Entretiens philosophiques et politiques/Troubadours

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TROUBADOURS




Sans pouvoir fixer avec précision la première époque où parurent les poètes connus sous le nom de Troubadours, on sait seulement que leur réputation ne fut jamais plus florissante que dans le treizième siècle et sur la fin du douzième. Ce fut donc long-temps après que l’invasion des peuples barbares eut détruit ou enséveli dans la poussière tous les monumens du génie et des arts de l’ancienne Rome, dans ces temps malheureux où la corruption du gouvernement féodal avait engendré une multitude infinie de tyrans et d’usurpateurs, et où il semble que le ciel, pour venger en quelque manière le peuple de l’oppression de ses maîtres, les avait livrés eux-mêmes au joug de la superstition la plus impérieuse et la plus humiliante.

Le nom de Troubadours se rapporte parfaitement à celui de Poète que nous avons emprunté des Grecs et des Latins : l’un et l’autre expriment le talent d’imaginer, de trouver, d’inventer, de faire. Cette observation étymologique ne suffirait-elle pas seule pour confondre tous ceux qui, à l’exemple de Pascal, ont prétendu que l’art de la poésie ne consistait que dans l’arrangement harmonieux des sons et des mots, comme si leur harmonie ne nous touchait pas surtout par le rapport intime qu’elle a naturellement avec les images, les pensées et les fictions qui peuvent nous plaire et nous intéresser ?

C’est à l’expédition de Troie et à ses suites que la Grèce dut ses premiers Poètes ; c’est aux Croisades que la France et l’Italie doivent les leurs. La Grèce et l’Europe entière seraient donc peut-être encore aujourd’hui barbares, si tous ces Rois célébrés par Homère, n’avaient pas eu l’idée assez bizarre de réunir leurs efforts pour aller reprendre au fils de Priam la femme de Ménélas ; ou si les Papes n’avaient pas imaginé heureusement d’armer tous les souverains de la chrétienté pour entreprendre la conquête du tombeau de Jésus-Christ. Je ne sais pourquoi l’on est convenu de nous représenter les Muses comme amies de la paix ; leur enthousiasme ne se réveille et ne s’enflamme qu’au milieu des orages de la guerre ou de l’amour ; ce furent de tout temps leurs premières Divinités, le sujet principal de leurs chants. Les siècles paisibles sont ceux de la philosophie, mais il est rare que le génie et les ans n’y dépérissent ou du moins dégénèrent. Ces vastes entreprises, ces expéditions lointaines et périlleuses, telles que la guerre sainte, ou la conquête de l’Amérique, font sur toute une nation le même effet que les voyages font sur notre jeunesse : elles donnent aux esprits une impulsion extraordinaire, elles les délivrant plus ou moins des préjugés attachés au sol de leur naissant, elles hâtent le développement des idées, les étendent, les varient, et contribuent sur-tout à les mûrir. C’est un ouvrage qui reste encore à faire, ce me semble, et qui serait bien digne d’un philosophe, que le tableau historique de toutes les suites qu’eurent les croisades, et de leur prodigieuse influence sur notre politique, sur nos mœurs, sur nos systèmes religieux et sur notre littérature. Nos Troubadours y joueraient un assez beau rôle.

Les Poètes furent contemporains des Chevaliers errans, et quelques-uns d’entre eux se distinguèrent également par leurs poésies et par leurs exploits militaires. Les plus grands seigneurs de ce temps-là ne dédaignèrent point la gloire d’être cités parmi les Troubadours, et l’on trouve à leur tête le fameux comte de Poitou Guillaume IX ; presque tous s’empressaient au moins d’accueillir et de protéger des hommes qui occupaient agréablement leurs loisirs, et dont ils attendaient la plus douce récompense que la vertu puisse espérer des autres, la louange et l’immortalité. Quoique plusieurs de nos Poètes fussent d’une naissance fort obscure, les barons, les comtes, les plus grands princes n’en vivaient pas moins familièrement avec eux ; tant il est vrai que dans tous les siècles on a senti que la supériorité des talens pouvait faire oublier la distinction des rangs, et que les lettres partageaient avec l’amour le droit de rendre tous les hommes égaux. Nous sommes fâchés seulement d’avouer que nos Troubadours abusèrent souvent de cette maxime, au point d’oser offrir leurs vœux aux plus grandes princesses ; et, ce qui pourra paraître plus extravagant encore, qu’ils ne furent pas toujours malheureux. Cependant ne savons-nous pas que le Tasse et l’Arioste furent soupçonnés d’avoir eu la même témérité ; et ne trouverions-nous pas des exemples plus modernes encore, s’il en était besoin, pour prouver que de tout temps les Poètes furent de tous les hommes les plus fous et les plus audacieux.

Il faut avouer que la manière de vivre des Troubadours les exposait sans cesse aux tentations les plus séduisantes ; ils voyageaient dé château en château, et par-tout où leur réputation les avait précédés, ils étaient comblés de fêtes et de caresses : ainsi que les Chevaliers errans ils regardaient comme une chose essentielle leur état d’avoir fait choix d’une beauté à laquelle ils consacraient tous leurs vers, à laquelle ils faisaient hommage de tous leurs succès. Après la gloire de voir les plus illustres Chevaliers se battre pour la défense de leurs charmes, en était-il pour les Dames une plus douce que celle de les entendre célébrer par les plus fameux Poètes ? Comment résister au desir de se les attacher ? Le pouvait-on sans leur accorder quelques légères faveurs ? – Un sacrifice encourageait à en exiger un autre ; on finissait quelquefois par se brouiller ; le plaisir de se venger coûte peu aux Poètes ! moins encore que celui de garder le secret de leur bonheur. C’est ce plaisir funeste qui nous a appris une infinité d’anecdotes qui devaient demeurer à jamais ensevelies dans l’ombre du silence. Nos Troubadours risquaient d’autant moins à se livrer à tous leurs ressentimens, que mécontens de l’asile où ils étaient, rien ne leur était plus facile que d’en trouver un autre : le nombre des châteaux était immense, et chacun avait ses intérêts particuliers ; ennemi de l’un, on était à-peu-près sûr de devenir l’ami de ses voisins.

Les Gaulois et les anciens Germains avaient pour les femmes cette vénération profonde, mais simple et modeste, qui formait le caractère principal du culte qu’ils rendaient à la Divinité. Les hommages offerts à la beauté dans les siècles de la Chevalerie et des Troubadours, se ressentent de la superstition minutieuse et de l’idolâtrie puérile qui régnaient dans ce temps-là. Nous ne dirons rien de la manière dont on les sert aujourd’hui ; mais il paraît constant que les femmes et les dieux ont toujours été servis de même ; il est donc de leur intérêt, pour le moins autant que de celui des Poètes, qu’il y ait une religion et que cette religion soit telle que peuvent l’exiger leurs convenances et leurs goûts. Les différentes compositions qui nous restent des Poètes provençaux sont des chansons, des sirventes, des tensons ou jeux-partis, des pastourettes, des nouvelles, ou des contes : les sirventes sont des Poëmes historiques ou didactiques, qui ressemblent assez à ces poésies des Incas sur lesquelles Garcilasso composa ses mémoires ; les tensons ou jeux-partis sont des dialogues ou des défis qui rappellent ces vers d’Horace sur l’origine de la satyre chez les Romains :

Fesconnina per hunc inventa licentia morem
Versibus alternis opprobria rustica fudit.

Il est consolant de voir que dans ces siècles même où le despotisme religieux paraissait n’avoir plus d’obstacles à surmonter, il s’est trouvé des hommes assez hardis pour braver ses fureurs et pour tourner sa puissance fantastique en ridicule. Il n’y avait que des Poètes qui pussent tenter une entreprise aussi dangereuse ; pour dire impunément aux hommes les vérités qui peuvent imposer le plus à leur bonheur, il a toujours fallu recourir aux grelots de la folie ou aux hochets de l’enfance. Quand Solon voulut apprendre aux Athéniens à se gouverner sagement, il commença par se faire fou et Poète. Mahomet et tant d’autres ne firent-ils pas à-peu-près la même chose ? Les passions et la poésie, leur favorite, ont fait dans tous les temps du pauvre genre humain tout ce qu’elles ont voulu.

On se tromperait cependant d’imaginer que l’Église ait pardonné aux Troubadours tous les traits qu’ils osèrent lancer contre elle ; le clergé ne les aimait pas plus qu’il n’aime aujourd’hui les Encyclopédistes, et n’en était sûrement pas moins jaloux ; il paraît même démontré par plusieurs fragmens de leurs sirventes, que c’est en partie la haine des prêtres pour les Troubadours qui attira au compte de Toulouse, leur plus puissant protecteur, toutes les persécutions et tous les maux que la cour de Rome sut amasser sur sa tête. C’est un point d’histoire qui mériterait sans doute d’être mis dans un plus grand jour ; mais nous laisserons ce soin à des plumes plus exercées que la nôtre ; qu’il nous soit permis seulement d’ajouter quelques observations sur le caractère particulier de la poésie provençale. Malgré le peu de soin que se sont donnés M. de St. Palaye ou l’abbé Millot pour faire passer dans notre langue la grace et les beautés propres aux différens genres de composition qui nous restent des Troubadours, si elles respiraient un génie vraiment poétique, il serait difficile qu’on ne l’apperçût pas, souvent même à travers la platitude des versions. On reconnaît, comme le dit Horace etiam disjecti membræ Poetæ ; mais c’est ce qu’on voit rarement dans les morceaux que ces Messieurs ont recueillis, quelque considérable qu’en soit le nombre, et quelque variés qu’en soient les sujets ; presque tous manquent également de verve, d’élan, d’images et de fictions ; on y trouve peu d’invention, presque point de poésie descriptive, et une manière en général assez uniforme. Leur grand mérite paraît consister dans un langage facile et doux, dans un ton de naïveté assez original, dans des allusions tantôt fines, tantôt recherchées, quelquefois dans des pensées hardies ou ingénieuses, trop souvent dans des pointes et dans des jeux de mots.

Quelle différence de ces poésies à celles des Hébreux, des Celtes et des Scandinaves ! Dans les unes le génie ne s’élève qu’avec peine au-dessus de l’ignorance et des préjugés d’un gouvernement ridicule et d’une religion absurde où, si j’ose m’exprimer ainsi il ne fait que percer les ténèbres épaisses d’une civilisation barbare ; dans les autres on le voit, pour ainsi dire, sortir des mains même de la nature, vivement affecté de tous les grands objets qui s’offrent à ses yeux, libre de toutes les entraves de la société, et portant audacieusement ses regards vers la vaste étendue des cieux. Les idées du poète ont peu de finesse et de variété, mais son imagination est plus profondément émue, et ses sentimens ont plus de chaleur et d’impétuosité ; l’enthousiasme est son seul maître ; sa langue abrupte et sauvage en est plus pittoresque, et toutes ses expressions sont pleines de feu, d’énergie et de vérité.

Je ne sais si je ne vais pas hasarder un blasphème en littérature ; mais j’ai déjà risqué dans cet article tant de paradoxes que je n’ai plus rien à perdre. Il me semble que chaque peuple conserve plus qu’il ne pense le caractère de ses ancêtres, et je trouve dans les poésies de nos Troubadours une nouvelle preuve de ce que l’on a déjà osé dire plus d’une fois : c’est que de toutes les nations de l’Europe, la nation française est la moins originale et la moins poétique ; cela est si vrai que depuis la renaissance des Lettres, la France est, je crois, le seul pays où l’on ait eu de bons Prosateurs avant d’avoir de bons Poètes : Montaigne, Amyot, Rabelais ont précédé les Regnier, les Racan, les Malherbe ; on les relit encore aujourd’hui avec plaisir, et nous ne supportons plus les vers d’aucuns de leurs contemporains.