Un Collège d’autrefois - Le Vieux Louis-le-Grand

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UN COLLÈGE D’AUTREFOIS
LE VIEUX LOUIS-LE-GRAND


les origines

En 1545, l’évêque de Clermont, Guillaume du Prat, un des quatre prélats envoyés par François Ier au Concile de Trente, y remarqua un prêtre aussi savant que modeste, Claude le Jay, procureur de l’évêque d’Augsbourg. On lui dit qu’il était un des disciples d’Ignace de Loyola. Guillaume du Prat, dont le directeur de conscience avait fréquenté à Rome les premiers Pères dans leur première habitation du Monte Pincio et lui en avait fait un grand éloge, entra aussitôt en relations avec lui. Ce que le Père le Jay lui apprit des Jésuites l’édifia et lui donna l’idée d’établir, sous leur direction, un collège séminaire à Paris même, dans l’immeuble qui appartenait à son évêché de Clermont. Ignace accepta volontiers : il avait gardé une profonde reconnaissance à l’Université de Paris, et il était si désireux que le plus grand nombre de ses disciples en reçût la formation qu’il les avait déjà envoyés au Collège des Trésoriers, puis au Collège des Lombards. En 1550, après les fêtes de Pâques, ces jeunes scolastiques quittèrent les Lombards et s’installèrent dans l’hôtel épiscopal de Guillaume du Prat. Jusque-là ils ne le distinguaient pas des autres étudiants ; mais, une fois à l’hôtel de Clermont, ils prirent le même costume, et l’on vit qu’on avait affaire à ce nouvel Ordre mystérieux sur lequel couraient déjà des légendes et dont les membres avaient l’audace d’usurper le nom de Jésuites « comme si, seuls, ils étaient les Frères en Jésus-Christ. » Pendant plus de dix ans, le pauvre séminaire, qui, dans ses beaux jours, comptait à peine une douzaine de séminaristes, dut lutter contre l’hostilité qui lui barrait le chemin de la naturalisation.

Mais ces dix années ne furent point perdues pour la Compagnie. Guillaume du Prat l’invita bientôt à venir en Auvergne fonder, non pas un séminaire, mais un collège d’enseignement. Il voulait relever dans sa ville de Billom l’ancienne Université déchue, et il avait acheté des bâtiments qu’il mettait à sa disposition. Ignace de Loyola n’avait pas encore pensé à réformer l’éducation de la jeunesse. Ce fut seulement alors que, remaniant les Constitutions de son Ordre « selon les leçons de l’expérience, » il y inscrivit ce mode d’apostolat. En 1553, les Jésuites ouvrent le collège de Billom ; en 1559, celui de Pamiers ; en 1561, celui de Rodez ; mais ces deux derniers, à peine lancés, s’abîmèrent dans la houle furieuse des guerres de religion. Cependant, en 1561, entre deux séances du Colloque de Poissy, l’Assemblée eut à statuer sur l’admission légale de la Société de Jésus et la lui accorda. Ni Loyola, mort cette même année, ni Guillaume du Prat, qui l’avait précédé dans la tombe, ne virent ce qui allait en résulter : la transformation de la maison d’études de Paris en maison d’enseignement.

Le Collège de Clermont était fondé, ce Collège qui devait porter successivement les noms de Collège Louis-le-Grand, — Collège de l’Égalité, — Institut des Boursiers, — Prytanée français, — Collège de Paris, — Lycée de Paris, — Lycée Impérial, — Lycée de Louis-le-Grand, — Collège royal de Louis-le-Grand, — Lycée National, — Lycée Descartes, — Lycée impérial Louis-le-Grand, — Lycée Descartes, — Lycée Louis-le-Grand. Je ne crois pas que nous ayons fait mieux dans ce genre. Avons-nous assez suborné ces vieilles pierres ! Nous pouvons égrener sur le chapelet de leurs dénominations les fastes des trois cents dernières années de notre histoire, des cent trente dernières années surtout, puisqu’en moins d’un siècle elles ont pris treize noms différents. Mais ne nous plaignons pas : pour une fois le bon sens a triomphé. Le premier nom de Collège de Clermont, qui a duré si longtemps, n’était point dû, comme il serait légitime qu’on le pensât, à la reconnaissance dont les Jésuites entouraient le souvenir de Guillaume du Prat. Il leur avait été imposé par la mauvaise humeur du Parlement qui ne consentit à reconnaître leur Compagnie que sous forme de Société et de Collège nommé Collège de Clermont, « et non de religion nouvellement instituée, à la charge qu’ils seront tenus de prendre autre titre que de Société de Jésus ou Jésuites. » Ces vocables semblaient impertinents et scandaleux à la Cour souveraine. Cela n’empêcha pas que plus tard, lorsque Louis XIV donna son nom au Collège et le déclara de fondation royale, — car le Collège de Clermont, comme tant de cités antiques, eut l’honneur d’être fondé deux fois, — on accusa les Pères d’une noire ingratitude envers leur premier fondateur. La vérité est qu’ils sacrifiaient de bon cœur un titre qui leur rappelait les conditions onéreuses de leur admission légale.

Ce grand Collège a enfin trouvé un historien digne de lui. M. Dupont-Ferrier, qui y professait hier et qui professe aujourd’hui à l’École des Chartes, vient d’en écrire l’histoire[1]. Depuis le livre de Quicherat sur Sainte-Barbe, nous n’avons rien eu de semblable. Ces monographies, où se reflètent, pendant des siècles, tous les états d’âme d’un pays, sont captivantes ; mais Louis-le-Grand a une autre importance que Sainte-Barbe. « La création des collèges de la Compagnie de Jésus, dit M. Dupont-Ferrier, fut le plus grand événement pédagogique du XVIe siècle. » Je dirai même que je n’en vois pas jusqu’à nos jours d’aussi considérable. Il y a une vingtaine d’années, lorsqu’un mouvement se dessina contre notre Enseignement secondaire, qui aboutit aux détestables programmes de 1902, un professeur de la Sorbonne, M. Durkheim, poursuivait âprement dans cet Enseignement un héritage des Jésuites. Il avait raison, non de l’y poursuivre, mais de l’y dénoncer. Les Jésuites ont été des novateurs, et, pour nous débarrasser de ce qu’ils nous ont légué, il faudrait que nous le fussions au même degré qu’eux. Certes nous avons modifié leur conception et sur quelques points très heureusement. Mais il se pourrait que dans leurs innovations ils eussent rencontré les lois immuables de l’enseignement. En ce cas, il vaudrait mieux le reconnaître et s’en féliciter puisqu’ils nous ont dispensés de les découvrir nous-mêmes. C’est ce qui ressort de l’ouvrage de M. Dupont-Ferrier, dont la partie la plus pittoresque, la plus vivante est celle où il nous raconte la croissance, l’apogée et la ruine du Collège des Jésuites. Cette période, de 1564 à 1762, comprend deux siècles.


un collège sous les tempêtes

Pendant ces deux siècles, il vécut et grandit sous la menace constante des jalousies et des haines. Il a pour lui le Roi, contre lui l’Université et le Parlement. À peine avait-il ouvert ses portes que les passions se déchaînèrent. L’insolence de ces nouveaux venus fut dénoncée le même jour, à la même heure, du haut de la chaire, dans une douzaine d’églises. Les carrefours se couvraient de placards injurieux. Les Pères ne pouvaient s’aventurer dans le quartier de l’Université sans recevoir des ordures ou des pierres. Des écoliers les suivaient en criant : Tu es jesuita, ergo hypocrita, ita. Les humanistes forgent contre eux, qui sont pourtant des humanistes, épigrammes et satires dans leur meilleur latin. Devant le Parlement, l’avocat Pasquier les accable de son implacable réquisitoire. Il les traite de « secte schismatique et conséquemment hérétique. » L’erreur de Loyola est pour lui aussi dangereuse que celle de Martin Luther. « Si vous vouliez les incorporer, s’écrie-t-il, ce serait agréger l’Université avec une troupe de sophistes qui sont entrés comme timides renards au milieu de nous pour y régner dorénavant comme furieux lions[2]. » Et pourtant chaque année les Pères héritent de nouveaux biens ; les élèves désertent les collèges universitaires et se pressent autour de ces maîtres qui n’ont point de grades. Leur renommée d’éducateurs s’étend. En 1580, le jeune François de Sales, que ses parents veulent envoyer au Collège de Navarre, supplie sa mère de le mettre plutôt au Collège de Clermont.

Mais, le 27 décembre 1594, le fils d’un marchand drapier de la Cité, qui, après avoir fait ses classes de lettres aux collèges de Navarre et de Justice, avait suivi les cours de philosophie au collège des Jésuites, un pauvre garçon mélancolique et scrupuleux, impatient d’échapper à la damnation par une mort profitable au public, se glissa dans l’antichambre du Roi et le frappa d’un coup de couteau à la bouche. Au bruit de cet attentat, dès qu’on sut que l'auteur, Jean Chatel, était un ancien élève des Jésuites, peut-être même un Jésuite déguisé, la ville prit les armes. C’était le soir ; on entendit sonner à toute volée le bourdon de Notre-Dame et les cloches des autres églises. La rue Saint-Jacques et les rues avoisinantes se remplirent de rumeurs et de torches. Les Pères, qui ne savaient rien, sursautèrent au bruit des coups qui ébranlaient la porte du Collège. On leur criait d’ouvrir de par le Roi. Ils ouvrent. On les rassemble deux par deux ; on les conduit au logis du sieur Brizard, capitaine du quartier, conseiller au Parlement. Toute la maison est occupée : sentinelles dans la cour des classes ; sentinelles dans la cour des pensionnaires ; rondes du haut en bas. Chatel, livré aux pires tortures, eut beau disculper ses anciens maîtres : ils n’en furent pas moins tenus pour responsables du crime et chassés. Le Collège fut mis sous séquestre ; ses biens et ses meubles, vendus.

Ce ne fut qu’en 1618 que les Jésuites, qui cependant avaient obtenu depuis 1603 leurs lettres de naturalisation, purent reprendre leur enseignement. L’Université, qui s’était réjouie de leur exil, n’y avait rien gagné. Un grand nombre d’élèves avaient rejoint les exilés. De 1618 à 1682, la situation du Collège s’accroît d’année en année. Mais ses ennemis ne désarment pas. Dès le lendemain de sa réouverture, l’Université défendait aux Principaux de loger dans leurs collèges les externes de Clermont et décidait de n’admettre aux grades académiques que les jeunes gens qui auraient suivi ses cours au moins trois ans. Le Parlement est irréconciliable. Le Jansénisme entreprend de déconsidérer la Compagnie dans l’opinion des chrétiens et de lui arracher la direction intellectuelle et spirituelle de la jeunesse. Le plus redoutable adversaire qui se soit jamais dressé contre elle est là, embusqué dans l’ombre même du Collège.

Quand on sortait par la grande porte, au-dessus de laquelle était inscrit Collegium Societatis Jesu, on avait devant soi la rue des Poirées, et presque à l’entrée de cette rue on voyait une auberge à l’enseigne du Roi Dagobert. En 1656, cette auberge reçut pendant quelques mois un hôte singulier qui se faisait appeler M. de Mons. Très réservé, très silencieux, cet homme au front largement découvert, au grand nez busqué, dont la physionomie volontaire et profonde avait souvent une expression de souffrance contenue, n’était probablement pas venu y chercher le silence. Quatre fois par jour, la rue étroite éclatait dans un effrayant tumulte de deux mille externes qui se poursuivaient, criaient, se battaient et manquaient de se faire écraser par les charrettes et les chevaux de charge. Les dimanches et les jours de fête, c’était une file ininterrompue de carrosses qui se dirigeaient vers le Collège. Cependant il sortait peu, travaillait beaucoup ; quelques rares visiteurs, de mine grave, montaient chez lui, plutôt vers le soir ; et un certain M. Périer, arrivé de province, qui avait loué une chambre au-dessous de la sienne, semblait le connaître assez intimement. De temps en temps, son domestique Picard passait, d’un air secret, un rouleau de papier à la main. Ce que Picard portait au Collège d’Harcourt ou ailleurs, parfois sous les yeux distraits des Pères Jésuites qui rentraient à Clermont, c’était le manuscrit ou les épreuves d’une Lettre Provinciale

Mais ni l’immortel pamphlet, ni le Parlement, ni l’Université ne pouvaient rien contre le succès du Collège, et en 1682 la protection officielle de Louis XIV sembla le garantir à jamais des coups de la fortune. Gallicans, Jansénistes, Libertins n’en continuèrent pas moins à accuser les Jésuites d’internationalisme, d’hypocrisie, de régicide. L’Université s’obstinait à refuser aux externes la possibilité de se loger au pays latin, et « les internes, pour peu qu’ils eussent besoin d’un diplôme académique, savaient d’avance que leur inaptitude serait, avec une perfidie scientifique notoire, outrageusement constatée. » Les attaques se multiplient. En 1757, l’attentat de Damiens ressuscite la mémoire de Jean Chatel. Le même esprit, qui prépare la Révolution et la chute de la Royauté, attribue l’acte de ce malheureux déséquilibré à l’influence de son passage comme domestique au collège Louis-le-Grand. Une foule menaçante envahit les abords de la maison, et, en une seule journée, les parents retirent plus de deux cents pensionnaires. Enfin, à la suite de la banqueroute du Père Lavalette, la suppression de l’Ordre est résolue. Les arrêts rédigés contre les Jésuites « sont hérissés de citations, de noms, de dates, puisés, avec plus d’emportement que de critique, dans tout ce qu’ils avaient écrit, dans toutes les censures qu’ils avaient encourues de la part des papes ou des évêques, dans toutes les objections soulevées par les Assemblées du clergé. » Ces hommes pervers étouffent les sentiments humains, dépravent les consciences, foulent aux pieds les libertés gallicanes, professent des doctrines meurtrières et attentatoires à la sûreté des souverains. Bref, le 3 mai 1762, le Collège Louis-le-Grand reçut l’ordre de congédier au plus tôt maîtres et élèves. Le recteur, le Père Frélaut, passa une partie de sa nuit à dicter des lettres d’avis aux familles. Puis ce fut un immense désarroi, un déménagement précipité. Le Père Frélaut quitta le dernier ces vieux murs, « témoins de tant de gloire et d’angoisse, » comme, après ses passagers et son équipage, le capitaine abandonne son bâtiment qui sombre. Mais le bâtiment ne devait pas sombrer.


l’organisation matérielle

Vous pourriez croire, en lisant cette histoire dramatique, qu’il n’y eut pas de collège plus troublé. Mais, pendant que les orages battaient ses murs, l’ordre y régnait. On vivait avec régularité et sérénité dans cette citadelle assiégée et de temps en temps assaillie. Au sein des attaques, des injures, des dénonciations, des vexations de toute sorte, les Pères « ressemblaient, dit un de leurs vieux défenseurs, à ceux qui dorment le long des forges, auxquels le bruit continuel affermit le sommeil. » Disons plutôt qu’ils poursuivaient leur tâche comme si elle dût être éternelle.

La citadelle n’était pas belle, mais elle était pittoresque. Après la mort de l’évêque de Clermont et l’admission légale de la Société du Collège de Clermont, lorsque le Père général Lainez rêva de faire la maison d’enseignement la plus grande de l’Europe, il fallut chercher un vaste local, et on trouva, au quartier de l’Université, un hôtel connu sous le nom de la Cour de Langres. « Je m’étonne, écrivait en 1563 le nouveau Provincial, qu’on ait pu rencontrer dans des temps si difficiles une si belle maison et si bien située. Il y a, comme au Collège romain, deux corps de logis distincts dans lesquels on peut placer l’habitation des Pères, les classes, les pensionnaires et les écoliers pauvres, séparés les uns des autres ; de plus, un beau jardin, un peu moins grand que celui de Rome. Bien qu’il y ait peu d’eau potable à Paris, un puits large et profond, tout en pierres de taille, nous la fournit avec abondance et de la meilleure qualité comme celle des Cholets, nos voisins, et des Cordeliers, renommée dans toute la ville. » Le Provincial exagérait la beauté de la maison ; mais la situation était, en effet, très belle.

À deux pas du sombre Montaigu où Ignace avait passé et de Sainte-Barbe où il avait connu François de Xavier, la Cour de Langres s’élevait environnée de collèges. Au Sud, le collège des Cholets ; à l’Est, celui du Mans ; au Nord, ceux de Marmoutier et du Plessis. Trois d’entre eux devaient être absorbés, au cours du XVIIe siècle, par les Jésuites : et les cinq forment l’emplacement du moderne Louis-le-Grand. Tout autour, des ruelles et des rues dont les plus larges, comme la rue Saint-Jacques et la rue Saint-Étienne-des-Grés, n’étaient guère que des boyaux. Point de trottoir ; un ruisseau au milieu, et une boue dont les régents faisaient dériver le nom latin lutum en Lutetia. Le collège n’avait que douze toises de façade sur la rue Saint-Jacques. Il en était séparé par des échoppes et des maisons à pignon dont les enseignes enluminées balançaient au vent, avec un bruit de ferraille, des images de saints, un mouton, un fer à cheval, un plat d’étain, une gallée d’or. Il y demeurait un médecin, un imprimeur, un épicier, un conseiller du roi, un tailleur, des fripiers, des joueurs d’épinette et, — l’heureux temps ! — un seul marchand de vin. Il fallut au collège cent vingt ans pour acheter neuf de ces maisons et atteindre une façade de quarante toises. Mais jusqu’au XIXe siècle, il eut à souffrir des masures qui flanquaient ses murs de leur gueuserie ; et, en 1877, il conservait encore à côté de sa porte d’entrée une échoppe de cordonnier.

Ses murailles semblaient de naissance vieilles et noires. À la fin du XVIIe siècle elles commençaient à se bossuer dangereusement. Ses galeries extérieures allaient de guingois et des plâtras tombaient. Ce qu’il est tombé de plâtras au collège Louis-le-Grand ! Il en tombait encore en 1870, et l’Inspecteur général poussait un cri d’alarme. Les constructions récentes regagnaient en hauteur ce qu’on leur refusait en surface. C’était un assemblage de toits inégaux, de frontons, de pavillons avec ou sans belvédère ; et il y avait même une plate-forme pour observations astronomiques qu’on nommait la Guérite. Les classes étaient au rez-de-chaussée. Les élèves qui s’y entassaient écrivaient sur leurs genoux et souvent un bon nombre était obligé de rester dans la cour. Les salles d’études, les chambres ou chambrées, et les petits appartements occupaient les étages supérieurs. On s’éclairait aux chandelles de suif sur des flambeaux de cuivre d’où pendaient des mouchettes de fer. La cuisine, l’infirmerie et une chambre voisine du réfectoire étaient en hiver les seules pièces chauffées. Mais un recteur de 1639 avait posé en principe que le froid échauffait la vertu. Les élèves ne demandaient pas à être si vertueux, et ils usaient de ruse pour attraper un air de feu. Comme il ne leur était permis de quitter la cour que si l’eau bénite gelait à la chapelle, un gamin du nom d’Arouet glissait de petits glaçons dans le bénitier. Il ne savait pas combien sa gaminerie symbolisait déjà son œuvre future. Les réfectoires étaient, comme les classes, au rez-de-chaussée. On y buvait la même eau rougie qu’aujourd’hui, mais la nourriture avait une abondance et une variété que le XIXe siècle n’a pas connue, ni le XXe. M. Dupont-Ferrier, qui ne néglige aucun détail, nous dit que la vaisselle était de terre cuite ou d’étain. Qu’elle fût d’étain, nous ne l’ignorions pas, depuis la sixième Lettre à un Provincial où Pascal nous raconte, avec son terrible enjouement, l’aventure de Jean d’Alba qui, au service des Pères, mal satisfait de ses gages, mais très ferré sur la casuistique, s’inspira de leur doctrine pour se payer lui-même et leur vola des plats d’étain. Il est vrai qu’en 1776, — quinze ans après l’expulsion des Jésuites, — le caissier du collège détourna cent vingt mille francs, parce qu’il aimait à manger dans de la vaisselle d’argent. Et personne ne dit qu’il avait étudié la Somme des Péchés du P. Bauny. Si rude encore que nous paraisse l’organisation matérielle du vieux collège, elle réalisait de grands progrès sur celle des collèges voisins ; et soyons sûrs que, dans deux cents ans, ceux qui liront les descriptions du lycée d’aujourd’hui plaindront à leur tour nos enfants d’avoir été logés si peu confortablement et comprendront mal que les maîtres aient pu s’accommoder d’une installation, — qui ne leur offrait même pas un endroit convenable où se laver les mains.


le personnel

Mais les plus grandes, les plus sérieuses nouveautés du collège de Clermont n’étaient ni dans sa cuisine ni dans son aménagement. La première de toutes, celle qui nous explique comment il a tenu tête à des attaques deux fois séculaires, consistait dans la solidité de sa hiérarchie. Son organisation spirituelle avait toute l’unité qui manquait à ses bâtiments. En un temps où toutes les disciplines s’étaient relâchées, où les guerres civiles avaient démoralisé la nation, où le fédéralisme triomphait à l’Université, le Collège de Clermont donna l’exemple de la plus ferme armature. « Si cette hiérarchie fortement unitaire, dit M. Dupont-Ferrier, nous semble aujourd’hui banale, c’est que, depuis le XVIe siècle, elle a fait ses preuves. Sans toujours le proclamer, c’est aux Jésuites que nous l’avons souvent empruntée. » Mais nous l’avons affaiblie. Aussi ne me semble-t-elle pas si banale.

À la tête du collège, le recteur avait au-dessus de lui les visiteurs, le provincial de France, le général, — comme nos proviseurs ont au-dessus d’eux les inspecteurs, leur recteur et le ministre ; mais le général était un ministre durable. Près de lui, les conseillers. Au-dessous de lui, le préfet des études qui jouait le rôle d’un vice-recteur, le principal chargé des pensionnaires, le ministre chargé des religieux, les procureurs, les surveillants. Le général représentait l’autorité sans appel ; le provincial, nommé pour trois ans, choisissait le recteur, le préfet des études, le principal, les prédicateurs. Les visiteurs ne ressemblaient pas à nos inspecteurs qui, chaque année, jugent en une heure du passé, du présent et de l’avenir d’une classe et de son maître. Ils s’installaient au collège, y vivaient des semaines et des mois et apprenaient lentement à se faire une opinion. Mais ce qu’il y a de très remarquable dans cette organisation, c’est la somme d’initiative et de responsabilité qu’elle laissait à chacun de ses membres, tout en le liant étroitement à la communauté. Le recteur, plus soumis au provincial et au général que le proviseur moderne à son recteur et à son ministre, disposait de pouvoirs beaucoup plus étendus. En 1850, le proviseur de Louis-le-Grand, M. Rinn, avait le courage de protester contre la situation cruelle que l’Université faisait à ses proviseurs : « Le défaut de succès, disait-il, leur est toujours imputé, bien que les causes soient indépendantes de leur volonté. J’ignore ce que sont devenues mes propositions de cette année. Je ne suis poins admis à les défendre : tout est décidé, et décidé par MM. les Inspecteurs généraux qui n’ont aucune responsabilité. » Le recteur de Clermont recrutait son personnel : le proviseur d’aujourd’hui est souvent obligé de subir des fonctionnaires qui manifestement nuisent à son lycée. Le recteur de Clermont décidait des sorties et des congés ; c’était lui qui admettait les élèves et lui seul qui avait qualité pour les exclure. L’administration économique était sous sa direction ; et quand il voulait élever un mur ou percer une porte, il n’avait pas à en référer au général ni au provincial. Une hiérarchie bien comprise, ce sont des libertés qui se commandent.

Les professeurs de Clermont ou de Louis-le-Grand devaient constituer une élite. La tradition voulait qu’ils suivissent leurs élèves. Ils commençaient par la sixième et les menaient jusqu’en rhétorique. Le système vaut ce que vaut le professeur. En tout cas il exige qu’il se renouvelle continuellement et surtout qu’il ne se spécialise pas. « C’était l’époque où l’on évitait encore de se spécialiser trop tôt. Bougeaut était physicien et poète, théologien, moraliste et historien : Brumoy était mathématicien et helléniste ; Souriet était géologue et théologien, philosophe et poète ; Pardies, astronome, mathématicien, philosophe ; Buffier passait avec une aisance égale de la géométrie à l’histoire ou à la géographie. Même variété de savoir chez Tournemine, Rapin, la Rue, de la Sante. On se croirait encore en compagnie de ces admirables esprits de la Renaissance italienne, avides de tout explorer et de tout connaître et qui furent des cerveaux complets. » Mais arrivé en rhétorique, en philosophie ou en théologie quand le professeur y avait supérieurement réussi, on l’y maintenait. À côté des professeurs, professeurs eux-mêmes, professeurs en congé, mais résidant au collège, les scriptores librorum, les écrivains, vaquaient librement à leurs recherches. Cette institution, qui datait du XVIIe siècle, était admirable. Les Pères n’avaient pas trop de maîtres pour leurs classes surpeuplées ; ils n’en avaient pas toujours assez. Mais ils tenaient à réserver dans leur ruche des cellules où quelques-uns d’entre eux auraient le loisir de se cultiver, de donner toute leur mesure et, en travaillant pour eux-mêmes, de travailler pour le profit et l’honneur de leur Société.

Ces professeurs avaient à leur disposition une des plus riches bibliothèques de l’Europe. En 1718, elle comptait quarante mille volumes. Au fond de l’ancienne Cour de Langres, ses deux ailes dominaient le jardin des Pères. Ils l’avaient ornée de colonnes et de boiseries, décorée et peinte avec le même luxe, la même somptuosité un peu théâtrale que leurs chapelles et leurs églises. Le goût de l’apparat a toujours été le défaut de ces hommes qui vivent si simplement et qui ne possèdent rien. Mais ce n’est pas nous qui leur ferons un grief d’avoir trop bien logé leurs livres. Il y avait dans cette bibliothèque des tableaux de Poussin et des tableaux de Le Brun, dont l’un représentait un de ses fondateurs, le surintendant Foucquet, à côté de la Justice. Bien entendu, le tableau avait été peint avant qu’elle eût mis la main au collet de ce célèbre concussionnaire. Mais les Pères n’étaient pas ingrats, et si le Roi visita leur Bibliothèque, — ce qu’il fit sans doute, — il put l’y voir et y entendre une Renommée qui, du haut des airs, au milieu d’un groupe de Génies, proclamait la munificence de l’illustre Foucquet.

J’aurais souhaité qu’on y vît aussi le portrait d’un de leurs premiers bibliothécaires, le P. Jean Guignard, dont la destinée fut tragique. Lors de l’attentat de Chatel, on trouva dans sa chambre des libelles du temps de la Ligue contre Henri IV, qu’un édit royal avait ordonné de brûler, et quelques dissertations scabreuses sur le régicide. Le P. Guignard, qui devait aimer les éditions rares, n’avait pu se résoudre à les livrer aux flammes, et le Parlement se fit un plaisir de l’y condamner. Il devait être mené en place de Grève, pendu et étranglé à une potence, puis réduit en cendres. Mais, avant, il ferait amende honorable et, devant la porte de Notre Dame, à genoux, il avouerait « qu’il avait écrit que le feu Roi avait été justement tué par Jacques Clément et que, si le Roi actuellement régnant ne mourait à la guerre, il fallait le faire mourir, dont il se repentait et demandait pardon à Dieu, au Roi et à la patrie. » En chemise et la corde au cou, il refusa de prononcer ces mots. On le menaça de le brûler à petit feu ; on le menaça de l’écarteler : il refusa toujours, disant que c’était contre sa conscience. La scène, rapportée dans le procès-verbal que nous cite le P. Fouqueray, a une grandeur impressionnante. Du haut de l’échelle, quand le peuple eut chanté le Salve Regina, il dit que lui et ses confrères avaient fait tout ce qui leur avait été possible pour la conservation de la Religion et pour l’instruction de la jeunesse et il exhorta le peuple à prier pour la paix et l’union du Royaume. Mais de la foule des voix montèrent qui lui demandaient pourquoi il ne parlait point de prier pour le Roi. Il répondit que ce n’était point défendu et qu’il l’avait toujours fait, lui, depuis la réduction de la ville. Puis il s’abandonna à l’exécuteur et son corps mort fut brûlé suivant l’arrêt. Belle figure, qui aurait eu sa place, — et qui l’avait peut-être, — à côté des images de ceux dont la science et la vertu étaient la fierté de la maison.

Les professeurs firent un bon usage de cette Bibliothèque et surtout les scriptores. Nous sommes trop tentés de croire que la culture grecque fut rare au XVIIe siècle et que les Jésuites s’en désintéressaient. On oublie la Collection des Histoires byzantines du P. Labbe, le Trésor de la Poésie grecque du P. Caussin, les traductions du P. Le Jay, les Réflexions sur la Poétique d’Aristote de l’aimable P. Rapin. Au début du XVIIIe siècle, le P. Jouvency « expliquait l’importance du grec pour l’érudition, l’histoire de l’art, la connaissance de la religion et la lutte contre l’hérésie. » On commençait le grec en sixième, et en 1643 les écoliers de Clermont étaient de force à soutenir des thèses en grec. Ce ne fut qu’à partir de 1750 que cette étude entra en décadence. Les parents ne croyaient plus à son utilité ; les élèves n’en voulaient plus, et, comme il arrive d’ordinaire, les maîtres eux-mêmes perdirent la foi. Le latin fut plus dur à ébranler. Le collège était une cité latine. Écrivains latins, poètes latins, les Pères s’efforçaient de former de parfaits latinistes. On jouait des pièces dans la langue de Térence ; on haranguait les illustres visiteurs dans la langue de Cicéron. Mais il en était du latin comme du grec : on l’apprenait pour lui-même. Les exercices de thème étaient plus fréquents que les exercices de version, et l’histoire de la littérature et du développement des idées se réduisait à peu de chose.

M. Dupont-Ferrier constate avec regret que l’étude du français était fort négligée, et il semble attribuer à cette négligence l’infériorité des Jésuites dans la querelle janséniste. Je ne le crois pas. Ce n’est pas leur faute s’ils se sont heurtés à l’étonnant génie de Pascal. Mais, quand ils écrivaient en français, ils écrivaient aussi bien que les Jansénistes. Demandez-vous ce qui reste des Jansénistes et si on ne lit pas avec plus de plaisir Bouhours que Nicole et Bourdaloue que le grand Arnaud. Quant à leurs élèves, ils ne semblent pas avoir souffert de la suprématie de la langue latine. L’année où les Pères furent expulsés, seize d’entre eux étaient à l’Académie. Et si Port-Royal revendique Racine, que pourrait aussi revendiquer le Collège de Beauvais, Louis-le-Grand a eu, pour n’en citer que deux, Molière et Voltaire. En histoire, M. Dupont-Ferrier, qui est un spécialiste, considère que notre vieux collège « fut le berceau d’une école historique qui devança, sans d’ailleurs la surpasser, celle des Bénédictins. » En géographie, son œuvre fut encore plus féconde, ce qui n’est pas surprenant, car les géographes avaient dans les missionnaires d’incomparables collaborateurs. En 1735, le Père du Halde publiait un ouvrage de premier ordre : la Description de l’Empire de Chine et de Tartarie. Ils faisaient peu de géographie physique, beaucoup de géographie politique et économique. On les blâme d’avoir trop ramené cette science à l’homme. Tout ce que je puis dire, c’est que, si mes professeurs l’y avaient plus ramenée, je la connaîtrais mieux.


les élèves et l’enseignement

Ils n’oubliaient jamais le point de vue pédagogique, et leur plus grande œuvre a été une œuvre de pédagogie. Le collège avait du mal à contenir ses deux ou trois mille élèves. Les deux tiers à peu près venaient de Paris, un tiers de la province, le surplus des colonies et de l’étranger. Paris envoyait surtout des bourgeois ; la province, surtout des gentilshommes. Il y avait des boursiers ; mais, à la différence des boursiers de l’Université à qui leur bourse ne pouvait être retirée, les boursiers de Louis-le-Grand devaient, pour garder la leur, continuer de la mériter. Les externes logeaient chez leurs parents ou dans des maisons que le préfet des études surveillait. Les pensionnaires ne furent jamais plus de cinq cents. Les Jésuites avaient subi la nécessité de l’internat : ils ne l’encourageaient pas, mais ils l’humanisaient. Les inégalités sociales s’y marquaient : elles ne choquaient personne. Il semblait naturel que les privilégiés eussent au collège leurs appartements privés, leurs précepteurs et leurs valets, comme il semblait naturel qu’il y eût des écoliers déjà prieurs, abbés, chanoines ; qu’un enfant de onze ans fût évêque de Metz et que l’élève de La Tremoille fût premier gentilhomme de la Chambre. Et il semblait aussi naturel que les boursiers, les pauperes (du moins au XVIe siècle), servissent à table et fussent employés à laver la vaisselle.

Mais peu à peu ces inégalités, sans disparaître entièrement, s’atténuèrent. L’égalité alimentaire s’établit. Les Pères travaillaient à créer un esprit plus large ; et on peut être sûr de leur sincérité quand ces hommes, sortis pour la plupart de la roture, répétaient à leurs élèves nobles que le nombre et le mérite des aïeux n’étaient pas une excuse. Ils avaient proscrit toutes les punitions d’un caractère à la fois humiliant et grotesque que gardaient encore les autres collèges. Passé 1587, l’usage de la férule ne fut plus admis. Quand le fouet était donné, c’était en particulier et jamais par un membre de la Compagnie. La plus haute noblesse n’en défendait pas les coupables. Le duc de Boufflers, élève de rhétorique, ayant soufflé des pois avec une sarbacane contre le P. Le Jay, le duc de Boufflers, gouverneur de Flandre en survivance et colonel de son régiment, fut fouetté. M. le Maréchal, son père, fit un beau tapage : il se plaignit au Roi, comme tel député de ma connaissance alla se plaindre au ministre que son fils eût été consigné. Le ministre dépêcha aussitôt un inspecteur général qui s’assura du reste que le professeur avait eu raison. Le Roi se contenta de sourire, et le Maréchal retira du collège son jeune colonel qui, dit-on, en mourut de chagrin. Mais la discipline des Pères n’allait pas jusqu’à empêcher ces élèves de devancer les vacances. Un mois avant, le tiers, puis la moitié, puis les trois cinquièmes s’étaient envolés. C’est ce que nous avons revu depuis une vingtaine d’années. Et dire que nous en rendions responsable l’esprit moderne ! Mais l’esprit moderne a définitivement répudié le système de surveillance des élèves par les élèves, qui conduit tout droit à l’espionnage et à la délation, et dont les Jésuites, comme tous les éducateurs de cette époque, usaient ouvertement.

Les classes étaient encombrées. En 1643, on disait que la plus grande classe de Clermont ne pouvait contenir que trois cents élèves ! Et au XVIIIe siècle la rhétorique du P. Porée atteignait ce chiffre extravagant. Ici, il faut pleinement admirer. « Chaque jour, à chaque classe, il n’y avait pas d’élève, pas un seul, qui pût se sentir délaissé, oublié, livré à lui-même, pas un qui ne fût tenu en haleine, pas un qui eût le loisir de somnoler discrètement ou de rêver. » Comment les Jésuites arrivaient-ils à ce résultat que nous obtenons rarement dans des classes six fois moins nombreuses ? Ils y parvenaient en associant les meilleurs élèves au professeur et en leur confiant un groupe de camarades. Ils organisaient dans la classe même une hiérarchie fondée sur le mérite ; ils la divisaient en deux camps dont chacun avait son consul, son imperator, son censeur, son préteur, son tribun, ses sénateurs ; ils faisaient de leurs cours des séries d’assauts, de corps à corps, de disputes, de tournois ; ils transformaient l’humble vie de l’écolier en un drame perpétuel. Jamais on n’avait développé à ce point l’émulation. Elle était l’âme même de leur enseignement. Nous en avons conservé quelques vestiges : les notes périodiques, les concours, les tableaux d’honneur. Dans mon enfance, le banc d’honneur subsistait encore où s’asseyaient pendant une semaine les trois ou quatre élèves premiers en composition. Mais l’émulation a rencontré de rudes détracteurs chez nos pédagogues d’aujourd’hui, la plupart infectés de kantisme. Qu’il y ait eu excès chez les Jésuites, je l’accorde. Mais avaient-ils tort de relever dans l’imagination des adolescents l’importance de la petite tâche quotidienne, de l’embellir à la façon d’un trophée, de les en rendre fiers et même un peu glorieux, de les attacher enfin, le plus longtemps possible, à des satisfactions d’amour-propre qui les empêchaient d’en rêver d’autres et qui étaient en même temps des acquisitions pour l’esprit ? L’émulation qu’on voudrait étouffer chez nos élèves ne les saisit-elle pas au sortir du collège ? J’ai remarqué que ceux qui s’en déclaraient les ennemis n’étaient point les derniers à en ressentir l’aiguillon quand il s’agissait de titres, de décorations, d’honneurs et de prébendes. Mais quelle vocation, quel dévouement, quelle foi dans l’efficacité de leur enseignement, quelle dépense d’eux-mêmes, chez des maîtres qui appliquent une pareille méthode ! Le drame dont ils règlent les péripéties, ils n’en sont pas seulement les metteurs en scène, il faut qu’ils y jouent leur rôle.

Les professeurs de Louis-le-Grand l’y jouaient à merveille : ils furent aussi fins psychologues qu’ingénieux animateurs. Ils avaient inauguré les devoirs écrits que le Moyen âge ignorait. Ces devoirs étaient plus courts que ceux d’aujourd’hui et choisis presque toujours de nature à piquer la curiosité. On mettait, par exemple, sous les yeux de l’élève un dessin, une estampe, dont il devait interpréter le sens moral. On lui donnait à composer une épigramme ou une inscription pour un arc de triomphe, un temple, un tombeau, une statue. Ces exercices trop poussés ont le défaut de favoriser, au détriment de qualités plus sérieuses, un certain tour d’esprit superficiel et brillant. Les Jésuites ont trop préparé, puis trop encouragé la légèreté spirituelle du XVIIIe siècle.

Mais ils ont fait mieux : ils ont, sinon inauguré, du moins perfectionné l’explication des textes, ce qu’ils nommaient la prælectio. Le professeur prenait un texte, le lisait, en dégageait l’idée générale, en analysait la composition, en examinait les intentions et le rattachait à l’ensemble. Cette méthode, dont le Père Pétau et le Père Porée et tant d’autres Pères ont donné des modèles, est restée celle de l’Université. Mais la critique du XIXe siècle s’est élargie, et nous y ajoutons le commentaire historique qui replace l’homme dans l’atmosphère où il a vécu, et qui nous aide à juger son œuvre relativement à son époque. Chose curieuse : les Jésuites, qui avaient introduit dans la morale un sens si humain et si moderne du relatif et qui connaissaient mieux que personne la diversité du visage de la terre, demeuraient en littérature immuablement fidèles à un certain goût limité et absolu. Là-dessus, et sur d’autres points, on l’a dit et répété, Voltaire s’est toujours ressenti de leur influence ; mais elle ne mordit point sur Diderot, qui pourtant avait suivi l’enseignement du Père Porée et qui en avait gardé un souvenir enthousiaste. Mon Dieu ! qu’il est difficile de savoir ce que nous devons à notre tempérament et ce que nous devons à nos maîtres ! Le plus sage est de leur rendre hommage de nos qualités et de ne nous en prendre qu’à nous-mêmes de nos défauts.

Tout ce travail était coupé d’intermèdes plus stimulants encore : joutes oratoires, plaidoyers publics, représentations théâtrales. Les Pères possédaient trois théâtres : autant que de chapelles. On y jouait des tragédies et des comédies dont les auteurs étaient de la Compagnie ; on y dansait même des ballets. Le théâtre peut être pour la jeunesse un excellent divertissement et pour les maîtres un moyen d’éducation mondaine où ils enseignent l’art de discipliner sa voix, ses gestes, son maintien. Mais le faste que les Jésuites y déployaient, surtout au XVIIIe siècle, la magnificence des décors, ce parterre de rois, de princes, de cardinaux, d’archevêques, de maréchaux, d’ambassadeurs et de femmes de la Cour, devant lequel les jeunes pensionnaires déclamaient ou dansaient, tout cela, il faut bien le dire, sentait trop la réclame et, plus encore, le désir de flatter les goûts du monde. On reproche souvent à notre Enseignement secondaire de n’être pas assez de son temps. Eux, ils étaient trop du leur. Il est bon que les éducateurs soient en retard sur les modes du jour et se tiennent un peu à l’écart ou au-dessus de leur siècle, car ils doivent représenter ce qui ne passe pas.

Quelles que fussent leurs erreurs, ils n’en ont pas moins droit à notre reconnaissance. Alors que l’érudition allemande, selon le mot de M. Dupont-Ferrier, « avait tant de raisons de n’être pas envahissante, » plus d’un des admirables travaux de l’érudition française vit le jour « dans les chambrettes aux murs salpêtres et noirâtres » du Collège de Clermont. Ses maîtres ne l’ont pas seulement honoré : ils ont honoré notre pays. Grâce à eux, notre Enseignement occupa dans l’opinion « une place plus grande que la Sorbonne dont le nom avait rempli le monde au Moyen âge[3]. » Quand l’Université victorieuse hérita de ceux qu’elle avait tués et transporta au collège Louis-le-Grand le collège de Lisieux et les boursiers de tous ses petits collèges en décadence, l’expérience pédagogique dont les murs étaient imprégnés sembla passer en elle, lui commander la prudence dans les réformes nécessaires et la régénérer. Ses élèves, qui ne faisaient plus rien, se réconcilièrent avec la discipline et le travail. Pas pour longtemps, d’ailleurs, car la Révolution survint. Mais si le Collège tint le coup, c’est que deux cents ans de succès en avaient fait une institution plus forte que la mort. On peut dire que notre Université moderne, tout en refondant l’œuvre des Jésuites et en la rendant plus nationale, est issue d’eux. Le lycée Louis-le-Grand leur doit d’avoir été le premier modèle des lycées d’aujourd’hui, et nous en trouvons le témoignage dans le beau livre impartial de son savant historien.

André Bellessort.

  1. G. Dupont-Ferrier, Du Collège de Clermont au Lycée Louis-le-Grand (De Boccard éd.). L’ouvrage comprendra deux volumes d’environ 500 pages chacun. Le premier seul a paru.
  2. Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus (Alphonse Picard).
  3. A. Sicard, les Études classiques avant la Révolution (Perrin).