Un Changement de règne - La Mort de Catherine II et l’Avènement de Paul Ier

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Un Changement de règne - La Mort de Catherine II et l’Avènement de Paul Ier
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 142-169).
UN
CHANGEMENT DE REGNE

LES MORT DE CATHERINE II ET L'AVENEMENT DE PAUL Ier.

Vous n’avez pas de fauteuil à la comédie, ce soir ? Ou bien la comédie qu’on donne est médiocre, mal inventée ? Consolez-vous, si vous avez sur vos rayons des livres d’histoire. C’est le répertoire inépuisable de la grande farce humaine, le chef-d’œuvre de pathétique et d’ironie dont l’action ne s’est pas ralentie un jour depuis que le rideau du firmament est levé sur ce vieux théâtre. Les livres d’histoire sont comme les hommes d’état qu’ils racontent ; à qui ne les a pas fréquentés, ils apparaissent de loin sévères, gourmés, tous occupés de vastes desseins, dignes de ce respect qui habite au-dessus de l’ennui. Il ne faut s’effrayer ni des in-folio ni des potentats. Insinuez-vous dans leur particulier, tirez les masques d’emprunt, regardez sous la majesté des phrases et des habits de cérémonie ; vous verrez que ces grands compagnons ont faits de votre pauvre et mauvaise chair, qu’ils pleurent et rient comme vous. La vie serait bien amusante pour qui pourrait vivre sans autre intérêt que la curiosité, sûr d’être toujours spectateur, jamais acteur : eh bien ! l’histoire n’est autre chose que la vie continuée en arrière et désormais sans prises menaçantes sur le spectateur. Comme la vie, c’est une romantique effrénée, sans respect pour la séparation classique des genres ; tout s’y pousse et s’y heurte dans la même scène, le grandiose et le ridicule, la souffrance et la facétie ; vous ne savez jamais comme elle va secouer votre âme, si ce sera de terreur, de pitié., de rire ou de colère : souvent le tout ensemble dans le cours d’une minute, — Le matin de Pâques, Faust rêvait aux voix confuses de la foule sur les places ; il se sentait homme en écoutant toute cette humanité frémissante, ressuscitée pour un jour du fond des logis noirs de la vieille ville souabe. Qu’est-ce qu’une foule, une ville ? Vous êtes-vous jamais trouvé dans une bibliothèque, la nuit, après que la vie présente s’est tue, assoupie pour quelques heures, comme elle s’endormira demain pour l’éternité ? Alors, dans le silence du présent, la vie passée se ranime autour de vous, elle bruit dans ces petits volumes, vous entendez la voix des milliards d’hommes qui ont été depuis des milliers d’années ; leurs peines et leurs joies murmurent, vous donnant l’illusion du tumulte des siècles ; les figures connues se pressent au premier plan, les myriades d’inconnus s’agitent confusément dans les lointains. Un grand mystère se joue pour vous seul, un mystère comme ceux qui émerveillaient les auditoires du moyen âge, la Passion de l’humanité ; les héros, les traîtres, les bouffons se succèdent, ils reviennent, disent leur bout de rôle, s’évanouissent dans la catastrophe finale ; le perpétuel artisan de cette catastrophe, c’est ce personnage noir qui ne quitte pas la scène et règle la comédie ; Holbein l’a peint dans le cimetière de Bâle, Orcagna dans celui de Pise. O le merveilleux dramaturge, comme il s’entend à composer les spectacles qu’il nous donne ! Je voudrais retracer ici une de ses œuvres les plus achevées.

Ce fut en Russie, il y a un peu moins d’un siècle, le 17 avril 1796. Ce jour-là, l’histoire était partout en travail. Bonaparte emportait le pont d’Arcole, sa gloire s’illuminait au soleil d’Italie, dans le fracas du canon. Le grand drame et le grand acteur qui retenaient là-bas l’attention du monde ont fait tort au drame qui se jouait à la même heure, dans la nuit du Nord, au Palais-d’Hiver, où Catherine expirait. Le héros faisait tant de bruit, dans son ascension prodigieuse, qu’on entendit à peine passer la vieille souveraine. D’ailleurs la Russie d’autrefois n’aimait guère à raconter ses histoires, les témoins des événemens publics étaient peu expansifs ; s’ils confiaient au papier leurs impressions, c’était pour des amis surs et des tiroirs fort secrets. Aujourd’hui ces tiroirs commencent à se vider. Depuis quelques années, les érudits de Pétersbourg et de Moscou ont ouvert une vaste enquête sur leur passé. Comme le moine-chroniqueur Pimène, dans les beaux vers de Pouchkine, la Russie « allume sa lampe, secoue des parchemins la poudre des siècles et transcrit les récits véridiques, pour que les neveux des orthodoxes connaissent le sort passé de la terre maternelle. » Les documens, papiers d’état, mémoires, correspondances, affluent de toute part dans les publications savantes et les revues. Les archives de la famille Vorontzof, dépouillées par M. Barténief, nous ont rendu entre autres trésors les lettres de Rostoptchine, ce Saint-Simon du Nord, pétri du même orgueil, de la même bile amère, du même génie cruel et primesautier que son grand cousin de Versailles. Ce volume de lettres[1] contient une rédaction complète et définitive du récit de la mort de Catherine, que M. de Ségur avait déjà fait connaître en France, dans son livre sur Rostoptchine ; ces pages célèbres dans l’histoire de la langue russe, peuvent soutenir la comparaison avec les chapitres de Saint-Simon sur les morts de Louis XIV et de ses enfans. D’autre part, une revue spéciale, l’Antiquité russe, exhume en ce moment les souvenirs d’un certain de San-glène, ancien directeur de la police secrète sous Alexandre Ier[2] ; ces souvenirs complètent sur quelques points le récit de Rostoptchine en ce qui concerne le passage du règne de Catherine à celui de Paul Ier. Enfin il y a toujours à apprendre dans les précieuses publications de la Société historique de Saint-Pétersbourg[3], qui font revivre tout le XVIIIe siècle russe. Je ne veux que traduire et relier entre eux ces divers témoignages ; de leurs traits épars l’imagination du lecteur composera facilement un tableau. Jadis ce tableau fût revenu de droit aux maîtres macabres ; en les nommant tout à l’heure, je ne doute pas d’avoir prévenu la pensée de chacun.


I

Il faut lire les mémoires contemporains, surtout ceux des petites gens qui vivaient en province, — Vigel, fils d’un commandant de place à Kief, Sanglène, enseigne à Réval, — pour comprendre quel était dans tout l’empire le prestige du nom de Catherine après un règne d’un tiers de siècle. C’était l’éblouissement qui avait frappé la France, cent ans auparavant, devant la grandeur de son roi-soleil. L’accent, intraduisible aujourd’hui, avec lequel un Français de 1700 disait ce mot : « Le roi ! » le Russe l’avait retrouvé pour dire : « L’impératrice. » Qui se souvenait, en 1796, de l’aube sanglante du règne, de la tragédie conjugale de Ropcha, des calamités du début, Moscou dépeuplé par la peste, l’Orient dévasté par les forçats de Pougatchef, l’Occident par les confédérés polonais ? Le temps, le succès, la gloire avaient tout effacé, tout repoussé dans le lointain. Nous, postérité, quand nous regardons une époque dans le passé, nous la voyons sur le même plan ; quelques dizaines d’années, se concentrent en un seul point, les faits énormes nous apparaissent seuls, rien n’adoucit notre sévérité pour ceux de ces faits qui nous choquent. Les contemporains voient autrement : pour eux, aujourd’hui efface hier, et la génération de trente ans ne se souvient guère de ce qui a assombri son berceau. Les Russes de la fin du dernier siècle ne voyaient que les grands résultats obtenus. S’il y avait eu jadis des fautes, des difficultés, des malheurs, qu’importait ? Raison de plus pour admirer la souveraine qui avait tout surmonté, tout vaincu par sa force d’âme et son bonheur. Au dehors, elle était l’arbitre du Nord et de l’Orient. Ses victoires avaient rejeté les frontières de l’empire aux trois mers, la Baltique, la Caspienne, la Mer-Noire ; elle avait consommé le double effort de la nation depuis cinq siècles, libéré définitivement le sol orthodoxe du Tartare et du Polonais, au Caucase, en Crimée, en Lithuanie, en Ukraine. Notre grief imprescriptible contre Catherine, le partage de la Pologne, était son meilleur titre devant le patriotisme russe ; selon la thèse nationale, que j’expose et ne juge pas, l’acte de 1772 restituait à la couronne de Vladimir des terres qui en avaient relevé jadis. Il faut remonter très haut dans l’histoire pour savoir quelles souffrances et quelles humiliations séculaires cette vengeance expiait. Contre le Turc, l’impératrice avait achevé la tâche des Ivans et de Pierre le Grand : enfin la croix avait précipité le croissant dans la Mer du Sud, les derniers vestiges du joug tartare étaient effacés. Bien plus, on attendait de l’heureuse souveraine, et à bref délai, la réalisation du grand rêve slave, la purification de Sainte-Sophie ; ce n’était un secret pour personne qu’elle destinait le second de ses petits-fils, Constantin, à relever dans Byzance le trône des césars grecs. Déjà le pavillon victorieux d’Orlof avait promené sur les côtes de Morée et de l’Archipel des promesses d’indépendance ; il s’en était fallu de quelques retards qu’il ne parût dans la Corne d’or ; tout l’Orient chrétien frémissait d’espérance et attendait le signal russe pour se soulever.

S’il était resté un doute à la nation sur la grandeur qu’elle devait à sa souveraine, elle n’aurait eu qu’à écouter le concert d’éloges qui s’élevait de toute l’Europe, les adulations des plus grandes voix du siècle ; ces adulations, la mérite de Catherine les avait provoquées, sa générosité les entretenait adroitement. Nous-mêmes, nous devons en tenir compte, non point pour nous payer de cette monnaie, mais pour rendre hommage à la femme qui sut faire un ressort d’état de ce qui eût été pour toute autre une séduction dangereuse. Pour qui veut juger les âmes sur pièces et sans se préoccuper des réputations toutes faites, la correspondance de Catherine avec nos philosophes est bien instructive. Dans ce tournoi d’esprit et de vanité entre les écrivains et la souveraine, l’avantage est tout en faveur de celle-ci : c’est elle qui est le philosophe, le grand homme et l’habile homme. Sainte-Beuve l’avait déjà remarqué et son opinion se fût fortifiée s’il eût connu toute la correspondance, telle que les publications récentes nous la donnent. Voltaire, Diderot, Falconet, le pesant Grimm surtout, s’y montrent trop souvent des plats-pieds, des quémandeurs ou des turlupina. Catherine reste toujours digne et mesurée, sa réplique est la plus fine, son bon sens remet les exagérations au point, son patriotisme constant donne d’humiliantes leçons aux flagorneurs qui livrent leur patrie dans un bon mot. Dans ce marché tacite entre la vanité littéraire et la vanité politique, les profits ne sont pas égaux. C’est l’impératrice qui tient le bon plateau de la balance, elle tire de ses correspondans tout le bruit et la louange qui lui sont nécessaires. Si la chose et le mot n’étaient pas anticipés, on pourrait dire qu’avant le grand meneur d’hommes de notre temps, nul n’a compris comme Catherine l’emploi judicieux de la presse, la mesure d’attention et d’indifférence qu’elle exige, le tact voulu pour faire sonner juste les trompettes publiques, avec de l’or, des cajoleries, une recherche courtoise qui déguise le mépris intime. — Mais ce sont là des vues que le temps a dégagées ; au XVIIIe siècle, le public ne discutait ni l’autorité ni les mobiles des encyclopédistes ; leurs arrêts faisaient loi ; il faut rendre à ces arrêts la puissance qu’ils avaient alors, pour imaginer combien la vénération des Russes intelligens envers leur souveraine devait en être accrue, pour mieux sentir la grandeur incontestée de ce règne dans l’esprit des contemporains.

Ce n’étaient pourtant pas les conquêtes ni les acclamations du dehors qui assuraient à la tsarine le meilleur de sa popularité ; son véritable titre de gloire était la transformation intérieure de l’empire. Ébauchée à larges traits, à traits grossiers, par Pierre le Grand, cette transformation ne s’était véritablement accomplie que sous Catherine. A la mort de Pierre, la Russie était une forêt sauvage, jalonnée pour le défrichement ; çà et là, des marques de hache sur les vieux troncs, des repères pour les routes à venir, des campemens qui seront des villes, des règlemens nouveaux paralysés par les vieilles mœurs, quelles pionniers luttant contre des forces brutales ; la civilisation implantée avec les procédés de la barbarie, arrosée de sang, imposée par la terreur, comme on imposait la fraternité en 1793 ; les barbes et les coiffures changées plus que les esprits et les cœurs ; en somme, un monstre informe, essayant gauchement ses membres à des postures mal apprises, ridicule et malheureux. Durant le règne de Catherine, la parodie de l’Occident devient une imitation habile, les idées nouvelles pénètrent et s’enracinent dans un terrain mieux préparé. Sans doute, le bas peuple n’a guère varié ; il n’est pas sensiblement différent du peuple de Pierre et d’Alexis ; mais la cour, les hautes classes, les corps d’officiers et de magistrats sont policés, mûrs pour recevoir et appliquer des lois réformatrices. Les courtisans et les philosophes de Versailles peuvent venir à Tsarskoé-Sélo ; au lieu des compagnons ivres et querelleurs de Pierre Ier, des matrones arrachées au térem et dansant par ukase, ils y trouvent une cour presque aussi délicate que celle d’où ils sortent, une émulation de bel esprit et de philosophie, des législateurs qui ne jurent que par Montesquieu et Beccaria, des poètes qui valent bien Crébillon ou Parny, des capitaines qui ont fait leurs classes sous Frédéric et Maurice de Saxe ; ils y trouvent même des femmes aussi galantes, des financiers aussi fastueux, des libertins aussi athées que dans la plus honnête société de Paris. En province, les rouages de l’administration fonctionnent sans trop de peine, les dotations des services publics sont assurées, la justice est accessible, le commerce protégé : des villes florissantes sortent de la steppe dans tout le Midi, des ports sortent de la mer ; les colons étrangers et les flottes marchandes y affluent. Les états assemblés à Moscou durant deux années ont posé les bases du code russe ; quelques voix se sont fait entendre en faveur de l’émancipation des serfs. Et cette fois, la transformation s’opère sans secousse ni violences, par des moyens humains, par le concours de tous. Le règne de Catherine fut un règne de tolérance et de douceur relatives ; son pouvoir parut infiniment léger à un peuple habitué au pesant despotisme des vieux tsars. Pouvoir assez absolu néanmoins pour que ses sujets fissent remonter jusqu’à elle le mérite de toutes les réformes, l’esprit de justice et de sagesse ; aux extrémités de l’empire, on sentait l’impulsion de sa volonté, on recevait la clarté de ses vues ; ceux qui l’approchaient de plus près admiraient son inébranlable fermeté, sa capacité de travail, la sûreté de ses choix, sa bonne grâce à reconnaître ses erreurs, sa magnanimité envers qui l’avait offensée, sa gratitude envers qui l’avait servie. Dans des circonstances critiques, elle avait seule relevé et soutenu ses généraux, ses ministres, le sénat et le conseil. La femme, à vrai dire, paraissait moins admirable que la souveraine ; mais les Russes, au sortir du règne d’Elisabeth, ne condamnaient pas pour si peu ; ici encore, le temps et l’habitude avaient fait leur œuvre. Ces jeunes officiers, de qui les privautés avec la tsarine pouvaient scandaliser au début, étaient devenus des capitaines chargés d’ans et de gloire, les aigles de Catherine, comme disait le peuple. Orlof avait anéanti la flotte turque à Tchesmé, Poniatowski était roi, Potemkine venait de créer la Nouvelle-Russie. De longs services avaient bien légitimé les dignités et les fortunes qu’ils tenaient de l’amour.

Ainsi voyaient et jugeaient le peuple, l’armée, les fonctionnaires et le menu monde de la cour, tout ce qui regardait de loin et d’en bas. Pourtant, il faut citer, à l’encontre d’une opinion si établie, l’opinion de quelques esprits observateurs et chagrins, qui voyaient de très haut et de très près, possédaient une information étendue et tenaient le fil des manèges de cour. Rostoptchine était le plus marquant de ce petit groupe ; on sent, dans ses critiques, l’humeur d’un fâcheux qui ne sait pas accoutumer son âme à souffrir ce que font les hommes à la cour ; n’oublions pas que l’impitoyable comte était, comme Saint-Simon, un mécontent à qui l’on tenait rigueur et qui attendait tout du règne à venir. Ces réserves acquises, je résume son impression d’ensemble et ses colères quotidiennes. A l’entendre, tout va en empirant, les ressorts de l’état s’énervent et le cynisme des favoris ne connaît plus de bornes, durant ces dernières années d’un long règne, chancelantes comme la vieillesse, tristes comme l’approche de la mort. La discipline est perdue dans les armées, les concussions dépassent toute croyance. En Pologne, « on ne peut se faire une juste idée des troupes et des officiers : ce sont toujours les mêmes hommes, mais dénués d’âme, devenus plutôt voleurs de grand chemin que soldats. Je ne sais si vous êtes bien instruit des horreurs qui se commettent à Varsovie. On enlevait des femmes à leurs maris et des filles à leurs pères sans que le droit de se plaindre leur fût accordé. Les paysans étaient pillés, poussés au désespoir, et des nobles se voyaient traités pire que leurs esclaves. Avant-hier on a distribué à soixante-deux personnes cent neuf mille paysans polonais. Le comte Zoubof en a eu treize mille d’un revenu de 100,000 roubles en argent blanc, les maréchaux Roumiantzof et Souvorof chacun sept mille, etc.[4]. » Au Caucase, « on dénonce les horreurs commises par le général Paul Potemkine. Les cruautés des Espagnols dans le Nouveau-Monde et des Anglais aux Indes ne sont rien en comparaison de notre philosophe militaire, qui s’est occupé à traduire l’Héloïse de Rousseau, en faisant périr tous ceux qui possédaient des effets capables de tenter sa cupidité. On croit qu’il ne lui arrivera rien, parce qu’il est trop riche. »

À la cour, l’incapable et orgueilleux Zoubof est tout-puissant. Déjà son prédécesseur, Potemkine, valait moins que les Orlof et les autres favoris des jeunes années. Le fastueux prince de Tauride, après avoir tout courbé sous son insolence, était allé misérablement mourir de dyssenterie dans un fossé, au bord d’une route de Moldavie. Rostoptchine ne l’a pas pleuré ; écoutez plutôt : « Je tombai malade, et pendant ce temps la mort frappa un superbe coup. Le grand homme disparut sans emporter de ce monde d’autres regrets que ceux des personnes frustrées dans leurs espérances et les pleurs des grenadiers de son régiment, qui perdaient avec lui le privilège de voler impunément. » On le regrettera cependant. Pour le remplacer, la souveraine sexagénaire, mais toujours en quête d’un maître, choisit Platon Zoubof. Son extraction était ordinaire, son caractère encore plus. On le fait comte, puis prince du saint-empire. Celle qui jadis donnait sa personne, mais jamais son pouvoir, s’abandonne cette fois avec les faiblesses et les frayeurs jalouses de la vieillesse. L’audacieux favori ose se poser en soupirant près de la grande-duchesse Élisabeth, femme du jeune grand-duc Alexandre. L’impératrice s’en aperçoit : « Des gens de l’intérieur lui ont soufflé quelque chose de relatif à la passion du favori pour la grande-duchesse Élisabeth. Elle a surpris quelques regards, ce qui produisit une scène. On se brouilla pendant quelques jours et on se raccommoda après ; mais elle s’en prit au comte Stackelberg père, qu’elle soupçonna d’être le confident de cette histoire, et elle lui fit une scène si désagréable que le vieux courtisan fut obligé de quitter la cour. » Tout ce qu’il y a de considérable dans l’empire rampe devant la nouvelle idole ; les plus hauts placés, — dit Rostoptchine dans son style un peu vert, — « sont les grands maîtres dans l’art qui sert de guide à la superbe canaille des cours. Vous serez surpris quand je vous dirai que le vieux général Melessino, en recevant l’autre jour le grand cordon de Vladimir de M. Zoubof, lui baisa la main. Il y a ici un lieutenant-général Koutouzof, le même qui a été ambassadeur à Constantinople. Croyez-vous ce que cet homme fait ? Il vient une heure avant le lever du comte Zoubof et fait son café, qu’il prétend posséder le talent de préparer, et devant une foule de monde le verse dans une tasse et la porte à l’impudent favori couché dans son lit. » Qu’on juge par là des moindres courtisans, de ceux que le comte appelle « des gueux à pendre à chaque moment. » L’héritier du trône lui-même, le grand-duc Paul, n’est pas à l’abri des humiliations ; brouillé avec sa mère, retiré à la campagne, il ne compte pas et le favori le lui fait sentir. — Pillages, turpitudes, déclin des âmes et des choses, basses espérances édifiées sur des fondemens ruineux, c’est tout ce que voit notre censeur.

Voilà une déposition terrible et qui semble infirmer le jugement que j’esquissais tout à l’heure. Qui faut-il croire ? demandera le lecteur désorienté. Je le prie de se rappeler les époques qu’il a le mieux étudiées, ou plus simplement de se reporter à ce qui l’environne ; il voudra bien reconnaître que, sur la chose publique, il y a autant d’appréciations que d’humeurs individuelles ; quelle est la bonne ? Chacun répond : C’est la mienne, et je ne sache pas qu’on ait encore trouvé un juge supérieur pour départager nos différends. Plus tard, beaucoup plus tard, la postérité est ce juge ; elle établit une moyenne équitable d’après les résultats qui demeurent et en se souvenant que les gouvernemens, comme les hommes, ne sont jamais ni si beaux ni si laids que les ont peints les passions du jour. Qu’il s’agisse de Louis XIV ou de Catherine II, elle admet qu’un Saint-Simon et un Rostoptchine ont pu être cruellement vrais en dévoilant ce que le premier appelait « la mécanique de la cour, » et, d’autre part, elle décide qu’en dépit des maîtresses, des favoris, des abus, ce furent d’utiles et glorieux souverains ceux qui affermirent leur état, instituèrent des lois fécondes, suscitèrent autour d(eux de vaillantes plumes et de vaillantes épées. Ceci revient à dire que, S’il n’y a pas de grand homme pour ses familiers, il n’y a pas de grand monarque pour ses courtisans, surtout pour ceux qui ne sont pas pourvus ; et néanmoins, il y a de grands règnes pour les peuples. On peut affirmer hardiment que le règne de Catherine fut un de ceux-là. — Au surplus, je ne viens pas ici plaider une thèse ni faire de l’histoire, au sens rigoureux du mot ; je voulais me borner à la chronique, rentrer dans le milieu contemporain, respirer l’air de la cour, épouser à tour de rôle les sentimens divers, le respect et la confiance des masses, le scepticisme des grands, enfin mesurer de tous côtés la place que tient cette femme, pour mieux ressentir l’effet produit sur tous par le coup de foudre qui va l’en précipiter.

En 1796, Catherine avait soixante-sept ans. Il est malheureux que son médecin, l’Anglais Roggerson, ne nous ait pas laissé, comme Fagon pour Louis XIV, quelques notes qui nous eussent mieux fait comprendre cette nature énergique et passionnée. Les infirmités graves semblent l’avoir épargnée jusqu’alors ; mais l’été de cette année avait été marqué par un grand ébranlement moral : on fut unanime à le rattacher à la catastrophe qu’il précéda de fort peu. Une affaire que l’impératrice avait prise très à cœur venait de lui causer de vifs mécomptes et de cuisantes blessures d’amour-propre. Catherine négociait depuis longtemps le mariage de sa petite-fille, la grande-duchesse Alexandra Pavlovna, avec le jeune roi de Suède Gustave-Adolphe IV. A grand’peine, on avait attiré ce prince à Saint-Pétersbourg au mois d’août 1796. C’était un jeune homme bizarre, ombrageux, et mélancolique. Il gardait de son enfance l’épouvante de l’assassinat, de la balle silencieuse d’Ankarstrom, frappant son père sous le masque, en plein bal. Comprimé sous le joug de son oncle, le régent duc de Sudermanie, ce roi mineur attendait, taciturne, le moment, de pouvoir et d’agir, On l’envoyait en Russie trois mois avant sa majorité ; il y vint, résolu à éluder, à différer, à mentir. Catherine déploya toutes ses séductions, elle multiplia les plaisirs sons les pas de son hôte ; le palais de la Tauride revit les fêtes du temps de Potemkine. Gustave-Adolphe y promenait sa tristesse, son mutisme. Un moment, la vieille impératrice put croire que les charmes de sa petite-fille agissaient sur le Suédois : les deux jeunes promis se parlaient souvent tout bas ; « la petite grande-duchesse fut embrassée maintes fois. » On sut après que ces entretiens d’amoureux étaient des disputes théologiques ; le luthérien, élevé par les théosophes, les disciples de Swedenborg qui gouvernaient son pays, s’efforçait de convertir sa future. La question de religion était le grand obstacle à la signature du traité d’union ; la cour de Stockholm voulait que la grande-duchesse abjurât l’orthodoxie, Catherine refusait tout accommodement sur ce point. Enfin Gustave sembla céder, en termes ambigus ; l’impératrice, pressée, dans sa joie du succès, fixa les fiançailles au 11 septembre., Ce jour-là, à midi, on réunit chez Zoubof les plénipotentiaires pour la signature du traité ; les princes et la cour attendaient au palais ; le métropolitain qui devait bénir ces accordailles était dans l’église en habits pontificaux. Les Suédois apportèrent une minute d’instrument sans l’article convenu sur la religion ; les Russes se récrièrent ; on batailla tout le jour. Catherine, outrée, dépêcha à plusieurs reprises son ministre chez le roi, renfermé dans son logis. ; le ministre revint avec de mauvaises défaites ; à dix heures du soir, on n’avait rien gagné. « Nous convînmes, écrit l’impératrice à son ambassadeur à Stockholm, d’envoyer dire au roi que j’étais tombée malade, et l’on renvoya tous ceux qui attendaient dans l’antichambre l’issue de cette farce. Il devait y avoir bal le soir et souper chez le grand-duc. Je vous laisse à penser quelle était l’indécence de l’inconduite de toute cette journée[5]. » Quelques jours après cet éclat, les Suédois repassaient la mer. L’humiliation et le dépit avaient secoué si fort la glorieuse souveraine qu’au moment où son ministre lui rapporta le refus du roi, elle resta quelques minutes la bouche ouverte, sans pouvoir proférer un son, et ne retrouva la parole qu’après que son valet de chambre lui eut fait boire un verre d’eau.

L’entourage de l’impératrice demeura persuadé que ce saisissement avait préparé l’attaque dont elle fut victime six semaines plus tard, sans préjudice d’autres causes, des colères intimes provoquées par l’inqualifiable conduite de Zoubof, obsédant la jeune grande-duchesse Elisabeth. Le seul renseignement que nous ayons sur ces dernières semaines nous vient encore de Rostoptchine ; il écrivait à son ami Vorontzof, le matin même de la catastrophe : « La santé va mal ; on ne marche plus ; on a l’esprit frappé d’un orage qui a eu lieu les derniers jours de septembre, événement singulier pour ce pays et qui n’a eu lieu que l’année de la mort de l’impératrice Elisabeth. On reste chez soi. » Sauf dans cette lettre, je ne trouve nulle part la trace d’une inquiétude à la cour jusqu’au 5/17 novembre. La veille de ce jour, le train des travaux et des plaisirs était comme d’habitude. La société réunie le soir dans la chambre de Catherine s’était entretenue de la mort du roi de Sardaigne, et l’impératrice avait menacé de sa propre mort, par plaisanterie, le grand maréchal Narychkine.

Le matin du 17, quand sa femme de chambre entra chez elle à sept heures, Catherine dit avec gaîté qu’elle avait rarement mieux dormi. Elle fit la remarque que sa montre s’était arrêtée pour la première fois et, comme la veille, parla en badinant de sa mort ; elle déjeuna et passa vers huit heures dans son cabinet de travail. Dans la secrétairerie, les fonctionnaires qui devaient travailler avec l’impératrice attendaient, surpris du retard qu’on mettait à les introduire. Une demi-heure s’écoule, Catherine ne reparaît ni n’appelle. Les deux valets de chambre de service s’étonnent, s’inquiètent ; ils pénètrent dans le cabinet, leur maîtresse n’y est pas ; ils s’avisent alors qu’elle est passée à sa garde-robe, ils attendent encore : l’impératrice ne sort pas. Enfin l’un d’eux se résout et ouvre la porte : la « grande souveraine, » foudroyée dans ce triste réduit, gît sur le carreau, congestionnée, sans connaissance. Les deux valets de chambre essaient en vain de la soulever, le corps est arcbouté et raidi en dedans de la porte ; ils doivent appeler des hommes de peine pour dégager leur maîtresse de l’étroit recoin où, peut-être, se seront ramassés devant elle, dans la dernière vision des mourans, les splendeurs impériales du glorieux règne, et aussi les spectres du début. On la porte dans sa chambre, et ces hommes, ne parvenant pas à la hisser sur le lit, la déposent à terre, sur un matelas de cuir. Zoubof, le favori bien-aimé, le maître réel de l’empire, arrive le premier ; il perd la tête et ne permet pas au médecin de service de saigner l’impératrice, malgré les supplications des domestiques. On va quérir le fameux Roggerson, on l’amène au bout d’une heure ; il tire du sang, qui vient bien, et applique aux pieds des mouches d’Espagne ; d’accord avec ses confrères, il constate une congestion cérébrale et la déclare mortelle ; cependant on essaie sur la malade toutes les ressources de l’art. Les hauts dignitaires qui accourent rappellent à Zoubof qu’il faut prévenir le fils, l’héritier, dans sa retraite de Gatchina ; le favori charge de cette mission son frère, Nicolas Zoubof. Au même instant, le jeune grand-duc Alexandre avise Rostoptchine, qui erre en quête de nouvelles dans les corridors du palais, et l’engage à se rendre au-devant de son père pour confirmer à ce prince l’état désespéré de l’impératrice. — Suivons ces messagers ; abandonnons pour quelques heures le Palais d’Hiver, où la foule s’assemble, et le corps qui râle sur ce matelas dans la chambre impériale ; transportons-nous à Gatchina,


II

Dans ce triste château, distant de Pétersbourg d’une demi-journée de poste, vivait la plus grande partie de l’année un prince ignoré, méprisé de sa mère et des courtisans, dévorant en silence ses humiliations, ses terreurs, sa soif de pouvoir et de vengeance. Catherine, qui retrouvait dans ce fils comme l’ombre d’un époux craint et abhorré, le tenait à l’écart des affaires, sous une surveillance jalouse ; elle le savait hostile à ses réformes, prêt à prendre en tout le contre-pied de sa politique, au dedans et au dehors. Entre la mère et le fils grandissait chaque jour un antagonisme de vues qui aigrissait les rapports ; cette lutte sourde rappelait aux vieillards le drame domestique qui avait effrayé leur enfance, les démêlés de Pierre Ier et de son fils Alexis, l’immolation du fils rebelle à la politique du père. Les hommes étant enclins à prédire l’avenir par analogie, beaucoup soupçonnaient qu’une situation de tous points semblable serait tranchée par un dénoûment pareil ; à tout le moins, chacun était persuadé que Catherine tenterait de laisser la couronne à son petit-fils Alexandre, au détriment de son fils Paul. L’impératrice avait accaparé ses petits-fils, elle les faisait élever sous ses yeux, en dehors du contrôle paternel. Cet héritier éloigné des affaires, ce père séparé de ses enfans avait alors quarante-un ans ; on lui laissait pour toute consolation, dans sa solitude de Gatchina, le régiment holsteinois qu’il exerçait aux minuties du service prussien, un entourage de mécontens de bas étage et sa favorite, Mlle Nélidof. Encore celle-ci fut-elle enfermée au couvent de Smolna quelques mois avant les événemens qui nous occupent. Rostoptchine, de qui le dévoûment au grand-duc, puis à l’empereur Paul, ne se démentit pas un seul jour, fait à plusieurs reprises dans ses lettres le tableau de cette cour disgraciée. « Le grand-duc est très mal avec M. Zoubof ; ils se piquent de se prouver mutuellement que l’un n’est qu’un sujet et que l’autre est un grand-duc ; mais autant le premier est puissant que l’autre est nul… L’héritier est à Pavlovsky, continuellement de mauvaise humeur, la tête pleine de visions, entouré par des gens dont le plus honnête peut-être roué sans être jugé. Il est beaucoup mieux avec sa femme qu’il n’a été, parce qu’elle a pris le parti de céder à Mlle Nélidof et de se mettre bien avec elle. Cette petite créature gouverne despotiquement, assistée d’un médecin nommé Freygang, qui avait accompagné le prince Orlof dans son dernier voyage et auquel celui-ci obtint le bonnet à Montpellier. Cet homme, qui gouverne le physique de monseigneur, se mêle aussi de son moral et l’empoisonne également. Le grand-duc croit voir partout les branches de la révolution. Il trouve des jacobins partout, et l’autre jour quatre pauvres officiers de ses bataillons ont été mis aux arrêts parce que leurs queues étaient un peu courtes, raison pour leur supposer un esprit de rébellion… Le grand-duc est allé à Gatchina, où il reste jusqu’au 24 novembre. On le traite plus mal que de coutume, et l’été passé on lui a fait dire, au sujet d’un voyage qu’il voulait faire à Pavlovsky, que cela coûtait trop d’argent et qu’il n’avait qu’à rester à la même place. Quand on est grand-duc de Russie, que l’on a quarante-un ans, et que l’on est traité en polisson par ses sujets futurs, il est permis de sécher sur pied, et c’est ce qui lui arrive. » — Oui, il « séchait sur pied ; » ce prince morose, honteux de sa situation ravalée, perdant l’espoir et la patience, entretenu par ses familiers de tous les mauvais bruits, voyant chaque jour sa destinée s’assombrir devant lui.

Pour combattre sa mélancolie, les médecins lui recommandaient les exercices violens, les courses prolongées. Ce matin du 17, Paul était allé dîner au moulin de Gatchina, avec la grande-duchesse et quelques-uns de son privé. En se mettant à table, le grand-duc raconta à la compagnie un songe qu’il avait eu la nuit précédente et dont son imagination était tourmentée. Le prince avait rêvé qu’une force invisible et surnaturelle l’enlevait au ciel. Éveillé à plusieurs reprises, il se rendormait, et se réveillait derechef sous l’obsession de cette vision. S’apercevant que la grande-duchesse ne dormait pas, il lui avait raconté son rêve ; à leur mutuelle surprise, la princesse avait répondu que la même vision la poursuivait et troublait, son sommeil. — Après le dîner, vers trois heures, on servit le café dans un pavillon des jardins. À ce moment, le grand-duc aperçut Nicolas Zoubof qui mettait pied à terre et attachait, son cheval à la haie de l’enclos. Sachant bien que tous ceux de cette famille étaient ses ennemis mortels, Paul pâlit affreusement, laissa tomber sa tasse, et se tournant vers sa femme, il lui cria d’une voix étranglée : « Ma chère, nous sommes perdus ! » Il ne doutait pas que le comte, ne vînt l’arrêter et le conduire dans quelque lieu de déportation. Zoubof, la tête découverte, courait au pavillon ; il entre, tombe aux genoux du prince, lui annonce, que l’impératrice, agonise, qu’il n’y a plus d’espoir. Le visage de Paul, change de couleur ; de pâle il devient pourpre ; d’une main il relève Zoubof, de l’autre il se frappe le front en répétant : « Quel malheur ! » et des larmes tombent de ses yeux. Il commande sa voiture, s’irrite des retards qu’on met à l’atteler ; il arpente la salle d’un pas saccadé, sa frottant les mains d’un geste nerveux, embrassant tour à tour sa femme, Zoubof, Koutaïsof, et leur demandant : « La trouverai-je encore en vie ? » — « Joie ou chagrin, l’émotion l’avait mis hors de lui. On estime que ce brusque passage de la terreur à l’inespéré a violemment agi sur ses nerfs et sur son cerveau. Koutaïsof, en racontant ces faits, exprimait le regret qu’on n’eût pas saigné aussitôt son maître[6]. » — L’héritier et son épouse montèrent en voiture et partirent à la nuit tombante. Devançons-les à Sophia, la bourgade où l’on relayait à mi-route. Nous y retrouverons, Rostoptchine, qui n’espérant pas gagner Gatchina à temps, les attendait au relais.

« J’y arrivai vers six heures[7]. La première personne que je vis était Nicolas Zoubof qui avait pris les devans pour commander des chevaux et faisait tapage avec un homme auquel il donnait des ordres à ce sujet. Bien que l’heure ne prêtât pas au rire, j’entendis là un plaisant dialogue. L’homme qui disputait avec le comte Zoubof était le maître de poste, parfaitement ivre. Le comte, fidèle à son habitude de traiter les employés civils comme des porcs, lui criait : « Des chevaux ! des chevaux ! ou je t’attelle toi-même, à la voiture de l’empereur ! » A quoi le maître de poste répondait d’un ton affecté, moitié obséquieux, moitié grossier : « Excellence ! m’atteler ne serait pas merveille, mais, qu’y gagneriez-vous ? Je ne tirerais pas, quand vous me battriez jusqu’à ce que mort s’ensuive. Et qu’est-ce à dire, l’empereur ? S’il y a un empereur en Russie, que Dieu l’ait en sa garde ! Vivat pour lui, si notre mère n’est plus. » Comme le comte Zoubof continuait, un officier des écuries, Buitchkof, déboucha au galop ; derrière lui j’aperçus les lanternes d’un équipage à huit chevaux, qui amenait l’héritier. Dès que la voiture fut arrêtée, je m’approchai de la portière et pris la parole ; le grand-duc, reconnaissant ma voix, s’écria : « Ah ! c’est vous, mon cher Rostoptchine ! » Sur ce, il descendit et se mit à causer avec moi, m’interrogeant sur les détails de l’événement. L’entretien se prolongea jusqu’au moment où l’on annonça que tout était prêt ; en remontant en voiture, le grand-duc me dit : « Faites-moi le plaisir de me suivre, nous arriverons ensemble. J’aime à vous voir avec moi. » Je pris place dans un traîneau avec Buitchkof et nous galopâmes derrière l’équipage. Entre Gatchina et Sophia, l’héritier avait déjà rencontré cinq ou six courriers, porteurs de messages des jeunes grands-ducs et d’autres personnes. Prévoyant que nous en trouverions d’autres, j’ordonnai de prendre une lanterne avec une chandelle pour lire leurs dépêches. Plus de vingt messagers nous joignirent sur la route ; on leur donnait ordre de retourner, et il se forma ainsi une longue file de traîneaux à notre suite. Il n’était pas une seule des personnes ayant ou croyant avoir quelques liens avec l’entourage de l’héritier qui eût négligé de dépêcher un exprès à Gatchina avec la nouvelle ; un des cuisiniers de la cour et le fournisseur de poisson avaient loué et envoyé des courriers.

« Nous arrivâmes au palais de Tchesmé. Le grand-duc sortit de voiture. Je lui fis remarquer la beauté de la nuit. Elle était parfaitement claire et calme ; il n’y avait que trois degrés de froid ; la lune se montrait entre les nuages qui la voilaient par intervalles. Les élémens faisaient silence, comme dans l’attente d’un grand changement aux choses du monde : une immense sérénité régnait. Tandis que je parlais du temps, je vis les regards du prince fixés sur le ciel ; à la clarté de la lune, je pus apercevoir les larmes qui emplissaient ses yeux et coulaient sur ses joues. De mon côté, pénétré de la grandeur de cette journée, dévoué de cœur et d’âme à celui qui allait monter sur le trône de Russie, aimant ma patrie et me représentant fortement toutes les suites, toute la conséquence de ce premier pas, toute son influence sur les sentimens d’un monarque absolu, plein de santé, d’imagination et de fougue, mais peu habitué à se maîtriser, — je ne pus retenir un mouvement involontaire, et oubliant la distance qui nous séparait, je lui dis en le prenant par la main : « Ah ! monseigneur, quel moment pour vous ! » Sa main serra vivement la mienne, il me répondit : « Attendez, mon cher, attendez. J’ai vécu quarante-deux ans. Dieu m’a soutenu : peut-être donnera-t-il la force et la raison pour supporter l’état auquel il me destine. Espérons tout de sa bonté. » — Là-dessus il regagna sa voiture, et à huit heures et demie nous entrions dans Pétersbourg, où peu de monde encore savait ce qui se passait. »

La scène est belle, n’est-ce pas, retracée d’une main simple et émue ? On s’étonne peut-être de voir de pareils hommes, à un pareil moment, distraits par les puissances secrètes de la nature. Il faut avoir parcouru, durant les nuits d’hiver, les lugubres steppes de neige qui étreignent la capitale russe, il faut avoir vu le deuil inexprimable de ces horizons morts, pour comprendre quelles harmonies désolées il y avait là entre les heures, les âmes, les lieux. — Ce sont ici les grandes et nobles lignes du tableau : nous allons soudain tomber dans les choses misérables, dans la comédie d’antichambre, dans la pauvre humanité.

L’agonie de l’impératrice continue sans changement, sans connaissance. « Nous trouvâmes le palais plein de gens de toute sorte, les uns appelés là par les devoirs de leur rang, les autres par la curiosité ou l’effroi. Tous attendaient avec angoisse la fin d’un long règne, l’entrée dans un autre, tout nouveau. A l’arrivée de l’héritier tous, poussés par la commisération ou la curiosité, se précipitèrent dans la chambre, où gisait le corps à peine animé de l’impératrice. Les mêmes questions se croisaient, sur l’heure exacte de l’événement, sur l’action des remèdes, le pronostic des médecins. Chacun racontait une version différente ; le sentiment général était un vif désir qu’il y eût quelque espoir de rétablissement. Un moment le bruit se répandit que la souveraine, après qu’on lui eut enlevé les mouches d’Espagne, avait ouvert les yeux et demandé à boire… bientôt on revint à l’opinion première qu’il n’y avait plus rien à attendre que l’heure de la mort. L’héritier entra un instant dans sa chambre au Palais d’Hiver et passa dans les appartemens de l’impératrice. En traversant les salles, pleines d’une foule qui attendait son avènement au trône, il se montra poli et affable pour tous. Les visages marquaient déjà l’accueil qu’on fait à l’empereur, non plus celui qu’on fait à l’héritier. Il questionna un instant les médecins et se retira dans le cabinet voisin avec sa femme ; on y appela ceux avec qui il voulait s’entretenir ou qui avaient des ordres à recevoir. »

La nuit et la matinée du lendemain se passèrent de même. Le 6/18, dès la première heure, Paul entra dans la chambre de sa mère et interrogea les médecins. Sur leur réponse, qu’il n’y avait plus aucun espoir, il ordonna qu’on fît chercher le métropolitain Gabriel et le clergé pour réciter les dernières prières et communier l’impératrice. On abandonna l’agonisante aux soins des prêtres et on revint dans le cabinet s’occuper des affaires terrestres. De ce côté, vers le soleil levant, toute la presse et l’agitation des intérêts de cour. Chacun vient là qui tremble ou espère. Le premier appelé a été Rostoptchine, le disgracié d’hier. — « Que veux-tu être ? » lui a dit le nouveau maître. — « Ayant toujours en vue le redressement de l’injustice, je répondis sans un instant d’hésitation : « Secrétaire pour la réception des requêtes. » L’héritier réfléchit quelque temps : « Je ne trouve pas là mon compte ; je te nomme aide-de-camp-général, non pour que tu sois de ceux qui flânent dans ce palais une canne à la main, mais pour que tu diriges les choses de la guerre. » Paul appelle ensuite un petit page, Nélidof, le neveu de sa favorite enfermée depuis huit mois au couvent de Smolna, et s’entretient à voix basse avec lui, on devine de qui. Cependant le bruit a déjà volé que Rostoptchine est le vrémenchik, l’homme du jour ; les puissans de la veille accourent à lui, humbles et bas. Le vieux chancelier, comte Bezborodko, n’était pas sorti du palais depuis trente heures ; « le désespoir se peignait sur son visage, avec l’incertitude de l’avenir, la terreur d’être en butte à la colère de l’empereur, le vif souvenir des bienfaits de l’impératrice ; ses yeux étaient pleins de larmes, son cœur de tristesse et d’effroi ; il me dit à deux reprises, d’une voix brisée, qu’il n’avait d’espoir que dans mon amitié, qu’il était vieux, malade, et qu’ayant 250,000 roubles de revenu, il ne demandait qu’à vivre en paix et qu’on le laissât quitter le service sans affront. Au milieu de ses épanchemens, il me sollicita pour une de ses créatures, Troschinsky, m’expliquant qu’on avait signé depuis plus de huit jours l’ukase qui nommait celui-ci conseiller d’état actuel et qu’on avait négligé de transmettre cet ukase au sénat. » Osterman, le vice-chancelier, reçoit l’ordre de retirer et de placer sous les scellés tous les papiers du comte Markof, aux affaires étrangères ; effaré, il comprend mal, et revient au palais traînant à travers les salles deux gros ballots de paperasses dans des nappes, « semblant un enfant qui tire en jouant deux chariots trop lourds pour lui. » Samoïlof, un des favoris de Catherine et l’ennemi personnel de Rostoptchine, accable le comte de protestations, l’assurant que l’impératrice lui a battu froid ces derniers temps, parce qu’il avait proposé pour une décoration un des médecins du grand-duc ; il s’oublie jusqu’à dire, en parlant de la mourante, « la défunte impératrice. »

Paul ordonne à son ami de rassurer tous ces malheureux ; on chasse seulement le grand maréchal du palais, on en crée un nouveau. Bezborodko est invité à venir faire son rapport sur les affaires les plus urgentes ; l’héritier est charmé de sa mémoire imperturbable, de sa connaissance des questions. Tandis que les fortunes se défont ou s’élèvent dans le cabinet de celui qui arrive, que se passe-t-il de l’autre côté de la cloison, dans la chambre de celle qui s’en va ? — « Le corps gisait dans la même position, sur le même matelas, immobile, les yeux clos. Le râle sourd de la gorge s’entendait dans la pièce voisine. Tout le sang refluait à la tête, qui s’empourprait par momens d’une vive rougeur. Les médecins de la cour, agenouillés devant ce corps, étanchaient à chaque minute l’humeur jaune d’abord, puis noire, qui coulait de sa bouche… — Marie, la vieille femme de chambre de Catherine, était toute à sa douleur et à sa maîtresse, elle la servait comme si elle allait se réveiller ; il semblait que son âme fidèle s’élançât à la suite de l’âme immortelle de l’impératrice. » Quelques instans avant la fin, Rostoptchine rencontre Zoubof. — « Le désespoir de ce favori ne peut se comparer à rien. Je ne sais quel sentiment agissait le plus fortement sur son âme ; mais la certitude de sa chute et de son néant se peignait non-seulement sur son visage, mais dans chacun de ses mouvemens. En traversant la chambre de l’impératrice, il s’arrêta à plusieurs reprises devant le corps et éclata en sanglots. Je consignerai ici une de mes observations. Comme j’entrais dans la salle dite de service, je trouvai le prince Zoubof assis dans l’angle ; la foule des courtisans s’écartait de lui comme d’un pestiféré ; épuisé de fatigue et de soif, il ne trouvait pas à qui demander un verre d’eau. Je lui envoyai un laquais et versai moi-même la boisson que lui refusaient ceux-là qui, vingt-quatre heures auparavant, bâtissaient sur un de ses sourires l’édifice de leur fortune ; cette salle où l’on s’écrasait pour approcher plus près de sa personne s’était changée pour lui en une steppe déserte. » — Avais-je tort de dire que c’est là du Saint-Simon des grands jours ?

A neuf heures du soir, Roggerson entra dans le cabinet de l’héritier, annonçant que l’impératrice passait. La famille et les hauts dignitaires se réunirent dans la chambre. — « Cette minute est présente à ma mémoire jusqu’à ce jour et ne s’en effacera pas jusqu’à ma dernière heure. Nous étions groupés autour du matelas. La respiration se faisait courte et rare. Tantôt le sang se précipitait à la tête, déformant les traits, tantôt il refluait aux extrémités, rendant au visage son expression naturelle. Le silence de tous les assistans, les regards de tous, uniquement fixés sur ce grand objet, l’oubli durant cette minute de toute chose terrestre, une faible clarté dans la chambre, tout nous remplissait d’horreur et annonçait l’approche rapide de la mort. Le premier quart de onze heures sonna. La grande Catherine soupira pour la dernière fois, et, confondue avec les autres, se présenta devant le tribunal du Tout-Puissant. »

La minute donnée aux pensées éternelles passe vite. — « Tandis que la chambre retentissait des cris et des sanglots des femmes de service, les salles voisines s’emplissaient des gens de qualité et des fonctionnaires, qui, dans tous les événemens heureux ou malheureux, ne songent qu’à eux-mêmes ; cet instant fut pour eux tous ce que sera le jugement dernier pour les pécheurs. Le comte Samoïlof entra dans la salle de service, tout naturellement, avec son air bête et solennel, qu’il s’efforçait vainement de rendre affligé, et dit : « Messieurs ! l’impératrice Catherine est trépassée et Sa Majesté Paul Pétrovitch a daigné monter sur le trône de toutes les Russies ! » Alors quelques-uns que je ne veux pas nommer (non que je les aie oubliés, mais à cause du profond mépris que je ressens pour eux), se précipitèrent pour embrasser Samoïlof et tout l’entourage, en se congratulant sur l’avènement de l’empereur. Le grand-maître des cérémonies, Valouïef, qui dans tous les événemens ne voyait jamais que le cérémonial, vint annoncer que tout était disposé à la chapelle pour la prestation de serment. On suivit l’empereur dans le sanctuaire. » — Paul reçut, selon l’usage, le serment de fidélité de sa famille et de ses sujets. Il releva courtoisement l’impératrice Marie, qui s’était jetée à ses genoux ; ses fils et après eux tous les serviteurs de la couronne allèrent baiser la main du nouvel autocrate. Chez celle qui venait de quitter ce titre, il n’y avait plus qu’un diacre, lisant l’évangile à haute voix. Au sortir de l’église, Paul rentra une dernière fois dans la chambre de sa mère, salua le corps, regagna son cabinet et se mit au travail.

À ce moment, il se souvint qu’il y avait quelque part, dans le faubourg de Vassili-Ostrof, un homme redoutable, un grand survivant du passé, qui avait joué le premier rôle dans la fin tragique de son père Pierre III et effacé depuis cette sombre page à force de gloire et de puissance. Il fallait s’assurer sans retard des dispositions de ce personnage, à qui les périls de la situation pouvaient inspirer une résolution désespérée. Rostoptchine fut chargé, conjointement avec un petit secrétaire empressé à se faire valoir, d’aller réclamer le serment du vieux comte Alexis Orlof, le premier favori de la défunte, le vainqueur de Tchesmé. Tout le long de la route, en voiture, le petit secrétaire ne cessait de maudire Orlof, qu’il croyait dévoué aux premières vengeances de l’empereur, et Rostoptchine dut lui imposer silence. Ils trouvèrent le vieillard au lit, dormant. Le secrétaire l’éveilla brutalement, lui ordonnant de le suivre. Rostoptchine intervint : « Eh ! quoi, serait-il vrai que l’impératrice est morte ? » s’écria le comte, depuis longtemps retiré de la cour. Alors, sans laisser paraître l’ombre d’une faiblesse ou d’une crainte pour l’avenir, il se prit à pleurer, regardant derrière lui ce demi-siècle de grandeur, de gloire et d’amour qui s’effondrait à ses pieds. Ses seules paroles furent : « Seigneur, souviens-toi d’elle dans ton royaume ! Que sa mémoire soit éternelle ! » Il offrit aux envoyés de l’empereur de les accompagner à l’église du palais, non sans marquer son indignation de ce que le fils de Catherine eût pu douter un instant de sa fidélité et de son dévoûment. Rostoptchine l’ayant respectueusement assuré qu’il n’avait pas à se déranger, Orlof, un flambeau à la main, alla signer la formule du serment sous les saintes images. Les envoyés le saluèrent et se retirèrent, le laissant en repos à la contemplation du passé.

À cette même heure, au palais, le prince Zoubof se présentait devant l’empereur ; en sa qualité de général aide-de-camp (il était précisément de tour ce jour-là), il venait demander à son nouveau maître à qui il devait remettre le bâton, insigne de sa dignité : — « Il est en bonnes mains, gardez-le ! » répondit Paul. Zoubof avait pour premier de voir de sa charge d’apporter au souverain les plis cachetés qui se trouvaient dans le cabinet de la défunte. L’empereur en prit un au hasard et rompit le cachet : c’était un projet d’ukase sanctionnant sa renonciation au trône de Russie. Une seconde enveloppe renfermait les dispositions arrêtées pour son internement dans un château-fort. Paul sourit et déchira les deux paquets en menus morceaux. Il mit dans sa poche, sans le décacheter, un troisième pli qui portait cette suscription, de la main de Catherine : « Ceci est mon testament[8]. »

« Ainsi finit, dit Rostoptchine en achevant sa narration, le dernier jour de la vie de l’impératrice Catherine. Si grandes qu’eussent été ses actions, sa mort agit faiblement sur les sentimens des hommes. Ils semblaient tous dans la situation d’un voyageur qui a perdu sa route ; et chacun espérait rentrer au plus vite dans le bon chemin. Tous, avides de changement, pensaient y trouver avantage ; fermant les yeux et les oreilles, ils se rejetaient à corps perdu dans la folle loterie de l’aveugle fortune. »


III

Faisons un instant ce que faisaient à cette heure toute la cour et tout l’empire ; essayons de déchiffrer le caractère de l’homme qui dispensera désormais les biens et les maux. Il n’en est pas de plus difficile à juger ; jamais plus obscur problème de psychologie historique ne fut légué aux curieux. La plupart des biographes ont résolu ce problème en avançant que Paul Ier était fou. C’est bientôt dit, ce vieux mot tout d’une pièce, bon pour une langue enfantine, et qui devrait moins souvent trouver place dans nos idiomes raisonnés. Deux propositions semblent aujourd’hui acceptées par les aliénistes comme les bases de toute leur science : la première, c’est qu’il existe entre la sanité et l’insanité une sorte de zone neutre, un vaste pays où habite une multitude d’esprits ; la seconde, c’est qu’il y a un tempérament fou qui, sans être lui-même une maladie, peut facilement et brusquement se résoudre en une maladie positive sous l’action de causes intérieures ou extérieures[9]. L’âme de Paul Pétrovitch habitait ce triste et vague pays, son corps était affligé de ce tempérament. Après une étude attentive de sa vie, on peut s’arrêter aux conclusions suivantes : Paul devait tenir de l’hérédité les germes d’une névrose vésanique ; les conditions d’existence où il fut placé la développèrent ; il passa par les phases accoutumées de cet état, mélancolie, manie soupçonneuse, agitation ; il est impossible de dire si, vivant plus longtemps, il fût arrivé à la démence caractérisée ; quand la catastrophe du 24 mars 1801 mit fin à ses jours, ce n’était encore qu’un maniaque agité.

On s’est plu à jeter des doutes sur la légitimité de sa naissance, et un passage des Mémoires de Catherine semble autoriser les interprétations malignes. J’ai peine à admettre cette accusation. Le grand-duc tenait toute sa nature de son père, du sang de Holstein. C’étaient, chez l’un et l’autre, les mêmes bizarreries, les mêmes goûts, les mêmes emportemens ; un trait spécial, qu’on pourrait appeler la monomanie militaire, leur est commun à tous deux ; par un caprice de l’hérédité, ce trait se continuera chez le second fils de Paul, le grand-duc Constantin. On sait comment Pierre III passait ses journées à jouer avec des soldats de plomb, de bois ou de cire ; Catherine nous a dépeint ce pauvre mari faisant juger et pendre un rat qui avait mangé deux sentinelles d’amadou et franchi les remparts d’une forteresse de carton. Empereur pour quelques mois, Pierre n’avait souci que des uniformes et des manœuvres de ses gardes. Son fils fut de même. A Gatchina, son seul plaisir était de faire parader ses bataillons holsteinois, de raccourcir leurs perruques ou de retailler leurs patrons d’habits. Devenu le maître de l’empire, il soumit toute l’armée aux pratiques puériles des gatchinois, comme on disait par mépris ; il fatigua ses troupes sur le champ de Mars plus que Souvarof ne fatiguait les siennes dans les Alpes ; non comme un général qui exerce ses hommes, mais comme un enfant qui joue aux soldats. Constantin, fanatique du même jeu, devait bien marquer la nuance par un mot naïf : « Je n’aime pas la guerre parce qu’elle gâte les soldats. »

Nous avons vu ce qu’avait été la jeunesse de Paul, comprimée, humiliée, menacée. Il souffrait dans tous ses orgueils, comme héritier du trône, comme père, comme fils, témoin des extraordinaires libertés de sa mère. Un souvenir cruel dominait toute cette jeunesse, la mort tragique de Pierre III, à la mémoire duquel le grand-duc gardait un attachement douloureux. Il voyait les meurtriers de son père impunis, il souffrait leurs dédains. Comme Hamlet, Paul entendait derrière lui un fantôme qui criait vengeance. Ce n’est pas le vain plaisir d’un rapprochement littéraire qui amène ici le nom de Hamlet ; pour mesurer le travail de l’horrible souvenir, creusant dans un cerveau malade, il faut consulter Shakspeare, l’incomparable psychologue ; deux siècles à l’avance, il semble avoir prédit les malheurs de cette autre famille danoise, les ducs de Holstein. Nous connaissions déjà, avant de le rencontrer dans l’histoire, ce prince évincé du trône, chagrin, irritable, épouvanté du passé, scandalisé du présent, se débattant contre un devoir funeste qui empoisonne sa vie et trouble sa raison. Paul a pu dire, lui aussi, qu’il « supporte les traits et les injures du temps, les injustices de l’oppresseur, les outrages de l’orgueilleux, l’insolence des grands en place ; .. » lui aussi il trouve que « la nature est déplacée de sa sphère ; » il se répète tout bas : « O désordre maudit, faut-il que je sois né pour te réformer ! » — Pas d’Ophélie pour adoucir son humeur. La raison d’état violentait les inclinations du grand-duc. Quand il s’était agi de le marier, en 1773, l’impératrice avait fait venir à Pétersbourg la landgrave de Hesse-Darmstadt avec ses trois filles. On en avait choisi une qui devint la grande-duchesse Nathalie Alexeïévna. Cette princesse mourut en couches le 26 avril 1776. Le lendemain même, 27, Catherine destinait à son fils une autre femme ; d’ordre de l’impératrice, le prince Henri de Prusse écrivait ce jour-là à sa nièce, la grande-duchesse de Wurtemberg, qu’elle amenât à Berlin ses deux filles pour un nouveau choix. Le 6 juillet, Paul, veuf depuis deux mois, partait pour Berlin avec le prince Henri et en ramenait l’aînée des princesses de Wurtemberg ; le 26 septembre, on les mariait à Pétersbourg. Néanmoins, durant ces premières années de jeunesse, le caractère du grand-duc n’a rien d’intraitable, on y discerne des qualités excellentes, une main habile et douce aurait peut-être eu raison de la fatalité héréditaire. Nous avons pour cette période (1772-1784) un document précieux tout à l’honneur de Paul, les lettres intimes qu’il écrivait au baron Sacken, son ancien gouverneur, alors ministre en Danemark[10]. Ces lettres nous révèlent un homme pieux, scrupuleux sur lui-même, nourri de sages maximes ; c’est le langage d’un prince honnête et modeste, d’esprit ordinaire, qui cherche à s’instruire et se prépare à bien gouverner ; avide d’amitié dans son isolement, méticuleux sur les choses militaires, honteux de sa gêne pécuniaire, de son oisiveté et de sa dépendance. Pénétré des devoirs qui l’attendent, il écrit à son correspondant cette phrase qui expliquera tout son règne : « J’aime mieux être haï en faisant bien qu’aimé en faisant mal. » Durant la période suivante, les dix dernières années du règne de sa mère, son caractère s’aigrit, les côtés violens prennent le dessus. Il s’attache à une maîtresse qui usurpe sur son âme un empire absolu : on la lui enlève « malgré toutes les scènes où la fureur et la violence ont tenu lieu d’amour et de tendresse, » nous dit Rostoptchine. Ce fidèle observateur nous montre alors le grand-duc « continuellement de mauvaise humeur, la tête pleine de visions. » Le coup subit du 17 novembre le surprend et change brusquement sa fortune ; nous avons assisté aux angoisses, aux révolutions de l’âme par lesquelles il avait passé en quelques instans ; l’ébranlement de son cerveau, au sortir de cette secousse, fut si visible, que ses serviteurs voulaient lui administrer le remède universel du temps, la saignée. Le lendemain, Paul est maître absolu de l’empire, seul sur ce faîte où les plus fortes têtes ont le vertige. Rien ne modère plus ses lubies, que la flatterie encourage, ses accès de fureur, qui tombent sur des complaisans effrayés. Le tempérament fou se développe rapidement dans toutes les conditions malsaines que lui offre le despotisme. C’est de cette époque que date le beau portrait de l’Ermitage, par Mme Vigée-Lebrun. On ressent bien l’inquiétude et la crainte que devait inspirer cet homme mal pris, déprimé, campé avec un air de défi dans sa petite mine, aux prunelles mobiles et dilatées, à la bouche volontaire, au front obstiné ; une face qui veut être majestueuse, qui n’est que menaçante et troublée.

Est-ce à dire que Paul Ier fut le tyran pervers imaginé par certains historiens ? Aucunement. Il pense toujours ce qu’il écrivait à Sacken : « J’aime mieux être haï en faisant bien qu’aimé en faisant mal. » C’est un tyran bien intentionné, le pire de tous peut-être. Il a un idéal de justice, il croit le réaliser en frappant sans pitié autour de lui, comme il croit faire une armée modèle en tourmentant ses soldats. Un fond de chevalerie surannée le fait ressembler à un don Quichotte couronné. Bonaparte gagne son cœur par quelques traits de générosité calculée, mais surtout en lui abandonnant l’ordre de Malte. C’est la grande chimère du règne de Paul, cet ordre de Saint-Jean de Jérusalem ; il se prend au sérieux comme grand-maître des hospitaliers autant que comme empereur de toutes les Russies. Sa grosse affaire sera désormais de tenir des chapitres, de distribuer des commanderies, de déguiser ses généraux en chevaliers de la croisade ; Kouchelef est grand-amiral, Sievers grand-hospitalier, Flachslander turcopolier ; les plus hautes dignités, les ordres les plus recherchés de l’empire perdent toute signification, la vraie marque de faveur est une croix de Malte, une commanderie, d’ailleurs bien rentée en âmes de paysans. Au dehors, c’est un point d’honneur chevaleresque qui dicte les reviremens soudains de sa politique et de ses alliances ; il veut écrire l’histoire comme un roman de la Table-Ronde, il entre en des fureurs terribles quand les faits viennent contrecarrer son idéal. Comme ses serviteurs restent au-dessous de cet idéal, il les change sans cesse, il les disgracie brutalement. A la fin, désespérant des hommes, qui le trompent et le trahissent, conscient des haines qu’il a soulevées, il tombe dans une mélancolie farouche, dans une défiance générale contre tous ses sujets, contre toute sa famille ; il bâtit au milieu de sa capitale ce lugubre palais de Saint-Michel, entouré de fossés, défendu par des ponts-levis et des herses, comme le donjon d’un paladin de l’Arioste ; retiré derrière ces murailles, cherchant la sécurité chaque soir dans une chambre nouvelle, il accumule les ukases qui achèvent d’exaspérer la noblesse, il congédie ses derniers serviteurs fidèles ; son gouvernement n’est plus qu’une longue crise de colère. Que reste-t-il alors de sa raison ? L’histoire est mal informée de ces derniers paroxysmes ; le tsar ne se révèle plus à son peuple que par des ordres contradictoires, on ne voit de sa vie que cette lampe errante qui passe chaque nuit dans une autre chambre et vacille comme la faible lueur du pauvre cerveau ; peut-être la lueur allait-elle s’éteindre, peut-être était-elle déjà éteinte, le soir que les conjurés renversèrent la lampe et ressortirent en disant au peuple de prier pour l’âme de Paul Pétrovitch.

Revenons en arrière. Je n’ai pas dessein de raconter ce règne, je ne voulais qu’achever le tableau des péripéties qui changèrent la face de l’empire, durant ces derniers jours de novembre 1796, — A la cour et dans les premières charges, les renverses de fortune furent moins promptes qu’on ne s’y attendait. Paul se piqua d’être magnanime et combla les ministres de sa mère avant de les sacrifier. Trois jours après l’avènement, Rostoptchine, devenu le grand factotum, écrit dans un billet à Vorontzof : « Des grâces et des bienfaits, un désir ardent de se faire aimer. Zoubof confirmé dans toutes ses places. Son frère Nicolas décoré de l’ordre de Saint-André ; des soins, des attentions. Le comte Solticof et le prince Repnine maréchaux, le vice-chancelier chancelier, le comte Bezborodko fait de la première classe. Point de recrues cette année. On va abolir l’impôt des blés. Adieu. Ecrivez-moi au plus vite et détaillez vos idées ; dites vos intentions et ce que vous voulez. » — Il est curieux, le tour du billet de notre Caton. Ce n’est plus sa grande phrase des mauvais jours, dédaigneuse et mordante ; on voit l’homme important, surmené d’affaires, satisfait et protecteur, jetant à la hâte des phrases hachées, joyeuses. Comme le philosophe s’est vite grisé du vin de la faveur ! Et cette cour si méprisée hier, comme il la voit soudain à travers les roses illusions de l’aurore ! Malheureusement, il est seul de son avis. Quelques jours se passent et l’esprit nouveau se révèle à la Russie, n’éveillant que terreurs et inquiétudes.

Ici encore, il faut recourir aux mémoires des provinciaux pour mieux ressentir la secousse profonde qui agita le pays. Tout le vieux monde de Catherine s’écroulait, tous ceux qui l’avaient édifié étaient frappés. Dans chaque ville, des courriers impériaux arrivaient, apportant la destitution des autorités ; les traîneaux de ces messagers repartaient, tantôt pour conduire dans les régions lointaines les fonctionnaires disgraciés, tantôt pour mener à Pétersbourg d’anciens officiers de Pierre III, subitement rappelés aux honneurs, à la fortune. « Toutes les nouvelles qui nous parvenaient de la capitale nous apportaient plus d’effroi que de consolation, » dit Sanglène. A l’autre extrémité de l’empire, Vigel s’exprimait en termes identiques. Sur la route de Sibérie, à Novgorod, à Kazan, le peuple épouvanté regardait passer les convois de kibitkas qui emmenaient à Tobolsk d’illustrés ou d’obscures victimes. A Pétersbourg, « le mécontentement croissait de jour en jour, l’empereur renversait tout ce qui existait précédemment, il blessait l’amour-propre de chacun, et principalement des plus grands seigneurs. « Avant toutes choses, Paul avait changé la tenue des troupes et substitué aux glorieux uniformes de Catherine l’habit prusso-holsteinois. L’homme est ainsi fait qu’il aime mieux voir toucher à ses droits qu’à ses habits. Les officiers des gardes se croyaient déshonorés. « Nous nous faisions l’effet d’une mascarade, » écrit l’un d’eux. Ils donnèrent en masse leur démission. On les remplaça aussitôt par des « Gatchinois, » caporaux grossiers et ignorans, mais façonnés de longue date aux caprices du maître. Les civils ne furent pas moins contraints : l’empereur défendit les chapeaux ronds, comme une importation jacobine. Quand il passait à la promenade, les employés civils devaient jeter à terre leur manteau et rester immobiles, tête nue ; les délinquans étaient passibles de cent coups de bâton. Paul prenait lui-même l’initiative des corrections ; sa canne était aussi prompte que l’épieu légendaire d’Ivan le Terrible ; un jour, on le trouva dans son cabinet se colletant avec l’amiral Tchitchagof. Les femmes n’étaient pas préservées des châtimens manuels : Pahlen, ayant reçu ordre de « laver la tête » à une princesse Galitzine, prit une cuvette, du savon, et exécuta au pied de la lettre sa consigne. Les prisons se remplissaient d’officiels de tout grade, mis au cachot pour de légères infractions, des irrégularités de tenue.

En revanche, les commandans de forteresses furent autorisés à relâcher indistinctement tous les détenus qui leur avaient été confiés par la défunte impératrice. A Réval, on retira d’une cellule un mystérieux inconnu, gardé au secret depuis trente ans ; cet autre Latude ne sut ou ne voulut dire ni son nom ni son histoire ; il refusa une liberté qui venait trop tard, se recoucha sur son grabat et y mourut au bout de trois jours. L’empereur alla en personne délivrer Kosciuszko, le héros des guerres polonaises, et lui fit don de mille paysans. Potocki fut traité de même, et Paul lui tint ce langage : « J’ai toujours été contre le partage de la Pologne ; ce partage fut injuste et contraire à la saine politique ; mais c’est un fait accompli. Les autres puissances rendraient-elles bénévolement ce qu’elles vous ont enlevé de force ? rétabliraient-elles votre patrie ? L’empereur d’Autriche, et surtout le roi de Prusse, sacrifieraient-ils les territoires acquis par eux aux dépens de la Pologne ? Leur déclarer la guerre serait une folie de ma part, le succès serait douteux ; aussi je vous prie de ne plus penser à ce qui est irréparable ; en agissant autrement, vous exposeriez votre chère Pologne et vous-même à des malheurs encore plus grands. » — Tous les actes de l’empereur offraient ce mélange confus de générosité native et d’arbitraire maladroit. Sous le règne de sa mère, son regard d’opposant n’avait vu que les vices de la machine gouvernementale ; il voulait les abolir, il ne s’apercevait pas qu’il détruisait le grand ressort de cette machine, sagement entretenu par Catherine, le sentiment de la dignité personnelle dans l’armée et chez tous les serviteurs de l’état. Un esprit étroit et absolu se fait une certaine conception du bien à réaliser ; tout ce qui ne rentre pas dans cette conception l’exaspère ; il devient d’autant plus funeste qu’il est plus fort de ses intentions droites, plus incapable de comprendre la nécessité des accommodemens. Pour gouverner les hommes, un sceptique intelligent réussit mieux parfois qu’un rigoriste borné.

A toutes les mesures incohérentes de l’empereur l’opinion publique assignait un mobile commun : le désir de discréditer la mémoire de sa mère, de réhabiliter celle de son père. La première de ces imputations était sans doute exagérée ; Paul obéissait simplement à ce besoin de réaction dont se défend mal un prince qui succède ; une tendance très humaine fait presque toujours de l’héritier du trône un opposant silencieux qui a hâte d’essayer au pouvoir d’autres maximes et d’autres hommes. Mais le public touchait juste sur le second point : le fils de Pierre III semblait accomplir un vœu ancien en tirant de l’oubli le nom de ce père qui avait si peu marqué. Tous ceux qui, de près ou de loin, avaient appartenu à ce triste souverain étaient assurés d’un accueil magnifique à la nouvelle cour. Ce n’était pas encore assez pour la piété filiale de Paul ; il lui fallait une manifestation éclatante, une expiation publique qui rachetât toutes les injures passées.

Alors lui vint une idée singulière, digne de Hamlet égaré chez les fossoyeurs. Le corps de sa mère, exposé en chapelle ardente, allait recevoir les derniers honneurs ; son père avait été frustré de ces honneurs ; pourquoi ne pas les lui restituer, ne pas sceller du même coup la réconciliation posthume de ses parens ? Son imagination malade prit feu pour ce beau projet. En compagnie du grand-chancelier, comte Bezborodko, et d’un aide-de-camp, l’empereur se rendit au monastère de Saint-Alexandre Newsky. Les Russes ont conservé la pieuse habitude qu’avaient nos pères ; en sortant du siècle, il leur plaît de reposer dans un cloître, sous la garde et les prières des religieux. A l’une des extrémités de Saint-Pétersbourg, un grand couvent, placé sous le vocable du héros national, abrite les tombes des familles de marque et les moines qui veillent sur elles. C’était là qu’on avait déposé nuitamment, à petit bruit, la dépouille de Pierre III, déshéritée de la sépulture impériale qui attend les souverains dans la cathédrale des Saints Pierre et Paul. Le tsar fit appeler un vieux moine et demanda qu’on lui montrât le tombeau de son père ; le moine l’y conduisit. Paul ordonna d’ouvrir le caveau, de desceller le cercueil, et se pencha pour chercher son père : de l’empereur Pierre il restait une poignée de cendre, quelques lambeaux de drap d’uniforme, des boutons, des semelles de bottes[11]. Le fils se jeta à genoux devant ces chétives reliques et versa d’abondantes larmes. Puis il fit porter le cercueil dans l’église, sur une estrade somptueuse ; on plaça la garde d’honneur, on régla les services funèbres suivant l’étiquette accoutumée. Deux fois par jour, l’empereur se rendait aux offices, célébrés par les religieux du couvent. Après les délais de rigueur, Paul ordonna le transport du corps au Palais-d’Hiver ; la famille impériale et toute la cour suivirent le cortège, tête nue, sur ce long parcours, par un froid de 18 degrés, au milieu d’un peuple qui regardait avec stupeur ce revenant d’une époque oubliée. Au palais, on déposa la bière sur le lit de parade où reposait déjà l’impératrice. L’expiation était complète et la leçon formidable. Jamais sans doute, dans ses plus cruelles nuits de remords, Catherine n’avait rêvé qu’après trente-cinq ans, l’époux immolé reviendrait réclamer sa place sur la couche conjugale.

Qu’on se représente les sentimens de la cour, contrainte d’assister à ce dénoûment imprévu du drame où presque tous avaient été acteurs. Les vieillards qui occupaient là les premiers rangs avaient trahi ce maître devant qui on les forçait de s’agenouiller une dernière fois. Parmi les grands, plusieurs n’étaient grands que parce qu’ils avaient touché le prix du sang. Le plus fameux et le plus avéré d’entre ces derniers, le vieil Alexis Orlof, figurait en tête ; pour celui-là, la piété et la colère de Paul imaginèrent un châtiment qui semble emprunté à Eschyle ou à Shakspeare : Orlof fut commandé pour le service de nuit entre ces deux morts, spectres qui avaient à lui parler de tant d’horribles secrets. Le jour des funérailles, on le vit portant la couronne derrière l’empereur à qui il l’avait arrachée. Ce jour-là enfin, la lugubre représentation se termina, au grand soulagement de tout ce monde. On descendit côte à côte les cercueils de Catherine II et de Pierre III dans la cathédrale, pour y dormir éternellement réunis, comme deux tendres époux. Cinquante ans auparavant, la princesse douairière d’Anhalt-Zerbst, racontant dans une lettre le mariage de sa fille Catherine, dépeignait les splendeurs de la noce, l’attitude touchante des jeunes mariés ; après les avoir conduits jusqu’au seuil de la chambre nuptiale, elle écrivait gaîment : « Maintenant laissons-les reposer. » Nous venons d’assister à des scènes bien différentes, à la funèbre parodie de ce jour de noces : rendons à la paix de la mort ces pauvres ombres et disons avec la vieille princesse : « Maintenant laissons-les reposer. » — Le changement de règne est accompli, Catherine est oubliée, le palais a pris la physionomie qui plaît au nouveau maître. Après des événemens et des spectacles si extraordinaires, il n’y aura pas lieu de s’étonner si la raison de ce maître chancelle ; le merveilleux, c’est que les témoins de ces événemens aient pu garder la leur. La raison ! Rostoptchine ne croyait pas qu’elle fût priée à la cour ; ne s’écriait-il pas, ce misanthrope, dans une lettre écrite à son ami durant l’agonie de Catherine, lettre où il retraçait le spectacle du palais : « Ah ! monsieur le comte, que les hommes sont fous ! » — Il les avait beaucoup vus et pratiqués : peut-être devons-nous le croire sur parole.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Archiv Vorontzova, t. VIII.
  2. Rousskaia Starina, décembre 1882.
  3. Sbornik istoritcheskago obschestva, passim. Cette grande publication, entreprise il y a quinze ans, a déjà été conduite jusqu’au XXXVIIe volume. Elle contiendra tous les rapports de nos ambassadeurs au siècle dernier, relevés sur les originaux aux archives du quai d’Orsay, et imprimés en texte français. Ce sont les matériaux de notre propre histoire qui nous reviennent de Russie ; il convient d’en remercier l’intelligente activité de M. le secrétaire d’état Polovtzof et de ses collaborateurs, MM. Buitchkof et Stendman.
  4. Lettres à Vorontzof, passim. Ces lettres sont écrites en français.
  5. Pour tout cet incident, voir la correspondance avec Budberg, Sbornik, t. IX.
  6. Récit de Sanglène, qui dit tenir ces détails de Koutaïsof, témoin oculaire.
  7. Récit de Rostoptchine (en russe). Le texte, donné comme authentique par M. Barténief, présente des variantes assez sensibles avec la traduction publiée par M. de Ségur d’après des papiers de famille.
  8. Récit de Sanglène, qui affirme tenir ces révélations de la bouche même de Zoubof. Aucun autre témoignage ne les confirme et il est étrange que Rostoptchine n’en ait pas eu connaissance ; elles ne doivent être acceptées qu’avec hésitation.
  9. Voir Maudsley, le Crime et la Folie.
  10. Sbornik, t. XI.
  11. Récit de Sanglène.