Tunis ! c’est encore le type de la ville arabe du
Moyen-Age ; c’est Tunis la sainte, c’est Tunis la
blanche, la fleur de l’Occident, comme l’ont
dénommée les poètes arabes.
S’étageant sur la pente douce d’une colline
verdoyante, ayant au front, comme un diadème,
la Kasba, elle apparaît comme un rêve oriental
à l’étranger qui, du débarcadère, s’y rend en
barque (s’il n’a pas pris le chemin de fer de La
Goulette) en traversant le lac El-Bahira, nappe
immense d’un bleu immobile, éblouissante de
lumière, « féerique, dit le commandant Villot, avec
ses ibis aux pures couleurs et ses énormes
flamands qui, dans leur pose sibyllique, semblent interroger l’avenir ».[1]
Et le voyageur ébloui, débarquant au quartier
de la Marine, un peu étonné de se trouver en
plein centre des villes européennes qu’il vient de
fuir, s’élance dans la ville arabe pour, du quartier
de la Médina, se répandre à son gré, soit au nord
dans le quartier Bab-Souika, soit au sud dans
celui de El-Djazira.
Le changement à vue est complet. Comme au
beau temps des magiciens et des fées dont le
coup de baguette enfantait des métamorphoses,
la ville indigène apparaît.
Les quartiers juifs et arabes n’offrent pas,
certes, le confort et le luxe du quartier européen.
Les rues en sont bien un peu étroites, un peu
tortueuses, quelquefois même un peu sordides ;
mais quels aspects divers dans leurs inextricables labyrinthes, dans leurs bazars, leurs palais mystérieux !
Et, pour n’être pas suspect d’une tendresse
exagérée à l’endroit de la cité musulmane, laissons ici la parole à un voyageur d’une indiscutable autorité, M. Cat, inspecteur d’Académie à
Constantine.
« Tunis, dit-il, vaut surtout par le détail, et, pendant quelques jours, le voyageur qui promène au hasard ses pas dans l’infini dédale des rues, est émerveillé des découvertes qu’il fait presque à chaque instant.
« Ici, ce sont les souks ou bazars, ruelles tortueuses et presque circulaires au-dessus desquelles de longues planches forment une sorte de toiture, qui garde la fraîcheur en tout temps ; chaque corps de métier a son souk particulier. Ailleurs, en dedans même de l’enceinte, dans de
grands espaces vides, déserts, gîtent des milliers
de chèvres ; dans un de ces quartiers qu’on
croirait depuis longtemps abandonné par ses
habitants, au milieu du calme absolu et du
silence, on entend tout à coup comme un grand
bruit d’eau qui tombe, puis on aperçoit un jardin, des fleurs, des arbres, un petit coin vert et frais.
« C’est là que le grand aqueduc, qui amène
à Tunis les eaux de Zaghouan, débouche. Le
flot arrive énorme et faisant grand tapage, et,
de là, se déverse dans les cent dix grandes fontaines qui alimentent la ville.
« Partout de l’imprévu et du bizarre : la kasba
en ruines, des murs crénelés et des forts[2] avec des canons, des vestiges d’une enceinte
plus vieille, ou bien par une porte, comme la
porte Es-Sadoun, une belle perspective sur
tout un coin de ville, rempli de dômes et de
mosquées.
« Presque toutes les maisons, même les plus
sordides, ont dans leurs murs ou une colonne
antique, ou une porte décorée dans le goût de la
Renaissance, ou de fines sculptures mauresques.
Plus ornées encore, quelques mosquées sont,
dans leur genre, de véritables chefs-d’œuvre.
Le dôme de plusieurs est couvert de faïences
vertes, de sorte qu’à une certaine distance, on croirait voir un peu de verdure par-dessus les
rues et les terrasses sèches ».[3]
Il est vrai que comme correctif à toutes ces
beautés, l’écrivain que nous venons de citer nous
montre dans les mêmes rues, si séduisantes pour
l’artiste, une odeur d’huile et de friture et des tas
d’immondices qui n’ont rien de flatteur pour l’œil
et l’odorat. Mais, depuis dix ans que le blâme a
été porté, le tableau a changé et fort heureusement.
Une municipalité laborieuse et dévouée, bien
secondée par l’ingénieur de la ville, a fait paver
les rues désormais éclairées au gaz et disparaître
de la cité les cloaques et les détritus, en organisant un service de voirie très sérieux et surtout
en distribuant l’eau à profusion, jusque dans les
quartiers les plus reculés.
Sans redouter les inconvénients dont a été
victime le nez de M. Cat — en 1882, croyons-nous — l’Européen pourra visiter aujourd’hui, dans la
ville arabe, la kasba aux hautes murailles crénelées, dont, en 1535, vingt mille esclaves chrétiens
s’enfuirent pour ouvrir à Charles-Quint les portes
de Tunis, les nombreuses mosquées aux vitraux
peints, aux arabesques capricieuses, aux voûtes
nues portées par des colonnes torses provenant
en grande partie des marbres précieux de Carthage, les souks enfin, si animés et si vivants,
bazars des parfums orientaux, des précieuses
essences de rose et de jasmin, des étoffes d’or et
d’argent, des bijoux, bazars surtout des cuirs, des selliers-gentilshommes, sans rivaux dans la
fabrication des selles brodées d’or aux étriers
d’argent.
Et lorsque, ébloui et charmé de sa vision de
l’Orient, il redescendra dans la ville basse, le
contraste entre le quartier arabe et le quartier
européen lui apparaîtra saisissant. Plus de
ruelles étroites et bizarrement tourmentées ;
partout des voies larges, bien aérées, bien alignées, de larges avenues propres, nettes et bordées de maisons élégantes qui ne dépareraient
pas les artères de nos villes même principales.
L’avenue de la Marine surtout, avec ses six rangées d’arbres toujours verts, large de 60 ou 80
mètres, est une des plus belles promenades que
l’on puisse rêver.
Il n’est pas jusqu’aux tramways qui ne donnent
à Tunis un air de civilisation, jurant peut-être un
peu avec les idées qu’éveillent en l’âme du touriste l’aspect des minarets et des mosquées, toutefois fort rassurant. Ce moyen de locomotion
n’est d’ailleurs pas exclusivement goûté des Européens, dont l’abus des véhicules de tout genre
et de toute forme a rendu les jambes quelque peu
paresseuses et rebelles aux longs trajets ; il l’est
aussi des indigènes qui ne dédaignent pas plus
de fendre l’air sur nos tramways et nos chemins
de fer que sur leurs petits chevaux barbes si
alertes et si fugaces.
Le réseau de ces tramways n’est point achevé
d’ailleurs, mais sera bientôt notablement accru.
Tel quel, traversant les principales rues du
quartier européen, contournant les quartiers arabes rend déjà des services fort appréciables, et — nous l’avons dit — fort appréciés.
La liste serait longue des améliorations réalisées déjà par l’habile municipalité qui administre
avec un prévoyant souci des intérêts de ses concitoyens les affaires communales. Quelque obligation que nous ayons de nous borner, nous ne
pouvons cependant nous refuser le plaisir de citer la construction de marchés, l’édification de
maisons d’école de toutes sortes, la construction
d’un superbe Hôtel des postes et télégraphes, la
mise en exploitation d’un réseau téléphonique, la
confection d’un système d’égoûts avec machine
élévatoire pour les eaux, remplaçant (et avec
quel avantage !) les anciens égouts du pays, les
kandacs ouverts et puants, l’achèvement du port,
enfin, qui permettra, dans un an environ, aux
plus grands navires de commerce d’embarquer
et de débarquer en plein cœur de Tunis, voyageurs et marchandises.
Telles sont, à peine indiquées, les principales
améliorations apportées à Tunis qui, de par sa
situation géographique, est appelée à devenir, en
même temps qu’une des plus belles villes du
monde, une des cités les plus riches, les plus
populeuses et les plus prospères ; en un mot, à
redevenir ce qu’elle fut autrefois, la rivale jalousée de la Carthage disparue, et disparue, hélas !
aussi complètement que l’avait désiré Caton,
lançant de la tribune romaine son cri de haine
incessamment répété : Delenda est Carthago !
Nous applaudissons des deux mains aux intelligentes améliorations réalisées par l’administration de Tunis. L’amour de la vérité nous oblige
pourtant à formuler ici une légère critique :
Pourquoi, dans le tracé des voies nouvelles,
n’avoir pas ménagé une seule place ?
Le magnifique monument qu’est l’Hôtel des
Postes lui-même se trouve à l’alignement d’une
rue très mouvementée et des plus étroites, et
nulle part l’observateur ne pourra jeter sur l’édifice un coup-d’œil d’ensemble. Cependant, au
moment de la construction de l’Hôtel, des terrains
nus se trouvaient en face, qui ne semblaient
attendre qu’un square et qui, maintenant, sont
couverts de constructions.
Faudra-t-il, dans un demi-siècle, quand on reconnaîtra l’erreur aujourd’hui commise, acheter
ces maisons pour les mettre à bas ? Peut-être. Mais
alors la pioche du démolisseur découvrira un terrain qu’on eût acheté jadis à vil prix et qui reviendra alors à quelque cinq ou six cents francs
par mètre carré de surface. Il serait donc prudent et
sage de mettre à profit cette leçon et de ménager
dès maintenant des places et des squares.
Peut-être aussi serait-il également prudent et
sage de ne pas entasser tous les monuments publics
sur un même point de la ville. Du côté de la gare
française se trouvent le Palais de la Résidence, le
Marché, la Poste, etc. C’est assez d’édifices publics
sur la partie sud. On peut dès maintenant prévoir
que le quartier avoisinant le Boulevard de Paris
deviendra, à bref délai, un des centres de Tunis
les plus beaux et les plus fréquentés. Quelques-uns
des futurs monuments, qu’on devra élever,
comme le Palais de Justice, la Bourse, etc., n’y seraient pas déplacés, et il serait bon sans doute
d’en acquérir dès maintenant les emplacements,
alors que le prix du terrain n’est pas fort élevé
et qu’on a la facilité de ménager autour des
monuments futurs des places et des squares qui
en faciliteront plus tard la vue et l’accès.
Ces observations présentées, nous devons,
répétons-le, louer sans réserve la sagesse de
l’administration publique qui a admirablement
compris l’importance politique et commerciale
de Tunis, dont la situation privilégiée au fond du
golfe incomparable qui a pris son nom attirera
un vaste commerce maritime extérieur, en même
temps que tous les chemins de fer en construction
ou en exploitation à l’intérieur, convergeant tous
vers le cœur du pays et le foyer de vie, viendront,
de toutes parts, lui verser à grands flots les produits variés d’un sol inépuisable où le bétail
abonde, où croissent en quantité les céréales, le
blé, l’orge, le sorgho, le maïs, où prospère la
ramie, où la vigne fournit des raisins magnifiques, où les huiles, les alfas, les dattes, sont des
produits d’exportation courante.
Aussi l’avenir apparaît-il brillant. Nous n’en
donnerons comme preuve que le chiffre de la
population de Tunis, qui, de 120 ou 130,000 habitants à l’époque de l’intervention première de la
France, est monté à près de 200,000. Avec une
telle progression, une marche en avant aussi
considérable, on peut tout espérer, tout attendre
du temps.