret, ajoutai-je, de vous annoncer que ma colonne a perdu quelques hommes et compte d’assez nombreux blessés. — Ce ne sont pas les seuls ; j’ai reçu moi-même trois blessures, et regardez… » Autour de nous, le sol était jonché de blessés et de mourans ; parmi eux le lieutenant Deleutre, la cuisse cassée par une balle, me souriait en me tendant la main. En ce moment, une décharge plus furieuse sifflait à nos oreilles. Frappé à la tête, le commandant Faron tournoyait sur son cheval et tombait dans nos bras. Des cris de joie où se reconnaissaient des voix de femmes, les notes graves et prolongées du tam-tam de guerre, accueillirent cette chute et me révélèrent l’existence du tata et la gravité de la situation.

Le commandant était-il mortellement blessé ? Peut-être. En tout cas, ses blessures me créaient une position exceptionnelle et que je n’avais pas prévue : le plus ancien par le grade des officiers de la colonne, j’étais appelé à en prendre le commandement. On concevra dès lors que je me borne à dire en quelques mots la fin de cette journée meurtrière, que dirigèrent d’ailleurs les ordres du commandant Faron. À deux heures, nos obusiers, en batterie à quinze pas de la palissade, avaient enfin fait brèche ; la charge sonnait sur toute la ligne, le tata était enlevé à la baïonnette. Sirè-Adama et ses guerriers avaient tenu leurs sermens : ils étaient morts jusqu’au dernier.

Quelques circonstances donnaient à la lutte un caractère un peu différent de ce qu’on voit en semblables affaires. L’incendie allumé par nos obus s’était communiqué de proche en proche par les toits de paille des maisons ; près du tata même, les flammes délogeaient les tirailleurs qui le cernaient. Les explosions de nombreux amas de poudre (ruse que nous avons apprise aux indigènes) soulevaient une poussière brûlante qui se mêlait aux flammèches emportées par le vent. On se battait littéralement sous une pluie de feu. L’air embrasé par l’incendie, la chaleur du soleil africain, les fatigues de la journée, épuisaient les forces des soldats ; quelques-uns, comme le lieutenant d’artillerie H. de Cintré, tombaient frappés d’insolation, et on les transportait à l’ambulance presque mourans. Il était temps que la prise du réduit mît fin à cette lutte acharnée. Le commandant Faron en suivait, malgré la gravité de ses blessures, toutes les péripéties, et avec quelle anxiété ! il est facile de le comprendre. Couché dans son manteau, à l’ombre du baobab le plus rapproché du village, il avait, comme je l’ai dit, donné l’ordre de la dernière attaque. Chaque détonation, chaque sonnerie éveillait mille pensées dans son esprit. Aussi, quand je vins lui annoncer le succès définitif de la journée, un inexprimable sourire de joie illumina sa figure, pâlie par des souffrances qu’il surmontait avec une admirable énergie. Prendre toutes les précautions nécessaires pour faire camper les troupes, tels furent les ordres qu’il me transmit et dont je hâtai l’exécution.

La certitude que l’expédition ne durerait que quelques jours, la nécessité de tout transporter à bras d’hommes, et par suite de ne pas trop surcharger les soldats, avaient empêché d’emporter les tentes, les couvertures même. Le camp fut donc vite établi. Néanmoins, quand les grand’-gardes et les postes qu’exigeait un retour offensif possible, quoique peu probable, de l’ennemi, eurent été placés, la nuit était déjà venue. Je pense que pour tous, excepté pour les blessés et les sentinelles, ce fut une nuit de repos profond. Les premières clartés de l’aurore nous annoncèrent une journée aussi fatigante, sinon aussi meurtrière, que celle de la veille. Achever la destruction du village, faire sauter les murailles du réduit, ensevelir nos morts, évacuer les blessés sur Diougoun-Tourè, y ramener ensuite la colonne, tels étaient les travaux qui pour nous devaient remplir cette journée, et auxquels contribuèrent heureusement des renforts que le commandant de la flottille avait conduits lui-même. Quant aux auxiliaires, ils poursuivaient dans toutes les directions les fugitifs, ramassant les bœufs, brûlant les moissons qui eussent servi plus tard aux ennemis, faisant enfin le plus possible de captifs parmi cette population de six mille âmes que notre approche avait dispersée.

Nos pertes étaient relativement très considérables : plus de cent quatre-vingts blessés gisaient à l’ambulance, et soixante-sept cadavres, parmi lesquels plusieurs officiers, attendaient les honneurs de la sépulture militaire. Pendant la nuit, un grand trou avait été creusé non loin du village, au pied d’un tamarinier ; on y avait déposé les cadavres pour les garantir contre la voracité des hyènes et des vautours, dont un vol immense tournoyait déjà au-dessus de la fosse. Afin aussi que tous nous pussions assister à ce dernier adieu adressé à nos compagnons, à huit heures tous les travaux furent interrompus ; les compagnies, formées en ordre, furent conduites aux murailles du tata, où chaque soldat prit deux grandes pierres et les transporta au bord de la fosse. Quelques paroles dictées par le cœur furent prononcées par l’un de nous, des feux de peloton consacrèrent la terre qui recouvrait les dépouilles de tant d’êtres que nous regrettions, et peu à peu, dans le recueillement qu’une pareille scène impose aux esprits les plus sceptiques, les pierres s’entassèrent en pyramide au-dessus de l’herbe luxuriante de la prairie. Sans doute la puissante végétation de l’Afrique couvre aujourd’hui et cache à tous les yeux les ruines alors fumantes du village ; mais ce tumulus militaire subsiste encore. Les caravanes du désert, attirées par les sources voisines, s’arrêtent au pied des tamariniers qui l’enveloppent de leur ombre, et peut-être un griotte ignoré raconte-t-il dans des vers légendaires la mort de ces soldats obscurs tombés si loin de leur patrie.

Quelques instans après cette cérémonie douloureuse, de nombreuses et sourdes explosions, qui s’entendirent jusqu’à Bakel, apprirent aux populations riveraines la ruine complète de la forteresse d’Al-Agui. Des détachemens, transportant nos blessés sur des brancards, se mirent successivement en route pour le fleuve. À une heure, le camp fut levé, et le restant de la colonne se mit en mouvement.

Un bien triste incident de cette marche de retour fera comprendre les fatigues qui, en dehors de tout danger militaire, donnent une valeur sérieuse à toutes les expéditions dans ces pays. Quatre spahis, vieux soldats de nos guerres de l’Algérie, tombèrent morts, foudroyés par le soleil, en escortant les blessés, et de pareils faits se reproduisent presque à chaque expédition. La vue de ces malheureux gisant sur les bords du sentier jetait dans l’âme une tristesse bien différente de celle que nous avions ressentie le matin à la vue de nos camarades tombés pendant le combat. Pour nous, d’autres idées ajoutaient encore à cette tristesse. L’unique route qui conduit au fleuve était en ce moment encombrée par une multitude d’hommes, de femmes et d’enfans garrottés qui, les larmes aux yeux, poussés par leurs maîtres, jetaient un dernier regard sur leur patrie. C’étaient les restes de la population de Guémou, les survivans de la lutte, devenus, par les lois de la guerre et de la barbarie africaines, les esclaves de nos auxiliaires du Bondou et du Gadiaga. On devine combien un tel spectacle nous était odieux et avec quelle joie je me retrouvai abord de l’Etoile, au milieu de mes officiers, de mes amis. Le lendemain matin, à huit heures, la flottille quittait à toute vapeur Diougoun-Touré et reprenait le chemin de Saint-Louis. Notre mission de soldat était accomplie, il nous restait à remplir celle de marin, et cette dernière tâche n’était pas la moins pénible. On le comprendra au spectacle qu’offrait le pont de l’Etoile. Sur l’arrière, transformé en hôpital, plus de quatre-vingts blessés étendus sur le pont, en proie à toutes les souffrances de leurs blessures, de la chaleur et des moustiques ; sur l’avant, cinq cents hommes entassés les uns sur les autres nous laissaient à peine, au capitaine de rivière et à moi, l’espace suffisant pour diriger les manœuvres. Les eaux cependant baissaient avec rapidité, les passages pouvaient nous être fermés d’un moment à l’autre. Aussi, bien qu’un échouage dans de telles circonstances pût avoir les plus graves résultats, il était indispensable de naviguer le jour et la nuit. Un seul échouage retarda de quelques heures notre traversée. Le 2 novembre 1859, l’Etoile, amarrée aux quais du fleuve devant le pont du Gouvernement, débarquait à Saint-Louis ses passagers, que la population entière de la colonie saluait des plus chaleureuses acclamations.


IV.

L’expédition de Guémou résume dans ses incidens le caractère distinctif des principales expéditions dans les pays du bassin sénégalais proprement dit. Des coups aussi rudement frappés imposent pour longtemps le respect de notre puissance. D’assez longs intervalles de repos succéderaient donc pour les troupes de la colonie à ces fatigues exceptionnelles, si le développement qu’ont pris nos relations commerciales avec les provinces du sud n’y exigeait pas chaque année une intervention plus ou moins sérieuse, plus ou moins prolongée de nos forces. À peine réunis à Saint-Louis, les derniers détachemens qui avaient formé la colonne expéditionnaire de Guémou durent se disposer pour une nouvelle campagne. Les provinces de la Basse-Cazamance devaient en être le théâtre.

Si l’on jette les yeux sur une carte de cette région de l’Afrique occidentale, comprise entre les 5e et 10e parallèles nord et limitée d’un côté par l’Océan, de l’autre par le cours du Niger, on voit que des plateaux élevés du Fouta-Dialon, où les trois grands fleuves africains, le Niger, le Sénégal et la Gambie, prennent leur source. une multitude d’autres fleuves de moindre étendue s’échappent vers la mer en s’y dirigeant presque en ligne droite de l’est à l’ouest. Ce sont, parmi tous ceux dont les noms sont encore ignorés malgré de récentes explorations, la Cazamance, le Rio-Cacheo, le Rio-Bolole, le Rio-Grande, le Rio-Nuñez, le Rio-Pongo, qui presque tous débouchent dans l’Océan à la hauteur de l’archipel des Bissagos. Bien que la longueur du parcours de tous ces fleuves accessibles aux navires européens ne dépasse pas une moyenne de trente à quarante lieues, l’importance de ces chemins, ouverts sur les régions centrales de l’Afrique, apparaît au premier coup d’œil. Elle semble pourtant avoir été dédaignée, sinon incomprise, jusqu’à ces derniers temps. Plusieurs causes ont contribué à cette indifférence : d’abord la réputation trop justement acquise d’insalubrité de tous ces pays, vastes plaines d’alluvions successives couvertes de marécages, coupées de canaux sans nombre, que bordent d’impénétrables ceintures de mangliers et de palétuviers ; les périls d’une navigation difficile dans des mers qu’agitent des courans à chaque Instant variables, et au milieu des écueils mouvans qui, sous le nom de barres, ferment l’entrée de toutes ces rivières ; enfin, et en première ligne, les prétentions exagérées du Portugal à la domination exclusive de ces pays, prétentions contre lesquelles aucun gouvernement européen ne pensa pendant longtemps à protester.

Quelques comptoirs sans importance, des factoreries semées de loin en loin sur la côte, des forteresses isolées et tombant en ruine, à 100 mètres desquelles n’osaient s’aventurer les soldats d’une garnison famélique décimée par les maladies, telles étaient, telles sont encore, malgré de louables tentatives pour améliorer cet état de choses, les possessions portugaises de cette partie de l’Afrique. Elles forment, sous le nom de Guinée portugaise, une subdivision de la capitainerie générale des îles du Cap-Vert. La capitale de la Guinée portugaise, Bissao, s’élève à huit lieues de l’embouchure du Rio-Cacheo, dont elle interdit la navigation intérieure aux navires étrangers. Ces forteresses démantelées, la priorité douteuse de la découverte, enfin le bref singulier par lequel le monde avait été partagé entre deux monarques européens, ce sont là les bases sur lesquelles reposaient, il n’y a pas longtemps encore, les prétentions du Portugal. Grâce à ces prétentions et surtout à l’impuissance du gouvernement portugais, tous ces pays étaient devenus d’actifs foyers de traite. Seuls, les négriers franchissaient les passes dangereuses de ces rivières et osaient s’y aventurer à la recherche de leurs cargaisons humaines. Quant aux richesses du sol, qu’eût fécondées le commerce légitime, on sait que la traite a pour conséquence fatale de les annihiler partout, aussi bien que d’apporter aux populations qui s’y livrent les germes de la dégradation et de l’abrutissement les plus abjects. Les Sousous, les Papels, les Landoumas, les Nalous, les Balantes, toutes ces races que les conquérans peuls du Fouta-Dialon chassent devant eux, et qu’ils refoulent vers la mer, étaient les principaux courtiers et aussi les principales victimes de cet odieux trafic. Tous justifient cette assertion par leur ignorance, leurs superstitions grossières, leurs habitudes de pirateries, de vols et de brigandages, leur abandon grossier aux plus honteuses passions de l’humanité, qu’un tel état de choses soit dû à la traite des noirs, cela est d’autant moins douteux que tous ces peuples, sous l’influence nouvelle qui prédomine aujourd’hui dans ces pays, tendent à sortir de cet antique état de torpeur et de dégradation.

On vit s’accomplir en effet une transformation rapide dans les relations de ces peuples avec les Européens lorsque les deux grandes puissances de l’Occident résolurent l’abolition de la traite, et cette transformation devait produire une révolution analogue dans les mœurs locales. Malgré les protestations de la cour de Lisbonne et des écrits où le patriotisme le plus sincère s’unit au savoir le plus ingénieux[6], les prétentions du Portugal furent réduites à leur juste valeur. Toutes ces rivières furent fermées aux négriers, que les croiseurs anglo-français traquèrent sans miséricorde et sans trêve ; elles s’ouvrirent aux navires de tous les pays, cherchant dans l’échange des produits manufacturés de l’Europe contre les productions naturelles de l’Afrique de légitimes avantages. Partout s’élevèrent des factoreries à la place des baracoons où venaient autrefois s’entasser des milliers d’esclaves. Telles furent la rapidité, la sûreté des mesures prises, que la traite était déjà impossible sur la côte alors que les expéditions de l’intérieur se continuaient encore. Des caravanes d’esclaves arrivaient aux marchés de Zinguinchor en Cazamance, de Kakandi dans le Rio-Nuñez, dans les escales de tous les fleuves, et nul aventurier, nul marchand de bois d’ébène. n’osait les acheter, même à vil prix, tant la surveillance des croiseurs était active, tant les lieux de débarquement étaient bien gardés, tant les négriers étaient sûrs de voir leur passage intercepté vers les grands marchés du Brésil, des Antilles espagnoles, des états à esclaves de la confédération américaine. Les golfes de Bénin et de Biaffra, les côtes ouest de l’Afrique australe, où une surveillance aussi grande était impossible, devinrent désormais le théâtre de leurs coupables entreprises. Cependant cette révolution pouvait devenir, comme tant de fois à Whydah, à Jack-Jack, à Petit-Popos, à Lagos, l’arrêt de mort de ces malheureux captifs pour lesquels aucun acheteur ne se présentait. Les démarches, les conseils, la noble initiative d’un obscur traitant prévinrent un aussi déplorable résultat. Grâce à l’influence qu’il exerçait sur les chefs indigènes, ces esclaves furent employés à la culture de l’arachide. Cette graine précieuse commençait à être appréciée sur nos marchés industriels, et il était facile de deviner le rôle important que lui réservait l’avenir. Le premier essai de cette culture produisit, il y a une vingtaine d’années, 80,000 boisseaux seulement. Le mouvement commercial de la récolte de tous les rias pour l’année 1859 peut être évalué à 8 millions de francs. Cette vigoureuse impulsion, due à une pensée généreuse et féconde, n’a pas cessé d’entraîner, en les relevant de l’abjection où la traite les tenait plongées, les populations riveraines. La traite parmi elles est devenue presque impossible, non-seulement parce que la surveillance de nos croiseurs, celle des chefs de nos comptoirs, est toujours vigilante et active, mais encore parce que les chefs de la plupart de ces tribus comprennent mieux de jour en jour les richesses assurées du travail.

Malgré le voisinage de Sainte-Marie-de-Bathurst au nord, celui de Sierra-Leone au sud, et quoique la France ne revendique aucun droit exclusif à la possession de ces rivières, si ce n’est peut-être de la Cazamance, l’élément français domine dans ces pays, où toutes les nations civilisées sont néanmoins représentées. C’est certainement à l’initiative de nos négocians qu’est due cette heureuse transformation. Nous avons, en 1860, visité tous les rios avec l’Étoile, au grand mât de laquelle flottait le pavillon du gouverneur. Le but de ce voyage était de montrer que la protection de la France était acquise à ces courageux pionniers de la civilisation moderne, d’écouter leurs plaintes, leurs réclamations, de juger enfin de l’état réel du pays. Tout dans les hommes et les choses portait la marque de la confiance et du succès, partout se montrait cet essor commercial que nous venons de signaler ; mais c’est surtout au Rio-Nuñez que l’on peut tout d’abord en reconnaître les indices assurés. Depuis Victoria jusqu’à Kakandi, limite de la navigation du fleuve, à chaque instant apparaissent des maisons élégantes, au-dessus desquelles flottent les couleurs des nations civilisées, — Angleterre, France, Belgique, états de l’Union américaine ; — ce sont les factoreries nouvelles. Autour de ces villas se groupent parfois des villages entiers et toujours de grands magasins, dépôts des récoltes agricoles, où s’entassent les arachides, le sésame et d’autres graines oléagineuses. De lourds wagons les transportent sur des chemins de fer jusqu’aux warfs, près desquels s’amarrent les navires du commerce. Bâties pour la plupart sur des hauteurs que couronnent de grands massifs d’arbres, et qui dominent le splendide paysage du fleuve et des riches cultures de la plaine, ces maisons, vues de loin, ont un aspect charmant. L’intérieur, où le luxe gracieux de nos créoles se mêle souvent à tout le comfort de la vie anglaise, ajoute encore à l’impression que produit le premier aspect. Loin de toute protection matérielle, livrés à leurs propres forces, on voit que les traitans se sentent en sûreté au milieu de ces populations encore sauvages. Cette confiance repose principalement sur la justice avec laquelle s’accomplissent presque toujours les transactions commerciales. Le négociant européen stipule, avec le roi du pays ou un de ses délégués, la quantité d’arachides, de sésame, dont il a besoin. Cette quantité règle les travaux de culture. Les prix sont fixés d’avance, et le paiement se fait au fur et à mesure de la livraison des denrées ou marchandises européennes, toiles de Guinée, rouenneries, armes de guerre et de luxe, verroteries, etc. Quelques traitans plus intelligens ou mieux secondés par les populations au milieu desquelles ils se sont établis les ont intéressées même à leurs entreprises : il n’est pas douteux que cette association ne soit avantageuse aux deux parties.

Tout tableau cependant a ses ombres, et nous donnerions une idée inexacte de l’état réel de ces pays, si nous nous bornions à constater les résultats généraux de la direction nouvelle imprimée aux relations commerciales de ces populations avec l’Europe. Le commerce, surtout dans une région lointaine où tant de dangers menacent la vie des traitans, n’a qu’un seul mobile, l’intérêt ; trop souvent même cet intérêt dégénère en âpreté impatiente, en avidité qui, pour se satisfaire, ne recule devant aucun moyen. À côté des hommes les plus élevés par le caractère, qui placent, ainsi que nous venons de le dire, dans le travail et dans le respect absolu de la justice la sauvegarde de leurs intérêts et les gages de réussite de leurs entreprises, se pressent, il faut l’avouer, une foule d’aventuriers de toutes nations, gens sans aveu, sans principes, que ne retient aucune considération morale. Loin de tout contrôle officiel, de toute autorité légalement établie, ils demandent trop souvent la réalisation de leurs espérances à la force, à la fraude, aux transactions les plus déloyales. De là des luttes, des querelles, des conflits avec les populations indigènes, et aussi de leur part de sanglantes représailles, des vengeances longtemps différées, mais qui, après avoir attendu leur heure pendant des années entières, éclatent tout à coup alors que l’origine en est oubliée, et au milieu d’une paix profonde. Des traitans qui ont succédé aux véritables coupables paient souvent pour ceux qu’ils ont remplacés sans se douter de la solidarité terrible qu’ils acceptaient aux yeux d’ennemis inconnus. Cette situation, analogue à celle de presque tous les pays où la civilisation européenne se heurte contre la barbarie, rappelle dans de moindres proportions celle du far-west de l’Amérique du Nord, du transwald et des boers de l’Afrique australe. Quelques jours avant notre arrivée dans le Rio-Pongo, le principal traitant français de cette rivière avait été saisi, emmené en captivité, mis à rançon par le chef d’une tribu voisine. Loin de se plaindre de ce traitement, il affirma que tout était calme dans le pays, que rien n’y appelait l’intervention française. Ce ne fut qu’indirectement que les événemens où il avait joué un tel rôle nous furent connus. Quels motifs lui dictaient ce silence ? Était-ce le sentiment de ses torts réels envers le chef qui l’avait si rudement traité ? Était-ce la crainte de l’avenir ou la pensée de se venger lui-même ? Qui peut juger des idées que vingt années d’isolement au milieu de peuplades sauvages avaient introduites et fixées dans cet esprit ? Ce type bizarre n’était d’ailleurs pas le seul qui s’offrît à nos études. Au fond de la même rivière, dans une espèce de citadelle très bien fortifiée, la veuve d’un négrier, reine de quatre mille esclaves qui, venus de l’intérieur, cultivaient ses vastes domaines, attendait, les mèches de ses canons allumées, la venue des croiseurs anglais, auxquels elle contestait tout droit de visite dans son petit royaume. Dans le parc qui entoure cette villa fortifiée, une gracieuse miss aux cheveux blonds se promenait un livre à la main. Était-ce un roman de high-life qui lui parlait de l’Europe et de ses bruyans plaisirs, ou bien nourrissait-elle son imagination, exaltée par le soleil de l’Afrique, de la sombre poésie de Lara et du Giaour ? Nous n’eûmes pas le plaisir de la voir quand nous présentâmes nos respectueux hommages à sa grand’mère, l’intrépide veuve du négrier ; mais un gracieux souvenir vint rappeler au gouverneur, dès qu’il fut de retour à Saint-Louis, la jeune et charmante rêveuse du Rio-Pongo.

Quoi qu’il en soit, les élémens de troubles que nous venons de reconnaître dans les mœurs et les passions d’une partie des traitans européens ne sont pas les seuls dont il faille tenir compte. Le fanatisme religieux mahométan, qui a son foyer dans les grands empires peuls de l’intérieur, et qui, par le Fouta-Dialon, envahit rapidement tous ces pays, aussi bien que la barbarie des populations indigènes, entretient et augmente cette agitation. Vraies pour tous les pays que baignent les rios, ces observations s’appliquent surtout à nos provinces de la Cazamance, que les deux postes de Carabane, à l’entrée de la rivière, et de Sedhiou, au point où elle cesse d’être accessible à nos navires à vapeur, nous donnent le droit de regarder comme françaises malgré rétablissement portugais de Zinguinchor. Par Sedhiou, nous touchons aux populations du Souna, d’origine mandingue (malinké), musulmans orgueilleux et fanatiques, et par Carabane aux tribus des Djolas, des Djougoutes, des Floupis, des Balantes, encore adonnées à toutes les superstitions grossières du fétichisme, et dont les mœurs justifient les plus étranges assertions des voyageurs. Les passions religieuses des uns, la barbarie et les habitudes invétérées de brigandage des autres, opposent les plus sérieux obstacles au développement de notre influence dans ces pays, j’entends par là le développement de la production agricole et du commerce légitime, qui, sous la protection de nos comptoirs et dans la main de négocians habiles et probes, repose sur des bases sérieuses. L’exposé des motifs d’une expédition à laquelle les marins de l’Etoile purent prendre part résume la situation qui était faite aux traitans français dans le Souna : « Il restait à venger dans la Haute-Cazamance, contre les grands villages mandingues musulmans du Souna, dix années d’outrages et de violences. En 1855, les gens de Bombadiou avaient pillé nos embarcations et massacré les équipages ; en 1860, ils avaient traîné aux pieds de leur chef le commandant de Sedhiou, le lieutenant Faillu, qui avait débarqué sans défiance sur leur rivage. En 1856, les gens de Sandinieri avaient mis nos comptoirs au pillage ; en 1860, ils avaient déclaré insolemment au commandant de Gorée qu’ils n’exécuteraient pas les traités signés par eux. Dans les derniers jours de cette même année, Dioudoubou se partageait un vol de 2,500 francs fait dans Sedhiou même : enfin le 5 février 1861 les habitans de Bouniadiou, village du Pacao, sur la rive droite, venaient piller chez nos traitans une valeur de 10,000 francs. Il est entendu que nous passons sous silence une foule de méfaits moins graves. » Mais le temps des vengeances à exercer sur les musulmans du Souna n’était pas encore venu : il importait avant tout d’infliger de sévères leçons aux tribus du bassin inférieur, dont l’audace croissait chaque jour avec l’impunité de leurs brigandages. Sous les canons mêmes du fort de Carabane, les gens de Carone étaient venus naguère enlever un traitant français et sa famille, les avaient mis à rançon, et malgré les réclamations du résident français ne les avaient rendus à la liberté qu’après de longues épreuves, et quand cette rançon avait été complètement payée. De tels faits se renouvelaient tous les jours ; ils appelaient une répression énergique.

« Carone et Thiong, protégés par les marigots qui coupent en tous sens les plaines environnantes, marigots dont nous ne connaissions ni la direction ni la profondeur, se croyaient à l’abri de nos atteintes parce qu’une première expédition, faite au mois de janvier 1859 par le commandant de la station navale, n’avait pu les détruire. » Ces lignes du Journal des opérations de guerre au Sénégal expliquent dans leur concision les motifs de la sécurité où s’endormaient ces tribus guerrières ; elles indiquent dans la navigation difficile des marigots une partie des obstacles que devait rencontrer une colonne expéditionnaire. Ces obstacles n’étaient pas les seuls. Quatre-vingt-dix lieues séparent l’embouchure du Sénégal de celle de la Cazamance. Bien que ces parages n’offrent, si ce n’est à la hauteur de cette rivière, que peu de dangers pour des navires bien armés, la traversée de Saint-Louis à Carabane était une assez rude épreuve pour les petits bateaux à vapeur de la flottille, construits pour la navigation intérieure des fleuves, et la plupart usés par de longs services. Néanmoins leur concours était indispensable au succès de l’expédition ; on pouvait espérer que l’Etoile, le Dialmath, l’Africain, remonteraient assez près de Carone, à travers le dédale des marigots et les bancs qui en interceptent les passages, mais il était douteux qu’ils pussent pénétrer jusqu’au village même. Il était donc nécessaire que d’autres navires d’un faible échantillon, comme le Grand-Bassam et le Basilic, qui ne tiraient que quelques pieds d’eau, fissent partie de l’expédition. Transporter les troupes du point où s’arrêterait le gros de la flottille jusqu’à la plage de débarquement, les protéger alors du feu de leurs obusiers, tel était le rôle qui leur était assigné.

Le 1er mars 1860, la flottille, composée des navires que nous avons nommés, franchit la barre de Saint-Louis et se dirigea vers Gorée. Le chef de ce comptoir, sous les ordres duquel étaient alors placées toutes nos possessions du sud, devait prendre le commandement de l’expédition. La garnison de Gorée, qu’il emmenait avec lui, nous y attendait avec les volontaires de Dakar et des villages de la presqu’île du Cap-Vert. Plus directement en relation avec les rios, les traitans indigènes de cette province avaient le plus à se plaindre des brigandages que nous allions punir, et s’étaient présentés en foule pour prendre part à l’expédition. Le 5 mars, la flottille, à laquelle s’étaient jointes la Citerne, la Trombe, était sous toute vapeur et filait vers le sud, poussée par une fraîche brise du nord-est. Laissant à notre gauche les terres basses et noyées de Joal et de Palmérin, nous reconnûmes les pointes rocheuses et dénudées du cap Bald, qui marquent au sud l’embouchure de la Gambie. La sonde à la main, nous contournâmes les rochers du Diamant, limite sud-ouest des écueils mouvans qui forment la barre de la Cazamance. Quelques heures après, nous laissions tomber l’ancre devant notre comptoir de Carabane, dont la tour commande l’entrée de la rivière.

La Cazamance, comme le Rio-Nuñez, comme le Cacheo, le Bolole, comme tous les cours d’eau de cette partie de l’Afrique, n’est qu’un vaste estuaire creusé par les flots de la mer, dont les courans alternatifs se font sentir avec force jusqu’aux premières hauteurs, à trente ou quarante lieues au-dessus de la barre. C’est généralement le point extrême de la navigation européenne, et presque toujours un barrage de roches superposées marque cette limite. Ce barrage forme la séparation des eaux salées avec la rivière proprement dite. Au-dessus de ce barrage, cette rivière n’est le plus souvent qu’un torrent presque sans eau pendant la saison sèche ; mais avec les grandes pluies de l’hivernage le torrent grossit en quelques jours, et le niveau s’élève souvent de plus de 10 mètres, A cette époque seulement, les eaux de l’estuaire deviennent, sinon douces, du moins saumâtres, et les courans de flot perdent une partie de leur force, tandis que ceux de jusant atteignent une vitesse de six ou sept milles à l’heure. Tout le pays compris entre ces deux points est plat, coupé par des canaux sans nombre, d’une profondeur variable, et qui dans leur inextricable labyrinthe forment une multitude d’îles de toute grandeur. Ces îles sont pour la plupart entourées d’une bordure de mangliers et de palétuviers dont les racines entre-croisées, couvertes d’huîtres et de coquillages, plongent dans une vase liquide, dont elles augmentent peu à peu la consistance en retenant tous les détritus, tous les débris flottans sur les eaux. Cette ceinture plus ou moins profonde défend l’accès de l’intérieur du pays ; des sentiers frayés par la hache, connus des seuls indigènes, conduisent aux villages bâtis sur les légères éminences, qui de loin en loin apparaissent au-dessus du niveau surbaissé de la plaine. Sur ces hauteurs se déploie une végétation qui peut rivaliser avec celle des pays les plus favorisés du monde : les kaicedras, les benteniers les tamariniers et d’autres arbres innomés poussent dans les airs leurs gigantesques ramures, au-dessus desquelles des palmiers de toute sorte balancent leurs gracieux panaches. Entre ces hauteurs et les palétuviers, les plaines découpées en rizières, en vastes champs d’arachides, ne sont ni moins riches ni moins fertiles. Même avant le développement des relations commerciales du pays avec les Européens, ces importans produits avaient d’autant plus contribué à la richesse de ces villages, que par les marigots ils trouvaient au loin un écoulement assuré.

Les dernières reconnaissances d’un jeune officier enlevé trop tôt à la marine ont constaté que de nombreux canaux, parmi lesquels celui de Carone même, relient la Cazamance avec les pays voisins de Sainte-Marie. Le bruit de nos canons fut d’ailleurs entendu à quelques lieues de cette ville, capitale des établissemens anglais. Ce voisinage et cette faculté de communication n’avaient pas été perdus. Il est probable aussi que dans le sud, par d’autres marigots inexplorés encore, la Cazamance se joint au Rio-Cacheo, et par suite, car l’archipel des Bissagos appartient à la même constitution géologique, au Rio-Nuñez et à d’autres fleuves. Si cette prévision est juste, tous ces canaux formeraient une voie commerciale de plus de quatre-vingts lieues du nord au sud, et à laquelle aboutiraient toutes les rivières venant de l’intérieur. Rien ne serait plus facile alors que de concentrer en un seul point, d’un accès facile, les productions de ces vastes et fertiles contrées.

La richesse et la fécondité du sol dans le bassin inférieur sont encore dépassées par celles des pays du Souna et des provinces au-dessus de Sedhiou. Là commencent les premières hauteurs qui, d’étage en étage, s’élèvent jusqu’aux cimes alpestres du Fouta-Dialon. Dans cette zone intermédiaire, l’oranger, le goyavier, le bananier, l’ananas, donnent leurs fruits les plus savoureux, tandis que le cafier, l’indigotier, le cotonnier, ajoutent leurs riches produits à tous ceux du bas du fleuve. On conçoit dès lors le rapide accroissement de nos relations commerciales, l’essor qu’elles prirent dès que l’abolition de la traite permit d’utiliser les richesses de ces pays. On conçoit aussi l’importance que la France doit attacher, sinon à les posséder absolument, du moins à y exercer une influence prépondérante. Ces considérations justifient les expéditions qui étendent cette influence par la force des armes, la seule devant laquelle s’inclinent des populations animées d’un tel esprit.

Trente-six heures de navigation difficile à travers des marigots inconnus conduisirent, « au grand étonnement de nos ennemis, » le Dialmath, l’Africain, le Grand-Bassam et le Basilic en vue du débarcadère de Hilor ou Banantra, premier village avant Carone. Quarante-huit heures après, les villages riverains étaient emportés d’assaut, livrés aux flammes, et une première leçon était donnée à ces tribus de pillards. Les gens de Carone s’étaient défendus avec une grande bravoure. Armés de fusils, ils nous avaient tué trois hommes, et nous comptions vingt-deux blessés. Ceux de Thiong montrèrent peut-être un plus grand courage. Les navires avaient transporté la colonne jusqu’au fond du marigot des Djougoutes-Toudouks, nos douteux alliés ; nous avions campé pendant la nuit auprès de leur village. Les Thiong avaient pu reconnaître et le nombre de nos troupes et leurs armes redoutables. Au jour, nous nous mîmes en marche. Trois lieues séparent les habitations des Djougoutes de celles des Thiong. Fort peu soucieux de l’ennemi, ne comptant guère le rencontrer avant d’avoir atteint son village, nos soldats cheminaient un à un sur un étroit sentier qui longeait la lisière d’une colline boisée et la séparait de vastes rizières, en ce moment desséchées. Soudain une troupe de guerriers, la lance à la main, couverts de grands boucliers en peaux d’éléphant et d’hippopotame, débouche sur notre droite d’un groupe d’arbres qui les avait cachés jusqu’alors ; serrés en colonne épaisse, poussant de grands cris, ils s’avancent lentement et en ordre ; bientôt ils ne sont plus qu’à dix pas de nous. Tant d’audace, tant de sang-froid font croire que ce sont des alliés. « Ne tirez pas ! » s’écrient quelques-uns de nous aux soldats qui apprêtent leurs armes, mais les guerriers se rapprochent, les lances volent ; le doute n’est plus possible : c’est le combat qui nous est offert. Un feu terrible répond aux cris de guerre des Thiong ; les balles traversent les boucliers derrière lesquels ils se croyaient sans doute invulnérables ; une vingtaine d’entre eux tombent mortellement frappés. Surpris, mais non découragés, les autres combattent encore. De nouvelles décharges jonchent le terrain de nouveaux cadavres, et bientôt, abordés à la baïonnette, ils fuient dans les bois d’où ils ont débouché.

D’aussi faciles succès, des luttes si inégales et si meurtrières, attristent l’âme et déconcertent les esprits les plus absolus. La justice d’une cause peut seule justifier la mort de tant de victimes ; du moins la justice de la cause que nous servions n’était-elle pas douteuse. Cette sévère leçon était nécessaire, mais elle allait au but que nous voulions atteindre ; aussi, par un sentiment d’humanité dont les suites furent fécondes, le magnifique village de Thiong, où nous entrions quelques instans après, fut-il épargné par nos soldats victorieux.

Cette clémence, la rapidité de nos succès, la modération et surtout la justice de nos demandes produisirent les meilleurs résultats. Dès que la flottille fut de retour à Carabane, les députations de toutes les tribus voisines, Djolas, FIoups, Balantes, accoururent auprès du commandant Laprade pour demander la paix, pour se placer même sous notre domination. Tous ces résultats furent consacrés par des traités successifs qui ont assuré pour longtemps la pacification de la basse Cazamance[7]. Le 18 mars, nous débarquions à Corée celles des troupes de la colonne qui avaient pris passage à bord de l’Étoile. Une grave avarie dans notre machine nous avait forcés de revenir à la voile et avait retardé notre retour ; elle allait nous retenir plus d’un mois sur la rade de Gorée.


V.

Ce temps de relâche forcée ne fut pas perdu pour nous. En ce moment s’agitait une question de la plus grande importance pour la colonie du Sénégal, celle de l’itinéraire des paquebots transatlantiques du Brésil. Devaient-ils accomplir les conditions du cahier des charges et passer à Gorée ? ou bien, profitant des facilités que l’industrie d’un sujet anglais a créées, pour l’embarquement du charbon, dans la rade de Saint-Vincent, l’une des îles du Cap-Vert, devaient-ils venir s’approvisionner dans cette rade portugaise et en faire leur escale dans l’Océan ? Nous avions, dans l’intervalle de deux expéditions, fait un voyage à Saint-Vincent, avec une commission chargée d’étudier cette question au point de vue maritime. La rade de Dakar, en face de Gorée, nous avait paru, au moyen de quelques travaux peu coûteux, offrir tous les avantages de celle de Saint-Vincent. Nous ne reviendrons pas sur cette question, aujourd’hui résolue, et si la solution a été celle que demandaient les intérêts immédiats de la compagnie, si Saint-Vincent a été choisi comme point de relâche de nos paquebots, les travaux projetés à Dakar à la suite de cette enquête n’en justifient pas moins l’opinion émise alors en faveur de cette rade. Une jetée de 500 mètres, par des fonds croissant régulièrement jusqu’à 10 mètres, formera un abri assuré contre tous les vents, même contre les tornades, les seules tempêtes à redouter sur cette rade. Quand on aura construit cette jetée, dont les travaux doivent occuper trois cents hommes des compagnies de discipline expédiés d’Algérie à Gorée, quand les dépôts de charbon, les chemins de fer et les warfs qui les desserviront seront achevés, Dakar, à tous les points de vue, pourra rivaliser avec l’île portugaise, qu’a choisie la compagnie transatlantique. Comme autrefois Gorée pour les navires à voiles, cette rade sera le point de relâche obligé de tous les bateaux à vapeur qui se rendent dans les deux Océans par-delà le cap Horn et le cap de Bonne-Espérance. Les ressources en tout genre qu’elle leur offrira en vivres, en eau douce, en bœufs, lui assurent même une supériorité incontestable. Elle sera de plus le port militaire de notre colonie, le débouché des produits agricoles de Cayor, du Sin, du Salum, auxquels la culture du coton promet une importance réelle, et que les caravanes apporteront par terre, aussi bien que l’entrepôt des riches produits de la Cazamance et des rios du sud. Ce jour n’est pas éloigné, si les travaux sont poursuivis avec l’activité suffisante. Le développement commercial de Dakar entraînera forcément pour Saint-Louis la perte de son titre de capitale de nos possessions. Située au centre même de nos établissemens, Dakar, avec sa rade toujours ouverte à tous les navires, héritera de l’importance politique dont les traditions plus que les intérêts de la colonie ont maintenu le siège à Saint-Louis.

Ces considérations, dont la justesse ne peut être contestée, échouèrent devant des intérêts d’un autre ordre. Time is money m’a semblé résumer la réponse que nous fit le représentant de la compagnie à Saint-Vincent, où l’Etoile vint attendre la Guienne, qui inaugurait la ligne nouvelle. Tout était fait à Saint-Vincent, tout était à créer à Corée. La compagnie ne pouvait attendre les deux années strictement nécessaires à l’achèvement des travaux de Dakar. Saint-Vincent fut choisi.

Toutes les îles de l’archipel du Cap-Vert sont d’immenses blocs de basalte, de laves, de scories, amoncelés les uns sur les autres. Brûlées des rayons ardens du soleil du tropique, dénudées par les grandes brises des alizés, qui semblent à leur approche redoubler de violence, elles n’offrent nulle part, si ce n’est dans quelques ravins profondément creusés, sur quelques points privilégiés, comme la Praya, une trace quelconque de végétation et de verdure. Partout l’œil n’aperçoit que des crêtes arides, taillées à pic, dentelées comme par des coups de hache gigantesques, au-dessus desquelles planent comme des points noirs les frégates aux ailes énormes, les fous, les pétrels, tous les oiseaux des grandes solitudes de l’Océan. Les volcans du Fogo encore en ignition, les cratères éteints qui dominent les cimes les plus élevées, révèlent l’origine de ces îles, que de violentes convulsions firent un jour surgir au-dessus des flots. Parmi elles, et la plus désolée de toutes, est Saint-Vincent, vers laquelle accourent aujourd’hui, comme à un des centres du monde, pour me servir de l’expression du poète, tous les vaisseaux de l’univers. Qui les attire ? L’île n’a pas même d’eau à leur offrir.

Quand, il y a une vingtaine d’années, la vapeur vint menacer d’une transformation complète les conditions de la navigation sur l’Océan, un négociant anglais, voyageur comme ils le sont presque tous, prévit les changemens aujourd’hui accomplis : il comprit que, dans les grandes traversées d’Europe et d’Amérique vers l’hémisphère austral, les navires à vapeur auraient besoin d’un port de relâche pour renouveler leurs provisions de charbon, et qu’ils viendraient tous là où cette relâche forcée serait la plus courte possible. La rade de Saint-Vincent fut choisie par lui : elle se trouvait au point où se croisent les principales routes de l’Atlantique, elle offrait aussi des mouillages sûrs. En quelques années, de vastes dépôts de charbon furent créés, tous les moyens de célérité que donne l’emploi intelligent des machines furent réunis autour de ces dépôts : chemins de fer, wagons, warfs, chalands, bateaux remorqueurs. Trois cents tonneaux de charbon, à flot sur ces chalands, permettaient d’embarquer cinq cents tonneaux en vingt-quatre heures, — time is money, — et tous les navires à vapeur du monde, paquebots du Brésil, de la Plata, de l’Afrique australe, bâtimens de guerre destinés à doubler les caps, accoururent au rendez-vous qui leur était assigné. La prospérité de Saint-Vincent était créée, la fortune de l’audacieux fondateur assurée pour toujours.

À trois reprises différentes, l’Etoile a paru sur cette rade, qui ne voyait naguère flotter sur ses eaux toujours houleuses que d’humbles goélettes portugaises venues de la Praya, ou quelque navire en détresse. Dans ces trois relâches, et à des saisons différentes, nous avons constaté la même activité, les mêmes mouvemens d’entrée et de sortie. Presque tous les navires de notre expédition de Chine ont relâché à Saint-Vincent, aussi bien que ceux des stations anglaises et américaines. Comment en eût-il été autrement ? Le Weser mit vingt-quatre heures à Saint-Vincent pour embarquer quatre cents tonneaux de charbon, alors que l’Européen, transport identique au Weser, perdait vingt jours sur la rade de Gorée pour faire la même opération. Devant de tels résultats, et en comparant à Saint-Vincent Gorée et Dakar, où tant d’élémens de prospérité et d’avenir sont réunis, dont la rade s’ouvre, elle aussi, sur les principales routes du monde, combien ne doit-on pas regretter que de pareils travaux n’aient pas été accomplis ! combien ne doit-on pas hâter de ses vœux l’heure où ces espérances si légitimes se réaliseront !

Notre séjour à Gorée, le voyage aux îles du Cap-Vert, nous avaient conduits aux premiers jours de l’hivernage de 1860. En rentrant dans le fleuve, nous nous préparâmes aux travaux de cette rude saison. Bien qu’il n’y eût pas, comme l’année précédente, une tour à construire, l’approvisionnement de nos postes au-dessus de Podor exigeait le concours de tous les bateaux à vapeur de la flottille. L’Étoile fit deux voyages consécutifs dans le haut du fleuve avec de lourds et nombreux chalands à la remorque. Le naufrage, à quarante lieues au nord de Saint-Louis, d’un navire de commerce français, nous força de prendre la mer à la veille d’un troisième voyage, dont le but était Bakel. Parti de Sierra-Leone avec un chargement d’arachides, de sésame et de cire, le trois-mâts le Rollon, du port de Rouen, avait heureusement doublé les îles du Cap-Vert ; mais les fièvres avaient jeté l’équipage presque tout entier sur les cadres. Le capitaine, le second, alités, avaient presque perdu connaissance. Une erreur qu’un tel état de choses explique porta le navire sur la côte d’Afrique. Ils se croyaient encore à quatre-vingts lieues au large, quand ils touchèrent dans la barre qui sans interruption s’étend du cap Mirik au Cap-Vert. Dès que la nouvelle du naufrage parvint à Saint-Louis, l’Etoile fut expédiée pour recueillir l’équipage naufragé, qui avait gagné la terre, et ce qu’on pourrait sauver du navire et de sa cargaison. Si ce fut pour nous tous une rude corvée, ce sont de ces corvées que chacun recherche, que tous sont heureux d’accomplir. C’est dans ces dures et tristes épreuves de la vie à la mer qu’éclatent ces sentimens d’affectueuse compassion, de solidarité, de dévouement, qui, semblables à des perles enfouies dans l’Océan, se cachent au plus profond du cœur de nos matelots aux allures en apparence si brusques et si insouciantes.

Le sauvetage du Rollon dura trois jours. L’Etoile recueillit tous les débris qui pouvaient avoir quelque valeur sur le marché de Saint-Louis ; la vente en constituait seule, d’après la loi maritime, les gages de l’équipage naufragé, et nos matelots, qui n’ignoraient point cette circonstance, mirent à cette tâche le dévouement le plus absolu, l’obstination la plus courageuse. Aussi n’abandonnâmes-nous à la mer que ce qu’elle avait déjà conquis. La mâture tout entière coupée au ras du pont, le gréement, les voiles, les embarcations furent sauvés. Quant à la cargaison elle-même, le navire s’était entr’ouvert en touchant, et avait été envahi par les lames : elles déferlaient sur le pont avec une force qui rendait aussi plus méritoire le dévouement de nos hommes. Ce naufrage à quarante lieues au nord de Saint-Louis, sur une côte où naguère le cheik des Trarza exerçait dans toute sa plénitude le droit d’épave, donna une nouvelle preuve des heureuses modifications que l’esprit de ces tribus a subies à la suite des dernières guerres. L’équipage du Rollon, pendant les quelques jours qu’il passa sur la côte, n’éprouva aucun mauvais traitement. Il n’est pas douteux que dix années plus tôt le navire eût été pillé et les naufragés emmenés en esclavage. Tout au contraire les Maures, que l’événement avait attirés, nous aidèrent en partie dans l’accomplissement de notre tâche, et ne montrèrent en aucune façon l’avidité caractéristique de leur race.

Bien que le naufrage du Rollon s’explique tout à fait par l’épuisement des forces de l’équipage, la maladie du capitaine et du second, seuls capables de donner la route, il est certain que l’hydrographie de toute cette partie de la côte est entachée d’erreurs qui pourraient être fatales à d’autres navires. À dix lieues au-dessus de Saint-Louis, la côte s’infléchit en courant au nord-est, au lieu de se diriger presque en ligne droite vers le nord jusqu’au cap Mirik. J’avais eu déjà l’occasion de remarquer cette erreur, qui ressortit avec évidence de ce dernier voyage. Dans les deux traversées de Saint-Louis au Rollon, du Rollon à Saint-Louis, je constatai que les deux routes, exactement suivies, nous éloignaient ou nous rapprochaient, selon le cas, de plus de quinze milles de la côte. Une telle différence ne pouvait provenir des courans ; la détermination de la longitude sur le lieu même du naufrage confirma nos prévisions.

À peine l’équipage et les débris du Rollon furent-ils débarqués à Saint-Louis que l’Etoile repartit pour Bakel. À notre retour, nous reçûmes l’ordre de nous disposer à remplir une nouvelle mission. Malgré les fatigues de l’hivernage, rien ne pouvait nous être plus agréable que la campagne que nous allions entreprendre : conduire à Santa-Cruz de Ténériffe le gouverneur, dont les forces, épuisées par tant d’années passées au Sénégal, avaient besoin de se retremper à l’air vivifiant des Canaries ; pendant son séjour dans l’archipel, faire avec l’Etoile la reconnaissance du banc d’Arguin ; retrouver l’île de ce nom et les canaux qui y conduisaient autrefois de grandes frégates de guerre ; cette reconnaissance achevée, ramener le gouverneur à Saint-Louis : telle était notre mission. Le capitaine du génie Fulcran devait concourir à cette reconnaissance et la compléter au point de vue militaire. Mohamed-Salum, fils de l’ancien cheik des Ouled-bou-Sbaa, tribu qui domine sur les rivages du golfe d’Arguin, devait nous servir d’interprète ; son père avait été assassiné par Ould-Boudda, le cheik des Ouled-bou-Sbaa. Les pensées de vengeance qui remplissaient son exil à Saint-Louis avaient fait accepter avec empressement à Mohamed-Salum l’occasion que lui offrait l’Etoile de revoir son pays, et peut-être d’y préparer son retour. Après quelques jours d’une pénible traversée, nous mouillions pendant la nuit devant la ville de Santa-Cruz, et le 28 septembre 1860, nous appareillions à la voile pour aller atterrir au nord du Cap-Blanc, dont la position, déterminée par les travaux de l’amiral Roussin, devait nous servir de point de départ dans nos reconnaissances du banc, dont l’amiral n’a fixé que les açores occidentales.

Le naufrage de la Méduse, causé par l’incapacité de M. de Chaumareix, a rendu fameux le banc d’Arguin, et cette triste célébrité en a fait longtemps un objet d’effroi pour les navigateurs. Ces parages, vers lesquels d’ailleurs ne les appelait aucun intérêt, sont restés longtemps inexplorés ; ils offrent pourtant une des plus riches stations de pêche de l’Océan, qu’exploitent seuls aujourd’hui les isleños (insulaires) des Canaries. La difficulté d’aborder la côte et d’y vivre, le manque d’eau douce, en empêchant tout établissement européen, leur ont laissé le monopole de cette industrie, qui occupe plus de dix-huit cents matelots. Cependant la pensée est venue plus d’une fois à nos armateurs de lutter avec eux. Au moment même de notre reconnaissance, une maison de Marseille recherchait les conditions qui pouvaient assurer le succès d’un établissement. Les difficultés qui éloignaient les navigateurs n’existent plus aujourd’hui. Un établissement est possible dans ces régions désolées. Les citernes de la forteresse, que nous avons retrouvées, peuvent, sans réparation même, fournir de l’eau au personnel de cet établissement, quelque nombreux qu’il puisse être, et les canaux qui conduisent à Arguin, d’un accès facile, peuvent donner passage aux plus grands navires de commerce vers sa rade parfaitement abritée. Ces résultats de notre reconnaissance ont peut-être une importance sérieuse.

Le 2 novembre, nous partîmes de Santa-Cruz. Après une relâche de quelques heures à Palmas, capitale de la Grande-Canarie, nous nous dirigeâmes vers Saint-Louis. Nous n’en étions qu’à soixante lieues, lorsque l’arbre de couche de notre machine, déjà avarié, mais que nous n’avions pu, faute de temps, remplacer jusqu’alors, se brisa complètement. Cette fois, forcés de mettre à la voile, nous éprouvâmes quelques retards, tant la brise était molle et incertaine. Néanmoins le 8 novembre nous franchissions la barre et reprenions notre ancien mouillage dans le fleuve. La rupture définitive de l’arbre de couche forçait l’Etoile à un repos dont tous nous ressentions un pressant besoin. Pendant un mois entier, les ouvriers de la colonie et ceux de la machine travaillèrent à nos réparations avec une activité d’autant plus grande que de nouvelles expéditions se préparaient, auxquelles nous devions prendre une part active en raison même des qualités marines qui, entre tous les navires de la flottille, distinguaient celui que nous avions l’honneur de commander. Le Cayor et le Souna devaient être le théâtre de ces expéditions. Pour en assurer le succès, le ministre qui les avait ordonnées ajoutait aux forces de la colonie trois compagnies de tirailleurs algériens et une compagnie du train, suivies de nombreux équipages. Le transport l’Yonne devait conduire ces renforts au Sénégal ; vers la fin de décembre, il mouillait sur la rade de Guetn’dar. L’Etoile et l’Africain procédèrent par de nombreux voyages au débarquement du personnel et du matériel qui nous étaient destinés, matériel qui comprenait trois blockhaus et huit baraques en pièces. Le 29 décembre 1860, ce débarquement était achevé. Trois jours après, la première colonne expéditionnaire se mettait en marche.

Les expéditions successives qui ont désormais soumis le Cayor à notre influence ne comportent pas un récit détaillé ; elles ont offert les caractères propres à toutes les expéditions africaines : des fatigues impossibles à comprendre quand on ne connaît pas ces pays, des marches forcées sous un soleil de feu, dans le sable brûlant, la faim, la soif endurées pendant des journées entières, de loin en loin des rencontres avec un ennemi dont la bravoure déréglée vient se briser contre le courage et la discipline de nos soldats. La conclusion d’un traité avec le roi ou damel du Cayor, tel était le but désigné à nos colonnes, et qui fut atteint après les opérations décisives du mois de janvier 1861. Notre adversaire, le damel Macodou, s’était refusé, dès son avènement au pouvoir en 1859, à exécuter le traité signé avec nous par son prédécesseur, et qui nous garantissait des communications faciles et sûres entre deux villes importantes de la colonie, Saint-Louis et Gorée. Les conséquences de ce premier acte d’hostilité n’avaient mis que trop longtemps notre patience à l’épreuve. Les vols commis sur nos traitans à main armée par les tiedos, les avanies qui les attendaient dans l’intérieur du Cayor, les ventes d’esclaves faites par le damel et qui rappelaient les plus tristes temps de la traite des noirs, tous ces actes sauvages et coupables exigeaient une répression qui rendît impossible au damel tout retour vers un régime d’odieuse tyrannie. Trois forteresses élevées en quelques jours, du 7 au 27 janvier 1861, sur le sol du Cayor placèrent le pays tout entier sous notre domination. Macodou, vaincu et réduit à l’impuissance, signa les clauses d’un traité qui assurait au gouverneur du Sénégal la perception des droits de sortie à toutes les frontières du Cayor sur les produits de ce pays selon le tarif en usage. Les frontières du Cayor furent déterminées conformément aux intérêts de la France ; la sécurité fut garantie aux courriers, aux voyageurs isolés et aux caravanes sur la route de Saint-Louis à Gorée. Le damel renonçait à vendre ses sujets libres, et s’engageait à empêcher les pillages des tiedos. Ainsi l’expédition du Cayor n’assurait pas seulement à nos compatriotes du Sénégal une satisfaction légitime ; elle complétait les tentatives que nous dirigions contre la traite, d’accord avec l’Angleterre, sur d’autres points du territoire africain.

L’expédition du Souna suivit de près celle du Cayor. On a vu quelle était l’attitude des musulmans fanatiques de ce royaume mandingue vis-à-vis de nos établissemens de la Cazamance. Depuis 1855, de nombreux pillages, des massacres même commis sur nos marins, attendaient leur châtiment. Les renforts que la garnison avait reçus d’Europe, la soumission de Macodou, permirent de frapper ici comme au Cayor un coup décisif. Au mois de février 1861, la flottille transportait à Sedhiou une colonne expéditionnaire composée d’environ huit cents hommes. De brillantes et rapides opérations amenèrent en quelques jours la soumission de ces populations fanatiques et orgueilleuses ; le 14 février 1861, un nouveau traité, conclu sur les mêmes bases à peu près que le traité du Cayor, attestait que nos injures étaient vengées, et notre domination établie dans ces riches provinces.

Ces expéditions furent les dernières auxquelles nous prîmes part avec l’Etoile, qui désarmait à Rochefort en décembre 1861. D’importans résultats, on a pu le voir, sont maintenant acquis. De Saint-Louis à Médine, le fleuve est ouvert à nos traitans, et tous les tributs sont abolis. Le Oualo, le Damga, le Toro, sont soumis à notre souveraineté ; le Cayor est vaincu, entraîné dans notre influence. Les Maures, désormais rejetés sur la rive droite, n’osent franchir le fleuve, et viennent pacifiquement traiter aux escales de Daganah, de Podor et de Bakel, que nous leur avons assignées. Ces résultats, obtenus par tant de bravoure, tant d’efforts énergiques et persévérans, seront-ils durables ? Telle est la question que chacun s’adressait au moment où l’homme en qui se personnifie le système suivi au Sénégal dans ces derniers temps, le colonel Faidherbe, quittait pour n’y plus revenir un pays où il a dépensé les plus belles années de sa vie. La réponse n’est point douteuse. La force seule n’a pas fondé cet édifice ; il repose sur les bases plus solides de la justice et de l’humanité, les vaincus eux-mêmes en ont rendu le suprême témoignage. Elle est donc tracée, la voie où doit marcher l’administration coloniale pour assurer les développemens pacifiques de cette longue période de luttes et de conquêtes. En étudiant le passé de notre colonie, on reconnaît que la cause la plus fatale de l’inertie, de la torpeur où elle est restée ensevelie pendant si longtemps, réside surtout dans les changemens de système dont le Sénégal a été le théâtre, dans la succession rapide des chefs qui présidaient à ses destinées, et qui tous avaient des vues différentes et souvent opposées. Si l’abandon subit de nos alliés en 1835, dans la guerre du Oualo contre les Maures, nous a valu vingt ans de dépendance réelle vis-à-vis de ces tribus maintenant humiliées, si cet abandon a jeté parmi les chefs de ce pays des doutes, des défiances sur notre caractère, qui ne sont pas même effacés aujourd’hui, il n’est pas moins certain que tout pas en arrière, l’abandon d’un seul des principes que dans ces derniers temps nous avons cherché à faire prévaloir, entraîneraient aux yeux de ces populations l’abandon du système tout entier. Je maintiendrai cette devise d’un peuple dont les colonies peuvent servir de modèle à toutes les nations maritimes, doit donc être au Sénégal la devise de la France.


T. AUBE.

  1. Parmi ces nombreux travaux, une place distinguée appartient à quelques études publiées dans la Revue même, — le Sénégal, par M. Cottu, livraison du 15 janvier 1845, et le tableau tracé de notre situation coloniale à une époque plus récente par M. J. Duval, livraisons du 1er et du 15 octobre 1858.
  2. Léon Faidherbe, Notice sur le Sénégal, p. 20.
  3. « Il est encore admis que si les rois du Sin, du Baol, du Cayor et du Oualo se trouvaient en présence du bour-djiolof, celui-ci aurait seul le droit de s’asseoir sur un siège élevé. » (F. Carrère, la Sénégambie française.)
  4. En arabe, el-moumenin (le commandeur des croyans).
  5. Cette guerre a été racontée dans la Revue du 1er octobre 1858.
  6. Voyez les travaux de M. le marquis de Santarem sur les découvertes des Européens en Afrique.
  7. « Par un traité du 6 avril 1860, les Floups de Mlomp ont cédé à la France la pointe Sosor ou de Saint-George, de plus ils ont soumis leur territoire à la suzeraineté de la France. Les Djougoutes de Thiong en ont fait autant par un traité du 5 mai, les gens de Wagaram par un traité du 6 mai, les gens de Cassinol par un traité du 19, les gens de Blis par un traité du 18 juin, les gens de Baïat par un traité de la même date, les gens de Carone par un traité du 17 juin. » — Voyez à la suite du Journal des opérations de guerre (dans l’Annuaire de la colonie) le recueil des traités passés au Sénégal.