Trois ans en Canada/16

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CHAPITRE XVI
l’orage gronde au loin.

Hortense ne se trompait pas dans ses appréhensions et ses craintes étaient bien fondées.

Comme elle l’avait dit, M. de Carre n’était pas homme à abandonner ses projets : pour lui, tous les moyens étaient bons, pour parvenir à ses fins.

Expliquons maintenant le brusque changement de sa conduite. Pourquoi M. de Carre avait-il tout à coup rendu la liberté à sa pupille ?

Voici en deux mots l’énigme. Mlle de Roberval avait une tante, à qui revenait de droit toute sa fortune, si elle venait à mourir avant sa majorité, donc Madame de Saint Luc vivante, M. de Carre ne pouvait hériter d’Hortense, étant parent plus éloigné ; c’est pourquoi il convoitait la main de la jeune fille et aucune souffrance ne lui eut été épargnée, si son tuteur n’avait appris la mort de Madame de Saint Luc au moment où il allait employer la force pour conclure ce mariage.

Dès lors, il changea de tactique ; il n’était plus nécessaire d’user de violence et d’attirer tous les regards sur sa conduite.

M. de Carre résolut de laisser le temps s’écouler, afin que chacun n’eut l’œil à ses affaires et l’occasion venue, il faisait disparaître le capitaine.

M. de Raincourt mort, Hortense ne survivrait pas à sa perte, ainsi la fortune lui revenait, sans que personne eût à redire sur son compte.

Mais pour plus de sûreté, il attendait. Voilà pourquoi aucun malheur n’avait encore atteint le fiancé de sa pupille.

M. de Carre résolut de ne faire périr le capitaine que dans un combat ; afin d’éloigner tout soupçon.

Les jours s’écoulèrent donc sans aucun incident fâcheux pour Hortense, elle finit par croire que son tuteur avait renoncé à ses prétentions, l’espérance rentra de nouveau dans son cœur.

Ah ! jeunesse, c’est ainsi que tu te laisses bien vite abuser ; pour toi, les apparences sont rarement trompeuses ; il faut que ton chemin soit rempli d’illusions, voilà un de tes dons précieux, jeune âge.

Peut-on se dire véritablement malheureux lorsque l’esprit se laisse encore charmer de fictions ; que l’imagination nous fait franchir les obstacles les plus insurmontables pour arriver au but désiré.

Quoique M. de Carre eût rendu la liberté à Mlle de Roberval, il ne lui permettait pas de recevoir chez lui son fiancé, qu’il détestait souverainement.

Hortense le rencontrait chez son amie Géraldine.

L’amitié qui avait toujours uni les deux jeunes filles se resserrait de plus en plus.

On les voyait souvent se promener ensemble, dans le jardin du docteur Auricourt, se racontant leurs joies et leurs espérances.

Rien de plus charmant que de voir cette blonde, aux yeux d’Andalouse, appuyée au bras de sa compagne, aux cheveux d’ébène, aux yeux d’un bleu de ciel d’Orient.

Ce groupe de deux femmes si belles, mais d’une beauté si différente, était bien fait pour attirer les regards admiratifs du plus indifférent ; cependant il eut été difficile de savoir à qui donner la palme.

Les agréables confidences de Géraldine et d’Hortense étaient régulièrement terminés par la présence encore plus agréable, de Robert et du capitaine.

Alors, dans leur bonheur, ces quatre jeunes gens demeuraient de longs quarts d’heures sans prononcer une seule parole ; mais ce silence pour eux était un langage bien éloquent.

— Chère Géraldine, disait Robert, que la vie est douce près de toi ; que serai-je devenu, si je n’avais ouvert ton album. J’aurais traîné une existence insupportable ; tu ne saurais croire tout ce que je souffrais, croirais-tu que dans mon malheur, j’allais jusqu’à te reprocher tout ce que tu avais fait pour moi.

— Robert ne parle plus du temps qui nous a séparés ; la seule pensée de ces moments d’angoisse me rend encore triste, nous avons bien souffert, mais j’en remercie Dieu, puisqu’il me réservait le bonheur d’être aimée de toi ; maintenant Robert, si des malheur que j’ignore venait me frapper, forte de ton amour, je sens que mon courage serait plus grand pour les supporter. Ne crois-tu pas, comme moi, que Dieu a créé l’amour afin que ce sentiment qui remplit le cœur de l’homme, soit assez puissant pour le soutenir au milieu des plus grandes épreuves.

Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi, Félix murmurait à l’oreille d’Hortense, que le temps s’écoulait.

— Bientôt, disait-il, nous serons réunis pour toujours.

C’était ainsi que confiants en l’avenir, Mlle de Roberval et M. de Raincourt, Géraldine et Robert, ne voyaient pas l’orage qui s’amoncelait au-dessus de leurs têtes ; car pour ces derniers comme pour Hortense et Félix, le jour n’était pas éloigné où le malheur s’appesantirait sur eux,

Gontran de Kergy, n’avait pas oublié sa vengeance, il n’attendait plus que le moment favorable ; l’heure allait bientôt sonner où il mettrait ses plans à exécution.