Troisième partie

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Libraire-éditeur (Tome I. — Ballades, etcp. 52-56).

L’histoire de sir Tristrem, du manuscrit d’Édimbourg, diffère totalement du volumineux roman en prose compilé jadis par Rusticien de Pise et analysé par M. le comte de Tressan ; mais elle est d’accord dans toutes les particularités essentielles avec le poème que je viens de citer, et qui est d’une antiquité beaucoup plus reculée.


I.

— Pendant sept ans le soleil avait parcouru son cercle accoutumé, la guerre exerçait ses fureurs en Écosse, et le Ruberslaw montrait au Dunyon sa cime couronnée de la flamme rouge des signaux.

II.

Aux alentours de Coldingknow des pavillons s’élèvent dans la plaine. Les cimiers des casques et les fers des lances étincellent dans les touffes du genêt.

III.

Le Leader, roulant ses ondes vers la Tweed, entend résonner l’ensenzie[1] sur ses rives ; les chevreuils tressaillent et fuient depuis Caddenhead jusqu’aux bois lointains de Torwoodlee.

IV.

On donne un grand festin à Erceldoune, dans l’antique château de Learmont : des chevaliers de renom et des dames vêtues de manteaux brodés d’or sont conviés au banquet.

V.

Ils n’attendirent pas vainement à table la musique et les agréables récits, les coupes remplies d’un rouge nectar, et les quaighs[2] couronnée de la mousse argentée de l’ale.

VI.

Quand le festin fut terminé, le prophétique Thomas se leva la harpe à la main (harpe magique qu’il avait obtenue pour prix de ses chants dans le royaume de féerie).

VII.

Le silence règne parmi les convives ; immobiles et muets, les harpistes pâlissent d’envie ; les lords armés s’appuient sur la garde de leurs épées, prêtant une oreille attentive.

VIII.

Le prophète commence ses chants magiques sur un mode élevé ; aucun des bardes qui sont venus après lui n’a osé les continuer.

IX.

Des fragmens de ses nobles récits flottent encore sur le fleuve des années, comme on voit après la tempête les débris d’un naufrage surnager sur les vagues.

X.

Il chanta la table ronde d’Arthur et le chevalier du Lac ; il dit comment le courtois Gawaine combattit avec valeur, et versa son sang pour l’amour des dames.

XI.

Mais ce fut surtout Tristrem et ses exploits que célébrèrent ses mélodieux accons. Aucun chevalier du temps d’Arthur ne surpassa le chevalier de Lionel.

XII.

Il reçut une blessure empoisonnée en soutenant les droits d’un oncle sans courage ; ce fut pour le roi Marc qu’il immola le farouche Morolt sur le rivage d’Irlande.

XIII.

Aucun secret ne pouvait arrêter les progrès du poison ; l’art d’Esculape échouait lorsque la main de lis de l’aimable Isolde[3] sonda la fatale blessure.

XIV.

Sa douce main et ses tendres paroles eurent plus de vertu que les simples ; et, pendant qu’elle se penchait sur sa couche, Tristrem la paya de ses soins en lui donnant son cœur.

XV.

Présent funeste ! hélas ! une destinée ennemie a déjà condamné Isolde à être la reine de Cornouailles ; elle est promise en mariage à l’oncle de Tristrem.

XVI.

Le barde aimé des fées célèbre en vers mélodieux leurs amours et leurs malheurs ; il chante les fêtes où brillèrent tant de nobles chevaliers et de belles dames.

XVII.

La garde joyeuse jetait partout son brillant éclat, et les merveilles du vallon enchanteur d’Avallon furent décrites par le ménestrel.

XVII.

Il n’oublia pas Brengwain, Segramore, ni la science magique de Merlin. — Qui pouvait chanter comme Thomas les charmes puissans de ce fameux enchanteur ?

XIX.

Ses accords séduisans et variés firent passer tous les cœurs d’une passion à un autre, jusqu’à ce que les convives se crurent transportés autour du lit de Tristrem mourant.

XX.

Les cicatrices de ses anciennes blessures se sont ouvertes ; son cœur souffre une cruelle agonie ! où est la main blanche d’Isolde, où sont ses douces paroles ?

XXI.

Elle arrive, elle arrive ! les amans volent comme l’éclair ; … elle arrive, elle arrive !… Elle n’arrive que pour voir expirer Tristrem.

XXII.

Elle mêle dans un baiser son dernier soupir au sien ; le couple le plus aimable qu’eût produit la Bretagne est réuni par la mort. —

XXIII.

La harpe s’est tue… ses derniers sons meurent doucement à l’oreille : les convives silencieux restent immobiles et penchés ; ils semblent écouter encore.

XXIV.

Bientôt la douleur éclate en faibles murmures ; ce ne sont pas les dames seules qui soupirent ; mais, honteux à demi, maint rude guerrier essuie ses joues basanées avec son gantelet de fer.

XXV.

Les vapeurs du soir sont suspendues sur les ondes du Leader et sur la tour de Learmont : chaque guerrier va chercher le repos dans le camp ou dans le château.

XXVI.

Lord Douglas, étendu dans sa tente, rêvait au mélancolique récit de Thomas, lorsque des pas légers viennent, dans l’ombre, frapper l’oreille du guerrier.

XXVII.

Il tressaille et se dresse : — Debout ! Richard, debout ! dit-il ; lève-toi, mon page ; quel téméraire ose donc venir pendant la nuit au lieu où Douglas repose ?

XXVIII.

Le seigneur et son page sortent de leur tente ; ils se dirigent vers les flots du Leader, et voient sur ses rives un spectacle étrange : c’étaient un cerf et sa biche, blancs comme la neige qui tombe sur Fairnalie

XXIX.

Ils marchent de front au clair de la lune, levant fièrement la tête ; ils ne sont point effarouchés par la foule qui accourt pour les voir passer.

XXX.

Un jeune page léger à la course est dépêché au château de Learmont ; Thomas, entendant son message, se lève en sursaut, et s’habille à la hâte.

XXXI.

Pâlissant et rougissant tour à tour, il ne dit que ces trois paroles : — Le sable de ma vie est écoulé ; le fil de mes jours est filé ; ce prodige me regarde.

XXXII.

Il suspend sa harpe magique à ses épaules, à la manière des ménestrels ; ses cordes, que le vent fait vibrer, jettent un son mourant et mélancolique.

XXXIII.

Il part ; il tourne souvent la tête pour voir son antique château ; les rayons d’une lune d’automne versaient une douce lumière sur les créneaux noircis de la tour.

XXXVI.

L’onde argentée du Leader s’agitait en flots lumineux dans une perspective lointaine ; les sommets imposans du Soltra se groupaient en masses obscures.

XXXV.

— Adieu, château gothique de mon père, adieu pour long-temps, dit-il ; tu ne seras plus le rendez-vous des plaisirs, de la magnificence et du pouvoir.

XXXVI.

— Il n’y aura plus un pouce de terre qui porte le nom de Learmont, et le lièvre laissera ses petits sur ton foyer hospitalier.

XXXVII.

— Adieu, adieu, s’écria-t-il encore en détournant les yeux ; adieu, onde argentée du Leader ; adieu, château d’Erceldoune !

XXXVIII.

Le cerf et la biche s’approchèrent de lui pendant qu’il s’éloignait à regret ; et là, devant Douglas, il traversa le fleuve avec ses deux guides.

XXXIX.

Lord Douglas sauta sur son coursier noir comme le jais, et le lança dans les flots du Leader ; mais vainement les suivit-il avec la rapidité de l’éclair, il ne les revit plus.

XL.

Les uns dirent qu’ils avaient poursuivi leur voyage merveilleux du côté des collines, les autres du côté du vallon ; mais on ne vit plus parmi les hommes Thomas d’Erceldoune,

  1. Cri de guerre.– Ed
  2. Vases de bois formé de douves assemblées.– Ed
  3. L’Iseult du roman français. –Ed