Un Essai de Réalisme spiritualiste

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Un Essai de Réalisme spiritualiste
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 617-650).
UN ESSAI
DE
REALISME SPIRITUALISTE

Le Positivisme et la Science expérimentale, par M. l’abbé de Broglie, 2 vol., Paris, 1880 ; Palmé.

C’est avec un vrai plaisir que nous avons vu un membre distingué du clergé français, porteur d’un nom illustre, aborder hardiment, les plus hauts problèmes de la philosophie spéculative. Nous croyons que ce ne serait pas sans préjudice pour les intérêts de l’esprit humain en général et pour ceux de l’église catholique en particulier, que cette église se désintéresserait des problèmes métaphysiques et des recherches libres de la pensée abstraite. A toutes les époques où elle a joué un grand rôle dans le monde, elle a compté en philosophie. Lorsque le christianisme a eu conquis le monde, on vit la philosophie chrétienne remplacer et absorber la philosophie d’Aristote et de Platon. Au moyen âge, l’église occupe l’école en même temps qu’elle règne dans l’état. Au XVIIe siècle, après l’orage du XVIe, l’église catholique eut une renaissance brillante et grandiose : c’est le temps où elle prend hardiment sa part dans le grand mouvement philosophique inauguré par Descartes. Au début de notre siècle, après la révolution française, qui l’avait régénérée et grandie par la persécution, en reprenant sa part d’influence, l’église s’honora encore par l’éclat de ses recherches philosophiques. Soit en France, soit en Italie, il y eut une grande philosophie chrétienne ; en France, plus militante que spéculative, plus paradoxale qu’instruite, plus bruyante que solide, mais enfin pleine de vie et de mouvement ; en Italie, plus vraiment philosophique, plus au courant des philosophies nouvelles, plus savante, plus profonde, plus éclairée : Lamennais et Rosmini sont les deux noms qui résument ces deux grandes réformes de la pensée catholique à cette époque. Enfin, même après la chute de l’école théologique française, école trop mondaine et trop profane pour être la vraie expression de l’église, celle-ci ne demeura pas étrangère à la haute philosophie. Un noble esprit, un cœur simple et généreux, l’une des âmes les plus vraiment pieuses de notre temps, M. l’abbé Gratry, honora le clergé français par une tentative philosophique des plus estimables : plus d’imagination peut-être que de logique, plus d’élévation de pensée que de précise analyse, quelquefois un excès d’emportement qui l’empêchait d’étudier de près ce dont il parlait, tels étaient les défauts de ce philosophe ; mais il avait incontestablement des vues personnelles, des saillies heureuses ; il remuait les questions, il réveillait les esprits : c’était un penseur, un chercheur, un méditatif. Il faut le dire, depuis l’abbé Gratry, le clergé français paraît s’être un peu désintéressé de la philosophie. Même l’église catholique en général paraît avoir eu peur de la pensée. Par un esprit de réaction aussi peu éclairé dans le domaine scientifique que celui qu’elle a affiché sur le terrain politique, elle a cru devoir retourner à la scolastique et en reprendre jusqu’à la forme la plus décriée, celle du syllogisme. Toute la pensée moderne, depuis Descartes, a été condamnée. Les doctrines les plus nobles, qui pouvaient se couvrir cependant de l’autorité de saint Augustin, ont été dénoncées comme suspectes sous le nom d’ontologisme. Le silence s’est fait dans le monde catholique ; et les pratiques pieuses, les œuvres de charité et les agitations politiques ont entièrement absorbé l’activité ecclésiastique.

Cependant, quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, la pensée est quelque chose dans le monde. Elle n’est pas tout sans doute ; elle ne conduit pas tout ; l’homme n’est pas un esprit pur, une raison pure ; il a des sens, un cœur, une imagination, des besoins pratiques qui ne se contentent pas du doute méthodique et de la vision en Dieu. Mais si la pensée n’est pas tout, elle est cependant, et l’on ne peut se passer d’elle. Aucune grande domination dans le monde ne s’est établie et n’a duré que par la participation de la pensée. Nous l’avons montré déjà pour le christianisme à son origine et pour le catholicisme aux grandes époques de son histoire ; on en peut dire autant du protestantisme. Quand la réforme eut lait l’Allemagne moderne, elle y engendra une philosophie ; car la philosophie allemande se lie étroitement, comme Hegel l’a montré dans son Histoire de la philosophie, au dogme chrétien réformé. La domination de la France en Europe au XVIIe siècle fut l’œuvre de la pensée aussi bien que des armes. Le XVIIIe siècle a produit la révolution par sa philosophie, et la révolution elle-même a manifesté sa puissance et son ascendant croissant sur l’humanité moderne par un renouvellement de la pensée et à l’imagination dans le monde. On ne peut donc sans périt renoncer à la pensée et croire que les œuvres suffisent, même à la religion. Si ces œuvres surtout consistaient à développer plus qu’en aucun temps les instincts superstitieux et les tendances païennes, si, non content de s’éloigner de la pensée pour se livrer aux nobles pratiques de la charité, on allait jusqu’à travailler contre la pensée même en encourageant outre mesure les niaiseries et les pauvretés de la plus plate dévotion, il serait à craindre qu’on ne fût sur la pente ou ont glissé toutes les grandes religions du passé, qui, après avoir régné longtemps dans les hautes régions de j’âme et du cœur, vont s’éteindre et s’endormir dans les bas-fonds de l’ignorance et de la superstition.

Mais si l’abandon de la pensée dans l’église catholique est un mal pour l’église elle-même, ce qui la regarde, nous croyons pouvoir dire en même temps que c’est aussi un mal pour l’esprit humain en général. L’église catholique, malgré ses tendances rétrogrades, est encore une trop grande chose dans le monde pour ne pas jouer même aujourd’hui un rôle important dans le domaine de la pensée si elle le voulait. Cette église représente sous sa forme la plus précise et la plus concrète le principe religieux ; or la religion prise dans son idée et indépendamment de toute forme est l’expression la plus élevée de la philosophie. Aristote, quand il a voulu donner un nom à la plus haute des sciences, l’a appelée théologie. Sans doute, c’est un inconvénient pour un penseur de partir de dogmes préconçus ; la liberté de l’invention philosophique est singulièrement limitée par là ; mais il y a, ou du moins il y avait autrefois en théologie bien plus de liberté qu’on ne se l’imagine, et bien des hardiesses métaphysiques sont sorties de la théologie. Sont-ce les métaphysiciens ou les théologiens qui ont poussé le plus loin la question du libre arbitre ? Le dogme de la trinité n’a-t-il pas été élaboré par les métaphysiciens en même temps et au moins autant que par les théologiens ? Les deux sciences sont donc sœurs l’une de l’autre et devraient profiter l’une à l’autre. D’ailleurs, dans un autre ordre d’études, en psychologie ou en morale, le chrétien pratique connaît bien des faits qui échappent au savant abstrait. L’idée religieuse, quand elle s’unit à la pensée, a une élévation et une grandeur qui imposera toujours à ceux qui en sont le plus éloignés. On dit qu’un des livres qu’Auguste Comte aimait le mieux et lisait le plus, c’était l’Imitation de Jésus-Christ. Ne prît-on d’un écrivain catholique, d’un Bossuet ou d’un Gratry, que la saveur et l’accent, en laissant de côté le dogme et la lettre, cela même serait encore un gain pour la philosophie. Il n’est pas nécessaire d’être un croyant pour s’intéresser à la pensée chrétienne. Le dogme chrétien n’étant à nos yeux qu’une élaboration naturelle de l’esprit humain au même titre que la philosophie elle-même, quoique sous une autre forme, quoi d’étonnant à ce que sous cette forme se soient manifestées de grandes conceptions métaphysiques ? Pourquoi l’esprit humain, si la théologie chrétienne est son œuvre, ne s’y serait-il pas montré aussi puissant, aussi fécond qu’ailleurs, malgré les limites apparentes imposées par le dogme ? Les dogmes sont des mystères, mais ce ne sont pas des non-sens ; dépouillez-les de leur forme conventionnelle, ils recouvrent des pensées. La philosophie chrétienne devrait donc, si elle avait encore une véritable vitalité, avoir sa part dans le mouvement général de la pensée contemporaine et contribuer à enrichir et à féconder la métaphysique, comme elle l’a fait à toutes les époques de sa grandeur.

Indépendamment de l’influence que le philosophe chrétien peut exercer comme chrétien, il peut encore en exercer une autre, à un autre point de vue, s’il aborde les problèmes abstraits avec un entier désintéressement et sans laisser même deviner qu’il est chrétien ; s’il prouve par son exemple que, pour être chrétien et catholique, on n’en est pas moins homme et qu’on se considère comme tel ; que, tout fidèle que l’on puisse être à la société des croyans, on n’en est pas moins membre de la société des penseurs en général sans distinction de croyance. Ce désintéressement, cette recherche de la science et de la vérité pour elle-même, cet appel à la pure raison est un exemple pratique de tolérance et un appel à la tolérance plus saisissant que toutes les revendications les plus ardentes. Parler le langage de la raison abstraite sans mélange d’aucun autre, c’est se placer sur le terrain commun des penseurs, c’est se rencontrer sans scrupule avec les plus libres d’entre eux et quelquefois même combattre avec eux ; en un mot, c’est mêler l’église catholique avec le siècle, les mettre en présence et en bonne intelligence ; c’est donc à la fois travailler pour l’une et pour l’autre. M. l’abbé de Broglie, en donnant un tel exemple, en écrivant dans le langage le plus simple et le plus noble un livre de pure philosophie que pourrait signer un philosophe écossais, ministre du saint évangile, ou un philosophe déiste de l’école de Rousseau, en se montrant au courant des plus subtiles questions de la philosophie contemporaine, en s’exprimant sur toutes ces matières avec une aisance, un naturel, une candeur qui inspirent la sympathie et imposent le respect, aura plus fait pour l’église catholique dont il ne prononce pas le nom que les furibonds déclamateurs qui, croyant la défendre, ne font que provoquer et quelquefois justifier les plus fâcheuses représailles.

M. l’abbé de Broglie est un esprit philosophique : c’est chez lui un héritage de famille. Son père, feu M. le duc de Broglie, avait non-seulement un goût très vif pour la philosophie, mais une vocation naturelle pour cette science. Il y apportait un esprit pénétrant et étendu d’une singulière vigueur. Ce qu’il a publié en ce genre ne donne qu’une faible idée du temps et des soins qu’il avait consacrés à la science. Il a laissé en manuscrit un vaste ouvrage où tous les problèmes métaphysiques sont passés en revue et où les difficultés de chacun d’eux sont signalées avec une sagacité supérieure. M. l’abbé de Broglie tient de son père la sévérité de la méthode et le don de la dialectique. Ce qui le distingue, c’est le goût et le talent de l’analyse psychologique. Il est peut-être plus psychologue que métaphysicien, et son père était plus métaphysicien que psychologue. Il a aussi à sa disposition la connaissance des sciences, et il sait en user, sans en abuser comme le père Gratry. Sa langue est simple, austère, d’une clarté parfaite, sans jargon et sans banalité : c’est la vraie langue philosophique. Sa doctrine, quoique n’étant, suivant lui-même, que l’expression même du sens commun, n’est pas sans originalité ; et cette originalité consiste surtout dans l’effort de démontrer scientifiquement la véracité du sens commun. On peut dire que cette doctrine se rattache à celle de l’école écossaise, mais mise au niveau de la science et de la philosophie de notre temps. C’est ce que l’on comprendra mieux par l’analyse qui va suivre.


I

Royer-Collard disait que, depuis Descartes, la philosophie était sceptique sur l’existence du monde extérieur. Ce mouvement sceptique a été refoulé ou tout au moins arrêté pendant plus d’un demi-siècle par la philosophie de Reid. Mais cet arrêt n’a été que momentané. La philosophie anglaise actuelle, dans deux de ses principaux représentans, Mill et Bain, est redevenue idéaliste. En Allemagne, après le succès bruyant, mais superficiel, du matérialisme, l’idéalisme, de Kant paraît avoir repris l’avantage. Enfin, même en France, l’idéalisme tend aussi à s’établir sur toute la ligne. M. Renouvier, au nom du criticisme kantien, M. Taine, au nom de l’empirisme, M. Lachelier, au nom de l’idéalisme absolu, ont battu en brèche la réalité des substances et des causes, et en particulier de la substance matérielle[1]. Le moment paraît donc opportun pour faire revivre les droits de la réalité et pour rendre au monde extérieur ses titres à l’existence. La doctrine de l’abbé de Broglie est ce qu’on appelle en Allemagne une doctrine de réalisme, en opposition à l’idéalisme ; et comme chez lui la réalité des corps ne se sépare pas de la réalité de l’âme et de Dieu, c’est un réalisme spiritualiste.

Comment M. l’abbé de Broglie a-t-il été conduit à se poser ces problèmes ? On peut dire que l’influence de Royer-Collard est restée vivante dans sa famille ; mais l’auteur nous fait connaître lui-même une raison plus prochaine qui a décidé du cours de ses pensées. C’est en lisant, dans sa jeunesse, le livre de M. Taine sur les Philosophes français du XIXe siècle qu’il fut frappé des objections élevées par cet auteur contre la théorie de l’école éclectique sur les substances et les causes. Ces objections l’avaient troublé et lui paraissaient irréfutables ; il serait donc tombé lui-même dans le scepticisme ou l’idéalisme s’il n’avait pas cherché et cru trouver un autre moyen de concevoir et d’entendre la réalité des choses. Non-seulement la lecture du livre de M. Taine a désabusé l’abbé de Broglie sur la théorie classique des substances et des causes, mais encore elle lui en a suggéré une autre, à savoir que les substances et les causes sont précisément la même chose que ce que M. Taine appelle des phénomènes ; que les substances et les causes, sans se confondre avec ces phénomènes, tombent immédiatement sous l’expérience. Représentez-vous les phénomènes de M. Taine, solidifiez-les, faites-en des choses indépendantes de nous, existant sans nous, avant et après nous, vous avez les substances et les causes de l’abbé de Broglie ; sa doctrine est donc une sorte de tainisme spiritualiste, singulier exemple de la migration et transformation des doctrines : le réfutateur de Royer-Collard se trouve fournir lui-même les élémens dont se reformera le réalisme de Royer-Collard !

M. l’abbé de Broglie n’a pas dû seulement à M. Taine l’idée fondamentale de son livre ; il lui emprunte encore quelquefois sa forme, quoiqu’il n’y ait rien de plus différent que ces deux esprits. Comparez, par exemple, la table des matières du nouvel ouvrage avec celle du livre de l’Intelligence, vous y verrez le même soin et la même recherche du détail, le même effort pour poser sous forme piquante et énigmatique, non-seulement les problèmes généraux, mais chacun des degrés de l’analyse et de la démonstration. Une table ainsi développée est elle-même un livre et peut presque dispenser du livre. Quelquefois, comme chez M. Taine, le titre devient une sorte de rébus. Par exemple : « la Chenille et le Papillon, — la Cage d’écureuil, — la Philosophie, de M. Jourdain. » C’est encore de la même influence que l’auteur s’inspire, probablement sans le savoir, lorsqu’il essaie de traduire dans des images vives et agréables des idées abstraites un peu nues. Par exemple, ceux qui se rappelleront, dans les Philosophes français, la comparaison du bleuet, reconnaîtront évidemment le même précédé d’exposition dans la comparaison suivante, qui d’ailleurs a pour nous l’avantage de résumer la pensée générale de notre auteur fit le sens de sa doctrine : « Pour mieux nous rendre compte, dit-il, de la situation respective de ces divers systèmes, comparons le monde à un théâtre. Selon les trois systèmes que nous combattons, la toile de ce théâtre serait baissée ; cette toile serait couverte de brillans dessins et, par un artifice quelconque, ces dessins seraient changeans et mobiles, tout en suivant un certain ordre. — Suivant les positivistes absolus, ce qui est derrière la toile est inconnaissable, c’est une région obscure et inaccessible ; — suivant Les semi-positivistes, (les éclectiques), ce qui est derrière la toile, bien que tout à fait différent de l’apparence de la toile elle-même, peut cependant être connu indirectement par la raison ; — suivant les monistes (les tainistes), il n’y a rien du tout derrière la toile ; — suivant notre opinion enfin, c’est l’hypothèse d’une toile baissée qui est gratuite ; la toile du spectacle que nous présente l’univers est levée ; ce qui serait derrière cette toile si elle était baissée, c’est là ce qui est sous nos yeux. » Ces recherches de pittoresque sont rares dans notre auteur ; son style est plutôt d’ordinaire austère et nu ; nous ne citons ces exemples que comme des réminiscences inconscientes et accidentelles, vestige d’une influence subie dans la jeunesse et qui est venue singulièrement se combinera l’austérité doctrinaire et genevoise qui est le trait dominant de cette illustre famille ; n’oublions pas cependant que le rayon de Mme de Staël a passé par là.

La comparaison précédente nous fait clairement comprendre la doctrine de l’auteur, et la situation qu’il prend entre les divers systèmes qui essaient de résoudre le même problème. Il est de ceux qui croient que la toile du monde est levée et que la pièce qui se joue devant nous est la vraie pièce, jouée par de vrais acteurs, et non pas une apparence, un rêve de notre imagination ; et ce n’est pas nom plus l’apparence d’une vraie pièce jouée par derrière, dont le secret nous échapperait. Mais il est temps de sortir des images et d’arriver au fond des choses.

Avant de procéder à l’étude des problèmes en philosophie, il faut savoir quel critérium an adoptera. M. l’abbé de Broglie en propose un qui lui paraît le seul possible, le seul légitime : c’est ce qu’il appelle le bon sens. Il le définit ainsi « un ensemble d’idées ou de croyances qui existent d’une manière pratique et réelle dans l’esprit de tous les hommes, dans l’esprit du vulgaire comme dans celui des hommes éclairés et des hommes spéciaux ; le bon sens, c’est la philosophie que nous faisons tous sans nous en douter, comme M. Jourdain faisait de la prose. »

Allons-nous donc revenir à la philosophie du sens commun de Reid et de Dugald-Steward ? Nullement ; M. l’abbé de Broglie, tout partisan qu’il est du bon sens, est un esprit trop fin et trop subtil pour se contenter d’idées banales et ne pas éprouver vivement le besoin de la rigueur scientifique. À ce point de vue, le bon sens ne lui suffit plus : il faut partir du bon sens, mais il ne faut pas s’en contenter, il faut lui appliquer l’analyse. Par là il essaie de distinguer sa philosophie de celle de Reid : « Suivant Reid et ses disciples, dit-il, les jugemens du bon sens sont tellement primitifs que les analyser est peine perdue. Ce sont des jugemens aveugles en apparence ; ce sont de pures affirmations de l’intelligence qu’il faut croire sur son témoignage. » Suivant M. de Broglie, au contraire, le bon sens ne se compose pas de vérités primitives, mais de vérités dérivées ; ce sont des vérités pratiques que l’homme trouve d’instinct, mais qui peuvent être analysées et ramenées à des principes plus généraux ou à des expériences antérieures. « Le philosophe doit partir du bon sens, mais il peut remonter en arrière le cours logique des idées jusqu’aux principes les plus simples ; il peut aussi remonter en arrière dans l’ordre des temps pour étudier la formation graduelle des principes dont il s’agit. » De là une méthode que l’auteur appelle « la méthode des approximations successives. » Le bon sens a raison dans le fond des choses, mais il doit être soumis à des corrections nécessaires. Les notions du bon sens sont essentiellement pratiques ; elles ne peuvent donc être que grossièrement vraies ; elles expriment sous forme inexacte d’autres jugemens dont le fond est parfaitement vrai. C’est avec le bon sens qu’il faut corriger le bon sens, de même que c’est en se servant d’abord d’instrumens grossiers que la science est arrivée à se former des instrumens de précision qui servent ensuite à corriger les défauts des instrumens grossiers. Ainsi la méthode des approximations progressives n’est qu’une méthode de correction ; elle ne peut aller jusqu’à la négation du bon sens : les analyses peuvent être plus ou moins exactes, mais l’ensemble du bon sens ne doit jamais être sacrifié. L’analyse doit s’arrêter plutôt que de détruire son propre principe.

Malgré ces restrictions, M. l’abbé de Broglie va très loin dans ce droit de correction qu’il attribue à l’analyse, et il se contente facilement au nom du bon sens. Il est bien obligé, par exemple, de reconnaître que le bon sens considère comme évident que c’est la terre qui est fixe et le soleil qui tourne autour d’elle, proposition que la science renverse complètement en faisant tourner la terre autour du soleil ; mais, suivant lui, le système de Copernic, tout en rectifiant le bon sens, n’en est pas moins au fond d’accord avec lui : « L’idée que la terre est un centre fixe, dit-il, a un sens parfaitement vrai, car la terre est, par rapport à tous les objets terrestres, un point de repère fixe auquel nous rapportons avec raison leurs mouvemens. L’erreur n’est donc qu’une généralisation exagérée. » Soit ; mais avec un droit de correction aussi large et en se contentant au nom du bon sens à si bon compte, il n’est guère de système de philosophie qui ne puisse se flatter d’être d’accord avec le bon sens pris en gros. Berkeley pourra dire que le bon sens a sans doute raison de croire à une réalité extérieure ; mais pourquoi ne serait-ce pas Dieu qui fait apparaître à notre esprit les images que nous appelons des choses ? et pourquoi se serait-il donné la peine de créer des substances dont la nature est incompréhensible et qui ne servent qu’au matérialisme ? Et Kant ne pourra-t-il pas dire également que le bon sens a parfaitement raison de croire à des lois nécessaires et a priori, mais qu’il lui est indifférent que ces lois soient les lois d’un monde extérieur, au lieu d’être, comme le croit Kant, les lois de la raison elle-même ? Dans ces deux cas, l’erreur du bon sens ne serait également qu’une généralisation exagérée, et les corrections apportées par la méthode des approximations successives ne dépasseraient pas celles que l’on est en droit d’attendre lorsqu’il s’agit de substituer des formules exactes à des croyances toutes pratiques. Ces corrections ne contredisent pas plus le bon sens que celle qui consiste à dire que c’est le soleil qui est fixe et la terre qui tourne, tandis que le bon sens fait tourner le soleil et croit à l’immobilité de la terre. Un critérium dont on peut faire un usage aussi lâche ne peut pas nous servir à grand’chose.

Ce que nous louerons dans cette théorie de l’abbé de Broglie, ce n’est donc pas son critérium du bon sens qui nous paraît vague et insuffisant, c’est sa méthode des approximations successives, qui est la vraie méthode philosophique. Ou le bon sens est un critérium décisif, et alors il n’y a plus de philosophie ; ou il y a lieu à analyse et à approximation successive, mais alors ce n’est plus le bon sens qui est juge ; c’est l’évidence de la raison et des faits. Dans le fait, est-il un philosophe qui n’ait pris le bon sens comme point de départ ? Descartes lui-même, quand il médite, ne nous apprend-il pas qu’il est au coin de son feu dans sa robe de chambre ? Il croit donc à son corps et aux corps qui l’environnent ; mais il lui vient à la pensée que, quand il rêve, il se voit également au coin de son feu en robe de chambre, sans qu’il y soit réellement : ne peut-il pas en être de même dans l’état de veille ? De là un doute très légitime que le bon sens est incompétent à résoudre et qui ne peut céder que devant l’analyse des faits. De même, Spinoza accorde sans doute au bon sens qu’il y a des choses finies et un être infini ; mais ces choses finies peuvent-elles être quelque chose qui mérite le nom de substance, et si ce ne sont pas des substances, peuvent-elles être autre chose que les modes de l’infini ? C’est là un problème que le bon sens ne peut pas trancher puisqu’il ne le comprend même pas.

De la question de critérium et de méthode passons à la question de fond. Il s’agit de la réalité des substances et des causes. M. l’abbé de Broglie maintient fermement cette réalité à la fois contre les empiristes ou phénoménistes (par exemple, M. Taine) et contre ce qu’il appelle les demi-positivistes, c’est-à-dire les spiritualistes éclectiques. Il donne en effet raison à M. Taine contre ceux-ci ; mais il croit avoir raison contre M. Taine au nom du sens commun. Résumons aussi clairement que possible cette subtile discussion.

Suivant la doctrine des demi-positivistes, c’est-à-dire des spiritualistes contemporains, voici quelle serait la vérité sur les causes et les substances : « L’ordre des causes et des substances, objet de la métaphysique, est radicalement distinct de l’ordre des phénomènes et des lois, objet de la science expérimentale. » Le monde réel, dans cette hypothèse, se composerait de deux parties, une partie apparente et une partie cachée. « La partie apparente, celle qui tombe sous l’expérience, consisterait en phénomènes sans substances[2], c’est-à-dire en amples apparences et en lois, c’est-à-dire en formules abstraites. Ce seraient des images, des sons, des couleurs, des formes vides, des sensations reliées par un canevas de lois purement idéales. La partie cachée, qui serait l’objet de la métaphysique, serait composée d’êtres absolument étrangers à l’expérience, de simples conceptions de la raison. Ce seraient, suivant les dynamistes, des forces, des monades, c’est-à-dire des êtres connus seulement par induction. Ainsi l’univers serait coupé en deux parties : l’une superficielle, creuse, apparente et abstraite, sans réalité véritable ; l’autre obscure, abstraite. encore, séparée des faits, indistincte et à peine intelligible. Le spiritualisme ainsi entendu mériterait le reproche que lui fait M. Taine de doubler l’univers. »

Dans cette exposition de la doctrine spiritualiste, M. l’abbé de Broglie ne paraît tenir aucun compte de la révolution apportée dans cette école par Maine de Biran. Ce qu’il vient de résumer peut être à la rigueur donné comme la pensée de Royer-Collard et de Cousin ; mais il nous semble que ce n’est pas celle de Biran et de Jouffroy. Toute la doctrine de Biran consiste au contraire à soutenir que l’âme au moins se connaît elle-même immédiatement et directement par la conscience, c’est-à-dire par l’expérience intime, comme cause et comme substance ; et Jouffroy, arrivant de son côté, et par ses réflexions personnelles, aux mêmes conclusions, terminait son célèbre mémoire sur la distinction de la psychologie et de la physiologie par ces mots : « Il faut donc rayer de la psychologie cette proposition consacrée : « L’âme ne nous est connue que par ses modifications. » Enfin, depuis Biran et Jouffroy, toute l’école spiritualiste française a accepté cette doctrine. Le prétendu dédoublement dont il s’agit ne s’appliquerait donc à la rigueur qu’au monde extérieur. La moitié de la réalité et la plus importante, la réalité spirituelle, qui est soustraite. Toute la question ne porte donc que sur les substances extérieures, sur les corps, et, pour poser cette question avec précision, il faudrait dire : La substance corps est-elle aperçue directement et immédiatement aussi bien que la substance âme ? Les sens sont-ils, aussi bien que la conscience, des fonctions intellectuelles ? Ce qui est externe se perçoit-il de la même façon que ce qui est interne ? Or si l’on pose la question sous cette forme précise, il en ressort immédiatement des difficultés dont l’auteur ne paraît pas s’être assez préoccupé.

Sans insister sur ces réserves dont on entrevoit l’importance, disons que M. l’abbé de Broglie s’élève avec M. Taine contre ce qu’il appelle « la dichotomie de la réalité. » D’après loi, il n’y a qu’une seule réalité à la fois substance et phénomène : « Nous ne doublons pas l’univers, dit-il, parce que nous ne l’avons pas dédoublé. Sans doute les apparences sont la surface de l’univers ; les substances et les causes en sont le fond réel (concession qui, pour le dire en passant, ressemble singulièrement à la doctrine combattre), mais ce fond se prolonge jusqu’à la surface. » L’expérience atteint l’un et l’autre, à la fois le réel et le phénoménal ; la partie cachée ne diffère pas de la partie apparente ; elle est seulement plus loin de l’observation. Par substance il faut entendre, non pas une entité métaphysique invisible, mais un être réel et concret, une chose on une personne. Tout homme, tout animal, tout corps distinct d’un autre corps, est une substance. Les substances sont des êtres individuels particuliers, existant dans un temps et dans un lien donné. Ainsi définies, il est évident qu’elles tombent sous le sens externe, car l’expérience atteint les corps, et les corps sont des substances. D’un autre côté, l’expérience interne atteint notre être propre, notre personne, c’est-à-dire encore une réalité individuelle et concrète, en un mot une substance. Il en est de même des causes. Un homme en frappe un autre ; nous disons que le premier est la cause du coup perçu par le second ; une pierre tombe et tue un homme ; elle est la cause de sa mort. Voilà le vrai sens du mot cause selon le sens commun, et non pas un être métaphysique et caché que l’on appellerait monade ou force, et qui peut tout aussi bien être Dieu, la nature, l’absolu, ou toute autre conception arbitraire. En d’autres termes, la substance et la cause ne sont point l’objet de la raison pure, comme dans la doctrine de Cousin. Ou l’expérience n’atteint rien, ou elle donne la réalité tout entière. Ce n’est pas à dire sans doute que l’expérience atteigne d’une manière complète le dernier fond des choses : elle connaît les substances dans une certaine mesure, mais non pas jusqu’au fond ; la science expérimentale ne saisit les substances et les causes que d’une manière incomplète ; mais, si incomplète qu’elle soit, c’est cependant une connaissance réelle ; une connaissance n’est pas nulle parce qu’elle n’est pas adéquate.

Telles sont les vues de l’auteur sur les substances : mais encore une fois n’y a-t-il pas lieu à distinguer entre les substances vues du dehors et les substances vues du dedans ? Est-il irrationnel de soutenir que la substance extérieure ne nous est connue que par ses manifestations, tandis que la substance moi, étant présente à elle-même par la conscience se connaît elle-même (sinon dans son dernier fond, dans son absolu, au moins dans son être) ? Cette distinction ne devait-elle pas être au moins signalée et discutée au lieu de se borner à réduire les spiritualistes à un prétendu demi-positivisme ? Que d’ailleurs ce demi-positivisme puisse conduire par voie de conséquence, comme le prétend l’auteur, jusqu’à l’idéalisme de Berkeley ou au panthéisme de Spinoza, c’est encore ce qui n’est nullement évident. Tout en admettant une distinction entre le phénomène et le noumène, entre l’apparent et le caché, n’a-t-on pas le droit de dire cependant avec Ampère qu’il ne peut y avoir contradiction entre le monde phénoménal et le monde nouménal, de même qu’il n’y a pas de contradiction entre le ciel nouménal et le ciel phénoménal ? Et enfin, est-on bien sûr d’échapper soi-même aux conséquences que l’on impose à autrui ? Si la connaissance expérimentale des causes et des substances est « incomplète » comme le veut l’auteur, si nous n’allons pas « jusqu’au fond » comme il le dit encore, qui nous assure qu’une connaissance de fond, une connaissance adéquate et complète ne réduira pas le nombre des causes et des substances et ne les ramènera pas à une seule comme dans le panthéisme, et à une seule qui serait Dieu lui-même, comme dans l’idéalisme ? Pour l’expérience et de prime abord, le magnétisme et l’électricité semblent bien deux choses distinctes : une expérience plus profonde a montré que ces deux choses n’en font qu’une seule, et que là où nous croyions percevoir plusieurs agens, il n’y en avait en réalité qu’un seul : de même pour la lumière et la chaleur, et en général pour tous les agens physiques, dans lesquels la science ne voit plus aujourd’hui que les différent modes du mouvement. S’il en est ainsi, qui nous prouve qu’une réduction ultérieure ne ramènerait pas à une seule cause toutes les causes de la nature, et toutes les substances à une seule substance ? Et quant à l’unité de substance, peut-on d’ailleurs résoudre cette question par l’expérience seule ? Ne faudrait-il pas aborder la question du continu, et une telle question est-elle du domaine de l’expérience immédiate ? En un mot, si, comme vous l’accordez, nous ne connaissons pas les substances dans leur fond, qui vous assure que la connaissance adéquate serait semblable à la connaissance partielle que nous en avons et que vous considérez sans preuves comme infaillible ?

M. l’abbé de Broglie insiste sur la distinction de la substance et des phénomènes ; il présente à ce sujet des vues fines, ingénieuses, exprimées souvent d’une manière heureuse. La substance et le phénomène ont quelque chose de commun, c’est de durer : ce qui les distingue, ce n’est pas « la quantité de durée, » c’est « l’espèce de la durée. » Une substance peut avoir une durée très courte, et un phénomène une durée très longue : « une fleur qui dure un jour est une substance ; le mouvement du soleil qui dure depuis des siècles est un phénomène. Le phénomène s’écoule ; la substance persiste. La substance peut commencer et finir ; mais son commencement et sa fin ne dépendent pas de son existence actuelle. Elle est dans le temps sans être pénétrée par le temps. » Le temps coule sur les substances ; il « dévore les phénomènes. » Le phénomène est hétérogène avec la substance. On ne peut les comprendre sous une même classification : un animal et un homme peuvent être rangés dans une même classe ; mais une personne et un événement ne peuvent être réunis sous un même nom : « l’addition est impossible. »

Malgré ces différences profondes de la substance et des phénomènes, les deux objets n’en forment en réalité qu’un seul. Autrement, que deviendrait la doctrine de la réalité expérimentale de la substance ? Le phénomène, en effet, s’observe dans la substance, et ne fait qu’un avec elle. Il n’y a pas deux choses : la pierre et le mouvement ; il n’y en a qu’une : la pierre en mouvement. La distinction de la substance et du phénomène serait-elle donc toute subjective ? Non, c’est la réalité elle-même qui se décompose ainsi et qui possède ces deux faces distinctes, mais la réalité, c’est la substance même. Les phénoménistes disent : « Il n’existe que des faits et des événemens ; pas de corps, mais des mouvemens ; pas d’esprit, mais des pensées. » Pour avoir la vérité, il suffit de retourner la proposition, et dire : « Il n’existe que des substances, des choses et des personnes : les faits et les mouvemens ne sont que les personnes et les choses en tant qu’elles changent et qu’elles agissent. » Cette doctrine est donc une sorte de phénoménisme retourné ; c’est un phénoménisme substantialiste. De part et d’autre, on rejette un monde métaphysique, un monde de noumènes (la notion de Dieu mise part) ; la métaphysique n’a affaire qu’à la réalité perceptible ; seulement là où le phénoméniste ne voit que des sensations et des images, notre auteur voit des choses et des personnes, c’est-à-dire des existences et des réalités. Ne serait-ce pas au fond la même chose ?

L’auteur tient tellement à conserver à la substance son caractère concret et expérimental et à ne se séparer en rien du sens commun, qu’il n’hésite pas, contre la doctrine devenue classique de Leibniz, à admettre l’existence des substances collectives. Autrement, dit-il, il ne faudrait admettre que des substances simples, des atomes ou des monades ; mais alors, comme il le remarque, toute la doctrine précédente s’écroulerait : il ne pourrait plus être question de substances dans le sens expérimental ; aucun être tombant sous les sens ne serait une substance, les êtres simples étant inaccessibles à l’observation. L’auteur prévoit l’objection qui se tire du moi et de l’âme, et il y répond en réaliste décidé et peu craintif : « L’âme, il est vrai, dit-il, peut être observée directement par la conscience ; mais elle ne peut pas être isolée de corps. Le moi comprend l’âme et le corps. C’est postérieurement que la distinction se fait. Il faut donc bien admettre des substances collectives ou renoncer à tout ce qui précède. » C’est là, en effet, toucher avec sûreté et fermeté au point vif, et peut-être ajouterons-nous au point faible du système : car cette substance, composée d’autres substances, semble bien n’être telle que nominalement et provisoirement, puisqu’elle cesse de l’être lorsque ses parties s’éloignent ou se séparent. Spinoza n’aurait pas de peine à admettre de telles substances, qui ne sont, à vrai dire, que des accidens ; mais on n’aurait obtenu de lui par là que le nom et non pas la chose. Quoi qu’il en soit, l’auteur soutient que les êtres collectifs peuvent être substances lorsqu’ils ont les trois caractères constitutifs de la substance, qui sont : la permanence, l’unité centrale, enfin ce que l’auteur appelle la réalité objective par elle-même, c’est-à-dire qu’elles ne supposent pas d’autres êtres qu’elles-mêmes, tandis que les phénomènes supposent les substances. Sans trop presser ces distinctions subtiles, disons que, par exemple, une orange est un être collectif, puisqu’elle se compose de parties séparables : cependant elle dure, elle persiste en tant qu’orange ; même un tas de pierres (l’auteur va jusque-là), est encore quelque chose de permanent ; il ne s’écoule pas : donc, l’orange, un tas de pierres, sont des substances. Un peu plus l’auteur irait jusqu’à dire, selon l’exemple opposé par Leibniz, que « la compagnie des Indes est une substance. » A la vérité, l’auteur ajoute ici une condition : c’est que les parties du tout doivent être contiguës. Des pierres répandues sur un chemin ne sont pas une substance. Qu’importe ! dirons-nous que les parties soient contiguës si elles ne sont pas continues ? La contiguïté n’est jamais qu’apparente, faute d’expérience. Il y a toujours des vides, des intervalles ; qu’importe que ces intervalles soient grands ou petits ? L’auteur fait une distinction subtile entre le tout que nous formons par l’addition des individus (par exemple, une famille, une armée, une société) et le tout que nous voyons d’une seule vue sans en distinguer les parties (une orange, une maison). Le premier n’est pas une substance, c’est une notion abstraite ; le second est une vraie substance. Mais, dira-t-on, ne peut-on le décomposer en parties qui deviennent séparables les unes des autres ! Sans doute : c’est que la substance peut être composée de substances, que les substances s’enveloppent les unes les autres. Mais, dira-t-on encore, jusqu’où va la division ? C’est la question de la divisibilité à l’infini : question qu’on peut appeler ultérieure et de la solution de laquelle ne doit pas dépendre notre notion de la réalité. Que les derniers élémens soient des atomes ou des monades, ou qu’il n’y en ait pas du tout, c’est-à-dire que la division aille à l’infini, il n’en est pas moins vrai que l’orange est une réalité et non un phénomène, et, à ce titre, elle est une substance. On dira peut-être : si tout ce qui forme un tout est une substance, le monde qui lui-même est un tout ne devra-t-il pas être appelé une substance ? Sans doute, n’hésite pas à répondre l’auteur, mais ce n’est pas dans le sens des panthéistes ; ce n’est qu’une substance complexe. Mais, dirons-nous à notre tour, si vous renvoyez comme question ultérieure la question des dernières substances, des derniers élémens de la matière, qui vous dit que quand vous arriverez à ce problème, au lieu de trouver une divisibilité à l’infini, vous ne trouverez pas une indivisibilité réelle, absolue, à savoir non-seulement la contiguïté, mais la continuité absolue des êtres ? C’est donc une illusion de croire, comme vous le dites, que votre doctrine sera toujours, quoi qu’il arrive, opposée au panthéisme : c’est là une question réservée aussi bien -que toutes les autres.

Revenons à la proposition fondamentale de fauteur : les substances tombent sous l’expérience ; elles sont immédiatement observables. C’est ce qui est hors de doute pour le moi, du moins pour les spiritualistes : c’est ce qui est beaucoup plus douteux pour les substances externes et ce qui doit être directement établi pour que le système puisse se maintenir. Pour y arriver, il faut une analyse de la perception extérieure. Nous sommes ici au cœur de la doctrine, et nous touchons à la partie la plus forte et la plus personnelle de l’ouvrage. Quelque opinion qu’on puisse avoir sur les conclusions, la théorie de l’auteur n’en doit pas moins être signalée comme ce qui a été tenté de plus sérieux depuis Reid au point de vue du réalisme et même, tout système à part, les analyses suivantes ont encore en elles-mêmes un véritable intérêt et une sérieuse valeur.


II

Quoique M. l’abbé de Broglie reprenne pour son propre compte l’œuvre de Reid et de Royer-Collard, à savoir la justification du sens commun dans la théorie de la perception extérieure, ce n’est pas qu’il ne reconnaisse ce qu’il y avait d’incomplet et de superficiel dans la théorie écossaise. Il accorde que ces deux philosophes n’avaient pas tenu compte « des corrections et des limitations que peuvent et doivent subir les notions du bon sens pour s’adapter au progrès général de la connaissance humaine. » Plus particulièrement encore, il reproche à Reid d’avoir « non-seulement négligé, mais formellement nié le rôle des sensations comme signes des corps réels et comme moyens de perception ; » reproche qui, à vrai dire, nous paraît injuste, car c’est Reid lui-même qui, précisément, a le plus insisté sur ce caractère de signes, en instituant une comparaison détaillée entre la perception des sens et le témoignage des hommes[3].

L’auteur prend pour accordé que le sens commun croit à la réalité objective de l’étendue. Mais il y a deux sortes d’étendue : une étendue qui contient les corps et qui pourrait être vide si les corps disparaissaient, c’est ce qu’on appelle l’espace ; et une étendue qui est la propriété des corps, qui les suit dans leurs mouvemens et déplacemens, chaque corps étant inséparable de sa propre étendue. L’auteur admet la réalité objective de ces deux étendues dont l’une contient l’autre, et, pour le dire en passant, il ne paraît pas apercevoir que c’est là une des difficultés les plus graves contre la notion d’étendue, car comment comprendre une étendue dans une étendue, l’une se mouvant dans l’autre ? Quoi qu’il en soit, l’auteur nous déclare qu’il admet à la fois les deux choses, à savoir l’espace objectif et la réalité du corps dans cet espace[4].

Est-ce à dire cependant qu’il n’y ait pas lieu de faire la part de la subjectivité dans la perception extérieure ? Nullement ; l’auteur reconnaît au contraire que la science nous y conduit forcément. Il y a deux parties dans l’observation externe : l’une qui porte sur « les apparences, » l’autre sur « les corps réels. » Persistant dans son interprétation, erronée selon nous, de la philosophie de Reid, il reproche à celui-ci d’avoir soutenu que a la sensation et la perception sont deux faits parallèles sans rapport direct entre eux. » Quant à lui, au contraire, il reconnaît et professe que a les impressions subjectives sont des élémens essentiels de la perception, et que notre observation consiste dans l’interprétation de ces sensations[5]. » Mais cette interprétation n’est pas, comme le pensent les nouveaux empiristes, un raisonnement, une induction née de l’habitude et de l’association des idées : c’est une intuition « primitive et directe. » Dans la perception des apparences (son et lumière), c’est l’impression subjective qui est directement aperçue ; dans la perception des corps, au contraire, c’est la chose objective qui est directement et clairement connue : « Percevant directement certains corps par la spontanéité de notre intelligence, par un acte psychique, selon l’expression d’Helmholtz, traversant ainsi, sous la direction de la nature, les signes sensibles, nous nous établissons tout d’un trait dans l’espace en dehors de nous. » Quant aux questions ultérieures sur la nature des corps, l’auteur les ajourne et ne paraît pas s’en soucier, et même les théories des dynamistes et spiritualistes sur l’essence de la matière lui paraissent aussi peu intéressantes qu’elles le seraient aux positivistes eux-mêmes : « Du moment qu’il n’y a ni corps ni espaces, mais de simples fantômes internes, la cause inconnue de ces fantômes, l’être inintelligible, qui, n’étant pas étendu, cause l’appréhension de l’étendue, nous paraît digne de fort peu d’intérêt. Ce second monde obscur, composé de forces, doublure du premier monde composé de phénomènes, n’ayant aucun rapport quelconque avec les sciences physiques et naturelles et n’ayant aucun rapport déterminé avec l’âme humaine et avec Dieu, n’étant d’ailleurs susceptible que d’être très imparfaitement connu par un raisonnement douteux, ce qu’il y a de plus simple est de ne pas s’en occuper. » On voit que l’auteur reste fidèle aux impressions qu’il a recueillies dans M. Taine contre le spiritualisme leibnizien, qu’il appelle demi-positivisme. Mais il nous semble que ce serait plutôt sa propre doctrine qui mériterait ce nom ; car écarter les problèmes relatifs à l’essence des choses sous prétexte qu’ils sont insolubles, supprimer les notions métaphysiques qui prétendent atteindre l’intérieur de ces choses sous prétexte qu’elles ne seraient pas d’accord avec les perceptions de nos sens, appeler inintelligible tout ce qui ne se traduit pas en sensation, dire même qu’il ne faut pas s’occuper d’une : chose parce qu’elle nous conduirait à l’incompréhensible, qu’est-ce autre chose que la plus pure doctrine du positivisme ? Qu’y a-t-il d’étonnant d’ailleurs que les choses considérées dans leur être intérieur, dans leur en soi ne soient pas semblables à ce qu’elles sont dans leurs manifestations ? et pourquoi dire aussi qu’il n’y a nul rapport entre les unes et les autres ? Dira-t-on qu’il n’y a nul rapport entre les mots et les pensées, parce que les pensées ne sont pas des mots et ne peuvent jamais être perçues directement ? L’auteur n’accorde-t-il pas lui-même que les mouvemens de l’air ou de l’éther se traduisent pour nous en sons et en lumière sans être ni son ni lumière ? Donc des choses qui, en soi, ne sont ni sonores ni lumineuses peuvent nous apparaître comme telles. Pourquoi, par la même raison, des choses inétendues ne nous apparaîtraient-elles pas sous la forme de l’étendue ? Et pourquoi n’y aurait-il pas, entre l’étendue apparente et l’essence interne des choses, un rapport précis qui nous échappe, comme il y en a un absolument inexplicable entre les apparences lumineuses et leurs causes mécaniques ? Il ne faudrait donc pas dire que ce monde idéal et dynamique, caché et manifesté à la fois par le monde apparent, n’aurait nul rapport avec celui-ci et, par conséquent, avec les sciences physiques et naturelles, car tout ce qui est dans l’un serait la traduction de ce qui est dans l’autre : l’un serait la seule manière que nous ayons de connaître l’autre. L’auteur peut bien dire que, s’il en est ainsi, nous pouvons, au point de vue pratique, nous en tenir au premier et abandonner l’autre aux rêveries des métaphysiciens ; rien de plus sage, mais c’est parler en positiviste, non en métaphysicien. Laissons d’ailleurs cette discussion anticipée que l’auteur provoque lui-même par ses incursions légèrement agressives sur un domaine qu’il était convenu de réserver de part et d’autre et que l’on peut en effet réserver sans rien préjuger en disant simplement que l’analyse expérimentale de la perception extérieure doit être indépendante de toute théorie métaphysique préconçue.

Entrant plus avant dans l’analyse de la perception extérieure, l’auteur s’engage à prouver que la science ne contredit pas le sens commun, ou plutôt, comme il s’exprime, « que les corrections scientifiques ne dépassent pas la mesure prévue, » tandis que le système contraire, à savoir le système de l’étendue subjective, est « non pas la correction, mais la contradiction du bon sens. » Suivons-le dans cette analyse ? nous rencontrons d’abord des choses excellentes, bien vues et bien dites dans l’étude des différens sens, et d’abord de l’ouïe et de La vue. L’ouïe, dit-il, est « le sens avertisseur. » C’est le sens qui dépend le moins de nous : nous pouvons fermer les yeux, tenir nos mains immobiles, nous sommes bien moins libres de ne pas entendre ; le son nous surprend malgré nous et nous avertit qu’il se passe quelque chose de nouveau. Dans tous les grands mécanismes, le son est employé, comme avertisseur. L’ouïe est encore le sens des phénomènes successifs, et par là il test essentiellement le sens du phénomène : car le caractère propre du phénomène, c’est de s’écouler. Aussi l’ouïe ne pénètre pas dans les substances et s’y atteint que par induction, Elle nous apprend peu de choses sur le dehors, si ce n’est à l’aide d’un autre sens : elle est donc hétérodidacte[6]. La vue, comme l’ouïe est encore le sens des apparences ; mais ces apparences lui révèlent des substances, c’est pourquoi l’auteur l’appelle un sens « divinatoire ; » comme l’ouïe, elle a besoin d’être instruite par le secours des autres et elle est hétérodidacte : de là viennent les illusions si fréquentes et si connues qui sont propres à ce sens. Si l’ouïe et la vue sont les sens de l’apparence, le tact est le sens des réalités, il n’a pas besoin des autres ; ceux-ci ont besoin de lui. C’est pourquoi l’auteur l’appelle « le sens vérificateur, » et comme ce sens s’instruit lui-même sans avoir besoin d’autrui, il est « autodidacte. » L’auteur dit que c’est le seul sens qui n’ait pas d’illusions, au moins l’illusion n’y est-elle qu’un accident. Peut-être est-ce passer un peu légèrement sur les illusions du toucher. L’auteur n’en parle que vaguement ; il indique seulement « un mode irrégulier, et contraire à l’habitude, de placer les doigts qui servent à toucher un corps ? » Pourquoi désigner d’une manière si obscure et ne pas décrire avec précision l’illusion si connue qui consiste à percevoir deux boules, lorsqu’il n’y en a qu’une que l’on touche à l’aide de deux doigts entre-croisés ? Pour être un jeu qui amuse les enfans, ce fait est-il indigne de la psychologie ? Si le tact est par lui-même, comme dit l’auteur, « certain et infaillible, » comment parvient-on à le tromper en changeant ses habitudes ? D’ailleurs le témoignage du toucher est grossier et n’est vrai que dans de certaines limites : deux pointes de compas appliquées sur la peau, avec une ouverture moindre de trois millimètres, sont senties comme une seule ; comment appeler infaillible un sens qui nous instruit d’une manière aussi grossière ?

L’ouïe et la vue, étant en elles-mêmes les sens de l’apparence, sont subjectives ; le toucher, qui est le sens de la réalité, est, suivant M. l’abbé de Broglie, essentiellement objectif. Les sons et les couleurs sont des phénomènes qui ne sont objectifs qu’en apparence ; ils sont produits par une cause externe objective qui n’est pas directement perçue : « Si nous n’avions que l’ouïe et la vue, nous serions, dit l’auteur, dans la situation que supposent les partisans de l’étendue subjective. » N’est-ce pas ici trop accorder ? et, après avoir reproché à l’auteur jusqu’ici trop d’objectivisme, ne serions-nous pas autorisés maintenant à lui reprocher un excès de subjectivisme ? Car la vue ne donne-t-elle pas l’étendue, au moins à deux dimensions (peut-être même à trois, quoi qu’on en dise), et partout où il y a étendue, n’y a-t-il pas déjà quelque objectivité ? L’auteur accorde que, si nous n’avions que la vue et l’ouïe, les sensualistes auraient raison ; nous ne pourrions pas distinguer les corps et leurs images ; nous n’aurions aucun moyen de les localiser dans l’espace. En profondeur, peut-être ; mais en surface ? pourquoi pas ? Est-ce que les corps n’ont pas une situation respective dans un tableau ? L’auteur entre ensuite dans une fine analyse des phénomènes de la vision. Il distingue la lumière objective, l’agent lumineux, « qui fait voir, mais qui n’est pas vu, » et la lumière apparente, qui est vue et que l’on appelle couleur. Celle-ci, à son tour, se présente à nous sous trois formes : d’abord la couleur propre de l’objet, ou couleur réelle (un objet rouge reste rouge, de quelque manière que nous le voyions) ; en second lieu, la couleur apparente, qui est celle qui résulte des différens effets que produit la lumière objective en se jouant sur l’objet coloré ; enfin, les couleurs subjectives proprement dites, celles qui viennent de l’état de nos organes et ne correspondent à rien en dehors de nous. L’auteur insiste surtout sur la différence des couleurs réelles et des couleurs apparentes, et montre que les premières, tout en étant les causes dont celles-ci sont les effets, ne sont pas semblables aux apparences qu’elles produisent. Les couleurs réelles correspondent terme pour terme aux couleurs apparentes ; mais en elles-mêmes, elles ne sont pas des couleurs : ce sont « les propriétés de la surface colorée qui, sous l’influence de la lumière ambiante, » produisent tels ou tels aspects. Enfin les couleurs subjectives (par exemple, ce qu’on appelle les phosphènes) sont des couleurs qui dépendent exclusivement de l’état de nos organes, c’est-à-dire de l’œil ou du nerf optique et qui peuvent être produites par des agens qui eux-mêmes ne sont pas lumineux : c’est ainsi qu’un coup de poing sur l’œil, comme on dit vulgairement, vous fait voir trente-six chandelles. Bref, pour résumer cette analyse, les couleurs ne sont que des phénomènes lumineux que nous objectivons par induction. L’auteur admet, en effet, complètement la théorie de Helmnoltz : c’est que toute localisation des sensations lumineuses est due à l’expérience et à l’induction ; il est « empiristique, » et l’on s’étonne qu’un partisan aussi décidé du sens commun et des faits primitifs de la nature humaine accorde aussi aisément qu’il n’y a rien d’inné dans nos perceptions visuelles, tandis que ce problème est bien loin d’être tranché parmi les savans. Car, s’il y a une école empiristique (c’est ainsi que l’appelle Helmholtz, son principal représentant) qui tend à tout expliquer dans la vision par l’expérience et l’habitude, il y a une autre école que le même auteur appelle nativistique (par exemple l’école de Héring) et qui cherche à expliquer les mêmes phénomènes par les lois de l’innéité. On est loin, en effet, d’avoir tranché la question de savoir si c’est par habitude ou par nature que nous voyons les objets simples, quoiqu’il y ait deux yeux ; droits, quoique les objets se dessinent sur la rétine d’une manière renversée ; que nous les plaçons à distance dans l’espace, tandis que nous les aurions vus primitivement sur un plan. Toutes ces questions, dis-je, ne sont pas tranchées, et c’est aller trop vite que de refuser à la vue toute perception objective de l’étendue.

En un mot, quoique nous soyons dans le fond plus subjectiviste que l’auteur, nous sommes plus objectiviste que lui en ce qui concerne la vue et peut-être même les autres sens ; et ces deux opinions n’ont rien de contradictoire. Quant à l’auteur, dans sa confiance absolue pour le seul sens autodidacte, à savoir le toucher, sûr d’y retrouver l’objectif quand il le voudra, il ne craint pas de faire les choses largement quand il s’agit de la vue. Il en reconnaît complètement la subjectivité, et c’est par là qu’il diffère surtout de l’école écossaise ; par là aussi il croit faire à l’idéalisme sa juste part ; il croit enfin se mettre d’accord avec la science sans se mettre en contradiction avec le sens commun : chose plus douteuse ; car faire accorder au sens commun que, quand je vois un cheval blanc, la blancheur n’est que dans mon œil et que ce qui produit cette blancheur n’a aucun rapport avec elle, c’est certainement lui faire violence à peu près autant que ceux qui soutiennent la subjectivité de l’étendue ou tout au moins celle de l’espace ; car le sens commun pense très peu à l’espace ; mais il voit continuellement des couleurs en dehors du sens de la vue, et il les place où il les voit. Dire que cette illusion a un fondement réel, c’est très bien parler ; mais ceux qui croient à l’étendue subjective ne disent pas que la croyance contraire n’a pas de fondement réel, et il pourrait bien y avoir parité entre les deux cas. Sans doute la théorie scientifique de la lumière et des couleurs suppose précisément la réalité de l’étendue parce qu’elle a pour objet d’expliquer l’apparence lumineuse par des phénomènes purement mécaniques et géométriques qui se passent dans l’étendue et supposent une substance étendue ; mais, puisque la science peut passer des apparences lumineuses à des mouvemens qui n’ont rien de lumineux, pourquoi la métaphysique (en supposant qu’elle ait ses raisons comme la science a les siennes) ne passerait-elle pas de l’étendu à l’inétendu ?

Quoi qu’il en soit, l’auteur donne de bonnes et de solides raisons en faveur de la réalité des corps. Tous les hommes voient et touchent à la fois les mêmes corps. S’ils n’étaient, comme la couleur, que des apparences, chacun ne percevrait que son propre univers, sans communiquer avec l’univers d’autrui ; il faut un fondement réel à cette communauté d’univers. Ce qui est objectif disparaît quand nous n’y pensons plus ; quand nous. fermons les yeux, les couleurs apparentes cessent d’exister. S’il en était de même des corps réels et tangibles, les corps n’existeraient que lorsque nous les voyons ou que nous les touchons ; il faudrait dire avec Schopenhauer que, lorsque je ferme les yeux, le soleil cesse d’exister ; il n’y aurait pas eu de monde avant qu’il y eut d’homme ; mais alors d’où vient l’homme ? Toute cette argumentation nous paraît solide et judicieuse ; mais il nous semble qu’elle démontre seulement qu’il y a en soi quelque chose d’objectif qui résiste invinciblement à une suppression absolue, mais non pas que la manière dont ce quelque chose nous apparaît soit aussi objective que la chose elle-même. Ainsi celui qui soutient l’étendue subjective ne dit pas du tout que le soleil cesse d’exister quand en ferme les yeux ; cela n’est vrai que de son apparence, et comment même pourrait-on le nier ? car ce que je perçois du soleil n’est bien qu’une apparence, puisque je ne le vois grand que comme un plat ou un bouclier, tandis que sa grandeur réelle ne peut être embrassée par ma vue ni même par mon imagination. La preuve de l’objectivité n’est donc pas la même chose que la preuve de l’étendue. Les hommes ont sans doute absolument raison de croire à un univers différent d’eux-mêmes : cela ne prouve en rien que ce qu’ils perçoivent par leurs sans soit la chose elle-même, telle qu’elle est en soi.

C’est à l’analyse du toucher, le sens de la réalité par excellence, qu’il appartiendrait de nous donner la preuve non-seulement de l’objectivité de la chose, mais de celle des qualités. Or il y a, suivant notre auteur, trois qualités absolument objectives, reconnues par la science, et qui constituent le corps : ce sont l’étendue, l’impénétrabilité et le mouvement. Pour tout savant, un corps est un objet étendu, résistant et mobile. La distinction entre le subjectif et l’objectif est faite grossièrement par le sens commun ; mais elle est vérifiée par la science et ramenée à des notions précises. Même dans le toucher, il y a encore des sensations purement subjectives : ce sont les sensations cutanées et les sensations musculaires. Or ni les unes ni les autres ne se confondent avec le corps lui-même ; elles ne sont que les signes qui nous font penser à quelque chose de très différent, c’est-à-dire à l’étendue (forme, relief, mouvement) et à l’impénétrabilité : « L’objet tangible (une table, par exemple) est extérieur ; les sensations musculaires sont en nous : la notion de table est précise, géométrique ; les sensations musculaires sont vagues et obscures ; la table est terminée par des lignes droites et uniformes, rien de plus varié au contraire, de plus irrégulier que les sensations musculaires ; l’étendue de la table est une grandeur calculable avec précision ; qui oserait soumettre les sensations musculaires aux lois de la géométrie ? La table est un objet fixe et permanent ; la plupart des sensations musculaires se développent sous la condition de la succession. La table est un objet unique ; les sensations musculaires sont extrêmement diverses. Il n’y a donc aucun rapport de nature entre la forme géométrique de l’objet et la sensation musculaire ; il n’y a que le rapport entre le signe et le chose signifiée. » Comment se fait le passage de l’un à l’autre ? Ce passage n’est pas une induction raisonnée comme celle des savans : ce n’est pas non plus, comme le croit Reid, une opération mystérieuse et inexplicable : c’est une interprétation de signes, semblable à celle qui, dans la vue, transforme les sensations en perceptions ; mais cette interprétation ne se fait pas exclusivement, comme le croit Helmholtz, par voie d’association et d’habitude ; elle se fait spontanément, instinctivement : c’est la nature elle-même qui nous fait passer du signe à la chose signifiée, doctrine qui, nous le reconnaissons, est la traduction immédiate des faits : mais en quoi diffère-t-elle de celle de Reid ? C’est, encore une fois, ce que nous ne voyons pas. Cette interprétation spontanée est indiquée par Reid lui-même lorsqu’il compare la théorie de la perception à la théorie du langage et qu’il assimile la perception primitive au langage naturel. L’auteur méconnaît donc ses rapports avec Reid ; et il aime mieux retrouver les origines de sa théorie dans les scolastiques et dans saint Thomas. Ce serait la distinction célèbre des espèces expresses et des espèces impresses. Nous doutons fort, pour notre part, de la légitimité de cette assimilation ; mais cela a peu d’importance.

Pour résumer dans toute sa force la pensée qui nous paraît dominer dans la théorie précédente et qui s’évanouit un peu dans l’analyse des détails, il nous paraît que l’auteur, pour établir l’objectivité de la perception, a choisi précisément le terrain d’où l’on croit d’ordinaire, de nos jours, pouvoir la combattre, à savoir le terrain de la science positive ; et il a cherché à établir que la science ne fait en réalité que confirmer le sens commun. Quels sont les résultats acquis par les travaux les plus récens de la science positive ? C’est que les couleurs et les sons ne sont qu’en nous, et que ces phénomènes s’expliquent par des conditions mécaniques et géométriques qui sont en dehors de nous. L’objectivité de ces notions mécaniques et géométriques se prouve parce qu’elles sont les mêmes pour tous les hommes, ce qui n’est pas vrai des phénomènes purement subjectifs ; — en ce que nous pouvons les concevoir subsistant en dehors de nous lorsque nos sensations viennent à cesser, ce que l’on n’affirmerait pas de pures apparences qui ne sont rien sans la sensation ; — en ce que l’on peut trouver dans ces conditions physiques et géométriques le fondement de démonstrations solides et scientifiques, ce qui n’a pas lieu pour les pures sensations. Pour soutenir que ces conditions externes sont subjectives comme les sensations elles-mêmes, il faudrait, dit ingénieusement l’abbé de Broglie, admettre deux sortes de subjectivité, l’une au dedans, l’autre au dehors : hypothèse bien étrange et bien compliquée. Si donc on renonce à cette double subjectivité, il faut reconnaître que la science marche d’accord avec le sens commun ; car le sens commun lui-même n’est pas sans reconnaître la part de subjectif qui entre dans nos perceptions. Le sens commun sait très bien qu’il y a des sensations qui ne sont qu’en nous (la jaunisse, les éblouissemens, les bourdonnemens), d’autres qui ne sont que des apparences (les reflets, les ombres et les lumières). Le seul point où la science rectifie le sens commun, c’est sur la question des couleurs que le sens commun croit inhérentes aux corps, tandis qu’elles ne sont qu’en nous ; or ce sont là des corrections qui ne dépassent pas la limite prévue. Tel est l’ensemble d’idées auquel on peut réduire la théorie de l’abbé de Broglie, en la dégageant de ses complications souvent fines et déliées, souvent aussi un peu touffues, quelquefois même, il faut le dire, un peu diffuses. C’est une doctrine que nous avons appelée réalisme par opposition à l’idéalisme moderne ; et c’est le point qui nous a paru le plus intéressant à mettre en relief dans tout son ouvrage.

Ce n’est pas que cet ouvrage ne soulève bien d’autres problèmes, et ne contienne bien d’autres idées sur les corps, sur l’âme, sur Dieu ; mais ce serait reproduire ici une métaphysique tout entière, ce qui dépasse et notre temps et nos forces. Nous avons cru devoir nous borner au point le plus saillant et le plus original, celui du moins qui paraît le plus en rapport avec la philosophie de notre temps : car il faut savoir que l’on n’a jamais plus douté de l’existence des corps que dans ce temps de matérialisme. Nous avons donné une exposition aussi fidèle que possible d’un ouvrage recommandable surtout par la bonne foi, le désintéressement scientifique, l’esprit pacifique de l’auteur : nous y avons mêlé quelques doutes, énoncé quelques difficultés ; mais nous avons tenu surtout à faire parler l’auteur. Essayons dans une conclusion rapide de reprendre à notre point de vue les problèmes soulevés par lui, et d’indiquer dans quelle mesure nous acceptons sa doctrine, dans quelle mesure nous nous en séparons.


III

Herbert Spencer[7] a dit que le progrès, en philosophie, se fait par une série d’oscillations dont l’amplitude va sans cesse en diminuant et dont les termes extrêmes tendent à se rapprocher. Nous voyons, en effet, dans chaque problème, la distance diminuer entre les deux hypothèses opposées, et chacune d’elles, sans le savoir et sans le vouloir, s’inspirer réciproquement l’une de l’autre. Lorsqu’une doctrine prend le dessus, c’est en général parce qu’un certain nombre de faits nouveaux ou mieux étudiés lui ont donné l’avantage : une fois en possession de la faveur populaire, elle attire à elle et absorbe la plupart des faits, laissant dans l’ombre ceux qui lui sont par trop contraires : il en est ainsi jusqu’à ce que la nouveauté de l’hypothèse ait été épuisée ; c’est alors que l’hypothèse contraire reparaît en invoquant les faits négligés, mis en lumière d’une manière nouvelle ; mais cette seconde hypothèse ne reparaît pas telle qu’elle était précédemment : elle-même retient, quelque chose de son opposée ; la distance est donc moindre entre les deux systèmes qu’elle ne l’était auparavant. C’est ainsi que le spiritualisme de nos jours est obligé d’accorder beaucoup plus au matérialisme que le spiritualisme da passé en acceptant, par exemple, à titre de conditions de la pensée ou de limites à la liberté ce que ses adversaires considèrent comme le substratum de la pensée et comme les lois nécessitantes de la volonté. Réciproquement, le matérialisme lui-même s’est modifié à son tour, soit par l’introduction de l’idée de force (force et matière), conception empruntée à la tradition spiritualiste, soit en reconnaissant que la notion de matière se résout en sensations, c’est-à-dire en états de conscience qui n’ont rien de matériel. De même dans la question de l’origine des idées, l’école empirique, en introduisant la notion d’hérédité, accorde par là même qu’il y a des idées innées au moins dans l’individu ; or c’était seulement sur ce terrain que la question avait été posée dans tous les temps entre les partisans de l’innéité et ceux de la table rase ; ainsi, même suivant Spencer, c’étaient Descartes et Leibniz qui avaient raison et Locke qui était dans l’erreur. Réciproquement les partisans de l’innéité, tout en maintenant qu’il y a dans le fond de l’intelligence un élément absolu qui résiste à tout empirisme, accordent avec Maine de Biran « que l’innéité est la mort de l’analyse, » et qu’il faut pousser l’explication expérimentale aussi loin qu’elle peut nous porter.

Si la loi précédente est vraie, il était facile de prévoir que, la théorie idéaliste ayant prédominé depuis vingt à trente ans soit en Angleterre avec Mill et Bain, soit en France avec Renouvier, Taine et Lachelier, soit même en Allemagne avec les néo-kantiens, il se produirait inévitablement bientôt un mouvement en sens inverse et en faveur de la réalité. Déjà, en Angleterre, ce mouvement est sensible dans M. Herbert Spencer. Lui-même défend le réalisme contre l’idéalisme de Mill et de Bain. En France, quelques signes de réaction se sont déjà fait sentir. Le mérite du livre de M. l’abbé de Broglie est de poser le problème dans toute sa netteté et de le résoudre avec une grande décision. Mais pour que la loi de M. Herbert Spencer soit tout à fait vérifiée, il faut que le nouveau réalisme soit plus idéaliste que l’ancien ; il faut qu’il retienne quelque chose du système contraire, autrement celui-ci serait entièrement déraisonnable, ce qui n’est pas admissible, car pourquoi de bons esprits se tromperaient-ils du tout au tout, tandis que nous aurions à nous seuls le privilège de la vérité ? Or cette seconde partie de la loi se trouve en effet vérifiée dans l’ouvrage de M. l’abbé de Broglie. Son système est certainement plus idéaliste que celui de Reid ; il admet qu’une partie au moins de nos perceptions sont subjectives, que les unes n’atteignent que des apparences, tandis que les autres vont jusqu’aux réalités. Mais, selon nous, il ne va pas assez loin dans ce sens ; il n’accorde pas assez à l’idéalisme, et, par là même, il laisse prise au retour offensif de la doctrine combattue. Pour nous, la réalité de l’objectif est hors de doute. Il y a des choses en soi, mais ces choses en soi ne nous sont connues que selon le mode de notre sensibilité. Nous faisons, comme l’abbé de Broglie, la part de l’apparence et du réel, mais nous la faisons autrement ; il n’y a pas pour nous des sens de l’apparence et des sens de la réalité : dans chacun de nos sens nous trouvons de l’apparent et du réel, le réel étant à la fois caché et manifesté par l’apparent.

Par toutes ces raisons, nous tenons la réalité objective comme absolument certaine et l’hypothèse idéaliste comme gratuite si elle veut s’affirmer d’une manière absolue. Elle n’a de valeur que grâce à une équivoque, en confondant l’objectivité avec la matérialité. Il peut y avoir des objections contre la matière en tant que matière, et l’on peut croire avec Descartes que l’existence du corps est bien moins évidente que celle de l’esprit ; mais, matière ou non, analogue ou non à l’esprit, l’objet existe à n’en pas douter. Pour le supprimer, il faut grossir et enfler la notion du sujet jusqu’à ce qu’il vienne à signifier son propre contraire.

Mais, une fois l’objectivité accordée, nous nous retournons à notre tour contre le réalisme, et nous lui demandons comment il peut prouver que la représentation de l’objet est semblable à l’objet lui-même. Ce qui est objectif, c’est l’existence de l’objet ; ce qui est subjectif, c’est la représentation que nous nous en faisons.

On l’accorde sans hésiter pour ce qui est de la représentation des apparences, pour le son et pour la lumière. Il est impossible en effet de supposer que les choses sont telles qu’elles nous apparaissent, lorsqu’on les voit varier sans cesse suivant mille conditions différentes, lorsqu’on les voit liées si étroitement à l’état de nos organes et se modifier avec cet état. Sans doute elles sont liées à quelque chose d’objectif, puisque les sensations lumineuses supposent au moins l’œil et le nerf optique, les sensations auditives l’oreille et le nerf acoustique. Mais ni la sensation lumineuse ne nous fait connaître l’œil, ni la sensation auditive ne nous fait connaître l’oreille. Si nous ne savions pas déjà, et par d’autres moyens, que nous avons des yeux et des oreilles, nous ne l’apprendrions pas par là. Quant aux sons et aux couleurs du dehors, quelle que soit leur cause externe, il faut évidemment, pour qu’elles apparaissent, un esprit auquel elles apparaissent. Si personne n’entend de son, la seule chose qui existe, ce sont les vibrations des corps sonores ; si personne ne voit la lumière ou la couleur, la seule chose qui existe, ce sont les vibrations de l’éther. En un mot, il est établi par la science et reconnu par le nouveau défenseur du réalisme, par M. l’abbé de Broglie, que la nature tout entière est recouverte par nous de couleurs et animée par le son. Voilà déjà un monde bien différent de celui que reconnaît le sens commun.

En est-il autrement pour les sensations auxquelles M. l’abbé de Broglie accorde une objectivité absolue, à savoir les sensations du toucher ? Nous avons déjà fait remarquer que M. l’abbé de Broglie s’exagère l’infaillibilité du toucher ; ce sens n’est pas plus que les autres à l’abri de l’erreur. Accordons qu’il soit le sens vérificateur par excellence ; lui-même a besoin de la vérification des autres sens ; et quoiqu’il puisse se vérifier lui-même, ce n’est dans ce cas, après tout, que le toucher habituel qui soumet à son jugement le toucher accidentel : il n’y a pas là d’objectivité absolue. Si nous considérons en outre les données du toucher en elles-mêmes, on accordera que le plus grand nombre d’entre elles sont précisément au nombre des plus subjectives et se confondent presque avec les sensations organiques qui n’ont rien de représentatif : ces sensations, température, démangeaisons, piqûres, frissons, etc., ne nous apprennent absolument rien sur l’existence et les propriétés des corps. Arrivons donc aux qualités véritablement objectives révélées par le toucher, à savoir la solidité et l’étendue. Pour la solidité, il est certain que nous ne la connaissons que par la sensation de résistance qui est liée à la sensation d’effort. Il nous est aussi impossible de nous représenter une résistance sans nous représenter un effort que de nous représenter un effort sans résistance. Or l’effort est un fait essentiellement subjectif. Impossible, par conséquent, de concevoir la solidité et la résistance dans la matière sans lui prêter un effort plus ou moins semblable au nôtre, c’est-à-dire sans la spiritualiser et la subjectiver dans une certaine mesure. D’un autre côté cependant, peut-on comprendre l’effort sans lui supposer quelque terme matériel ? Un esprit pur serait-il obligé de faire effort pour soulever un poids ? L’acte interne de la volonté qui est l’acte essentiel de l’esprit doit-il se confondre, comme l’a cru Biran, avec l’effort musculaire qui est l’acte d’un esprit joint au corps ? Ainsi notre représentation du matériel suppose quelque chose de spirituel ; et notre représentation du spirituel suppose quelque chose de matériel : cette réciprocité, cette double dépendance ne semble-t-elle pas indiquer que nous n’avons affaire qu’à un point de vue relatif et subjectif, et non à un point de vue absolu ? Élevons-nous plus haut : on nous accordera sans doute que Dieu connaît la matière telle qu’elle est, et beaucoup mieux que nous-mêmes. Cependant peut-on admettre que Dieu connaisse la matière par l’effort et par la sensation de résistance ? L’argumentum baculinum qui persuade Sganarelle pourrait-il être appliqué à Dieu ? Nous demandons pardon de cette comparaison irrespectueuse ; mais elle exprime d’une manière saisissante combien nos représentations de la matière sont relatives à notre manière de sentir et surtout à nos besoins et à notre utilité pratique.

Dira-t-on que la sensation de résistance peut se traduire en une qualité objective indépendante de nos sensations et que nous pouvons concevoir comme subsistant en dehors de nous et sans nous : c’est ce qu’on appelle l’impénétrabilité. Mais l’impénétrabilité ne signifie rien autre chose que l’impossibilité pour deux corps d’occuper le même lieu ; c’est un simple fait attesté par l’expérience et qui se rapporte à la notion d’étendue, non de résistance ; si, au contraire, vous voulez vous représenter cette propriété par l’idée de quelque force qui s’oppose dans chaque corps à l’introduction d’un corps étranger, vous réveillez de nouveau l’idée de résistance et d’effort, et nous retombons dans les difficultés précédentes.

Abordons enfin celle des qualités sensibles qui a le caractère le plus objectif, à savoir l’étendue. Ce qui caractérise précisément cette notion, c’est qu’on peut s’en représenter l’objet comme existant en dehors de nous et indépendamment de toute sensation. N’y eût-il nul animal, nul homme dans le monde, rien n’empêche qu’un corps soit rond ou carré. Il en est de même du mouvement et du repos. Empiriquement et psychologiquement, l’étendue a donc tous les caractères de l’objectivité : métaphysiquement, elle ne les a pas, car l’idée d’étendue prise en elle-même n’est autre chose que la notion de vide : il faut quelque chose qui la remplisse pour constituer la réalité ; or, ce quelque chose, les sens ne l’aperçoivent pas ; en outre, l’étendue n’est, comme l’a dit Leibniz, qu’une répétition ou continuation de quelque chose ; et encore une fois, c’est ce quelque chose et non pas l’étendue qui est la vraie réalité.

Lors même qu’on accorderait, d’ailleurs, la réalité objective de l’étendue en général, il n’en serait pas moins vrai que les formes de l’étendue, les conditions sous lesquelles nous l’apercevons, à savoir la grandeur, la figure et le mouvement, sont toutes relatives et tiennent à notre mode de sentir. En effet, la grandeur, par exemple, est un certain rapport entre un objet et un autre, et entre les objets et nous. Si Dieu changeait à la fois la grandeur de tous les objets de l’univers en changeant également le volume de notre propre corps, nous ne nous en apercevrions pas. S’il lui plaisait, comme disait Leibniz, de faire tenir la nature tout entière dans une coque de noix ou dans une tête d’épingle, rien ne serait changé ; et les rapports restant les mêmes, la perception resterait exactement la même qu’auparavant. Donc, à moins de soutenir que l’homme est la mesure de toutes choses, il faut admettre que nous ne connaissons pas la vraie grandeur des objets, mais seulement leur grandeur relative. Mais y a-t-il même en soi une vraie grandeur, une grandeur déterminée ? Quelle est la grandeur de l’univers ? Si l’on dit qu’il mesure dans l’espace 100 milliards de kilomètres carrés, cela n’a de sens que si l’on prend le mètre pour unité et si l’on sait ce qu’il faut entendre par mètre ; mais le mètre lui-même n’a qu’une valeur relative : car il est le quarante-millionième de la circonférence terrestre, ce n’est donc qu’un rapport, et vous aurez beau essayer de ramener ce rapport à quelque chose de fixe, ce fixe lui-même ne serait encore qu’un rapport : une grandeur absolue de l’univers m’a donc aucun sens. On ne peut espérer de trouver un point fixe dans l’espace absolu, ni dans un minimum d’espace. Car l’espace absolu est infini ; et le rapport à l’infini n’est jamais fixe ; ce n’est qu’une quantité fuyante et variable. Quant au minimum d’espace, on ne peut le concevoir, puisque tout espace est divisible ; il n’y a pas de limites ; ou si l’on prend pour limite le point, comme on l’a quelquefois proposé, on ne trouve pas plus de mesure fixe, car la grandeur ne peut pas plus se déterminer par rapport au point que par rapport à l’infini. La grandeur est croissante d’un côté, décroissante de l’autre, mais : toujours fluente et en mouvement, sans avoir aucune forme précise autre que celle d’une relation. D’un autre côté, cependant, comment concevoir une étendue réelle qui ne serait point telle ou qui, telle, n’eût pas une grandeur donnée ? L’impossibilité de déterminer cette grandeur ne tend-elle pas à prouver qu’il n’y a là qu’une relation à nous, et, par conséquent, que l’étendue elle-même, à laquelle nous accordons nécessairement une grandeur quelconque, n’est qu’une représentation de notre esprit ?

On peut en dire autant de la figure du corps : cela est d’abord évident et accordé pour la figure visuelle. Cette figure est ce qu’elle nous paraît en raison de la conformation de nos yeux. Si le cristallin était un prisme, au lieu d’être une lentille, les objets nous paraîtraient tout autrement. La forme apparente répond sans doute à quelque chose de réel dans l’objet ; mais elle est aussi nécessairement relative à l’organe visuel ; or, comme on ne peut concevoir une vision sans organe, toute forme n’est jamais qu’un rapport entre l’objet et l’organe et, par conséquent, n’est jamais que quelque chose de relatif et en partie subjectif. Sans doute nous ne verrions rien s’il n’y avait rien ; mais nous ne verrions, pas davantage si nous n’avions pas d’organes pour voir. La perception visuelle n’est donc qu’une moyenne entre l’objet et l’organe, la résultante de l’un et de l’autre. Pour pouvoir avoir la prétention de voir les choses comme elles sont, il faudrait pouvoir voir les choses sans organes ; ce qui est une opération qui nous est entièrement inconnue et même incompréhensible ; car pour voir il faut que les rayons lumineux viennent se condenser et converger quelque part ; mais ils ne peuvent pas se condenser dans une âme ; ils ne le peuvent que dans un objet corporel analogue à l’objet vu. La vision ne peut donc s’opérer que de corps à corps et n’exprime pas autre chose que cette relation. Ce que nous vendons si nous n’avions plus d’organes, ce que voient les esprits purs, s’il y en a, ce que voit Dieu, si l’on peut dire qu’il volt, nous ne pouvons nous le représenter ; car toute représentation de ce genre a toujours passé par l’intermédiaire d’un organe visuel et retient quelque chose de cet organe.

En est-il de même de la figure tangible ? Évidemment, oui ; car elle est aussi, comme la figure visuelle, le rapport du corps senti à un organe sentant. Ici encore la forme de l’organe détermine la forme de l’objet. Si l’organe du toucher était, comme l’a supposé Biran, un angle aigu, aurions-nous comme aujourd’hui la perception du relief, de la sphère, du cube, etc. ? Le sabot du cheval lui donne-t-il autre chose que la notion vague de superficie ? Enfin, s’il n’y avait point d’organes du tact, que sentirions-nous, que percevrions-nous de la forme tangible ? L’âme touche-t-elle les corps ? Et en supposant que l’effort soit un toucher intérieur, ce toucher intérieur donne-t-il la forme des objets ? Sans doute, quand nous pensons à la figure pure et géométrique, il semble bien que nous ayons devant les yeux une étendue absolue, saisissable par la seule pensée. C’est ainsi qu’on a supposé en Dieu une étendue intelligible, qu’on a appelé Dieu l’éternel géomètre. Enfin la géométrie a paru l’œuvre de la pure pensée. Mais c’est un des services rendus par la critique de Kant d’avoir montré que la figure géométrique, aussi bien que la figure concrète, est encore l’œuvre de l’imagination et de la sensibilité. C’est une question de savoir si l’imagination qui crée les objets géométriques est une faculté a priori comme le veut Kant, ou si elle n’est que le ressouvenir de la figure réelle épurée et simplifiée ; mais, dans tous les cas, c’est une faculté qui a toujours tous les caractères de la sensibilité, à savoir la subjectivité et la relativité.

Ainsi le caractère relatif et subjectif de toute connaissance sensible nous paraît prouvé par cet argument décisif : nous ne percevons les corps que par le moyen des organes ; or les organes sont eux-mêmes des corps ; nous percevons donc les corps par les corps : c’est un cercle vicieux. Nous savons bien que ce n’est pas l’organe qui sent, mais l’âme ; nous ne faisons pas cette confusion ; mais l’âme ne sent que par l’organe, à travers l’organe : l’organe conditionne la perception ; il en modifie les lois ; bien plus, il en constitue l’essence. La pensée pure ne peut voir la lumière ni saisir un relief : or la pensée pure est la seule faculté qui puisse voir les choses en soi. Ou bien il faut admettre que Dieu a des sens, c’est-à-dire un corps, pour percevoir les corps, ou il faut admettre que la vraie intuition des corps ne se fait pas par la vue et par le toucher, que, par conséquent, ce sont là des modes subjectifs et relatifs de connaître, des relations de choses finies à chose finie, de pures représentations.

Est-ce à dire que ce soient des rêves, de pures illusions du moi ? Non sans doute ; le mouvement du soleil n’est pas un rêve, une simple modification du moi, quoiqu’il ne soit qu’une représentation subjective. Il y a quelque chose qui se meut, seulement ce n’est pas le soleil, c’est la terre. Tous les mouvemens que nous percevons sont apparens ; cependant ce ne sont pas de simples apparences, car ils correspondent à des mouvemens réels. Les mouvemens apparens sont les signes des mouvemens réels, et l’on n’aurait jamais connu les mouvemens réels si l’on ne connaissait pas les mouvemens apparens. A la vérité, dans cet exemple, on va du même au même, du semblable au semblable ; les mouvemens réels sont des mouvemens aussi bien que les mouvemens apparens ; les places apparentes supposent des places réelles ; des figures apparentes supposent des figures réelles : ce que nous ne voyons pas est semblable à ce que nous voyons. Il n’en est pas de même lorsque nous passons des dernières représentations sensibles des choses à leurs causes métaphysiques ; nous ne pouvons plus aller du même au même ; nous devons admettre qu’il y a une réalité, car d’où les apparences sortiraient-elles ? Mais cette réalité nous est inaccessible en elle-même, car il faudrait être elle-même pour l’apercevoir telle qu’elle est.

Une telle conception, nous dira-t-on, n’est autre chose que le système de Kant ; ce n’est plus là du dogmatisme et du réalisme : c’est de l’idéalisme et du subjectivisme. Il n’en est rien : l’idéalisme ici ne concerne que l’apparence ; le réalisme est le fond. Pour Kant, au contraire, non-seulement les choses sont inaccessibles en soi, mais elles n’ont aucune espèce de rapport avec les phénomènes ; elles subissent les lois, non des choses qui les produisent, mais de l’esprit qui les contemple. Kant ne considère donc les choses qu’en tant qu’elles nous apparaissent et non pas en tant qu’elles manifestent. Mais les deux points de vue doivent se confondre dans le phénomène : par son rapport avec l’esprit qui le perçoit, il est une apparition ; par son rapport avec l’objet qui le produit, il est une manifestation ; le phénomène est un moyen terme entre le sujet et l’objet : il suppose et exige à la fois l’un et l’autre. S’il n’y avait pas de sujet, rien n’apparaîtrait ; s’il n’y avait pas d’objet, rien ne se manifesterait. Dans le phénomène, l’âme sent quelque chose d’elle-même, mais elle sent aussi quelque chose de l’objet, et il ne faut pas dire que ce ne soit rien parce que ce n’est pas tout, et même parce que ce n’est pas l’intérieur de la chose ; mais c’est quelque chose qui a rapport à cet intérieur, qui en est l’expression et qui est pour nous la seule manière d’être en rapport avec un objet. Dira-t-on que nous ne savons rien des autres hommes parce que nous n’avons jamais pu pénétrer dans leur intérieur et les connaître en eux-mêmes ? L’amant qui entend la voix de la personne aimée ne perçoit-il pas par là l’âme de sa maîtresse, quoiqu’une âme, prise en elle-même, n’ait pas de voix, et quoique cette voix ne soit qu’un son matériel qui pourrait à la rigueur être produit et imité par un phonographe ? Mais cette voix est imprégnée d’âme, quoiqu’elle ne soit pas une âme ; elle est ce que nous pouvons percevoir d’une âme ; et si, par un prodige impossible, l’âme toute nue pouvait nous apparaître tout à coup telle qu’elle est en soi, peut-être nous causerait-elle plus d’épouvante que de joie.

Non-seulement le phénomène se rapporte à l’objet, puisqu’il en est l’expression, mais il y tient d’une manière encore plus intime par les lois qui le régissent. Comment Kant a-t-il pu dire que les lois de la nature ne sont que les lois de notre esprit ? Pourquoi le phénomène, qui est la manifestation de l’objet, ne serait-il régi que par les lois du sujet ? pourquoi l’esprit serait-il le législateur de la nature s’il n’en est pas le créateur ? Mais Kant n’a jamais voulu aller jusqu’à cette extrémité : jamais il n’a dit, comme Fichte, que c’est le moi qui pose le monde. Pour lui, les sensations sont quelque chose de donné, comme il s’exprime ; la matière de la connaissance est donnée ; nous la subissons, nous ne la produisons pas. S’il en est ainsi, comment les phénomènes peuvent-ils se produire dans l’ordre qu’exigent les lois de notre esprit ? C’est, par exemple, une loi de notre esprit, suivant Kant, qu’un phénomène soit toujours déterminé par un autre phénomène qui précède et qui est toujours le même. Comment se fait-il que la cause inconnue qui fait apparaître les phénomènes se donne la peine, pour nous complaire, de toujours produire le phénomène a avant le phénomène b ? Comment la sensibilité qui, suivant Kant, est radicalement distincte de l’entendement (c’est un point fondamental dans sa doctrine) subit-elle les lois de l’entendement ? Sans doute, c’est un besoin de mon esprit que tout phénomène ait une cause. Mais s’il n’y a pas de cause en réalité, tous les phénomènes doivent se présenter à la sensibilité sous la forme de chaos, ’et l’on ne voit pas comment ils prennent une forme régulière uniquement pour satisfaire un besoin de notre esprit. C’est cette contradiction radicale de la doctrine kantienne qui a forcé la philosophie allemande à passer de l’idéalisme subjectif à l’idéalisme absolu. Seulement, le mot d’idéalisme change alors dépens, et ce serait entrer dans des abîmes de discussion que de poursuivre nos recherches jusque-là. Disons seulement que, dans l’idéalisme absolu, le sujet et l’objet, étant identiques, ont autant de réalité l’un que l’autre, ce qui suffit pour le point que nous avons voulu établir.

Nous croyons donc à la réalité objective du monde extérieur, tout en admettant que la représentation en est subjective. M. l’abbé de Broglie appelle cette doctrine un demi-positivisme. Les noms ne font rien à l’affaire. Contentons-nous de dire que Platon, Malebranche et Leibniz ont conçu les choses de cette manière, que les vues de Descartes et de Kant, à des degrés divers et avec des nuances diverses, n’en sont pas bien différentes. Le réalisme pur n’a guère jamais été soutenu en philosophie que par Reid ; est-ce là une autorité suffisante pour faire contrepoids à ces grands noms ? M. l’abbé de Broglie cite quelquefois saint Thomas d’Aquin. Il est douteux que saint Thomas ait connu ce problème dans les termes où nous le posons aujourd’hui, et s’il l’eût connu, il l’aurait sans doute résolu dans le sens d’Aristote, qui disait que la sensation est « l’acte commun du sensible et du sentant, » ce qui est la doctrine même que nous soutenons. N’est-ce pas aussi quelque chose de semblable qui est exprimé par la plus haute autorité que reconnaisse M. l’abbé de Broglie, lorsqu’elle nous dit que la face du monde sera renouvelée : renovabitur facies mundi ? N’est-ce pas comme s’il était écrit que nous ne voyons aujourd’hui que la face extérieure des choses et que la face véritable nous sera révélée dans d’autres conditions, et alors seulement dans toute sa vérité ? Si la toile était levée aujourd’hui, si la vraie scène se jouait devant nous, qu’aurions-nous besoin d’un autre théâtre et d’une autre scène ? S’il faut croire aux apparences de nos sens, pourquoi ne croirions-nous pas aussi bien à ces apparences si accablantes qui nous parlent à chaque instant autour de nous par la mort des autres hommes et qui ont bien l’air de nous dire que, quand la toile tombe, c’est pour toujours ?


PAUL JANET.

  1. En France, l’idéalisme avait déjà été soutenu par un philosophe fort ignoré, nommé Coyteux, dans un livre qui n’est pas du tout sans valeur, Essai d’un nouveau système philosophique ; Paris, 1846. Mais ce système, publié à contre-temps et tout en dehors des influences régnantes, avait passé complètement inaperçu.
  2. Pourquoi sans substances ? Ce sont au contraire des apparitions de substances. C’est ce que veut dire le mot phénomène. Il y a donc ici inexactitude dans l’exposition.
  3. Voyez Reid (trad. Jouffroy, t. II, p. 309, ch. VI, sect. XXI) : « Nous avons appelé nos sensations les signes des objets extérieurs… » — « L’esprit passe naturellement dans la perception extérieure ; du signe naturel à la conception de la chose signifiée. » — La section XXIV, p. 341, a pour titre : « De l’analogie qui existe entre la perception et la confiance que nous accordons au témoignage des hommes. » — « Les signes, dans la perception primitive, sont des sensations… La nature a établi une connexion réelle entre les signes et les choses signifiées. » (Voir tout le chapitre. )
  4. L’auteur admet que l’espace a pu être subjectif en Dieu, et qu’il est devenu objectif par la création. Mais si l’espace a pu être subjectif dans l’esprit infini, pourquoi ne le serait-il pas dans l’esprit fini ? Au moins admettra-t-on que la subjectivité de l’espace n’est pas contradictoire.
  5. Encore une fois, c’est là précisément la théorie de Reid. Cependant il est juste de reconnaître avec Hamilton, que Reid a eu deux théories sur la perception, peu cohérentes entre elles. La critique de M. de Broglie revient à opposer l’une de ces deux théories à l’autre. Hamilton, au contraire, encore plus réaliste que Reid et que l’abbé de Broglie, combat la théorie des signes comme suspecte d’être encore analogue à celle des idées images.
  6. Mot créé par l’auteur et signifiant : instruit par autrui, par opposition à autodidacte, qui s’instruit soi-même.
  7. Principes de psychologie, t. II, VIIe partie, chap. XIX. « La controverse métaphysique a pour objet la délimitation des frontières, et son histoire est celle de ces alternatives rythmiques que produit toujours l’antagonisme des forces, entraînant l’excès tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Mais les oscillations deviennent de moins en moins fortes. » Spencer n’applique cette théorie qu’au conflit du réalisme et de l’idéalisme, mais elle est applicable à tous les problèmes.