Tusculanes/5

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Cinquième Tusculane, Texte établi par NisardDidot (p. 45-74).
LIVRE CINQUIÈME.
DE LA VERTU.
Qu’elle suffit pour vivre heureux.

I. Voici, mon cher Brutus, notre cinquième et dernière conférence de Tusculum. J’y ai soutenu cette proposition, Que la vertu seule suffit à l’homme pour le rendre heureux, et je l’ai soutenue d’autant plus volontiers, que c’est votre thèse favorite ; car L’excellent traité de la Vertu, que vous m’avez adresse, et divers entretiens que nous avons eus ensemble sur ce point, m’ont fait assez connaître combien vous étiez pénétré de cette belle maxime. Quoiqu’il semble difficile de se la persuader, à cause de la variété et de la multitude des traverses de la fortune, elle est néanmoins de telle importance, qu’on doit faire toutes sortes d’efforts pour en convaincre les esprits : c’est ce (pie la philosophie nous enseigne de plus grand et de plus essentiel. Ces premiers hommes, qui se sont appliqués à cette science, étudièrent préférablement à toute autre chose l’art de vivre heureux : et il n’y a que l’espérance d’y parvenir qui les ait portés à faire tant de recherches. Si c’est eux qui nous ont fait connaître la vertu : et si le secours de la vertu nous suffit pour vivre heureux ; combien sont-ils louables d’avoir philosophé, et nous, de les imiter ? Que si au contraire la vertu soumise aux divers accidents de la vie, est, pour ainsi dire, aux ordres du sort, sans avoir la force de se garantir de ses coups, j’ai bien peur qu’au lieu de tout attendre d’elle, il ne nous reste pour appui de notre bonheur que des vœux stériles et impuissants. Pour moi, en repassant dans mon esprit les revers qui m’ont si violemment exercé, je serais d’abord tenté de me défier un peu de votre sentiment, par la connaissance que j’ai de la faiblesse et de la fragilité humaine. Puisque la nature nous a donné un corps infirme, sujet a des maladies incurables et a d’insupportables souffrances, n’est-il pas a craindre que notre âme, en participant aux infirmités de son associé, n’ait, de plus ses propres maladies et ses douleurs particulières ? Mais je reviens de cette idée, quand je considère que ce qui me fait juger mal des forces de la vertu, ce n’est point la vertu même, c’est la faiblesse des hommes, et peut-être la mienne propre. Car si la vertu est quelque chose de réel, comme l’exemple du grand Caton votre oncle ne permet pas d’en douter, je conçois (pie rien de ce qui est possible, et indépendant d’elle, n’est capable de la toucher, et qu’à l’exception de ce qui est faute, elle regarde tout le reste comme nul. Au lieu que nous autres, qui par de folles alarmes prévenons les maux a venir, et aggravons les présents par un lâche abattement, nous aimons mieux en accuser la nature que de nous donner le tort.

II. Pour nous guérir de cette erreur, et de tant d’autres, recourons à la philosophie. Entraîné autrefois dans son sein par mon inclination, mais ayant depuis abandonné son port tranquille, je m’y suis enfin venu réfugier, après avoir essuyé la plus horrible tempête. Philosophie, seule capable de nous guider ! ô toi qui enseignes la vertu, et qui domptes le vice ! que ferions-nous, et que deviendrait le genre humain sans ton secours ? C’est toi qui as enfanté les villes, pour faire vivre en société les hommes, auparavant dispersés. C’est toi qui les as unis, premièrement par la proximité du domicile, ensuite par les Mens du mariage, et enfin par la conformité du langage et de l’écriture. Tu as inventé les lois, formé les mœurs, établi une police. Tu seras notre asile ; c’est à ton aide que nous recourons ; et si dans d’autres temps nous nous sommes contentés de suivre en partie tes leçons, nous nous y livrons aujourd’hui tout entiers, et sans réserve. Un seul jour, passé suivant tes préceptes, est préférable à l’immortalité de quiconque s’en écarte. Quelle autre puissance implorerions-nous plutôt que la tienne, qui nous a procuré la tranquillité de la vie, et qui nous a rassurés sur la crainte de la mort ? On est bien éloigné, cependant, de rendre à la philosophie l’hommage qui lui est dû. Presque tous les hommes la négligent : plusieurs l’attaquent même. Attaquer celle à qui l’on doit la vie, quelqu’un ose-t-il donc se souiller de ce parricide ? Porte-t-on l’ingratitude au point d’outrager un maître qu’on devrait au moins respecter, quand même on n’aurait pas trop été capable de comprendre ses leçons ? J’attribue cette horreur à ce que les ignorants ne peuvent, au travers des ténèbres qui les aveuglent, pénétrer dans l’antiquité la plus reculée, pour y voir que les premiers fondateurs des sociétés humaines ont été des philosophes. Quant au nom. il est moderne ; mais pour la chose même, nous voyons quelle est très-ancienne.

III. Car qui peut nier que la sagesse n’ait été connue anciennement, et déjà nommée de ce beau nom, par où l’on entend la connaissance des choses, soit divines, soit humaines ; de leur origine, de leur nature ? Voilà ce qui fit autrefois donner le nom de sages à ces sept Grecs si fameux. Plusieurs siècles auparavant, Rome n’étant pas encore, il avait été donné à Lycurgue, contemporain d’Homère, et plus anciennement encore à Ulysse, et à Nestor, clans les temps héroïques. D’ailleurs, quand on a dit qu’Atlas portait le ciel sur ses épaules, que Prométhée avait été attaché sur le Caucase, et que tant Céphée, que sa femme, son gendre et sa fille, brillaient au nombre des astres ; quelle raison aurait pu donner cours à ces opinions, si la science divine de l’astronomie, qui avait fait admirer ces grands personnages, n’eût servi de prétexte à ceux qui ont imaginé ces fables ? Par la même raison, sans doute, tous ceux qui se sont attachés depuis aux sciences contemplatives, ont été tenus pour Sages, et ont été nommés tels, jusques au temps de Pythagore, qui mit le premier en vogue le nom de philosophes. Héraclide de Pont, disciple de Platon, et très-habile homme lui-même, en raconte ainsi l’histoire. Un jour, dit-il, Léon, roi des Phliasiens, entendit Pythagore discourir sur certains points avec tant de savoir et d’éloquence, que ce prince, saisi d’admiration, lui demanda quel était donc l’art, dont il faisait profession ? À quoi Pythagore répondit, qu’il n’en savait aucun ; mais qu’il était philosophe. Et sur ce que le roi, surpris de la nouveauté de ce nom, le pria de lui dire, qui étaient donc les philosophes, et en quoi ils différaient des autres hommes ; « Il en est, répondit Pythagore, de ce monde, et du commerce de la vie, comme de ces grandes assemblées, qui se tiennent parmi nous à l’occasion des jeux publics. On sait que dans le concours de ceux qui s’y rendent, il y a des gens qui n’y sont attirés que par l’envie de se distinguer dans les exercices du corps, et d’y mériter la couronne ; d’autres, qui n’y sont conduits que par l’espoir d’y faire quelque profit, en vendant ou en achetant des marchandises ; d’autres encore, qui, pensant plus noblement, n’y vont chercher ni profits, ni applaudissements, mais songent uniquement à voir ce qui s’y passe, et à faire leurs réflexions sur ce qui s’y présente à leurs yeux. On en peut dire autant de tous les hommes, qui, passant d’une autre vie en celle-ci, comme on passe d’une ville ou d’une assemblée dans une autre, y apportent tous des vues différentes. Car tandis que les uns cherchent la gloire, et les autres les richesses, il y a une troisième espèce d’hommes, mais peu nombreuse, qui, regardant tout le reste comme rien, s’appliquent principalement a la contemplation des choses naturelles. Ce sont ces derniers qui se disent philosophes, c’est-à-dire, amateurs de la sagesse. Et comme à l’égard des jeux, il n’est rien de si honnête que d’y assister sans aucune vue intéressée, de même en ce monde la profession la plus noble est celle d’une étude qui n’a d’autre but que de parvenir à la connaissance de toutes choses. »

IV. Pythagore n’inventa pas seulement le nom de la philosophie ; il contribua fort à la répandre, lorsqu’étant venu dans cette partie de l’Italie, qu’on appelait la Grande Grèce, il y donna des leçons, soit publiques, soit particulières, sur ce que les sciences et les arts ont de plus utile. J’aurai peut-être occasion d’entrer là-dessus une autre fois dans quelque détail. Il me suffit ici de dire, que jusqu’à Socrate, disciple d’Archélaüs, qui l’avait été d’Anaxagore, la philosophie ancienne se contentait d’enseigner la science des nombres, les principes du mouvement, et les sources de la génération et de la corruption de tous les êtres. À quoi elle joignait des observations exactes sur la grandeur, les distances et le cours des astres, et sur tout ce qui regarde les choses célestes. Socrate fut le premier qui fit, pour ainsi dire, descendre la vraie philosophie du ciel, et l’introduisit, non-seulement dans les villes, mais jusque dans les maisons, en faisant que tout le monde discourût sur ce qui peut servir à régler la vie, à former les mœurs, et à distinguer ce qui est bien, ce qui est mal. Ses diverses manières de raisonner, la variété des choses qu’il a traitées, et l’étendue de son génie, si bien représentée dans les écrits de Platon, firent naître différentes sectes. Dans celle que j’ai préférée, et qui me paraît la plus conforme au goût de Socrate, il ne s’agit point de s’ouvrir sur ce qu’on croit, mais bien plutôt de montrer aux autres qu’ils se trompent, et de chercher sur chaque matière à voir de quel côté est la vraisemblance. Ainsi en usait Carnéade, avec tout l’esprit et avec toute l’éloquence possibles ; je me suis exercé en ce genre plus d’une fois, et depuis peu encore dans mes conférences de Tusculum. Vous avez déjà, mon cher Brutus, le résultat des quatre premières. Quand, le cinquième jour, on se fut rendu au lieu de la dispute, le sujet me fut ainsi proposé :

V. L’a. J’ai peine à croire que la vertu suffise pour rendre l’homme heureux. C. Telle est pourtant l’opinion de Brutus, dont vous me permettrez de préférer l’autorité à la vôtre. L’a. Cette préférence ne me surprend point. Mais il n’est pas question ici de la préférence que l’amitié vous fait avoir pour ses sentiments : il s’agit de ma thèse, et de voir si vous êtes en état de la combattre. C. Vous niez donc que la vertu suffise pour nous rendre heureux. L’a. Je le nie absolument. C. Quoi ! ne convenez-vous pas que tous les secours nécessaires pour vivre en honnêtes as, la vertu nous les fournit ? L’a. J’en demeure d’accord. C. Pouvez-vous donc ne pas regarder comme malheureux celui qui vit mal ; et comme heureux celui qui vit bien ? L’a. J’avoue sans cloute, qu’au milieu même des tourments on peut être honnête homme, et par conséquent bien vivre, c’est-à-dire, vivre avec constance, avec gravité, avec sagesse, avec courage. Tout cela peut bien se trouver au milieu des plus cruelles souffrances : mais n’y cherchons point la félicité. G. Quoi donc ! Tandis que la constance, la gravité, le courage, la sagesse, et toutes les vertus se livreront de bonne grâce aux bourreaux, sans redouter ni supplices, ni douleurs ; n’y aura-t-il que la félicité qui s’évanouira à l’approche seule de la prison ? L’a. Trouvez d’autres raisons, si vous me voulez convaincre. Celles-ci ne me touchent point ; non-seulement parce qu’elles sont usées, mais encore parce que ces vaines subtilités des Stoïciens ressemblent aux petits vins qui ne portent point l’eau, et qui ont bien quelque agrément quand on les goûte, mais qui le perdent quand on les avale. D’abord ce groupe de vertus rassemblées, et mises ensemble à la torture, nous frappe si fort l’imagination, que nous croyons voir courir après elles la félicité, qui ne peut consentir à s’en séparer. Mais avez-vous détourné les yeux de dessus ce magnifique tableau, pour n’envisager que le vrai : à l’instant vous vous retrouvez aussi peu disposé qu’auparavant à croire qu’on puisse être heureux dans les tourments. C’est là ce qui est à prouver. Ne craignez pas, au reste, que les vertus se plaignent d’avoir été abandonnées par la félicité. Car il n’y a point de vertu sans prudence. Or la prudence nous apprend que tous les gens de bien ne sont pas heureux. Elle nous rappelle les exemples d’un Régulas, d’un Cépion, d’un Aquilius. Et si vous préférez les images à la vérité toute nue, je vous représenterai cette même prudence, qui empêche la félicité de courir à la torture, en lui remontrant qu’elle n’est point faite pour les tourments ni pour la douleur.

VI. C. Prenons-nous-y autrement, je le veux bien : quoique le tour que je donne à mes raisonnements ne doive point dépendre de vous. Je vous demande donc, si dans nos discours précédents nous sommes convenus de quelques articles ? L’a. Oui, de quelques-uns, et qui ne sont pas de petite conséquence. C. Voilà notre thèse, cela déjà étant, toute prouvée, ou peu s’en faut. L’a. Pourquoi, je vous prie ? C. Parce qu’une vie heureuse est le partage d’une âme tranquille, où il ne s’élève aucun de ces mouvements impétueux qui dérangent la raison. Un homme qui craint la douleur ou la mort, peut-il n’être pas malheureux, puisque souvent nous éprouvons l’un, et que nous sommes continuellement menacés de l’autre ? Que sera-ce, si le même homme, comme c’est chose ordinaire, craint encore la pauvreté, le mépris, l’ignominie ; s’il a peur de devenir perclus ou aveugle ; s’il craint la servitude, malheur qui souvent arrive, non-seulement à des particuliers, mais même à des nations puissantes ? Que sera-ce, si, non content de trembler pour l’avenir, il éprouve des malheurs présents ; s’il a les horreurs de l’exil à supporter ; s’il perd ses parents, ses amis ? Un homme qui se voit en butte à tant d’infortunes, et qui se livre à son chagrin, peut-il n’être pas infiniment à plaindre ? Mais trouvez-vous plus heureux cet autre, que nous voyons en proie à ses passions ; qui désire tout avec fureur ; qui veut envahir tout, et que rien ne peut assouvir ; en sorte que sa soif, à mesure qu’il la satisfait, en devient plus ardente ? Que dirons-nous de ces esprits légers, qui s’abandonnent aux transports d’une joie frivole, et qui sont toujours si contents d’eux-mêmes ? Plus on les voit infatués de leur bonheur, plus ils font pitié. Tous ces gens-là étant malheureux, il faut donc, au contraire, que ceux-là soient heureux, qu’aucune frayeur n’émeut, qu’aucun chagrin ne ronge, qu’aucune cupidité n’enflamme, qu’aucune folle joie ne transporte, qu’aucune volupté n’amollit. On juge que la mer est calme, quand sa surface n même agitée du moindre vent ; et de me on juge que l’âme est tranquille, quand un trouble ne l’agite. Quelqu’un, d’un courage à l’épreuve des plus cruelles injures du sort, el conséquent inaccessible a la crainte et à la t de plus il a foulé aux pieds la cupidité et la volupté, par où ne serait-il pas heureux ? Or, supposé que la vertu mette un homme dans cette situation, comment n’aurait-elle pas tout ce qu’il faut pour nous procurer un bonheur parfait ?

VII. L’a. On ne peut nier que ce ne soit être heureux, que de vivre sans crainte, sans tristesse, sans désir, sans folle joie. Ainsi sur ce point-là, nous sommes d’accord. C. Vous ne pouvez me contester l’autre : car dans nos disputes précédentes il a été reconnu que l’âme du sage fermait l’entrée à toute passion. Voilà donc ma thèse prouvée. L’a. Peu s’en faut, à la vérité. C. Je m’en tiendrais là, si je disputais ici en mathématicien plutôt qu’en philosophe. Quand les géomètres veulent démontrer quelque problème, leur méthode est de supposer comme accordé ce qu’ils ont prouvé précédemment, et de s’arrêter uniquement à la preuve de la proposition qui n’a point encore été démontrée. Mais les philosophes, quand ils traitent quelque matière, ils rassemblent toutes les preuves qui tendent à soutenir le point contesté ; quoiqu’ils les aient déjà établies ailleurs. Autrement, lorsqu’on demande aux Stoïciens, si la vertu seule peut faire notre félicité, ne se borneraient-ils pas à répondre qu’ils ont établi ailleurs ce principe % Qu’il n’y a rien de bon, que ce qui est honnête : d’où il suit que la vertu suffît pour rendre la vie heureuse ; l’un étant une conséquence de l’autre ? Ce n’est pourtant pas ainsi qu’ils en usent. Ils ont des Traités séparés, et sur l’honnête, et sur le souverain bien ; quoique le premier conduise naturellement à cette conclusion, Que la vertu seule est ce qui peut nous rendre heureux. Il y a pour chacune de ces propositions des preuves qui lui sont propres ; et surtout pour une proposition aussi importante que celle-ci, qui renferme (prenez-y bien garde) la plus sublime doctrine, et la plus grande, la plus magnifique promesse de la philosophie. Car, grands Dieux ! que promet-elle ? Qu’en obéissant à ses lois, on sera toujours armé contre les atteintes de la fortune : on possédera en soi-même toutes les ressourça nécessaires pour vivre content : en un mot, on sera toujours heureux. Je verrai si elle tient parole. Je compte déjà pour beaucoup, l’engagement qu’elle prend. Xerxès, tout comblé qu’il était des faveurs de la fortune, non content de ces armées prodigieuses, et de ces vaisseaux sans nombre qui obéissaient à ses ordres, non content de ses trésors inépuisables, proposa une récompense à qui pourrait lui enseigner un nouveau genre de volupté 5 et après toutes ses recherches, il ne put encore trouver le secret de se satisfaire, parce que la soif du plaisir est insatiable. Je voudrais, moi, donner un prix à qui trouverait des raisons encore plus fortes, pour mettre hors de doute la thèse que je défends.

VIII. L’a. Je le voudrais comme vous, quoiqu’il me reste peu d’éclaircissements à vous demander. Car je conviens que vous raisonnez conséquemment, et que s’il n’y a rien de bon que ce qui est honnête, notre bonheur consiste à être vertueux : d’où il s’ensuit que la vertu seule est notre souverain bien. Mais ce n’est pas là le sentiment de votre ami Brutus ; car il croit, comme ses maîtres, Ariste et Antiochus, que la vertu n’exclut pas tout autre bien, quoiqu’elle suffise pour nous rendre heureux. G. Hé quoi ! voudriez-vous me mettre aux mains avec Brutus ? L’a. Vous ferez sur cela ce qu’il vous plaira. Je n’ai rien à vous prescrire. C. Une autre fois nous verrons lequel de nous deux est le plus fidèle à ses principes. J’ai souvent disputé là-dessus, et contre Antiochus, et contre Ariste, lorsque dernièrement je logeai chez lui à Athènes, en revenant de mon gouvernement. Je leur soutenais que quiconque éprouve de vrais maux ne peut être heureux : et que par conséquent, si les douleurs du corps ou les revers de la fortune sont de vrais maux, le sage n’en est pas à l’abri. À cela ils me répondaient, ce qu Antiochus a dit fort au long dans ses écrits, que la vertu par elle-même suffit pour rendre l’homme heureux, mais non heureux suprême degré. Que la plupart des choses reçoivent leur dénomination de ce qui en compose la plus grande partie, quoiqu’il y manque quelque point ; comme quand on parle des forces, de la santé, des richesses, des honneurs, de la gloire : toutes choses dont on juge par le genre, et non par le plus ou le moins. Qu’ainsi la félicité, pour manquer de quelques biens, lorsqu’elle en possède les principaux, n’en est pas moins félicité. Quant à présent, il serait assez inutile d’approfondir système, où je trouve une contradiction manifeste. Je n’entends pas bien, en effet, comment celui qui est heureux pourrait avoir quelque chose de plus à désirer. Car, si quelque chose lui manque, il n’est pas heureux. Et quand on dit que les choses reçoivent leur dénomination de ce qui en compose la meilleure partie, cela n’est vrai qu’en certains cas. Puisque ces philosophes admettent trois sortes de maux, supposons un homme dans qui les maux du corps, et ceux qui sont des coups de la fortune, soient réunis au plus haut degré ; soutiendra-t-on qu’il lui manque peu de chose pour être, je ne dis pas souverainement, mais même simplement heureux ? Voilà où Théophraste a échoué. Après avoir reconnu que les supplices, les souffrances, la ruine de la patrie, l’exil, la perte des enfants, pouvaient faire le malheur de la vie ; il n’a osé, avec un sentiment bas et rampant, allier un langage mâle et noble.

IX. Que ses principes soient justes, c’est une autre question : mais du moins il ne s’en écarte pas ; et je n’aime point qu’on attaque les conséquences, quand on a passé les principes. On n’arrête point le plus savant des philosophes, et celui qui écrit avec le plus d’élégance, sur la distinction qu’il fait des trois sortes de biens : et chacun tombe sur lui, pour avoir enseigné dans son livre de la Vie heureuse, que celui qui est dans les souffrances, et à la torture, ne peut être heureux. On l’accuse même d’y avoir dit, au moins en termes équivalents, que la félicité n’était jamais montée sur la roue. Comme si, après lui avoir passé que les douleurs du corps et les revers de la fortune doivent être mis au rang des maux, on pouvait lui savoir mauvais gré de soutenir que l’on peut donc être vertueux, sans être heureux ; puisque la vertu ne met pas à l’abri des maux dont je viens de parler. Toutes les écoles se sont élevées contre lui, pour avoir loué dans son Callisthène cette sentence :

Le sort règle nos jours, plutôt que la sagesse.

Jamais rien de si lâche, dit-on, n’est sorti de la bouche d’un philosophe. Je l’avoue ; mais rien aussi de plus conséquent. Car puisqu’il y a tant de biens qui appartiennent au corps, et faut d’autres qui dépendent du hasard, n’est-il pas évident que l’empire de la fortune, qui dispose des uns et des autres, est plus étendu que celui de la sagesse ? Aimons-nous mieux imiter Épicure, qui souvent dit de bonnes choses, sans trop s’embarrasser si elles cadrent à ses principes ? Par es pie, il loue la frugalité : et cela est vraiment d’un philosophe ; mais conviendrait à un Socrate, à on Antisthène ; non à un homme qui met le souverain bien dans la volupté. Il nie que la vie puisse être agréable, si elle n’est conforme à l’honneur, à la sagesse, a la justice. Rien de plus grave, rien de plus digne de la philosophie ; si tout ce qu’il dit de l’honneur, de la sagesse, et de la justice, il ne le rapportait pas au plaisir. Qu’il dise que la fortune a peu de part aux affaires du sage, rien de mieux. Mais quelqu’un qui regarde la douleur non-seulement comme le plus grand des maux, mais comme le seul que nous ayons à craindre, doit-il braver ainsi la fortune, tandis qu’elle peut l’accabler en un instant des plus vives douleurs ? Que Métrodore s’écrie avec grâce : « Fortune, tu as beau faire. Je suis inaccessible à toutes tes attaques. J’ai fermé, j’ai fortifié toutes les avenues par où tu pouvais venir à moi : » cela serait beau dans la bouche d’un Ariston de Chio, ou du Stoïcien Zénon, qui ne regardent comme mal que ce qui n’est pas honnête. Mais t’appartient-il de parler ainsi, Métrodore, toi qui renfermes le souverain bien dans tes entrailles, et qui le fais dépendre d’une santé ferme, dont tu peux être privé dans le moment par cette même fortune, à qui tu te vantes d’avoir fermé toute entrée ?

X. Voilà pourtant ce qui séduit les ignorants : et ce sont ces belles sentences qui attirent la multitude. Mais ceux qui savent raisonner ne s’attachent pas à ce qu’on dit ; ils examinent ce qu’on doit dire. Quand j’avance ici cette proposition, Que tous les gens de bien sont heureux, il faut peser mes termes. Far celui de gens de bien, il est clair que j’entends ceux qui réunissent toutes les vertus. Par celui d’heureux, j’entends ceux qui possèdent tous les biens, sans aucun mélange de maux. Car je ne crois pas que la félicité nous présente d’autre notion que l’assemblage de tous les biens, à l’exclusion de tous les maux. Or c’est vainement que la vertu y aspirerait, si hors d’elle il y a quelque autre bien. Elle serait assaillie par un foule de maux, si ce sont des maux que la pauvreté, l’abjection, l’humiliation, l’abandon des amis, la perte des proches, les vives douleurs du corps, le dérangement total de la santé, la faiblesse du tempérament, la privation de la vue, la ruine de la patrie, l’exil, et enfin la servitude. Tous ces maux-là, et beaucoup d’autres encore, peuvent accabler le sage ; car ils sont l’effet du hasard, dont le sage n’est pas exempt. Quand on est donc persuadé que ce sont là de vrais maux, peut-on répondre au sage d’une félicité constante, puisque ces prétendus maux peuvent l’assiéger tous à la fois ? J’aurais peine à me ranger, cela étant, à l’avis de mon ami Brutus ; quoique ce soit celui de nos maîtres communs, et de ces anciens philosophes, Aristote, Speusippe, Xénocrate et Polémon, qui, après avoir mis au rang des vrais maux les accidents dont je viens de parler, n’ont pas laissé de soutenir que le sage est toujours heureux. S’ils ambitionnent ce beau nom, justement dû à un Pythagore, à un Socrate, à un Platon, qu’ils apprennent plutôt d’eux à mépriser tout ce dont ils sont éblouis, vigueur, santé, beauté, opulence, dignités. Qu’ils comptent le contraire pour rien. Alors ils pourront publier à haute voix, qu’ils ne craignent ni les traverses de la fortune, ni les jugements de la multitude, ni les douleurs, ni la pauvreté ; et qu’ils ont en eux-mêmes de quoi se rendre heureux, en retranchant du nombre des biens tout ce qui est hors de leur pouvoir. Je ne permettrai point à quelqu’un qui pense sur les biens et sur les maux avec le vulgaire, de tenir sur la vertu le langage d’une âme grande et sublime. Épicure, c’est tout dire, voulant partager la gloire de ceux qui tiennent un si noble langage, prononce hardiment que le sage lui paraît toujours heureux. Parlerait-il de la sorte, s’il s’entendait lui-même ? Car qu’y a-t-il de moins compatible, que de regarder la douleur comme le plus grand de nos maux, ou plutôt comme le seul, et de croire que le sage, au milieu des plus rudes tourments, pourra s’écrier : Que cela est doux ! Jugeons donc des philosophes, non par les termes qu’ils emploient, mais par la suite et par la cohérence de leurs principes.

XI. L’a. Je me rangea votre avis. Mais vous-même, ne seriez-vous pas tombé dans quelque contradiction ? C. Voyons comment. L’a. Je lisais dernièrement votre quatrième livre du Bien et du Mal, où je remarquai qu’en disputant contre Caton, vous lui souteniez, et avec raison, selon moi, qu’entre Zénon et les Péripatéticiens, toute la différence consiste dans quelques termes nouveaux. Or, si cela est, pourquoi les Péripatéticiens ne pourront-ils dans leur système, aussi bien que Zénon dans le sien, dire que la vertu suffit pour nous rendre heureux ? Il faut, je crois, avoir égard aux choses plutôt qu’aux termes. C. A ce que je vois, vous prétendez me battre avec mes propres armes, et me prendre par mes paroles, ou par mes écrits. Usez-en de la sorte avec ceux qui épousent des systèmes : mais je suis d’une secte ou l’on vit au jour la journée. Tout ce qui vient à nous paraître le plus probable, nous l’embrassons dans le moment : et c’est ce qui fait que nous sommes les seuls indépendants. Quoi qu’il en soit, comme nous disions tout à l’heure qu’il faut toujours voir si l’on raisonne conséquemment, nous n’avons point ici à examiner si Zénon et Ariston son disciple ont dit vrai dans leur principe, Qu’il n’y a de bon que ce qui est honnête ; mais si la conséquence qu’on de là est juste, Qu’il n’y a de bonheur que dans la vertu. Ainsi, sans nous embarrasser si Brutus est bien d’accord avec lui-même, permettons-lui d’assurer que le sage est toujours heureux. Qui mérite mieux que lui la gloire attachée à un tel sentiment ? Pour nous, ne laissons pas de pousser les choses encore plus loin, en montrant que le sage n’est pas seulement heureux, mais qu’il l’est souverainement.

XII. Un étranger, Zénon de Citie, vil artisan de termes nouveaux, et vrai singe de l’ancienne philosophie, a voulu se faire honneur de cette honorable maxime, qui est due à notre grand Platon, dans les écrits duquel il est souvent répété que l’unique bien de l’homme, c’est la vertu. Par exemple, dans son Gorgias, où Socrate interrogé sur ce qu’il pensait du bonheur d’Archélaüs, fils de Perdiccas, et qui passait alors pour l’homme du monde le plus heureux, répond, « qu’il ne pouvait en rien dire, n’ayant jamais eu d’entretien avec lui ; ajoutant, qu’il ne pouvait le connaître d’une autre manière. » Vous ne sauriez donc, lui dit-on, assurer que le grand roi de Perse soit heureux ? Comment le pourrais-je, reprend-il, puisque j’ignore s’il est savant et homme de bien ? On lui demande si c’est là en quoi il faisait consister toute la félicité. Oui, c’est bien là mon sentiment, que les gens de bien sont heureux ; et les méchants, malheureux. — Archélaüs est donc malheureux ? Oui sans doute, s’il est injuste. Paraît-il clairement que Socrate renfermait tout le bonheur dans la vertu ? Vous allez encore l’entendre dans l’Epitaphe. « Celui-là, dit-il, me paraît prendre la route la plus sûre pour être heureux, qui tâche de trouver dans son propre fonds tout ce qui peut le rendre tel ; sans dépendre ni de la fortune, ni du caprice d’autrui. Un homme qui pense ainsi est modéré ; il est courageux ; il est sage, et dans l’adversité comme dans la prospérité, à la mort comme à la naissance de ses enfants, il obéit à l’ancien précepte, qui nous défend de nous livrer jamais trop, ni à la joie, ni au chagrin, parce que nos espérances doivent porter toutes sur ce qui dépend absolument de nous. »

XIII. Telle est la doctrine de Platon ; et de là comme d’une source auguste et divine, coulera tout mon discours. Par où mieux commencer, que par notre commune mère la nature ? Toutes ses productions sont parfaites en leur genre ; non- seulement celles qui sont animées, mais même celles qui sont faites pour tenir à la terre par leurs racines. Ainsi les arbres, les vignes, et jusqu’aux plus petites plantes, ou conservent une perpétuelle verdure, ou après s’être dépouillées de leurs feuilles pendant l’hiver, s’en revêtent tout de nouveau au printemps ; et il n’y en a aucune, qui par un mouvement intérieur, et par la force des semences qu’elle renferme, ne produise des fleurs ou des fruits : de sorte qu’à moins de quelque obstacle, elles parviennent toutes au degré de perfection qui leur est propre. Les animaux étant doués de sentiment, manifestent encore mieux la puissance de la nature. Car elle a placé dans les eaux ceux qui sont propres à nager ; dans les airs, ceux qui sont disposés à voler ; et parmi les terrestres, elle a fait ramper les uns, marcher les autres ; elle a voulu que ceux-ci vécussent seuls, et ceux-là en troupeaux ; elle a rendu les uns féroces, les autres doux ; il y en a qui vivent cachés sous terre. Chaque animal, fidèle à son instinct, sans pouvoir changer sa façon de vivre, suit inviolablement la loi de la nature. Et comme toute espèce a quelque propriété qui la distingue essentiellement, aussi l’homme en a-t-il une, mais bien plus excellente : si c’est parler convenablement, que de parler ainsi de notre âme qui est d’un ordre tout à fait supérieur, et qui étant un écoulement de la Divinité, ne peut être comparée, l’oserons-nous dire, qu’avec Dieu même. Cette âme donc, lorsqu’on la cultive, et qu’on la guérit des illusions capables de l’aveugler, parvient à ce haut degré d’intelligence, qui est la raison parfaite, à laquelle nous donnons le nom de vertu. Or, si le bonheur de chaque espace consiste dans la sorte de perfection qui lui est propre, le bonheur de l’homme consiste dans la vertu, puisque la vertu est sa perfection. Jusque-là Brutus est d’accord avec moi, aussi bien qu’Aristote, Xénocrate, Speusippe et Polémon. Mais je vais plus loin, et je soutiens que la vertu nous rend souverainement heureux. Que manque-t-il, en effet, à l’homme content de ce qu’il a, et qui sait qu’on ne peut l’en dépouiller ? Au contraire, celui qui craint d’être dépouillé, comment serait-il heureux ?

XIV. Or, si vous admettez trois sortes de biens, vous n’êtes jamais sûr de pouvoir les conserver. Peut-on se répondre d’une santé ou d’une fortune durable ? Point de vrai bonheur, à moins qu’il ne soit bâti sur d’inébranlables fondements, et par conséquent, si vous y faites entrer ces trois sortes de biens. Je me souviens à ce sujet, du Spartiate, qui, ayant entendu un négociant se glorifier d’avoir fait partir plusieurs vaisseaux : « Je ne fais pas grand cas, dit-il, d’un « bonheur qui ne tient qu’a quelques cordages. » Rien donc de ce qui peut nous échapper ne doit être mis au rang des choses nécessaires pour être heureux ; car il n’est pas possible d’être heureux, tant qu’on craint de perdre ce qui sert à nous rendre tels. Aussi voulons-nous que pour l’être, on soit à l’épreuve de tout, muni et fortifié contre tout, et dès lors inaccessible non-seulement à quelques petites craintes, mais à toutes. On ne peut se dire innocent, si l’on est coupable de la moindre faute : et de même on ne peut se dire exempt de crainte, pour peu qu’il en reste. Qu’est-ce que le courage, si ce n’est une disposition de l’âme qui nous empêche de succomber au travail, ou à la douleur, et qui nous rassure contre tout danger ? Or cette disposition ne se rencontre que dans un homme qui ne connaît pour tout bien que la vertu. Tant qu’on aura divers maux à souffrir ou à craindre, sera-t-on exempt de chagrin, et jouira-t-on de cette aimable tranquillité, l’objet de nos désirs ? Quel autre que celui qui n’établit son bonheur qu’en lui-même, aura cette élévation de sentiments, et cette fermeté que nous exigeons du sage, pour se mettre au-dessus des accidents ? On raconte que le roi Philippe ayant écrit aux Lacédémoniens d’un ton menaçant, qu’il saurait bien déconcerter tous leurs desseins, « Hé quoi ! répondirent-ils, nous empêchera-t-il donc de mourir quand nous le voudrons ? » Une ville entière a pu penser si noblement : ne se trouvera-t-il pas une âme de cette trempe ? Au courage, dont je parle . si vous joignez une tempérance qui tienne en bride vos passions, que manquera-t-il à votre félicité ? D’une part, le courage vous fait dompter le chagrin et la crainte : de l’autre, la tempérance amortit la cupidité, et retient les saillies d’une folle joie. C’est là ce qu’opère la vertu. Je m’arrêterais à le prouver, si ce n’était chose déjà faite dans mes discours précédents.

XV. Puisque les passions nous rendent donc malheureux, et que la paix de l’âme fait un effet contraire : les passions étant un égarement de notre raison, doublement séduite, tantôt par de prétendus maux qui nous jettent dans la triste ou dans la crainte ; tantôt par de faux biens qui excitent de violents désirs ou de vains transports de joie : quand vous verrez un homme libre et de toutes ces sortes d’agitations, si opposées les unes aux autres, hésiterez-vous à le croire heureux ? Or telle est toujours la situation du sage : donc le sage est toujours heureux. Ajoutons que tout bien est agréable. Tout ce qui est agréable mérite de l’estime. Tout ce qui mérite de l’estime, est glorieux, est louable, et par conséquent honnête. Tout bien est donc honnête. Or ceux même qui admettent trois sortes de biens, ne disent pas de tous les trois qu’ils soient honnêtes. Ainsi l’honnête est le seul bien. Ainsi l’honnête seul est ce qui nous rendra heureux. On ne doit donc pas donner le nom de bien à des choses dont l'affluence n’empêche pas d’être malheureux. Représentez- vous un homme qui possède au suprême degré la santé, la vigueur, la beauté, la vivacité des sens. Ajoutez-y, si vous voulez, la souplesse et la légèreté du corps. Comblez cet homme de richesses, d’honneurs, de royaumes, de puissance, et de tout ce qu’il y a de plus éclatant. Si en même temps il se trouve injuste, intempérant, timide, avec peu ou point d’esprit, ferez- vous difficulté de le tenir pour malheureux ? Quelle sorte de biens est-ce donc là, que des biens qui n’empêchent pas qu’on ne puisse être infiniment à plaindre ? Comme un tas de blé n’est composé que de grains d’une même espèce, aussi le bonheur est-il un tout, dont les parties doivent se ressembler. Or il n’y a que l’honnête qui fasse le bonheur. Quand vous y mêlerez quelque chose d’un genre différent, il n’en saurait résulter un tout, qui soit honnête, ni par conséquent, qui puisse servir à nous rendre heureux. Tout bien est désirable. Tout ce qui est désirable doit être approuvé. Tout ce que vous aurez jugé digne d’approbation doit plaire. Tout ce qui peut vous plaire doit avoir un mérite réel. Donc il est digne de louange. Or il n’y a que l’honnête qui soit digne de louange. Donc il n’y a de bien que ce qui est honnête.

XVI. Autrement vous appellerez biens une infinité de choses au nombre desquelles je ne mets pas les richesses, puisque tout homme, même le moins digne, peut en acquérir, et que le vrai bien n’est pas indifféremment pour toute sorte de gens. Je n’y mets pas non plus la célébrité, et les applaudissements qu’on peut obtenir du peuple, c’est-à-dire, d’une multitude composée de fous et de scélérats. On y mettrait aussi de bien moindres agréments : de belles dents, de beaux yeux, un teint frais, et ce que louait dans Ulysse sa nourrice Euryclée, en lui lavant les pieds,

La voix douce et touchante, et le corps potelé.

Par où le philosophe, s’il compte cela pour des biens, fera-t-il croire qu’il ne donne pas dans les visions d’un vulgaire insensé ? Mais, me direz-vous, quoique les Stoïciens n’accordent pas le nom de biens à ces sortes de choses, ils les regardent comme des avantages. D’accord : mais ils nient que ces avantages contribuent au bonheur de l’homme ; au lieu que les Péripatéticiens les y croient nécessaires, du moins pour le rendre parfait. Et nous, au contraire, nous le croyons parfait sans cela : fondés sur ce raisonnement de Socrate, le chef des philosophes. « Tel, dit-il, qu’est le cœur de l’homme, tel est l’homme. Tel est l’homme, tels sont ses discours. Tels sont ses discours, telles sont ses actions, telle est sa vie. Or le cœur de l’homme de bien est louable : sa vie l’est donc aussi : elle est donc honnête, puisqu’elle est louable : et de là il s’ensuit que l’homme de bien est heureux. » Que je sache de vous, au nom des Dieux, si vous prenez pour un simple amusement nos derniers entretiens ; ou si vous regardez comme un principe bien établi, que le sage n’écoute point les passions, et qu’il règne une éternelle paix dans son âme. Or l’homme qui est modéré, constant, exempt de crainte, de chagrin, de folle joie et de toute cupidité, c’est-à-dire, l’homme qui est sage, peut-il n’être pas heureux ? Un homme de bien ne rapporte-t-il pas à une fin digne de louange toutes ses actions, toutes ses pensées ? Que prétend-il ? être heureux. Or il n’y a que la vertu qui soit digne de louange. Ainsi c’est la vertu seule qui conduit au bonheur.

XVII. On le prouve encore de cette autre manière. Une vie malheureuse, ou qui n’est ni heureuse, ni malheureuse, n’offre rien dont il soit beau de se glorifier. Quelquefois pourtant il y a des personnes qui se glorifient, et avec raison, comme Épaminondas, lorsqu’il disait :

Thèbes par mes conseils a triomphé de Sparte,

Ou l’Africain, de qui l’on a dit :

De l’Aurore au couchant, il n’est point de guerriers
Dont le front soit couvert de si nobles lauriers.

On doit, cela étant, regarder la vertu comme une chose dont il est permis, dont il est juste de se glorifier : et c’est même la seule dont l’honnête homme fasse gloire. Vous voyez ce qui s’ensuit de là. Que la vertu ne soit point la source du bonheur : il y aura donc quelque chose de préférable au bonheur, puisque la vertu méritera sans doute la préférence, et de l’aveu même de nos adversaires. Or n’est-ce pas la dernière des absurdités, de vouloir que l’homme préfère quelque chose à son bonheur ? Puisqu’ils avouent que le vice seul suffit pour nous rendre malheureux, peuvent-ils nier que la vertu ait la même force pour nous rendre heureux ? C’est ici la règle des contraires. J’en appelle à la fameuse balance de Critolaus, où il prétendait, que si d’un Côté on mettait les bonnes qualités de l’âme, et de l’autre non-seulement celles du corps, mais encore les autres biens étrangers, le premier côté emporterait le second, quand même on ajouterait à ce dernier la terre et les mers.

XVIII. Quelle raison a donc pu empêcher le même Critolaus, et cet autre grand philosophe Xènocrate, qui exalte si Fort la vertu, et qui déprise tant tout le reste, d’avouer qu’elle nous rend non-seulement heureux, mais même parfaitement heureux ? Toutes les vertus, si eela est faux, sont anéanties. Car quiconque est susceptihle de Chagrin . l’est aussi de crainte : la crainte n’étant que l’attente inquiète d’un chagrin. Or l’homme susceptihle de crainte, l’est aussi d’effroi, de timidité, de peur, de lâcheté ; prêt à succomber dans l’occasion, et ne croyant point que ce précepte d’Atrée soit fait pour lui :

Qu’aux caprices du sort préparés des longtemps,
Leurs cœurs, sans s’ébranler, éprouvent les plus grands.

Il succombera, dis-je, et non-seulement il sera vaincu, mais il acceptera l’esclavage. Pour nous, nous demandons que la vertu soit toujours libre, toujours indomptable. Autrement la vertu n’est rien. Mais s’il est vrai qu’elle suffise pour bien vivre, elle suffit aussi pour vivre heureux : car elle suffit, certainement, pour nous inspirer du courage. Avec du courage, on a de la grandeur d’âme ; on ne se laisse ni effrayer, ni abattre ; on ne connaît ni repentir, ni besoin, ni obstacle ; on est toujours dans l’abondance et dans la prospérité. On est donc heureux, et il ne faut pour cela qu’avoir du courage. Donnez a la folie tout ce qu’elle désire, elle croira n’avoir pas encore assez : la sagesse au contraire, toujours contente de ce qu’elle possède actuellement, ne murmure jamais de son sort.

XIX. Vous savez que Lélius n’a été consul qu’une seule fois ; et ce ne fut même qu’après avoir essuyé un refus (si cependant, lorsqu’un homme tel que lui n’a pas les suffrages, le contre-coup ne retombe pas uniquement sur un peuple qui ne sait ce qu’il veut) : mais enfin, maître de choisir entre l’unique consulat de Lélius, et les quatre de Cinna, dites-moi, que feriez-vous ? Je sais à qui je parle, et ce que vous répondiez à ma question. Je ne la ferais pas à tout le monde, car peut-être y a-t-il des gens qui ne rougiraient pas de préférer, je ne dis pas les quatre consulats de Cinna, mais un des jours de sa tyrannie, à la vie entière de plusieurs grands hommes. Lélius aurait subi la peine des lois, s’il avait traité un citoyen avec la moindre dureté. Cinna, au contraire, lit couper la tête non-seulement à Octavius son collègue, mais encore à Crassus et à César, deux hommes illustres, dont la vertu s’était signalée tant au sénat que dans nos armées ; à Marc Antoine, l’homme le plus éloquent de notre siècle, et à César, qui était la douceur, la bonté même, et un parfait modèle de politesse et d’enjouement. Vous paraît-il avoir été heureux, pour avoir fait de tels meurtres ? Je le trouve malheureux, non-seulement en ce qu’il les a faits, mais encore en ce qu’il lui a été permis de les faire. Quand je dis permis, c’est une façon de parler impropre ; car il n’est jamais permis de faire le mal : mais j’appelle permis, ce qu’on peut faire impunément. Jugez-vous que Marius fût moins heureux, quand il partagea généreusement la gloire de la défaite des Cimbres avec Catulus son collègue, qui était presque un autre Lélius, tant il lui ressemblait ; que quand, fier de ses succès, après la guerre civile, et plein de ressentiment contre le même Catulus, il répondit plus d’une lois à ceux qui intercédaient pour lui, Qu’il meure ? Pour moi, je trouve plus heureux celui qui fut la victime d’un ordre si barbare, que le scélérat qui l’a donné. Car outre qu’il vaut mieux recevoir une injure, que la faire, n’est-il pas plus convenable d’aller, comme fit Catulus, un peu au-devant d’une mort qui n’était pas fort éloignée, que de flétrir, comme le fit Marius, par le meurtre d’un tel homme, la gloire de six consulats, et la fin d’une vie illustre ?

XX. Denys devint tyran de Syracuse à vingt-cinq ans ; et pendant un règne de trente-huit, il fit cruellement sentir le poids de la servitude à une ville si belle et si opulente. De bons auteurs nous apprennent qu’il avait de grandes qualités : car il était sobre, actif, capable de gouverner ; mais d’un naturel malfaisant et injuste ; et par conséquent, si l’on en juge avec équité, le plus malheureux des hommes. En effet, quoiqu’il fût parvenu à la souveraine puissance, qu’il avait si fort ambitionnée, il ne s’en croyait pourtant pas encore bien assuré. En vain descendait-il d’une famille noble et illustre ; quoique ce point soit contesté par quelques historiens. En vain avait-il grand nombre de parents et de courtisans, et même de ces jeunes amis, dont l’attachement et la fidélité sont si connus dans la Grèce. Il ne se fiait à aucun d’eux. Il avait donné toute sa confiance à de vils esclaves, qu’il avait enlevés aux plus riches citoyens et à qui il avait ôté le nom qui marquait leur servitude, afin de se les attacher davantage. Pour la garde de sa personne, il avait choisi des étrangers féroces et barbares. Enfin la crainte de perdre son injuste domination l’avait réduit à s’emprisonner, pour ainsi dire dans son palais. Il avait même porté la défiance si loin, que, n’osant confier sa tête à un barbier, il avait fait apprendre à raser à ses propres filles. Ainsi ces princesses s’abaissant par ses ordres à une fonction que nous regardons comme indigne d’une personne libre, faisaient la barbe et les cheveux à ce malheureux père. Encore, dit-on, que quand elles furent un peu grandes, craignant le rasoir jusque dans leurs mains, il imagina de se faire brûler par elles les cheveux et la barbe avec des écorces ardentes. On raconte de plus, que quand il voulait aller passer la nuit avec l’une de ses deux femmes, Aristomaque de Syracuse, et Doris de Locres, il commençait, en entrant dans leur appartement, par les perquisitions les plus exactes-, pourvoir s’il n’y avait rien à craindre ; et comme il avait fait entourer leur chambre d’un large fossé, sur lequel il y avait un petit pont de bois ; il le levait aussitôt qu’il était avec elles, après avoir pris la précaution de fermer lui-même la porte en dedans. Fallait-il parler au peuple ? Comme il n’eût osé paraître dans la tribune ordinaire, il ne haranguait que du haut d’une tour. Étant obligé de se déshabiller pour jouer à la paume, qu’il aimait beaucoup, il ne confiait son épée qu’à un jeune homme son favori. Sur quoi un de ses amis lui ayant dit un jour en riant : Voilà donc une personne à qui vous confiez voire vie, et le tyran s’étant aperçu que le jeune homme en souriait, il les fit mourir tous deux ; l’un pour avoir indiqué un moyen de l’assassiner ; l’autre, parce qu’il semblait avoir approuvé la chose par un sourire. La mort de ce jeune homme qu’il avait tendrement aimé lui causa la plus vive douleur. Tant il est vrai que ceux qui écoutent leurs passions ne sont jamais d’accord avec eux-mêmes. Nous avez obéi à l’une, il en renaît une autre différente. Mais pour juger s’il était heureux, il ne faut que s’en rapporter à lui-même.

XXI. Un de ses flatteurs, nommé Damoclès, ayant voulu le féliciter sur sa puissance, sur ses troupes, sur l’éclat de sa cour, sur ses trésors immenses, et sur la magnificence de ses palais, ajoutant que jamais prince n’avait été si heureux que lui : Damoclès, lui dit-il, puisque mon sort te paraît si doux, serais-tu tenté d’en goûter un peu. et de te mettre en ma place ? Damoclès avant témoigné qu’il en ferait volontiers l’épreuve, Denys le lit asseoir sur un lit d’or, couvert de riches carreaux, et d’un tapis dont l’ouvrage était magnifique. Il fit orner ses buffets d’une superbe vaisselle d’or et d’argent. Ensuite ayant fait approcher la table, il ordonna que Damoclès y fût servi par de jeunes esclaves, les plus beaux qu’il eût, et qui devaient exécuter ses ordres au moindre signal. Parfums, couronnes, cassolettes, mets exquis, rien n’y fut épargné. Ainsi Damoclès se croyait le plus fortuné des hommes, lorsque tout d’un coup, au milieu du festin, il aperçut au-dessus de sa tête une épée nue, que Denys y avait fait attacher, et qui ne tenait au plancher que par un simple crin de cheval. Aussitôt les yeux de notre bienheureux se troublèrent : ils ne virent plus, ni ces beaux garçons qui le servaient, ni la magnifique vaisselle qui était devant lui : ses mains n’osèrent plus toucher aux plats : sa couronne tomba de sa tête. Que dis-je ? il demanda en grâce au tyran la permission de s’en aller, ne voulant plus être heureux à ce prix. Pouvez- vous désirer rien de plus fort, rien qui prouve mieux que Denys lui-même sentait qu’avec de continuelles alarmes on ne goûte nul plaisir ? Mais il n’était plus le maître de rentrer dans la voie de la justice, en rendant à ses citoyens leurs droits et leur liberté : parce que dès sa jeunesse, et à un âge où il n’examinait pas quelles seraient les suites de ses démarches, il s’était comporté de manière à ne pouvoir cesser d’être injuste, sans mettre sa vie en danger.

XXII. Cependant, lors même qu’il craignait si fort l’infidélité de ses amis, il n’eût rien tant souhaité que d’en avoir de véritables. Témoin ce qu’il dit sur ces deux pythagoriciens, dont l’un s’étant donné pour caution de représenter son camarade, que Denys avait condamné à mort, et le condamné s’étant mis en prison au jour prescrit, Plût aux Dieux, leur dit-il, que je fusse en tiers arec de tels amis ! Qu’il était donc malheureux, de se voir privé du commerce de l’amitié, des charmes de la société, et des douceurs d’une familiarité honnête, lui surtout, qui avait de l’érudition, qui dès l’enfance avait eu quelque teinture des beaux arts, qui aimait la musique, et qui même avait fait des tragédies ! Ne me demandez pas si elles étaient bonnes. Peu importe : car les poëtes ont cela, encore plus que toute autre espèce d’écrivains, qu’ils sont toujours enchantés de ce qu’ils ont fait. Je n’en ai connu aucun, non pas même notre ami Aquinius, qui ne trouvât ses vers excellents, et qui ne crût pouvoir dire :

Ami, tu prises tes écrits ;
Mais les miens ont aussi leur prix.

Revenons à Denys. Il s’était comme interdit lui-même tous les agréments d’une société polie, et aimable ; il passait ses jours avec des bandits, des scélérats, des Barbares ; il ne croyait pas pouvoir être ami d’aucun homme qui fût digne d’être libre, ou qui voulût l’être. Peut-on imaginer une vie plus horrible, plus misérable, plus détestable ! Je ne daigne donc pas la mettre en parallèle avec celle d’un Platon, d’un Archytas, personnages illustres, et aussi sages que savants.

XXIII. Contentons-nous de la comparer avec celle d’un homme assez obscur, et compatriote de Denys, mais qui a vécu longtemps après. Je parle d’Archimède, que je veux tout de nouveau tirer de la poussière, l’ayant déjà en quelque manière ressuscité autrefois. Car pendant que j’étais questeur en Sicile, je fus curieux de m’informer de son tombeau à Syracuse, où je trouvai qu’on le connaissait si peu, qu’on disait qu’il n’en restait aucun vestige ; mais je le cherchai avec tant de soin, que je le déterrai enfin sous des ronces et des épines. Je fis cette découverte à la faveur de quelques vers, que je savais avoir été gravés sur son monument, et qui portaient qu’on avait placé au-dessus une sphère et un cylindre. M’étant donc transporté hors de l’une des portes de Syracuse, dans une campagne couverte d’un grand nombre de tombeaux, et regardant de toutes parts avec attention, je découvris sur une petite colonne qui s’élevait par-dessus les buissons, le cylindre et la sphère que je cherchais. Je dis aussitôt aux principaux Syracusains qui m’accompagnaient, que c’était sans doute le monument d’Archimède. En effet, sitôt qu’on eut fait venir des gens pour couper les buissons, et nous faire un passage, nous nous approchâmes de la colonne, et lûmes sur la base l’inscription, dont les vers étaient encore à demi lisibles, le reste ayant été effacé par le temps. Et c’est ainsi qu’une des plus illustres cités de la Grèce, et qui a autrefois produit tant de savants, ignorerait encore où est le tombeau du plus ingénieux de ses citoyens, si un homme de la petite ville d’Arpinum n’était allé le lui apprendre. Mais revenons à mon sujet. Quel est l’homme qui ait quelque commerce, je ne dis pas avec les Muses, mais avec des hommes tant soit peu doués d’humanité et d’érudition, qui n’aimât mieux être à la place du mathématicien qu’à celle du tyran ? Si vous considérez quelle a été leur vie. Archimède, continuellement appliqué à faire des observations et des recherches utiles, jouissait tranquillement de la satisfaction que donnent d’heureuses découvertes, la plus délicieuse nourriture de l’esprit : pendant que Denys, occupé sans cesse de meurtres et de forfaits, passait les jours et les nuits dans d’éternelles alarmes. Que serait-ce, si nous lui comparions un Démocrite, un Pythagore, un Anaxagore ! Quels royaumes, quelles richesses peuvent valoir les charmes de leurs études ? Tout ce qui peut le plus flatter l’homme, n’est-ce pas ce qui appartient à la plus noble portion de lui-même, et par conséquent à son intelligence ? Voilà donc l’espèce de bien dont il faut chercher à jouir, pour être heureux. Or le bien spirituel, c’est la vertu. Ainsi c’est elle qui nous rendra heureux. Je l’ai déjà dit, et on ne saurait trop le répéter, c’est la seule source du beau, de l’honnête, de l’excellent, et pour tout dire en un mot, du contentement parfait. Puisque le bonheur consiste dans la perpétuité de ce contentement, ne le cherchons point ailleurs.

XXIV. Mais sans nous arrêter à de simples raisonnements, tâchons de rendre la chose, pour ainsi dire, palpable. Imaginons-nous un homme qui excelle dans les beaux-arts. Premièrement donnons-lui beaucoup d’esprit : caria vertu n’est guère le partage des génies médiocres. Ensuite, supposons (jue son esprit se porte avec ardeur à la recherche de la vérité. De lu naîtront ces trois avantages essentiels. L’un, la connaissance des mystères de la nature. L’autre, l’art de discerner ce que nous devons fuir ou rechercher. Et le troisième, une méthode certaine pour juger si une conséquence est bien ou mal tirée, et pour s’assurer qu’on raisonne juste. Qu’il est attrayant pour un sage, de passer ainsi ses jours et ses nuits ; de contempler les mouvements et les conversions du ciel ; d’y apercevoir un nombre infini d’étoiles fixes, dont la marche s’accorde avec celle de la voûte céleste ; de les distinguer des sept autres astres toujours errants, et dont néanmoins la course est si réglée et si certaine ; de pouvoir enfin marquer les différences qui sont entre ces astres, et de supputer quelles sont leurs distances, soit à leur égard, soit par rapport à nous ! Par ces découvertes, les anciens furent excités à pousser leurs recherches encore plus loin. Ils ont examiné comment se forment et s’accroissent toutes choses : quelle est l’origine, et quelles sont les différentes espèces des êtres animés ou inanimés, muets ou parlants ; quelles sont les sources tant de la vie et de la mort que de la transmutation d’une chose en une autre. Ils ont fait des observations sur l’équilibre de la terre ; sur ce qui tient comme suspendus les gouffres immenses de la mer ; sur le centre de gravité ou tendent toutes choses, centre qui est au milieu de l’univers, et au point le plus bas de notre sphère.

XXV. Un esprit qui s’occupe nuit et jour de semblables méditations, parvient à cette connaissance si recommandée par l’oracle de Delphes ; je veux dire à la connaissance de soi-même, et de son affinité avec l’esprit divin. De là, une joie toujours renaissante. Cette seule idée, qu’il participe à l’excellence de la nature, des Dieux, lui inspire le désir d’atteindre à leur éternité. De sorte qu’il ne se croit point borné à ce peu de jours que nous vivons : considérant qu’à remonter de cause en cause, il se trouve que tout est lié nécessairement l’un à l’autre, tout réglé par une intelligence, de tout temps et pour toujours. Quand le sage a fait ces réflexions, ou plutôt quand il a porté ses regards sur toutes les parties de l’univers, avec quelle tranquillité d’âme ne se retourne-t-il pas sur lui-même, et n’envisage-t-il pas ce qui le touche de plus près ? Alors il comprend ce que c’est que la vertu : il en distingue les genres, et les espèces : il reconnaît quels sont les vrais biens et les vrais maux : il fixe l’objet de nos devoirs, et donne des règles pour se conduire dans tous les âges. Tout cela étant bien développé, il en conclut infailliblement ce qui est le but de notre dispute, que la vertu n’a besoin que d’elle-même pour nous rendre heureux. Vient, en troisième lieu, l’art et la science de raisonner, qui définit les choses, distingue les genres de chacune, joint celles qui sont connexes, tire des conclusions justes, discerne le vrai du faux. À quelque autre science qu’on s’applique, cette dernière y est nécessaire : et outre l’utilité dont elle nous est pour diriger nos jugements, elle fournit au sage un plaisir honnête et vraiment digne de lui ; mais autant que son loisir lui permet de s’en occuper. Qu’il soit appelé à remplir les charges de la république, qu’y a-t-il au-dessus d’un magistrat dont la prudence voit ce qu’il y a d’utile aux citoyens ; dont la justice lui ferme les yeux sur ses intérêts propres ; et qui fait servir généralement toutes ses vertus au bien public ? Joignez-y les doux fruits qu’il retire de l’amitié ; soit pour avoir en toute occasion, et des conseils, et des ressources ; soit pour goûter les douceurs qu’une aimable société procure dans un commerce journalier. Que peut-on vouloir de plus pour être heureux ? Tous les dons de la fortune n’ont rien de comparable à une vie si délicieuse ; puisqu’on la doit aux biens de l’âme, c’est-à-dire, aux vertus, vous êtes forcé de convenir que les sages sont heureux.

XXVI. L’a. Jusque dans les supplices, et même au milieu des tortures ? C. Avez-vous cru que je voulais dire, parmi les lis et les roses ? Hé quoi ! Épicure, qui n’a que le masque d’un philosophe, et qui en usurpe effrontément le nom, aura eu le courage de soutenir ce sentiment, auquel je ne puis m’empêcher d’applaudir, qu’il n’est aucun temps où le sage, fût-il tourmenté, brûlé, mis en pièces, ne puisse s’écrier : Je compte tout cela pour rien ! Épicure, dis-je, qui a mis le comble des maux dans la douleur, et le comble des biens dans la volupté : qui se moque de nos belles distinctions, entre ce qui est honnête ou honteux : qui publie que nous n’avons que des mots et des sons frivoles : qui donne pour maxime, que ce qui peut flatter le corps, ou le blesser est la seule chose qui nous intéresse : cet homme enfin, dont le jugement ne diffère guère de l’instinct des bêtes, aura pu s’oublier lui-même ! Il aura osé mépriser la fortune, quoiqu’elle ait en son pouvoir tout ce qu’il compte pour des biens ou des maux ! Il se sera vanté d’être heureux dans les tourments, lui, qui donne la douleur pour le plus grand des maux, ou même pour le seul ! Encore s’il employait les remèdes qui peuvent nous endurcir contre la douleur ; la fermeté d’âme, la crainte du déshonneur, les épreuves de patience, les leçons de courage, la vie dure et maie. Mais non ; il se croit assez fortifié contre la rigueur des souffrances par le souvenir des plaisirs qu’il a goûtés ; semblable à quelqu’un qui, dans les chaleurs de l’été, croirait trouver du soulagement, en se ressouvenant d’avoir autrefois joui dans notre Arpinum de la fraîcheur des eaux et des montagnes ; comme si la mémoire des plaisirs passés pouvait soulager les maux présents. Quoi qu’il en soit, un tel homme ayant osé prononcer, contre ses principes, que le sage est toujours heureux ; quel sera donc le langage de ceux qui ne connaissent nul autre bien, où la vertu n’est pas ? Pour moi, au lieu que les Péripatéticiens et l’ancienne Académie ne font ici que balbutier, je suis d’avis qu’enfin ils déclarent nettement, et à haute voix, que la félicité peut descendre dans le taureau de Phalaris.

XXVII. Car laissons là toutes ces chicanes des Stoïciens, dont j’ai fait aujourd’hui plus d’usage que je n’ai coutume, et accordons qu’il y a trois sortes de biens. Accordons-le, dis-je, pourvu que ceux qui regardent le corps, et ceux qui viennent de la fortune, rampent sous nos pieds, et ne portent le nom de biens que parée qu’ils nous sont de quelque commodité : qu’au contraire les autres, qui sont divins, soient exaltes jusqu’au ciel, comme étant d’une utilité sans bornes ; de manière que l’homme qui les possède, est heureux, et souverainement heureux. Pourquoi non ? Craindra-t-il la douleur ? Voilà ce qu’on peut m’objecter de plus fort. À l’égard de la mort, envisagée par rapport à nous, ou par rapport à nos proches, il me semble que nos discours précédents nous ont suffisamment aguerris contre ses menaces, aussi bien que contre le chagrin, et les passions. Mais la douleur, il faut l’avouer, est la plus dangereuse ennemie de la vertu. Elle présente à ses yeux des flambeaux ardents : elle fait de continuels efforts pour ébranler sa fermeté et pour lasser sa patience. La vertu succombera-t-elle donc ? Quand le sage souffre, cessera-t-il d’être heureux ? Quelle honte, ô ciel ! Des enfants qu’on fouette à Sparte jusqu’à effusion de sang ne jettent pas le moindre cri. J’y ai vu moi-même des troupes de jeunes gens acharnés à se battre les uns contre les autres à coups de poing et de pied, s’entre déchirer des dents et des ongles avec une opiniâtreté incroyable, et mourir enfin plutôt que de s’avouer vaincus. Y a-t-il au monde un pays moins civilisé et plus barbare que les Indes ? Cependant leurs sages y sont perpétuellement nus, sans paraître sensibles aux ri de l’hiver, ni même aux neiges du Caucase ; et ils se jettent volontairement dans les flammes, où ils se laissent consumer, sans pousser un soupir. Comme les Indiens ont communément plus d’une femme, lorsqu’un d’eux vient à mourir, ses veuves vont aussitôt par-devant le juge se disputer entre elles l’avantage d’avoir été la plus chérie du défunt. Après quoi la victorieuse, suivie de ses parents, court d’un air content joindre son époux sur le bûcher ; tandis que l’autre se retire tristement, avec la honte d’avoir été vaincue. Et il ne faut pas croire que l’usage ou sont ces peuples ait étouffé la nature parmi eux : car elle ne perd jamais ses droits : mais parmi nous elle est corrompue par la mollesse, par les délices, par l’oisiveté, par l’indolence, par la fainéantise. On suit les préjugés reçus et les mauvaises coutumes. C’est ainsi que les Égyptiens, imbus de vaines et de ridicules superstitions, s’exposeraient plutôt aux supplices les plus rigoureux que de blesser un ibis, un aspic, un chat, un chien, un crocodile : jusque-là même que si quelque accident de cette espèce leur était arrivé par hasard, ils sont prêts à expier leur faute par quelle peine on voudra. Je parle des hommes : et que dirons-nous des bêtes ? Ne supportent-elles pas le froid et la faim ? Succombent-elles à la fatigue de leurs courses dans les bois et sur les montagnes ? S’il s’agit de défendre leurs petits, ne combattent-elles pas, sans craindre ni coups ni blessures ? Passons sous silence tout ce que souffrent volontairement les ambitieux pour parvenir aux grandeurs ; ceux qui aiment la louange, pour acquérir de la gloire ; les amoureux, pour satisfaire leur passion. Voit-on autre chose dans le monde ?

XXVIII. Mais ne soyons pas trop longs, et revenons à notre sujet. Je soutiens donc, oui je soutiens que la félicité peut se rencontrer dans les tourments : que marchant à la suite de la justice de la tempérance, et surtout de la fermeté, de la magnanimité et de la patience, elle ne s’arrêtera pas à la vue des bourreaux : et que toutes les vertus s’étant présentées à la torture avec intrépidité, elle ne restera pas, comme j’ai déjà dit, à la porte de la prison. Quel opprobre, quelle horreur de l’y voir seule et séparée de ses généreuses compagnes ? Mais la chose n’est pas possible. Car ni les vertus ne peuvent subsister sans la félicité, ni la félicité sans elles. Ainsi, à quelque supplice qu’elles soient menées, elles l’entraîneront avec elles, sans lui permettre d’hésiter un moment. Car le sage a cela de propre, qu’il ne fait rien malgré lui, et dont il puisse avoir des remords ; qu’il agit en tout avec dignité, avec fermeté, avec gravité, avec honneur ; crue, ne s’attendant à rien de certain, il n’est surpris d’aucun événement ; qu’il ne reçoit la loi de personne, et ne dépend que de lui-même. Or n’est-ce pas là le comble du bonheur ? La conséquence est aisée pour les Stoïciens, qui mettent le souverain bien à vivre suivant les lois de la nature. Un homme sage, non-seulement doit vivre ainsi, mais il le peut. Or, puisqu’il est maître de posséder le souverain bien, il est aussi en son pouvoir d’être heureux ; et par conséquent il l’est toujours. Voilà, sur cet article, tout ce que je puis vous dire de plus fort ; et à moins que vous n’ayez quelque chose de mieux à nous apprendre je crois que c’est aussi ce qu’il y a de plus vrai.

XXIX. L’a. Je n’ai certainement rien à dire de meilleur ; mais j’ai une grâce à vous demander. Comme vous n’êtes lié à aucun système, et que vous prenez de chacun ce qui vous paraît de plus vraisemblable, enseignez-moi, je vous prie, comment vous avez pu, après avoir employé contre les Péripatéticiens et contre l’ancienne Académie beaucoup d’arguments tournés à la manière des Stoïciens ; comment, dis-je, vous avez pu cependant les exhorter à déclarer hardiment, sans renoncer à leurs principes, que le sage est toujours souverainement heureux. C. Je vais donc user de la liberté, qui, entre toutes les sectes des philosophes, est réservée à la nôtre seule, dans laquelle jamais on ne porte son jugement, mais on s’y contente d’exposer le pour et le contre, afin que chacun prenne le vrai ou il croit le voir, sans se laisser entraîner par l’autorité. Vous demandez, ce me semble, si, quelque sentiment qu’on embrasse sur le souverain bien, cette proposition peut se soutenir, Que la vertu suffit pour nous rendre heureux. Carnéade n’en convenait pas, parce qu’il en voulait aux Stoïciens, qu’il prenait plaisir à contredire en tout, et à tout propos. Pour moi, je ne mettrai point ici de vivacité. Car si les Stoïciens ont pensé juste sur le souverain bien, il n’y a, par rapport à eux, nulle difficulté sur l’article dont il s’agit, Que le sage est toujours heureux. Reste à examiner si ce beau dogme peut également cadrer avec tous les autres systèmes.

XXX. Parmi ceux qui ont été proposés sur le souverain bien, il s’en est conservé quatre simples. Celui des Stoïciens, « Qu’il n’y a de bon que ce qui est honnête. » Celui des Épicuriens « Qu’il n’y a de bon que ce qui est agréable. » Celui d’Hiéronyme, « Qu’il n’y a de bon que la privation de la douleur. » Et celui qu’a voulu établir Carnéade contre les Stoïciens, « Qu’il n’y a rien de bon que la jouissance des premiers dons de la nature, soit de tous ensemble, soit du moins des principaux. » Voilà pour les systèmes simples. À regard des composés, ils s’accordent à distinguer trois espèces de biens ; ceux de l’âme, qui sont les premiers, et les plus grands ; les seconds, ceux du corps ; et les troisièmes, ceux qui viennent du dehors. C’est le sentiment des Péripatéticiens, duquel diffère peu celui des anciens Académiciens. Dinomaque et Calliphon joignent seulement la volupté à la vertu ; et le Péripatéticien Diodore y joint la privation de la Unir. Voilà les seules opinions qui puissent avoir des partisans. Car pour celles d’Ariston, de Pyrrhon, d’Hérille, et de quelques autres, elles me paraissent généralement proscrites. Laissant donc à part le système des Stoïciens, que je crois avoir assez bien défendu, voyons ce que nous pourrons faire des autres. Quant aux Péripatéticiens, si l’on excepte Théophraste, et ceux qui, comme lui, craignent et abhorrent la douleur avec trop de mollesse et de lâcheté, les autres ont droit d’exalter, comme ils font, l’excellence et la dignité de la vertu. Car, après lavoir élevée jusqu’aux cieux avec leur éloquence ordinaire, il leur est aisé de mépriser tout le reste, mis en comparaison. Ils croient que la gloire mérite d’être achetée par des souffrances : leur serait-il permis de ne pas reconnaître pour heureux, ceux qui Font acquise, à ce prix ? Il est vrai qu’elle leur coûte : mais on est heureux de plus d’une façon.

XXXI. Un marchand se loue de son commerce, quoiqu’il y essuie quelque infortune : l’agriculture ne cesse pas d’être utile, quoique des orages en diminuent les fruits : il suffit que dans l’un et dans l’autre cas, le gain excède la perte ; et de même, sans réunir toute sorte de biens, il suffit, pour être heureux, qu’on jouisse des plus considérables. Aristote, Xénocrate, Speusippe et Polémon, sans s’écarter de leurs principes, peuvent donc, en ce sens-là, dire que la félicité suivra la vertu jusque dans les supplices, et descendra même dans le taureau de Phalaris, sans crainte d’être corrompue, ni par les menaces, ni par les caresses. Raisonnons de même à l’égard de Calliphon et de Diodore, qui font un tel état de la vertu, qu’ils rejettent hautement tout ce qui s’en écarte. Les autres, à la vérité, se sont mis plus à l’étroit. Cependant Epicure, Hiéronyme, et les partisans de Carnéade, s’il lui en reste, se tirent encore d’affaire, puisqu’ils reconnaissent l’âme pour juge des vrais biens, et qu’ils enseignent tous à mépriser ce qui n’en a que l’apparence. Car y a-t-il quelqu’un d’entre eux qui ne paraisse suffisamment rassuré contre la douleur, et contre la mort même ? Ainsi mettons-les tous ensemble, et commençons par celui que nous traitons d’efféminé, et de voluptueux. Pouvez-vous soupçonner Épicure d’avoir si fort redouté la mort et la douleur ; lui qui, se voyant près de mourir, disait qu’il était au plus heureux jour de sa vie, et que dans les souffrances les plus aiguës, il se sentait soulagé, disait-il, par le souvenir de ses découvertes philosophiques ? Quand il parlait ainsi, ce n’était pas pour s’accommoder au temps ; car il a toujours soutenu, en parlant de la mort, que par la dissolution de notre machine toute sensation est éteinte, et que dès lors il n’y a plus rien qui nous intéresse. À l’égard de la douleur, sa grande maxime a toujours été, qu’on doit s’en consoler par cette réflexion, que les vives souffrances sont courtes, et que les Ion gués sont légères. Trouvez-vous que tous ces autres philosophes, qui font tant les merveilleux, nous donnent sur ces deux points de meilleures leçons ? Pour ce qui est des autres événements, qu’on met d’ordinaire nu rang des maux, nos docteurs me paraissent tous assez préparés à les supporter. Vous savez que la plupart des gens redoutent la pauvreté : mais je ne vois pas qu’aucun philosophe en soit effrayé ; non pas même Épicure.

XXXII. Car qui s’est contenté de moins que lui ? Qui a mieux prêché la sobriété ? On veut de l’argent pour avoir de quoi fournir à son ambition, à ses amours, aux dépenses journalières : mais l’homme qui ne connaît rien de tout cela, quel cas ferait-il de l’argent ? Pourquoi nos philosophes ne le regarderaient-ils pas du même œil que le Scythe Anacharsis, dont voici la lettre à un illustre Carthaginois, qui lui avait envoyé des présents : « Anacharsis à Hannon, salut. Il ne me faut qu’un habit de peau, à la mode de mon pays. La plante de mes pieds me sert de souliers, et la terre de lit. Mes mets sont du lait, du fromage et de la viande. Mon assaisonnement est la faim. Si tu aimes la tranquillité, tu peux la venir chercher chez moi. Pour ce qui est des choses dont il t’a plu de me régaler, et dont tu fais tant de cas, garde-les pour tes concitoyens, ou pour les Dieux immortels. » Presque aucun philosophe, de quelque secte que ce soit, n’a pensé autrement sur les richesses, à moins qu’un naturel vicieux ne l’empêchât de suivre la raison. Socrate assistant à une cérémonie, où l’on avait étalé beaucoup d’or et d’argent : Que voilà de choses, s’écria-t-il, que je ne désire point ! Alexandre avait ordonné qu’on présentât de sa part à Xénocrate cinquante talents ; somme alors très-considérable, et surtout à Athènes. Xénocrate invita ces ambassadeurs à souper dans l’Académie, et leur fit servir un repas où il n’y avait que le pur nécessaire, sans aucun appareil ; et quand le lendemain ils voulurent lui faire compter les cinquante talents : Hé quoi ! leur dit-il, ne vous aperçûtes-vous pas hier, à la frugalité de ma table, que l’argent m’était inutile ? Cependant, comme ii les vit contristés de cette réponse, il voulut bien accepter trente mines, pour ne pas paraître dédaigner les présents d’un roi. Diogène, en qualité de Cynique, répondit encore avec plus de liberté à ce grand prince, qui lui demandait, s’il n’avait besoin de rien : Je souhaite seulement, lui dit-il, que tu te détournes un peu de mon soleil ; lui donnant à entendre qu’il l’empêchait d’en sentir les rayons. Aussi ce philosophe, pour montrer combien il avait raison de s’estimer plus que le roi de Perse, faisait-il quelquefois ce raisonnement : Je ne manque de rien ; et il n’a jamais assez. Je ne me soucie pas de ses voluptés ; et il ne saurait s’en rassasier. Enfin, j’ai des plaisirs auxquels il ne peut jamais atteindre.

XXXIII. Vous n’ignorez pas sans doute en combien de classes Epicure a distingué les cupidités de l’homme. Sa division peut n’être pas fort juste, mais elle a son utilité. Il en reconnaît de naturelles, et qui sont nécessaires en même temps ; d’autres naturelles, et non nécessaires ; d’autres encore, qui ne sont ni l’un ni l’autre. Quant aux nécessaires, il ne faut presque rien, selon lui, pour les contenter ; les trésors de la nature se trouvant partout en abondance. Pour celles de la seconde classe, il croit également facile, ou de les satisfaire, ou de s’en passer. À l’égard des dernières, qu’il regarde comme frivoles, il les rejette absolument, par cette considération, qu’elles ne sont ni commandées par la nécessite, ni demandées par la nature. Et c’est ici que ses disciples font de grands raisonnements, qui tendent à rabaisser en détail chacune des volantes, dont ils ne méprisent pas le are, et qu’ils recherchent en gros. Touchant les obscènes, dont ils discourent fort au long, ils observent qu’il est aisé de se satisfaire à cet égard ; que si la nature, les demande, il faut moins s’arrêter à la naissance et au rang, qu’a l’âge et à la figure ; qu’il n’est pas difficile de s’en abstenir, si la santé, le devoir, ou la réputation l’exigent : et qu’enfin on peut bien se livrer à cette espèce de plaisir, si rien ne s’y oppose ; mais que l’usage n’en est jamais utile. Toute la doctrine d’Épicure sur ce point est que le plaisir mérite d’être toujours recherché pour lui-même, parce qu’il est plaisir ; et qu’on doit pareillement fuir toujours la douleur, parce qu’elle est douleur. Qu’ainsi le sage, mettant l’un et l’autre dans la balance, renoncera au plaisir, s’il en doit attendre une plus grande douleur, et recherchera la douleur, si elle doit lui procurer un plus grand plaisir. Il ajoute que tout, plaisir, quoique dérivé des sens, doit se rapporter à l’âme. Le corps, dit-il, n’est sensible qu’au plaisir présent : mais l’âme partage avec le corps un plaisir présent, jouit d’avance du plaisir qu’elle se promet, et retient en quelque sorte le plaisir passé par le souvenir qu’elle en conserve. Tellement qu’un homme sage se fait un tissu de plaisirs qui est sans fin. Pour les besoins ordinaires de la vie, Épicure, conformément aux mêmes principes, supprime le luxe et la magnificence de la table, parce que la nature se contente de peu.

XXXIV. Et qui n’éprouve pas en effet que l’appétit est le meilleur de tous les assaisonnements ? Darius, dans sa déroute, ayant bu d’une eau bourbeuse et infectée par des corps morts, avoua qu’il n’avait jamais goûté de boisson plus agréable : c’est que pour boire il n’avait jamais attendu qu’il fût pressé de la soif. On peut croire que Ptolémée, roi d’Egypte, en avait fait de même pour le manger, puisque, dans un voyage, se voyant contraint par l’éloignement de ses gens de manger dans une cabane du pain le plus grossier, il dit n’en avoir jamais trouvé de plus savoureux. Un jour que Socrate se promenait sur le soir à grands pas, quelqu’un lui en ayant demandé la raison ; « Je prépare, lui dit-il, pour mon souper le meilleur de tous les ragoûts, un bon appétit. » Vous savez ce qu’on servait aux Lacédémoniens dans leurs repas publics. Denys le tyran s’y étant trouvé, et ayant voulu goûter d’un ragoût fort noir, qui en faisait le mets principal, il le trouva détestable, « Je ne m’en étonne pas, » lui dit le cuisinier, « puisque -le meilleur assaisonnement y manque. » — « Quoi donc ? » — « La fatigue de la chasse, » répond le cuisinier, « l’exercice de la course aux bords de l’Eurotas, la faim et la soif. Voilà ce qui fait trouver nos sauces si bonnes » Vous avez, outre l’exemple des hommes, celui des animaux, car si on leur présente à manger quelque chose qui ne répugne pas à leur goût, ils s’en contentent sans rien chercher de plus. Vous avez des villes entières, qui, comme je le disais de Lacédémone, se plaisent à une extrême sobriété. Xénophon raconte que les Perses ne mangent que du cresson avec leur pain. Mais enfin, si la nature cherche à se ragoûter par quelques mets plus agréables, combien les arbres ne leur en fournissent-ils pas d’excellents, et de faciles à recouvrer ? Ajoutons que la sobriété rend le corps dispos, et l’entretient dans une santé vigoureuse. Comparez, je vous prie, les gens sobres avec ces hommes suants, haletants, et bouffis d’embonpoint, que vous prendriez pour des taureaux destinés aux sacrifices. Vous verrez que ceux qui courent après le plaisir, sont ceux qui l’attrapent ’le moins ; et que ce qui rend la table délicieuse, ce n’est pas de s’y rassasier, c’est d’y apporter de l’appétit.

XXXV. On raconte que Timothée, homme illustre, et l’un des principaux d’Athènes, ayant fait chez Platon un souper, ou il avait pris beaucoup de plaisir, et l’ayant rencontré le jour suivant, « Vos repas, lui dit-il, ont cela de bon, qu’on s’en trouve bien, même encore le lendemain. » Qui ne sait, qu’avec un estomac farci de vin et de viande, l’esprit n’est plus capable de faire ses fonctions ? Vous entendrez volontiers le fragment d’une belle lettre de Platon aux parents de Dion. « Je vous avoue, leur écrivait-il, que je n’ai nullement aimé cette vie qui vous paraît charmante, se gorger deux fois par jour à des tables où l’on trouve réunies toutes les délicatesses de l’Italie et de Syracuse, n’avoir pas une nuit qu’on puisse donner au sommeil, et sans que j’entre dans un plus grand détail, ne rien faire de propre à former un homme sage et vertueux. Car une si étrange vie ne gâterait-elle pas le plus beau naturel ? » Une vie incompatible avec la sagesse et avec la tempérance peut-elle avoir des charmes ? On voit par là quel était l’aveuglement de Sardanapale, cet opulent roi d’Assyrie, qui fit graver sur son tombeau l’inscription suivante :

Déchu de mes grandeurs par un trépas funeste,
Ce qu’Amour et Bacchus m’ont procuré de biens,
Sont les seuls désormais que j’ose appeler miens ;
Un héritier a tout le reste.

Inscription, disait Aristote, plus digne d’être mise sur la fosse d’un bœuf, que sur le monument d’un roi. Tout mort qu’est celui-ci, il appelle sien ce qu’il n’a possédé pendant sa vie même, qu’autant de temps qu’en durait la jouissance. Pourquoi donc désirer des richesses, et par ou la pauvreté nous empêcherait-elle d’être heureux ? Parce qu’elle ne permet pas d’avoir des bronzes, des tableaux, des écoles de gladiateurs ? Si on les aime, n’est-il pas encore plus aisé d’en jouir au commun des hommes, qu’à ceux qui en ont le plus ramassé ? Car il y a dans Rome une infinité de ces choses qui appartiennent au public ; de sorte que les plus riches particuliers en ont beaucoup moins, et ne voient ce qu’ils en ont qu’à leur campagne, c’est-à-dire, assez rarement. Encore leur conscience les trouble-t-el le, quand ils songent d’où leur vient ce qu’ils eu possèdent. Je n’achèverai d’aujourd’hui, si je veux plaider la cause de la pauvreté. Elle se défend toute seule, et la nature elle-même nous apprend tous les jours qu’un petit nombre de choses, et même des plus viles suffit pour subvenir à nos besoins.

XXXVI. Un état obscur, se voir sans considération, ou même être mal dans l’esprit du peuple, n’est-ce point un obstacle au bonheur ? Peut-être qu’au fond cette estime du public et cette gloire tant désirée nous valent plus de peine que de plaisir. Je trouve bien de la petitesse dans notre Démosthène, de s’être senti chatouillé par ce discours d’une porteuse d’eau, qui disait tout bas à une autre : « Voilà ce fameux Démosthène. » Qu’y a-t-il de plus petit ? Et cependant, le grand orateur ! Mais il avait plus appris à parler aux autres qu’à se parler intérieurement. On ne doit, à mon avis, ni rechercher la gloire pour elle-même, ni craindre l’obscurité. « Je suis venu à Athènes, dit un jour Démocrite, et je n’y ai été connu de personne. » Quelle grandeur d’âme, de mettre sa gloire à mépriser la vaine gloire ! Un joueur d’instruments n’a que son goût à consulter dans tout ce qui regarde sa profession : et le sage, dont l’art est supérieur de beaucoup, se conformera, non à ses propres sentiments, mais aux idées du vulgaire ? Quelle plus grande folie, que de respecter en gros la multitude, tandis qu’on méprise les particuliers en détail, comme des mercenaires et sens sans connaissance ? Un homme sage doit se moquer de nos brigues ambitieuses, et il refusera même les honneurs que le peuple ira lui offrir : au lieu que nous, pour nous détromper à cet égard, nous attendons qu’une funeste, expérience nous ait ouvert les yeux. Héraclite le philosophe disait que tous les Éphésiens méritaient la mort, parce qu’en exilant de leur ville Kermodore, le premier de leurs citoyens, ils avaient fait ce règlement : « Qu’aucun d’Éphèse ne se distingue par-dessus les autres. Si quelqu’un se trouve dans ce cas, qu’il aille habiter d’autres terres. » Mais le même abus ne règne-t-il pas chez tous les peuples ? Où ne hait-on pas la supériorité trop éclatante de la vertu ? Je n’en veux pour preuve qu’Aristide, qui fut exilé de sa patrie, parce qu’il était un juge incorruptible. Car j’aime mieux prendre de pareils exemples chez les Grecs que chez nous. C’est donc s’épargner d’étranges chagrins que de n’avoir rien à démêler avec le peuple. Et qu’y a-t-il de plus doux qu’un loisir consacré aux lettres, je veux dire qu’on emploie à souder les grandeurs infinies de la nature, et à bien connaître le ciel, la terre, les mers ?

XXXVII. Parvenus au mépris des honneurs et des richesses, que nous restera-t-il à craindre ? Sera-ce l’exil, qu’on met au rang des plus grands maux ? Mais si ce n’est un mal que parce qu’il prouve qu’on a déplu au peuple, je viens de montrer le peu de cas qu’on doit faire de ses bonnes grâces. Et si le mal consiste à être hors de sa patrie, nos provinces sont pleines de malheureux, car la plupart de ceux qui s’y établissent, ne revoient guère le lieu de leur naissance. Mais, direz-vous, les exilés sont dépouillés de leurs biens. Qu’importe, si la pauvreté, comme nous avons vu, est facile à supporter. Que si l’on s’arrête maintenant à la chose même, et non au terme qui présente l’idée d’une sorte d’ignominie, l’exil diffère-t-il fort d’un long voyage ? Les plus fameux philosophes, Xénocrate, Crantor, Arcésilas, Lacyde, Aristote, Théophraste, Zénon, Cléanthe, Chrysippe, Antipater, Carnéade, Panétius, Clitomaque, Philon, Antiochus, Posidonius, une infinité d’autres ont passé leur vie à voyager, et une fois sortis de leur patrie, n’y sont jamais rentrés. D’ailleurs, de quelle ignominie peut être accompagné l’exil du sage, qui fait l’objet de ce discours, puisqu’il ne peut jamais être banni, parce qu’ils savent qu’injustement ? À l’égard de ceux qui les ont avec justice, nous ne nous chargeons pas de les consoler. Enfin ce prétendu mal paraîtra encore plus léger pour ceux qui rapportent tout au plaisir. Comme on peut en trouver partout, ils ne sauraient manquer d’être heureux, et ils diront avec Teucer :

Partout où je suis bien, j’y trouve ma patrie.

On demandait à Socrate, quelle était la sienne ? « Toute la terre » dit-il, donnant à entendre qu’il se croyait citoyen de tous les lieux où il y a des hommes. On a vu Albucius, pendant son exil, faire avec grand plaisir dans Athènes le métier de philosophe : ce qui ne lui serait pourtant pas arrivé, s’il avait vécu à Rome dans l’oisiveté qu’Épicure prescrit à ses disciples. Pensez-vous qu’Épicure lui-même, et Platon, et Polémon, aient été plus heureux pour être demeures dans Athènes leur patrie, que Métrodore, Xénocrate et Arcésilas, qui ont vécu éloignés de la leur ? Quel cas, au reste, doit-on faire d’une ville, d’où l’on chasseles honnêtes gens ? Démarate, père du vieux Tarquin, l’un de nos rois, ne pouvant souffrir l’oppression où était alors Corinthe, lieu de sa naissance, par la tyrannie de Cypsélus, s’en exila volontairement pour s’établir en Étrurie, où il se maria, et eut des enfants. Avait-il tort d’aimer mieux être libre chez l’étranger qu’esclave dans sa patrie ?

XXXVIII. On vient à oublier toutes ses peines, tous ses chagrins, lorsqu’on se retrouve dans une situation agréable. Ce n’est donc pas sans raison qu’Épicure a osé dire qu’il y a toujours plus de bien que de mal pour les sages, en quelque état que ce soit, avoir du plaisir. D’où il croit pouvoir conclure, aussi bien que nous que le sage est toujours heureux. Quoi ! direz-vous, fut-il sourd et aveugle ? Oui, car le sage ne s’en inquiète point. Et premièrement, de quels plaisirs est donc privé l’aveugle, qu’on croit si fort à plaindre ? Car, selon quelques physiciens, il n’en est pas de la vue comme des autres sens : ceux qui sont destinés au goût, à l’ouïe, à l’odorat, au toucher, sont le siège des plaisirs qu’ils procurent : mais l’agrément qui est procuré par la vue, ce n’est point à l’œil qu’il se fait sentir, c’est à l’âme. Or l’âme jouit d’assez d’autres plaisirs, pour ne pas tant regretter celui de la vue. Je parle d’un homme lettré et savant, pour qui vivre c’est méditer. Quand il médite, il n’a guère besoin d’appeler ses yeux au secours. Et puisque la nuit n’empêche pas qu’on ne soit heureux, pourquoi un jour semblable à la nuit nous empêchera-t-il de l’être ? Vous savez, à ce sujet, le mot un peu libre, mais plaisant, d’Antipater Cyrénaïque, à qui des femmes témoignaient qu’elles le trouvaient à plaindre de ce qu’il était devenu aveugle : « Êtes-vous folles, leur dit-il, et avez-vous oublié que les plaisirs de la nuit valent bien ceux du jour ? » Appius le vieux exerçait, quoique aveugle depuis longtemps, les plus grandes magistratures, sans manquer en rien à ses devoirs, soit publics ou privés. Drusus, ce grand jurisconsulte, était dans le même cas : et sa maison ne désemplissait pas de clients, qui, ne voyant goutte en leurs affaires, y prenaient un aveugle pour guide.

XXXIX. Dans mon enfance, Aufidius, qui avait été préteur, non-seulement opinait dans le sénat, et assistait ses amis de ses conseils, mais il écrivait de plus l’histoire grecque, et sans cesse il étudiait. J’ai eu longtemps chez moi Diodorus le Stoïcien. Depuis qu’il eut perdu la vue, il s’appliqua plus que jamais à la philosophie, sans autre relâche que celui déjouer quelquefois du luth, à la manière des Pythagoriciens. On lui faisait nuit et jour quelque lecture : et ce qu’il paraît qu’on ne saurait presque faire sans yeux, il continuait à enseigner la géométrie, faisant très-bien entendre à ses disciples quelle ligne il fallait tracer, et de quel point à quel point. On dit d’Asclépiade, philosophe assez distingué dans la secte Érétricienne, que lorsqu’il eut perdu la vue, quelqu’un lui ayant demandé en quoi cet accident était le plus fâcheux pour lui : « C’est, » répondit-il, « qu’il me faut un valet pour m’accompagner. » En effet, si l’extrême pauvreté devient supportable à qui peut mendier, comme font les Grecs, aussi un aveugle trouve-t-il à se consoler, lorsqu’il a de quoi se faire servir. Démocrite, après avoir perdu les yeux, ne pouvait plus distinguer le blanc du noir : mais il distinguait le bien du mal, le juste de l’injuste, l’honnête du honteux, l’utile de l’inutile, le grand du petit. On peut être heureux, sans discerner la variété des couleurs ; on ne peut l’être, sans avoir des idées vraies. Ce grand homme croyait même que la vue était un obstacle aux opérations de l’âme ; et en effet, tandis que les autres voyaient à peine ce qui était à leurs pieds, son esprit parcourait l’univers, sans trouver de borne qui l’arrêtât. On prétend qu’Homère était aveugle. Cependant ses poèmes sont de véritables tableaux. Quelle contrée, quel rivage, quel lieu de la Grèce, quel genre de combat, quelle ordonnance de bataille, quelle manœuvre sur mer, quels mouvements d’hommes et d’animaux, n’y sont pas dépeints si au naturel, que l’auteur semble nous mettre sous les yeux ce qu’il n’avait jamais vu lui-même ? Qu’a-t-il donc manqué à Homère, et à d’autres savants, pour goûter tous les plaisirs dont l’âme est capable ?

Anaxagore et Démocrite auraient-ils sans cela quitté leurs pays et leurs biens, pour se livrer tout entiers à l’agrément divin qui est attaché à la recherche et à la découverte de la vérité ? Aussi les poètes, qui nous donnent l’augure Tirésias pour un sage, ne le représentent jamais comme se plaignant de ce qu’il est aveugle. Homère, au contraire, nous ayant donné Polyphème pour un homme barbare et féroce, il le représente s’entretenant avec un bélier, et enviant le bonheur de cet animal, en ce qu’il peut aller où il veut, et brouter où il lui plaît. Homère n’avait pas tort ; car le cyclope n’était pas plus raisonnable que le bélier.

XL. Voyons maintenant si c’est un grand mal que la surdité. Crassus était un peu sourd : mais il avait un malheur plus grand ; c’est qu’il entendait souvent parler mal de lui, quoiqu’à mon avis ce fût injustement. Parmi nos Épicuriens, il en est peu qui entendent le grec, et peu de Grecs entendent notre langue. Ils sont donc comme sourds les uns à l’égard des autres : et nous le sommes tous à l’égard d’une infinité de langues que nous n’entendons point. Vous médirez qu’un sourd est privé du plaisir d’entendre une belle voix : mais aussi n’entend-il pas le bruit portable d’une scie qu’on aiguise, ou d’un pourceau qu’on égorge. Quand il veut dormir, les mugissements de la mer ne le réveillent pas. Que ceux qui aiment la musique, considèrent qu’avant quelle fut inventée, il y avait des gens sages qui vivaient heureux : et que d’ailleurs la théorie du chant, qu’on trouve dans les livres, fait encore plus de plaisir que la pratique. Au reste, comme nous consolions tantôt l’aveugle par le plaisir de l’ouïe, nous pouvons à présent consoler le sourd par le plaisir de la vue. Un homme qui sait s’entretenir avec lui-même, se passe aisément de conversation. Rassemblons tous ces prétendus maux dans une seule personne. Qu’elle soit et sourde et aveugle. Qu’elle souffre les plus vives douleurs. Premièrement, une mort prompte l’en délivrera. Mais si elles sont en même temps et si longues et si violentes, qu’on ne les trouve plus supportables, pourquoi tant souffrir ? Une mort volontaire nous offre un port, qui nous mettra pour toujours à l’abri de tous maux. Théodore, quand Lysimaque le menaça de lui ôter la vie, « le grand exploit, » dit-il à ce prince, « quand vous ferez ce qu’une cantharide peut faire aussi aisément que vous ! » Et quand Persée supplia instamment Paul Émile de ne point le mener en triomphe, « C’est, » répondit le consul, « ce que vous pouvez obtenir de vous-même. » Dans notre première conférence nous avons parlé de la mort bien au long : nous en avons encore parlé dans la seconde, à propos de la douleur : ceux qui se rappelleront ce que nous en avons dit, seront certainement plus portés à la désirer qu’à la craindre.

XLI. Du moins je voudrais qu’à cet égard on suivit la loi reçue par les Grecs dans leurs festins : « Que tout convive boive, ou se retire. » Loi sagement établie ; car il est juste que tous participent aux plaisirs de la table, ou que le sobre, la quitte, de peur qu’il n’éprouve la violence des têtes échauffées par le vin : et de même, si vous ne vous sentez point assez fort contre la fortune, dérobez-vous a ses atteintes, en renonçant à vivre. Tel est le langage d’Épicure, suivi par Hiéronyme mot pour mot. Si des philosophes qui tiennent que la vertu n’a d’elle-même nul pouvoir, et que tout ce que nous appelons honnête et louable, n’est qu’une chimère, décorée d’un vain nom : si ces philosophes, dis-je, ne laissent pas de croire que le sage est toujours heureux, quel parti jugez-vous que doivent prendre les sectateurs de Socrate et de Platon ? Les uns élèvent tellement les biens de l’âme, que ceux du corps et de la fortune sont presque à compter pour rien. Les autres ne mettent pas même ceux-ci au rang des biens, et ne connaissent que ceux de l’âme. Carnéade, qui s’érigeait de son chef en arbitre des Stoïciens et des Péripatéticiens, terminait ainsi leur querelle. Puisque les uns, disait-il, reconnaissent pour des avantages, ce que les autres nomment des biens ; et qu’à cela près ils n’attachent que la même idée aux richesses, à la santé, et à tout le reste, leur différend ne roule que sur des mots, en sorte qu’ils sont réellement d’accord. Qu’ici donc les partisans des autres sectes disputent le terrain, comme ils pourront. Après tout ils disent que le sage peut être toujours heureux, et je suis charmé qu’ils tiennent au moins un langage qui fait honneur à des philosophes. Mais, puisque nous nous séparons demain, tâchons de ne point oublier ce qui a fait depuis cinq jours le sujet de nos entretiens ; Je me chargerai volontiers de les rédiger par écrit ; car mon loisir, quelle que soit la raison qui m’en procure, peut-il être mieux employé ? Et comme c’est notre ami Brutus, qui m’a non-seulement engagé, mais en quelque manière provoque à écrire sur des matières philosophiques, il est juste de lui dédier aussi ces cinq traités. Je ne saurais dire quel fruit en retireront les autres. Pour moi, dans les plus cruelles situations de ma vie, et dans les divers chagrins qui m’environnent de toutes parts, je n’ai trouvé que cette seule consolation.