Tsing-Tao et la ruine de la culture allemande en Extrême-Orient

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Tsing-Tao et la ruine de la culture allemande en Extrême-Orient
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 121-149).
TSING-TAO
ET
LA RUINE DE LA CULTURE ALLEMANDE
EN EXTRÊME-ORIENT

Quelle qu’ait pu être la satisfaction que nous avons ressentie, en apprenant que les Japonais, avec l’aide des Anglais, avaient pris Tsing-Tao, chassé les Allemands de leur puissante colonie chinoise de Kiaou-Tchéou, détruit des navires, des fortifications, capturé un riche port de commerce, mis la main sur d’importantes entreprises industrielles et commerciales dans la province du Chantoung ; nous ne pouvons généralement point nous figurer le coup porté à l’Allemagne par le succès de ce siège.

Ce n’est pas seulement l’orgueil de nos ennemis qui est atteint : ils sont frappés dans leur commerce, ils voient disparaître une possession à laquelle ils avaient consacré sans compter le temps, l’argent, la plus vive sollicitude, depuis dix-sept années. Et le prestige des Allemands dans ce milieu chinois qu’ils espéraient en somme conquérir, et qu’ils avaient si profondément pénétré, est ruiné peut-être pour toujours. On s’en rendrait déjà compte en apprenant que le président du Reichstag avait jugé nécessaire d’envoyer à l’Empereur ses condoléances spéciales pour une semblable perte ; en lisant d’autre part le commencement de la réponse télégraphique de Guillaume, dont l’amour-propre personnel a été durement frappé par un tel événement. « Tsing-Tao, disait-il, était un établissement modèle de culture allemande dans les mers lointaines. Il avait coûté bien des années de labeur. » On sent des larmes dans la voix du souverain déplorant la perte de cette possession, où la presse allemande avait voulu voir poindre une sorte d’« Allemagne asiatique, » et qui pouvait en effet être considérée comme le commencement d’une mainmise sur une des portions les plus richement dotées de l’Empire Chinois.

Nous ne voyons pas bien pourquoi c’était un modèle de Deutsch Kultur ; mais nous reconnaissons que les Allemands possèdent certaines qualités qui peuvent être précieuses dans la mise en valeur d’une colonie, dans la création d’un établissement maritime, d’un centre commercial et industriel. Ces qualités sont la persévérance, la méthode, l’entêtement, l’audace raisonnée, l’habileté à risquer des capitaux dans des entreprises bien choisies. Et le succès de la colonie de Kiaou-Tchéou et de Tsing-Tao vient de ces qualités. En même temps, des ambitions politiques sont toujours associées aux ambitions commerciales dans les esprits germaniques ; ambitions qui ont fait dépenser des sommes énormes dans l’aménagement de ce territoire, dans la construction des forts, tout aussi bien que dans le tracé et l’établissement de toutes pièces d’une ville moderne, dans la création de voies ferrées, etc.

Ce sont ces efforts et ces dépenses énormes qui justifient l’émotion de l’Empereur. Pour se l’expliquer pleinement, il est bon de connaître l’histoire complète du territoire en question. Aussi bien y trouvera-t-on un enseignement bon à suivre (dans de certaines limites s’entend) des méthodes raisonnées gràce auxquelles on met en valeur un pays nouvellement acquis à une occupation et à une exploitation européennes.


Nous avons employé indifféremment le mot de territoire de Kiaou-Tchéou ou celui de Tsing-Tao. C’est que les deux choses sont indissolublement liées, Tsing-Tao étant la capitale commerciale et aussi le port militaire du territoire et son vrai centre. C’est par-là que le territoire était utilisé, et que se faisait graduellement une confiscation de plus en plus effective de la riche province du Chantoung, que l’illustre voyageur et géographe allemand Von Richtoffen avait signalée, il y a bien longtemps, à l’attention de ses compatriotes, comme un champ d’activité à ne pas perdre de vue.

Il est bon de se rappeler à ce propos que, pendant bien longtemps, l’Allemagne est demeurée réfractaire aux tendances et aux manifestations colonisatrices qui se manifestaient dans toute l’Europe. Depuis, elle en a rappelé, puisque, en une trentaine d’années, elle s’est arrondie d’un empire colonial de quelque deux millions et demi de kilomètres carrés ! Au surplus, toutes ces acquisitions n’ont pas été fructueuses, tant s’en faut ; et c’est une raison de plus pour que l’attention s’attache davantage au territoire de Kiaou-Tchéou. Durant des années, Bismarck s’était refusé à s’engager dans ce qu’il appelait les « aventures coloniales. » Le mouvement colonial allemand avait pourtant déjà débuté en 1871, puisqu’on avait songé alors à nous prendre l’Indo-Chine et même Pondichéry ; mais Bismarck s’était moqué de ceux qu’il considérait comme des songe-creux : jusqu’en 1882 même, il se refusa à soutenir les ambitions coloniales et n’y consentit que sur des instances réitérées, en prenant la précaution de demander pour ainsi dire l’assentiment de la Grande-Bretagne, à propos de ce qui devait devenir le Sud-Ouest allemand. C’est l’enthousiasme du public, en même temps que les réclamations du grand commerce, de la haute banque, Qui lui forcèrent la main. Le mouvement ne devait pas tarder à s’accentuer bien vite sous l’influence de quelques-unes de ces puissantes associations qui sont nombreuses en Allemagne, comme la Deutsche Kolonialverein et la Gesellschaft fur Deutsche Kolonisation. D’ailleurs, Bismarck en arriva pour ainsi dire à être plus royaliste que le roi, en préparant la prise du Togo et du Kameroun et en intervenant à propos du Congo. Peut-être a-t-il voulu prendre la direction du mouvement pour le canaliser, comme il avait espéré le faire, en matière de socialisme, par le socialisme d’Etat. C’est ce que laisse assez vraisemblablement supposer son discours de juin 1884 au Reichstag, où il manifestait son intention de n’agir officiellement que s’il existait des intérêts particuliers économiques déjà créés dans les parages où on lui réclamerait cette intervention. Sa conception devint irréalisable, comme sa lutte contre le socialisme.

Quand Guillaume II arriva au pouvoir, il ne pouvait manquer, à ce point de vue comme aux autres, d’agir personnellement ; et cela lui paraissait d’autant moins difficile, qu’il devait satisfaire de la sorte aux ambitions et aux réclamations de la puissante Kolonial Gesellschaft, résultat de la fusion des deux sociétés que nous avons citées plus haut. C’est sous son influence que le territoire de Kiaou-Tchéou a pris naissance… par une spoliation de la Chine.

Il y avait déjà longtemps que les projets d’implantation allemande en Chine avaient germé dans la tête de l’Empereur et le cerveau des militaires, aussi bien que des coloniaux. L’occupation préméditée devait répondre, comme nous l’avons laissé entendre, à des buts multiples. L’Allemagne souffrait de voir de grandes nations européennes comme la Grande-Bretagne ou la France détenir de vastes possessions en Extrême-Orient ; il était temps qu’elle fût, elle aussi, représentée dans le monde extrême-oriental par des territoires importans où flotterait son drapeau. Au reste, ses commerçans avaient déjà trouvé ce chemin de la Chine pour des relations d’échanges sérieuses ; il fallait les consolider, et aussi utiliser les capitaux de plus en plus abondans dans l’Empire à créer des exploitations industrielles, minières en particulier, dans ces régions si remarquablement étudiées par Richtoffen. On espérait de plus que ces capitaux trouveraient des emplois non moins rémunérateurs sous la forme de voies ferrées, qui faciliteraient encore l’introduction en Chine des marchandises allemandes, de la camelote à bon marché. Il y avait là une question de débouchés, en même temps qu’une question de domination guerrière.


Pendant toute l’année 1896, la flotte allemande avait longé le littoral chinois, étudiant les diverses baies où l’on pourrait créer un arsenal, un port de commerce, un appui pour les ambitions ultérieures, un point de pénétration pour le commerce. L’Angleterre observait, sans pouvoir s’opposer effectivement à la réalisation d’un projet qui allait l’atteindre, en créant une concurrence à son propre établissement de Weihaiwei. Se souvenant des indications données par Richtoffen et par d’autres explorateurs, les représentans du gouvernement allemand ne devaient pas tarder à jeter leur dévolu sur le Chantoung, à une distance assez faible de Tché-Fou, port extrêmement important et florissant du Nord de la Chine. Il est à remarquer que ce Richtoffen (qu’il faut encore mettre à contribution quand on veut se renseigner sur les ressources de la plus grande partie de la Chine) avait expressément indiqué les avantages de la situation de Kiaou-Tchéou. Ce dernier port n’a pu être utilisé tel quel, par suite des transformations du matériel naval commercial ou militaire depuis trente ou quarante ans ; mais la situation est restée toujours aussi bonne, étant donné que l’établissement maritime était créé, transporté à l’entrée de la baie, au lieu de demeurer plus au fond.

Un simple coup d’œil sur la carte montre les avantages de cette situation. On est à vingt heures par mer de Shanghaï, et à vingt-quatre heures de l’embouchure du Pei Ho, par conséquent de Tientsin, tout près de la capitale de l’Empire. L’immense presqu’île qui forme la plus grande partie de la province du Chantoung se trouve en face de la Corée, séparant le golfe du Petchili de la Mer-Jaune. L’importance prise par Tché-Fou, surtout avant la concurrence de Tsing-Tao, le choix que les Anglais ont fait à leur tour de l’emplacement de Weihaiwei, à l’extrémité de cette presqu’île du Chantoung, confirment l’excellence du choix des Allemands. Nous devons ajouter que le climat de cette province chinoise est considéré comme très sain, les épidémies qui frappent la population indigène sont le résultat de la misère et de l’absence de toutes connaissances hygiéniques ; le thermomètre n’y descend pas très bas en hiver, et la chaleur est fort supportable en été.

On se trouve, quand on s’attaque commercialement au Chantoung, en face d’une population qui représente quelque trente millions de consommateurs possibles, répartis à raison de 175 à 180 habitans par kilomètre carré. Cette population est en somme laborieuse et tranquille ; elle est massée sur divers points en grandes villes de plusieurs centaines de mille habitans, comme à Tsinan-Fou : ce point devait devenir un remarquable terminus (considéré comme provisoire) pour la voie ferrée de pénétration que l’on ne tarderait pas à construire, pour mettre le pays en coupe réglée au profit des industriels et commerçans allemands. Sans doute les voies de communication n’étaient pas abondantes, mais il en est ainsi dans toute la Chine. Les champs, les vergers, les fermes indigènes qui émaillent le pays promettaient des produits divers d’exportation. L’arachide, en particulier, devait fournir de la matière première pour ces industries oléicoles qui prennent tant d’importance dans nos régions européennes, et manquent de produits à transformer. Dès longtemps les explorateurs, et spécialement Kichtoffen, avaient reconnu l’existence de houille et de minerai de fer abondans dans cette province. Il serait assez facile de dériver vers un nouvel établissement bien organisé une bonne partie du mouvement commercial qui se faisait par d’autres points de la côte.

La prise de possession ne fut ni difficile ni longue. Elle s’accomplit avec la brutalité qui est le principe d’action du Germain, quand il n’a pas affaire à quelqu’un sûrement plus fort que lui, auquel cas il adopte la duplicité et la servilité. Le 14 novembre 1897, arrivait en face de l’entrée de la baie de Kiaou-Tchéou le contre-amiral Von Diedrichs, à la tête de quatre navires. Le lendemain, il les faisait mouiller en position de combat, de bombardement des forts chinois soi-disant destinés à défendre la baie et le port. Et le lendemain matin, il envoyait un ultimatum au commandant de la place, un général chinois qui avait sous ses ordres d’assez bonnes troupes bien armées. L’ultimatum lui intimait l’ordre d’évacuer les forts et la ville dans les trois heures. Le général obéit pacifiquement à cet ordre. Ses troupes gagnèrent d’abord les collines qui bordent la baie et la rade ; mais, sans ordres supérieurs, elles abandonnèrent complètement le pays aux Allemands, qui arborèrent solennellement leur pavillon.


Il avait pourtant fallu un prétexte à cette prise de possession : on avait argué de ce que, au commencement de novembre, deux missionnaires allemands avaient été tués dans l’intérieur de la province. On s’était bien gardé de demander une satisfaction, la punition des assassins : on entendait se payer soi-même, en choisissant le meilleur morceau à prendre. L’opération avait été menée rondement, après avoir été étudiée longuement et mûrement : toujours l’attaque brusquée. Et le contre-amiral en fut récompensé par le grade de vice-amiral, dès le 23 du mois.

Ce qui prouvait que les ambitions politiques allaient ici de pair avec les visées commerciales, c’est qu’immédiatement l’Allemagne créait une puissante escadre dans les mers de Chine : elle avait sa base d’opérations, qui allait du reste permettre à l’Empire de développer ses possessions dans le Pacifique. Nous n’avons point à nous en occuper ; mais nous devons noter que bien vite l’Empereur envoya son propre frère, le contre-amiral prince Henri de Prusse, en ambassadeur auprès de l’empereur de la Chine, pour lui faire reconnaître la prise de possession violente d’une de ses provinces, et surtout pour obtenir de lui des concessions encore plus considérables.

Il s’agissait en effet de donner de l’air à l’établissement de Kiaou-Tchéou, de se ménager une situation privilégiée dans le Chantoung, objet des ambitions industrielles et commerciales de l’Allemagne. C’est le 6 mars 1898 que le traité fut signé avec la Chine, ou plus exactement imposé à elle : le fait est que, dès le courant de décembre, on avait envoyé d’urgence sur Tsing-Tao, porto d’entrée de la baie et du territoire, un corps d’occupation permanent composé d’infanterie et d’artillerie, à même de relever le corps de débarquement fourni par les navires de guerre. En février, était parti d’Allemagne un capitaine de vaisseau nommé gouverneur militaire, qui allait prendre en main les transformations complètes qu’on entendait apporter à la nouvelle possession ; nous ne disons pas colonie, et cela volontairement, parce que le territoire de Kiaou-Tchéou, en raison de son importance, n’a pas été passé au Département colonial, mais est demeuré sous l’autorité du Département de la Marine.

Les clauses du traité imposé à la Chine lui donnaient une importance encore plus grande. C’est que son étendue réelle dépassait ses limites officielles. En effet, le traité avait cédé à bail (bail renouvelable) pour une durée nominale de quatre-vingt-dix-neuf ans, toute la baie de Kiaou-Tchéou avec les îles s’y trouvant ; à mer haute, elle a 22 kilomètres de diamètre environ, puisqu’elle est sensiblement circulaire ; à mer basse, elle en a encore un peu plus de 18. Les fonds y sont excellons ; le tirant d’eau atteint 10-mètres à l’entrée, et même 15 à 20 mètres au centre et le long de sa rive Est, qui est rapide, de telle sorte que des navires de forte taille peuvent aisément s’ancrer le long du littoral. Celui-ci est dominé par des hauteurs atteignant jusqu’à 100 mètres, ce qui permet d’installer des batteries défendant la baie et son entrée, dans un certain secteur tout au moins. On avait négligé complètement le port même et la ville de Kiaou-Tchéou, parce qu’ils avaient perdu une bonne partie de leur importance ; mais une clause complémentaire les rendait inutilisables contre l’établissement allemand, comme nous allons le voir. La cession à bail, ce qui était autrement intéressant, portait sur Tsing-Tao, petit port et modeste village chinois dont l’importance était à peu près nulle, mais dont les représentans de l’Allemagne avaient prévu le rôle à venir. Et comme ce Tsing-Tao se trouve à l’extrémité d’une péninsule formant un des deux bras qui enserrent la baie, l’Allemagne prenait possession de toute la presqu’île jusqu’à une rivière appelée Pai-Chao, au Nord, et à une ligne perpendiculaire à la côte et à la frontière Nord du territoire ; de manière à englober tout un massif montagneux qui permet de défendre et de bien isoler Tsing-Tao. Le terrain avait été étudié à l’avance, comme on voit.

La protection de l’Empire couvrait également la presqu’île de Haïhsi, au Sud de la baie, en face de la pointe où se trouvait Tsing-Tao ; seconde presqu’île qui n’était pas importante par elle-même, mais parce qu’elle permettait de défendre puissamment sur l’autre rive l’entrée de la baie. Enfin, bien entendu, la cession à bail comprenait des îles même au Sud de Tsing-Tao, que l’Allemagne avait considérées comme nécessaires à la défense de l’entrée des futurs arsenal et port de Tsing-Tao. Il y avait mieux encore, puisque le territoire du protectorat proprement dit était entouré d’une zone neutralisée de 60 kilomètres de large, qui n’était qu’une véritable extension de ce protectorat. Dans cette zone, les autorités chinoises ne pouvaient pas prescrire de mesures importantes sans obtenir, au préalable, l’assentiment de l’Allemagne.

Non seulement le territoire auquel on s’attaquait et la grande et puissante province de Chantoung devaient former un hinterland pour le nouveau port ; mais encore la baie de Kiaou-Tchéou et surtout le nouvel établissement que l’on créerait à Tsing-Tao formeraient une base stratégique de première valeur. Il était vraisemblable, au surplus, que les Allemands ne chercheraient pas à tirer parti directement de toute la baie ; ils établiraient des ouvrages nouveaux à Tsing-Tao même.

Cependant, cette baie pouvait fournir un abri pour les navires de commerce et les navires de guerre. Sans doute des bancs de sable s’y sont-ils formés, mais l’entrée, large de 2 kilomètres, est généralement commode ; on pouvait en compléter aisément l’éclairage, qui avait déjà été tenté par le gouvernement chinois. Ce qui est précieux, grâce au climat de cette partie de la Chine, c’est que l’intérieur de la baie est généralement libre de glaces. A la vérité, on y eut une surprise pénible, en ce que l’on constata que le mouillage, qui se trouvait à l’intérieur de la baie était presque intenable en hiver, sous l’influence des vents du Nord. Il fallait alors que les navires allassent mouiller à deux ou trois kilomètres de la côte, pour ainsi dire en pleine mer ; et c’est surtout afin de remédier à cet inconvénient que d’immenses travaux ont été faits à Tsing-Tao.

Toute la série de collines qui dominent les mouillages le long du front de mer, et qui ont été affublées de noms allemands, pouvaient assurer dans de très bonnes conditions la défense de ce front de mer, en même temps que celle du front de terre. Les îles qui se trouvaient en face de la ville devaient contribuer à fournir un abri à la navigation. On avait en vue un port de commerce, qui devait être un port franc, pour permettre l’exploitation du riche hinterland du Chantoung, sans qu’on eût aucunement l’ambition de faire de cette nouvelle colonie une colonie de peuplement. On entendait, d’autre part, résoudre, avant même la question commerciale, la question militaire, en faisant de Tsing-Tao et du territoire de Kiaou-Tchéou un point d’appui pour la flotte allemande en Extrême-Orient. L’Empereur avait l’ambition d’y créer un arsenal susceptible d’être comparé à celui de Hong-Kong. Et, avant tout, on avait construit des forts, des casernes, des ouvrages militaires de toutes sortes.

Ce qui montrait bien ce qu’on attendait, au point de vue naval et militaire, de cette base de Kiaou-Tchéou, c’est que les dépenses y ont été faites sans compter. On avait eu soin, nous l’avons dit, de ne pas confier le nouveau protectorat à l’Office colonial allemand : il a toujours relevé exclusivement du.Département militaire de la Marine, tout comme les ports de guerre de la métropole. Un capitaine de vaisseau complètement indépendant exerçait les fonctions de gouverneur ; il était appuyé d’un Conseil de gouvernement, comprenant d’une part, et bien entendu, les chefs des services administratifs, de l’autre, les représentans de l’élément civil, au nombre de trois, et nommés pour un an. Deux seulement de ces représentans de l’élément civil étaient élus : l’un par les maisons de commerce européennes de la colonie, l’autre par les propriétaires fonciers payant une certaine somme d’impositions. Le territoire était divisé en trois districts, dans l’administration desquels on avait laissé une certaine part à l’élément indigène.

Il faut reconnaître que l’administration était bien comprise : on avait constitué une série de conseils, commissions, comités, soit des écoles, soit des impôts, soit de la puissance publique. On avait constitué des tribunaux, composés d’un magistrat de métier et de deux ou quatre assesseurs, pris parmi les négocians ou les employés de commerce. Les indigènes chinois étaient jugés d’après le droit chinois même ; certaines peines avaient été supprimées, mais on avait conservé la bastonnade.

Des mesures avaient été prises pour établir des relations aussi intimes que possible entre le nouveau protectorat et la province chinoise dans laquelle il était enclavé, le Chantoung. Le personnel officiel allemand avait eu soin de se mettre dans les bonnes grâces du gouverneur de la province, et avait employé pour cela le moyen qui pouvait le mieux réussir : il l’avait intéressé au succès des entreprises commerciales et industrielles tentées par les capitaux allemands, en lui remettant un nombre d’actions assez élevé de la Compagnie de chemins de fer qui se fondait. Pour favoriser les relations commerciales avec les indigènes, on avait eu soin d’obtenir du vice-roi l’autorisation d’organiser quelques écoles en dehors du territoire de protectorat, écoles où une partie de l’instruction devait être donnée en langue allemande. Ces écoles étaient sous l’autorité de l’Allemagne, en ce sens qu’elle nommait les maîtres allemands, tout au moins.


Nous avons parlé de chemins de fer, et le fait est que les Allemands, au moment même où ils se faisaient accorder le protectorat, obtenaient une concession de voies ferrées dans la région qu’ils avaient plus spécialement en vue, et qu’ils espéraient absorber par l’intermédiaire du port de Tsing-Tao. Il s’agissait d’une ligne ferrée d’un développement de 450 kilomètres qui joignait Tsing-Tao à Tsinan-Fou, en traversant d’abord tout le territoire du protectorat et de la zone neutralisée, pour passer à Ma-Tsi, puis à Tchang-Tien ; un embranchement devait être lancé sur des mines, des gisemens de charbon que l’on avait reconnus, et qui ne devaient pas tarder à être exploités.

En effet, dans les nombreuses concessions que l’Allemagne avait eu l’habileté de se faire accorder par la Chine, il y avait notamment le droit d’exploiter les mines sur une bande de terrain large de 15 kilomètres, de chaque côté de la ligne ferrée devant atteindre Tsinan-Fou. Les recherches faites antérieurement par les explorateurs, les ingénieurs, les missionnaires allemands, à l’affût de ce qui pouvait développer la puissance commerciale et industrielle allemande, avaient identifié des gisemens houillers importans dans la province du Chantoung, en même temps que des gisemens de minerai de fer ; gisemens qui, à ces deux points de vue, semblaient se continuer dans la province voisine de Chan-Si.

La mise à profit de ces concessions diverses, l’établissement d’une base nouvelle considérable, puissante, bien armée, bien défendue, en même temps que la mise en valeur et du territoire du protectorat et de la province sur laquelle on voulait agir, suivirent rapidement. Des dépenses considérables furent engagées. L’Empire fournissait et a toujours fourni largement les fonds, puisque, en 1901 par exemple, à une époque où cette mise en valeur commençait déjà à se manifester, le budget de la colonie s’élevait à peu près à 14 millions de francs : il était composé, pour quelque 13 millions 1/2, d’une subvention de l’Empire. En quatre années seulement, les dépenses faites pour créer l’arsenal, le port de guerre, atteignirent une cinquantaine de millions. Des capitaux privés avaient été apportés par des Compagnies, pour profiter des concessions commerciales ou industrielles accordées par le gouvernement chinois, et pour donner au port de commerce l’importance qu’on en espérait.

Un conseiller de légation allemand, M. Von Kœnig, étudiait avec satisfaction, en 1907, le développement économique, commercial et financier des colonies allemandes, et il ne manquait pas de consacrer quelques pages à la Possession de Kiaou-Tchéou. Il montrait que, au commencement de 1907, on était déjà arrivé à dépenser beaucoup plus de 125 millions pour ce protectorat, du fait seul des sommes engagées par le gouvernement. On ne pouvait, du reste, pas séparer, dans les budgets officiels, les dépenses purement militaires des dépenses civiles ; elles allaient de pair, puisque tout ce qu’on avait fait comme port, comme réorganisation de la ville, etc., avait eu, avant tout, un but de domination, d’emprise allemande.

Si nous avions examiné un budget moyen aux environs de l’époque où écrivait M. Von Kœnig, nous aurions pu tabler sur un total de dépenses de douze millions et demi de marks (ce qui fait bien près de seize millions de francs) : les dépenses ordinaires de l’administration militaire étaient de 1 800 000 marks, sans parler de deux millions et demi affectés au personnel de l’établissement militaire. On comptait, d’autre part, un peu plus de trois millions et demi de marks pour les dépenses extraordinaires consacrées à la construction des ports, dix millions pour la construction de la ville, autant pour les maisons ouvrières dépendant de cette reconstitution, 800 000 marks pour l’armement et l’amélioration des forteresses. Tout cela laissait entendre que les préoccupations militaires tenaient la première place dans le budget et dans la vie du Protectorat.

Ce qui n’empêchait pas, comme nous le verrons, les échanges, l’introduction de marchandises allemandes, l’exportation des produits du territoire et surtout de la province voisine, de se développer puissamment à l’aide des installations créées.


Le plan adopté pour le nouveau port de Tsing-Tao est des plus intéressans ; il a donné de beaux résultats. On a établi ce nouveau port, qui est en réalité double, dans la partie occidentale de la baie. Si on contourne l’extrémité de la presqu’île sur laquelle Tsing-Tao est construit (nous entendons la nouvelle ville), et si on passe du Sud à l’Ouest, on va trouver d’abord le petit port destiné aux jonques et aux navires de tirant d’eau réduit ; cette destination spéciale n’a point empêché de munir les quais du port, des engins voulus pour la manutention des marchandises. En allant plus loin, on rencontre le grand port, établi tout à fait artificiellement à l’abri de deux môles, et aussi le dock de carénage. Il a été construit à l’aide de blocs naturels et de blocs en béton, les môles formant deux branches d’un gigantesque fer à cheval. Ces deux môles ont un développement de quelque 5 kilomètres, et une largeur de 5 mètres à la base ; ils dominent l’eau de 2m, 50. Entre les deux points où ils se relient à la côte, il a fallu opérer un immense travail de remblayage, permettant d’établir, le long du littoral, un terre-plein qui a donné le moyen de reporter les quais par des profondeurs d’eau très considérables ; on a comblé, en arrière de ces quais, à l’aide des sables et de vases recueillis durant les dragages effectués dans le chenal de l’entrée du port ; ce chenal a été porté à une profondeur de 10 mètres à mer basse, de manière à répondre aux besoins des plus grands navires qu’on soit exposé à recevoir dans ces mers.

Le plan primitif a prévu l’établissement, à l’intérieur de cette rade artificielle, de 40 grandes darses destinées soit au commerce, soit aux dépôts de charbon, de pétrole, soit à la marine de guerre exclusivement. La pierre ne manquait point pour exécuter les travaux ; on s’est contenté de s’attaquer à l’une des parties des collines qui dominent la ville, et que l’on avait reliées par chemin de fer aux travaux du port. Bien entendu, on a élevé deux grands phares pour éclairer l’accès de la rade. On a rapidement doté le port d’appareils perfectionnés pour l’embarquement des charbons provenant des exploitations minières allemandes de l’intérieur de la province. C’est donc une installation maritime de premier ordre que les Allemands viennent de perdre.

Ce qui devait aider puissamment le port commercial à prendre un développement des plus sérieux, ce n’est pas seulement la voie ferrée qui allait très rapidement le relier à certains centres industriels nouveaux, et aux régions indigènes de la province du Chantoung ; c’est aussi ce fait, que, avec une compréhension très claire des nécessités économiques et commerciales, on n’a pas tardé à faire de Tsing-Tao un port franc. On a décidé d’admettre en franchise de droits toutes les marchandises, quelle que fût leur origine. Dans le courant de l’année 1899, le gouvernement a signé, avec le gouvernement chinois, une Convention douanière, en vertu de laquelle les marchandises importées à destination de la Chine et traversant seulement le territoire du protectorat, ne devaient payer que les taxes douanières chinoises. Pour les marchandises d’origine chinoise provenant d’un port chinois et débarquant à Tsing-Tao à destination de la Chine, il n’était perçu que la moitié des droits. Quant aux marchandises importées pour les besoins du territoire même, elles étaient admises en franchise, et aucun droit d’exportation ne les frappait quand elles sortaient de Tsing-Tao. Les marchandises européennes ou chinoises provenant d’un port à traité chinois, bénéficiaient de la franchise complète. Pour simplifier les choses, quand des marchandises étaient importées à destination de la Chine, grâce à un bureau de douanes chinoises, dirigé du reste par un Allemand, et doté d’un personnel allemand, les taxes douanières chinoises pouvaient être payées immédiatement : ce qui permettait à ces marchandises de prendre le chemin de fer, de pénétrer en Chine, sans être arrêtées, ralenties, immobilisées a la frontière.

Le but principal avait été de créer un port libre et sans formalités douanières à la frontière de l’hinterland.


Pour se débarrasser des défauts et des dangers que présentaient Tsing-Tao et les agglomérations indigènes environnantes, le gouvernement a fait raser toute l’ancienne petite agglomération et a créé de toutes pièces, un peu à la façon américaine, une ville modèle, d’où l’on a refoulé à une certaine distance ce qu’on peut appeler la banlieue indigène. C’était l’application des façons méthodiques qui sont coutumières aux Allemands, et qui souvent donnent de bons résultats.

Les Chinois, au nombre de plusieurs milliers, qui habitaient auparavant la région où l’on voulait créer la nouvelle ville, reçurent l’ordre d’aller s’établir dans le Nord-Est, où ils furent obligés d’installer une agglomération indigène suivant un plan dressé par l’administration. Celle-ci ne s’était point fait faute de suivre les erremens ordinaires du caporalisme prussien ; les moindres détails avaient été prévus. Il était d’autant moins difficile de faire de la nouvelle ville une capitale hygiénique, que le climat de cette partie du Chantoung est réellement favorable aux Européens. La température moyenne descend sans doute aux environs de — 3 degrés en décembre et même — 4 degrés en février, mais elle ne dépasse pas 24 à 25 degrés en juillet et en août, pour redescendre ensuite graduellement en septembre et en octobre. La chaleur est forte, mais elle peut se supporter facilement ; l’hiver est assez rude, mais sans rien de trop pénible ; le mois d’octobre est particulièrement beau ; et Tsing-Tao était devenu une résidence de repos pour une bonne partie des Européens habitant la Chine. Certes, les arbres n’étaient guère abondans dans cette province ; mais il semble que ce soit surtout parce que l’on n’a pas songé à boiser, ni à reboiser. Comme toujours, la conséquence a été de raviner, d’emporter la terre végétale.

Mais l’administration allemande, au début de l’occupation du territoire, eut soin de regazonner, de replanter, de reboiser dans toute la région de Tsing-Tao et des environs. On a créé un service des Eaux et Forêts, qui a fait des semis sur les diverses collines, de façon à maintenir les terres, à améliorer le régime des torrens, à rendre le pays plus agréable. Ces efforts devaient sûrement réussir, dans une province où les agriculteurs chinois savent faire venir les arbres fruitiers les plus divers, cerisiers, pruniers, poiriers, pêchers, même la vigne. Ces plantations faisaient partie du plan d’aménagement de la ville nouvelle ; et il est tout à fait curieux et caractéristique de constater l’ardeur avec laquelle ce plan a été exécuté en ménageant l’avenir, en créant de façon immédiate une grande ville agréable à habiter, bien distribuée, très saine.

On avait commencé, bien entendu, par dresser des plans cadastraux, et par faire des levés topographiques de l’emplacement même de la nouvelle ville et de ses environs immédiats. Si l’on avait jugé nécessaire d’adopter l’emplacement de l’ancienne agglomération, c’est qu’elle se trouvait dans une situation des plus agréables, choisie un peu instinctivement par les constructeurs chinois sur les premiers contreforts de la montagne.

Toutes les anciennes maisons, tous les édifices même public » ont été démolis, sauf l’ancien yamen du taotaï, transformé en bureau du gouvernement, sauf également un ancien temple, que l’on a conservé pour la couleur locale, puisqu’il était abandonné par les bonzes. Sur une circonférence de plusieurs kilomètres, tout a été jeté bas.

D’après le plan adopté, cette nouvelle ville de Tsing-Tao devait s’étendre de la baie appelée d’Argona, jusqu’au petit port dont nous avons parlé plus haut et à la colline portant le nom de l’amiral auquel l’Empire allemand devait la conquête facile de ce nouveau territoire. Pour rendre la ville plus agréable, plus saine, l’administration avait décidé que le nombre des étages d’aucune construction ne pourrait dépasser trois ; elle avait de plus spécifié que la superficie non bâtie devrait être au moins de 45 pour 100 de la surface totale des terrains achetés par les particuliers en vue de construire. Comme, d’autre part, les quartiers étaient tous percés de larges avenues, aboutissant généralement à une promenade établie en bordure de la mer, l’aération de la ville pouvait se faire dans les meilleures conditions. Toutes les habitations devaient être construites en pierre de taille, au moins dans le quartier européen, pierre de taille fournie par la colline portant le nom de Bismarck.

Les premières constructions s’élevèrent d’autant plus vite qu’une bonne partie des travaux, même particuliers, ont été exécutés par une entreprise générale de construction. Quant aux édifices officiels, ils ont été édifiés en très grande partie par le personnel militaire. Ils ont compris immédiatement un hôtel du gouvernement, un tribunal, une école, deux églises, deux grandes casernes situées dans l’Est de la ville, un quartier d’artillerie, une série de bâtimens administratifs des plus divers, un hôpital, une poudrière, un dépôt de munitions, un magasin d’approvisionnemens, etc. Un représentant de la Belgique, M. de Gaissier, signalait, il y a déjà plusieurs années, Tsing-Tao avec ses larges rues bien tracées, bien établies et bien entretenues, comme un des jolis points de la côte du Nord ; il y montrait l’agrément de la vue s’étendant sur la baie et sur les montagnes reboisées par les Allemands ; il insistait sur la brise qui vient des montagnes et tempère les chaleurs estivales. Et, ce qui est tristement humoristique à l’heure où nous écrivons ces lignes, il disait que Tsing-Tao était « en train de devenir l’Ostende de la Chine, » le rendez-vous des résidens européens en quête de repos et de fraîcheur relative.

La partie Sud de la ville a été réservée aux Européens ; ses deux artères principales portaient les noms caractéristiques de Kaiser Wilhelmstrasse et de Friedrichstrasse. Ces deux grandes rues parallèles sont perpendiculaires à la mer ; à l’extrémité Ouest de la première se trouvaient les plus grandes maisons de commerce, en grande partie allemandes ; leurs entrepôts et magasins se raccordaient à la ligne ferrée dont nous parlerons tout à l’heure, et dont nous avons déjà dit un mot : elle avait pour mission de mettre le Chantoung en coupe réglée, sous la dépendance germanique. Le quartier chinois se trouvait, et se trouve encore, à l’extrémité opposée de la seconde rue ; ce quartier est chinois par ses habitans, mais non point par ses maisons, construites à l’européenne suivant les règles de l’hygiène. Il va sans dire que ces maisons coûtent cher et ne sont point accessibles aux humbles travailleurs, relégués dans des villages éloignés.

On avait donné à la ville un aspect nettement allemand. Les règlemens de voirie, par exemple, étaient très sévères. Tsing-Tao avait été approvisionnée largement de bonne eau potable ; un système d’égouts avait été établi. Dès le mois de mars 1900, la ville était éclairée à l’électricité ; bien avant même, un réseau téléphonique avait été construit ; on n’avait pas oublié de créer, pour cette station, deux magnifiques hôtels bien aménagés

Nous avons fait allusion, il y a un instant, aux conditions de vente aux particuliers des terrains de la ville, pour constructions privées. Dans cette question foncière, les Allemands avaient apporté une méthode très louable, doublée d’une réglementation très stricte, très dure, qui a eu de sérieux avantages, en empêchant des spéculations trop marquées de la part des premiers arrivés, et qui auraient ensuite tenu la dragée trop haute à ceux qui auraient voulu construire des maisons dans le périmètre de Tsing-Tao.

Tout d’abord, le gouverneur, dès la prise de possession du territoire, avait décidé que les propriétaires chinois ne pourraient vendre leurs terres à personne autre que le gouvernement allemand lui-même, les prix de vente devant être les prix usuels en vigueur avant l’arrivée des Européens. Cela permettait à l’administration d’acquérir à bon marché tous les terrains qui lui paraissaient convenables pour la création de la ville, de ne conserver que ce qui serait nécessaire soit aux fortifications, soit aux monumens publics, aux voies de communication, et de céder le reste aux acquéreurs particuliers qui se présenteraient. C’était sans doute très tyrannique à l’égard de la population indigène ; mais la population immigrée n’a eu guère qu’à se louer de ce procédé.

Il ne faut pas perdre de vue que ces méthodes d’autorité ont quelque raison d’être, quand on arrive dans un pays neuf, peu civilisé relativement, où les titres de propriété manquent d’ordinaire. Ici, en particulier, on ne pouvait point trouver de pièces officielles établissant l’existence, la délimitation des parcelles cédées par les propriétaires chinois (sous réserve de la souveraineté directe de l’empereur de la Chine comme de juste). Notons, détail typique du soin avec lequel toutes ces choses ont été faites, que, dans les relations entre le gouvernement acheteur et les propriétaires indigènes vendeurs, il était entendu que, jusqu’au moment du paiement du prix d’achat, le paysan restait propriétaire du terrain ; il en récoltait les produits comme un usager.

De façon générale, le prix d’achat n’a guère dépasse 75 marks au mow, ce qui correspond à environ 660 mètres carrés. Les achats officiels ont porté sur une superficie de 2 500 hectares. Il avait été pris un règlement général foncier. Il a été décidé que, de temps à autre, le gouvernement ferait procéder à la vente de terrains en fixant un prix minimum d’achat ; la parcelle mise aux enchères était adjugée naturellement au plus fort enchérisseur. Au cas où celui-ci voudrait revendre le terrain entier ou une partie, il devait en avertir l’administration, en faisant connaître le montant du prix offert et en défalquant la valeur des immeubles. Le gouvernement se réservait le droit de préemption. Au cas où il n’en faisait pas usage, il prélevait sur la vente un tiers du montant de la plus-value : ce qui est un peu l’application des doctrines socialistes sur la fameuse plus-value.

Comme nous le disions tout à l’heure, le gouvernement gardait toujours son droit de contrôle sur les constructions, en tenant la main à ce qu’elles fussent exécutées conformément aux plans adoptés et d’après les règles d’hygiène, de voirie et autres arrêtées par l’administration. Nous pourrions ajouter encore, bien que cela se rapporte plutôt aux pratiques économiques et fiscales du gouvernement allemand en général, que, tous les trois ans, il était procédé à une estimation des terrains à bâtir, tout simplement parce que l’administration prélevait, comme contribution foncière, 6 pour 100 de la valeur estimative de toutes les parcelles vendues comme terrains à bâtir.

On ne saurait trop insister sur la méthode avec laquelle les Allemands ont mis en état leur belle colonie de Kiaou-Tchéou : tout comme en matière commerciale, on y trouve des exemples en partie bons à suivre. Encore durant l’année 1913, il ne s’est pas bâti moins de 500 constructions de toute espèce, sur le territoire de la ville de Tsing-Tao : et cela comme conséquence même de l’état de plus en plus florissant de cette ville, et de tout le territoire de Kiaou-Tchéou.


Pour nous rendre compte de ce développement considérable, il faut, tout à la fois, interroger les résultats de l’exploitation de la ligne ferrée construite entre Tsing-Tao et le centre de la province du Chantoung, examiner ce que donnaient les mines de charbon exploitées par une filiale de la Compagnie des chemins de fer, et jeter un coup d’œil sur le développement et le mouvement des échanges du port de commerce, enfin étudier toute la situation économique, industrielle et commerciale.

Etant donnés les efforts de l’Allemagne, les progrès considérables faits par ses compagnies de navigation ; les espérances qui s’étaient manifestées immédiatement au sujet de l’avenir du territoire de Kiaou-Tchéou et de la mise en coupe réglée de la province du Chantoung ; il ne fallut pas attendre longtemps pour que le port de Tsing-Tao, encore à l’état primitif, fût en relations régulières avec les ports de la métropole sous pavillon allemand. En 1901, le fameux directeur de la Compagnie Hambourgeoise-Américaine, le docteur Ballin, était venu visiter la baie de Kiaou-Tchéou et Tsing-Tao, et il n’avait pas tardé à prolonger un service maritime sur Shanghaï par une ligne spéciale gagnant Kiaou-Tchéou, puis Tientsin. La ligne subventionnée des paquebots postaux impériaux avait été prolongée sur Tsing-Tao ; on n’avait pas été long à en décider de même pour la ligne nouvellement créée de Shanghaï. Des lignes allemandes avaient été également établies pour relier plusieurs ports chinois à Tsing-Tao. Toujours pour en tirer des communications faciles, qui ont une telle influence sur les relations commerciales, on dépensa sans hésiter des millions à établir des câbles télégraphiques sous-marins de Tsing-Tao à Shanghaï et à Tché-Fou.

Les lignes de navigation devaient être continuées logiquement par une ligne ferrée à l’intérieur du pays. On voulait en effet la pénétration des marchandises et des marchands de Tsing-Tao jusque dans le cœur de la province, de façon, en particulier, à faire concurrence au port voisin de Tché-Fou et aussi au port essentiellement anglais de Weihaiwei : c’est contre l’influence anglaise que les Allemands ont entendu lutter bien avant la guerre actuelle.

La ligne ferrée à établir assurerait en même temps l’exportation des produits donnés par les entreprises qu’on avait l’intention de lancer. Les communications primitives étaient tout à fait précaires ; on ne trouvait que des sentiers ou des pistes, tout au plus une route où circulaient difficilement, même pendant la belle saison, les chariots à roues de bois caractéristiques de la Chine. Quant aux fleuves, aux cours d’eau divers que l’on trouve dans cette région, et qui sont le plus souvent obstrués par des sables, ils sont inutilisables pour les transports.

On sait dans quel état d’abandon les Chinois ont, depuis bien longtemps, laissé tomber les canaux qu’ils avaient autrefois fort intelligemment creusés pour la navigation des chalands ; rien n’était fait pour entretenir la cuvette de ces canaux ; et la circulation des embarcations se poursuivait très difficilement, très lentement.

Avant de créer, avec l’aide d’une Société financière, la grande ligne ferrée qui devait mettre en exploitation facile la province, en se substituant sans peine à tous ces moyens de transport primitifs, les Allemands avaient minutieusement étudié les courans de transports dans la région ; et ils ont adopté un tracé correspondant à peu près à ces courans naturels, de l’intérieur vers la côte ou inversement ; ce qui avait permis de prévoir immédiatement que la ligne ferrée nouvelle drainerait le principal mouvement commercial des centres de l’intérieur vers Kiaou-Tchéou, au grand détriment de Tché-Fou et de Weihaiwei.

Les capitalistes et les industriels allemands ont toujours été disposés à seconder le gouvernement dans la mise en exploitation des pays conquis, par suite de cette alliance continuelle du commerce, de l’industrie et de la politique guerrière, si caractéristique de la mentalité allemande. Dès la prise de possession du territoire de Kiaou-Tchéou, on a vu se fonder un syndicat, dit Syndicat pour l’exploitation économique de Kiaou-Tchéou et de son hinterland. Il avait des buts multiples, puisque, d’après ses statuts mêmes, il était destiné à organiser des entreprises minières, aussi bien qu’à acquérir ou à construire des voies ferrées, à exécuter des travaux de port, à créer des établissemens industriels, à faire le commerce des marchandises, etc. Ce syndicat était fort appuyé par le gouvernement : il obtint rapidement la concession des voies ferrées du Chantoung.

Immédiatement il constitua une société filiale, se spécialisant dans les chemins de fer, qui prit le nom de Société des chemins de fer du Chantoung pour la construction et l’exploitation du réseau concédé. Son siège était à Tsing-Tao même, et son capital atteignait 67 millions et demi de francs. En octobre 1899, elle s’engagea à construire, dans les cinq années, une ligne de Tsing-Tao à Tsinan-Fou, capitale du Chantoung ; cette ligne devait passer par Weihsien, à 180 kilomètres de Tsing-Tao, et cette portion de la ligne devait être terminée en 1902. Il est bon de se rappeler que Weihsien est un des nœuds des communications naturelles de la province du Chantoung.

D’ailleurs, on avait prévu immédiatement deux embranchemens se reliant à cette ligne principale. L’un devait desservir Pochan, où des gisemens de houille avaient été autrefois reconnus par le fameux géologue allemand Richtoffen ; ces gisemens allaient être bien vite mis en exploitation. Un autre embranchement devait desservir un second bassin houiller, situé à 16 kilomètres au Sud de Weihsien : ici encore, le géologue allemand avait identifié des gisemens de houille très précieux. Le réseau se compléterait plus tard par une ligne allant de Tsing-Tao à Itchou-Fou, centre minier beaucoup plus riche encore en houille que les deux précédens ; enfin, ce point de Itchou-Fou devait être relié par une ligne ferrée à Tsinan-Fou, ce qui allait doter toute la province d’un réseau ferré très important, très bien établi, correspondant aux besoins naturels.

Ce qui prouve bien l’ampleur que les Allemands entendaient donner à ce réseau ferré de mise en exploitation de cette portion de la Chine, c’est qu’il avait été prévu que les lignes, non seulement seraient construites à voie normale, mais encore pourraient être doublées ultérieurement. L’Empire allemand s’était réservé droit de rachat de cette concession pour la ligne principale et, au bout de soixante années, la Compagnie exploitante devait amortir la ligne, dès que son bénéfice dépasserait 5 pour 100.

Les travaux ont été exécutés très vite, pour répondre au désir de l’Empereur. Dès la fin de l’année 1900, la ligne était à peu près complètement achevée jusqu’à Kiaou-Tchéou (puisque le tracé desservait naturellement cet ancien port) ; on avait employé à l’établissement de la ligne un nombreux personnel chinois, sous les ordres d’ingénieurs et de contremaîtres allemands ; ce personnel était formé par une école spécialement créée à cette intention. Dans le courant de septembre 1901, la ligne était prolongée jusqu’à Kaumi ; ce parcours nécessitait cinq heures, la longueur du trajet étant de 100 kilomètres.

Les Allemands ont coutume de faire solide, et c’est dans ces conditions que la ligne avait été construite, sous la double protection des troupes allemandes et de troupes chinoises. La population ne montra pas la moindre hostilité : elle comprenait d’instinct l’utilité d’une voie de communication dans ces régions. Le matériel employé était uniquement allemand, introduit qu’il était sans avoir à payer de droits d’importation au gouvernement chinois. La voie a été fort bien établie. La gare de Tsing-Tao, construite tout près du grand port, peut voir arriver à elle à bas prix les charbons nécessaires aux locomotives.

Ce qui montre les désirs mégalomanes des Allemands, lorsqu’ils ont construit cette ligne de pénétration dans la province du Chantoung, ce n’est pas seulement qu’elle devait se raccorder à une ligne du Nord au Sud de Tientsin à Chinkiang, concédée à un syndicat anglo-allemand, mais encore qu’elle devait se prolonger dans le Chansi, pour permettre d’exploiter ses richesses souterraines. L’ingénieur de l’Etat dirigeant les travaux de cette ligne en somme locale, M. Weiler, attirait l’attention des Allemands sur l’importance de la liaison à établir entre Tsing-Tao et le chemin de fer transsibérien. C’était donc dire, comme l’indiquait expressément cet ingénieur, qu’il serait établi un jour un prolongement de la ligne de Tsing-Tao à Tsinan-Fou vers Pékin. Il considérait Tsing-Tao comme étant appelé à devenir le terminus du chemin de fer transsibérien, par suite des conditions d’accès si faciles de ce port, à toute époque, sans avoir à craindre les glaces. Il envisageait cette solution comme devant mettre Berlin à douze jours de Tsing-Tao, en reliant « l’Allemagne asiatique » à sa capitale européenne.

C’est au mois de juin 1906 qu’a été achevée la ligne de Tsinan-Fou ; l’inauguration donna lieu à une cérémonie fort importante, où brillaient tous les personnages officiels chinois. Dès cette année 1906, on avait vu le trafic prendre une grande importance : 800 000 voyageurs avaient utilisé cette voie ferrée ; au point de vue financier, les résultats étaient très satisfaisans. Aussi bien, la Compagnie prenait des mesures pour augmenter le trafic, en établissant des agences destinées à recueillir les marchandises de sortie, en créant des entrepôts pour l’emmagasinage des produits, en établissant des services de charrettes dans la campagne, pour ramasser les marchandises destinées à prendre ensuite la voie ferrée. C’était la création d’un camionnage à l’intérieur d’une province chinoise à peine pénétrée par les Européens.

Le gouvernement allemand avait garanti aux actionnaires de la Compagnie du chemin de fer un intérêt de 4 pour 100 ; cette garantie ne devait sans doute pas avoir souvent à jouer. Durant l’année 1908, le produit brut kilométrique avait dépassé déjà 8 500 francs. Le terrain n’avait pas imposé de très grosses difficultés aux ingénieurs de la construction, à cela près que certaines rivières avaient balayé dans les débuts des ponts établis trop légèrement ; en somme, les devis prévus d’abord concordèrent sensiblement avec la réalité des choses. On avait rapidement vu le chemin de fer transporter des tresses de paille, des produits agricoles, qui venaient s’échanger à Tsing-Tao contre des cotonnades, des pétroles. Rapidement aussi, les gisemens miniers avaient commencé d’être mis en valeur, et avaient apporté leur part de trafic à la nouvelle voie ferrée.

C’est qu’en effet les capitaux, qui avaient été réunis facilement pour l’entreprise du chemin de fer, n’ont pas manqué non plus pour les entreprises minières et même pour d’autres. Il s’était créé deux Sociétés anonymes pour l’exploitation des gisemens miniers, des richesses du sous-sol. Les reconnaissances faites jadis par Richtoffen, et pleinement confirmées par les prospections des agens des diverses Sociétés fondées, avaient révélé des gisemens de charbon, de cuivre, de grès, etc. Un peu comme filiale du grand syndicat dont nous avons parlé tout à l’heure, à la fin d’octobre 1899, s’était créée, au capital de 15 millions de francs, la Société minière du Chantoung, en vue d’exploiter des concessions de mines déjà obtenues en même temps que celles qui seraient acquises ultérieurement. La concession première comprenait une zone s’étendant sur 15 kilomètres de large de chaque côté de la voie ferrée ; bientôt, dans la région de Weihsien, on y rencontra une veine de charbon de 4 mètres d’épaisseur, et on a pu se mettre à creuser des galeries d’exploitation en vue de recueillir du charbon très bon pour tous les usages, aussi bien pour les emplois domestiques que pour la chauffe des chaudières de marine. Tout de suite, la Compagnie avait traité avec la marine de guerre allemande, assurant une fourniture faite à 5 pour 100 au-dessous du prix courant du marché de Tsing-Tao. La Société minière s’était engagée, du reste, dès que son bénéfice dépasserait 5 pour 100, à faire des versemens à la colonie pour alimenter partiellement son budget.

Dans le courant de l’année 1909, l’extraction de charbon des mines de la Société dont il s’agit atteignait déjà 430 000 tonnes ; en 1913, le chiffre correspondant a dépassé de beaucoup 550 000 tonnes ; 50 000 tonnes au moins ont été vendues le long du chemin de fer ; 170 000 tonnes se sont écoulées à Tsing-Tao, soit pour l’exportation, soit comme charbon de soute pour les bateaux fréquentant le port. Que l’on songe que 550 000 tonnes par an, c’est déjà le débit d’une exploitation minière d’importance.

Il ne semble pas que la seconde société créée, sous le nom de Société allemande pour les mines et l’industrie à l’étranger, ait été en rien comparable, comme activité, à la Société minière du Chantoung. Celle-ci est pour beaucoup dans la prospérité de la ligne ferrée. Le trafic de cette ligne ne dépassait guère 700 000 tonnes en 1909 ; il a pu s’élever à 827 000 tonnes en 1912, et dépasser 910 000 tonnes en 1913, beaucoup plus de la moitié de ce trafic se faisant de l’Ouest à l’Est, c’est-à-dire vers le port d’embarquement de Tsing-Tao. Pour le mouvement des voyageurs, il dépassait, en 1913, 1 317 000, au lieu de 1 230 000 seulement en 1912. Il est tout à fait curieux de remarquer la facilité avec laquelle les Chinois substituent, aux moyens de transport les plus primitifs, les transports perfectionnés, et deviennent des cliens fidèles de la voie ferrée, comprenant les avantages qu’elle leur assure. Notons en passant que la Compagnie de chemin de fer et la Société minière du Chantoung avaient fusionné et ne faisaient plus qu’une seule entreprise.


La ligne ferrée du Chantoung et le port de Tsing-Tao ont su bénéficier, non pas seulement de ces exploitations nouvelles faites avec des capitaux européens, mais encore de ce que la ville de Pochan, par exemple, est un véritable centre industriel, jouissant d’une réputation véritable dans le monde d’Extrême-Orient, abritant des fabriques de poteries, de verreries, qui se vendent au loin ; produisant également du vitriol vert, de l’oxyde de fer rouge, des émaux cloisonnés, etc. Telle autre vieille ville est, depuis un temps immémorial, un entrepôt pour la soie, la paille tressée, les huiles et les tourteaux, même les légumes divers, qui ont profité de la nouvelle ligne de communication pour s’exporter moins coûteusement. On ne s’imagine généralement pas tous les produits d’origine agricole, en particulier, que la Chine est susceptible de fournir aux consommateurs européens : aussi bien les arachides que les soies de porc, les cotons bruts, les cuirs, les nattes, les cheveux humains, les pongées, qui sont, il est vrai, de la matière première déjà transformée en tissus de soie indigènes, le suif et mille autres produits.

Les derniers rapports publiés par les Allemands, indiquaient l’état de choses très favorable qui régnait dans le territoire de Kiaou-Tchéou, en dépit de l’effet déprimant produit sur le commerce de toute la Chine par la période révolutionnaire que traverse depuis longtemps le pays. La population du territoire avait atteint 60 000 âmes, dont un très grand nombre étaient de riches marchands chinois ; le prix des maisons s’était accru de la façon la plus caractéristique, notamment dans le voisinage du grand port. Des mesures fort habiles avaient été prises pour la réglementation des contrats commerciaux, en vue de garantir l’intérêt des maisons de commerce étrangères ; les maisons de banque s’étaient multipliées à Tsing-Tao ; il était bien typique de voir une grande compagnie américaine de machines à coudre créer une série d’agences de placement de machines dans toute la province et en particulier dans la région de Tsing-Tao. De même la vente des automobiles s’était puissamment développée, au moins parmi les Européens qui faisaient de bonnes affaires. Le commerce du coton brut avait une telle importance que la chambre de commerce allemande de Tsing-Tao était sur le point d’installer tout un matériel, pour traiter ce coton et le mettre en balles comprimées en vue d’une exportation facile sur l’Europe. Une puissante compagnie s’était fondée pour l’exportation des œufs indigènes, notamment vers les États-Unis. La demande du bois, des étoffes de coton de toute sorte, du pétrole, du sucre, des cigarettes avait augmenté considérablement de la part du consommateur de l’intérieur. Une série de briqueteries indigènes ou européennes s’étaient fondées pour répondre aux besoins de plus en plus marqués de l’industrie de la construction.

Cette expansion du pays se traduisait forcément par un développement continu du mouvement commercial du port, et arrivait rapidement, comme nous l’avons déjà fait remarquer, à créer une concurrence redoutable pour les établissemens anglais et surtout pour le port de Tché-Fou.

Si nous consultons les statistiques commerciales du territoire, nous voyons que le total du mouvement était de 12 450 000 marks, autant dire quinze millions et demi de francs, durant l’année 1899-1900, l’exportation étant très au-dessous des importations, qui atteignaient à peu près huit millions de marks. Dès l’année 1992-1903, le total du mouvement commercial était de 38 millions de francs, dont 28 000 000 de francs aux exportations : on arrivait à 70 millions et demi en 1904-1905, et à 107 millions de francs durant l’année 1905-1906. Dès le début de la mise en exploitation du territoire, et comme conséquence du désir que les Allemands avaient d’en faire une puissante colonie, essentiellement allemande, on avait pu constater une prédominance énorme des navires allemands dans l’effectif des bateaux fréquentant le port de Tsing-Tao. Le fait est que, sur 182 vapeurs entrés dans ce port durant l’année 1899-1900, 140 étaient allemands, 22 anglais, 10 japonais, et, malheureusement, l’on ne comptait pas un seul vapeur portant pavillon français. On sait la rareté de ce pavillon dans les mers de Chine, où pourtant il aurait tant à faire, si nos armateurs le voulaient, si nos commerçans avaient poussé davantage les intérêts de notre commerce dans ces régions.

Pendant l’année 1904, la fréquentation du port a été considérablement supérieure : on y a vu passer 702 navires de toute espèce, dont 687 vapeurs ; le pavillon allemand couvrait cette fois quelque 400 bateaux, contre un peu moins de 200 pour le pavillon anglais ; 2 navires français avaient pu être enregistrés. Une portion importante des échanges se faisant par le port appartient à la navigation côtière et de cabotage ; on réexporte des ports de la Chine, sur le port de Hong-Kong, une partie des marchandises indigènes introduites à Tsing-Tao. Il est à noter que les Japonais, très rapidement, se sont assuré une place assez sérieuse dans le commerce de Tsing-Tao ; et cela a sans doute contribué puissamment à les faire désirer en expulser les Allemands.

La valeur brute des importations dans le territoire de Kiaou-Tchéou atteignait 90 millions de francs en 1912, ce qui accusait une augmentation très sensible sur l’année précédente. La valeur totale du commerce du port dépassait un peu 210 millions. Il s’en faut de beaucoup que ce commerce se fasse le plus souvent directement avec les pays étrangers ; les marchandises qui arrivent se sont fréquemment entreposées dans des ports intermédiaires : ce qui cause des difficultés très grandes, quand on veut se rendre compte de la part que tiennent les divers pays dans le commerce d’importation ou d’exportation de ce territoire. Il ne faut pas du reste se fier aux pavillons, pour obtenir une répartition de ce genre dans le mouvement commercial : souvent le pavillon britannique, par exemple, abritera des marchandises qui viennent de tout autre pays que l’Angleterre. Pendant l’année 1913, le port de Tsing-Tao a vu entrer 939 navires, représentant un tonnage, c’est-à-dire un cube, de 1 323 000 tonneaux de jauge. Dans cet ensemble, le pavillon allemand couvrait 572 000 tonneaux et 331 navires ; la part de la Grande-Bretagne étant de 257 navires pour 422 000 tonneaux, et le pavillon japonais abritant 260 navires et 223 000 tonneaux de jauge. La part ridicule du pavillon français a été seulement de 4 navires pour 13 000 tonneaux.

Le seul moyen de se rendre compte (et encore de façon fort inexacte) des relations des différens pays avec le port de Tsing-Tao et la province du Chantoung, autant que ces relations se font par transports maritimes, serait de considérer ce que l’on appelle le commerce direct, les échanges qui ne se font pas par transbordement. On trouverait alors, en toute première ligne, le Japon : aux importations, par exemple, pour quelque 21 millions de francs, sur un ensemble de moins de 60 millions, provenant de tous les pays. La seconde place seulement appartient à l’Allemagne, avec un peu plus de 10 millions ; les États-Unis viennent avec un chiffre assez comparable. Pour la part de la Grande-Bretagne, il est assez dangereux de totaliser les chiffres de Hong-Kong avec ceux de la Grande-Bretagne proprement dite, étant donné qu’une des caractéristiques du port de Hong-Kong est précisément d’être port de transbordement. On ne peut donc pas être assuré que les marchandises qui sont signalées comme faisant l’objet d’un trafic direct avec cet immense emporium sont de fabrication anglaise, proviennent de l’industrie même de Hong-Kong ou de la Grande-Bretagne. La France, dans ses importations directes, ne vient que pour un chiffre minime de moins de 40 000 francs ; mais il ne faut pas perdre de vue, encore une fois, que les échanges avec notre pays ou avec d’autres peuvent être extrêmement importans, sans mériter d’être classés dans les importations directes. Ce sont des échanges qui se font par l’intermédiaire de ports de transbordement, qui sont dénationalisés, par le fait qu’ils viennent sous pavillon étranger. Toujours dans ce commerce direct, le total de l’exportation spéciale atteint à peu près 38 millions de francs pour la dernière année dont il soit possible de se procurer les statistiques. On est tout étonné de constater que, cette fois, la part de la France est énorme ; elle représente à peu près 18 millions de francs. Cela s’explique par ce fait que beaucoup de navires, n’appartenant point au pavillon français, chargent directement vers un de nos ports, notamment Marseille, la matière première indispensable à certaines de nos grandes industries, qu’il s’agisse de soie, qu’il s’agisse d’huiles. Dans les exportations directes, l’Allemagne tient la seconde place, tout comme pour les importations directes, mais pour un chiffre d’environ 9 millions seulement. Cette fois, la part du Japon est assez faible, quelque 3 millions et demi. Pour la Grande-Bretagne, elle n’atteint pas un chiffre très notablement supérieur à celui de la petite Belgique, qui avait réussi à se faire une place importante en Extrême-Orient. Il faut dire que ces statistiques peuvent être et sont effectivement profondément influencées par l’état politique du pays, et peuvent, en conséquence, manifester des différences très marquées d’une année à l’autre. La Russie n’a point été sans mettre à profit la puissance du port de Tsing-Tao, et, au commerce direct notamment, on la trouverait pour plusieurs millions de francs de valeurs d’importation et d’exportation.

Quelle qu’ait pu être la place rapidement prise par les Japonais dans le commerce d’importation et d’exportation de Tsing-Tao, et celle que les négocians anglais d’Extrême-Orient avaient su y occuper, il est certain que les Allemands étaient arrivés très vite à faire, de leur territoire de Kiaou-Tchéou, une sorte d’exutoire de la province du Chantoung ; et leurs succès s’accusaient par l’influence défavorable que le voisinage de Tsing-Tao avait eue sur le grand port de Tché-Fou. Ces succès étaient dus, comme toujours, aux améliorations techniques, économiques, introduites par les Allemands sur ce point de la côte de la Chine ; à la réussite de leur chemin de fer mettant en relation l’intérieur de la province avec le littoral. C’est l’occasion de se rappeler un mot par lequel M. B. Von Kœnig terminait l’étude qu’il publiait en 1907 sur les colonies allemandes. Il disait et estimait que « le chemin de fer est plus puissant que le canon. » C’était évidemment au canon, à la violence, aux menaces, à la force brutale que les Allemands avaient dû la conquête matérielle de la baie de Kiaou-Tchéou et de son territoire, en même temps que de la zone neutre ; en même temps aussi que les concessions que le gouvernement chinois leur avait faites plus ou moins bénévolement ; mais c’étaient seulement des facteurs économiques qui leur avaient valu une situation commerciale très enviée et très enviable.

Bien entendu, dans cette partie de la Chine comme dans tout le reste de l’Extrême-Orient ou de l’Océanie, ils n’avaient point en vue que des résultats économiques ; ils étaient animés de cet esprit de domination tyrannique qui a été la cause véritable de la guerre de 1914, et qui les a menés où ils en sont à l’heure actuelle.

Après les efforts heureux qu’ils avaient poursuivis dans une partie de l’Empire chinois, après le rêve qu’ils avaient caressé longtemps de faire du territoire de Kiaou-Tchéou le centre d’une véritable Allemagne asiatique, le réveil a dû être cruel, quand les forces alliées des Japonais et des Anglais ont réussi à supprimer leur domination militaire, commerciale, économique, industrielle, sur le vaste territoire dont ils avaient réussi déjà à tirer un si beau parti.


DANIEL BELLET.