Un Drame autour de la cour de Suède (1784-1795)/01

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UN DRAME D’AMOUR[1]
À LA COUR DE SUÈDE
(1784-1795)[2]

I
AUTOUR DES ACTEURS DU DRAME


I

Sous le règne de Gustave III, roi de Suède, qui ne dura pas moins de vingt ans, de 1772 à 1792, le château de Drottningholm situé à une courte distance de la capitale, sur l’une des îles qui émergent du lac Moelar et y sont comme des oasis, fut le séjour préféré de ce prince et de sa cour, pendant la belle saison. C’était déjà, comme c’est encore aujourd’hui, une résidence somptueuse. Tout y semblait combiné pour le plaisir des yeux et les agrémens de la vie. Construite au XVIIe siècle par l’architecte Tessin, elle avait été offerte en 1744, par Frédéric Ier, à l’occasion du mariage du prince héritier, le futur roi Adolphe-Frédéric avec Louise-Ulrique de Prusse, qui devait être la mère de Gustave.

Le château, de style Renaissance, mire dans les eaux du lac l’une de ses façades et les degrés de marbre qui, sur toute sa longueur, donnent accès à la rive. L’autre façade domine une terrasse de laquelle on descend, par un escalier monumental, sur un rond-point découvert, après avoir traversé une vaste esplanade qu’embellissent, comme en un décor de féerie, des pelouses étoilées de fleurs, des statues dispersées çà et là et un massif de buis, disposé à l’intérieur en labyrinthe. Au-delà de ce rond-point, commence le parc, un parc immense planté d’arbres plus vieux que le château. Sous leurs ombrages vénérables s’allongent, à perte de vue, des allées hautes et larges dont la lumière du jour perce à peine les voûtes feuillues et qu’on dirait endormies dans le silence et le mystère. Au détour de ces allées, se dresse un pavillon chinois, « la Chine, » comme on l’appelle, dont Adolphe-Frédéric avait fait, en 1752, la surprise à la Reine, son épouse, le jour de sa fête.

C’est dans ce pavillon que, durant les après-midi de l’été, se réunissait la Cour ; elle y venait respirer l’air des bois et la fraîcheur qui tombait des arbres. Le caractère intime de ces réunions se trahissait par la liberté laissée à chacun de ceux qui y prenaient part. Là, le cérémonial et l’étiquette étaient oubliés. On allait et venait à sa guise. On pouvait travailler, lire à l’écart, deviser entre amis. On y vivait sans contrainte. Princes et courtisans se sentaient plus à l’aise dans cette « Chine » que lorsque, à d’autres momens du jour, ils naviguaient en gondole sur le lac, ou lorsqu’ils paradaient sur l’esplanade, ou lorsque, le soir venu, ils s’assemblaient dans les vastes salons et les galeries du château, autour des Majestés, ou encore lorsque Gustave donnait une de ces fêtes que nous décrirons tout à l’heure.

On peut dire que plus qu’en aucune autre de ses résidences, Gustave III a goûté à Drottningholm la douceur de vivre. Il jouissait de ce domaine royal depuis que sa mère s’étant, une fois veuve, lourdement endettée, avait dû, afin de désintéresser ses créanciers, le rétrocéder à la couronne, avec les richesses d’art qu’il renfermait, pour aller vivre dans le château plus modeste de Fredhriskof. Elle était partie de Drottningholm les yeux pleins de larmes, le cœur déchiré, irritée contre son fils qui l’en dépossédait et résolue à n’y pas revenir. Bientôt, du reste, ce premier dissentiment s’envenima. La conduite de Louise-Ulrique, au moment de la naissance du prince royal, son petit-fils, héritier du trône, ses tentatives inconsidérées et coupables à l’effet de prouver que Gustave n’était pas le père du nouveau-né[3], donnèrent à la brouille accidentelle survenue entre le Roi et sa mère, un caractère définitif. La Reine douairière ne remit jamais les pieds à Drottningholm.

Gustave en avait pris aisément son parti. Trop fondés et trop irritans étaient ses griefs contre elle pour qu’il désirât la revoir. Il s’était approprié sans hésitations et sans remords le château royal d’où il l’avait en quelque sorte expulsée. A dater de ce moment, Drottningholm devint, durant l’été, le principal théâtre des plaisirs de la cour, ces plaisirs que de tout temps Gustave III avait aimés et dont son séjour en France, en 1772, lui avait donné plus vivement le goût. Toutes les occasions, naissances et mariages dans sa famille ou son entourage, lui étaient bonnes pour organiser des fêtes. C’est par des fêtes qu’aux anniversaires d’événemens importans, publics ou privés, il se plaisait à en commémorer le souvenir. Il les célébrait partout où il se trouvait, car sans parler du palais de Stockholm, il comptait dans son apanage plusieurs résidences : Carlberg, Ulriksdal, Swartsijo, Haga. Mais, nulle part, ces solennités ne revêtaient plus d’éclat que dans le cadre éblouissant de Drottningholm, devant le paysage magique qu’on découvre du haut des terrasses.

Durant le jour, dans le « Labyrinthe » aménagé en théâtre, étaient données des présentations en plein air ; le soir, elles avaient lieu dans les luxueuses salles du château. Les acteurs du théâtre français de Stockholm étaient appelés à y concourir et le Roi y jouait avec eux. Tantôt il était Turcaret, tantôt Cinna, tantôt l’Avare ou le Malade imaginaire, héros de drame ou de comédie, familiers aux spectateurs, qui presque tous parlaient la langue française et, pour la plupart, les avaient applaudis à Paris. Parfois aussi, il se taillait un rôle dans ses propres pièces, écrites. en collaboration avec le poète suédois Kellgren ou avec l’auteur et acteur français Monvel. Il arrivait même qu’après s’être costumé pour la représentation, il conservait jusqu’au soir le costume qu’il avait revêtu pour jouer et faisait, ainsi déguisé, les honneurs de son palais, fantaisie innocente assurément, mais qui ne laissait pas de nuire à la dignité royale.

La Cour assistait encore à d’autres spectacles, carrousels, joutes et tournois inspirés à Gustave par ses instincts chevaleresques, par le souvenir des splendeurs de Versailles et par sa vive imagination qu’avaient influencée, dès le berceau, les légendes Scandinaves et plus tard, après son voyage en Italie, les événemens et la littérature de la Renaissance.

On peut maintenant se figurer la physionomie qu’elle présentait au moment où va se dérouler ce récit, c’est-à-dire pendant l’été de 1785, alors que le roi de Suède, rentré depuis plusieurs mois d’un long voyage en Italie, était venu se reposer à Drottningholm, des fatigues et les soucis du gouvernement, y vivre en famille, parmi les personnes auxquelles il avait accordé sa confiance et y recevoir fréquemment ses ministres, les dignitaires de sa maison et leurs femmes, les diplomates étrangers et suédois, toute une société en un mot qui rivalisait par l’élégance et l’esprit avec celle de la cour de France.

Il faudrait le pinceau d’un Lancret ou d’un Watteau pour décrire ces réunions, pour nous montrer les grands bateaux, à la proue resplendissante dans l’éclat de ses sculptures en bois, chargées d’or, et les barques légères, sillonnant, toutes voiles au vent, le lac étincelant sous les premiers feux du soleil estival si lumineux dans les ciels du Nord ; les belles dames, parure de ce règne, étagées debout sur les degrés de marbre ou assises en des attitudes nonchalantes sur les pelouses fleuries, leurs sigisbés à leurs pieds ou s’égarant à leur bras sous les ombrages du pare. La beauté de ces ensorceleuses, leurs altitudes, le luxe de leurs toilettes, copiées sur celles des grandes dames françaises, les caresses de la lumière sur les étoffes soyeuses et sur l’or ou l’ébène des chevelures, toute cette magie des couleurs, se déployant dans la splendeur du paysage, évoquée par le pinceau des illustres peintres des fêtes galantes, nous auraient valu un tableau que la plume ne saurait égaler. Essayons cependant de le reconstituer, en lui donnant pour cadre les terrasses du château aux heures matinales ou le pavillon chinois, lorsque la cohue dorée vient y chercher un abri contre la canicule de l’après-midi.

Voici d’abord la reine régnante, l’épouse de Gustave III, Sophie-Madeleine de Danemark. Consolée, depuis qu’elle a donné un héritier à la couronne, du long abandon où la laissa Gustave après le mariage et pendant plusieurs années, elle serait belle si des allures majestueuses, l’orgueil satisfait, le contentement d’occuper la place qui lui est due et la joie d’être mère suffisaient à créer la beauté. Mais, les dédommagemens qui lui ont été accordés n’ont pas réchauffé sa froideur native et déconcertante. Elle est restée glaciale et hautaine ; toujours repliée sur elle-même, depuis surtout qu’elle a perdu son second fils mort au berceau, elle n’attire pas. Seuls le grand écuyer Munk, artisan de sa réconciliation avec le roi, et sa favorite, la baronne Mandeström, semblent avoir trouvé grâce auprès d’elle. C’est à peine si les gais propos de ses belles-sœurs, la princesse Sophie-Albertine, sœur de Gustave III, grosse fille dépourvue de charme, vouée volontairement au célibat, abbesse honoraire de Quildembourg en Allemagne, et la sémillante Hedwige-Elisabeth-Charlotte, duchesse de Sudermanie, née Holstein-Gottorp, parviennent à la dérider. Elle les regarde aller, venir, papillonner, comme presque indifférente à leurs ébats, sans même remarquer ce qui monte de mélancolie dans les yeux d’Hedwige-Elisabeth-Charlotte lorsqu’ils se posent sur son mari le duc de Sudermanie, frère du Roi, dont elle n’ignore pas les infidélités et qui ne prend même pas la peine de les lui cacher.

Soudain, l’attention de la duchesse est détournée de ce qui l’avait péniblement captivée, par l’apparition d’un charmant trio féminin qui s’est rapproché d’elle : Mlle de la Motte, la comtesse Sophie Piper et la cousine de celle-ci, la comtesse Augusta de Lowenhielm. Ces deux dernières appartiennent à l’illustre famille Fersen, l’une est la fille du comte de Fersen, grand maréchal de la Cour ; le père de l’autre est le feld-maréchal du même nom, dont le fils Axel de Fersen réside en France où le retient l’intérêt que lui témoigne la reine Marie-Antoinette.

Augusta de Lowenhielm et Sophie Piper doivent à leurs aventures de cœur, non moins qu’à leur naissance, qu’à leur grâce et qu’à leur esprit, de ne pouvoir passer inaperçues. Augusta a été jadis, peu après son mariage, la maîtresse du duc de Sudermanie qui était encore célibataire. Un enfant est même né de leurs relations, dont le comte, de Lowenhielm, mort depuis, s’est laissé attribuer la paternité. La liaison a été rompue sur l’initiative de la maîtresse, quand la raison d’Etat et la volonté du Roi ont obligé l’amant à se marier. Plus tard, elle s’est renouée et a duré jusqu’au jour où le prince, mobile et débauché, a volé à d’autres amours. Maintenant, son ancienne amie appartient corps et cœur au chambellan Essen. Mais elle ne l’a pas plus fixé qu’elle ne fixa le duc de Sudermanie et, trop amoureuse pour rompre avec lui, elle souffre cruellement de se voir trahie.

L’histoire de Sophie, comtesse Piper, diffère un peu de celle de sa belle cousine. Elle aussi a été aimée, étant jeune fille, par l’un des frères du Roi, le duc d’Ostrogothie. Il en était si follement épris que, ne pouvant vaincre ses résistances, il voulut l’épouser. Elle refusa d’être sa femme, par crainte de déplaire au Roi, et accorda sa main au comte Piper, à qui depuis elle a été infidèle en faveur du secrétaire d’Etat, baron Taube, sur qui elle règne toujours. Elle est l’amie de cœur de la duchesse de Sudermanie, comme ne tarderont pas à l’être la comtesse de Lowenhielm et Mme de la Motte, fille du marquis de Pons, ambassadeur de France, qui, séparée de son mari, est venue rejoindre son père à Stockholm. Ces quatre femmes seront alors inséparables. L’attrait réciproque qui les rapprochera se devine déjà au plaisir qu’elles semblent éprouver en se trouvant réunies à Drottningholm.

A quelques pas d’elles, on remarque un autre groupe formé seulement de deux personnes, un homme et une femme. L’homme est beau comme un Apollon ; ses traits expriment l’énergie ; il n’a pas trente ans. La figure virginale de la femme en trahit à peine vingt et respire le bonheur. Issue d’une illustre maison suédoise, cette créature charmante s’appelle, encore aujourd’hui, Hedwige de La Gardie. Elle s’appellera demain la baronne d’Armfeldt. Elle est fiancée au brillant seigneur qui lui parle et qui se tient auprès d’elle dans une attitude d’adoration, Gustave-Maurice d’Armfeldt, l’Alcibiade de la cour de Suède, le favori du Roi. Leur mariage est prochain et le souverain, pour leur témoigner son amitié, a organisé des fêtes dont par avance on dit merveille.

De quoi parlent-ils ? De leur amour sans doute ; peut-être aussi de la solennité qui se prépare en leur honneur. Mais, quel que soit l’objet de leur entretien, il les absorbe et à ce point qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’à travers les groupes parmi lesquels ils sont isolés, une belle jeune fille, de mine résolue, Madeleine de Rudenschold, demoiselle d’honneur de la princesse Sophie-Albertine, les surveille de loin, et, sans en avoir l’air, les enveloppe d’un regard passionné comme si elle cherchait, en les regardant, à surprendre ce qu’ils se disent.

Brusquement apparaît le Roi. Il tient par la main son fils le prince royal, un bel enfant à la physionomie grave et hautaine, presque sévère, dont les yeux reflètent déjà des pensées au-dessus de son âge, comme s’il prévoyait les douloureux événemens qui assombriront sa jeunesse et dramatiseront son règne. Quoique Gustave III n’ait pas encore dépassé la quarantaine, sa démarche est lourde et la déformation visible de son corps, son visage échauffé, son front aplati d’un côté, sa dentition défectueuse accuseraient d’une manière déplaisante sa précoce maturité si son regard vif, ouvert, caressant ne donnait à sa physionomie une expression de bienveillance, fondue dans l’air vraiment royal qui le caractérise. Souvent négligé dans sa tenue, il porte, ce jour-là, un habit couleur gris de lin, à paremens de soie, discrètement brodé d’or, sur lequel brille la plaque de l’Ordre des Séraphins. Derrière lui se pressent ses chambellans et ses écuyers, le comte de Gyldenstolpe, gouverneur du petit prince, Rosenstein son précepteur. Mais, l’enfant a vu sa mère ; il court à elle, tandis que le Roi, après avoir salué au passage d’un geste familier Armfeldt et sa fiancée et s’être incliné devant la Reine, les princesses et les dames invitées, commence à parcourir les rangs des hommes groupés de tous côtés, attentifs et respectueux.

Dans la suite du règne de Gustave III, le château de Drottningholm ne présenta plus qu’en de rares circonstances la physionomie que nous avons essayé de lui rendre à l’aide des documens contemporains. La guerre engagée en Finlande contre la Russie, celle que le Danemark déclara à la Suède, leurs péripéties qui remplirent les années 1787 et 1788 et dont l’influence se fit sentir jusqu’à la paix de Véréla, signée le 10 octobre 1791, les orages parlementaires qui caractérisent l’Assemblée des Etats Suédois de 1789, l’arrestation des membres de la noblesse qui faisaient échec aux propositions royales, la rancœur qu’ils eu gardaient et qui se traduisait en bouderies, autant d’événemens qui ne laissaient guère de place pour une vie de plaisirs. Drottningholm était tombé dans la solitude et la tristesse : l’on n’y revit plus l’animation joyeuse dont nous venons de réveiller les échos.

Mais en 1785, ce théâtre de la plupart des intrigues politico-galantes si fréquentes sous le règne de Gustave était bien tel que nous l’avons décrit. La Cour, depuis longtemps, avait quitté le deuil de la reine mère Louise-Ulrique, morte deux ans auparavant, et celui du petit duc de Smaland. Le Roi était revenu de son voyage en France et en Italie. Au moment de l’entreprendre, il avait visité en Finlande l’impératrice Catherine et, de sa longue excursion, il rapportait des résultats et des espérances propres à encourager les projets que lui suggérait son ambition pour la grandeur de la Suède. Tout était donc à la joie en lui comme autour de lui et il se livrait, libre d’inquiétudes, à l’organisation des fêtes par lesquelles il voulait manifester la satisfaction que lui causait le mariage du baron d’Armfeldt, son favori.

Personnage attachant et étrange, ce baron d’Armfeldt, d’origine finlandaise qui, nouveau venu à la cour de Suède, s’était fait en peu de temps une place éminente dans l’entourage du Roi. Naguère encore, simple enseigne dans la garde royale, il avait été nommé successivement, en quelques mois, capitaine, chambellan, lieutenant-colonel, aide de camp du Roi et enfin gentilhomme de la Chambre, charge de cour qui donnait rang de lieutenant général. A la même époque, le Roi lui confiait la direction des théâtres et la surintendance des menus plaisirs, toutes choses auxquelles Gustave III attachait une importance capitale. D’ailleurs, la faveur royale mettait Armfeldt bien au-dessus de sa fonction. S’il ne participait pas encore aux affaires de l’Etat, il n’en ignorait pas les secrets dont son prince s’entretenait souvent devant lui.

Maintenant, cette faveur ira toujours en grandissant. Elle ouvrira à celui qui en est l’objet l’Académie Suédoise nouvellement fondée. Un peu plus tard, elle fera de lui le confident de tous les projets de Gustave III. Elle lui vaudra en 1787, lorsque éclatera la guerre, un grand coin mandement qui lui fournit l’occasion de se distinguer par son courage et son esprit de décision sous le feu de l’ennemi.

Il n’entre pas dans le plan de ce récit de suivre Armfeldt aux diverses étapes de sa carrière. Mais, pour montrer sur quel sommet elle l’avait porté, il convient de reproduire ici ce qu’il en disait lui-même en 1794, lorsque, étant proscrit, après la mort de son protecteur, il s’efforçait de justifier sa conduite passée et de démontrer l’abominable injustice de ceux qui le persécutaient.

… « Au retour de mes voyages, écrit-il, je fus placé à la Cour en qualité de menin du prince royal : j’eus l’honneur d’être un de ceux qui le reçurent les premiers des mains des femmes. Le Roi, peu de temps après, me fit son premier gentilhomme de la Chambre, en me conservant ma charge auprès de son fils. Mais, la guerre qui survint ne me permit pas de rester inutile ; je préférai la gloire des armes au faste oisif de mes places et je marchai avec mon régiment aux frontières de la Finlande. Les événemens d’une guerre meurtrière entre deux nations me furent favorables ; j’eus le bonheur de mériter l’estime des ennemis et la confiance de mes soldats. J’obtins le commandement en chef d’une division de l’armée. Là, je versai mon sang pour mon Roi et pour mon pays ; je reçus une grave blessure dont les suites m’accompagneront au tombeau et j’étais dans l’impuissance de garder le commandement lorsque se firent les premières ouvertures de la paix. Le Roi me choisit pour la traiter et, malgré mon état, ne consultant que mon zèle, je fis un travail au-dessus de mes forces et une paix au-dessus de mes espérances. Gustave ne s’en tint pas là et sentant qu’une alliance avec la plus grande souveraine de la terre, par sa puissance comme par son génie, assurerait la tranquillité de ses Etats, réunirait tous les intérêts politiques et particuliers, il songea à la conclure et me fit l’honneur de me nommer l’un des commissaires de cette grande affaire. L’alliance fut faite : Gustave, rassuré du côté du dehors, tourna, dès cet instant, toutes ses pensées vers le bonheur de ses sujets et nous nous occupâmes, avec un espoir non équivoque, à rétablir les finances et à remédier aux désordres de l’administration. »

Malgré le caractère apologétique de ce langage, il y a lieu de reconnaître que tout y est vérité. A l’honneur d’avoir vaillamment combattu en Finlande, Armfeldt joignit celui de négocier la paix de Véréla et l’alliance de la Suède avec la Russie qui en furent la conséquence. Mais, en 1785, trois ans après ses débuts à la cour de Suède, il ne prévoyait pas les mémorables événemens que nous venons de rappeler. A l’heure où on l’a vu entrer en scène, il était uniquement occupé des préparatifs de son mariage.

Fixées au premier jour du mois d’août, les fêtes par lesquelles Gustave III voulait célébrer cet événement s’annonçaient comme devant être encore plus brillantes que celles dont il avait donné souvent le spectacle à sa Cour. Dîners d’apparat au château, représentations suivies de bal, processions aux flambeaux figuraient sur le programme des soirées. Durant les journées, on verrait se dérouler dans une somptueuse mise en scène un épisode de la Jérusalem délivrée. La princesse Sophie-Albertine, sa demoiselle d’honneur Madeleine de Rudenschold, Mme de la Motte, la comtesse de Lowenhielm, sa sœur la comtesse de Hopken y avaient un rôle et de même le Roi et son frère cadet, le duc de Sudermanie. Le Roi devait représenter le chef de l’armée musulmane et son frère figurer Renaud, le chevalier légendaire de l’épopée du Tasse.

Les vastes pelouses de l’esplanade de Drottningholm se prêtaient merveilleusement à ce pompeux spectacle. On y avait dressé des estrades et des tentes autour d’un décor monumental : c’est là que la représentation se déroula devant toute la Cour en présence des nouveaux époux placés au premier rang. Les récits contemporains mentionnent quelques accidens. Les chevaux d’Armide, — princesse Sophie-Albertine, — s’emportèrent et faillirent la jeter dans un fossé. Le duc de Sudermanie se foula le genou en joutant ; mais son frère, le duc d’Ostrogothie, prit sa place et la fête continua. Nous en trouvons un écho dans l’autobiographie de Mlle de Rudenschold, dont la reproduction fera connaître, dès maintenant, l’héroïne de ce récit.

« Pour moi, je tenais le rôle de la fée Mélusine, protectrice des chrétiens ; le duc de Sudermanie était mon chevalier sous les traits de Renaud, que j’avais arraché à l’ensorcellement d’Armide. Je montais un joli cheval blanc, vêtue comme une nymphe, le cou et les bras nus, une ceinture éclatante de pierreries et un voile blanc qui pendait sur mon cheval. Suivie de Renaud, j’avançai au galop et le présentai aux arbitres. Mon apparition fit une vive impression sur tous les spectateurs : tout le monde battit des mains et on m’assura que, cette fois, j’avais été plus jolie que jamais. »

Cette courte citation révèle chez la narratrice une rare coquetterie féminine. Toutefois ce n’est pas uniquement par coquetterie qu’elle constate son succès ; c’est aussi pour marquer qu’elle en était flattée parce qu’elle l’avait obtenu en présence du seul homme à qui, parmi tant d’admirateurs de sa beauté, elle eût le souci de plaire. Et celui-là, c’était le nouveau marié, le baron d’Armfeldt dont elle venait, à sa grande joie, de surprendre le regard fixé sur elle et à qui elle avait répondu, inconsciemment peut-être, par un regard révélateur de l’amour que déjà elle avait conçu pour lui.

Cet amour, non encore avoué, remontait à l’année précédente, c’est-à-dire à l’époque où, arrivée depuis peu à la Cour, elle avait vu le baron d’Armfeldt pour la première fois. C’était au mois d’août 1784. Fille du sénateur, comte de Rudenschold, elle venait de remplacer, à peine âgée de dix-sept ans, comme demoiselle d’honneur de la princesse Sophie-Albertine, sœur du Roi, sa sœur à elle, Caroline, mariée depuis peu au baron de Ehrencrone, écuyer de Sa Majesté. Dès ses débuts dans le monde royal, sa beauté, sa grâce, la vivacité de son esprit l’avaient fait admirer. Plusieurs demandes en mariage lui avaient été alors adressées. Mais, comme si elle eût prévu sa destinée, elle hésitait à se marier. Aucun des prétendans à sa main n’était parvenu à vaincre ses hésitations.

A ce moment, elle ne connaissait pas le baron d’Armfeldt. Il voyageait en Italie avec le Roi. Mais son retour suivit de près l’installation de la belle Madeleine à la Cour. Son attention se fixa aussitôt sur la nouvelle demoiselle d’honneur. Il exprima, dès le premier soir, l’attrait quasi foudroyant qu’il subissait, en disant à la princesse Sophie-Albertine :

— La Cour de Sa Majesté s’est singulièrement embellie en mon absence.

En le disant, il désignait du regard celle à qui il adressait cet hommage. Elle en resta comme foudroyée elle aussi, et dès lors sa destinée fut fixée.

Vingt ans plus tard, alors que, victime de ce malheureux amour et des catastrophes qui en furent la suite, elle déplorera sa faute et sera toute au repentir, elle dira en parlant de l’homme à qui elle attribue ses infortunes : « Il avait une âme dépravée qu’il savait cacher au moins pour moi. » Mais ce jugement date du moment où elle ne pouvait plus que gémir. Il diffère du tout au tout de celui qu’elle formulait presque au début de leur liaison, dans une sorte de confession adressée à son amant pour se mieux faire connaître de lui :

((Tous ceux qui ont vu et connu cet homme seront d’accord avec moi sur ce point qu’il réunit tout ce qui peut charmer un cœur de femme. Le bel idéal de mes rêves que j’avais cherché en vain s’est réalisé en lui. Un moment, il sembla vouloir me distinguer parmi la foule des dames de la Cour auxquelles il présentait plus ou moins ses hommages. Avoir captivé l’homme le plus beau et le plus aimable était bien une chose propre à flatter mon amour-propre. À cette époque, il ne s’occupait pas encore d’affaires politiques ; il était uniquement chargé d’organiser les fêtes de la Cour et il portait ses hommages à la beauté partout où il la trouvait. Cependant, quoique son penchant pour moi eut paru passager, l’impression en resta gravée dans mon cœur et ma fierté seule me fit paraître indifférente lorsque, au grand contentement du Roi, il épousa Mlle de la Gardie.

« … Déjà, quelques mois avant son mariage, le baron d’Armfeldt avait habité un appartement contigu au mien. Mlle de la Gardie sa fiancée se levait tard, tandis que je me levais de bonne heure. En l’attendant, il se mettait à sa fenêtre, moi à la mienne, et nous causions. Ma bonne humeur et mon état d’esprit lui plurent : il y avait tant de points de contact entre nous, dans notre manière d’envisager la vie et d’y réfléchir ! Je trouvais un vrai plaisir dans ces conversations matinales et nulle place dans la chambre ne me plaisait, autant que cette fenêtre et je crois bien qu’il en était de même pour lui, puisque, tant qu’il fut libre, il ne manqua pas une seule fois de venir ainsi causer avec moi. Son mariage mit fin à nos conversations et par la suite, lorsqu’il se trouvait en ma présence, il affectait beaucoup de réserve. Je n’en restai pas moins persuadée que je ne lui étais pas tout à fait indifférente et j’en ressentais une vive joie. Sans doute, ma raison, bien qu’égarée, me faisait comprendre la nécessité de cacher ce sentiment même à celui qui en était l’objet. Pensée téméraire ! Nos cœurs s’entendaient déjà. Un seul regard ne suffit-il pas pour révéler tout ce que la bouche n’ose avouer. »

Il résulte de ces citations que, lors du carrousel, Madeleine aimait déjà et espérait être aimée. Au surplus, c’est d’elle-même que nous en tenons l’aveu. Faisant allusion aux applaudissemens qui ont salué sa jeune beauté, elle écrit :

« Ce qui plus que toutes ces gentillesses me rendit heureuse, c’est l’impression que je fis sur le baron d’Armfeldt. Je jouis pleinement de ce triomphe. Sans doute j’eus tort, très tort de ne pas étouffer ce sentiment qui était criminel puisque l’homme qui l’inspirait n’était plus libre. Mais l’amour raisonne-t-il dans un cœur chaud et déchaîné ? Et les circonstances ne paraissent-elles pas quelquefois contribuer à nous conduire au sort qui nous est destiné ? Afin de pouvoir oublier Armfeldt, j’aurais dû éviter de le voir et de me trouver quotidiennement dans sa société. »

Le silence des documens qui nous servent de guide ne permet pas de préciser l’époque à laquelle furent échangés entre Madeleine et le favori du Roi les aveux décisifs. Il est certain toutefois qu’au moment du mariage d’Armfeldt, ils ne s’étaient encore rien dit, mais que, vers le milieu de l’année suivante, ils n’avaient plus rien à s’apprendre.

Dans sa confession écrite, nous l’avons dit, lorsqu’elle était déjà la maîtresse d’Armfeldt, elle rappelle encore que Gustave III, loin de mettre obstacle à leur liaison, la favorisa et que parfois même, en l’absence de l’amant, il s’inquiéta plus que de raison des coquetteries dont la maîtresse se faisait un jeu vis-à-vis d’autres personnes. « Cette faiblesse, dit-elle, n’était qu’une conséquence de ma vanité et de mon désir d’être toujours la plus jolie et Armfeldt le savait. » Au reste, Gustave III s’était rassuré en apprenant à la connaître. Il avait acquis la conviction qu’elle n’abuserait jamais des confidences qu’Armfeldt pourrait lui faire au sujet des affaires de l’Etat auxquelles d’ailleurs elle ne prétendait pas être initiée. Ce qu’elle voulait gagner surtout, c’était l’entière confiance de son amant, le droit de lire dans son cœur « qu’elle souhaitait de captiver par un sentiment plus fort que l’amour, qui, chez lui, n’était jamais de longue durée. »

« Personne n’a été plus léger que lui ; mais personne n’a su mieux que lui obtenir le pardon de sa légèreté. Même le cœur qui était le plus épris de lui se sentait heureux du don de son amitié lorsque son amour s’était évanoui. Il sait y donner une telle chaleur qu’elle laisse l’illusion de ce qui a été. »

Il suffit de regarder à la vie intime d’Armfeldt pour reconnaître combien était exact et juste le jugement qu’on vient de lire. Son existence en effet abonde en aventures romanesques où les femmes qu’on y voit figurer se montrent aussi promptes à lui pardonner ses infidélités que passionnément attachées à lui. C’est qu’il a été de bonne foi quand il leur jurait un éternel amour et qu’elles en sont convaincues. Mais, ce qui ne laisse pas d’être plus surprenant, c’est que, lorsqu’il les trompe, il leur en fait l’aveu en se lamentant sur ses faiblesses, en sollicitant son pardon, sans oser cependant promettre de ne pas recommencer. Ses relations avec sa noble femme, Hedwige de la Gardie, qu’il trouva toujours, même dans ses pires malheurs, dévouée jusqu’à l’héroïsme, ne sont pas à cet égard moins révélatrices de sa nature ondoyante et de la fragilité de ses engagemens que ses rapports avec Madeleine de Rudenschold.

A l’heure où il semble en proie aux sentimens les plus tendres pour Hedwige, il se laisse captiver par la beauté de Madeleine. Il se défend d’abord contre la tentation. Bientôt, elle s’empare de lui avec une irrésistible violence ; finalement, il y succombe. Peut-être suppose-t-il que l’aventure sera passagère. Mais la jeune fille, qui se donne sans calculer les suites de sa faute, n’est pas de celles qui se laissent abandonner. S’il n’a pas été en son pouvoir d’empêcher Armfefdt de se marier, elle le tient ; elle entend le garder ; elle le gardera, l’ayant si fortement enchaîné qu’il renoncera à briser la chaîne et que, pendant plusieurs années, il portera fiévreusement le fardeau de deux amours, celui qu’il ressent pour sa femme et celui qu’il a conçu pour sa maîtresse.

Il y a lieu d’observer qu’à la cour de Suède, une situation aussi peu régulière n’était pas pour faire scandale. Il en était d’analogues et en assez grand nombre. On en parlait couramment. La famille royale elle-même fournissait maints alimens à la médisance.

La liaison du baron d’Armfeldt avec Madeleine de Rudenschold fut admise au même titre que les autres. Comme les deux amans ne se cachaient pas, leur constance réciproque publiquement avouée finit par imprimer à leur liaison une sorte de régularité qui semblait la rendre légitime. Fière de son amant, transportée par ses succès, heureuse de le savoir en possession de la confiance du Roi et tout-puissant à la Cour, Madeleine se livrait sans contrainte au bonheur de lui prodiguer sa tendresse ; et de recevoir les preuves de la sienne. Elle lui disait alors, ce qu’elle devait lui répéter plus tard, dans ses lettres, quand ils furent pour toujours séparés :

— Nous sommes l’un à l’autre pour la vie, car tant que je t’aimerai tu m’appartiendras, et jamais je ne cesserai de t’aimer.

Quelque volage, que fut Armfeldt, il ne doutait pas de l’éternité de cet amour plus fort que ses remords et que n’avaient pu détruire les constans et tendres témoignages de celui de sa femme. Mais alors qu’il s’abandonnait aux mêmes espérances que sa maîtresse, un événement inattendu allait les précipiter dans une longue suite d’infortunes, transformer en tragédie le beau roman auquel chaque jour ajoutait un chapitre plus enivrant.

Dans la soirée du 16 mars 1792, au bal de l’Opéra de Stockholm, Gustave III était frappé par la balle d’un assassin et, le 29 du même mois, il succombait aux suites de sa blessure.


II

Il n’y a pas lieu de s’attarder ici aux péripéties qui précédèrent la mort du roi de Suède. Il suffit de rappeler qu’Armfeldt figurait parmi les serviteurs fidèles qui reçurent son dernier soupir et qu’au moment de rendre l’âme, le mourant lui donna un suprême et dernier témoignage de sa confiance en exigeant de lui l’engagement formel de veiller sur le petit roi Gustave IV, qui n’avait alors que quatorze ans.

Quant à ses autres volontés, elles étaient exprimées dans un testament olographe daté de 1780, et dans un codicille daté de 1789, par lesquels il confiait la régence à son frère pendant la minorité de Gustave IV, qui ne serait majeur qu’à dix-huit ans. Quelques heures avant de mourir, il avait complété ces dispositions en nommant le baron d’Armfeldt gouverneur général de Stockholm, en ordonnant que le comte Gyldensdolpe, gouverneur du jeune prince, et Rosenstein, son précepteur, ne pourraient être dépossédés de leur charge jusqu’à sa majorité, et enfin en constituant, pour assister le Régent, un conseil compost de quatre membres qui étaient nominativement désignés et parmi lesquels Armfeldt figurait. Mais, soit que l’état du Roi ne lui eût pas permis d’énoncer clairement ses intentions au sujet de ce conseil, soit que le secrétaire d’Etat Schroderein, chargé de les rédiger, les eût mal comprises, elles étaient en contradiction avec le testament antérieur. En outre, la signature qu’avait mise au bas de la pièce la main défaillante du mourant, laissait supposer, tant les caractères en étaient brouillés, qu’au moment de signer, il ne s’appartenait déjà plus. Néanmoins, il est un point sur lequel sa volonté était d’autant moins douteuse qu’il l’avait exprimée verbalement : il voulait que le Régent fût assisté d’un conseil.

Profitant des obscurités de rédaction qui rendaient imprécises les attributions de ce conseil, le duc de Sudermanie refusa d’adhérer au codicille. Il ratifia les dispositions de son frère en ce qui touchait la nomination d’Armfeldt comme gouverneur général de la capitale et le maintien de Gyldensdolpe et de Rosenstein dans leurs fonctions auprès du roi mineur. Mais, en lisant la clause constitutive d’un conseil de régence, il s’écria :

— Qu’est-ce que cela signifie ? C’est incompréhensible. Je ne puis être Régent dans ces conditions.

Il consulta pour la forme le chancelier de Justice. Après avoir pris son avis, il annula purement et simplement la disposition qui réduisait ses pouvoirs en lui imposant des conseillers par qui devaient être approuvés ses actes. Armfeldt perdait ainsi la possibilité d’intervenir dans la conduite du gouvernement et d’y exercer son influence.

Sans doute, en confiant à sa sollicitude le jeune roi, en lui faisant promettre de ne le quitter jamais, enfin en le nommant gouverneur général de la capitale, Gustave III lui avait donné les moyens d’étayer l’autorité qu’il entendait lui conserver et Armfeldt aurait pu croire qu’elle ne serait pas atteinte s’il n’avait connu la malveillance du duc de Sudermanie à son égard. Mais il en possédait trop de preuves pour l’ignorer.

Elle datait de loin et tenait à plusieurs causes. La plus ancienne résultait de la faveur même dont il avait joui au temps du feu Roi. Tenu par son frère à l’écart de la politique et convaincu que cette marque humiliante de défiance était due au favori, le duc s’était souvent trouvé du côté de ses adversaires, trop souvent même pour qu’Armfeldt pût se faire illusion quant aux sentimens qu’il lui inspirait. On a toujours vu les courtisans honorés de l’amitié de leur souverain, jalousés par les membres de sa famille : sur ce point, le Régent ne démentait pas la tradition.

À cette première cause de son inimitié plus ou moins dissimulée du vivant de Gustave, était venue, dans ces derniers temps, s’en ajouter une autre d’une origine toute différente. Il s’était épris de Madeleine de Rudenschold et n’avait pas craint de le lui avouer. L’accueil fait à ses aveux n’étant pas de nature à encourager ses espérances, il avait feint d’y renoncer et de se résigner au refus indigné par lequel Madeleine lui avait répondu. Mais sa résignation n’était que comédie. Tandis qu’Armfeldt, dans les bras de sa maîtresse, raillait l’étrange tentative du prince dont elle lui avait fait la confidence, celui-ci ne se décourageait pas et se promettait de revenir à la charge dans un moment plus opportun. Il n’est pas téméraire de penser qu’il songeait déjà à éloigner Armfeldt et à se donner ainsi une chance plus grande de vaincre la résistance que lui opposait la jeune femme.

Toutefois, quel que fût son dessein, il se montra d’abord plein d’attention pour le favori de son frère. Non content de ratifier sa nomination de gouverneur général, il lui déclara que les hommes qui avaient servi le feu Roi jusqu’à la dernière heure, sans marchander leur dévouement, seraient toujours considérés par lui comme les plus fidèles serviteurs de l’Etat et traités en conséquence.

Dès ce moment, sa conduite à l’égard d’Armfeldt présente tous les caractères de la perfidie. Il l’accueille toujours avec bonté. Dans les circonstances graves qui se produisent au lendemain de la mort de Gustave III, il lui demande conseil ; il recourt même à ses services et notamment lorsque, à la nouvelle de la décision qui le nommait Régent, une émeute éclate dans la capitale ; c’est à lui qu’il demande d’intervenir pour apaiser les masses populaires. Lorsque le soulèvement est conjuré, il le remercie avec la plus vive reconnaissance et avec le désir de le convaincre de sa durée.

Un homme moins perspicace et moins fin que le gouverneur général s’y serait mépris ; mais il ne s’y méprit pas. S’il avait lieu d’être satisfait des paroles qui lui étaient adressées, il ne pouvait l’être des actes qu’il prévoyait et auxquels le Régent préludait en imprimant à la politique suédoise une orientation nouvelle.

Au moment de la mort de Gustave III, cette politique était fondée sur l’alliance de la Suède et de la Russie, conclue, on s’en souvient, à la suite de la paix de Véréla. Après s’être réconciliés, les deux adversaires de la veille avaient compris la nécessité de s’unir étroitement en vue des complications qui s’annonçaient pour le lendemain. Gustave s’était prêté à ce rapprochement avec d’autant plus de joie qu’il ne pouvait plus compter désormais sur l’alliance du gouvernement français, devenu la proie des factions révolutionnaires et qu’il voyait dans l’impératrice Catherine l’instrument le plus actif et le pivot le plus solide d’une coalition des puissances monarchiques contre la nation qui voulait les détruire. Avec le concours de cette souveraine, l’Europe parviendrait à rétablir l’autorité royale en France et à écraser le jacobinisme dont l’influence se faisait déjà sentir de toutes parts. Telle était la politique du roi de Suède quand il avait été frappé par la balle d’un assassin. Telle citait aussi celle d’Armfeldt. A l’exemple de son roi, il désirait préserver la Suède de la contagion du fléau qui menaçait tous les trônes.

En dernier lieu, cette politique avait eu pour résultat de faire rappeler à Stockholm le baron de Staël-Holstein, ministre du gouvernement suédois à Paris, à qui le Roi reprochait de s’être montré trop favorable aux idées nouvelles. Si Gustave eût été vivant lorsque cet ambassadeur était rentré en Suède, il l’aurait accueilli par des reproches. Non seulement, Staël n’en entendit pas dans la bouche du Régent avec qui il était lié d’amitié ; mais encore, lorsqu’il eut expliqué sa conduite, elle fut approuvée.

Presque à la même date, le duc de Sudermanie mandait à Stockholm un personnage qui, lui aussi, était de ses amis. Cette amitié, comme celle qu’il avait conçue pour le baron de Staël, était née de leurs fréquentes rencontres dans les séances mystérieuses que tenaient entre eux les membres de la secte des illuminés, à laquelle tous les trois s’étaient affiliés. Ce personnage à qui le Régent songeait à confier la direction du gouvernement se nommait le baron Adolphe de Reuterholm. Ancien chambellan de la reine Sophie-Madeleine et membre de la Diète de 1789, il y avait pris contre Gustave III une attitude résolument hostile. Tombé alors en disgrâce, il avait quitté la Suède pour aller vivre à Paris. Là, il s’était mis en rapport avec les partis révolutionnaires ; il avait adopté peu à peu la plupart de leurs idées en y mêlant celles de la franc-maçonnerie et une sorte de mysticisme moitié religieux, moitié profane, acquis au contact des milieux spirites que depuis longtemps il fréquentait.

Ces idées étaient, à peu de chose près, celles du duc de Sudermanie. Reuterholm, malgré son arrogance et sa vanité, lui était sympathique. A Stockholm même, ils s’étaient maintes fois réunis pour évoquer les esprits. A plusieurs reprises, Reuterholm s’était flatté d’avoir obtenu d’eux des prédictions qui annonçaient au prince qu’il serait un jour le maître de la Suède et que lui, Reuterholm, était destiné à la gouverner sous ses ordres.

Intelligence brumeuse et âme pervertie, avide de plaisirs, libertin par nature, lent en toutes choses à se décider, redoutant les responsabilités, le duc de Sudermanie, encore qu’il affichât des prétentions autoritaires, ne demandait qu’à être mis en tutelle. Reuterholm, au sort duquel, à en croire les voix d’outre-tombe, le sien était lié, lui parut digne de le seconder dans la tâche qui lui était échue ; sous l’influence des souvenirs qui leur étaient communs, il l’appela à Stockholm et en fit le maître de l’Etat.

Le baron d’Armfeldt en était déjà parti. Au lendemain de la mort du Roi, accablé de douleur, atteint dans sa santé et prompt à s’irriter des changemens qu’il voyait se produire dans la marche des amures, ne croyant pas à la sincérité des témoignages de bienveillance auxquels semblait se plaire le Régent à son égard, il vivait assez retiré, se consacrant presque uniquement à ses fonctions de gouverneur général et ne paraissant à la Cour qu’autant qu’il y était appelé par les nécessités de son service. Elle était alors à Drottningholm. Lorsqu’il y venait, c’était surtout pour y voir le jeune roi vis-à-vis duquel il entendait conserver, autant qu’il le pourrait, le rôle qui lui avait été prescrit par Gustave III. Mais, par Madeleine de Rudenschold, il était tenu au courant de ce qui se passait autour du Régent.

Les intentions du prince, dont les échos lui parvenaient par cette voie, semblaient avoir été conçues pour l’exaspérer. Il voyait les volontés du roi défunt méconnues, le gouvernement suédois préparer la rupture de l’alliance russe et se rapprocher du gouvernement français qui était alors aux mains du parti Girondin. Le baron de Staël, réintégré dans les fonctions diplomatiques dont Gustave III avait voulu le déposséder, s’apprêtait à retourner : à Paris muni d’instructions à l’effet de jeter les bases d’un traité d’alliance entre la Suède et la République : il se flattait d’en obtenir des subsides plus considérables que ceux qui étaient stipulés dans le traité conclu avec la Russie au commencement de l’année précédente.

Il n’était pas jusqu’à la lenteur des poursuites intentées contre les régicides dont Armfeldt ne fut offensé et irrité. Il la considérait comme un outrage à la mémoire de son maître. En un mot, de quelque côté qu’il tournât les yeux, il saisissait les preuves de la volonté du Régent de jeter la Suède dans des voies nouvelles, contraires à celles où l’avait engagée, le règne précédent. Ces preuves apparaissaient surtout dans l’entourage que se formait le prince et où entraient peu à peu les hommes les plus hostiles au souverain qui venait de disparaître.

L’imagination d’Armfeldt était vive, fougueuse même, souvent jusqu’à l’exagération. Il se figura que les changemens dont il était le témoin avaient pour but d’annihiler la volonté de l’enfant qui attendait que l’heure de régner sonnât pour lui et, lorsqu’il aurait atteint sa majorité, de rendre son règne impossible, ce qui eût prolongé la régence ou fait passer la couronne sur la tête du duc de Sudermanie. Il y avait quelque exagération dans ces craintes ; il ne sembla pas que le Régent ait alors conçu de telles ambitions. Mais il n’en était pas de même autour de lui. Celles de ses courtisans qui ne devaient se réaliser qu’en 1809, après que son neveu eut été détrôné, se trahissaient déjà dans leurs propos.

On peut voir à ces traits combien, quelques semaines après la mort de Gustave, la situation était tendue. D’un côté, Armfeldt et ses amis, qui, dans la conduite du gouvernement, ne trouvaient rien qui pût être approuvé ; de l’autre côté, les ennemis de l’ancien régime groupés autour du Régent, attendant impatiemment l’occasion de se délivrer de ceux qu’on appelait les Gustaviens.

Pour achever de décrire l’état de trouble en lequel ces rivalités, avaient jeté la cour de Suède, il convient de constater que le comte de Stackelberg, l’ambassadeur de Russie, se conformant aux ordres de sa souveraine, avait pris parti pour les royalistes dévoués à la mémoire de Gustave III et à l’avenir de son fils. Ils se réunissaient chez ce diplomate, toujours prêt à leur ouvrir sa maison et à se concerter avec eux sur les moyens d’imposer au Régent l’alliance russe à laquelle il s’efforçait de se dérober. La nouvelle de l’arrivée prochaine de Reuterholm, la présence à Stockholm d’un envoyé de la République française, l’abbé de Verninac de Saint-Maur, la décision prise de faire partir pour Paris le baron de Staël, furent donc les premières causes de l’irritation d’Armfeldt contre le nouveau régime.

Elles s’envenimèrent de diverses contrariétés qu’il éprouva dans l’exercice de ses fonctions de gouverneur général ainsi que de nominations à des postes élevés de personnages que Gustave III avait éloignés de la Cour ; il interpréta ces mesures comme un témoignage du désir qu’avait le Régent de se débarrasser de lui. Il fut bientôt convaincu que son renvoi était décidé et que sa disgrâce totale était proche. Il conçut alors le projet de s’éloigner momentanément de Stockholm. Sa santé compromise et lente à se rétablir lui fournirent le prétexte dont il avait besoin. Elle justifia la demande de congé qu’il présenta au Régent en démontrant la nécessité où il se trouvait d’aller faire une cure à Aix-la-Chapelle.

Son désir ne pouvait qu’être agréable au prince. En y faisant droit, il supprimait un témoin de sa conduite, qui semblait toujours la lui reprocher ; il éloignait de la Cour un rival dont la présence l’empêchait de donner carrière à ses convoitises amoureuses. Quoique contenue et dissimulée, sa passion pour la demoiselle d’honneur ne s’était pas refroidie. Malgré l’échec de sa première tentative, il n’avait pas renoncé à en faire une seconde. A tous les points de vue, le départ d’Armfeldt comblerait ses vœux. Néanmoins, poussant la perfidie à l’extrême et continuant à couvrir d’un masque de bonté ses antipathies et sa malveillance, il feignit de se faire tirer l’oreille et de vouloir refuser le congé qui lui était demandé pour quatre ou cinq mois. Il finit par l’accorder, mais pour trois mois seulement, sous le prétexte que les fonctions d’Armfeldt exigeaient son prompt retour.

« Il avait eu le temps de se préparer à la comédie qu’il me fit l’honneur de jouer devant moi, écrit Armfeldt. Son Altesse Royale ne se contenta pas de répéter les propos flatteurs qu’il avait déjà tenus à l’occasion de mon voyage qu’il voyait avec chagrin ainsi que sur mon retour, qu’il me pria de hâter, et sur tous les services que je lui avais rendus et qu’il attendait encore de moi. Il m’embrassa en employant les expressions les plus tendres et émouvantes ; mais je ne me laissai pas donner le change. Je compris fort bien que cette attitude étudiée n’avait été prise que pour m’empêcher de parler de la liberté de la presse ; il savait que j’avais la loi dans ma poche. Voyant qu’il ne voulait à aucun prix entendre la vérité, je me dispensai, bien à contre-cœur, de lui décrire tous les malheurs qui, d’après mon avis, seraient le résultat du nouveau décret. Je m’empressai de le quitter, le cœur serré :

« — Que le ciel protège Votre Altesse Royale, lui dis-je, et que la disposition d’esprit que Votre Altesse Royale a eu la bonté de me montrer soit aussi sincère et aussi durable que les vœux de succès que je ne cesserai jamais de former pour le Roi, la patrie et Votre Altesse Royale dont les intérêts sont inséparablement [réunis.

« Encore une fois, au souper de la Cour du même jour, j’eus une conversation assez longue avec le Régent, au cours de laquelle il me dit entre autres choses :

« — Ne pourriez-vous pas aller en Angleterre pour voir les princesses anglaises et en choisir une pour notre jeune roi ?

« Je lui répondis :

« — Quelque désir que j’aie d’obéir à la volonté de Votre Altesse Royale, je ne puis pourtant me charger d’une telle commission, parce que j’ai trop de respect pour les projets de feu le Roi et sens qu’une partie de la nation désire vivement que notre alliance avec la Russie soit raffermie par une alliance maritale.

« Le duc me plaisanta à ce sujet et chercha à me montrer que ces sortes d’alliance n’avaient que peu d’importance de nos jours ; le roi d’Angleterre était riche, et l’argent avait beaucoup plus de poids que de vastes projets et de brillantes perspectives qui, souvent, ne réussissent pas. Je ne voulais pas le contredire, car, au fond, il avait raison à ce sujet, et je me contentai de lui répondre :

« — Je crois que nos propositions à cet égard ne sont pas encore mûres ; lorsqu’il y aura lieu de prendre une décision définitive, il sera nécessaire d’avoir l’avis du Roi, et on agira sagement en lui laissant toute liberté à ce sujet.

« Le duc me regarda fixement et se tut. »

Ces détails ne laissent aucun doute quant à l’existence d’une animosité réciproque entre les deux hommes qu’on vient de voir aux prises. Armfeldt s’éloignait contraint et forcé, bien que son départ parût volontaire ; il se croyait condamné à une disgrâce certaine qui durerait jusqu’à la majorité du Roi. Le Régent, malgré les assurances menteuses qu’il lui prodiguait, était heureux de le voir partir. Ainsi, chacun d’eux jouait à l’autre une comédie, mais sans parvenir à le tromper.

Le lendemain du départ d’Armfeldt, on vit paraître à la Cour le baron de Reuterholm dont l’arrivée était depuis longtemps annoncée. C’était, nous l’avons dit, un vieil ennemi de l’ancien favori de Gustave III. Il ne put que se féliciter de le savoir absent. Mais il n’était pas homme à se contenter d’une si mince satisfaction et il poursuivit avec opiniâtreté le dessein qu’il avait conçu de le perdre. C’est probablement alors qu’il attacha à ses pas des espions chargés d’exercer sur lui une surveillance rigoureuse et dont nous raconterons plus loin les exploits.

Il apportait d’autre part des projets sur lesquels il s’était déjà mis d’accord avec le Régent. Ils consistaient, on le sait, à briser l’alliance conclue avec la Russie et à se rapprocher de la France, ainsi que le conseillait fortement le baron de Staël. Mais, pour faire accepter par l’opinion ce grand changement, il fallait la flatter. Dans ce dessein, Reuterholm, à peine au pouvoir, promulguait la loi qui rendait à la presse la liberté que Gustave III lui avait ravie. Il est vrai qu’après avoir fait à la Suède ce don de joyeux avènement, il se hâta de le lui reprendre dès qu’il eut acquis la certitude que la liberté de la presse allait devenir aux mains de l’opposition une arme dangereuse pour lui.

En même temps, il pactisait avec les révolutionnaires français et déclarait la guerre au parti des Gustaviens dont Armfeldt était le chef. Il les calomniait auprès du jeune Roi, le mettait en défiance contre eux ; d’autre part, il créait l’isolement autour de lui, en laissant entendre que ce malheureux petit prince était menacé de perdre la raison.

Ces calculs ténébreux, sur lesquels il est difficile à l’Histoire de se prononcer, n’échappaient pas à Armfeldt. À la date du 9 octobre 1792, dans une lettre écrite d’Amsterdam à Madeleine de Rudenschold, il les constate. Il va jusqu’à soupçonner « ces malfaiteurs et ces scélérats » de vouloir empoisonner l’enfant royal. Il songe à le mettre sous la protection de l’impératrice Catherine, en lui rappelant qu’elle a promis à Gustave IV de le défendre s’il était en péril. Comprenant du reste que, pendant la régence, ses adversaires seraient plus forts que lui, il commence à-croire qu’il ferait bien de ne revenir à Stockholm que lorsque le Roi sera majeur. Il sert ainsi, sans le vouloir, les projets de Reuterholm.

Quelles que fussent les idées du « vizir, » aussi bien sur la politique générale qu’en ce qui concernait Armfeldt, elles eurent, dès le début, l’entière approbation du Régent. Il les approuva non pas seulement parce qu’elles étaient conformes aux siennes et parce qu’il avait une confiance illimitée dans les talens du nouveau ministre, mais aussi parce qu’elles favorisaient ses desseins sur la belle Madeleine en tenant Armfeldt éloigne de la Suède. Celui-ci parti, il renouvela sa précédente tentative auprès de la jeune femme. Elle repoussa de nouveau ses offres, sous la forme la plus dédaigneuse. Puis, elle se ravisa. Quoique toujours énergiquement résolue à ne laisser aucune espérance à son adorateur et, comme elle le disait : « à ne jamais s’avilir » en se donnant à lui, elle pensa qu’elle pouvait tirer parti pour son amant de l’ardente passion qu’elle avait inspirée au prince.

Armfeldt, dont l’esprit était aussi mobile qu’agité, caressait en ce moment un nouveau projet. Le poste de gouverneur général de la Poméranie étant devenu vacant par suite de la démission du titulaire, il songeait à s’y faire nommer en abandonnant celui qu’il occupait à Stockholm. Ecrivant au secrétaire royal Schroderein, il lui confiait son désir, en sollicitant son avis et ses bons offices. Schroderein communiqua sa lettre au Régent et à Reuterholm. Ils étaient bien loin de vouloir confier à leur adversaire la haute fonction qu’il cherchait à obtenir. Ils songeaient même déjà à l’envoyer comme représentant de la Suède auprès des cours d’Italie, emploi diplomatique qui, s’il l’acceptait, les délivrerait de sa présence et le ferait oublier. A Stockholm, ce projet n’était plus un secret : on en parlait ouvertement, on y voyait la preuve de la disgrâce d’Armfeldt. Avec une insigne mauvaise foi, ils feignirent d’interpréter sa lettre comme une démission positive de l’emploi dont il était encore investi et contribuèrent à en accréditer le bruit. Ses amis s’inquiétèrent de ces rumeurs et Madeleine de Rudenschold plus qu’aucun d’eux. Depuis le départ d’Armfetdt, elle se consolait de son absence en défendant ses intérêts et, quand il s’agissait de les défendre, elle se transformait en lionne.

A cette heure, elle avait beau jeu pour intervenir. Le duc de Sudermanie ne lui dissimulait plus ses convoitises. Tel était le langage qu’il tenait à cet égard même en public, soit en s’adressant à elle, soit en parlant d’elle, qu’on eût dit qu’il voulait la réduire en la compromettant. Son rôle à cette occasion est véritablement odieux. Lorsqu’on le rapproche de celui qu’il tint plus tard pour se venger des dédains qu’il n’avait pu vaincre, on ne peut n’y pas voir la preuve de la plus rare bassesse d’âme.

Seul avec Madeleine, il cherche à déshonorer son amant.

— Il vous est infidèle, lui dit-il ; il est indigne de votre amour et votre fidélité provoque la pitié de ceux qui savent combien vous en êtes mal récompensée.

Puis voyant que ces propos n’excitent que mépris, il change d’allure. Il déclare à Madeleine que le dévouement qu’elle témoigne à Armfeldt, au moment où tout le monde l’abandonne, a augmenté son admiration et qu’il ne nourrit plus d’autre désir que celui de gagner son amitié.

— Intéressez-vous à moi, ajoute-t-il, et il ne lui sera rien fait de ce qui pourrait vous déplaire.

Un jour même, il va plus loin dans le mensonge. Il annonce à Madeleine qu’il a désigné Armfeldt comme gouverneur général de la Poméranie. Elle s’empresse d’annoncer à son amant la bonne nouvelle. Mais, au bout de quelques jours, comme il n’en transpire rien, et qu’en même temps, il lui revient de toutes parts qu’on raconte qu’elle a cédé aux instances du Régent, elle décide de le mettre en demeure de démentir ces propos calomnieux, de renoncer à envoyer Armfeldt en Italie et de signer sa nomination au poste qu’il souhaite.

Dans une lettre écrite au voyageur, elle lui narre ce qui s’est passé entre elle et le duc de Sudermanie.

« — Mon parti est pris, dit-elle au prince en l’abordant. On raconte sur moi des choses que je ne puis supporter. Je ne suis, ni ne deviendrai votre maîtresse, et malgré cela, le comte de Ruuth et la comtesse ont hier prétendu cela devant d’autres personnes. Je mettrai fin à tout cela en partant pour la campagne la semaine prochaine. Toutefois, je prie Votre Altesse Royale, comme gage de tous les signes d’amitié qui m’ont été prodigués, de vouloir décider sur le sort d’Armfeldt avant que je parte, car, pendant mon absence, Votre Altesse Royale ne sera entourée que de ses ennemis qui ont juré sa perte. Si vous l’autorisez à conserver toutes ses fonctions et à revenir lorsque son congé sera terminé, ou si, à la place de cela, vous lui donnez le poste de gouverneur général en Poméranie, tout en lui conservant sa pension, son régiment, ses fonctions de premier gentilhomme de la Chambre, alors Votre Altesse Royale pourra prétendre à mon amitié que je lui garderai pendant toute ma vie. Mais si Elle l’envoie en exil ou qu’Elle lui donne le poste en Italie, je vous dirai adieu à tout jamais. Je le rejoindrai, fût-il au bout du monde, et, malgré toute votre haine, vous ne réussirez pas à le rendre complètement malheureux, tant que je partagerai sa vie, et, au lieu de gagner mon amitié, vous gagnerez tout le contraire.

« La foudre n’aurait pu briser un mortel au point où il l’était après mon explication. Il fondit en larmes, me prit deux mains et m’adjura d’avoir pitié de l’état dans lequel il se trouvait ; il me dit qu’il me laissait entièrement le soin de décider sur ton sort comme bon me semblerait. Quant à lui, il ne pouvait que penser à cette chose terrible : ne plus jamais me voir. Il promit de ne plus me parler pourvu que ses yeux pussent me regarder.

« Il était dans un tel état de surexcitation que je compris que je ne pourrais lui tirer une réponse sensée et que j’étais obligée d’attendre un moment plus calme. Je l’engageai à gagner ses appartemens pour reprendre ses sens, ce qu’il fit aussitôt. Un moment après, il revint, à peu près dans te même état. Il me dit que, puisque j’avais fait son malheur, il jetterait le royaume et la tutelle au diable, et qu’il voudrait que tu reviennes, car, ainsi, je n’aurais pas de raisons pour le haïr. »

Après l’entretien que nous venons de reproduire, Madeleine avait résolu d’aller passer quelque temps à la campagne. Avant de partir, elle écrivit au Régent une lettre non moins fière que le langage qu’elle lui avait tenu. Elle exigeait, en ce qui touchait Armfeldt, une réponse franche et définitive. Elle ne put l’obtenir et ne fut fixée qu’en apprenant que le comte Ruuth était nommé gouverneur général de la Poméranie et Armfeldt, ministre de Suède en Italie.

Dans l’explication verbale qu’elle provoqua, le prince essaya de se justifier en prétendant que ses conseillers lui avaient forcé la main ; mais il donna sa parole d’honneur qu’Armfeldt resterait libre, s’il ne voulait pas accepter le poste d’Italie, de conserver les fonctions qu’il occupait en Suède. Celle déclaration fut encore accompagnée de larmes et de protestations d’amour et Madeleine eut ainsi l’avant-goût des lettres qu’elle devait recevoir pendant son séjour à la campagne, lettres brûlantes à travers lesquelles elle pouvait se figurer son amoureux « ne cessant de gémir sur son absence et pleurant comme un enfant pendant des journées entières. »

Vraie ou feinte, cette douleur ne pouvait l’émouvoir, car le jour même où le prince s’engageait sur l’honneur à laisser Armfeldt libre de choisir entre les fonctions qu’il occupait et celle à laquelle on l’appelait, il signait sa nomination comme ministre en Italie.

On ne saurait trop s’étonner qu’après avoir ainsi entassé mensonges sur mensonges, tromperies sur tromperies, pour vaincre la résistance opposée à ses prières, il ait pu conserver l’espoir d’en avoir raison un jour. Il est cependant vrai qu’il le conserva. Dans des lettres ultérieures, Madeleine, qui maintenant n’a plus que railleries pour cette « belle passion, » nous montre le Régent à Drottningholm « passant trois ou quatre fois par jour devant ses fenêtres et se tordant le cou pour essayer de la voir à travers les vitres. »

Une autre fois, au mois de mai 1793, elle le rencontre au souper du Roi où il venait rarement et, de nouveau, elle acquiert la preuve qu’il n’a pas renoncé à la séduire ou que, tout au moins, il veut feindre de n’y avoir pas renoncé.

« Pour mon malheur, il s’avisa de rappeler le temps passé de cet été, et cela assez haut pour être entendu de Taube, Gyldensdolpe et Stackelberg. Il me dit que, pour m’oublier, il avait fait flèche de tout bois, mais que, ne trouvant partout que des sottes et des mijaurées, ses sentimens retournaient toujours à moi, que plus je le dédaignais et je marquais mon amour et ma constance pour toi, et plus il m’aimait.

« Il me dit que je n’avais qu’un défaut qui était l’entêtement. Je me défendis que je n’étais pas plus entêtée qu’une autre.

« — Oh ! que si, dit-il, ce qui vous est une fois entré dans la tête, le diable lui-même ne saurait le faire sortir.

« — Je vous demande pardon, monseigneur, je suis la première à céder à la raison, mais jamais à l’autorité.

« — Qui vous parle d’autorité ; elle n’existe pas chez moi. Mais je vous dirai aussi que quand je me suis mis une idée en tête, je n’en démords pas.

« — Tant mieux, monseigneur ; il est bon que vous soyez ferme dans vos idées et ne cédiez pas à celles des autres qui peuvent vous être funestes.

« — Comment ! vous croyez que je ne suis pas toujours ma propre volonté ! vous vous trompez fort, mademoiselle.

« — Non, monseigneur, je suis persuadée qu’avec vos lumières, votre esprit, votre caractère, vous devez conduire, non pas être conduit. Je m’en réjouis, voilà pourquoi je vous parle avec cette franchise.

« Il parut un moment interdit, puis voulut tourner la chose en plaisanterie, disant qu’il ne pouvait s’en rapporter à un juge aussi partial que moi, attendu que je lui en voulais toujours d’avoir éloigné celui que j’aime et finit par recommencer ses cajoleries et ses fadaises. »

Ces cajoleries et ces fadaises ne pouvaient pas plus troubler Madeleine de Rudenschold que ne l’avaient fait antérieurement les adjurations passionnées. Elle ne croyait plus aux sentimens qui lui étaient exprimés sous ces formes tantôt ardentes, tantôt plaisantes. Ce qui dans cette circonstance semble l’avoir contrariée, c’est que ce qui lui était dit avait été entendu par l’ambassadeur Stackelberg, par Gyldensdolpe, le précepteur du Roi, et par le baron Taube resté comme eux fidèle à la mémoire de Gustave III. S’inquiétant de la dureté avec laquelle la régence traitait les amis du feu roi et notamment Armfeldt, ils pensaient qu’avec un peu plus de bonne grâce envers le duc de Sudermanie, Madeleine pourrait obtenir un sort meilleur pour celui qu’elle défendait avec âpreté. Sans la pousser à céder aux instances du Régent, ils étaient d’avis qu’elle ne devait pas lui enlever tout espoir.

A en croire sa correspondance, ils le lui répétèrent ce jour-là. C’était vouloir amollir un roc. Elle était convaincue que le prince ne lui faisait encore la cour que pour couvrir sa retraite et que sa vanité seule était en jeu. Elle ne se trompait pas. Les favoris du duc de Sudermanie travaillaient depuis plusieurs mois à détourner ses convoitises de l’objet qui les avait allumées et dont ils redoutaient l’influence. Par leurs soins, le prince était retombé sous le joug de l’actrice Stolsberg, « son ancienne habitude. » Quand il était las de leurs obsessions, c’est chez elle qu’il cherchait un abri pour goûter un peu de repos et oublier les soucis que lui créait la politique. D’autre part, en ces derniers temps, une certaine Frédérika Löve avait mis la main sur lui. Avide, exigeante et vénale, elle lui coûtait cher. Mais, en lui offrant les attraits de la nouveauté, elle le consolait de ne jouir chez la Stolsberg que de sensations épuisées et de n’avoir pu vaincre l’inflexibilité de la maîtresse d’Armfeldt.

Ses dévergondages alimentaient les potins de la Cour ; Madeleine n’en ignorait rien et dans les protestations nouvelles qu’avaient surprises ses amis, elle ne voyait autre chose que les dernières étincelles d’un foyer en train de s’éteindre. Elle écrit : « Ils m’obsédèrent tout le reste de la soirée ; mais, pour moi, je me flatte que tout cela n’était que des propos et que, repris dans les filets de Frédérika Löve, il m’oubliera. »


III

Le baron d’Armfeldt avait quitté Stockholm au mois de juillet 1792. Les fragmens que nous possédons de sa correspondance de cette époque témoignent du plus sombre pessimisme. Dans sa pensée, la Suède est perdue et deviendra bientôt la proie des factions révolutionnaires au même degré que la France. Ce sera le résultat fatal du gouvernement de la régence, tombé aux mains de ce Reuterholm, qui ne dissimule plus ses sympathies jacobines, encouragées par la faiblesse du Régent. On peut même craindre que cette politique funeste n’aboutisse au triomphe des révolutionnaires suédois et à l’établissement d’un état de choses qui fermera à Gustave IV l’accès du trône.

De son côté, Mlle de Rudenschold lui annonçait que de plus en plus les Gustaviens étaient persécutés. Le séjour de la capitale était interdit à plusieurs d’entre eux ; on maintenait la garnison sous les armes sous le prétexte de réprimer les soulèvemens séditieux, mais, en réalité, disait la jeune femme, pour restaurer le gouvernement des Etats tel qu’il avait été constitué en 1720, et que l’avait détruit Gustave III à son avènement. De telles nouvelles ne pouvaient qu’accroître l’irritation d’Armfeldt, d’autant que de loin les événemens lui apparaissaient plus graves encore qu’ils n’étaient.

Elle atteignit le comble lorsque, vers la fin de 1792, il reçut à Dresde l’ordonnance royale qui le nommait ministre de Suède auprès des Cours d’Italie et l’ordre de gagner son poste dans le plus bref délai, sans passer par Stockholm. Les formes de politesse dont était enveloppé cet ukase d’exil et les avantages pécuniaires attachés aux fonctions auxquelles on l’appelait, dissimulaient tant bien que mal la disgrâce définitive dont il était frappé. Mais il comprit qu’on le proscrivait. Néanmoins, il ne crut pas devoir refuser, puisque, après tout, il ne voyait pas de place pour lui en Suède, avant que le Roi eût atteint sa majorité.

« Puisque Votre Altesse m’a fait connaître sa volonté, mandait-il au Régent, je n’ai plus rien à dire. Comme sujet, je sais que l’obéissance est mon premier devoir. Dans quelque circonstance que ce soit, on ne me prendra jamais à renier ma profession de foi sous le règne de votre immortel frère et au milieu des intrigues de l’esprit de révolte et de fureur, qui divisait la patrie. »

Mais, que d’amertume sous cette soumission ! Elle éclate dans les lettres qu’il écrivait à sa femme et à sa maitresse. Il trouve humiliant qu’en échange de la situation la plus brillante, on le condamne à courir les chemins et à une carrière sans gloire. Un emploi de ministre en Italie lui convient d’autant moins qu’on ne lui a pas même conféré le titre d’ambassadeur. Tout au plus peut-il espérer qu’exilé, « il sera intéressant. »

Ainsi, de ce qui lui arrive, de ce qu’il voit, de ce qu’il apprend des événemens de Suède, que viennent assombrir encore ceux qui se déroulent à Paris, naissent les raisons qui alimentent ses colères et le jettent dans un état voisin du découragement. On ne saurait donc s’étonner si, d’une part, il songe à passer au service d’une puissance étrangère et si, d’autre part, il est résolu à ne pas se hâter de se rendre à son nouveau poste.

Telles sont les dispositions dans lesquelles, au commencement de 1793, il débarquait à Vienne. Il n’y était pas attiré seulement par le désir d’y chercher l’occasion de réaliser les desseins vagues encore dont son esprit était agité, mais aussi parce qu’il avait hâte d’y retrouver une femme dont les charmes et la séduction lui faisaient oublier qu’en Suède deux cœurs qui lui étaient passionnément attachés ne cessaient pas de battre pour lui. Née Galitzine, elle avait épousé le prince Mentschikoff, sujet russe, connu pour ses mœurs dépravées. Armfeldt l’avait rencontrée à Aix-la-Chapelle où elle se trouvait avec son mari et une nièce de celui-ci. Promptement captivé par la beauté de la princesse, « personne ravissante, aimable et douce, douée d’une voix de rossignol, » il lui avait fait entendre des paroles d’amour. Ecoutées avec complaisance, elles devaient nécessairement aboutir à une de ces liaisons que le volage amant de Madeleine de Rudenschold était toujours prêt à greffer sur ses autres attachemens.

Rien ne prouve que cette flamme amoureuse ait été couronnée à Aix-la-Chapelle. Ce qui est plus certain, c’est qu’en se séparant dans cette ville, la princesse et Armfeldt s’étaient donné rendez-vous à Vienne et que, là, il fut consolé de son isolement et de ses déboires par les témoignages du plus tendre dévouement. Il était destiné à en savourer la douceur plus d’un jour. Quelques mois plus tard, quand il résidait à Naples, il en jouissait encore et leur dut son salut dans une circonstance où sa liberté et sa vie étaient en jeu.

A Vienne, la princesse Mentschikoff le présenta dans la haute société dont elle était une des reines. En peu de jours, il fut l’homme à la mode, dans le monde russe surtout. Tout contribuait donc à lui inspirer le désir et l’espoir de se créer en Russie une situation assez brillante pour le dédommager d’avoir perdu celle qu’il occupait en Suède avant la mort de Gustave III. Dans la capitale autrichienne, il avait retrouvé le comte Razomowski, ambassadeur de l’impératrice Catherine, une de ses anciennes connaissances. Ce diplomate l’entretenait dans ses intentions. D’ailleurs, Armfeldt se rappelait qu’à Stockholm, le comte de Stackelberg lui avait donné l’assurance du bon vouloir qu’était disposée à lui témoigner la souveraine moscovite. Fort de ce souvenir et sur les conseils de Razomowski, il écrivait à celle-ci pour lui faire part de ses vœux.

« Du moment, lui disait-il, que la conservation purement passive d’un emploi quelconque pourra être interprétée comme une approbation des infortunes et du déshonneur de mon pays, je m’empresserai de me débarrasser de tout et de solliciter de Votre Majesté Impériale un asile dans ses Etats. »

Cette lettre fut confiée à l’ambassadeur qui s’était chargé de la faire parvenir à son adresse. L’Impératrice y répondit le 11 mai. Après avoir remercié et complimenté Armfeldt des sentimens qu’il lui avait exprimés, elle ajoutait :

«… Si les événemens de la vie vous conduisent dans mes Etats ou à ma Cour, soyez assuré que vous y recevrez un accueil qui confirmera les dispositions favorables dans lesquelles je suis à votre égard. »

Grisé par ce langage, se croyant assuré de l’appui de Catherine et cédant à la fougue de son imagination, Armfeldt considéra l’Impératrice comme l’arbitre des destinées de la Suède. Puisque cette patrie à laquelle il était passionnément attaché était tombée aux mains d’un gouvernement despotique, favorable aux idées révolutionnaires qui menaçaient toute l’Europe, il fallait la délivrer. Qui pouvait mieux contribuer à sa délivrance que cette souveraine dont le génie faisait l’admiration du monde ?

Ces réflexions, depuis longtemps, hantaient l’esprit d’Armfeldt. La lettre impériale leur donnait un fondement solide sur lequel il édifia le plan de révolution dont la découverte, avant même qu’il eût pu commencer à l’exécuter, allait bientôt procurer à ses ennemis les armes qu’ils cherchaient contre lui. Ce plan figure parmi les pièces du procès qui lui fut ultérieurement intenté. Bien qu’il ne soit pas écrit de sa main, l’authenticité n’en est pas douteuse ; il l’avait dicté à un secrétaire :

« J’ai médité pendant mon voyage, y dit-il, sur une révolution à faire en Suède et qui pourrait s’opérer sans effusion de sang, sans tumulte, sans aucune espèce de désordre. « Pour arriver au but sans violence et afin que la révolution, qui est inévitable, soit paisible et heureuse pour tous, je désirerais que l’Impératrice fit proposer au Duc régent, amicalement mais d’un ton très impérial :

« 1° Que le jeune Roi soit admis à tous les Conseils ;

« 2° Qu’il admit à son Conseil les personnes suivantes (suit une liste des personnes proposées pour former la nouvelle administration, sans parler de lui-même, Armfeldt, qui en sera le chef).

« Pour donner de la vigueur à cette capitulation du Duc, il faudrait une petite escadre russe à la hauteur de Stockholm jusqu’à ce que la machine fût montée. Le Régent, une fois dans nos mains, éclairé sur ses vrais intérêts, voyant que rien ne peut changer sa situation à l’égard de son influence, serait très content, très tranquille et ressemblerait à ces folles innocente. * dont on a violé la vertu. »

Tout en élaborant ce plan, Armfeldt ne se dissimulait pas qu’il était dangereux pour l’indépendance de la Suède de faire appel à l’intervention de la Russie. « Mais, dans les grands maux, disait-il, il faut des remèdes violons, et quand on veut le bien, il faut en accepter les moyens. »

Il n’avait pas communiqué ses projets à sa femme. Elle devait le rejoindre à Naples avec leurs enfans et il ne pouvait compter sur sa collaboration. Mais il on était autrement de sa maîtresse. Elle restait en Suède, mêlée au monde de la Cour, en relations avec les Gustaviens que Reuterholm n’avait pas chassés de Stockholm, en rapports de confiance avec l’ambassadeur Stackelberg. Elle pouvait donc lui être utile. Il n’avait pas hésité à faire appel à son dévouement dont la solidité lui était garantie par l’amour que, malgré l’absence, elle continuait à nourrir pour lui. Il ne prévoyait pas qu’en la faisant intervenir dans une entreprise qui revêtait la physionomie d’un complot contre le gouvernement royal, il la vouait à toutes les conséquences de sa conduite tout au moins imprudente et l’exposait à tous les dangers.

Ce n’est pas l’unique preuve de son imprévoyance et de sa légèreté. Quels que fussent ses desseins qui semblent avoir pris corps pendant son séjour à Vienne, il aurait dû, pour ne pas les laisser deviner, s’abstraire de certaines fréquentations propres à le rendre de plus en plus suspect au Cabinet suédois. Mais, entraîné par la princesse Mentschikoff dans la société moscovite, il ne cachait pas son antipathie pour la conduite politique de la régence ; il parlait irrévérencieusement du Régent, de Reuterhohlm, de leur entourage : il ne quittait pas la maison de l’ambassadeur de Russie pour lequel il n’avait pas de secrets. Il s’était également lié avec le comte de Gallo, représentant de Naples en Autriche, qui, par conviction comme par état, professait des opinions conformes aux siennes.

A Stockholm, par suite des mesures de police qu’avait ordonnées Reuterholm, on commençait à connaître ces menées et on en prenait ombrage. Déjà, au moment où Armfeldt quittait Stockholm, un maître de poste de Hambourg, acheté par la police suédoise, s’était engagé à arrêter au passage sa correspondance et à la communiquer à l’agent consulaire de Suède dans cette ville. Quand on sut qu’il allait arriver à Vienne, des instructions secrètes furent envoyées au ministre de Suède près la cour d’Autriche, le baron Nolcken : il lui était enjoint de ne pas le perdre de vue. Tous ses actes, toutes ses démarches devaient être surveillés, car on était fondé à le soupçonner d’avoir suscité des troubles à Stockholm. Nolcken avait été l’ami du feu Roi. Par égard pour sa mémoire, il essaya de défendre Armfeldt. Mais son plaidoyer resta sans effet. D’autres voix étouffèrent la sienne : celle notamment du graveur Piranesi dont jadis un caprice de Gustave III avait fait l’agent consulaire de Suède dans les Etats romains. Lié avec Reuterholm, l’illustre artiste s’était fougueusement associé à sa haine contre Armfeldt. On le verra bientôt se répandre en ruses abominables pour la servir, multiplier les guets-apens contre le voyageur, lui dérober ses papiers et ne pas craindre de mettre des assassins à ses trousses. Espionné à son insu, durant son séjour à Vienne, Armfeldt, en arrivant à Rome, le 19 mars 1793, allait être l’objet d’une surveillance plus rigoureuse, non seulement de la part de Piranesi, mais aussi de la part de l’entourage de la princesse Sophie-AIbertine que son excursion en Italie venait d’amener dans la ville pontificale. Il devait y rester avec elle et autant qu’elle. Il irait ensuite à Florence et à Gênes pour y présenter au grand-duc de Toscane et au Doge ses lettres de créance, et se rendrait ensuite à Naples. Il avait choisi la capitale des Etats des Deux-Siciles comme lieu de sa résidence parce que la princesse Mentschikoff lui avait promis de s’y fixer.


ERNEST DAUDET.

  1. Copyright by Ernest Daudet.
  2. Les documens inédits utilisés dans cette étude proviennent des Archives royales de Suède et de Naples, de celles du Ministère des Affaires étrangères de Russie, conservées à Moscou et du Dépôt du quai d’Orsay. Dans les pièces du procès qui se termina par la condamnation du baron d’Armfeldt et de sa maîtresse Mlle de Rudenschold, j’ai trouvé les lettres de celle-ci. Quant aux extraits de son autobiographie et du Journal de son amant, ils sont tirés du livre savamment documenté que feu l’historien suédois, Elof Tegner, a consacré à ce personnage. Ce livre, qui n’a jamais été traduit, m’a fourni d’utiles renseignemens et de même celui de M. de Heidenstam : La Fin d’une dynastie, écrit en français et publié en France (Paris, Plon, Nourrit et Cie).
  3. Voyez dans mon livre : Tragédies et Comédies de l’Histoire (Hachette et Cie), le récit intitulé : Autour d’une chambre royale.