Les Troubadours, leurs vies, leurs œuvres, leur influence/Chapitre IX

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Librairie Armand Colin (p. 196-222).



CHAPITRE IX

LA POÉSIE RELIGIEUSE

Le paganisme de la poésie des troubadours. — La morale. — La conception de la Divinité. — Chants de repentir : Guillaume de Poitiers. — Pierre d’Auvergne. — Les chansons de croisade. — Les plaintes funèbres. — Folquet de Marseille. — Les poésies religieuses de Peire Cardenal. — Ses poésies à la Vierge. — Saint Dominique et les Frères Prêcheurs. — Développement des poésies à la Vierge. — Transformation de la lyrique courtoise en lyrique religieuse : Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet de Lunel.


Un fonds ineffable de paganisme caractérise les origines de la poésie des troubadours et la première période de la littérature provençale. Le premier troubadour, Guillaume de Poitiers, part pour la Terre Sainte et y fait vaillamment son devoir, mais il s’y amuse encore davantage et surtout amuse ses compagnons de route et de bataille par des facéties de tout genre, par des paris ou des propositions fantastiques, où l’esprit religieux n’a aucune part : ce croisé de marque a par plus d’un côté l’âme d’un païen. Sa muse est aussi païenne que celle d’un Grec ou d’un Latin ; s’il invoque Dieu ou quelque saint, c’est pour les mettre en assez mauvaise compagnie, et il leur rend, en les nommant, à peu près le même hommage qu’il leur rendrait par un juron.

Le sentiment religieux n’apparaît pas davantage chez les troubadours de la première période ; il est également à peu près absent de la période « classique ». Jaufre Rudel, Bernard de Ventadour, Arnaut Daniel, Bertran de Born, Arnaut de Mareuil n’ont composé aucune poésie religieuse.

C’est que la religion tenait peu de place dans la société où ils ont vécu. Il y avait peu de mécréants sans doute ; mais il semble bien que les sentiments religieux y furent assez tièdes et que la religion y fut une affaire privée, la vie extérieure étant tournée vers des sujets plus profanes. Si nous jugeons de cette société du xiie siècle par la littérature des troubadours, les doctrines de l’amour courtois paraissent avoir tenu plus de place dans ses occupations et ses préoccupations que l’étude de l’Évangile et celle plus austère de la théologie.

L’amour chanté par les troubadours était sans doute doué d’un pouvoir ennoblissant, il purifiait l’âme, en même temps qu’il élevait le cœur et l’esprit. Mais, d’abord, quelques troubadours — et non des moindres — concevaient l’amour sous une forme moins idéale et moins pure[1]. De plus l’amour ainsi conçu, comme on l’a vu dans un précédent chapitre, ne pouvait s’adresser qu’à la femme mariée. Certes cette conception paraissait moins immorale dans la société du temps qu’elle ne le serait aujourd’hui. La condition de la femme mariée n’était pas en réalité aussi bonne que l’aspect brillant de cette société le laisserait supposer. Le mariage était pour le grand seigneur une occasion d’accroître son domaine, simple seigneurie ou empire ; le bon mariage était celui qui lui permettait d’arrondir rapidement ce domaine.

Les divorces sont innombrables et scandaleux. On trouvait facilement des prétextes, mais le vrai motif était à peu près toujours le même : se débarrasser d’un premier lien pour une union nouvelle plus profitable, plus utile. On a cité l’étrange aventure de la fille de l’empereur de Constantinople qui trouva son royal fiancé, le roi d’Aragon, marié, en arrivant dans le Midi de la France, et que le seigneur de Montpellier épousa, non par amour, mais pour la perspective des droits qu’elle pourrait lui donner sur l’empire grec. On conçoit que ces unions d’intérêts, où le cœur ne paraît avoir eu aucune part, se dissolvaient rapidement quand les motifs qui les avaient fait naître disparaissaient ou s’affaiblissaient. Aussi les liens du mariage étaient-ils très relâchés et fort fragiles[2].

Cependant ils existaient, et quelque excusable que fût aux yeux de cette société la conception que les troubadours se faisaient de l’amour, elle n’était pas moins contraire à la morale et même au dogme chrétiens. Qu’on ne s’étonne donc pas de ne pas voir fleurir la poésie religieuse pendant la période la plus brillante de la poésie des troubadours.

Les chefs de l’Église étaient eux-mêmes d’une remarquable tolérance et aussi indulgents que la société laïque pour la poésie profane. On se souvient que le Moine de Montaudon avait la permission de parcourir les contrées voisines de son couvent, à condition d’y rapporter les présents qu’il récoltait dans ses tournées poétiques. Encore au début du xiiie siècle un chanoine de Maguelone (où paraît avoir existé une sorte d’abbaye de Thélème) charmait les loisirs de la solitude claustrale en écrivant des chansons dignes du chantre de Lisette.

On ne saurait reprocher aux troubadours de ne pas avoir été plus religieux que les religieux eux-mêmes. Ils ont eu évidemment une conception de la vie différente de celle qu’en a d’ordinaire l’Église. Ils ne l’ont pas considérée comme une triste « vallée de larmes », mais comme un gracieux jardin de joie dont ils ont respiré sans remords la plupart des parfums. Cette littérature est une littérature gaie, au moins pendant sa période de splendeur. Les esprits chagrins et boudeurs, comme Cercamon et surtout son disciple Marcabrun, y sont une exception. On y sent la joie de vivre, d’une vie heureuse, parfois délicate, rarement grossière. La sensualité y est chose rare ; et si quelques troubadours s’expriment parfois avec brutalité, c’est là en somme une exception. Leur conception de la vie est saine et leur poésie élève l’âme et le cœur.

Les troubadours conçoivent la Divinité, comme la vie, d’une façon un peu particulière. Dieu ne leur est pas apparu au milieu des tonnerres et des éclairs, armé du « glaive de la Loi ». Ils le considèrent comme une sorte d’ami très haut placé, très puissant et très pitoyable aux poètes, surtout aux poètes d’amour. Ils l’invoquent avec beaucoup de familiarité et souvent avec quelque inconscience. Une aube célèbre de Giraut de Bornelh commence par une invocation d’un ton élevé et grandiose : « Roi glorieux, vraie lumière et vraie clarté, seigneur tout-puissant… » Et que demande-t-il à ce Dieu ainsi invoqué ? tout simplement de veiller sur un rendez-vous amoureux ; et c’est pour la tranqu’illité des deux amants que lui-même n’a cessé de prier toute la nuit « à deux genoux ».

Par suite de cette conception il n’est pas rare qu’un troubadour demande à Dieu de fléchir le cœur d’une amante trop rigoureuse ; c’est par exemple dans cette intention qu’Arnaut Daniel fait brûler des cierges et fait dire et entend « mille messes »[3]. Même quelques troubadours, comme le comte d’Orange ou Peire Vidal, vont jusqu’à demander à Dieu aide et protection pour l’accomplissement de leurs désirs les plus sensuels.

Comme aux temps du Paganisme, la divinité n’est pas seulement indulgente aux faiblesses (dans la plupart des religions, à tout péché miséricorde), mais elle est complice de ces faiblesses. Nous connaissons même la conception que les troubadours se sont faite du Paradis ; ils se le sont représenté comme un lieu de délices, où des poètes toujours jeunes et toujours inspirés chanteraient sans fin, à côté de leur dame, un amour éternel.

Le milieu où naissaient des conceptions de ce genre n’était pas tout à fait propre au développement et à la floraison de cette poésie un peu spéciale, un peu délicate aussi et difficile à s’acclimater, qu’est la poésie religieuse.

Cependant on a déjà relevé le nombre des troubadours qui ont fini leur vie dans un cloître ; il est considérable[4]. Le sentiment religieux n’était pas tout à fait mort dans cette société ; il sommeillait dans l’âme de plus d’un troubadour et s’y éveillait sous l’influence de circonstances spéciales ou par suite des leçons de la vie. Aussi n’est-il pas rare, même dès le xiie siècle, de rencontrer quelques poésies religieuses perdues parmi les chansons profanes. Ce sont ordinairement des chants de repentir, d’inspiration sincère et touchante. Le poète, au déclin de la vie, examine s’il a bien employé le temps qui lui a été accordé et il demande grâce sinon pour le mal qu’il a fait, au moins pour le bien qu’il a négligé.

Une des plus anciennes pièces de ce genre est du premier troubadour, Guillaume de Poitiers. On ne s’attendrait pas à trouver une poésie religieuse parmi ses joyeuses chansons ; et cependant il y en a une, simple et touchante. Il l’a sans doute écrite avant d’entreprendre un lointain pèlerinage, ou plus probablement aux approches de la mort. Il y exprime ses inquiétudes sur la succession qu’il laisse à son fils encore jeune, mais la partie la plus intéressante pour nous est celle où il dit adieu au monde : le gai compagnon qu’il fut trouve les accents les plus justes pour chanter cette séparation.

Je demande pardon à mon compagnon ; si jamais je lui ai fait du tort qu’il me pardonne… J’ai été l’ami de « Prouesse » et de « Joie » ; maintenant je me sépare de l’une et de l’autre ; et je m’en vais vers celui où tous les pécheurs trouvent la paix. J’ai été très jovial et très gai, mais notre Seigneur ne le veut plus ; maintenant je ne puis plus supporter le fardeau (de la vie ?), tellement je suis proche de la fin. J’ai quitté tout ce que j’aime, la vie chevaleresque et brillante ; mais puisqu’il plaît à Dieu, je me résigne et je le prie de me retenir parmi les siens[5].

C’est à peu près dans les mêmes termes, mais avec plus de grâce mélancolique, qu’un troubadour de la première période, Pierre d’Auvergne, prend congé du monde, du « siècle ». « Amour, vous auriez bien sujet de vous plaindre, si un autre que le Juge juste m’éloignait de vous, car c’est à vous que je dois les honneurs et la gloire. Mais ceci ne peut durer, Amour courtois ; je cesse d’être votre ami, je suis trop heureux d’aller où le Saint-Esprit me guide ; c’est lui qui me mène ; ne vous fâchez pas si je ne reviens pas vers vous[6]. » On croirait entendre comme un écho de la gracieuse composition où le même poète fait du rossignol un si habile messager d’amour.

Il semble que cet adieu de Pierre d’Auvergne à l’amour ait été définitif. Il reste de lui une série de pièces consacrées uniquement à exprimer les louanges de Dieu et le mépris des biens terrestres. Voici le début d’une véritable « hymne pour le Seigneur », en l’honneur de la Trinité.

Loué soit Emmanuel, le Dieu du Ciel et de la Terre, qui est un en trois personnes, saint-esprit, fils, et père accompli… C’est celui qui voulut venir au monde pour effacer nos péchés et par qui les quatre éléments furent séparés… C’est Dieu, qui était hier et qui sera demain, car il n’eut jamais de commencement… Il se sacrifia lui-même pour que le premier péché fût effacé ; et ce fut une grande peine de voir que celui qui n’avait jamais péché a souffert les maux des hommes, a subi la mort sous Ponce Pilate et est ressuscité de son linceul… C’est en ce Dieu que je crois, c’est par lui que j’existe… je lui donne mon âme et mon cœur[7].

Cette poésie ressemble fort à une hymne de l’Église en l’honneur de la Trinité ; ce sont les mêmes thèmes, le même développement. Mais les souvenirs de la vie miraculeuse du Christ y sont trop nombreux ; ceci aussi appartient au cercle d’idées dans lequel se meuvent les hymnes et les poésies religieuses de toute sorte écrites en latin. En somme les poésies de ce genre ont peu d’originalité ; les épopées françaises sont remplies de tirades où, sous prétexte d’invocation à Dieu, le poète rappelle les principaux événements de l’ancien et du nouveau Testament. C’est aussi un abus d’énumérations de ce genre qui gâte une autre poésie religieuse du même Pierre d’Auvergne.

C’est vous, dit-il à Dieu, qui avez sauvé Sidrac de la flamme ardente, qui avez tiré Daniel de la fosse, Jonas de la baleine et qui avez protégé Suzanne contre les faux témoins ; vous avez nourri la multitude, seigneur souverain, de cinq pains et de deux poissons… vous avez fait la terre et d’un seul signe le soleil et le ciel ; vous avez détruit Pharaon et donné aux fils d’Israël le miel, la manne et le lait[8]

Cette énumération, que nous abrégeons, est longue et monotone ; la poésie dont elle fait partie est froide et peu intéressante. Plus poétiques sont quelques autres compositions religieuses du même auteur où la pensée n’est pas remplacée comme ici par une longue série d’allusions bibliques.

Pierre d’Auvergne y insiste avec quelque bonheur d’expression sur le thème de la mort, de l’inanité des richesses qu’il faudra abandonner sans retour. Il s’étonne que l’homme ne pense pas plus souvent à ce dernier acte de la vie ; « il faudra mourir, dit-il, et passer par le chemin où sont passés nos pères » ; « nous mourrons tous, dit-il ailleurs, les richesses ne nous sauveront pas… contre la mort ne peuvent se défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis… » Ce sont là des thèmes lyriques par excellence ; d’autres poètes, même parmi les troubadours, les ont développés avec plus de bonheur ; mais Pierre d’Auvergne est un des premiers à les traiter ; cette priorité d’abord et ensuite une certaine originalité dans l’expression de sentiments que la poésie des troubadours ne connaissait guère encore justifient l’attention que l’on doit donner dans l’histoire de la littérature provençale à ces poésies religieuses.

Les mêmes thèmes forment le fond de certaines poésies morales et religieuses de Giraut de Bornelh. Elles n’ont pas l’allure épique des poésies religieuses de Pierre d’Auvergne ; les énumérations bibliques en sont absentes. Mais Giraut de Bornelh insiste également sur la nécessité de la mort et sur le mépris des richesses qu’il faudra abandonner sans retour. Ces thèmes appartiennent aux poètes lyriques aussi bien qu’aux sermonnaires ; Giraut de Bornelh lui-même appelle une fois une de ces compositions un « sermon », mais ce sont en général des sermons un peu spéciaux, destinés à réveiller l’ardeur des chrétiens pour les croisades. Quoique l’élément religieux y soit assez développé, on peut les considérer comme un genre à part.

En effet les chants de croisade sont plutôt, ou sont tout autant des poésies historiques que des poésies religieuses. Les thèmes qui y sont développés n’ont rien d’original ; ce qui y domine d’ordinaire, c’est la critique plus ou moins vive, suivant les tempéraments, de ceux qui, par lâcheté ou par négligence, laissent le « saint pays » aux mains des infidèles. Cette partie historique, et souvent satirique, a plus d’importance que l’autre, la partie religieuse. Le « chant de croisade » est devenu de bonne heure un genre, lui aussi un peu conventionnel et factice. Qu’il s’agisse des Sarrasins d’Espagne ou des Turcs de Syrie, c’est par les mêmes arguments que les troubadours cherchent à exciter contre eux les chefs de la chrétienté.

Ces arguments ressemblent fort à ceux que les prédicateurs du temps devaient développer ; comme eux les troubadours rappellent le lieu où le Christ fut mis en croix ; ils font miroiter l’espoir des récompenses futures et aussi celui de récompenses plus immédiates. Ces chants ne sont pas à proprement parler des poésies religieuses ; l’amour de la religion, sincère ou fictif, les inspire ; mais ce n’est pas la seule source d’inspiration ; dans leur ensemble ils appartiennent plutôt à la catégorie des sirventés politiques qu’à celle des poésies religieuses.

On peut en dire autant des « planhs » ou plaintes funèbres. C’est là un genre où l’absence de sentiments religieux ne se comprendrait guère, surtout au moyen âge. En effet la plupart se terminent par une prière. Quelques-unes de ces pièces sont touchantes de naïveté ou de sincérité, mais beaucoup d’entre elles prennent de bonne heure l’apparence de formules toutes faites. Dans la plupart des cas la partie laudative occupe la première place ; l’élément religieux y est accessoire. Laissons donc de côté « chants de croisade » et « plaintes funèbres » en abordant la période de floraison de la poésie religieuse.

Mais auparavant nous citerons encore une poésie religieuse de cette première période ; c’est une aube de Folquet de Marseille, le futur évêque de Toulouse et persécuteur des Albigeois. On remarquera la gravité et l’élévation de cette sorte de prière du matin.

Vrai Dieu, je m’éveillerai aujourd’hui en vous invoquant vous et Sainte Marie ; car l’étoile du ciel vient de vers Jérusalem et me fait dire : Debout, hommes qui aimez Dieu ; le jour est proche et la nuit tient sa route ; Dieu soit loué et adoré par nous ; prions-le de nous donner la paix pendant toute notre vie. La nuit va et le jour vient dans le ciel clair et serein ; l’aube paraît, belle et parfaite.

Seigneur Dieu qui naquis de la Vierge Marie pour nous sauver de la mort et restaurer la vie et pour détruire l’enfer que le Diable tenait, toi qui fus levé en croix, couronné d’épines, abreuvé de fiel, Seigneur, ce bon peuple vous demande grâce pour que votre pitié lui pardonne ses péchés. La nuit va et le jour vient, etc.

Dieu, donnez-moi le savoir et l’intelligence, pour que j’apprenne vos saints commandements, que je les entende et les comprenne ; que votre piété me protège et me défende pour que ce monde terrestre ne m’emporte pas avec lui ; car je vous adore, Seigneur, et je crois en vous, je m’offre à vous, moi et ma foi ; je vous demande grâce et pardon de mes péchés.

Je prie ce Dieu glorieux, qui se sacrifia pour nous sauver tous, de répandre sur nous le Saint Esprit ; qu’il nous garde du mal, nous donne la joie et nous conduise parmi les siens, là-haut, dans son royaume… La nuit s’en va et le jour vient, dans le ciel clair et serein ; l’aube paraît, belle et parfaite[9].

Les troubadours que nous avons précédemment cités, Pierre d’Auvergne et Giraut de Bornelh, appartiennent à la première période de la poésie provençale : Pierre d’Auvergne est un des plus anciens troubadours ; Giraut de Bornelh est de la fin du xiie et du début du xiiie siècle. Les poésies religieuses forment une exception dans leur œuvre, et même dans la littérature du temps. C’est surtout au xiiie siècle que ces poésies se développent de plus en plus.

Le poète qui a le plus contribué à ce développement est le satirique Peire Cardenal auquel a été consacrée une partie du dernier chapitre. On y a vu sa haine des mauvais prêtres, mais en même temps son attachement aux dogmes de l’Église. Sans doute il est surtout un satirique et son « Credo » n’est qu’une introduction à une satire des plus violentes et des plus crues contre une catégorie de religieux. Mais ses poésies morales et religieuses sont par beaucoup de côtés de vrais « sermons » et c’est le titre que quelques manuscrits leur donnent. On n’a pas de peine à concevoir quels en sont les thèmes principaux ; ce sont : la nécessité de se préparer à la dernière heure, dont nous ne sommes pas les maîtres, la crainte de Dieu le souverain juge, le jugement dernier ; ce dernier thème en particulier, qui a toujours inspiré sermonnaires, peintres ou poètes, a été traité d’une manière fort hardie par Peire Cardenal. La traduction suivante fera juger de l’originalité de cette conception ; ce sont des accents qu’on n’avait pas encore entendus dans la langue des troubadours.

Je veux commencer un nouveau sirventés que je réciterai au jour du jugement, à celui qui me créa et me forma du néant ; s’il veut m’accuser de quelque faute et me mettre parmi les damnés, je lui dirai : Seigneur, pitié, arrêtez ; j’ai combattu (pour vous) toute ma vie les méchants, gardez-moi, s’il vous plaît, des tourments de l’enfer.

Je ferai émerveiller toute sa cour, quand on entendra mon plaidoyer ; car je dis que Dieu est injuste envers les siens, s’il pense les détruire et les mettre en enfer ; car il est juste que celui qui perd ce qu’il pourrait gagner au lieu d’abondance gagne la disette ; Dieu doit être doux et libéral pour retenir à la mort les âmes (de ses créatures).

Sa porte ne devrait pas se fermer… pourvu que toute âme qui voudrait y entrer y passât joyeusement, car jamais cour ne sera parfaite si une partie pleure pendant que l’autre rit ; et quoique Dieu soit souverain et tout-puissant, s’il ne nous ouvre pas sa porte, on lui en demandera raison.

Il devrait bien anéantir les diables ; il en aurait plus d’âmes et plus souvent ; cette exécution plairait à tout le monde et il pourrait s’en absoudre lui-même…

Beau seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous ; au contraire j’ai en vous le ferme espoir que vous m’assisterez à l’heure de ma mort, parce que vous devez sauver mon corps et mon âme. Et je vous ferai une belle proposition : renvoyez-moi où j’étais avant de naître, ou bien pardonnez-moi tous mes péchés ; car je ne les aurais pas commis, si je n’avais pas existé.

Si, ayant souffert en ce monde, j’allais brûler en enfer, ce serait tort et péché ; car je puis vous reprocher que pour un bien vous m’avez donné mille maux. Par pitié je vous prie, dame Sainte Marie, qu’auprès de votre fils vous nous serviez de guide[10].

« Il ne faut pas se méprendre sur le caractère de cette étrange prière, dit Fauriel ; il ne faut y voir ni plaisanterie ni ironie… sa pensée est grave et sérieuse… On entrevoit qu’il [Peire Cardenal] imagine l’existence du mal comme la conséquence d’une espèce de dualisme, mais d’un dualisme, pour ainsi dire, accidentel, qu’il dépendrait de Dieu de ramener à l’unité[11]. » La question se pose de savoir si le dualisme imaginé par Peire Cardenal ne porte pas la marque des croyances hérétiques du temps, qui admettaient l’existence d’un principe du bien et d’un principe du mal dans le monde. La hardiesse de Peire Cardenal dans cette conception n’est égalée que par celle d’un troubadour obscur de la décadence qui, dans une tenson avec Dieu, discute en toute liberté le problème du mal[12].

Mais les poésies de ce genre sont en somme rares : les deux que nous venons de rappeler sont les plus hardies. D’ordinaire les troubadours ne traitaient pas des sujets aussi relevés ; d’abord ils n’en avaient pas le goût et puis le jeu était dangereux. L’Église s’est toujours défiée des auxiliaires qui, en dehors des rangs du clergé, ont voulu l’aider dans les querelles et les discussions théologiques et métaphysiques ; au moment où l’Inquisition fonctionnait dans le Midi de la France, il y avait quelque imprudence pour les poètes à traiter des sujets qui touchaient au dogme ; plus d’un qui en eut peut-être l’idée en fut retenu par la « crainte du Seigneur » et surtout des représentants plutôt rudes qui jugeaient en son nom.

La poésie de Peire Cardenal se terminait par une invocation à la Vierge. Ceci est quelque chose de nouveau dans la lyrique provençale. Cette simple mention permet de juger la différence qui existe entre l’époque de Jaufre Rudel et de Bernard de Ventadour et celle de Peire Cardenal. Une autre poésie du même troubadour marquera mieux cette différence : c’est une chanson en l’honneur de la Vierge.

Vraie Vierge Marie, véritable vie et véritable foi, vraie mère et véritable amie, vrai amour et vraie pitié, que par ta pitié il arrive que je sois aimé de ton fils. Traite la paix avec ton fils, s’il te plaît, dame, réconcilie-nous avec lui.

Tu réparas la folie qui s’empara d’Adam ; tu es l’étoile qui guide les passants au saint pays ; tu es l’aube du jour dont ton fils est le soleil, car il chauffe et il éclaire, ce fils sincère plein de droiture.

Tu naquis en Syrie, de bonne naissance, mais pauvre d’avoir, douce, pure et pieuse, en actes, en paroles et en pensées, formée en toute perfection, sans aucune tache, ornée de tous les biens ; et tu parus si douce que Dieu descendit en toi.

Celui qui en toi se fie n’a pas besoin d’autre défense ; si tout le monde périssait, celui-là ne périrait pas ; car à tes prières s’adoucit le Très-Haut et ton fils ne contrarie jamais tes volontés.

David en sa prophétie dit en un psaume qu’il fit qu’à droite de Dieu, du Roi promis par la Loi, était assise une Reine vêtue de vair et d’orfroi ; c’était toi, sans aucun doute. Traite la paix avec ton fils, dame, réconcilie-nous avec lui[13].

Cette pièce est imitée en partie des hymnes de l’Église ou plutôt des litanies. Les images en sont empruntées au style biblique ; mais il semble que notre troubadour ait choisi les plus belles et les plus gracieuses et sa prière donne l’impression d’une poésie naïve et originale et ne sent pas l’imitation. Cette poésie en forme de litanie n’est pas d’ailleurs la seule dans la poésie provençale. Un troubadour de la décadence, le même dont nous citions tout à l’heure la hardie tenson avec Dieu, a composé une « aube », en l’honneur de la Vierge ; en voici la première strophe où les images les plus connues des litanies à la Vierge se trouvent réunies.

Espérance de tous les vrais croyants, fleuve de plaisir, source de vraie pitié, maison de Dieu, jardin où naissent tous les biens, repos sans fin, refuge des orphelins, consolation des parfaits affligés, fruit de joie, assurance de paix, port de salut, joie sans tristesse, fleur de vie sans mort, mère de Dieu, reine du firmament, lumière, clarté et aube du paradis[14].

On voit tout ce qui manque à cette énumération pour être poétique ; la longueur, la monotonie, l’incohérence en sont les moindres défauts ; le reste de la pièce est digne de cette froide introduction. Si les chansons à la Vierge ont été une des dernières grâces de la littérature provençale en décadence elles le doivent à tout autre chose qu’à l’imitation des litanies de l’Église. Nous allons étudier la transformation qu’elles subirent. Mais auparavant il faut rappeler succinctement quelques faits historiques importants.

Les événements qui ont suivi la croisade contre les Albigeois et qui en ont été, pour ainsi dire, le complément, ont exercé sur les mœurs, et, par suite sur la poésie une influence décisive. Aussitôt après la conquête, saint Dominique institue ses Frères Prêcheurs et, dans l’espace de quelques années, la congrégation possède dans le Midi de la France quarante-quatre couvents. La plupart sont, comme il convient, fondés dans des villes où l’orthodoxie avait le plus souffert ; Toulouse, Béziers sont des premières à en avoir. D’autres ordres religieux, Franciscains, Jacobins, s’établissent à la même époque dans le Midi. L’influence de ces différents ordres, concourant à une fin commune, a transformé les mœurs. Si elle n’a pas renouvelé le goût des choses de la religion, qui avait même été la cause de l’hérésie, elle l’a dirigé dans la voie régulière de l’orthodoxie[15].

D’autre part la création de ce redoutable tribunal d’exception que fut l’Inquisition y contribua par des moyens plus rudes. Le sentiment religieux s’est développé et le domaine de la poésie religieuse s’est agrandi du même coup. Cent ans ou même un quart de siècle auparavant elle aurait trouvé peu d’écho dans la société. Les poésies religieuses de la période qui précède la croisade contre les Albigeois s’expliquent par des raisons particulières à chaque poète plutôt que par des causes générales. Il n’en est plus de même maintenant. Les poètes suivent le goût du jour ; aussi le nombre des poésies religieuses est-il grand pendant cette période de décadence.

Mais on a remarqué que parmi les poésies lyriques consacrées à louer « Dieu, la Vierge et les Saints », les chansons à la Vierge devenaient de plus en plus nombreuses pendant le xiiie siècle. Le nom de la Vierge n’apparaissait pas chez les troubadours de la période précédente.

Peire Cardenal est un des premiers à écrire en son honneur ; mais sa poésie (comme une autre du troubadour Perdigon) est dans le ton des prières de l’Église. Après lui le nombre de ces poésies va en augmentant pendant le xiiie siècle[16].

Ce fait est une preuve de l’influence exercée par saint Dominique et ses disciples. Les confréries du Rosaire avaient été fondées en même temps que l’Inquisition, et le culte de la Vierge, qui n’existait pas auparavant d’une manière indépendante, s’était rapidement développé. Ce culte se présentait avec un charme et une grâce que celui de la Trinité ou même du Christ, Rédempteur des hommes, n’offrait pas au même degré. La Vierge était l’avocate des pécheurs, elle était l’intermédiaire indulgente entre les hommes et son fils.

« La Vierge, dit Pierre de Blois, est la seule médiatrice entre l’homme et le Christ. Nous étions des pécheurs et nous redoutions de faire appel au Père, car il est terrible ; mais nous avons la Vierge en qui il n’y a rien de terrible, car en elle est la plénitude de la grâce et de la pureté. » « En fait s’écrie le même théologien, si Marie était exclue du Ciel, il ne resterait plus au genre humain que la noirceur des ténèbres. »

Son culte se répandit rapidement dans le Midi de la France. Les poésies à la Vierge se multiplièrent sous l’œil bienveillant de l’Église, jusqu’au jour où elles furent les seules poésies permises, ou du moins les seules qui eussent des chances de plaire.

Seulement la littérature provençale n’avait déjà plus la vie nécessaire pour créer les formes nouvelles qui convenaient à ce genre nouveau ; la lyrique religieuse prit la forme de la lyrique profane, toute la forme même, métrique, mélodies peut-être, en tout cas idées et expressions.

La transformation ne fut pas difficile ; déjà Pierre d’Auvergne avait chanté l’amour céleste dans des termes qui prêtent à l’équivoque. Il était plus facile encore de chanter la Vierge, la dame, dona, par excellence. La lyrique courtoise, si raffinée, n’eut pas de peine à s’accommoder à cette direction nouvelle. La conception que les troubadours s’étaient faite de l’amour s’y prêtait à merveille. N’en avaient-ils pas fait un principe de vertu et de pureté ? Sans effort, sans violence, les mêmes images, les mêmes termes qui leur avaient servi à chanter l’amour terrestre servirent à la description de leur nouvel idéal. La Vierge fut la plus aimable, la plus gracieuse, la plus belle des femmes ; on se déclara son amant parfait, on se soumit à ses volontés ; on lui reconnut tous les dons et toutes les vertus, une fidélité sans bornes, une douceur ineffable pour ses soupirants ; tels sont les principaux traits par lesquels se manifesta ce nouveau culte poétique.

Les débuts de cette conception apparaissent d’abord chez des troubadours d’origine italienne. Voici comment l’un d’eux chante la Vierge.

Ah ! Vierge en qui j’ai mis mon amour, s’il vous plaît d’entendre mon ardente prière, jamais je ne dois craindre de manquer de joie parfaite, vif ou mort je la posséderai… Ô noble dame, dont la valeur dépasse celle de toutes les autres femmes, on peut vous louer sans crainte d’être contredit ; en vous louant personne ne peut mentir, car vous êtes la fleur de la vraie connaissance, fleur de beauté, fleur de vraie pitié… Je sais, dame, que qui se souvient de vous et qui se donne de bon cœur à votre service se sert lui-même, car il est sûr de jouir de sa récompense et de ne pas voir ses services méprisés[17]

Voilà un exemple de cette transformation ; en voici un autre pris chez un troubadour de Béziers ; il est moins caractéristique en apparence ; mais l’auteur a emprunté le mètre et les rimes d’une des plus jolies chansons que le troubadour Rigaut de Barbezieux ait consacrées à l’amour profane.

Je voudrais sur la meilleure de toutes les femmes faire une chanson agréable ; car je ne veux pas chanter d’autre dame que la Vierge de douceur. Je ne puis mieux employer mes bonnes paroles qu’à chanter la dame de miséricorde où Dieu mit et plaça tous les biens ; aussi je la prie d’agréer mon chant[18].

Cette pièce appartient à la deuxième moitié du xiiie siècle. Plus la littérature provençale approche de sa fin, plus les pièces de ce genre se multiplient. En voici des exemples empruntés aux derniers troubadours, en particulier à Guiraut Riquier. Une chanson composée en 1288 commence ainsi :

Ni les mois chauds ou froids, ni la saison tempérée où paraissent les fleurs, ne me font chanter d’amour parfait pour la dame dont je suis le parfait amant. Mais je chante en toute saison, quand il me plaît, car elle dont je suis énamouré est la meilleure et la plus gracieuse qui fût jamais, et j’espère qu’elle me rendra joyeux, quoique je ne lui sois point encore tout à fait soumis.

Et la théorie du pouvoir ennoblissant de l’amour nous est exposée dans toute son ampleur.

Je ne lui suis point encore assez soumis, car je pense encore aux viles actions ; qui veut le secours de ma dame ne doit pas se plaire au mal ; car elle n’y a jamais pensé. Et quand je considère ses grandes bontés, le grand et singulier honneur qu’elle m’a fait, quand je pense qu’elle me veut pour serviteur, je dois tenir mon cœur en respect.

Je dois le tenir en respect pour que ma volonté folle ne me fasse commettre aucune faute envers la belle que j’adore ; car je serai comblé de richesses si je suis aimé par elle ; donc je dois rester tout à fait maître de mon cœur, si de mauvais désirs lui viennent…

Car les belles actions conviennent au parfait amant ; et puisque j’aime la meilleure qui soit au monde, tous faits courtois me conviennent… Tout homme qui obtient l’amour de ma dame apprend d’elle à se conduire avec courtoisie et sincérité ; il ne se préoccupe de rien, n’a pas à flatter ses rivaux ni à craindre d’être supplanté par eux ; et s’il devient de ses amis intimes il montera en grande richesse…

Que ma Dame prie celui à qui tous les parfaits amants adressent leurs prières de faire de moi un amant parfait[19].

On n’a pas eu de peine à reconnaître au passage les traits les plus caractéristiques de la phraséologie conventionnelle des chansons d’amour. Les anciens troubadours attendaient le retour du printemps pour chanter leur dame ; l’amour ne paraissait, semble-t-il, qu’avec le renouveau de la nature ; c’était un amour incomplet ; celui qui anime notre poète éclate en toute saison.

L’amant, dans l’ancien temps, pouvait craindre les rivaux, les jaloux et les médisants ; il n’y a plus à craindre que la nouvelle « dame » chantée par les troubadours soit accessible à leurs médisances ; elle est par excellence un principe de bien, elle développe la « connaissance », l’entendement du poète et lui inspire la pureté du cœur.

La même transformation de la conception de l’amour s’observe dans la composition suivante du même poète.

Je pensais souvent chanter l’amour au temps passé, mais je ne le connaissais pas, car je nommais amour ma folie ; maintenant amour me fait aimer une telle dame que je ne puis la craindre ni l’honorer assez, ni l’aimer comme elle le mérite…

Par son amour j’espère croître en mérite, en honneur, en richesse et en grande joie ; c’est vers elle seule que mes pensées et mes désirs devraient se tourner ; puisque par elle je puis obtenir tous les biens que je désire, je dois mettre tout mon soin à la servir ; car je suis aimé d’elle, pourvu que je me conduise envers elle suivant le code du parfait amant…

Elle a une beauté si grande que rien ne peut la diminuer ; rien n’y manque, elle resplendit nuit et jour… Ma Dame je puis la nommer à bon droit Belle Joie (c’est le nom par lequel il désignait l’objet de son amour terrestre)…

Je ne suis pas jaloux de celui qui recherche l’amour de celle que j’aime ; j’y trouve au contraire un grand plaisir ; celui qui ne daigne pas l’aimer me déplaît fort : car je crois fermement que de son amour viennent tous les biens. Je prie ma dame de protéger ses amoureux, de sorte que chacun voie ses désirs accomplis.

On pourrait emprunter d’autres exemples à l’œuvre du dernier troubadour ; prenons-en quelques-uns à celle d’un de ses contemporains, un poeta minor assez gracieux, Folquet de Lunel[20]. Lui aussi a chanté l’amour profane et de façon assez heureuse, comme le montre le début de la chanson suivante. « Il m’en a pris comme au marinier, quand il s’est lancé dans la haute mer, avec l’espoir de trouver le temps qu’il cherche et désire le plus ; et quand il est sur la mer profonde, le mauvais temps renverse sa barque ; il ne peut éviter le péril, il ne peut rester ni fuir. » C’est ainsi que par sa folie il s’est mis à aimer « sans l’espérance d’obtenir une joie rare de la gaie et gracieuse dame qui est belle et blonde, pure et exempte de toutes mauvaises qualités, et qu’on ne peut s’empêcher, quand on la voit, d’aimer follement ». Voilà comment notre troubadour chante l’amour profane. Et voici maintenant comment il chante l’amour religieux.

Pour maintenir l’amour et le plaisir, et la joie parfaite, pour plaire, s’il se peut, à celle qui daigne m’accorder ses faveurs, je fais une chansonnette légère : car je suis dans un tel état que ni nuit ni jour ne me quitte le parfait amour que je porte à celle qui m’affermit en amour.

Une autre de ses chansons est un modèle du genre.

Les actes et les paroles de ma dame sont si parfaits que celui-là a bien raison de se réjouir que l’amour a poussé à l’aimer.

Ma dame ne veut ni suppliants gracieux ni amoureux, mais elle veut des amants parfaits, ni faux ni volages, car elle n’est ni volage ni fausse ; jamais elle ne se mire ni ne se farde ; elle n’écoute pas les galanteries, et tout parfait amant en a obtenu bonne récompense.

Ma dame est d’une beauté si parfaite que je n’y désire aucune amélioration ; car jamais femme des deux lois (ancien et nouveau Testament) n’atteignit un si haut mérite. Sa valeur est si grande que tout ce qu’elle fait plaît à Dieu… et ceux qui la prient sont plus nombreux que ceux qui prient toute autre dame.

Nous pouvons arrêter là cette étude sur la poésie religieuse ; non qu’il n’y ait d’autres monuments postérieurs à ceux que nous venons de citer, et qui sont de la fin du xiiie siècle. Au contraire le xive siècle voit le triomphe de ce genre nouveau ; c’est même le seul genre admis par l’école toulousaine ; mais d’abord, la poésie provençale du xive siècle n’a que la langue de commune avec la poésie des troubadours ; et puis, dans cette longue série de pièces consacrées à la Vierge couronnées aux Jeux Floraux de Toulouse pendant le xive siècle, il en est peu qui méritent d’être tirées de l’oubli. Il suffira d’en dire quelques mots à propos du dernier troubadour.

On a observé que la transformation de la lyrique « courtoise » en poésie religieuse avait pu se produire facilement. En effet l’amour terrestre et l’amour divin ne s’expriment pas en deux langues différentes ; le langage des mystiques n’est pas autre chose qu’une variété du langage de l’amour et on transformerait sans peine une page de sainte Thérèse en déclaration amoureuse. De plus la conception que l’ancienne poésie provençale s’était faite de l’amour se prêtait à cette transformation ; mais la conception des troubadours de la décadence s’y prêtait encore davantage. Leur amour était un amour épuré, idéalisé, mystique déjà par plus d’un côté. Ainsi la conception sensuelle de l’amour du comte de Poitiers aboutissait par une lente évolution, que les événements politiques et religieux dont le Midi fut le théâtre au xiiie siècle avaient précipitée, à la théorie de l’amour religieux telle qu’elle apparaît chez les derniers troubadours.

En considérant cet aboutissement final la pensée se reporte involontairement à la belle poésie où un des plus grands poètes modernes a exprimé en traits de génie l’opposition entre le paganisme et le christianisme. Un jour vint d’Athènes à Corinthe un jeune homme qui y était inconnu ; il allait chez un habitant de la ville, ami de son père ; les deux pères avaient fiancé leurs deux enfants. Reçu dans la famille par la mère qui veillait seule au milieu de la nuit, il se retira dans sa chambre, brisé de fatigue ; il vit bientôt venir à lui une jeune fille, habillée et voilée de blanc, le front orné d’un ruban noir et or. « Reste, belle enfant, dit-il ; là sont les dons de Cérès et de Bacchus et tu apportes l’amour, ô chère enfant. — Reste debout, jeune homme, reste loin ; je n’appartiens pas à la joie ; le dernier pas, hélas ! est dû à la folie de ma bonne mère qui fit après sa guérison le vœu suivant : que Jeunesse et Nature soient désormais soumises au Ciel. Et aussitôt le tourbillon mêlé des anciens dieux a quitté la maison. »

C’est ainsi que s’exprime Gœthe dans la Fiancée de Corinthe. « Quand une croyance germe, dit-il dans la même ballade, souvent l’amour et la fidélité sont arrachés du sol comme de mauvaises herbes. » C’est ce qui a eu lieu à la fin de l’ancienne poésie provençale ; on s’en rendra mieux compte en étudiant l’œuvre et la vie du dernier troubadour. Mais auparavant suivons le conseil par lequel la jeune Corinthienne s’excuse devant sa mère de n’avoir pas tenu son serment : « revenons aux anciens dieux », en étudiant l’histoire des troubadours en Italie, et leur influence sur Dante et sur Pétrarque.


Voir sur la poésie religieuse chez les troubadours un excellent article de M. Lowinsky, publié dans la Zeitschrift fur französische Sprache und Litteratur, 1898, XX, p. 163 et suiv.

  1. Parmi les poésies érotiques des troubadours, il faudrait citer quelques poésies de Guillaume de Poitiers, une d’Arnaut Daniel, quelques chansons de Daude de Prades, chanoine de Maguelone, les tensons grossières de Montan et de sa dame, de Mir Bernard et de Sifre, quelques tensons de Guiraut Riquier.
  2. Cf. un article de M. A. Luchaire, Revue Bleue, janvier 1908. À propos de l’aventure de la fille de l’empereur Manuel, voir les réserves que nous avons faites dans les notes du chapitre VII.
  3. Arnaut Daniel, Parn. occ., p. 257.
  4. Cf. chap. III.
  5. Éd. Jeanroy, XI.
  6. Pierre d’Auvergne, éd. Zenker, XV, str. VIII.
  7. Éd. Zenker, XIX.
  8. Ibid., XVIII.
  9. Crescini, Manualetto, p. 225.
  10. Raynouard, Choix, IV, p. 304.
  11. Fauriel, Histoire de la poésie provençale, II, 184.
  12. Le troubadour qui a composé cette curieuse tenson avec Dieu est Daspol ou Guillem d’Autpoul, qui a vécu dans la deuxième partie du xiiie siècle. Cf. le texte dans Paul Meyer, Les derniers troubadours de la Provence, in Bibl. Éc. Chartes, 30e année, p. 282.
  13. Raynouard, Choix, IV, 442.
  14. Appel, Prov. Chr., no 58.
  15. En 1207 saint Dominique fonde le couvent de Prouille. C’est l’époque où se fondent les confréries (laïques) du Rosaire qui ont tant contribué à répandre le culte de la Vierge. Cf. Lowinsky, op. laud., p. 12 du tirage à part.
  16. Cf. pour tout ce qui suit notre étude sur le troubadour Guiraut Riquier, p. 284 et suiv.
  17. Lanfranc Cigala, de Gênes ; Mahn, Gedichte, no 305.
  18. Bernard d’Auriac (2e  moitié du xiiie s.).
  19. Le troubadour Guiraut Riquier, p. 296.
  20. Folquet de Lunel, éd. Eichelkraut, Berlin, 1872. L’édition est d’ailleurs médiocre.

    À propos de la place qu’occupe la Vierge dans l’art religieux du xiiie siècle, voir É. Mâle, L’art religieux du xiiie siècle en France, Paris, 1898, p. 308. « C’est un fait curieux qu’au xiiie siècle la légende ou l’histoire de la Vierge soient sculptées aux portails de toutes nos cathédrales… Le xiiie siècle est par excellence le siècle de la Vierge. Saint Dominique répand le Rosaire en son honneur. On récite tous les jours son office… Les ordres nouveaux, les Franciscains, les Dominicains, vrais chevaliers de la Vierge, répandent son culte dans le peuple. »