Un Castelnau du XVIIe siècle

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Un Castelnau du XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 623-654).
UN CASTELNAU
DU XVIIe SIÈCLE


I. — UNE FAMILLE DE SOLDATS-CHEVALIERS : LA MAISON DE CASTELNAU

Sur la garde de l’épée d’honneur offerte naguère par la ville de Saint-Affrique à son « glorieux fils, » l’ancien chef de l’État -major général, au vainqueur du Grand Couronné de Nancy, l’artiste a tenu à représenter, dans le motif principal, auprès du chardon lorrain les branches emmêlées du laurier et du chêne. C’est là une idée heureuse et qui montre à quel point l’arbre des Castelnau plonge avant dans le sol français. Les lettres, publiées sur l’ordre du Roi, en 1658, par le ministre Le Tellier et conférant à Jacques, marquis de Castelnau, vainqueur du combat des Dunes, le titre de maréchal de France, témoignent de « toutes les bonnes qualités de naissance » dont fait foi le blason de cette famille. Et, pour elle, cette famille, c’est vraiment un bel arbre. La souche (suivant l’historien Le Laboureur) en est dans la comté de Bigorre ; elle « a emprunté son nom à la forteresse de Castelnau en Auzun, située sur les monts Pyrénées. » De là, dans les armoiries des branches nombreuses des Castelnau, la présence « des châteaux de diverses couleurs ou diversement bâtis » qui rappellent l’origine de cette maison.

Pour l’arbre, dont la racine a germé ainsi en plein roc, au bord d’un gave, sous les pics bleus, il est l’un des plus robustes dont les généalogistes, — le Père Anselme en particulier, — aient eu à suivre le développement dans nos provinces. Non seulement en Guyenne, en Languedoc, en Navarre, on trouve des Castelnau ; mais on en découvre aussi en Quercy, en Comminges. Il y a bien un peu, chez plusieurs, de l’accent du Béarnais. La branche du Rouergue, notamment, à laquelle appartient l’actuel général, très belle, très française (d’à constat de Toulouso, moun gêneral ! D’à côté de Toulouse, mon général ! ) est l’une des plus hardies et des plus mâles. Nous avons vu, dans cette guerre, les sacrifices consentis par elle à la patrie. Mais, à une branche plus éloignée, celle de Castelnau-Mauvissière (du nom d’une seigneurie sise en Touraine), se rattache, en pleine sève, le lieutenant-général et futur maréchal des armées de Louis XIV. Sur la housse à fond bleu de roi dont était revêtu le cheval qui le portait dans les combats, Jacques, marquis de Castelnau, pouvait montrer ses armes, « d’azur au chasteau ouvert, d’argent maçonné de sable, crénelé et sommé de trois donjons couverts. » « Deux loups passants de sable » s’y faisaient voir sur fond d’or ; et, jamais, pendant toute une longue suite de guerres, ces armes ne cessèrent de demeurer, conformément à leur origine, celles d’un soldat et d’un gentilhomme.

Ce que ce gentilhomme fut dans son adolescence, voilà bien, pour nous aider à fixer les traits d’un Castelnau, ce qu’il importe de demander aux textes. Et, d’abord, disons-le hautement : l’épée à lame d’acier trempé que la ville de Saint-Affrique offrit, en mémoire de la défense de Nancy, au commandant en chef de l’armée de Lorraine, a bien une signification précise dans la famille. Les parents et aïeux de Jacques, marquis de Castelnau, avaient droit, plus que quiconque, en leur temps, au port de cette épée. Ils étaient, les uns et les autres, rudes jouteurs et francs duellistes ; et ce n’est pas pour rien que le futur lieutenant-général de l’armée du roi en Flandre naquit en pleine Fronde, l’année de l’affaire des Ponts-de-Cé, en 1620.

Dès ce temps du siècle, les Castelnau, comme les Marsillac, avaient déjà « quelque chose de chagrin et de fier dans la mine. » D’humeur batailleuse, ils ne manquaient point, de même que les Montmorency, les Bussy, Chapelle, Boutteville et tant d’autres, à l’honneur, malgré les édits, de croiser le fer (ainsi qu’il convenait en ces temps-là) devant témoins et sur un pré. Edouard-Robert de Castelnau, baron d’Ionville et gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, l’oncle du maréchal, fut de la sorte tué en duel, à Paris, par un sieur de Rivaudière qui, lui-même, périt des suites de cette rencontre. Ce double trépas témoigne de l’acharnement d’un combat sans merci. Pour François de Castelnau, neveu de celui-là et l’aîné de notre personnage, il suivit tout de cet exemple ; et, de même que Retz, déjà frondeur, s’était « colleté » au bois de Boulogne avec Praslin, lui s’alla « colleter, » sur la place Royale, avec un seigneur qui le laissa mort d’un bon coup de flamberge. Au reste, ces exemples de bravoure ne furent pas les seuls que le petit Jacques de Castelnau, encore enfant, eut sous les yeux.

En 1627, n’ayant que sept ans, il avait appris déjà la fin glorieuse du plus âgé de ses frères, le jeune Henri de Castelnau, son aîné de dix ans et qui fut tué d’un coup de canon au siège que Richelieu avait entrepris devant La Rochelle. Henri de Castelnau n’avait pas dix-sept ans et se trouvait, dit-on, « dans le printemps des espérances qu’on avait de sa valeur. » Par suite de cette mort de son frère Henri, venant après celle de François, Jacques ne tarda pas, de cadet qu’il était, à devenir l’aîné des enfants du sire de Mauvissière.

Sur les trois filles que les parents de Jacques avaient eues d’autre part, deux, dans la suite des temps, devaient prendre les ordres. C’étaient Charlotte, qui fut abbesse de Bussières en Berri, enfin Anne, qui fut religieuse en l’abbaye de Gomerfontaine. Pour la troisième, Marie de Castelnau, elle n’était comme les deux autres qu’une fillette, le jour où leur unique et dernier frère, Jacques, âgé de quinze ans, quitta sa petite seigneurie de Touraine pour prendre, en modeste équipage, ce chemin de Paris au bout duquel l’attendaient tant d’honneurs et, par la suite, un avenir si merveilleux et si fatal.

Ce jour-là, tandis que les colombes roucoulaient dans le jardin tourangeau et que la Loire si douce s’en allait de façon sinueuse en roulant ses eaux sous les arches, le garçon à figure de page vint présenter ses adieux à sa mère et à ses sœurs. Et c’est alors que l’une, — née Charlotte de Rouxel, laquelle avait été fille d’honneur de la reine Marie de Médicis, — et les autres, toutes grêles et bambines qu’elles fussent, venues étreindre et baiser au front le petit bonhomme, sentirent se serrer leur cœur et se mouiller leurs yeux.

Il y a, dans le Loyal Serviteur, tout au début de la Chronique de Bayard, une scène pareille, pleine de tendresse et de gravité. C’est quand le gentil seigneur s’en va, pour la première fois, pour être page chez le duc de Savoie. Alors, on le revêt d’habits à merveille ; il monte, à francs étriers, sur « un bas et bon petit roussin ; » il est de la sorte charmant et mignon écuyer ; mais, tandis qu’il s’apprête à quitter le logis, sa « pauvre dame de mère est en une tour du château qui tendrement sanglote. » Les pères, encore qu’émus autant que les mères, font, dans de tels cas où l’honneur et le devoir commandent, taire leur secret chagrin. Celui de Bayard avait été homme d’armes ; pour celui de Jacques de Castelnau, nommé Jacques lui-même, il était capitaine d’une compagnie de chevau-légers. C’est dire assez ce que furent ces adieux où ce vieux guerrier, ferme et droit dans son sacrifice, offrit à son pays et à son Roi le troisième de ses enfants.

Jacques de Castelnau vînt-il de sa seigneurie à Paris, accompagné d’un serviteur, avec peu d’argent et beaucoup de conseils, comme il advint au petit Grammont ? De même que le jeune d’Artagnan, « le plumet sur l’oreille et le ruban de couleur à la cravate, » une petite épée au côté et faisant le damoiseau, s’attarda-t-il longtemps, sur la route d’Amboise à Vendôme, à recueillir, dans les auberges, les propos des soldats fort animés encore de la guerre des princes ? Cela, nous ne le savons pas ; mais, ce dont nous sommes informés, c’est que le jouvenceau, son voyage achevé, fut, sur sa bonne mine et la caution de son nom, accueilli au mieux, dans la rue Vieille-du-Temple, à l’Académie royale militaire, fondée par le roi Louis XIII pour les gentilshommes.

Cette Académie était la meilleure pépinière pour l’armée ; le cardinal l’avait dotée de plus de vingt mille livres en faveur des jeunes nobles sans fortune à qui leurs pères, — selon que Fontenelle l’a dit de Vauban, — n’avaient légué pour tout fief « qu’une bonne éducation et un mousquet. » Il ne faut pas croire cependant, et malgré la fiction, qu’il suffisait d’être noble pour recevoir à commander une compagnie ou un régiment ; un rude noviciat était encore exigé de ces jeunes gens. Mais qu’ils fussent pauvres ou riches, enfants de gentilshommes de campagne ou fils de princes, les élèves apprenaient dans cette école les rudiments du français, du latin, les mathématiques, la logique et un peu de morale ; on leur enseignait l’équitation, l’escrime, la danse, le jeu de paume ; et, c’est là que Monsieur le Prince, encore duc d’Enghien, admis rue Vieille-du-Temple à peu près dans le même temps que Castelnau, étudia, en plus du reste, la fortification, la géométrie, le lever des plans et cet art de tracer des cartes que le sieur de Beaulieu commençait dès lors de porter à un point si haut de perfection.

Savoir lire Tacite et César dans le texte, être propre aux combats de l’épée, apte à dompter un cheval en même temps qu’être prompt aux assauts de l’esprit et jeux du bal, voilà les connaissances apparemment contraires les unes aux autres, mais cependant convenables aux gens de mérite, qu’un sévère programme exigeait des officiers en formation. Toutefois, bien avant que de recevoir l’esponton, cette sorte de pique qui était l’insigne de leur grade, il fallait encore que ceux-ci passassent de la théorie à la pratique et fissent comme soldats l’apprentissage de la guerre. « Les gens de guerre, avait dit à propos en son vieil et solide langage le savant Jean de Bueil, sont nés et ordonnés à peine et à travail ; » « le métier de soldat, devait ajouter, au siècle suivant, le chevalier de Méré qui s’y entendait, est le plus beau du monde ; » mais, en un temps où ce « métier » commençait de donner à notre pays sa physionomie et sa grandeur, on exigeait beaucoup de ceux qui étaient admis à l’honneur de commander. La condition la plus rigoureuse était qu’ils servissent d’abord dans la troupe, qu’ils assistassent à un ou deux sièges et fissent, sans aucun titre, campagne dans le rang le plus humble.

Turenne et le futur maréchal de Guébriant servirent d’abord de la sorte dans l’infanterie ; l’illustre Vauban débuta de même au régiment de Condé, portant deux ans le mousquet ; au passage du Rhin, Villars n’était que volontaire. Gassion commença ses exploits aux gendarmes, Fabert aux gardes françaises, et c’est un fait que Feuquières, Gatinat et nombre de maréchaux et lieutenants-généraux apprirent, dans le rang même, la pratique d’un art dans lequel ils se devaient de briller un jour.

Un stage dans une armée éprouvée, au milieu de soldats qui avaient fait la guerre, devenait de cette façon le meilleur complément aux leçons de l’Académie. Le vicomte de Turenne et Monsieur le Prince, alors duc d’Enghien, n’avaient pas failli à cet usage ; le baron de Sirot, l’un des vainqueurs de Rocroi avec d’Enghien, avait fait de même ; et c’est à son exemple que le jeune Jacques de Castelnau, ayant entendu beaucoup vanter l’armée de la Hollande, formée par Maurice de Nassau, « où venaient, dit-on, tous les jeunes gentilshommes de l’Europe et où la discipline était plus sévère qu’en France[1], » entreprit de passer dans les Pays-Bas. Son parent, le sieur de Hauterive, l’accueillit comme volontaire.

En cette qualité, Jacques prit part à plusieurs actions et se tira avec beaucoup d’intelligence, de courage et de sang-froid, notamment au siège de Louvain et à l’assaut du fort de Schencq, près de Nimègue, de plusieurs circonstances difficiles. La nouvelle des succès de ces débuts parvint bientôt jusqu’à Paris et à la cour. Le Roi et le cardinal ne tardèrent pas d’en être instruits ; et la merveille demeure qu’à ce garçon, qui n’avait pas seize ans, Louis XIII « ordonna de lever un régiment de douze compagnies de gens de pied pour la campagne suivante. »

Cette campagne présente trop de rapports avec celle qui s’ouvrit en 1914, pour qu’on ne s’arrête pas un peu à considérer de quel péril la France, envahie par la Picardie, se trouvait menacée alors. Un peu plus, et la route de Paris était forcée ; mais l’affaire de Corbie, l’une des plus glorieuses peut-être de toutes celles qu’on ait vues se produire depuis Bouvines et avant Denain, sauva le royaume. A Corbie, le petit Castelnau accomplit des prodiges ; et, dans toute la manœuvre, il se montra si entreprenant, si brave, il fit éclater si bien dans sa conduite « ce mérite et cette passion pour le service » qu’admirait en lui Mazarin et dont ce ministre écrivit plus tard au duc d’Enghien (lettre du 7 juin 1645) que le Roi, souhaitant d’encourager un officier déjà si remarquable, ne balança pas à augmenter de huit compagnies le régiment Castelnau. Mieux encore, par faveur suprême, il entendit lui donner le drapeau blanc. Le blanc était la couleur de l’enseigne dans chaque compagnie colonelle ; et le Roi étant, par le fait, colonel-général des troupes, ce drapeau immaculé, d’un fond lilial et pur et qui se distinguait par sa blancheur même, était celui auquel, comme au panache du Béarnais, se ralliaient dans le combat les autres étendards de l’infanterie.


II. — DE CORBIE A NORDLINGEN OU LES HAUTS FAITS DE JACQUES DE CASTELNAU

Avec un capitaine de la valeur de Monsieur le Prince, de qui l’inspiration semble soudaine et qui ne découvre que sur le champ le secret de vaincre l’ennemi, il n’y a pas à douter que le talent de l’improvisation ne soit au-dessus des autres ; Monsieur le Prince est de ceux « qui forcent tous les obstacles, » selon le mot de Bossuet, et pour qui l’intrépidité, l’élan et la bravoure tiennent lieu d’expérience. Avec le vicomte de Turenne, d’un zèle si judicieux et presque austère, la sagesse, la modération et surtout la prévoyance sont, au contraire de chez Condé, les qualités qui assurent du succès. Mais, entre les deux, entre celui dont l’action était si prompte qu’elle déconcertait la tactique la plus éprouvée de l’adversaire et le grand général vainqueur en Alsace et sur le Rhin, renommé par la préparation et le ménagement de ses entreprises, Jacques de Castelnau a montré qu’il n’était pas impossible d’emprunter à l’un et à l’autre, d’unir l’intrépidité à la réflexion, l’audace du moment à la sagesse, et que les talents du grand homme, les vertus du héros pouvaient, en se combinant, aider à composer ce modèle parfait du capitaine que La Bruyère a essayé de peindre.

Les lettres d’élévation au maréchalat, datées de Mardick en l’an de grâce 1658, et que le Roi signa en faveur du lieutenant de Turenne aux Dunes et au fort Léon, font état de ces qualités ; et c’est quand elles parlent de l’« expérience, prudence, vigilance, valeur et générosité insigne, » grâce auxquelles l’un des heureux vainqueurs de ce grand jour se plaça à un si haut rang. De fait, ce sont là vertus de chevalier ; et, par la prud’homie, le tour de force et de plaisance qui éclatent en elles, on distingue assez que celui qui en avait reçu le don de ses ancêtres était de la race des preux.

Au lendemain du jour où, blessé à mort par le fait d’une balle qui vint se loger dans l’épine du dos, M. de Castelnau reposait sur son lit de blessé, Son Eminence le cardinal Mazarin vint le voir en personne et lui exprima le déplaisir que le Roi et lui ressentaient à la vue de ses souffrances. « Monsieur, lui dit ce grand ministre, avec une solennité et une onction que le chagrin rendait plus émouvantes, le Roi vous a fait maréchal de France ; mais, il voudrait de bon cœur que vous vous portassiez bien et être obligé de vous faire connétable[2]. » Le fait est que, sauf le vicomte de Turenne que Louis XIV se réservait d’élever, par la suite, au grade suprême de maréchal-général, il était à ce moment peu de chefs d’armée qui fussent, autant que Castelnau, dignes de recevoir ce titre. Mais, de Corbie, en 1636, où son régiment se signala dans une manœuvre désespérée et qui sauva la France, à l’affaire des Dunes en 1658, point culminant de sa carrière, il y a, pour Castelnau, plus de vingt années de campagnes difficiles et, dans celles-ci, d’assauts furieux, de combats sans nombre.

En vérité, il y avait peu d’hommes qui souffrissent moins que lui le repos et la mollesse. L’action était pour lui une nécessité, et, cela était si certain que, dans une affaire, il ne se contentait pas de veiller à l’ensemble ; mais encore il mettait la main à tout, portait son initiative aux autres emplois et n’avait de cesse que le moindre détail ne fût prévu. Général comme Guébriant ou comme Turenne, Castelnau devenait, si la circonstance le commandait, ingénieur comme Vauban ou comme de Ville. Cela se passa de la sorte au siège de la Bassée dont il releva les fortifications, à celui de Furnes (1648) où, pour animer le zèle des soldats, il prit part lui-même aux travaux, « couchant dans la tranchée sur la terre mouillée[3] ; » enfin, devant Mouzon (1652) où, dit son biographe, Le Laboureur, « il joignit aux périls de sa charge les fatigues et les hasards du métier d’ingénieur parce qu’on en manquait. » Partout, et dans quelque situation que ce fut, les combattants et les travailleurs le voyaient toujours debout au milieu d’eux.

A Fribourg, Castelnau se tint si constamment en vue de l’ennemi qu’il ne semblait pas en être éloigné de la portée d’un pistolet ; au siège d’Arras (1654), il s’éloigna si peu des lignes que le cheval qu’il montait fut tué entre ses jambes. Devant la Capelle, à Valenciennes (1656), il n’y avait que lui et M. de Vauban pour témoigner du danger autant de mépris. A la Capelle, il ne se passait pas de jour où Castelnau ne s’exposât aux avant-postes. L’ennemi en profita plus d’une fois pour s’amuser à percer son chapeau ou pour envoyer, dans son justaucorps, une décharge qui en brûlait l’étoffe ou en roussissait les galons. Par ailleurs, et tandis que le combat se livrait en plaine, les mousquetaires, qu’ils fussent gris ou noirs, les chevau-légers et les dragons eussent été embarrassés de suivre à la charge un cavalier de son mérite. Au second siège de Mardick, il fit merveille à la tête du régiment de Picardie ; enfin, c’est lui, au combat des Dunes, placé à l’avant des escadrons de l’Altesse et du Grand Maître, qui défonça le carré des Impériaux.

La première bataille d’importance à laquelle le marquis de Castelnau prit part, auprès de Turenne et de Condé, fut à Fribourg-en-Brisgau, le 3 août 1644. Le général des ennemis était Mercy ; et ce général, depuis la mort de Wallenstein, de Spinola et de Gustave le roi de Suède, était bien, avec Gallas et Piccolomini, le plus redoutable de ceux qui eussent paru, dans la longue guerre de Trente Ans, du côté de l’étranger.

Aussitôt prévenu de la manière toute d’honneur dont le régiment Mazarin s’était comporté sous les ordres d’un tel chef, au cours de cette rencontre, le cardinal ne voulut pas différer plus longtemps d’exprimer au duc d’Enghien la satisfaction qu’il avait ressentie à l’endroit d’un homme qui défendait si bien ses couleurs. De Paris, à la date du 17 août 1644, il écrivait au Prince : « Je crois que le sieur de Castelnau sera bien aise de continuer à servir avec mon régiment ; dans l’assurance qu’il doit avoir que, dans la bonne opinion que vous avez de lui et de l’inclination que j’ai pour sa personne, je lui procurerai des avantages dont il aura sujet d’être content. »

Le principal de ces avantages est que M. de Castelnau fut, après Fribourg, élevé au grade de maréchal de camp ; mais, l’année suivante, après la bataille de Nordlingen, Son Eminence devait le nommer maréchal de bataille. C’étaient là de beaux titres et par lesquels Castelnau commençait de prétendre à ceux que de nouveaux succès allaient lui mériter : le grade si recherché de lieutenant-général et, la veille même de sa mort, au lendemain du combat des Dunes, cet autre grade, le plus élevé de tous en dignité et en faveur : celui de maréchal de France.

Le sieur de Beaulieu, parfait géographe et le meilleur artiste qui ait prêté son crayon, avant Martin et Van der Meulen, à la représentation des batailles si bien ordonnées et assez pompeuses du XVIIe siècle, a gravé la vue de Nordlingen tel que ce pays figure en Souabe, au Nord du Danube, un peu au-dessus d’Augsbourg. En cette planche, on peut voir Nordlingen avec ses bastions, redans, ponts-levis, fossés, toits coniques, églises, maisons, et aussi ses tours crénelées et bien bâties ; mais le sieur de Beaulieu, avec cette science de perspective admirable et ce secret de dresser des plans qui n’appartient qu’à lui, a tenu à représenter, en plus de la ville, toute l’étendue de pays et le village d’Allerheim notamment en perspective. Cette planche, avec ses mouvements de plaine, la disposition des cours d’eau, cultures et, çà et là, des bois et des moulins, n’est pas loin, aperçue en panorama, de ressembler à un échiquier ; mais c’est un échiquier sur lequel de terribles joueurs, au lieu de pièces de bois, eussent fait en sorte d’assembler à profusion les carrés de l’infanterie, la cavalerie selon les replis et vallonnements, enfin le canon sur les hauteurs. Une banderole, au-dessus du cadre, en développant sa guirlande, nous apprend que c’est là, sur ce grand théâtre, en Souabe et devant Nordlingen, qu’eut lieu « le troisiesme jour d’aoust 1645, la rencontre entre les armées du T. Chrestien Louis XIV, Roy de France et de Navarre, commandée par Mgr le duc d’Anguyen prince du sang, pair de France et l’Impériale et Bavaroise, commandée par les généraux Gleen et Mercy. »

Entre tant de batailles où prirent part, de l’un et l’autre côté, plusieurs grands capitaines, où s’affrontèrent les troupes les plus expérimentées et les plus braves de toute l’Europe, et dont le résultat favorable aux Français jeta chez l’ennemi tant de confusion, il en est peu, — sauf Rocroi sans doute, — qui aient été célébrées autant que Nordlingen.

L’abbé Raguenet, l’un des biographes de Turenne, veut que ce soit en « rompant, du premier effort, tous les escadrons ennemis qui étaient sur la montagne », en défaisant « l’infanterie qui y était aussi, en faisant prisonnier le général Gleen et en prenant le canon » que le vicomte de Turenne s’assura du triomphe de nos armes ; mais, Turenne, dans ses Mémoires, avec cette modération, cette modestie et cette noblesse qui n’appartiennent qu’aux héros véritables, a montré que c’était au duc d’Enghien, par le mouvement offensif que ce prince communiqua à tout l’ensemble, qu’était due la part la plus importante de cette victoire. Le fait est que Monsieur le Prince, avec cette jeunesse et cette ardeur qui donnaient tant de force à son génie, se jeta comme un lion dans cette mêlée. À cheval, noir de poudre, son bel habit en lambeaux, le panache au vent et l’épée au poing, il chargea avec tant de fougue et sa frénésie était si grande que M. de Mercy, en l’apercevant, ne put se tenir de s’écrier que « Dieu avait tourné la tête aux Français. » Le fait est qu’il l’avait tournée à Monsieur le Prince, mais, pour le bien de l’État ; et cela d’autant mieux, — tellement l’ennemi était puissant, bien retranché, surtout dans Allerheim, — qu’il n’y avait pas à différer, mais qu’il fallait vaincre ou mourir.

En cette extrémité, le marquis de Castelnau accomplit de véritables prodiges de valeur. Chastellux étant tombé, frappé par le canon bavarois, c’est à Castelnau que le duc d’Enghien fit appel pour prendre le commandement ; Monsieur le Prince savait que Castelnau, qui avait si bien suppléé Mauvilly à Fribourg, agirait de même, cette fois, au lieu et place de Chastellux. Cette attente fut si justifiée que M. de Castelnau prit de suite, de moitié avec Marsin, les dispositions les plus promptes pour attaquer Allerheim.

Il suivit de tout cela une si rude mêlée que le fameux Mercy, le plus grand général des Allemands, se trouva bientôt défait d’un coup de feu. Pour M. de Castelnau, jamais il ne s’était abandonné autant à son courage. » Deux chevaux tués sous lui, six coups de mousquet sur son corps ou dans ses armes » témoignent assez de la fureur avec laquelle il se jeta dans Allerheim. Il n’y avait pas d’endroit dans la bataille où, selon Turenne, « le combat fût plus opiniâtre. » Celui-ci devint si meurtrier et les pertes qui en résultèrent furent si terribles qu’Impériaux et Français en éprouvèrent à peu près autant de dommage.

Du côté des premiers, Mercy tomba, de l’autre Bellenave. Les Allemands eurent Gleen prisonnier, les Français Grammont. Pour M. de Castelnau, exposé au premier rang, une horrible blessure se trouva être le prix de son courage. Une balle de mousquet, ayant pénétré dans l’aine droite, lui avait percé la vessie puis était ressortie par le haut de la cuisse gauche. En cet état, il souffrit mille morts ; mais cette bataille, la plus hasardeuse et, Bossuet l’a dit, la plus disputée qui fut jamais, s’acheva si bien à l’avantage des Français que M. de Castelnau, encore que les chirurgiens désespérassent de le sauver, trouva, tant il avait de grandeur d’âme, assez de force encore pour faire taire sa douleur.

Emus de ce spectacle et de l’exemple d’abnégation que le blessé offrait à toute l’armée, le vicomte de Turenne et le duc d’Enghien résolurent de ne pas se séparer de lui et de l’emmener avec eux à Philippsbourg. Installé sur un brancard, précédé du drapeau blanc que le Roi lui avait donné, M. de Castelnau, porté par les soldats du régiment Mazarin, quitta le lendemain Allerheim, passa devant Nordlingen où les troupes le virent. A peine parut-il sur le front de bandière que ceux des officiers qui le reconnurent, enlevant leurs chapeaux, saluèrent d’un geste large ; en son honneur, les fifres jouèrent, les tambours battirent ; les cornettes de cavalerie, à mesure qu’il passait en vue des escadrons, inclinèrent les étendards.


III. — LOYALISME, INTRÉPIDITÉ, GRANDEUR D’AME ET VALEUR DU VAINQUEUR DES DUNES

Dans l’Oraison funèbre que Fléchier consacra, plus tard, à la mémoire de Turenne et que Mme de Sévigné trouvait si belle qu’il n’y avait rien, dans ce genre, qu’elle plaçât au-dessus, le futur évêque a dit, avec beaucoup de bon sens, que ces vertus de son rang, ces qualités de son état dont était doué le vainqueur du Rhin, suffisaient à faire de Turenne un héros accompli ; « si, dit-il, son portrait était moins beau, je produirais ceux de ses ancêtres. »

Le mérite de tels hommes, si supérieurs, réside en effet dans leurs actions particulières bien plus que dans toutes celles qu’on pourrait montrer de leurs aïeux. Ceux de M. de Castelnau, à l’égal de ceux de Turenne, sont d’allure fière et de beau maintien. Et d’abord, au-dessus des autres, il y a l’aïeul paternel du maréchal, Michel de Castelnau. L’historien Le Laboureur a relaté les précieux services que ce sagace et adroit diplomate a rendus à son pays au XVIe siècle ; et, dans une dédicace à Jacques de Castelnau, il a pu écrire, en établissant un rapprochement entre le grand-père et le petit-fils, qu’à « l’honneur de tant d’ambassades, » feu le gouverneur de Saint-Dizier joignit encore « la gloire de s’être trouvé aux principales batailles de son temps telles que furent celles de Dreux, de Jarnac et de Moncontour ; » mais, ajoute-t-il presque aussitôt, en s’adressant au descendant d’un si grand homme, « il vous a laissé, pour votre partage, le haut éclat des emplois militaires. »

C’est justement parce qu’il brilla dans ces emplois et s’éleva, parmi eux, au rang suprême, que nous n’essaierons de retracer ce portrait d’un soldat qu’au moyen de ces contours pleins de relief et de ces lignes vivantes dont il semble que la nature se soit plu à composer ce martial et profond visage. Il faut dire qu’à cela l’artiste rémois Robert Nanteuil, qui prêta son burin à la représentation de tant de figures de son temps, réussit à la perfection. C’est en effet à ce savant maître que nous devons le portrait de Jacques, marquis de Castelnau, maréchal de France, lieutenant-général des armées du Roi en Flandre, gouverneur de Brest, nommé à l’ordre du Saint-Esprit, tel qu’il figure en tête du grand ouvrage de Le Laboureur. Certes, dans un autre genre (puisqu’il s’agit d’un portrait écrit ! ) le portrait de Turenne, tracé par Bussy-Rabutin et que Sainte-Beuve trouve « l’un des plus expressifs et des plus parlants, » offre bien de l’accent et de la vigueur ; mais ce portrait de Castelnau, gravé par Nanteuil, est, dans un art tout différent, non moins admirable.

Le maréchal est, dans ce portrait achevé, représenté de trois quarts ; son col, en toile de Hollande, rappelle celui que Franz Hals, dans le chef-d’œuvre du Louvre, a prêté à Descartes ; une écharpe, jetée à plis amples, enveloppe l’épaule, recouvre à moitié la croix de l’ordre du Saint-Esprit et redescend sur l’armure. Pour la physionomie, encadrée d’une chevelure bouclée à la mode du XVIIe siècle, elle est fine, spirituelle, bienveillante. Le nez long, la bouche bien modelée ne sont pas sans malice ; le front est ample, le menton rond, les plis des joues longs et réguliers. Les yeux sont animés, vivants ; le regard en est franc, direct, et, par sa résolution et sa puissance. trahit une âme forte, active, capable d’élan et de volonté. « Il était, a dit Pilet de la Mesnardière (Relations de guerre), en parlant de Castelnau, homme de grande mine, de grande ambition et de grand cœur. » Le fait est que, dans ce portrait gravé au mieux par Nanteuil, il apparaît tel que nous aimons à nous figurer un homme de sa condition. En vérité, ni Rigaud ni Mignard, dans leurs plus grands cadres, n’eussent représenté Castelnau plus vivant, ni mieux.

Le maréchal, ainsi qu’il a été dit de Villars, était-il surtout un beau zèle et une fortune ? Était-il comme Turenne un caractère ou, comme Fabert, unissait-il aux talents de l’homme de guerre les vertus de l’homme de bien ? Ce sont là autant de traits de sa nature qu’on aimerait connaître. Pour le zèle, il est peu de personnages qui, dans le temps où l’erreur de la Fronde avait atteint les mœurs et troublé la nation, en fissent montre de plus scrupuleux… Tandis qu’on voyait les plus grands faiblir, et Turenne et Condé eux-mêmes se laisser gagner à la rébellion, il fut, lui, toujours loyal, et c’est ce dont Mazarin lui sut un gré particulier. Jamais et dans aucun cas l’attachement de Castelnau à la cause du Roi ne souffrit d’atteinte ; et, comme la cause du Roi se confondait étroitement, dans ce temps-là, avec celle de l’État, on peut dire, du lieutenant-général, qu’il est peu de modèles, dans une époque troublée, d’une fidélité demeurée en dépit de l’exemple, aussi inflexible.

La carrière militaire du marquis de Castelnau est toute d’honneur ; mais, s’il était besoin de caution pour en montrer l’élévation et la droiture, nous pourrions produire la plus haute de toutes : celle du Roi. En quelque circonstance que ce fût, le monarque ne laissa jamais d’exprimer sa satisfaction d’une conduite acquise si totalement au bien de la France. Cette marque de confiance éclatait si bien et à tout propos que, quelque difficulté que Castelnau vint à rencontrer dans le service, Louis XIV n’intervenait jamais que pour la trancher en sa faveur. Cela se vit bien au siège de Mouzon, survenu en 1653 peu de temps avant celui de Sainte-Menehould. Le sieur de Vautourneux, commandant les dix compagnies du régiment des gardes françaises, ayant été envoyé devant la place, M. de Castelnau, lieutenant-général, lui avait donné des ordres ; et le duc d’York, dans ses Mémoires, rapporte que Vautourneux, soit aigreur, soit suffisance, soit parce qu’il appartenait à la maison du Roi, refusa de se rendre à ceux-ci. En vain M. de Turenne lui-même s’efforça-t-il de représenter au commandant des gardes françaises les inconvénients d’une indiscipline qui pouvait devenir funeste pour l’armée ; cet officier ne put se déterminer à obéir. C’est alors que M. de Turenne, n’osant se risquer à frapper un homme qui relevait du Roi seul, adressa un courrier à Paris pour informer Louis XIV. Selon le duc d’York, celui-ci n’hésita pas à prendre le parti de Castelnau. « Il adressa par retour, aux gardes françaises, l’ordre d’obéir au lieutenant-général et cet ordre arriva assez à temps pour que Vautourneux, montant de la tranchée une seconde fois, se trouvât soumis à l’autorité de M. de Castelnau. »

Cette autorité, cette rigueur dans le commandement était l’un des mérites principaux que le futur maréchal faisait éclater parmi tant d’autres. Il est vrai de dire que cet officier n’obtenait la subordination de ses lieutenants que par l’exemple que lui-même avait, durant toute sa vie, donné de cette subordination à des capitaines plus éprouvés ou plus anciens. Non seulement sous Monsieur le Prince à Fribourg et à Nordlingen, sous Turenne dans les Flandres, mais encore sous Guébriant durant la guerre d’Allemagne, sous La Meilleraye pendant celle de Guyenne, il témoigna de l’obéissance la plus scrupuleuse ; mais encore, il fit voir, tantôt sous l’Hospital, tantôt sous du Plessis ou sous Rantzau, que cette obéissance, bien entendue, n’est pas inconciliable avec une hardiesse pleine d’intelligence, un jugement personnel éclairé et cette sorte de vaillance à laquelle tout cède parce que rien ne peut lui faire obstacle.

Le futur duc de la Rochefoucauld, encore prince de Marsillac, avait vu M. de Castelnau, en 1646, combattre devant Mardick et se porter avec tant d’intrépidité à l’endroit le plus dangereux que c’est sans doute à lui, autant qu’à l’Achille d’Homère ou au Roland de l’Arioste qu’il a pensé longtemps après, en écrivant sur cette vertu des héros. C’est, dit en effet le moraliste des Maximes, par l’intrépidité que « les héros se maintiennent en un état paisible et conservent l’usage libre de leur raison dans les accidents les plus surprenants ou les plus terribles. »

La condition de l’intrépidité n’est pas dans le feu seul de l’âme ; mais encore, ce qu’exige cette vertu, c’est un calme supérieur, un jugement prompt à démêler le faible et le fort de l’ennemi, enfin, partout dans la guerre, une adroite disposition à profiter du moindre retard dans sa manœuvre, du plus petit relâchement dans sa conduite. Une sentinelle en défaut, une brèche mal gardée et qu’on attaque, une escalade tentée au prix de la vie, une charge désespérée menée en pleine bataille et que l’audace même fait réussir, voilà quelques-uns des moyens auxquels ce capitaine réfléchi, qui ne cessa jamais d’être un soldat entreprenant, avait recours le plus volontiers. « Si vous avez la hardiesse de voir ce qu’il fait, déclare le P. Cherpignon en nous le représentant au siège du Câlelet, en 1637, vous verrez qu’il enlève la pique d’un Espagnol qui défendait la place. »

Devant Fumes, plus tard, il fait mieux encore. Trahi par un fantassin allemand de l’armée de Rantzau, il va tomber dans un piège ; mais, il paye si bien d’audace et se fait voir si terrible, qu’il évite le mouvement d’une quarantaine de cavaliers venus pour se saisir de lui, les poursuit à cheval, se heurte à un millier d’autres ; puis, là, il se replie en bon ordre, et la crainte qu’il inspire est encore si grande qu’il trouve le moyen de faire des prisonniers. De toutes ces actions d’un caractère si intrépide, la plus fameuse demeure toutefois celle qu’il accomplit au siège de Cambrai. Là, sa vaillance avait failli le perdre ; et, par le fait qu’il avait eu un cheval tué sous lui, il avait été saisi comme il tombait et emmené dans la citadelle.

C’est dans cet épisode, si dangereux autant que si honorable pour lui, qu’il fit voir ce que peut une grande âme décidée à ne pas se laisser abattre. Au lieu de se livrer, comme tant d’autres l’eussent fait à sa place, à un désespoir sans raison, lui veilla au contraire jusqu’à ce que les circonstances lui eussent permis de se rendre la fortune plus favorable. Dans ce dessein, il n’eut de cesse de se tenir toujours le plus près possible des remparts ; enfin, il chercha à s’évader ; mais, les bastions de Cambrai étaient si élevés, la contrescarpe qu’il eut à franchir si effrayante, qu’il faillit plus de vingt fois se rompre le cou. Enfin, malgré des difficultés auxquelles se fussent arrêtés de moins entreprenants et bien qu’il fût meurtri et déchiré de corps et d’habits, il réussit à gagner le Câteau. « De là, ajoute Le Laboureur, il se rendit à la Cour, et le cardinal de Richelieu entendit avec tant de plaisir le récit de sa liberté qu’il le voulut avoir par écrit avec le détail de ce qu’il avait observé de l’état de Cambrai. »

L’une des marques de l’intrépidité, de « cette force extraordinaire de l’âme » dont a parlé La Rochefoucauld à propos des héros, ne se manifeste pas tant par le mépris du danger que par celui de la souffrance ; et nous avons vu, par le coup terrible dont M. de Castelnau fut atteint au combat d’Allerheim, la fermeté sublime avec laquelle le commandant du régiment Mazarin supportait les plus vives et cruelles douleurs. Au reste, dans tout le cours de ces guerres qui ensanglantèrent l’Europe jusqu’aux traités de Westphalie, M. de Castelnau, de tous les grands capitaines qui s’illustrèrent alors, fut, avec le célèbre maréchal Rantzau, celui qui compta le plus de blessures.

Une première fois, en 1639, au siège de Hesdin, il reçut une mousquetade qui lui cassa l’os de la jambe. En 1644, devant Fribourg, il eut le bras percé, toujours d’une balle de mousquet. Aux sièges de Mardick, en 1646, d’Arras, en 1654, il fut atteint en plusieurs endroits du corps ; mais la blessure qui lui causa le plus de dommage fut celle vraiment horrible qu’il reçut à Nordlingen, en 1645, et dont son panégyriste, le P. Cherpignon, a dit que, dans l’excès de fureur auquel était parvenu le combat, elle « rendit la victoire douteuse en rendant sa vie incertaine. » Cependant, cette blessure même, si sanglante qu’elle fut et bien qu’elle mît sa vie en danger, n’était pas, à beaucoup près, si grave que celle dont il fut atteint, treize années plus tard, à l’attaque du fort Léon, devant les Dunes. La balle de mousquet entra cette fois fort avant dans le côté gauche, au défaut des côtes ; mais, au lieu de ressortir, s’en alla loger dans l’échine. L’empêchement dans lequel on se trouva de l’extraire devait amener une issue fatale ; mais, dans l’instant même où le coup vint à le frapper, M. de Castelnau se raidit avec tant de vigueur qu’il trouva encore, tout sanglant qu’il fût, assez de force pour se tenir à cheval. En cette extrémité, il gagna Mardick, toujours au galop ; sa contenance était si ferme que les officiers de cette place qui l’aperçurent d’abord, à ne considérer que son visage, crurent qu’il était en bonne santé et ne se présentait à eux que pour se réjouir d’un succès qui ajoutait encore à ceux de la journée.

Une telle sublimité dans le courage, une fermeté si exceptionnelle dans la douleur, ajoutaient, chez M. de Castelnau, dans une circonstance aussi pénible, à l’élévation et à la beauté de l’âme, à la grandeur d’un caractère déjà trempé dans l’épreuve. Le Roi, des premiers, dès qu’il connut le détail de cet événement si honorable pour son lieutenant-général, fut jeté dans un état de consternation indicible. Malade lui-même, il ne put se rendre aussitôt au chevet du blessé ; mais, il y envoya le cardinal Mazarin et, comme il était dans une affliction infinie de tout ce qui était survenu, il s’écria à plusieurs reprises et d’un ton altéré, en répétant le nom de Castelnau : « Que voulait-il faire ? N’avait-il pas assez de gloire ? » Aussi voulut-il que, sur les lettres d’élévation au maréchalat que, peu de jours après, il signa en faveur de ce grand capitaine, il fût fait mention « des marques très honorables des blessures » que Castelnau portait en de nombreux endroits du corps. Jadis Henri IV, dont Louis XIV était le digne descendant, n’avait pas témoigné de plus d’empressement auprès de M. de Batz. Apprenant le coup fatal dont ce gentilhomme avait été navré à Coutras, il avait exprimé son désespoir en écrivant au blessé la lettre si belle commençant par ces mots : « Votre blessure de Coutras me fait véritablement plaie au cœur. » Et c’était, cette fois, un chagrin aussi extrême, une douleur aussi poignante dont se trouvait témoigner le jeune Roi, à la nouvelle de la blessure de M. de Castelnau.

Après Nordlingen, cette terrible et chaude affaire où le lieutenant-général manqua périr, Son Eminence exigea qu’on la tînt au courant, chaque jour et jusqu’à guérison des suites d’une blessure qui ne laissait pas de mettre en danger des jours si précieux. Tantôt c’est à Turenne que Mazarin, de Paris, mande de lui envoyer des nouvelles du « pauvre Castelnau. » A Monsieur le Prince, il écrit d’autre part, après Nordlingen, en s’exprimant avec le même cœur : « Je remets cela et plusieurs autres choses à ce que M. Le Tellier vous en écrit par le même, vous suppliant de considérer M. le marquis de Castelnau qui commande mon régiment d’infanterie française dans les occasions qui pourraient se présenter pour l’avancer. Je me persuade que vous vous porterez à l’obliger par la considération que je l’estime et l’affectionne. »

Cette estime et cette affection ; Son Eminence en prodigua toujours et jusqu’à la fin au marquis de Castelnau les marques les plus sensibles ; et cela, non seulement par des grades, faveurs méritées comme être du Saint-Esprit, mais encore par des charges et bénéfices auxquels il entendit qu’il participât comme il était juste. Ainsi, après les sièges si favorables que le lieutenant-général avait entrepris et menés à bien dans le Nord, notamment à Mardick, Béthune, Armentières et Landrecies, Son Eminence voulut que cet officier reçût le gouvernement de la Bassée ; mais cette récompense ne lui paraissant pas encore assez digne des services que Castelnau avait rendus à l’armée, le cardinal exigea qu’un poste plus important échût à ce brave des braves. Et, de même que, dans une circonstance aussi fameuse, le cardinal de Richelieu n’avait pas hésité à nommer Fabert gouverneur de Sedan, Mazarin ordonna que Castelnau fut nommé au gouvernement de Brest.

Tant de témoignages de considération, des distinctions aussi flatteuses n’eussent pas manqué d’éveiller, dans un cœur moins ferme, un monde d’ambitions ; mais, en M. de Castelnau, le caractère était si bien à la hauteur des talents qu’aucun succès, aucun triomphe et la gloire même n’étaient capables d’altérer l’éclat du mérite. En vérité, Castelnau, grand capitaine, était en cela de la nature de Turenne. Il était vertueux, « non, ainsi qu’a dit Fléchier, pour l’honneur, mais pour la justice qu’il y a de l’être. »Son portrait, à ce point de vue, ne serait pas achevé, si l’on ne venait dire à quel point ses mérites personnels aidaient à rehausser encore toutes ces belles qualités militaires.

Homme de grand sens, il avait de l’esprit autant qu’il en faut pour le commerce du monde : sa gaieté bienveillante adoucissait en cela ce que son courage eût présenté de trop hautain. Sa conversation était sobre, naturelle et même enjouée ; sa plaisanterie, sans être tout à fait « de bonne et grosse étoffe[4] » comme celle de Vauban, retenait par tout ce qu’on y découvrait de judicieux. Enfin, en un temps où la sociabilité était l’apanage des familles nobles, surtout de celles dont la souche robuste était dans la province, le marquis de Castelnau ne faillit jamais à l’observation de ses devoirs d’époux et de père.

En 1640, l’année du siège d’Aire, et celle où il porta secours en Allemagne à M. de Guébriant, il avait contracté mariage avec demoiselle Mario de Girard, fille de Pierre de Girard, seigneur de l’Espinay et de la Buzardière, conseiller et maître d’hôtel ordinaire du Roi et son gouverneur de la ville de Saint-Denis. De cette union était né, outre deux filles Marie-Magdeleine et Mario-Charlotte, un garçon nommé Michel comme son ancêtre et qui, comme celui-ci et comme son père, devint habile aux armes, soldat adroit et de rude trempe. Ainsi que son père et ses oncles, Michel de Castelnau devait, plus tard, finir en héros. Nommé mestre de camp d’un régiment de cavalerie, il reçut, en 1672, quatorze ans après la mort du lieutenant-général et durant la guerre du Hollande, une blessure si grave qu’il n’eut que le temps de se faire porter à Utrecht, en plein hiver, pour y expirer. Ce Michel, de son côté, laissa veuve avec trois filles Louise-Marie Foucault de Daugnon, qui était vraiment douce et charmante et que Mme de Sévigné proclame « blanche et fraîche femme » autant que jolie (Lettre du 5 janvier 1674). Une telle postérité était, de tous points, bien digne du garçon entreprenant, fier et brave que nous vîmes jadis, de sa terre tourangelle, venir à Paris, à dos, comme Bayard, d’un « bas petit roussin » et qui, comme Bayard, ne cessa jamais d’être, durant sa vie, sans peur et sans reproche.


IV. — JACQUES DE CASTELNAU, LIEUTENANT DE TURENNE EN FLANDRE. SON ACTION AUX DUNES DE DUNKERQUE ET AU FORT LÉON

Si l’on voulait donner à de telles biographies le lourdes contes et faire en sorte que Perrault s’y mêlât à Plutarque, il faudrait demander aux Mémoires de Grammont un peu de cet accent à la fois martial et tendre avec lequel Hamilton nous parle des guerres. « En ce temps-là, dit en effet cet auteur, comme s’il allait nous narrer la Belle au Bois, de grands hommes commandaient de petites armées, et ces armées faisaient de grandes choses. » Ces grandes choses (nous l’avons vu au cours de ces pages), c’était la France victorieuse sur la Somme, puissante en Flandre et sur le Rhin : c’étaient aussi des actions hardies et fortes comme places conquises et batailles gagnées : Corbie, Fribourg ou Nordlingen.

Cette action de Nordlingen a été vantée par Bossuet dans son Oraison de Louis II de Bourbon et Corneille, dans l’avertissement de Rodogune adressé au même prince, en a parlé. « Thionville, Philippsbourg et Nordlingen, écrit d’un cœur ardent le poète du Cid, étaient des lieux funestes pour la France… Et ces mêmes lieux, dont le souvenir lui arrachait des soupirs, et des gémissements, sont devenus les éclatantes marques de sa nouvelle félicité, les dignes occasions de ses feux de joie et les glorieux sujets des actions de grâces qu’elles a rendues au ciel. » Dans le cours de vies fécondes, autant que le sont celles d’un Condé, d’un Turenne ou d’un Castelnau, d’un développement à la fois si plein et si harmonieux, il y a bien en effet quelque chose de grave, de sublime, et, pour tout dire, de cornélien. Cela n’est pas vrai seulement au figuré, mais s’affirme encore dans cette sorte de ressemblance qu’un même temps établit entre les hommes. Ainsi, en 1636, tandis que Corneille écrit le Cid, Castelnau se fait remarquer à Corbie ; en 1645, l’année de Rodogune, il se signale à Nordlingen avec éclat ; et, dès 1652, l’année où le poète de Rouen fait jouer Nicomède, on voit Castelnau triompher à Mouzon.

Ainsi, de même que celle du poète, la carrière du soldat est chargée d’œuvres ; et ces œuvres ce sont, au lieu de tragédies acclamées, des lauriers conquis, des prises et assauts de villes, levées de sièges, secours portés aux places, combats livrés et gagnés un peu partout. Tant d’actions, espacées sur plus de vingt ans de campagnes à nos frontières, exigeraient, si l’on voulait en faire le compte exact, un long récit. Mais, comme Saint-Evremond l’a écrit de Turenne avec vérité, un pareil détail de ces services en « rendrait le caractère languissant. » Et, ce n’est, à proprement parler, qu’à l’aide de grands faits comme Nordlingen ou les Dunes, représentatifs de sa valeur, que nous nous proposons de montrer Castelnau.

Par une singularité dont la cause est dans la disposition du terrain même, le contour des rivages, la ligne des eaux, surtout l’étendue des plaines si fertiles, coupées de canaux, de marais, dominées de moulins à grandes ailes et de beffrois, la région du Nord, de nos jours comme jadis, fut toujours le champ clos des nations, le pré carré disait Vauban. Et, sur ce pré carré, permettant en de grands espaces, ainsi que dans les œuvres de Van der Meulen, le déploiement de l’infanterie aux uniformes bleus et blancs, le galop des hussards, chevau-légers, dragons, mousquetaires et gendarmes rouges, enfin l’évolution du canon et des bagages, les rencontres entre Français, Anglais, Impériaux, Espagnols, Flamands, se heurtèrent toujours en de rudes assauts, charges furieuses, combats de l’épée ou du mousquet.

Pas plus que, Turenne, Condé, surtout Vauban, Jacques, marquis de Castelnau n’échappa à cette sorte de domination que ce grand terrain des guerres (et, plus particulièrement la Picardie, l’Artois, la Flandre) exerça toujours sur les capitaines du temps de Louis XIV. La longue suite de ses exploits avait commencé devant Corbie, en plein sol picard ; mais, c’était, après s’être poursuivie devant le Cateau, Béthune, Arras, Condé, Saint-Omer, Valenciennes, Furnes, Mouzon, Cambrai, le Câtelet, Hesdin, la Bassée, Guise, Aire, où, comme jadis Bayard, il tint carrousel, pour venir s’achever « près la mer germanique, » aux Dunes de Dunkerque.

« Dunkerque, explique l’abbé Raguenet, dans son Histoire du vicomte de Turenne, est située au milieu de ces collines de sable blanc qui s’élèvent au bord de la mer germanique, depuis Calais jusqu’à l’Ecluse et qu’on appelle Dunes. Du côté du Midi, elle est entourée de canaux et de marais : les dunes sont également à son levant et à son couchant. » Autant dire que ce ne sont, partout, autour des remparts, que monticules, bancs et redoutes de sable. « La mer, que la ville a au Nord, et qui vient battre jusqu’au pied de ces dunes dans son flux, laisse à sec par son reflux (ajoute l’abbé Raguenet) un espace de grève d’environ cinq cents pas, qui demeure découvert pendant la basse marée et qu’on appelle lestrang. »

A peine le gouverneur espagnol, le marquis de Lode, se fut-il enfermé dans Dunkerque que cette place, investie par les armées que le vicomte de Turenne avait fait avancer malgré l’inondation, ne disposa plus, pour communiquer avec l’extérieur, que de ce passage de lestrang allant, en bordure de la mer, de Nieuport, du côté du levant, à Gravelines, du côté du couchant. Mais, le vicomte de Turenne ne voulut même pas laisser ce chemin à ses ennemis. Tant dans la direction de Gravelines que dans celle de Nieuport, il fit enfoncer de gros pieux profondément dans le sable ; ces pieux, que les pionniers relièrent entre eux au moyen de chaînes de fer doublement entrelacées, constituèrent deux estacades contre lesquelles plusieurs barques et chaloupes armées furent échouées à dessein ; en même temps, indique, dans sa Relation du siège de Dunkerque, l’historien Pilet de la Mesnardière, « il y avait plus de cent vaisseaux, parmi lesquels des frégates et beaucoup de brûlots, assurant le blocus du côté de la mer. « Il n’était pas possible, dans ces conditions, que la garnison résistât au-delà d’un certain temps.

Le jeune Roi et la Reine sa mère ayant tenu à assister en personne au début de l’attaque contre la place, Castelnau, capitaine-général, reçut l’ordre, après avoir pris à Calais dix compagnies des gardes françaises, de se rabattre ensuite sur Dunkerque par Ardres et Bourbourg. Pendant que cette manœuvre s’accomplissait, le vicomte de Turenne, en dépit de l’inondation de la Moër et du débordement de la Colme, résolut d’aller passer cette rivière à Bergues-Saint-Vinox. Sa jonction avec Castelnau devait s’effectuer devant Dunkerque. A peine ce mouvement fut-il exécuté, que les contingents anglais de milord Lockart et du major-général Thomas Morgan, en venant se joindre à ceux dont disposait le capitaine-général, portèrent à près de six mille hommes, tant d’infanterie que de cavalerie, les forces dont Castelnau avait reçu le commandement.

De son côté, Guillaume de Lede, que le général Hardy de Périni appelle, non sans raison, « un vieux capitaine flamand expérimenté et brave, » ne disposait, pour sa défense, que de deux mille hommes de pied et de huit cents cavaliers ; mais la situation des forts et surtout l’état détrempé du terrain rendaient, sur tout le front d’attaque, l’avance des alliés français et anglais extrêmement pénible. Le vicomte de Turenne n’en fît pas moins, au bout de peu de jours, ouvrir la tranchée par les gardes françaises ; mais le canon ennemi, habilement dirigé, venait bouleverser les travaux au point que le maréchal de Créqui et le comte de Soissons avaient bien de la peine à y maintenir les travailleurs. Pour les marquis d’Humières et de Castelnau, descendus dans la tranchée, ils eurent le comte de Guiche blessé à côté d’eux. Et, ce qui vint ajouter aux embarras du siège est que don Juan d’Autriche et Monsieur le Prince, que la cabale une fois de plus avait amené à combattre contre son Roi, entreprirent, au moyen d’une armée considérable qu’ils levèrent dans les Flandres, de se porter au secours de Dunkerque.

Roger de Rabutin comte de Bussy prétend, dans ses Mémoires, que Son Eminence le cardinal Mazarin envoya à ce moment Talon, son intendant, à M. de Turenne, pour presser celui-ci d’attaquer et que « le maréchal fut bien aise que la résolution qu’il avait prise fût autorisée par le sentiment du cardinal. » La vérité est que cette résolution, en dehors de tout accord avec le ministre, avait été si bien arrêtée par M. de Turenne, de concert avec milord Lockart, parent de Cromwell, et les marquis de Créqui et de Castelnau, qu’il n’y avait plus rien qui pût faire obstacle à l’offensive que le maréchal avait décidé de prendre contre Monsieur le Prince et don Juan d’Autriche. A l’effet de prévenir tout mouvement de l’ennemi, Turenne fit travailler aux retranchements des Dunes une partie de la nuit, dressa lui-même le plan de bataille et ne s’endormit sur le sable, enveloppé de son manteau, qu’après s’être assuré de la sûreté du bagage et de l’ordre des troupes.

A peine le jour se fut-il levé, au matin du 14 juin, et le vicomte de Turenne, monté sur son cheval pie, on justaucorps de velours noir et le bâton en main, eut-il donné le signal que, sur tout le front de bandiere, « depuis le flot de la mer jusque dans cette prairie qui joint le canal de Furnes, » on aperçut l’armée des Français et des Anglais qui se mettait en marche. Celle-ci était extrêmement ralentie par l’effet du sable ; et l’on peut dire qu’il y avait bien de l’audace à M. de Turenne d’avoir choisi, pour attaquer, un terrain aussi mouvant.

Les Dunes, en cet endroit, forment des mamelons et des ravins si cahotés que les bataillons et les escadrons s’y trouvaient élevés ou abaissés suivant les dispositions de terrain les plus opposées les unes aux autres. Les formations de bataille s’en trouvaient contrariées dans plus d’un point ; mais les officiers veillaient si bien à leur alignement que, malgré la difficulté du sol, elles se maintenaient régulières et dans un ordre si admirable « qu’elles paraissaient avoir été tirées au cordeau. » Cette régularité et cette discipline étaient nécessaires, si l’on voulait que l’aile droite, commandée par le marquis de Créqui et l’aile gauche, commandée par le marquis de Castelnau, tous deux lieutenants-généraux, ne vinssent pas à se rompre dans les Dunes.

Le vicomte de Turenne, général de bataille, se tenait donc au centre pour maintenir l’une et l’autre ailes sur celle ligne qui partait de la mer pour joindre le canal de Furnes. A cet effet, l’armée ne mit pas moins de trois heures pour parcourir la demi-lieue qui devait l’amener en vue de l’ennemi ; mais, quelque soin que prit M. de Turenne de maintenir cette ligne parfaite et comme rigide, le terrain mobile et glissant ne permit pas partout la même avance.

Encore que Bussy, à la tête du régiment de Grammont et de Royal-cavaleris, eût rompu à peu près l’infanterie de Monsieur le Prince, ce dernier, par la manœuvre la plus hardie qui fût, donna à son adversaire une réplique si vive que M. de Créqui, qui commandait l’aile droite, ne put tenir avec assez de fermeté pour briser la riposte ; ses premiers rangs fléchirent ; et, sans M. de Turenne, qui observait du haut des dunes et rétablit l’ordre en faisant intervenir, une fois de plus, les escadrons de Bussy, M. de Créqui était tourné, Condé passait au travers des rangs et se jetait bride abattue au-devant de Dunkerque auquel il portait secours. Les Suisses et les gardes françaises, soutenus par le canon que le sieur de Saint-Hilaire fit donner à propos, prêtèrent heureusement main-forte à Bussy. Il n’en fallut pas plus pour que la fortune se mit enfin du côté des Français.

Condé, défait, sa monture abattue, faillit bien être pris ; et ce n’est que grâce au dévouement de Meille, l’un de ses gentilshommes, qui se fit tuer pour lui, et de Groussoles, qui lui prêta son cheval, qu’il put échapper, l’épée au poing, et gagner Furnes. Un tel succès et sur un si grand prince témoigna, une fois de plus, de tout ce que la capacité, la fermeté et le solide jugement de M. de Turenne pouvaient tirer des circonstances les plus difficiles ; mais, cet illustre guerrier, en attribuant « généreusement à Castelnau le principal honneur[5] » de cette victoire témoigna assez hautement que celle-ci n’avait été rendue possible à l’aile droite que par la contenance vigoureuse avec laquelle le lieutenant-général s’était maintenu à l’aile gauche. Traquant, culbutant et poussant don Juan, non seulement en coupant sa retraite sur Lestrang, du côté de la mer, mais en chargeant de sa personne, à la tête des escadrons de l’Altesse et du Grand Maître, Castelnau avait mis les plus fières troupes d’Espagne, et les hidalgos au premier rang venus avec don Juan et Caracena, dans l’obligation de reculer, et cela dans le désordre le plus grand qu’on pût voir.

« Le marquis de Castelnau, dit à ce propos le compte rendu de la Gazette de France, mena son aile avec beaucoup de conduite et de courage. » La vérité est que le lieutenant-général avait d’abord pensé attaquer de front les Espagnols ; ce n’est que quand il se fut aperçu que ceux-ci n’étaient pas couverts du côté de Lestrang qu’il obliqua dans celle direction, « changeant, dit Pilet de la Mesnardière, son ordre de bataille sur-le-champ. » « L’action de Castelnau, ajoute le même auteur de la Relation, fut remarquable dans la manière dont il disposa le combat de son côté. » Le fait est qu’il n’y avait que M. de Turenne et lui qui fussent aussi habiles à se saisir des circonstances pour les tourner à leur avantage.

Don Juan ne tarda pas d’éprouver tout le poids de cette manœuvre. Tandis que Castelnau le faisait attaquer sur Lestrang par les escadrons lorrains avec Ligniville, lui-même prenait le commandement des habits rouges qui sont les Anglais, les portait à la hauteur de la dune, tandis que quelques mousquetaires bien choisis appelés enfants perdus, qu’il disposa en rabatteurs, manœuvraient dans les intervalles. Les Anglais, pour leur part, heureux d’être menés si dextrement, par un chef si adroit et vaillant, ne laissaient pas de l’acclamer, jetant leurs chapeaux en l’air tandis qu’ils chargeaient, ainsi qu’ils ont accoutumé de faire à leurs princes, et, nous dit Le Laboureur, criant : « Bataille et Castelnau ! Bataille et Castelnau ! » avec une merveilleuse disposition.

L’un des principes de Puységur, qui en posa d’admirables en ce qui regarde la conduite de l’infanterie dans le combat, est que la décharge des fusils « fait tomber beaucoup de monde quand elle est faite à propos, de près et par des gens fermes. » C’est bien ce qui se produisit en effet au moment où les enfants perdus et les habits rouges, se trouvant à portée des Espagnols et des Croates, ouvrirent sur ceux-ci un feu roulant de mousqueterie si meurtrier que toutes les lignes refluèrent dans les sables, les chevaux empêtrés de leurs cavaliers, les reîtres de don Juan et Caracena décimés, fauchés et tellement malmenés et déconfits qu’il n’était plus possible, dès lors, à ces deux généraux, de se porter au secours de Condé, lui-même aux prises avec Turenne.

La nouvelle de ce succès de Castelnau se répandit si rapidement d’une extrémité à l’autre des Dunes que ce fut bientôt comme un coup de plus porté à Monsieur le Prince. « Il passa à ce moment devant moi, écrit Bussy dans ses Mémoires, un homme à cheval assez bien fait, venant de la gauche, qui dit tout haut que Castelnau avait battu les ennemis à son aile. » Mais, ce que cet homme ne dit pas à Bussy, sans doute parce qu’il ignorait encore cette phase du combat, c’est que les cavaliers des escadrons de l’Altesse et du Grand Maître n’en étaient pas revenus encore de surprise à voir Castelnau au milieu d’eux, la soubreveste ouverte, le chapeau au vent, l’arme au poing et si noir de poudre qu’on n’eût jamais dit que c’était là un lieutenant-général. En ce moment, les mousquetades arrivaient en sifflant un peu de tous les côtés ; le marquis de Castelnau en reçut deux dans ses armes ; il ne fut pas atteint ; et c’est lui, au contraire, qui toucha d’un coup bien dirigé le cheval du duc d’York.

À cette vue, si bien faite pour l’amener à se porter en avant, toute l’infanterie, comme soulevée de fureur guerrière, partit d’un seul bond. « Les gardes et les Suisses, dit Le Laboureur, qui avaient à leur, tête le comte de Soissons leur colonel, les régiments de Picardie, Turenne et de Bout du Bois, qui étaient à la première ligne de l’aile droite, commencèrent à combattre avec beaucoup de vigueur, doublement animés par leur valeur propre et par l’exemple du marquis de Castelnau. »

Comme il est vrai qu’il n’y a rien de plus contagieux que le courage, ce succès de Castelnau propagea partout tant d’émulation qu’il n’y avait plus, à la vérité, du côté des Français et des Anglais, ni aile droite, ni aile gauche, ni corps de bataille ; mais seulement une armée animée d’un même souffle, qui se battait sous un même chef, lequel, — selon les cas, — était tantôt Turenne et tantôt Castelnau. Il n’était pas midi que, du côté de Furnes et à droite des Dunes, un peu au-dessus des sables, on aperçut les enseignes orange et pourpre de don Juan et de Caracena, l’étendard de salin blanc frangé de soie de Monsieur le Prince s’éloigner en même temps que les derniers convois des Espagnols.

Pendant ce temps, M. de Turenne, entouré de ses drapeaux, suivi des officiers de sa maison, accompagné des marquis de Créqui et d’Humières, du sieur de Gadagne, du marquis de Castelnau et du comte de Schomberg tous lieutenants-généraux, continuait de parcourir ces vastes Dunes où la bataille s’était donnée. Le comte d’Auvergne, neveu de M. Turenne, qui s’était couvert de gloire, à la tête d’un bataillon, durant la charge de Castelnau, marchait non loin de son oncle. C’est lui qui ramassa le tambour d’un soldat sur lequel le maréchal eut la pensée de tracer en hâte cette lettre pour Mme de Turenne : « Je vous fais ce mot pour vous dire qu’il s’est passé aujourd’hui une fort belle action, dont il faut louer Dieu. Monsieur le Prince et don Juan ont été extrêmement rompus en campagne. C’est une grande bénédiction de Dieu que ce qui a été entrepris ait réussi si heureusement. J’espère qu’il nous bénira en autre chose : il faut se remettre à sa volonté. Devant Dunkerque. »

À peine M. de Turenne achevait-il ces mots qu’à la portée du canon, on pouvait voir Dunkerque, ses faubourgs, son port, ses moûtiers, ses halles, les flèches de ses églises et la tour de son beffroi, montrés comme en relief, se dresser à grands traits sur la mer. Un peu à l’écart, disposé de telle sorte et en saillie qu’on eût dit la clef même du système entier de défense, s’avançait le fort Léon. M. de Castelnau ne l’eut pas plutôt aperçu, qui s’élevait au-dessus des bastions, des redans, des fossés et des ponts qu’il lui sembla qu’il n’y avait, pour atteindre ce fort, qu’à pousser une action un peu vive, tenter l’assaut, franchir les portes et, par la possession d’un tel ouvrage, s’assurer de celle du reste.


V. — JACQUES DE CASTELNAU, MARÉCHAL DE FRANCE

Dans ce dessein, et pour activer les travaux d’approche autour de ce fort, M. de Castelnau, suivi du marquis de Varennes, du comte de Ligniville, des sieurs de Rouvray et de Létancourt qui s’étaient illustrés sous ses ordres au combat des Dunes, se porta, à quelques jours de là, sur le chemin de Mardick et vers Lestrang, de ce côté de Dunkerque.

Vêtus de bleu foncé et de rouge vif, qui sont les couleurs de la Maison du Roi, à laquelle la plupart d’entre eux appartenaient, ces gentilshommes, sous le soleil de juin et sur la blancheur des sables, formaient une petite troupe fort brillante. C’est à de pareils cavaliers, parés magnifiquement et qui se rendaient au combat comme à une fête qu’Alfred de Vigny a pensé quand il a écrit qu’ils se revêtaient de telles couleurs « pour être mieux vus des leurs et visés de l’ennemi. » Le fait est qu’à une grande distance, tant de Mardick où étaient les Français que de Dunkerque où Guillaume de Lede veillait en sentinelle aux approches de la place, on pouvait distinguer ce petit groupe au centre duquel M. de Castelnau, lieutenant-général, le bras levé dans la direction des travaux de défense, semblait donner des ordres pour l’investissement.

À cet endroit des Dunes, le fort Léon ne paraissait pas éloigné des cavaliers de plus d’un quart de lieue, et c’est pour approcher de plus près et mieux mesurer le retranchement que le marquis de Castelnau, jetant les rênes à Ligniville, descendit de sa monture, Rien mal lui en prit. C’est à ce moment en effet, dit La Mesnardière toujours bien informé, que Castelnau reçut « un coup de fusil dans le corps au-dessous de la ceinture. » Le Laboureur indique plus précisément que ce fut « dans le côté gauche au défaut des côtes. » Quoi qu’il en fut de ce détail, le lieutenant-général chancela un peu sur le coup ; mais il y avait en lui une telle fermeté, un mépris si grand de la mort et une trempe d’âme tellement au-dessus de tout ce qu’on peut croire, que, sans un cri, sans une plainte, après s’être raidi légèrement, il trouva assez de force pour reprendre les rênes des mains de Ligniville, monter à cheval et, sans secours, gagner Mardick.

Sans la petite traînée de sang qui gouttelait de l’arçon de sa selle au long de lui jusqu’à ses étriers, le marquis de Varennes, le comte de Ligniville, les sieurs de Rouvray et de Létancourt, qui le suivaient en grande confusion, ne se fussent pas aperçus de sa blessure. Pour lui, à peine arrivé au fort de Mardick, et quelque admirable que fût sa contenance, il commença de sentir ses forces l’abandonner. Il n’eut de cosse dès lors qu’on ne lui envoyât le nommé Le Roy, chirurgien de l’hôpital de Mardick ; mais il voulut, avant de se livrer aux soins de cet homme, être entendu en confession par le P. Cannet.

Après quoi, ayant achevé sa confession, il s’abandonna aux mains de Le Roy ; mais ce chirurgien n’eut pas plutôt sondé la blessure qu’il hocha la tête, de manière à montrer à Varennes et à Ligniville, qui n’avaient pas quille Castelnau d’un moment, que l’état du lieutenant-général était désespéré. Celui-ci, à l’excès des maux qu’il endurait, comprit bien qu’il ne pouvait être pansé et soigné à Mardick aussi bien qu’à Calais. C’est en cette ville que se tenaient Sa Majesté et S. Ém. le cardinal Mazarin. La cour se trouvait auprès d’eux, et, dans la satisfaction que lui avait donnée le succès des armes du Roi, et l’attente de la prise de Dunkerque, ne cessait de faire éclater les marques de ses transports. Son Éminence ne laissait pas de répéter, qu’encore qu’elle eût envoyé Talon, son intendant, pour presser Turenne d’attaquer don Juan et Monsieur le Prince, tout le mérite militaire du succès des Dunes revenait à Turenne et à Castelnau.

On juge, par-là, de la consternation dans laquelle la nouvelle de la blessure de ce dernier jeta tant de personnes. A peine la chose se connut-elle dans toute l’armée que les officiers et les soldats témoignèrent par leur attitude désolée de l’attachement qui les liait à un capitaine qui s’était toujours montré si bienveillant et si bon pour eux. Mme de Sévigné devait écrire plus tard, à propos de Turenne, frappé par un boulet à Salzbach, que « les larmes et les cris faisaient le véritable deuil » d’une armée que le maréchal avait conduite partout à la victoire. Eh bien ! pour Castelnau, il en fut de même en cette heure funeste. Aussitôt qu’ils apprirent l’arrivée du blessé, le Roi et le cardinal tinrent à honneur de se rendre sans tarder auprès de l’illustre compagnon de Turenne. A peine furent-ils entrés qu’ils l’aperçurent étendu de tout son long, le P. Cannet à sa droite et le chirurgien Le Roy à sa gauche. Et le lieutenant-général, pour faire honneur à ses hôtes, n’eut pas plutôt reconnu le monarque et Son Eminence qu’il se leva comme il put sur un coude et dit, comme par raillerie, tant il savait commander à son mal, en montrant le jésuite et le chirurgien : « Votre Majesté, Sire, croit bien que j’ai fait en ma vie des voyages plus agréables, ayant aux portières de mon carrosse deux objets qui inspirent de si étranges pensées et qui appréhendaient que je mourusse en chemin. En vérité, on fait en tiers un méchant personnage avec de tels Messieurs. »

Pilet de La Mesnardière écrit, dans sa Relation, que, du moment de son arrivée à Calais, le lieutenant-général « y languit près d’un mois entre l’incertitude de la vie et de la mort. » La difficulté venait de ce qu’on ne pouvait retrouver la balle qui s’était allée malignement loger auprès de la colonne vertébrale. Et l’on peut dire que, du moment où il fut atteint jusqu’à l’instant de sa mort, laquelle survint le 15 juillet 1658, il endura les maux les plus extrêmes et subit les tortures les plus cruelles qu’il soit permis à un blessé de supporter. Mais lui, comme jadis Montluc, disait qu’il est beau pour un soldat « de mourir au lit qu’on appelle champ d’honneur. » A M. le cardinal Mazarin, qui le venait voir tous les jours, au nom du Roi et au sien propre et ne cessait de lui reprocher avec affection l’imprudence qui l’avait conduit à se porter si près du fort Léon, il répondit tranquillement qu’il n’avait fait que son devoir : « J’ai cru, ajouta-t-il, qu’il était du mien de reconnaître ce travail moi-même ; si j’y ai trouvé la mort, telle a été ma destinée, et je m’y rends avec moins de regret que je n’en aurais d’avoir manqué une seule occasion de service. »

Jusqu’au bout de son calvaire, il se tint constamment à cette hauteur de vues si admirable, ne cessant de prodiguer les exhortations et encouragements plutôt que souffrir d’en recevoir, enfin se montrant si parfaitement maître de lui, lucide et courageux, que tous ceux qui l’approchaient en étaient dans l’admiration. En cet état, il voulut que sa mort même fût un enseignement et que les souffrances qu’il endurait avec tant de fermeté ne demeurassent pas inutiles à ceux qui étaient admis à l’honneur de l’approcher. C’est ainsi qu’il exprima aux officiers et soldats de son régiment, qui l’étaient venus voir à Calais, toute sa satisfaction de les voir ; mais, en même temps, découvrant leur affliction, il trouva encore assez de courage pour leur dire : « Ne pleurez point, mes amis ; mais que l’exemple que vous avez en ma personne par l’état où vous me voyez fasse que vous soyez gens de bien et faisant votre devoir en servant le Roi ; l’un n’est pas incompatible avec l’autre. »

En cette extrémité, le Roi tint à cœur de donner au blessé les marques les plus éclatantes de sa satisfaction et de son attachement. De l’avis de Son Eminence, il décida d’élever le lieutenant-général à la dignité la plus haute de l’armée. Et, de même que Gassion avait été fait maréchal de France après Rocroi pour avoir aidé au duc d’Enghien, Castelnau, pour avoir donné à Turenne l’occasion de vaincre aux Dunes, fut porté à ce grade suprême.

Dans les lettres d’élévation au maréchalat qu’il signa à Mardick, en faveur de Castelnau, le vingtième jour de juin, l’an de grâce 1658 et, de son règne, le seizième, Louis, d’accord avec Le Tellier, son ministre de la Guerre, tint à cœur de proclamer qu’en l’état de son royaume il n’en voyait pas qui fût plus digne d’accéder à cette charge que son « très cher et bien amé le sieur marquis de Castelnau de Mauvissière, gouverneur de Brest, son lieutenant-général en l’armée des Flandres, et, en l’absence et sous l’autorité du vicomte de Turenne, son amé cousin. » En même temps, Louis (et par son ordre Le Tellier), après avoir énuméré les services considérables que Castelnau avait rendus, tant à lui « qu’au feu roy de glorieuse mémoire, son très honoré seigneur et père, » tint à exposer tout au long, dans ces lettres, la merveilleuse activité, le parfait mérite et la grande connaissance du métier des armes dont il venait de donner, dans la, présente guerre, un témoignage si éclatant. De fait, il est peu de citations militaires plus glorieuses que cette lettre où le Roi ne précisait pas seulement l’action que Castelnau avait « nouvellement faite aux Dunes de Dunkerque, » mais relatait en même temps l’aide, que cet officier avait apportée au siège de cette ville « et en la prise du fort Léon. »

La seule chose que le nouveau maréchal trouva à dire à M. de Mazarin, quand ce ministre vint à son chevet et lui fit remise des lettres et du bâton que Louis XIV lui envoyait, est « qu’il lui plaise remercier le Roi pour lui de l’honneur qu’il lui faisait » et de lui témoigner, en même temps, « qu’il n’avait nul regret à la vie puisqu’il mourait pour l’accroissement de sa gloire » et l’affermissement de son autorité. Le cardinal, à ces mots empreints d’un si grand stoïcisme et d’une si parfaite et si sublime résignation, ne put s’empêcher de mêler ses larmes à celles de tous les officiers de l’armée des Flandres qui assistaient à cet entretien.

Celui-ci fut bien le dernier de tous ceux, si édifiants, que le premier ministre et le nouveau maréchal avaient eus ensemble, depuis ce long mois d’un temps où le deuil et la gloire, en achevant de s’unir dans la mort, témoignaient de la passion de servir qui caractérisa toujours, en sa carrière brève et pleine d’exploits, le maréchal de Castelnau.

Et pour ce nom de Castelnau, ce nom fameux, symbole d’honneur militaire, expression de toutes ces « grandes vertus de capitaine » dont Saint-Simon a parlé à propos de Catinat, c’est lui, par un retour de la destinée, que nous avons vu, dans la présente guerre, porté si vaillamment par le commandant en chef de l’armée de Lorraine, reparaître par deux fuis, aussi fier qu’aux Dunes ou à Nordlingen, à Nancy et devant Verdun.


EDMOND PILON.

  1. L. DUSSIEUX : Les grands généraux de Louis XIV (1888).
  2. LE R. P. HYACINTHE CHERPIGNON : Oraison funèbre de Monseigneur le Maréchal de Castelnau, prononcée à la cérémonie de ses obsèques, en l’église des P. Jacobins de Bourges, lieu de sa sépulture, le 12 novembre 1658.
  3. J. LE LABOUREUR : Histoire généalogique de la maison de Castelnau, en préface aux Mémoires de messire Michel de Castelnau (Paris, 1659, 2 volumes, in-folio).
  4. Sainte-Beuve.
  5. Le Laboureur.