Les Troubadours, leurs vies, leurs œuvres, leur influence/Avant-propos

La bibliothèque libre.
Librairie Armand Colin (p. v-viii).



AVANT-PROPOS


Ce livre est issu d’un cours professé à l’Université de Nancy pendant le semestre d’hiver de 1907-1908. C’était là une matière bien nouvelle pour le public éclairé auquel nous nous adressions, et que nous remercions ici de sa sympathie. Le désir de lui faire connaître sous une forme accessible, dépourvue de l’appareil d’érudition qui accompagne d’ordinaire ces études, une période glorieuse de notre ancienne littérature explique le caractère de cet ouvrage. Aussi y trouvera-t-on plus d’affirmations que de discussions. Il est destiné au grand public, à celui du moins qui sait s’intéresser encore aux choses du passé, non parce qu’elles sont le passé, mais parce qu’elles sont belles et intéressantes.

C’est à l’intention de ce public que nous avons multiplié les citations. Nous aurions désiré les donner dans le texte provençal. On aurait pu ainsi mieux goûter les vers gracieux de Bernard de Ventadour ou de la comtesse de Die, le style ferme et énergique de Peire Cardenal, et surtout tant d’artifices de mètre ou de style dont la traduction ne peut garder la moindre trace. Mais ce volume en eût été démesurément grossi, et de plus toute une partie du charme de cette langue aurait échappé à ceux qui ne la connaissent pas. Pour les autres, espérons qu’une anthologie provençale, avec traduction, ne se fera pas trop longtemps attendre.

On trouvera d’ailleurs des renvois aux textes dans les notes qui accompagnent le volume. Cette dernière partie de notre travail comprend des notes bibliographiques et des additions. Nous avons voulu être utile à ceux qui s’intéressent à la poésie des troubadours en leur donnant, non pas une bibliographie complète, mais de simples notes qui leur permettront d’étudier plus à fond les sujets que nous traitons. Nous savons les services que peut rendre un guide de ce genre, même réduit à de modestes proportions.

On voudra bien ne pas chercher dans ce livre ce que nous n’avons pas voulu y mettre : une histoire complète de l’ancienne littérature provençale. Nous avons voulu simplement écrire l’histoire de la poésie des troubadours en nous en tenant aux plus grands noms, en choisissant les plus intéressants ou les plus caractéristiques d’une période. Il n’y sera donc question ni de Gaucelm Faidit, ni de Peirol, ni de Folquet de Romans, ni de tant d’autres qui mériteraient « l’honneur d’être nommés ». Pour tous ceux-là on trouvera des renseignements dans le livre toujours précieux de Diez, Vies et Œuvres des Troubadours. (Il n’existe malheureusement de traduction française que de la première édition, qui est vieillie.) Nous l’avons constamment consulté pour une partie de notre travail. L’ouvrage de Fauriel, dont la plus grande partie est d’ailleurs erronée, nous a été moins utile.

Ce livre répondait-il à un besoin ? Il nous l’a semblé. Il nous a semblé qu’il était temps de faire sortir la poésie des troubadours des nécropoles scientifiques que sont trop souvent nos revues, nos collections et nos dissertations, pour la produire au grand jour. L’étude des troubadours a profité du développement des études romanes. Plusieurs éditions ont paru, d’autres sont en préparation ; certaines parties de l’histoire littéraire ont été traitées à fond. Ce sont les résultats de ces divers travaux que nous avons voulu résumer. Après tout les troubadours n’ont pas écrit pour que leurs œuvres deviennent des sujets de thèses de doctorat ou de discussions académiques. Ils ont écrit pour le public, pour un grand public où les femmes d’intelligence et de cœur formaient la majorité et où régnait le culte de la poésie. Malgré la différence des temps et des mœurs, ce public ne doit pas avoir complètement disparu : du moins nous ne le croyons pas.

En tout cas nous nous comparerions volontiers à un adversaire du trobar clus : on verra plus loin que ces mots désignent une manière d’écrire qui consiste à dérouter les profanes et à réserver la poésie aux seuls initiés. À quoi un grand troubadour, Giraut de Bornelh, répondit un jour par la déclaration suivante, qui sert de début à une de ses chansons : « Je ferais, si j’avais assez de talent, une chansonnette assez claire pour que mon petit-fils la comprît. » C’est la pensée qui nous a souvent guidé dans la rédaction de ce travail. Nous l’aurions voulu assez clair et assez simple pour qu’il fût à la portée de tout le monde : y avons-nous réussi ?

Nous avions l’intention de dédier ce volume à notre vieux maître Camille Chabaneau. Nous ne pouvons le dédier aujourd’hui qu’à sa mémoire vénérée.

J. A.