Un Erudit écrivain – Charles Magnin

La bibliothèque libre.
Un Erudit écrivain – Charles Magnin
Revue des Deux Mondes2e période, tome 45 (p. 299-320).
UN
ERUDIT ECRIVAIN

M. CHARLES MAGNIN.

Le devoir de chaque génération est d’enterrer ses morts et de célébrer plus particulièrement ceux qui ont droit à des honneurs distingués. Quand je dis célébrer, je n’entends pas cette louange uniforme et banale qui tend à grandir et à exhausser un personnage au-delà du vrai ; la meilleure oraison funèbre, la seule digne des gens d’esprit qui en sont l’objet, est celle qui, sans rien surfaire, va dégager et indiquer en eux, au milieu de bien des qualités confuses, le trait distinctif et saillant de leur physionomie. C’est ainsi seulement qu’ils ont chance de vivre pour ceux qui ne les ont pas connus et qui ne peuvent se les représenter que si l’on donne au portrait toute sa précision. Nous essaierons de cette méthode à l’égard de notre ancien et fidèle collaborateur M. Magnin ; nous ne le ferons pas plus grand qu’il n’a été, mais nous le montrerons, autant qu’il nous sera possible, dans la juste et nette application de ses facultés de critique et d’écrivain.

Les services qu’il a rendus sont de deux sortes et de deux ordres : la plupart se sont passés, se sont usés aussi, il faut le dire, au sein même de la génération dont il faisait partie, et ne sont pas sortis du temps et des circonstances où il a vécu. Il a été l’organe d’idées justes, neuves, opportunes le plus souvent, immédiates, qui ont eu leur effet au moment où elles se produisaient ; il a coopéré à l’éducation littéraire de son époque ; ces services de journaliste et d’écrivain de revue, si essentiels en eux-mêmes et si méritoires, sont depuis longtemps consommés et épuisés : nous, ses contemporains et ses amis, nous en avons mémoire et conscience, notre devoir est de les rappeler et de les mentionner ; mais nous ne saurions exiger des nouveau-venus de s’en former la même idée et d’en garder la même reconnaissance que nous. D’autres services de lui, d’autres travaux seront plus appréciés des générations instruites qui nous suivent : M. Magnin a défriché, l’un des premiers, avec infiniment de labeur et de patience et avec un notable succès, des portions d’histoire littéraire ingrates et restées encore obscures ; les origines de notre comédie nationale lui doivent beaucoup ; il y a porté une curiosité d’examen, un intérêt et une finesse d’attention, un goût délié, une clarté et une élégance d’exposition qui le désignent à l’estime de quiconque reprendra la suite de ces mêmes études. Il sera consulté, accepté ou contredit, mais certainement nommé, pour ces utiles et agréables recherches, de tout historien littéraire qui tiendra à être complet et à se montrer juste. C’est là son principal titre à une renommée posthume et définitive.

De l’ancien portrait de M. Magnin publié ici même[1], nous ne reprendrons que l’indispensable, nous attachant à simplifier les traits ou à les mieux marquer. Charles Magnin, mort le 8 octobre 1862, à l’âge de soixante-neuf ans, naquit à Paris le 4 novembre 1793, à quelques pas de la bibliothèque de l’Arsenal, où son père avait un emploi, où son grand-père maternel, M. Saugrain, était bibliothécaire. Une de ses tantes Saugrain avait épousé un des frères de Bure, l’un des sa vans libraires que nous avons encore connus. Les Saugrain eux-mêmes étaient une famille d’anciens libraires, venus de Pau avec Henri IV, très honorés dans leur profession, ayant donné des syndics au corps. L’enfant qui venait au monde se trouvait ainsi apparenté aux livres de tous les côtés. Pour peu que Minerve sourît ou n’y mît pas d’obstacle, il naissait presque de toute nécessité avec le goût des livres et déjà lettré.

Le père de M. Magnin était Franc-Comtois, natif de Salins, et lui-même d’une ancienne et honnête famille bourgeoise du pays. Un vieux noël salinois consacre un couplet à certain chanoine Magnin qui devait être un grand-oncle, et en remontant on trouverait toujours dans les registres des couvens ou chapitres de la ville quelque religieux ou chanoine de ce nom de Magnin. Quoique tout à fait Parisien de mœurs, de ton et d’éducation, Charles Magnin considéra toujours Salins comme le lieu de son origine ; il y possédait quelque bien, des vignes dont le vin lui plaisait et qu’il aimait à faire goûter à ses amis ; il y retournait chaque année passer une partie des vacances ; il accueillait à Paris tous les jeunes Salinois sur le pied de compatriotes, et il a testé finalement en faveur de la ville de Salins, où il a voulu que ses restes fussent transportés pour y reposer dans le terroir paternel. Cette fidélité au pays, à la souche originelle, était un des traits de sa nature.

Il fit de très bonnes études sous l’empire, études toutes littéraires telles qu’on les faisait alors, sans aucune notion et teinture des sciences mathématiques, physiques et naturelles. Élève de la Sainte-Barbe-Delanneau, il suivit les classes du lycée Napoléon, et obtint en rhétorique, au concours général de 1812, le premier prix de discours français des nouveaux et un accessit en version grecque. La composition qui lui avait valu la couronne était un discours de Zénobie à Aurélien pour le toucher. Le savant voyageur Lechevalier, celui de la Troade, qui portait intérêt au brillant élève, ne l’appelait plus depuis ce jour que « le chancelier de Zénobie. » Cependant il n’y avait que le prix d’honneur, c’est-à-dire le premier prix de discours latin, qui exemptât de la conscription : on fit valoir, à l’appui du discours français du jeune lauréat, sa santé délicate, sa taille frêle, sa poitrine un peu rentrée, et il ne partit pas. C’était alors le grand point pour quiconque n’était pas entêté de l’odeur de la poudre et dévoré du démon des combats.

Charles Magnin était de ceux qui allaient appartenir à la génération pacifique ou différemment belliqueuse de la restauration, et dont l’ambition serait de tenir pour toute épée une bonne plume. Il s’essaya d’abord, non sans succès, dans les concours académiques : il eut un accessit à l’Académie française en 1815 pour une pièce de vers sur les Derniers momens de Bayard, une mention en 1820 pour un Entretien sur l’Éloquence.

Charles Magnin approchait de trente ans ; placé dès 1813 à la Bibliothèque impériale, il se trouvait, par cet emploi modeste et pour lors assez peu assujettissant, à la source des études et des lectures. Il en profitait en esprit curieux et soigneux d’acquérir. De 1820 à 1824, il se mit, avec l’aide d’un ami alors bien jeune, mais doué d’un sens philologique remarquable, M. Dubeux, a apprendre le portugais et ensuite le castillan. Il apprit aussi de l’anglais, il lisait de l’italien ; mais ici je tiens à être vrai et à bien marquer chez M. Magnin le degré d’aptitude et de disposition pour les langues étrangères, le point d’avancement qu’il atteignit et qu’il ne dépassa jamais.

Lui, il n’avait pas en propre, comme M. Dubeux, son ami et son maître en ce genre, la faculté philologique saillante. La facilité qui était sienne, et qu’il avait en maint sujet pour venir à bout des choses avec beaucoup de travail, mais sans le laisser voir, lui manquait pour les langues : s’il les comprenait, c’était des yeux, jamais de l’oreille ; jamais il ne put s’accoutumer à l’accentuation ni à la prononciation. Il traitait les langues étrangères et les maniait comme livres et papiers, comme il eût fait des langues mortes, non comme parlantes et vivantes. Il arriva ainsi à s’en servir très suffisamment comme homme d’esprit, comme homme de goût et de lettres, non à en user familièrement dans l’entretien et les relations journalières, ni à les posséder non plus en vrai savant, à les rapprocher, à les rejoindre, à les déduire, à les expliquer l’une par l’autre. Il n’avait pas, en ce genre de recherches, le flair et la piste ; il ne savait pas tirer un fait d’un autre ; dès qu’il s’offrait une difficulté, une différence, il était désarçonné. Combien de fois, lisant de l’italien, il s’impatientait et jetait le livre à M. Dubeux en lui disant : « Explique-moi cela ! » Mais alors, durant l’explication, son goût s’exerçait et jouissait à son aise ; son esprit juste et fin trouvait toutes les bonnes remarques à faire : l’homme de lettres et le critique prenait sa revanche. Ah ! que nous connaissons bien cette forme de l’érudition ou de la paresse française ! Le XVIIIe siècle, dans la personne de ses Marmontel, de ses La Harpe, de Voltaire lui-même, n’en chercha et n’en ambitionna jamais d’autre. Fontanes, à son heure, en était le souverain et voluptueux représentant ; Daunou aussi, quoique infiniment plus travailleur, n’en sortit guère ; nous tous de race gallicane plus ou moins pure, nous en tenons plus ou moins : nous nous lassons vite, nous goûtons, nous effleurons, nous devinons ; il est rare que nous possédions à fond et en maîtres ce qui n’est pas nôtre. — O Taine ! que vous avez fait de chemin depuis nous ! votre estomac est de force vraiment à digérer des pierres, et votre esprit ne s’en porte que mieux.

Le champ ordinaire et limité de M. Magnin, son domaine fort honnête à ce moment, était le latin qu’il tenait bien, le portugais aussi et le castillan qu’il avait fort méritoirement conquis par son application soutenue du grec, il en savait assez pour entendre des passages, vérifier des citations et s’y comporter pertinemment, avec prudence. Il lisait Shakspeare avec beaucoup de peine ; mais, aidé et averti, il s’en rendait compte, et son goût surtout (car il faut en revenir là), son intelligence faisaient le reste.

Je vise toujours, — et je crois que c’est un principe essentiel en fait de critique contemporaine, — à juger les écrivains d’après leur force initiale et en les débarrassant de ce qu’ils ont de surajouté ou d’acquis. M. Magnin, lorsqu’il entra au Globe et qu’il s’enrôla sous cette bannière, dans ce groupe d’écrivains tous plus ou moins novateurs, quel était-il ? quel contingent apportait-il pour sa part ?

Et d’abord quel contingent apportaient eux-mêmes les autres collaborateurs et les fondateurs de ce recueil critique ?

Les uns, de l’école d’Augustin Thierry, apportaient des vues historiques, originales, paradoxales même, neuves, — plus neuves peut-être que justes dans leurs premiers résultats, — mais stimulantes, pénétrantes d’aperçus et de recherches, et vivifiantes par l’esprit et pour l’avenir.

Les autres (Jouffroy et ses amis psychologues) apportaient une philosophie également tranchante et neuve, contestable de méthode et de tendance, mais élevée, intelligente historiquement de toutes les doctrines, et rénovatrice aussi par son souffle et ses ambitions mêmes.

Les autres (M. Vitet en tête) inauguraient une théorie des arts, une esthétique, comme on disait déjà, chaleureuse, éloquente, compréhensive, curieuse des monumens et de toutes les manifestations de la beauté ou de la vie dans tous les ordres et dans tous les âges. Les autres (M. Tanneguy Duchâtel) enseignaient une économie politique avancée.

D’autres (MM. Ampère, Duvergier de Hauranne), voyageurs intellectuels, éclaireurs toujours en mouvement, perçaient à jour la vieille poétique par des exemples frappans ou l’attaquaient par des raisons décisives. D’autres enfin (MM. de Rémusat, Dubois, etc.) allaient prodiguer sur tout sujet et en toute occasion des vues critiques à la Staël, un peu vagues peut-être, un peu trop déliées ou inachevées, mais ingénieuses, singulièrement variées, d’une grande excitation et d’un heureux renouvellement.

Qu’apportait, lui, M. Magnin, en propre dans la masse commune ? Rien de tel, rien de cette valeur au premier coup d’œil, aucun lot à part, aucune idée à lui ; mais un ensemble de notions, d’applications et d’aptitudes, précieux et rare. Voyons un peu :

Le goût et la connaissance du Théâtre-Français d’abord ; — il l’aimait, il le suivait, il était même sur le point de s’essayer à l’Odéon par une bluette dans le genre d’Andrieux, une petite comédie anecdotique (Racine ou la troisième représentation des Plaideurs, 1826) ;

La connaissance exacte et précise de la littérature classique moderne qu’il allait combattre dans ses derniers sectateurs, et dont il eût pu continuer presque indifféremment d’accepter les traditions, sauf de légères variantes, sous un régime plus régulier et mieux établi.

Un tour d’esprit et de style judicieux et ferme, une disposition à s’assimiler toutes les idées nouvelles en matière littéraire, et une habileté à les rendre avec autant de vivacité que si de tout temps elles avaient été siennes. Ces divers mérites devaient faire de lui un collaborateur des plus utiles et des plus essentiels dans la combinaison présente. En un mot, il allait mettre des qualités d’écrivain classique au service de la cause romantique.

Ses premiers articles remarqués furent ceux qu’il donna sur Parseval-Grandmaison et sa fastidieuse épopée, sur Luce de Lancival et sa fausse élégance ; il fit apprécier aussitôt les avantages d’un esprit sagement progressif, armé d’une plume excellente, incisive ; dès lors il fut classé et compté parmi les meilleurs sur certains sujets. Non-seulement pour les livres, mais pour les comptes-rendus des pièces de théâtre, des séances de l’Académie, on était sûr d’avoir de lui une critique fine, non pédante, bien informée, où le blâme et l’éloge étaient distribués avec une parfaite mesure. En parlant des auteurs de cette époque intermédiaire, des morts de la veille ou des vivans qui n’en valaient guère mieux, il avait tout ce qu’il fallait pour être juste, tenir la balance, y mettre les deux parts, ne pas tout secouer et rejeter comme on a fait depuis. Dans son recueil en deux volumes, intitulé Causeries et Méditations (pourquoi Méditations ?), il n’a pas assez donné de ces anciens articles de circonstance. Il voulait, dit-on, les unir, les coordonner suivant les matières pour en former un volume nouveau : il aurait mieux fait de suivre simplement l’ordre des dates et de recueillir tout ce qui avait gardé de l’intérêt. Que de choses on aurait vues qui ont été redites depuis par d’autres, et moins bien peut-être ! Scribe, par exemple, était à l’ordre du jour, il y a quelques semaines. La solennité académique l’ayant remis sur le tapis, chacun l’a jugé et rejugé à sa guise, et M. Vitet l’a fait mieux que personne, avec le goût et la supériorité qu’on lui connaît. Eh bien ! il n’y a guère moins de trente-cinq ans, en décembre 1827, à propos du Mariage d’argent, la première grande comédie que Scribe essayait au Théâtre-Français et qui n’y réussit pas, M. Magnin s’exprimait de la sorte :


« Quand M. Scribe a commencé sa carrière, la bonne compagnie était lasse des flonflons de l’empire et des bêtises de Montansier. M. Scribe parut et créa un nouveau genre, la comédie-vaudeville.

« A la même époque, la vraie comédie, glacée par le décorum classique ou mutilée par la censure, ne produisait que des avortons sans vérité et sans intérêt. La comédie, ou du moins ce qui s’en rapprochait le plus, se trouva donc au Gymnase. À chaque nouvelle esquisse dont l’inépuisable vaudevilliste enrichissait la galerie du Théâtre de Madame : Il y a là, s’écriait-on, plus de comique que dans les tristes nouveautés de la rue de Richelieu ! Et l’on avait raison : Que n’a-t-il fait de cela une comédie ! Et l’on avait tort. Quant à nous, en applaudissant avec tout le monde à la fraîcheur d’idées, à la vérité, à la grâce de ces jolies compositions, nous admirions encore le bon seps de l’auteur, qui sentait que ces excellens sujets de vaudeville n’étaient point propres à la comédie, et que ces pensées si légères s’effeuilleraient en se développant. Nous ne connaissons pas de pièce de M. Scribe dont on puisse regretter qu’il n’ait pas fait une comédie. Son art est précisément de saisir ces demi-teintes, ces nuances indécises qui craindraient le grand jour de la scène comique ; son secret est de nous montrer, à distance et de profil, certains objets qui, vus autrement, perdraient une partie de leur grâce. Son talent est un talent de demi-jour. M. Scribe possède au suprême degré les lois de cette optique théâtrale. Forcez un peu plus le coloris, dessinez plus nettement tel caractère, prolongez telle situation, transformez enfin le vaudeville en comédie ; au lieu d’une esquisse gracieuse ou piquante, vous aurez un tableau, mais commun, faux ou maussade. »


Et M. Magnin, appliquant ce procédé d’extension possible, mais peu désirable, à la jolie pièce le Mariage de raison, s’attachait à montrer « qu’élevé aux proportions de la comédie, le Mariage de raison eût vraisemblablement échoué, tandis que le Mariage d’argent, réduit aux dimensions d’une comédie-vaudeville, aurait peut-être eu la vogue. » Il ne voyait dans ce dernier « qu’un vaudeville dilaté, bulle brillante, soufflée avec effort et lancée sur le Théâtre-Français. »

Certes M. Scribe a depuis lors réussi sur la scène française par de jolies comédies qu’il a eu bien raison de ne pas se refuser ; il se devait tôt ou tard à lui-même et à son talent de hasarder cette bataille et de la livrer ; c’est assez pour son honneur qu’il ne l’ait point du tout perdue et qu’il ait maintenu sa bannière. Mais pourtant, comme le jugement de M. Magnin reste, somme toute, le vrai jugement, la juste et fine vérité sur lui et sur le meilleur de son œuvre !

M. Magnin, au Globe, eut son rôle et fit également sa partie dans cette espèce de concert où les productions des littératures étrangères étaient pour la première fois soumises à l’examen impartial du public français ; le Portugal était proprement son domaine, et il préludait ainsi par des articles en quelque sorte préparatoires à son morceau capital de la Revue sur la vie de Camoens[2]. Sur Shakspeare, il eut le mérite de suppléer et de remplacer M. Desclozeaux, si en fonde de doctrine, mais déjà absorbé par les affaires et par le palais, et pendant toutes les représentations que donnèrent les. acteurs anglais à Paris en 1827-1828 il suffit à cette tâche délicate et neuve de feuilletoniste de Shakspeare : ce fut pour lui une très active et très honorable campagne. Il lui était plus aisé assurément de parler à loisir et à tête reposée, comme il l’aimait, d’ouvrages de littérature érudite, et par exemple du roman chinois traduit par M. Abel Rémusat, les deux Cousines. Je cite exprès le travail très étudié de M. Magnin au sujet de cet agréable et singulier roman, parce qu’il s’en était fait un point d’honneur et presque une gageure d’amour-propre : il la gagna, et ses trois articles, relus aujourd’hui, nous semblent un chef-d’œuvre d’analyse. Mais nous devons dire pourquoi il y mettait tant d’importance et plus que de coutume.

M. Abel Rémusat était l’un des conservateurs de la Bibliothèque du roi, où M. Magnin n’était qu’employé. Il y avait, en ce temps-là, de sourdes et profondes divisions à la Bibliothèque, et l’on sait qu’il n’est rien de tel ni plus aigre en son genre que les haines de bibliothécaires, c’est-à-dire de gens qui se voient tous les jours, qui sont assis presque en face, qui se détestent d’une table à l’autre, et qui passent leur vie à accumuler des fluides contraires. M. Abel Rémusat, homme d’ailleurs d’infiniment d’esprit, de plus d’esprit peut-être encore que de savoir, était un adversaire politique des plus prononcés, un partisan du pouvoir absolu tel qu’il existe en Asie et dans l’empire du milieu, un ennemi ironique et amer de la liberté. Il ne connaissait pas personnellement M. Magnin, qui était dans un département différent du sien, aux imprimés, tandis que lui était en chef aux manuscrits orientaux ; mais il devait lui être opposé, le sachant rédacteur du Globe, par toute sorte de préventions et d’antipathies. M. Magnin tenait donc à honneur de rendre justice à un personnage d’autant de savoir et de finesse, à le louer sans le flatter, à le conquérir sans s’abaisser, et puisque l’occasion s’offrait naturellement, il voulait le forcer, envers lui, à une juste estime. Les articles faits et de la manière la plus agréable pour M. Abel Rémusat, celui-ci se vit dans un embarras extrême : il s’agissait de remercier M. Charles Magnin ; mais pour un mandarin de cet ordre, une visite, une démarche directe à l’égard d’un inférieur, qui en même temps se montrait un juge si indépendant, semblait chose grave, insolite. On y mit toute sorte de précautions et de préliminaires ; des amis communs s’entremirent : on dut, comme dans les négociations du céleste empire, s’inquiéter avant tout que l’étiquette fût observée. Un jour donc, sur quelque palier, dans quelque salle neutre et limitrophe, aux confins du département des manuscrits et de celui des imprimés, à heure précise, M. Abel Rémusat rencontra comme par hasard M. Magnin ; les saluts s’échangèrent spontanément, la conversation s’engagea ; les remercîmens se trouvèrent faits ; la paix et l’alliance fut conclue ou plutôt sous-entendue, pour le cas où M. Abel Rémusat aurait plus tard soit à se prononcer au sein du conservatoire sur l’avenir de M. Magnin, soit à le voir y entrer et s’y asseoir à ses côtés, ce qui semblait alors fort peu probable, à titre de collègue. Je ne crois pas rêver à cette distance, et il me semble que, sauf rectification, mes souvenirs ne me trompent pas : la petite comédie se passa à très peu près comme je viens de la raconter, à la chinoise.

L’avènement ou le développement de l’école poétique amena, vers 1828, une légère division dans l’école critique du Globe. M. Magnin fut de ceux qui se montrèrent le plus disposés à comprendre et à aider les poètes, sans leur rien céder pourtant de ses droits comme juge. Il se laissa mettre très au fait du procédé, des intentions et du faire de l’école de MM. Hugo, de Vigny, et tout en réservant son indépendance il se plaçait pour l’examen des œuvres au point de vue des auteurs ; il leur appliquait les règles et les principes d’après lesquels ils avaient désiré être jugés eux-mêmes. Combien de fois, en ces années d’ardeur et de zèle, à la veille ou au lendemain de quelque publication de nos amis les poètes, ne suis-je pas allé trouver le soir M. Magnin dans cette petite rue Serpente où il était alors (avant d’avoir son logement à la Bibliothèque) ! Il habitait juste en face des frères de Bure ses parens, et dans la même maison que sa grand’mère Mme Saugrain. Chaque fois, vers neuf heures du soir, il me laissait un moment pour aller assister au coucher de sa grand’mère, à laquelle il consacra jusqu’à la fin les soins les plus respectueux et les plus tendres. Quand il allait dans le monde, il ne sortait qu’après lui avoir rendu ces derniers devoirs de la journée et lui avoir donné le bonsoir filial, et il n’avait pas moins de trente-cinq ans alors. Il avait reçu d’elle toutes les recommandations et les traditions de la plus exquise politesse bourgeoise. Il ne quitta cette étroite et sombre rue Serpente, où le jour manquait, qu’après la mort de l’aïeule. Souvent donc j’allais ainsi de moi-même, et pour le disposer en faveur de mes amis les poètes, trouver à l’avance M. Magnin ; je lui exposais de mon mieux les grands desseins des chefs et aussi les détails de la poétique nouvelle où je me complaisais : il m’écoutait avec sérieux, patiemment, m’offrant l’esprit le plus libre, le plus ouvert. On eût dit d’une table rase sur laquelle on aurait écrit ; mais il partait du point même où je me plaçais pour faire aussitôt l’objection ou l’application précise de sa critique et de la nôtre. On le trouvait aussi ferme que modeste.

M. Magnin eut l’honneur de rédiger au Globe les feuilletons et les bulletins d’Hernani : c’est de lui (sans compter le grand article qui suivit), c’est de lui que sont les entre-filets des 26 et 28 février 1830, tout haletans, tout fumans, tracés le soir à minuit, sur un coin de table à l’imprimerie, au sortir d’une représentation brûlante. Quel dommage, pour l’histoire littéraire du temps, que tout cela soit enfoui, enterré ! On y verrait le vrai degré de chaleur des esprits. Rien ne rend mieux le surcroît et le tumulte de sentimens qu’éprouvait sincèrement alors toute une jeunesse espérante et enthousiaste, de celle même qui n’avait pas de parti-pris et qui n’était pas enrôlée. C’était la première fois qu’un poète dramatique, parmi les nouveaux et les tout modernes, montait résolument à l’assaut et s’emparait du théâtre pour y planter son drapeau comme sur une brèche ; mais ce drapeau ainsi planté hardiment et avec témérité, en lieu si escarpé et si abrupt, tiendrait-il ? Résisterait-il aux vents et aux coups, à la tempête excitée et aux colères ? Je me souviens, pour l’avoir vu faire sous mes yeux, du premier de ces bulletins et des moindres circonstances qui l’accompagnèrent. M. Magnin, qui d’habitude avait besoin d’écrire à tête reposée, était au fond de l’imprimerie du Globe, voisine du Théâtre-Français ; nous étions venus là, plusieurs, au sortir du spectacle : on discutait, on admirait, on faisait des réserves ; il y avait, dans la joie même du triomphe, bien du mélange et quelque étonnement. Jusqu’à quel point le Globe s’engagerait-il ? Prendrait-il fait et cause pour le succès d’une œuvre dans laquelle il ne reconnaissait, après tout, qu’une moitié de ses théories ? On hésitait, je n’étais pas sans anxiété, quand, d’un bout à l’autre de la salle, un des spirituels rédacteurs (qui a été depuis ministre des finances) cria : « Allons, Magnin, lâchez l’admirable ! » Et en effet le mot d’admirable ou d’admirablement se trouve dans les deux premiers bulletins.

Il est à remarquer combien M. Magnin, qu’il avait peut-être fallu un peu enhardir et pousser d’abord, demeura ensuite fidèle aux impressions de cette forme de drame où l’imagination et la fantaisie jouaient un si grand rôle et s’accordaient plus d’exagérations en tous sens que la fibre française, hélas ! n’en pouvait porter. Les années et les épreuves successives, loin de le désabuser, ne firent que le confirmer dans son premier jugement. Treize ans après, il lui était donné de rendre compte des Burgraves dans la Revue, et il n’hésitait pas à déclarer que cette dernière œuvre lui paraissait ce que le poète avait tenté jusqu’alors sur la scène de plus grave et de plus élevé ; il y voyait également « progrès dans l’inspiration et progrès dans l’expression. » Très peu romantique de sa nature propre, M. Magnin se trouva l’être beaucoup en fait. Aucun critique, dans cette ligne, ne put se vanter d’être plus conséquent avec lui-même. Il avait baptisé le drame nouveau dans Hernani : il lui donnait encore le dernier sacrement dans les Burgraves.

La révolution de juillet 1830, qui ramena sur la scène tant de vieux masques et de revenans, fut aussi, dans une bonne moitié, la prise de possession du pouvoir par les hommes nouveaux et en définitive par les hommes jeunes, longtemps tenus à l’écart et évincés. Les uns devinrent conseillers d’état, sous-secrétaires d’état, en attendant d’être ministres ; les autres voulurent être et furent conseillers d’université, pairs de France : il y eut une légère curée dans les hauts rangs. Pour M. Magnin, le but, le terme dernier et prochain de son ambition était tout indiqué : c’était de devenir un des conservateurs de la Bibliothèque du roi, où il était employé depuis dix-sept ans et où il avait passé par tous les degrés de la hiérarchie. Il dut attendre encore deux ans avant que cette justice lui fût rendue (1832). Cependant il partageait les vivacités de ce temps, les opinions nettes et tranchées de l’opposition libérale incomplètement satisfaite, et, sa plume se trouvant libre et disponible depuis la dissolution du Globe, il ne se tint pas dans la neutralité ; il entra au National sous Carrel.

Ceux qui n’ont vu M. Magnin que vieux, intimidé, paisible, et qui ne l’ont connu que comme un érudit ingénieux et patient, ne sauraient se faire idée de ce qu’il était alors dans le vif et le dégagé de sa polémique. Elle l’entraînait à traiter des questions pour lesquelles on ne le soupçonnerait pas de s’être tant ému. J’ai sous les yeux et je viens de parcourir la plupart de ses articles au National : l’impression que j’en reçois est bien mélangée. Il y fit des articles sérieux, serrés, parfaitement raisonnés, sur le projet de loi du divorce, qui fut rejeté, comme on sait. M. Magnin était fort favorable au divorce pour des motifs philosophiques qui étonneront ceux qui ne l’ont vu que dans les dernières années, et encore peut-être pour d’autres motifs plus secrets et plus particuliers, qui n’étonneraient personne parmi ceux qui savent les mobiles habituels du cœur humain. Le National, c’est-à-dire Carrel, tenait personnellement aussi pour cette solution et l’appelait de ses vœux. M. Magnin, dans le même journal, fit une guerre qui put paraître un instant vive et piquante, qui (à parler franc) me sembla toujours mesquine, au roi Louis-Philippe au sujet des légers changemens pratiqués dans le jardin des Tuileries. On avait, si l’on s’en souvient, un peu isolé le château et ménagé tout le long un petit jardin, une plate-forme fermée de grilles et de fossés. On ne s’imaginerait pas quels cris et quelles tempêtes cet empiétement souleva alors. On sourit aujourd’hui de voir la vivacité qu’un esprit sage comme M, Magnin mit à cette querelle, à cette vraie chicane. À l’entendre, nul n’avait le droit de toucher au jardin solennel ; ces prétendus embellissemens « déshonoraient l’œuvre de Le Nôtre et usurpaient sur la circulation publique. C’était un devoir de s’opposer à l’arbitraire, même quand il ne s’attaquait qu’aux choses. » Pauvre roi ! il avait tondu de ce jardin la largeur de sa langue, une simple languette, et chacun de tomber sur lui. On a taillé depuis en plein drap, et le public paraît très bien s’en accommoder. M. Magnin fit au National des articles plus sérieux sur le plébéianisme dans les arts, sur la confédération germanique. Le mot et l’idée du premier de ces articles et tous les renseignemens statistiques du second lui avaient été fournis par M. Ramée. J’ai le regret de rencontrer dans les colonnes du National trop peu d’articles littéraires de M. Magnin, quelques-uns de loin en loin, sur les Études historiques de Chateaubriand, sur l’Histoire de la Renaissance de la liberté en Italie par M. de Sismondi, un très bon article sur un drame du théâtre chinois traduit par M. Stanislas Julien ; mais M. Magnin était dès lors à la Revue, et c’est de ce côté que sa faculté littéraire et critique allait désormais trouver un ample espace et un cadre heureux pour s’étendre et se développer.

Il est difficile, en général, de ramener à l’unité l’œuvre éparse d’un critique ; il est délicat surtout de prétendre saisir le point central et le noyau de ces organisations de plus d’étendue que de relief. Je l’essaierai pourtant en ce qui est de M. Magnin, et je ne craindrai pas de mettre de côté dans son élégant et ingénieux bagage, ou du moins de rejeter en seconde ligne, ce qui ne lui appartient pas en propre : nous discernerons plus sûrement ensuite ce qui est bien à lui.

L’article sur la reine Nantechild, publié dans la Revue (15 juillet 1832), fit sensation et presque événement par les vues neuves qui y étaient exposées pour la première fois avec ensemble sur l’art du moyen âge, sur les diverses époques bien distinctes et les phases qu’il avait traversées. Pour ceux qui l’ont un peu oublié, je rappellerai que cette reine Nantechild était une des femmes de Dagobert Ier, et sa statue se voit à Saint-Denis sur le tombeau de ce roi mort en 638 ; cette statue n’est pas (bien entendu) de l’époque mérovingienne, mais paraît être de la première moitié du XIIIe siècle. À propos d’un simple moulage, exécuté par les soins de M. Ramée, M. Magnin prenait occasion de tracer tout un tableau magistral et d’exposer une histoire abrégée de l’art (architecture et sculpture) pendant plusieurs siècles ; il en déroulait les transformations graduelles et en décrivait les manières successives avec une science, un goût, une précision qui supposaient vraiment une longue pratique : c’était à faire illusion.

Je dis illusion à dessein, car toute cette science n’était en effet qu’une appropriation heureuse et instantanée de l’écrivain : c’était du talent de metteur en œuvre, de rédacteur ingénieux et élégant. M. Magnin dans cet article si remarqué, et il ne l’avait pas assez dit, n’était que rapporteur.

De doctes antiquaires avant lui avaient déjà donné la clé et tracé les divisions : Auguste Le Prévost les avait indiquées, timidement, il est vrai, et en homme de détail ; mais M. Vitet notamment, M. Ramée, jeune statuaire, plein de chaleur et d’enthousiasme, touchés l’un et l’autre du feu sacré, s’étaient mis en campagne ; ils avaient visité en pèlerins fervens et infatigables les monumens, les églises, les restes d’abbayes, et la théorie fondée sur l’observation était née : elle avait apparu, un matin, lumineuse et manifeste. M. Ramée, celui même qui venait de faire mouler cette statue de la reine Nantechild, avait distillé à M. Magnin, dans une suite d’entretiens et d’explications, les idées, les vérités nouvelles, et l’habile écrivain, l’écouteur avisé, les avait conçues, absorbées aussitôt, puis retournées et exposées à son compte avec une lucidité attrayante. Des parties d’érudition fine, tirées des livres dont M. Magnin savait si bien l’usage, comblaient les interstices, et sur l’ensemble du travail brillait un vernis de netteté et comme un enduit solide et consistant. Le morceau était excellent de tout point. M. Vitet toutefois, en félicitant l’auteur de l’article, put lui écrire avec une pointe légère d’ironie : « On voit que l’ami Ramée vous a exprimé la grappe jusqu’à la dernière goutte. »

Est-ce à dire que M. Magnin fût pour cela un antiquaire, un connaisseur direct en fait de monumens, de statues, de morceaux de sculpture et d’architecture antiques ou modernes ? Pas le moins du monde. Il n’était guère sorti de son cabinet, il n’avait pas voyagé, il n’avait pas même visité ce qui était à sa portée, il avait peu vu de ses yeux : sa myopie était extrême ; mais il avait lu, Il avait écouté de sa fine oreille, il avait compris, il savait rendre ; il y a de ces tours d’adresse de l’écrivain et du lettré habile. Aussi les amateurs ardens, les dévots au moyen âge comme il y en avait beaucoup alors, qui, sur la foi du magnifique programme et de l’article révélateur, allaient droit à lui comme à quelqu’un qui savait d’original les choses et qui était un maître à consulter, pouvaient être surpris et quelque peu déçus de le trouver à court et si discret ; il en savait là-dessus juste autant qu’il en avait dit, pas un iota de plus.

La direction propre de M. Magnin et son filon d’originalité ne doivent pas se chercher dans cette voie ; je ne lui trouve de vocation un peu déterminée que dans son goût pour le théâtre, pour les origines et les applications scéniques sous toutes les formes : ici il est dans son élément, dans un genre qu’il a une fois effleuré comme auteur, qu’il a de tout temps cultivé et suivi comme amateur et critique, où tout l’attire et l’amuse ; son dilettantisme commence.

S’il n’avait pas eu ce goût d’instinct pour le théâtre et ses jeux les plus divers, depuis la comédie anecdotique d’Andrieux jusqu’aux Burgraves, depuis les drames chrétiens de Hrotsvitha jusqu’aux marionnettes, on aurait droit d’être sévère sur sa qualité d’érudit ; on pourrait le définir le contraire d’un Letronne ou d’un Fauriel, et soutenir sans trop d’injustice qu’il n’y apportait aucune initiative personnelle. Car, hors de là, regardez bien : rien ne lui vient de lui-même ; il y a toujours quelqu’un qui lui instille la chose goutte à goutte dans l’oreille, — une oreille, il est vrai, des plus nettes et des mieux purgées, comme dirait Horace. Ce n’est que sur les matières de théâtre qu’il commence à devenir tout à fait lui et un maître à sa manière.

Désigné un jour par Fauriel pour être son suppléant dans la chaire de littérature étrangère à la Faculté des lettres (1834-1835), il fut amené à choisir un sujet d’études qui ne rentrât pas trop dans les matières si diverses déjà traitées par le savant titulaire : il n’hésita pas et prit les origines du théâtre moderne ; il s’en occupait aussi dans des conférences dont il fut chargé vers le même temps à l’École normale. Ses cours, au reste, ne comptèrent que par les résultats écrits, par les livres ou les articles qui en sortirent. M. Magnin, pas plus que Fauriel (et, s’il se peut, encore moins que lui), n’était né pour la chaire et l’enseignement oral ; il n’avait rien de ce qui fait l’orateur ni même le professeur, tel que des talens élevés et brillans nous ont appris de nos jours à le considérer. Il improvisait peu et il lisait imparfaitement, il tâtonnait en lisant et n’imprimait pas l’accent au discours. Il n’avait de l’homme qui parle en public ni le masque, ni la bouche d’airain, ni le front ; il n’avait pas le coup d’œil ni la flamme du regard : aucune action, aucun geste. La nature ne l’avait pas fait pour être de ceux qui lancent de loin dans le but la flèche sonore. Tout au contraire, il semblait jouir de ne pas faire d’éclat autour de lui, de n’aller que pas à pas (pedetentim), de n’être goûté que de près et de quelques-uns. Son plus grand plaisir était le plaisir de la fourmi qui grossit son tas grain à grain. Il ne voyait bien les choses que le nez dans son livre et le front sur son papier. Face à face et de vive voix, il valait moins qu’avec la plume (je ne parle pas de la conversation privée, où il était fort aimable). Encore une fois, il n’y avait rien là dedans du professeur de cette sorte de fontaine publique jaillissante et retentissante où tous vont en foule s’abreuver.

Et ici je veux achever de le dessiner par un contraste, et qui ne sera pas tout à son désavantage. Chacun, dans les groupes intellectuels qu’il traverse et dans les combinaisons de personnes où il se trouve mêlé, rencontre dès sa jeunesse ses affinités, ses attractions au moral, comme aussi ses antipathies et ses déplaisances. Une nature d’esprit et de talent n’est entièrement définie, selon moi, que quand on a pu nommer son contraire. Or le contraire, l’opposé et, si j’ose dire, l’antipathique de M. Magnin était Lerminier. Qui de nous ne se souvient de ce dernier auquel l’oubli final peut-être vaudrait mieux ? Mais qu’il était brillant à ses débuts ! qu’il avait donné de belles et grandioses espérances ! que d’études fortes il avait entreprises et entamées vaillamment ! sous quels heureux et honorables auspices il s’annonçait ! Nature audacieuse et ambitieuse, trop tôt démentie, talent d’emphase et d’éclat, d’apparat et de montre, clairon et cymbale, boute-en-train de la jeunesse, simulacre révolutionnaire qu’un brusque coup de vent démasqua et retourna, qu’on venait d’entendre faire le généralissime et commander la charge, qu’on vit tout d’un coup culbuté et en déroute comme un tambour-major sans armée ; à la fin esprit déchu qui n’était plus qu’un tempérament, tombé de la passion dans l’appétit, il eut pourtant jusque dans les dernières années, et même dans ce qu’on ne lisait plus de lui, quelques éclairs d’autrefois, bien des restes de ses fortes études du commencement. Lerminier, en ses heures de plénitude et d’orgueil, se permettait envers le modeste et studieux M. Magnin des airs superbes, et il se sentait pour lui quelque dédain qu’il ne dissimulait pas ; il riait de lui voir des velléités de savoir en tous sens quand les instrumens pour cela lui manquaient en partie ; il ne se prêtait pas toujours à le satisfaire, quand on le questionnait au nom de son curieux et friand collaborateur sur les choses et les hommes d’au-delà du Rhin : « Ce sont des envies, des caprices d’érudition, disait-il, il peut attendre. » Il triomphait avec supériorité de son accès aux hautes sources germaniques et de sa première nourriture de moelle de lion. Il ne voyait pas que comme, dans les jeux des courses, celui qui va toujours et sans s’arrêter un seul instant, n’avançât-il que peu à peu, ira plus loin que celui qui s’élance d’abord, qui extravague et bondit à l’aventure, M. Magnin approcherait bien plus près du but où lui, avec toute sa fougue, il ne toucherait pas. Lerminier n’était qu’un faux génie qui brisa de bonne heure et manqua sa carrière ; la continuité, la patience et l’économie prudente devaient avoir raison contre lui à la longue et l’emporter.

Ge ne fut pas un mécompte, ce fut un soulagement pour M. Magnin, lorsque M. Fauriel se fit remplacer par Ozanam : décidément la chaire avec ses bruits et son mouvement lui allait peu ; il fut heureux de pouvoir reprendre son pas, son allure favorite, le doux train de l’érudition à huis clos ; il s’y appliqua désormais tout à son aise, sans dérangement aucun, et de plus en plus dans cette même ligne des origines théâtrales qu’il s’était tracée.

Le premier volume, le seul qu’il ait donné de ces Origines, ne représente que la moindre partie de ses travaux dans cette branche intéressante ; il se hâta de le publier pour justifier de ses titres à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, où il fut nommé aussitôt après, en 1838. Cela fait et ce terme de son ambition atteint, il ne se hâta plus ; il aima mieux amasser, augmenter sans cesse la riche matière des volumes suivans que de se presser de les réunir ; il s’y oublia un peu, et plus tard, quand il songea à lier sa gerbe, il n’en eut ni le temps ni la force ; il était trop las.

Je ne dirai plus qu’un mot de l’accessoire ; j’appelle ainsi ses articles de critique concernant les écrivains du jour, Quinet, Hugo, Ponsard. Ces articles très développés, de la seconde manière de M. Magnin, tout distingués qu’ils sont, laissent cependant quelque chose à désirer pour la netteté et le sens précis des conclusions. Son érudition y donne plus d’une fois le change à sa critique ; muni de notes abondantes sur les origines des mythes d’Ahasvérus ou de Prométhée, il substitue un peu trop complaisamment le point de vue du fureteur curieux et de l’archéologue au jugement littéraire direct. Son goût, mis en demeure de se prononcer, n’a pas de ces promptes réponses qui partent d’elles-mêmes et ne s’éludent pas.

Quant au drame moderne et aux dernières productions de l’école romantique au théâtre, l’interruption de quelques années que M. Magnin avait mise à en suivre le mouvement l’avait évidemment arriéré un peu ; il en est encore à l’admiration quand le public était arrivé à la fatigue. Il ressemblait à un homme qui aurait laissé de côté la lecture d’un livre à une certaine page et qui le rouvrirait assez longtemps après, juste à l’endroit où il avait mis le signet : M. Magnin reprenait sa lecture à un feuillet où le public n’était déjà plus. Sa montre retardait. Il ne sut pas crier holà ! hardiment et faire entendre à propos le signal d’arrêt, comme c’est le propre des Boileau, des Johnson, de tous les fermes et vigoureux critiques. Au lieu de cela, il mollit, il disserta agréablement, mais il ne dit pas le mot décisif qu’on attendait de lui.

Cet embarras perce encore dans son article sur la Lucrèce de M. Ponsard. Il compliqua de trop de considérations et de prenez-y garde le jugement très simple et très net qu’il y avait à donner sur ce succès, qui était à moitié un succès de contraste et d’opposition, et qui avait, à sa date, une signification tranchée. Il n’insista pas sur les vraies causes qui expliquaient et légitimaient suffisamment la réaction : il s’efforça plutôt d’en atténuer le sens, comme s’il eût craint de rompre avec ceux qu’elle contrariait. Il y mêla, envers le nouvel auteur, toute sorte de chicanes rétroactives, étrangères à l’œuvre présente, la seule qui fût en cause. Dans ce genre de critique pratique et contemporaine, M. Magnin, malgré la richesse croissante de sa littérature et l’agrément varié de sa forme, avait perdu en vieillissant quelque chose de la fermeté et de la vigueur qu’il avait montrées au temps du Globe ; il n’allait plus si directement au fait. Ses dualités civiles elles-mêmes, sa circonspection, sa politesse lui nuisaient. Évidemment il n’aimait plus la guerre, il craignait les coups, il évitait de se commettre. L’audace militante chez lui, comme chez la plupart, s’en était allée avec le feu de la jeunesse.

C’est l’érudit surtout qui gagnait en lui. J’y reviens avec plaisir, et j’insiste désormais sur cet ordre de services par lesquels il survivra aux souvenirs de sa génération et laissera un nom dans la science. En y mettant un peu plus de célérité, il aurait pu être l’historien littéraire de notre ancien théâtre : il ne fut que le préparateur du futur historien, mais ce préparateur était excellent. Nul plus que M. Magnin ne s’est appliqué à l’éclaircissement de cette question délicate : comment le théâtre ancien a-t-il fini ? comment a commencé et a repris le théâtre moderne ? y a-t-il eu interruption totale ? peut-on saisir et soupçonner quelque continuité obscure dans les plus bas genres ? quels sont les premiers indices, les premiers témoignages d’une résurrection originale ou d’une reprise ingénieuse ? Le Théâtre de Hrotsvitha, religieuse allemande du Xe siècle, qu’il traduisit et commenta (1845), lui fournit un texte précieux pour grouper alentour ses observations et ses conjectures. Je suis, malgré tout, fort tenté de croire, avec M. Édelestand du Mérîl, que M. Magnin accorde à ces essais de la religieuse de Gandersheim plus d’importance qu’ils n’en eurent réellement dans l’histoire du théâtre : ces six légendes, que la docte femme mit de son mieux en beau latin de Térence, n’étaient probablement dans la pensée du pieux auteur qu’une imitation toute littéraire, une étude classique sans aucune idée de représentation. Le drame moderne n’a guère rien à faire là dedans. En général, M. Magnin ne sentait pas assez dans chaque branche les différences tranchées, les points de départ et les fins : ce qui lui manquait, c’était le coup d’archet, ou de le donner lui-même ou de le distinguer chez d’autres ; il était porté à voir dans les choses plus de continuité et de suite qu’elles n’en ont. Ce sont là, au reste, des questions particulières à débattre entre érudits, et de quelque côté que l’on penche, il y a lieu à toute estime. On contredit M. Magnin sur un point, on profite de lui sur tous les autres.

Pour apprécier la finesse et l’utilité de ses travaux en ce genre, il faut avoir lu, il faut avoir eu besoin de lire (quand on a été professeur et obligé soi-même de traiter les mêmes sujets) la série de ses articles sur l’ancien théâtre français dans le Journal des Savans de 1846 et de 1858, les analyses détaillées et spirituelles qu’il donne des anciens jeux, des anciennes farces, sa discussion raffinée sur la principale et la reine de toutes, la farce de Patelin (1855-1856). Tout cela, à quelques liaisons près, forme un ensemble depuis le haut moyen âge jusqu’aux abords du XVIe siècle. Le premier il a introduit dans ces matières d’apparence ingrate le sentiment du goût et une critique déliée, avisée, exacte et légère. On n’a qu’à le suivre et à se laisser guider ; on se donne aisément ensuite les airs de s’y connaître en l’arrêtant sur quelque point de détail où il se montre un peu vétilleux.

M. Magnin est destiné à être beaucoup consulté, beaucoup mis à contribution et peut-être pillé. Puissent tous ceux qui lui emprunteront lui rendre la justice qui lui est due ! Un ami de l’ancien Balzac, le prieur Ogier, justifiant un jour son ami du reproche de plagiat qu’on lui faisait, citait l’exemple des prédicateurs, lesquels, disait-il, prennent partout chez les pères sans qu’on leur reproche de piller, et il ajoutait agréablement : « Nous autres, prédicateurs, qui volons comme sur les grands chemins… » On pourrait dire la même chose des professeurs, lesquels, n’ayant en vue que l’utilité des écoutans, prennent partout sans scrupule tout ce qui est bon à dire, et ils font bien.

Moi-même j’en ai largement usé en mon temps ; je ne me suis fait faute de marcher avec le secours et l’appui des autres. Par nature et par goût, je n’aurais jamais été de ceux qui ont défriché le moyen âge ; je n’aurais pas eu ce courage, je l’avoue : eux, ils l’ont eu, ils l’ont défriché patiemment. Venu tard dans cette étude et à leur suite, je recueillais les fruits de leur labeur, et je leur en étais reconnaissant. Cela ne m’empêchait pourtant pas, tout en rendant justice à ces excellens travailleurs, de noter quelques-uns de leurs défauts, l’engouement, l’enthousiasme excessif des uns, la complaisance un peu minutieuse des autres ; et en parlant de la sorte, c’était à M. Magnin en particulier que je pensais.

Mais pour un léger défaut, qui peut-être même était nécessaire, que de grâce, que d’agrément de détail, quel discernement utile ! M. Magnin nous fait observer, comme à la loupe, l’origine des genres. À défaut du grand et du beau, on assiste par lui à la naissance, au progrès lent, à la formation successive d’une branche des plus remarquables de la production et de l’imagination humaine. C’est comme si l’on observait d’abord à l’état d’humbles herbes et de fougères ce qui sera plus tard de grands arbres et l’honneur de nos parcs et de nos forêts. Dans le jeu de Robin et Marion, on a déjà l’opéra-comique presque tout formé. Quand il en vient aux farces, à cette veine heureuse et riche de notre vieux théâtre, à cette première forme de la comédie, M. Magnin se complaît et se délecte aux analyses, à celle de la farce du Cuvier et de bien d’autres ; il triomphe dans Patelin, et s’attache un peu trop, je crois, à le vieillir. En le louant selon son mérite, il ne le surfait pas du moins ; il nous le montre le meilleur produit du genre, non l’unique. Combien d’œuvres spirituelles et déjà comiques d’auteurs anonymes il nous fait passer sous les yeux ! Ce sont les coups d’essai de petits Molières restés en chemin et inconnus, mais dont quelques-uns se sont approchés assez près du Molière véritable et immortel. Il ne doit pas y avoir grande distance, j’imagine, entre cette farce si joyeuse du Cuvier et celles du Médecin volant, de la Jalousie du Barbouillé que jouait Molière tout jeune dans ses tournées de province. M. Magnin, toujours curieux jusqu’à être subtil, se pique de distinguer entre des genres bien voisins, de reconnaître les farces qui étaient dues aux basochiens et celles qui appartenaient au répertoire des Enfans sans souci ; il est difficile, en bien des cas, d’établir le distinction et de marquer la limite. Peu importe ; ses remarques n’en sont pas moins fines et justes en tout ce qui est du goût. Il nous fait apprécier comme la perle du genre des Enfans sans souci une petite farce, une parade à un seul personnage, très spirituelle et très amusante, le franc Archer de Bagnolet ; on en ferait encore maintenant un joli lever de rideau du Palais-Royal.

Voilà donc à quoi s’exerçait soir et matin, à quoi songeait tout le jour l’ingénieux érudit. Il faut se garder d’oublier son Histoire des Marionnettes (1852), qui promet pourtant un peu plus qu’elle ne tient. L’auteur a omis, je ne sais pourquoi, d’y joindre des dessins et figures, oubliant trop qu’aujourd’hui il ne se fait plus de livres de ce genre sans gravures à l’appui. C’est une lacune.

Et maintenant nous sommes en mesure, ce me semble, de nous faire une idée complète de cette nature d’esprit peu caractérisée au premier coup d’œil, si répandue, si éparse même, mais qui a sa nuance et son grain d’originalité.

Les dernières années de M. Magnin, nous devons le dire, furent marquées par des changemens profonds que nous n’avons à juger en aucun cas, et qui ne le laissèrent pas tout à fait le même que nous venons de le montrer. Sa santé, de tout temps délicate, était devenue déplorable. L’idée de la mort, d’une mort très prochaine, lui était continuellement présente. Un jour, dix ans environ avant sa fin, lui, l’esprit de tout temps le plus net et le moins mystique, il revint de Franche-Comté, — de Besançon, je crois, — tout modifié de cœur et de pensée. Il fit part à quelques-uns de ses amis les plus intimes de cette véritable conversion : « Mes amis, leur dit-il (ce furent à peu près les termes qu’il employa), je vous préviens que je ne veux pas d’objections ; je vous prierai autant que possible de conformer votre conversation à ma nouvelle croyance. Je n’afficherai pas mon christianisme, et autant que possible j’éviterai d’en parler, mais aussi je n’en rougirai pas. » Il tint parole. Nous fûmes de ceux qui en souffrirent, étant de ses amis bien anciens et affectionnés sans doute, mais non pas tout à fait particuliers et intimes. Adieu dès lors les réunions, les petits dîners aimables et en tout petit comité où il nous conviait de temps en temps, et où le vin de Salins, les confitures de Salins et toutes les friandises du cru égayaient le dessert avec l’aménité du maître et la chansonnette du bon docteur B… M. Magnin, toujours tolérant pour les autres, était devenu sévère et mortifié pour lui-même. Il n’affichait rien, mais on savait son nouvel ordre d’idées et l’on respectait sa solitude. Il y avait alors, non loin de lui, des savans, des convertis aussi dans leur genre, qui faisaient de leur religion grand bruit et qui embouchaient la trompette à la porte du temple : lui, il était le plus éloigné d’en agir de la sorte, et il ne puisait dans sa foi que des motifs de consolation intérieure. Il en eut besoin, car dans les derniers temps il était affligé de toutes les infirmités de la vieillesse, et littéralement cloué sur son lit ou à son fauteuil. Il m’écrivait un jour, pour me définir son triste état, que je ne savais pas si grave et si désespéré : « C’est la situation d’Augustin Thierry, à la gloire près. » Il avait projeté, avant d’en être réduit à cette extrémité, un travail sur la Danse des morts au moyen âge, et il avait prié un des employés de la Bibliothèque, M. Chéron, de lui recueillir tout ce qu’il trouverait là-dessus ; mais il le remercia un matin et lui dit de ne plus donner suite à ses recherches, déclarant qu’un tel sujet funèbre, remis sans cesse sous ses yeux, lui devenait impossible à supporter : la mort, même en peinture, il ne pouvait la regarder fixement ! Il serait difficile cependant de surprendre dans aucun des articles écrits par lui, qui se rapportent à sa dernière période de croyance, la moindre trace de ses préoccupations austères et sombres, si ce n’est peut-être dans un article du Journal des Savans d’octobre 1859 : à l’occasion d’un livre de M. Le-nient, étant amené à s’expliquer sur l’idée de la mort et du diable, si dominante durant tout le moyen âge, il ne paraît pas fâché de rencontrer, répandu alors dans toute la chrétienté, « le sentiment, dit-il, de cette continuelle et salutaire menace. » Ce n’est qu’un simple trait qu’on ne remarquerait pas, si l’on n’était averti.

Je n’ai point à entrer dans le récit de sa fin, dans les particularités de son testament, par lequel il demandait à être transporté à Salins après sa mort, léguant de plus à cette ville une partie de son bien, moyennant des conditions ou intentions à long terme qui paraissent difficiles à remplir. La critique n’a rien à faire avec ces secrets mobiles et ces déterminations suprêmes des mourans. Mais je veux résumer encore une fois, au moment de finir, mes souvenirs essentiels sur M. Magnin, tel que je l’ai connu avant que la maladie fût venue l’affaiblir et attrister ses dernières années ; j’ai besoin de rassembler en quelques mots les impressions que m’a laissées sa personne en des saisons meilleures, et de fixer aux yeux de tous comme aux miens l’idée de sa vie, de ses mœurs, de son habitude studieuse, réfléchie, une sensible et parlante image qui ne puisse se confondre avec nulle autre. La physionomie de l’homme m’y invite, et le cadre également.

Si l’étude en effet a des douceurs qui ont souvent été célébrées, il fut donné à M. Magnin de les goûter et de les savourer dans des conditions particulières qui valent la peine qu’on les rappelle et qu’on les décrive. Placé au sein de la plus grande bibliothèque du monde, logé dans les bâtimens qui en dépendaient, il pouvait, aux heures où le public n’y pénétrait pas, ou dans les parties réservées interdites aux profanes, se considérer comme dans le plus vaste et le plus silencieux des cloîtres. À le voir passer dans ces grandes salles et glisser légèrement à pas menus et discrets le long des boiseries sombres et des armoires grillées, il semblait qu’il craignît d’y faire bruit lui-même et d’y éveiller l’écho de tant de générations d’auteurs endormis : c’était un des leurs, un peu en retard, un ami qui, même quand il avait à les consulter, semblait ne vouloir troubler que le moins possible leur repos. Je l’y ai suivi, ou mieux, surpris plus d’une fois dans le cours de ces recherches paisibles : tout se taisait, le jour tombait, il était seul, lisant près d’une fenêtre ; le bruit des feuillets qu’il froissait entre ses doigts ressemblait à ces craquemens mystérieux qui, dans les froides et muettes nécropoles, marquent seuls par intervalles le travail du temps. On se figure peu, et dans quelques années on ne se figurera plus du tout, ce qu’était la Bibliothèque du roi dans sa première et tranquille beauté, avec la morne tristesse de sa cour rectangulaire, avec le jardin austère, fermé d’une clôture, qui en occupait une moitié et où l’on n’entrait pas, la vasque de pierre verdâtre au milieu, d’où un maigre filet d’eau jaillissait à peine ; puis les escaliers solennels, les salles antiques et les galeries de ce beau palais Mazarin, conservées presque comme aux jours où s’y promenait M. le cardinal et où il s’y faisait rouler dans son fauteuil déjà mortuaire entre deux rangées de chefs-d’œuvre et de magnificences. Rien qu’en y entrant, le respect et le génie des graves études vous saisissaient ; l’air qu’on y respirait n’était plus celui du dehors ; la lumière elle-même y prenait une teinte égale et monotone. Cette Bibliothèque auguste, telle que nous l’avons vue encore du temps de M. Van Praet, avant l’invasion du grand public et l’irruption d’un peuple de lecteurs, était restée l’idéal de M. Magnin : c’était son cadre, c’était sa patrie ; il dut en porter le deuil dans son cœur quand elle changea et se transforma en vue du mieux, jusqu’à se défigurer. Sa vie à lui-même était tout ordonnée et ménagée par rapport à ses fonctions de bibliothécaire et d’écrivain : désirant couper sa journée de la manière la plus favorable à ce double emploi, il s’était arrangé pour dîner vers trois heures et demie, à l’heure où il se trouvait libre et débarrassé du public ; son dîner fait, le plus souvent chez lui, dîner frugal et fin, qu’il faisait suivre d’un petit tour de promenade solitaire au Palais-Royal, il rentrait, se remettait à l’étude ; il recommençait sa journée, et là c’était un travail incessant, minutieux, méthodique, sans fureur et sans verve, mais non sans un charme infini : une citation dix fois reprise et vérifiée, une diligente comparaison de textes, un rapprochement piquant, une date ressaisie, une œuvre d’hier rattachée à une pièce ancienne oubliée, à une chronique vieillie, une page de son texte à lui, recopiée, remise au net pour la troisième ou quatrième fois, et celle-ci la bonne et la définitive. Et tout cela pour obtenir la gloire ? oh ! non pas ! il savait bien qu’il n’avait pas en lui de quoi la tenter ; — pour faire bruit pendant les huit ou quinze jours qu’une revue reste exposée dans sa primeur aux yeux du public ? pas davantage ; il n’y prétendait même pas, et tout retentissement lui était antipathique ; — mais tous ces soins, ces scrupules, cette conscience, rien que pour le plaisir de se satisfaire, de ne pas se sentir en faute, de paraître exact et sans reproche à un infiniment petit nombre de juges, de posséder toute une branche d’érudition ténue et délicate, et de la faire avancer, ne fût-ce que d’une ligne : voilà quelle était l’inspiration et l’âme de l’étude pour M. Magnin. Je ne le plaindrai point d’avoir tant dépensé pour si peu, je l’envierai plutôt : il a joui de lui-même pendant de longues heures, il a pratiqué le précepte du sage : cache ta vie ; il a fait d’une toute petite santé un long et ingénieux usage ; il a souri dans la solitude à d’innocentes pensées et s’est égaré à loisir dans les sentiers qu’il préférait ; enfin, lettré par vocation et qui n’était que cela, il a réalisé, selon ses forces et dans sa mesure, un rêve pacifique et doux.


SAINTE-BEUVE.

  1. Dans la Revue du 15 octobre 1843.
  2. Voyez la Revue du 15 avril 1832.