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Un Fondateur de la monarchie belge - Sylvain van de Weyer

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Un Fondateur de la monarchie belge - Sylvain van de Weyer
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 6 (p. 279-319).
UN FONDATEUR
DE LA MONARCHIE BELGE

SYLVAIN VAN DE WEYER

I. Choix d’opuscules philosophiques, historiques, politiques et littéraires de Sylvain van de Weyer, 2 vol. ; Londres 1803. — II. Histoire des Relations extérieures de la Belgique depuis 1830, par Sylvain van de Weyer, ministre d’état ; Bruxelles 1874. — III. Sylvain van de Weyer d’après des documens inédits, par Théodore Juste, 2 vol. ; Bruxelles 1871.

Tout le monde est capable de ressentir le plaisir du sage dont parle Lucrèce, qui contemple du rivage les fureurs de la mer et les navires en détresse. Il est des plaisirs plus difficiles et plus nobles : celui d’un homme accablé par le malheur et qui jouit encore des triomphes de l’intelligence ou de la vertu, — d’un peuple tourmenté par la fortune inconstante, et qui peut applaudir aux heureux efforts d’un peuple ami, admirer chez d’autres l’œuvre d’une patience et d’une sagesse politique qui lui ont fait, défaut. Certes le sort de la Belgique en 1830 pouvait sembler mille fois plus précaire que celui de la France, et pourtant à quels orages la France n’a-t-elle pas été exposée depuis cette époque, tandis que la Belgique a suivi tranquillement le cours de ses heureuses destinées ! La charte de 1830 n’est plus qu’un souvenir, la constitution belge est toujours en vigueur ; Louis-Philippe est mort, hélas ! dans l’exil, Léopold Ier est mort sur le trône ; la dynastie qui plongeait dans les siècles les plus lointains de notre histoire et pour ainsi dire dans la terre végétale de la France a été déracinée et emportée par la révolution ; en Belgique, une dynastie étrangère a peu à peu poussé ses racines dans la Flandre, et aujourd’hui il semble que rien ne la puisse ébranler. Si les mêmes périls, les mêmes méfiances, entourèrent au début la monarchie rajeunie de juillet et la monarchie belge naissante, notre pays a le droit même aujourd’hui de contempler avec un légitime orgueil une nation qu’il a aidée à conquérir son indépendance et dont il n’a cessé de protéger les droits tant qu’il est resté maître de sa politique extérieure. Arbitres de l’Europe et redoutés, cette fierté nous siérait peut-être mal : aujourd’hui elle console nos malheurs, et nous pouvons jeter les yeux avec satisfaction sur nos frontières du nord, inviolées et aussi bien défendues par la neutralité belge que par l’admirable réseau de forteresses de Vauban. Quelque heureuse et généreuse qu’ait été la part qui revient au gouvernement du roi Louis-Philippe dans les événemens qui ont permis à la Belgique de prendre rang parmi les nations, il est juste de rendre hommage au patriotisme, à la sagesse courageuse de la nation belge, à l’esprit politique de ceux qui l’ont fait sortir de la révolution pour la faire rentrer dans le concert européen. Si l’on veut bien jeter les yeux en arrière, le souvenir de ce qu’était encore l’Europe en 1830, des passions qui l’agitaient, des longs ressentimens que la défaite de Napoléon n’avait pu entièrement calmer, l’on devra confesser que la fondation de la monarchie belge fut une sorte de miracle politique.

La grandeur d’un pays ne se mesure pas toujours à la longueur de ses frontières. La petite Hollande fut un moment le centre et comme le nœud de toute la politique européenne. Son histoire remplit la fin du XVe et une grande partie du XVIe siècle. Il arrive d’ordinaire qu’au moment où la fortune appelle ainsi une nation dans la pleine lumière et sur le devant de la scène, elle lui donne une famille, une race qui incarne les intérêts, les besoins, les espérances populaires. On ne peut songer à la Hollande sans penser à Guillaume le Taciturne, à Maurice de Nassau, au prince Frédéric, à Guillaume III. Ce qu’a été la maison de Nassau pour les Pays-Bas néerlandais, la maison de Cobourg, dans des circonstances bien différentes, l’est devenue pour les Pays-Bas belges. Le nouveau royaume était formé de provinces que le sort avait livrées successivement aux ducs de Bourgogne, à l’Espagne, à l’Autriche, à la France républicaine et impériale : après avoir servi de champ de bataille pendant des siècles, il était désormais neutralisé. La Belgique n’avait pas besoin de grands hommes de guerre ; il lui fallait une dynastie pacifique et politique, liée par des alliances aux grandes familles souveraines, servant d’arbitre aux partis qui se disputaient le pouvoir, de trait d’union entre les cours, de modèle aux monarchies constitutionnelles.

Ce n’était pas encore assez : ni les traités, ni les rois n’auraient pu faire vivre la Belgique, si elle n’avait trouvé, au moment où elle se déclarait libre, quelques hommes supérieurs prêts à servir la dynastie nouvelle avec une scrupuleuse fidélité et incapables de l’immoler à leur ambition, assez courageux pour faire une révolution, assez forts pour la régler, assez habiles pour la faire reconnaître de l’Europe et la mettre sous sa tutelle. Parmi ces fondateurs de la monarchie belge, aucun n’a joué un rôle plus important que Sylvain de Weyer. Membre du gouvernement provisoire, ministre des affaires étrangères, il prit part à toutes les négociations de la conférence de Londres ; il représenta le gouvernement du roi Léopold Ier en Angleterre pendant toute la durée de son règne. Nous allons essayer de raconter une vie qui fut mêlée aux plus grands événemens en nous aidant des écrits de van de Weyer lui-même, d’une biographie de M. Th. Juste, et en puisant dans les souvenirs d’une longue amitié nouée par la parenté et entretenue par de communes affections.


I

Sylvain van de Weyer naquit à Louvain le 19 janvier 1802 ; il fut élevé en Hollande, à Amsterdam ; à l’âge de neuf ans, il vit Napoléon Ier faire son entrée triomphale dans cette ville ; à onze ans, il fut témoin du soulèvement des Hollandais. Molitor se retira de la ville que Napoléon appelait fièrement la troisième de son empire. Witzingerode y entra derrière lui, proclama l’indépendance des Provinces-Unies et rappela le prince d’Orange. Ces événemens ramenèrent van de Weyer à Louvain, où il acheva ses études et se fit recevoir docteur en droit. Il fut, à l’âge de dix-neuf ans, nommé bibliothécaire de la ville de Bruxelles et conservateur des manuscrits des ducs de Bourgogne. Il édita en 1825 les œuvres d’Hemtershuis. La philosophie était alors son étude favorite, et il semblait que rien ne devait venir troubler une vie consacrée au travail et à l’étude ; mais déjà, et presqu’à l’insu de l’Europe, la Belgique était travaillée par des besoins nouveaux d’indépendance. Van de Weyer ne se donnait pas tout entier à la philosophie, il étudiait aussi l’histoire de son pays. Il savait que l’union entre les provinces bataves et les provinces belges n’avait jamais été profonde ; l’ancien comté de Flandre s’était toujours brisé en deux parts. Tandis que les Pays-Bas bataves soutenaient encore la lutte contre l’Espagne, les Pays-Bas belges laissaient une à une tomber leurs armes ; le prince de Parme les ramenait habilement sous la domination espagnole. Qu’était-ce que cette union d’Utrecht, l’ouvrage heureux de Guillaume d’Orange ? C’était l’adieu de la Hollande à la Belgique. On ne fait pas aisément violence à la nature, aux mœurs, aux instincts d’une race : la foi protestante avait trouvé ses citadelles dans les îles, les terres basses enveloppées d’eaux et de digues ; la foi catholique avait couvert de ses merveilles les grandes plaines ouvertes qui s’étendent entre la Meuse et la mer. Ces dernières provinces devaient retomber sous le joug ; elles s’endormirent longtemps sous la douce autorité des gouverneurs autrichiens. Ce pays presque sans nom, sans gloire, constant enjeu de batailles, dot portée de famille en famille, gardait pourtant une sorte de conscience obscure et persistante de ses droits : il conservait des franchises communales et provinciales ; le vieil esprit des Flandres avait de temps à autre des réveils terribles. Orange avait été plus heureux qu’Egmont et que Horn ; mais le sang de ces grands martyrs n’avait pas coulé en vain, et leur souvenir restait toujours cher à la nation.

Les réformes de Joseph II avaient failli soulever la Belgique ; quand la révolution française éclata, on chassa les troupes impériales, on prononça la déchéance de l’empereur ; les Pays-Bas autrichiens formèrent une confédération républicaine et demandèrent la protection de la France. L’heure de la véritable indépendance n’avait pourtant pas encore sonné. Une nuée de jacobins se répandit en Belgique, y porta les clubs, les assignats, la confiscation ; les églises furent profanées. Dumouriez dénonça en vain ces stupides excès. Perdue après Neerwinde, la Belgique fut reconquise après Fleurus ; mais ce n’était plus une terre libre ; elle perdit jusqu’au nom de ses provinces et fut dépecée en départemens comme la France, comme un peu plus tard la Hollande le fut à son tour. Les anciens Pays-Bas se trouvaient ainsi confondus dans la servitude ; quand Napoléon tomba, les rois alliés ne voulurent point dissoudre ce mariage ; il fut décidé qu’un seul état serait formé de deux contrées et que la nature semblait avoir destinées à cette réunion. »

A qui pouvait-on offrir la souveraineté de ce nouvel état ? Le droit de conquête ne peut effacer les traditions et les souvenirs. Il n’y avait qu’un prince dont le nom fût associé à celui des Pays-Bas ; la fortune de sa maison avait toujours grandi et s’était toujours éclipsée en même temps que celle des Provinces-Unies : c’était l’héritier des stathouders, le prince d’Orange.

Van de Weyer a raconté dans de grands détails le réveil du parti orangiste à la fin de l’empire ; on trouvera ce récit dans une lettre écrite en 1832 à lord Aberdeen et imprimée en brochure sous le pseudonyme de Victor de La Marre (une traduction du nom de van de Weyer). On sait peu ce qui se passa loin du théâtre où marchait Napoléon en personne, les sourdes émotions des peuples longtemps écrasés, les incidens obscurs qui préparaient les grandes catastrophes. Ces faits oubliés montrent pourtant qu’on ne trompe pas longtemps l’histoire ; il ne dépendait ni de quelques jacobins qui après avoir proclamé la république batave avaient rempli les antichambres du roi Louis et de Napoléon, ni des souverains qui voulaient refaire une nouvelle Europe, d’étouffer au cœur des Hollandais les regrets et la fidélité qui, après tant de jours de malheurs, les ramenaient à l’illustre maison de Nassau. Dès 1813, ses amis formaient des sociétés secrètes en Hollande ; à la première approche des alliés, la population de La Haye se souleva : M. de Styrum arbora la cocarde jaune et organisa un gouvernement provisoire. Les anciens ennemis du stathouder, quelques-uns de ceux qui avaient naguère prononcé sa déchéance, s’unirent aux vieux orangistes. Le 30 novembre 1813, le prince d’Orange arriva sur un navire de guerre anglais ; il signa ses premières proclamations : « Guillaume, par la grâce de Dieu, prince d’Orange-Nassau. » C’était déjà parler en souverain. Les commissaires du gouvernement provisoire rédigèrent une proclamation où ils disaient au peuple : « L’incertitude qui existait autrefois concernant le pouvoir exécutif ne paralysera plus vos efforts ; ce n’est point Guillaume VI que la nation rappelle, sans savoir à quoi s’attendre et quel espoir fonder sur lui ; c’est Guillaume Ier qui se présente comme souverain, conformément aux vœux de ce même peuple qu’un autre Guillaume Ier a délivré autrefois du joug honteux de l’étranger. » Van de Weyer nous semble un peu sévère pour ces faiseurs de roi, dont la plupart, il est vrai, avaient prêté tous les sermens exigés par la révolution et par l’empire, notamment le serment de haine éternelle contre l’exécrable maison d’Orange (exigé en 1795 de tous les magistrats et de tous les ministres du culte). On assembla des notables, on leur soumit un projet de constitution : sur 475 votans, il n’y eut que 26 voix négatives, et le lendemain 30 mars 1814 la constitution des Provinces-Unies, transformées en monarchie au profit de la maison d’Orange, fut promulguée. « Quand le héraut d’armes, qui avait proclamé tour à tour la convention batave de 1795, et le directoire exécutif, et le conseiller-pensionnaire Schimmelpenninck, et le roi Louis et le grand Napoléon, proclama trois fois Guillaume Ier, prince souverain des Pays-Bas, aucun applaudissement ne lui répondit… » Van de Weyer rappelle à ce propos la scène de Shakspeare où Buckingham raconte à Richard III ce qu’il vient de tenter pour le faire proclamer roi. « Quand je me suis trouvé à bout d’éloquence, j’ai prié les citoyens, pour peu qu’ils fussent amis de leur pays, de crier : Vive Richard, le noble roi d’Angleterre ! — Et l’ont-ils fait ? — Non, que Dieu me garde ! Ils n’ont pas dit un mot ; mais, comme des statues muettes ou des pierres qui ne respirent pas, ils se regardaient fixement, pâles comme des morts. » La Hollande, maîtresse absolue de ses destinées, eût encore bien fait de rendre le pouvoir exécutif aux descendans des stathouders.

« Sans aucun doute, disait lord Aberdeen le 26 janvier 1832 à la chambre des lords, la Hollande eût volontiers consenti à reprendre son ancienne existence et à jouir de nouveau de sa forme républicaine de gouvernement ; mais cette position ne convenait point aux puissances européennes, et elles aimèrent mieux joindre à la Hollande les provinces belgiques. » L’aveu est précieux : il faut bien se souvenir en effet que la Hollande, comme la Belgique, était entre les mains des vainqueurs de Napoléon. Les droits de la conquête et de la force ne s’affichaient pas alors avec une naïve brutalité, ils n’étaient pas moins irrésistibles. Les puissances alliées venaient de délivrer les peuples, mais elles ne leur apportaient pas la république. La monarchie constitutionnelle s’imposait à la Hollande, la dynastie d’Orange-Nassau s’imposait à l’Europe. L’embarras ne commençait que pour les provinces belges. Les rendrait-on à l’Autriche ? les Belges se souvenaient encore de la douceur du gouvernement autrichien sous Marie-Thérèse, mais l’Autriche songeait alors à concentrer tout l’effort de son ambition en Italie. Les céderait-on à la Prusse ? M. Pitt y avait sérieusement pensé. La Prusse était surtout préoccupée de garder les provinces saxonnes. Quand Guillaume Ier ouvrit, le 2 mai 1814, la première assemblée des états-généraux des Provinces-Unies, il ne fit aucune allusion au futur royaume des Pays-Bas. Le roi partit peu après pour Paris, et le 30 mai l’article 6 du traité de Paris statua que « la Hollande, placée sous la souveraineté de la maison d’Orange, recevrait un accroissement de territoire. » Le mois suivant, les alliés conclurent à Londres un traité en huit articles qui fut annexé au traité général du congrès de Vienne : une convention spéciale entre l’Angleterre et la Hollande compléta cette œuvre diplomatique. Les Belges furent chargés d’une partie de la dette hollandaise ; la Hollande perdit le Cap de Bonne-Espérance et l’île de Ceylan.

A peine Guillaume avait-il notifié sa nouvelle dignité aux états-généraux de Hollande, Napoléon revint de l’île d’Elbe. Le 20 mars 1815, il entrait à Paris ; le 30 mars, Guillaume faisait avec la reine son entrée solennelle à Bruxelles. « Cette royauté, dit van de Weyer, se trouvait ainsi entourée de circonstances analogues à celles qui avaient accompagné l’origine de la souveraineté dans les Provinces-Unies : née au milieu du bruit des armes, proclamée avant d’être légalement constituée, existant de fait, mais non reconnue en droit, la dignité improvisée donnait au prince qui s’en était revêtu un pouvoir dictatorial. » Le prince d’Orange alla du moins la défendre à Waterloo, sur le sol même de la Belgique. Il crut sans doute y conquérir à jamais pour sa race une souveraineté que l’Europe lui avait déjà offerte. On chargea une commission d’élaborer une constitution pour les deux pays réunis par la volonté de l’Europe. On fit des listes de notables en Belgique. « Le 18 août, dit van de Weyer, les députations des notables belges se réunirent à la maison de ville de Bruxelles. Il se trouva que, sur 1,323 notables présens aux réunions d’arrondissement, 527 avaient voté pour la nouvelle loi fondamentale qui créait le royaume des Pays-Bas, et qui reconnaissait comme roi le prince d’Orange ; 796 votaient contre ; le tout se trouvait par conséquent rejeté. » La gravité de ce vote échappa aux diplomates occupés alors à régler les affaires du monde entier : qu’étaient ces notables si inconnus, consultés pour la forme ? leur appartenait-il de déranger les plans conçus dans l’olympe des souverains ? La Belgique était nécessaire à ce royaume dont on voulait faire l’avant-mur de l’Europe contre la France. Y avait-il seulement une nation belge ? Si elle existait, ne fallait-il pas la punir de s’être si tôt et si complètement livrée à la France révolutionnaire ? Dans les états-généraux de la Hollande, on avait obtenu d’ailleurs l’unanimité pour l’acceptation du nouvel acte fondamental, et parmi les 769 notables belges opposans 126 avaient formellement déclaré que leur vote n’était motivé que par les articles relatifs au culte. Il semblait donc qu’une grande partie au moins des Belges luttaient moins contre la réunion des deux pays qu’en faveur des intérêts de la religion catholique. On se tira d’affaire en ajoutant les voix hollandaises aux voix belges ; le roi Guillaume déclara qu’il ne pouvait plus y avoir de doute sur les sentimens et les vœux de la grande majorité de tous ses sujets, et menaça de la rigueur des lois ceux qui oseraient dorénavant révoquer en doute la force obligatoire de la constitution.

Van de Weyer s’indigne contre l’arithmétique du roi Guillaume, « le calculateur le plus habile de l’Europe, » et traite de comédie, de parade, cette convocation et ce vote des notables. On serait moins sévère aujourd’hui : dans des circonstances pareilles, on se passerait peut-être tout à fait de notables, sinon de constitution. La Belgique n’était pas en état de résister aux volontés de l’Europe. L’œuvre des souverains alliés n’en était pas moins aussi hardie qu’imprudente. Si les deux nations, dont l’histoire était restée séparée depuis la fin du XVIe siècle, arrivaient à se fondre entièrement malgré la différence des langues et des religions, un souverain français, s’inspirant des idées d’Henri IV et de Richelieu, pouvait réussir un jour à entraîner dans son alliance le royaume nouveau. Un œil profond pouvait dès ce moment apercevoir dans l’avenir cette grande Allemagne qui commençait seulement à avoir conscience d’elle-même ; et qui pouvait assurer que l’ouvrage fait contre la France ne pouvait pas devenir un jour son boulevard ? Si au contraire la fusion des Pays-Bas ne pouvait s’opérer, l’Europe avait inutilement affaibli la Hollande, elle laissait accumuler sur nos frontières des haines qui pouvaient s’allier à nos ressentimens, elle nous offrait une proie en croyant nous opposer une menace. Il faut le dire pourtant, on pouvait difficilement prévoir alors que les passions religieuses, si affaiblies et si impunément outragées pendant plus d’un siècle, retrouveraient bientôt assez de force pour déchirer les ouvrages politiques construits avec le plus d’art, car, en regardant les choses de haut et de loin, la querelle de la Belgique et de la Hollande fut surtout une querelle religieuse.

L’esprit d’indépendance nationale y eut d’abord peu de part ; van de Weyer semble le confesser. « Si la maison d’Orange n’eût pas considéré la Belgique comme une proie et ne l’eût pas épuisée d’impôts pour faire face à l’ancienne dette de la république batave,… si le fanatisme de protestant du roi Guillaume contre une religion qu’il flattait en public, qu’il faisait attaquer en secret, ne l’eût ensuite poussé dans des voies d’injustice et de persécution, en un mot, si les conditions du traité de Londres n’eussent pas été pour lui une lettre morte, et le peu de garanties que renfermait la constitution autant de pièges tendus à la bonne foi de ses sujets, il y aurait eu peut-être moyen, malgré la diversité des mœurs, de langue et de religion, d’opérer une fusion lente entre des peuples si différens. » Il serait oiseux aujourd’hui de raconter les griefs de la Belgique. Le mal était de ceux que ni les constitutions, ni les lois ne guérissent. Quatre millions de Belges n’avaient pas plus de représentans aux états-généraux que deux millions de Hollandais. La plupart des places allaient aux derniers. La presse était persécutée, van de Weyer se fit connaître en plaidant deux fois pour M. de Potter, qui dirigeait le Courrier des Pays-Bas, l’organe de l’opposition belge ; il défendit aussi à Gand l’éditeur du journal le Catholique, car libéraux et catholiques étaient à ce moment coalisés dans une pensée d’indépendance nationale. Van de Weyer, à qui on avait enlevé sa place de conservateur des manuscrits de Bourgogne, ne voulait pourtant pas de révolution ; il se contentait de réclamer des libertés pour son pays. Il quitta la rédaction du Courrier des Pays-Bas après la publication d’un article violent sur la conduite privée du prince d’Orange. Déjà les événemens se précipitaient : la révolution de juillet 1830 n’ébranla pas seulement la France ; des émissaires se répandirent en Belgique. On criait dans les rues de Bruxelles : « Imitons les Parisiens ; » le drapeau brabançon fut déployé ; on brûla la maison du ministre impopulaire van Maanen, on saccagea la maison d’un journaliste ministériel. On effaça, on abattit partout les insignes de la royauté.

Il n’y avait pas eu de résistance contre ce soulèvement ; mais le prince d’Orange s’approcha de Bruxelles avec 6,000 hommes de troupes royales. Les notables de la capitale, assemblés le 28 avril à l’hôtel de ville, avaient nommé une députation, dont van de Weyer faisait partie, pour porter au roi les doléances de la Belgique. Van de Weyer avait rédigé une adresse ; le mot de séparation n’y était pas prononcé. Le prince d’Orange envoya un aide-de-camp de Vilvorde à Bruxelles pour demander à M. le baron Vanderlinden, commandant de la garde bourgeoise organisée pour maintenir l’ordre, de venir conférer avec lui. M. d’Hogvoorst partit avec van de Weyer et quatre autres délégués. Après quelques pourparlers, le prince consentit à entrer à Bruxelles sans troupes, avec son état-major seulement. Le prince arriva le 1er septembre par le pont de Laeken, il vit le drapeau brabançon, des barricades, une bourgeoisie silencieuse. Il resta trois jours à Bruxelles et eut plusieurs entretiens avec van de Weyer. Celui-ci le supplia de se mettre à la tête des Belges et de rester à Bruxelles. Le prince craignait d’offenser son père : le spectacle qu’il avait sous les yeux, le langage qu’il entendait, tout lui faisait craindre cependant que les Belges ne fussent résolus à obtenir au moins une complète séparation administrative. Liège, Louvain, Namur, toutes les villes avaient suivi l’exemple de Bruxelles. Van de Weyer flatta l’ambition du héros des Quatre-Bras, lui montra les avantages d’une combinaison politique qui donnerait deux couronnes à la maison de Nassau et qui satisferait à la fois les vœux des Belges et des Hollandais. Le prince demanda quinze jours pour réfléchir ; van de Weyer s’engageait à maintenir les choses dans l’état : au bout de ce temps, il serait lui-même dégagé.

Dès le premier jour, nous le voyons prendre un rôle dominant, se placer au premier rang non par l’art grossier d’un tribun ou d’un agitateur populaire, mais par la netteté de ses vues, une décision courageuse et sagace, par l’autorité d’un bon sens aigu et pour ainsi dire prophétique. Van de Weyer se jeta résolument dans une révolution qui avait un caractère vraiment national ; cependant il savait bien qu’aux yeux de l’Europe elle semblerait une simple contrefaçon de la révolution de juillet, il connaissait l’esprit altier, persévérant, fécond en ressources du roi Guillaume, il devinait combien il serait difficile de trouver un roi pour la Belgique, de fonder une petite république entre tant de monarchies, et il lui sembla qu’une sorte d’union personnelle de deux royaumes était la meilleure sauvegarde des libertés belges. Il n’hésita pas à signer, le 3 septembre, la proclamation dans laquelle les officiers de la garde bourgeoise s’engagèrent sur l’honneur à ne point souffrir de changement de dynastie et à maintenir l’ordre.

Le roi Guillaume ne voulut pas traiter les Belges autrement qu’en rebelles ; il ne lui convenait pas de couronner une révolte, même dans la personne d’un fils ; il avait des griefs anciens contre ce fils, dont il redoutait les caprices, l’humeur hasardeuse et l’ambition. En ouvrant ses états-généraux, le roi parla en maître irrité, tout en laissant deviner une séparation administrative des Pays-Bas hollandais et des Pays-Bas belges ; 10,000 hommes de troupes hollandaises s’approchèrent de Bruxelles ; à cette nouvelle, la fureur populaire ne connut plus de bornes. On désarma la garde bourgeoise, suspecte de faiblesse et de trahison ; on envahit l’hôtel de ville. Bruxelles se couvrit de barricades. Il n’y avait plus de gouvernement. Les Hollandais, sous le prince Frédéric, entrèrent dans Bruxelles, se retranchèrent dans le parc ; pendant trois jours, leurs boulets répondirent aux balles des insurgés. Ils se retirèrent enfin. Cette agression inutile, à la fois molle et cruelle, déchirait le dernier lien entre la Belgique et la maison de Nassau. Le rêve de l’union personnelle avec le prince d’Orange était fini. Il ne pouvait plus être question de séparation administrative. La Belgique en armes n’était plus d’humeur à traiter avec un souverain détesté ; elle ne voulait plus traiter qu’avec l’Europe.

Un gouvernement provisoire avait été nommé le 26 septembre, dont van de Weyer faisait partie avec M. d’Hogvoorst, Félix de Mérode, Gendebien, Charles Rogier. « Le gouvernement provisoire, disait plus tard M. Gendebien au congrès, s’est installé à l’hôtel de ville, ayant pour tout mobilier une table de bois blanc, prise dans un corps de garde, et deux bouteilles vides, surmontées chacune d’une chandelle. La caisse municipale renfermait 10 florins 36 cents, et c’est avec ces moyens que nous n’avons pas désespéré de la victoire. » Dans sa Lettre sur la révolution belge, van de Weyer lui-même raconte ces premiers jours de lutte et de danger. « Un gouvernement provisoire s’établit le 25 septembre au milieu du bruit des bombes et de la mitraille, sans finances, sans archives, sans employés, ayant pour gouverner un pays en insurrection, en pleine guerre, des plumes, de l’encre et quelques feuilles de papier, mais un courage que le dévoûment à la patrie peut seul donner. Eh bien ! cinq jours après son établissement, son autorité est reconnue dans la plupart des villes de la Belgique ; le 1er octobre, il forme une nouvelle magistrature, et la justice reprend son cours naturel et régulier ; il rend la liberté à la presse, établit le droit d’association, abolit les loteries, annule les arrêtés attentatoires à la liberté individuelle, organise une armée, se crée des ressources financières en rétablissant la perception régulière de tous les impôts, et, plein de confiance dans la sagesse du peuple, il décrète la convocation d’un congrès national, établit le mode d’élection le plus populaire dont la Belgique avait jamais joui. »

On se souvient que van de Weyer avait deux fois défendu M. de Potter devant les tribunaux. Après les journées de septembre, de Potter, qui était banni, accourut de Valenciennes, et fut porté en triomphe par le peuple de Bruxelles. Un gouvernement provisoire, où figurait Félix de Mérode à côté de van de Weyer, représentait l’alliance nationale des catholiques et des libéraux. De Potter y exigea une place, et on n’osa la lui refuser, bien qu’il apportât de son exil des théories politiques et des goûts révolutionnaires qui ne pouvaient plaire à de véritables hommes d’état. Le jour de son arrivée, il harangua le peuple d’un ton qui effraya M. Plaisant, chargé de la sûreté publique. Ce fonctionnaire se rendit au siège du gouvernement ; à l’entendre, de Potter allait s’installer au palais royal et être proclamé dictateur. Van de Weyer, qui connaissait bien son ancien client, dit à M. Plaisant : « Avez-vous un appartement disponible chez vous ? — Oui, tout mon second. — Retournez auprès de lui. Offrez-lui votre second. Il acceptera. Il n’y a pas de dictateur au second étage. » Van de Weyer trouva toute sa vie de ces mots, qui n’étaient pas seulement spirituels, qui étaient des flèches lancées par un rare bon sens.

Le roi Guillaume, après avoir usé mal à propos de la force, tenta aussi vainement la conciliation. Il envoya le prince d’Orange à Anvers ; celui-ci, qui se souvenait de ses dernières conversations avec van de Weyer, lui dépêcha un aide-de-camp et l’invita à venir conférer avec lui. Van de Weyer fut un moment tenté d’accepter. « Le prince, demanda-t-il à l’aide-de-camp, commande-t-il la citadelle d’Anvers et les troupes ? — Non, répondit l’officier. — Alors retournez vers le prince et dites-lui que j’étais sur le point d’obéir à son invitation, mais que j’ai une horreur instinctive des citadelles où ne commande point son altesse royale. » Des ambassadeurs officieux lui furent encore envoyés, notamment le prince Koslowski, et s’abouchèrent aussi avec M. de Mérode. Le peuple de Bruxelles s’alarma de ces pouparlers ; van de Weyer et M. de Mérode crurent devoir publier une note où ils faisaient connaître les ouvertures qu’on leur avait faites : ils déclaraient en même temps qu’ils croyaient n’avoir aucun droit pour traiter au nom de la Belgique, que ce droit n’appartenait qu’au congrès national qui venait d’être convoqué. Le prince d’Orange, qui espérait encore contre l’espérance, n’en lança pas moins une proclamation où il disait aux Belges : « Je vous reconnais comme nation indépendante. » Il les invitait à nommer des députés. « Je me mets, disait-il, dans les provinces que je gouverne, à la tête d’un mouvement qui vous mène vers un état de choses nouveau et stable, dont la nationalité fera la force. » Le gouvernement provisoire, sans force contre l’opinion publique soulevée, fut contraint de repousser la main qui lui était tendue ; il protesta avec indignation contre la funeste amitié qui pouvait le perdre lui-même. Le prince, suspect à son pays, importun ou odieux aux Belges, se retira en Angleterre pour attendre l’issue de la crise. Deux jours après son départ, le canon tonnait sur les murs de la citadelle d’Anvers, et le bombardement ordonné par le général Chassé achevait l’œuvre commencée par les journées de septembre.


II

La révolution de juillet alarmait l’Europe monarchique, mais ne changeait rien aux traités de 1815 ; la révolution belge semblait au contraire un défi à ces traités ; elle remettait en question le sort de provinces dont la souveraineté avait toujours été aussi enviée que hasardeuse. Le roi Louis-Philippe, contenant à peine les frémissemens de la révolution qui l’avait porté sur le trône, vit avec plus d’appréhension que de joie des événemens qui brisaient, il est vrai, un royaume créé en haine de la France, mais d’où pouvaient sortir une guerre générale et une coalition des grandes puissances. Le roi Guillaume avait mis beaucoup d’empressement à reconnaître le nouveau souverain de la France. Louis-Philippe connaissait bien les dispositions des cours, il savait le tsar d’autant plus irrité que la chute de Charles X déjouait ses desseins sur l’Orient. La Prusse ne cachait pas à ses yeux ses haines et ses longues ambitions ; l’Autriche était liée aux traités de 1815. L’Angleterre seule avait salué de ses applaudissemens la révolution de 1830 ; mais, pour conserver ses sympathies, il ne fallait point lui faire craindre l’annexion ni même la subordination de la Belgique à la France. Autour du roi, il y avait beaucoup d’illusions et beaucoup d’ignorance. Les libéraux, enivrés de leur triomphe, croyaient naïvement que rien n’était impossible à la France, et que l’Europe ébranlée ne tenait plus qu’au fil de leur propre sagesse. M. Gendebien était à Paris ; il écrivait chaque jour à van de Weyer, il demandait instamment des pouvoirs pour traiter avec le gouvernement français. « Un moyen, disait-il au mois d’octobre 1830, qui me parait propre à nous constituer solidement, à obtenir l’appui même armé de la France, c’est de demander au roi de France et même à la nation française en même temps un de ses fils, particulièrement le duc de Nemours, pour gouverneur-général, en garantissant l’hérédité de mâle en mâle. » Le roi ne faisait rien pour échauffer le zèle de M. Gendebien ; il y avait bien en Belgique des hommes qui ne croyaient point que leur pays pût conquérir une indépendance complète, qui aimaient mieux se donner qu’être pris, et, s’il fallait se donner, la France avait leurs préférences. Toutefois on ne pouvait dire qu’il y eût un grand parti véritablement français. La lutte allait s’ouvrir entre les patriotes, qui voulaient fonder une nationalité belge, et les orangistes, recrutés surtout parmi les grands industriels, qui préféraient revenir à la maison de Nassau. Le clergé catholique belge, qui avait pris une part si active dans la révolution, redoutait les doctrines de l’école libérale française. Le gouvernement provisoire était secrètement divisé. M. de Potter était républicain. Un commencement d’antagonisme se manifestait entre les partisans de la France et ceux de l’Angleterre. La Prusse, la première, avait offert au roi Guillaume son secours ; M. Molé déclara, de la façon la plus nette, que, si une armée allemande se montrait en Belgique, une armée française y entrerait le même jour. La Prusse feignit l’étonnement, et recula discrètement, intimidée par une menace aussi péremptoire. Le roi Louis-Philippe avait pris son parti dès qu’il avait nommé le prince de Talleyrand son ambassadeur à Londres : gagner et conserver la confiance de l’Angleterre, livrer la question belge à l’Europe sans entreprendre de la résoudre seul, empêcher à tout prix l’intervention armée de la Prusse ou des autres puissances, tel est le programme auquel sa sagacité s’était arrêtée et qu’il fallait faire accepter de ministères changeans. Van de Weyer avait été envoyé en mission en Angleterre ; les tories étaient encore au pouvoir, et l’opposition seule montrait des dispositions favorables à la Belgique. Le roi Guillaume avait officiellement invoqué (dans une note du 5 octobre 1830) le secours de toutes les puissances signataires des articles constitutifs du royaume des Pays-Bas. Lord Aberdeen, à la suite de cette note, avait provoqué une réunion à Londres des ambassadeurs des cinq cours d’Angleterre, de France, de Russie, de Prusse et d’Autriche. En ouvrant le parlement le 2 novembre, le roi d’Angleterre avait « déploré que l’administration intérieure du roi des Pays-Bas n’ait pu préserver ses domaines de la révolte, » et exprimé le profond regret que lui causait la situation des affaires en Europe. Van de Weyer arriva le jour même où ce discours était prononcé.

Sir John Hobhouse ménagea à van de Weyer une entrevue avec lord Aberdeen. Il déclara au ministre anglais que la résolution des Belges était prise, qu’ils ne se laisseraient point remettre sous le joug, et que, si on les poussait au désespoir, ils se jetteraient dans les bras d’une puissance voisine. Lord Aberdeen lui répondit que la France était d’accord avec les puissances ; il connaissait la mission de M. Gendebien, l’offre de la couronne belge faite au duc de Nemours. — Le piège était bien tendu, van de Weyer ne s’y laissa point choir. Il savait que M. Gendebien n’avait pas de pouvoirs pour traiter de la couronne ; il communiqua à lord Aberdeen les instructions secrètes qu’il avait reçues, et lui donna sa parole d’honneur que celles de M. Gendebien étaient identiques. « Vous voyez bien, lui dit-il, que la question de la couronne n’est point tranchée. » Il avait bien vite compris que le gouvernement anglais avait moins de zèle pour la Hollande que de jalousie de la France. Le lendemain, le prince d’Orange exprima le désir de voir van de Weyer. Jamais celui-ci n’avait manqué de respect pour les princes de la maison de Nassau ; il avait quelque temps espéré que cette illustre famille pourrait donner l’indépendance à la Belgique. Il se rendit donc chez le prince d’Orange, mais il ne lui cacha point que les derniers événemens avaient détruit cette espérance. Beaucoup de gens cherchaient à caresser et à entretenir ses illusions, il aimait mieux lui dire la vérité ; le prince le remercia de sa franchise, lui serra la main et versa quelques larmes. « C’est donc pour la dernière fois que nous nous voyons. — Pour la dernière fois, et croyez que j’ai le cœur aussi serré que votre altesse royale. »

Van de Weyer, placé dans la position la plus difficile, ambassadeur d’une puissance non reconnue, jeune et sortant à peine de l’obscurité, sut cependant, à force de tact, de loyauté, et par une sorte d’autorité innée, conquérir du premier coup le respect universel. Il rechercha tous les concours, il n’en mendia aucun, il se garda de toute bravade comme de toute faiblesse. Causeur charmant, il sut être économe de paroles. Sérieux sans pompe, pressant et courtois, enhardi par la grandeur de la cause qu’il défendait sans se dissimuler toutes les difficultés qu’il aurait à vaincre, il trouva sans peine le ton des grandes affaires. Après lord Aberdeen, il vit le duc de Wellington, alors premier ministre. Il emporta de cette conversation la conviction que Wellington serait satisfait tant que le champ de bataille de Waterloo ne serait pas terre française et que la Belgique ne proclamerait point la république.

Au reste, les derniers jours du cabinet tory étaient déjà comptés : le duc de Wellington et lord Aberdeen durent bientôt céder la place à lord Grey et à lord Palmerston.

Pendant son absence, van de Weyer avait été nommé membre du congrès national à Louvain et à Bruxelles. Le congrès à peine réuni, van de Weyer rendit compte de sa mission à Londres, et laissa percer, autant que son rôle le permettait, toutes les espérances qu’il avait conçues pendant son séjour en Angleterre. Ce discours, chef-d’œuvre de finesse, d’élégance et de grâce circonspecte, fit une profonde impression sur le congrès ; van de Weyer fut élu président du comité diplomatique, composé du comte de Celles, de M. Nothomb, du comte d’Arschot, de M. Lehon et de M. Destriveaux.. Cette présidence le constituait ministre des affaires étrangères. Le premier acte de la conférence avait été, le 4 novembre, de proposer un armistice, et de prendre pour ligne de l’armistice la frontière hollandaise du traité du 30 mai 1814. Accepter, c’était sembler consentir d’avance à cette délimitation des frontières ; refuser, c’était braver l’Europe entière et la France même, qui recommandait la soumission à la conférence. Une discussion des plus vives s’engagea dans le sein du gouvernement provisoire. Gendebien voulait refuser l’armistice, van de Weyer convainquit ses collègues que l’armistice n’avait que des avantages pour la Belgique, que tout serait perdu, si l’on bravait les grandes puissances. L’acte signé, il offrit sa démission ; M. Gendebien le pria lui-même de la retirer. Van de Weyer avait besoin d’autorité morale, car jamais rôle ne fut plus difficile que le sien. D’un côté, une conférence prétendait régler les destinées de la Belgique ; de l’autre, un congrès national prenait ses résolutions ou semblait les prendre en toute souveraineté : il fallait doucement, sans secousses, incliner ces volontés d’origine si diverse à des décisions communes, ménager la fierté des cours et celle du peuple belge, fermer la bouche aux impatiences, aux colères les plus légitimes, conquérir la liberté par la soumission, l’indépendance par une sorte d’équilibre de dépendances.

Sur un point seulement l’accord était facile : ni la conférence ni le congrès ne voulaient la république. M. de Potter, le seul membre du gouvernement provisoire qui fût républicain, avait perdu toute popularité. Il avait, le 10 novembre, prononcé le discours d’ouverture du congrès, puis s’était séparé avec éclat de ses collègues en refusant de s’associer à l’acte par lequel le gouvernement provisoire remettait ses pouvoirs à l’assemblée. Il avait eu les plus pénibles discussions avec M. de Mérode et van de Weyer. Il avait voulu occuper le premier rang au lieu de jouer le premier rôle, et il fut douloureusement surpris que l’acclamation populaire ne le portât pas à la présidence d’une république. Il se laissa choir du gouvernement dans l’opposition la plus haineuse, attaqua ses collègues de la veille, et mérita que van de Weyer lui écrivît ces rudes paroles : « vous le savez, je vous ai pendant deux ans et plus sacrifié mon repos, mon temps, ma santé, mon argent, et je le faisais avec joie, de cœur, parce que je vous croyais ami sincère et patriote dévoué ; mais aujourd’hui que vous avez pris le soin de me désabuser, que vous vous êtes montré aussi mauvais ami que mauvais citoyen, je ne vous dois plus ni conseils ni avertissemens. »

De Potter appartenait à cette classe nombreuse d’hommes qui font de la politique avec les mots, qui sacrifient les intérêts des nations à une vanité avide, inquiète et sans merci. Que serait devenue la Belgique, si elle eût pris Potter pour guide, si elle avait livré sa frêle fortune à tous les orages du gouvernement républicain ? Ses vertus publiques ne l’en rendaient pas indigne, mais elle tenait assez à ses libertés pour ne point les mettre en péril, et elle pensa avec raison qu’elles seraient moins protégées par un mot qui épouvantait l’Europe que par l’institution monarchique, réduite au rôle d’arbitre entre les partis et satisfaite de représenter l’unité nationale. Potter est oublié, son nom est descendu dans l’histoire comme une pierre va au fond de l’eau, et l’on se souvient à peine aujourd’hui qu’en 1830 il y eut dans le congrès belge quelques voix pour la république. L’immense majorité se prononça pour la monarchie constitutionnelle.

Sur ce point, la conférence était satisfaite ; sur tout le reste, les dissentimens commençaient. Le 23 novembre, la proposition de déchéance de la maison de Nassau fut présentée au congrès national, et van de Weyer n’hésita pas à la défendre à la tribune. On ne vota pas séance tenante, et le lendemain le comité diplomatique reçut M. de Langsdorff, envoyé par Louis-Philippe, et M. Bresson, alors secrétaire de la légation de France. M. de Langsdorff déclara verbalement de la part du roi que l’exclusion de la maison de Nassau pouvait troubler la paix de l’Europe et compromettre la France ; il exprima le vœu que la proposition de déchéance fût retirée. Le roi, nous l’avons déjà dit, n’avait que de bons sentimens pour la maison d’Orange, il ne nourrissait aucun dessein égoïste à l’endroit de la Belgique, et il désirait avant tout garantir la paix. Van de Weyer convoqua un comité secret du congrès, rendit compte de la communication de M. de Langsdorff, et fut d’avis de passer outre. La démarche isolée de M. de Langsdorff, alors que la Belgique plaidait sa cause devant toute l’Europe, l’avait un peu alarmé : bien qu’il lui en coûtât de repousser des avis inspirés par le plus sincère intérêt, il demanda que la déchéance fût votée le même jour ; l’exclusion de la maison d’Orange fut prononcée par cent soixante et une voix contre vingt-huit.

Quelques, jours après ce vote, van de Weyer causait avec lord Ponsonby ; celui-ci défendait encore les idées de son gouvernement, qui avait toujours souhaité une réconciliation de la Belgique et du prince d’Orange. Van de Weyer affirmait que le peuple ne voulait aucun membre de la maison de Nassau. « Le peuple ! le peuple ! dit Ponsonby, avant huit jours je pourrais vous faire pendre à un arbre du parc par ce peuple dont vous parlez. — Avec du temps et beaucoup d’argent, dit van de Weyer, vous réussiriez peut-être ; moi, je vous ferais pendre dans cinq minutes et gratis. Ne jouons pas à ce jeu-là. » Et tous deux se prirent à rire et se tendirent la main.

L’accueil que van de Weyer avait reçu à Londres et les services qu’il y avait déjà rendus le désignaient pour représenter la Belgique auprès de la conférence. Il voulut toutefois aller d’abord sonder le terrain à Paris et y pénétrer les pensées intimes du gouvernement français sur le choix du futur souverain. Il se fit donner des lettres d’introduction par M. de Celles, qui avait épousé Mlle de Valence, petite-fille de Mme de Genlis ; M. de Celles avait été préfet du Zuiderzée, il était membre du congrès et du comité diplomatique. Van de Weyer partit avec M. Gendebien, qui a donné un récit de cette mission. « Van de Weyer et moi partîmes dans la nuit du 16 au 17 décembre. Nous arrivâmes à Paris pendant le procès des ministres de Charles X… Le ministère était inquiet ; Sébastiani, sans cesse harcelé par les représentans des puissances, était plus inquiet, plus agité que ses collègues. C’est dans ce moment si troublé qu’il nous donna une première audience. Il était très préoccupé et ne paraissait nullement disposé à aborder l’objet de notre mission. A une seconde entrevue, nous trouvâmes M. Sébastiani plus calme, le procès des ministres était terminé ; on avait sauvé leur tête de la fureur du peuple. L’accueil fut assez froid, la conversation languissante. M. Sébastiani était évidemment décidé à éviter toute explication sérieuse. M. van de Weyer aborda courtoisement le sujet de notre mission, qu’il développa d’une manière à la fois candide et convaincue, comme si elle ne pouvait soulever aucune objection importante. M. Sébastiani l’écouta avec une attention à la fois sérieuse et bienveillante, puis il répondit : « Je suis très partisan de l’alliance de la France avec l’Angleterre, Je suis loin de repousser la triple alliance avec la Belgique ; mais la chose est prématurée et ne pourra se faire que lorsque le provisoire sera remplacé par un gouvernement sur la stabilité duquel on puisse compter… Quant à l’alliance de famille entre l’Angleterre et la France pour donner une dynastie à la Belgique, la question est plus délicate ; elle se complique de l’intervention du père de famille et aussi des sympathies et des répugnances d’une mère qui est bien peu disposée à sacrifier ses enfans à la politique. Il faudra du temps, beaucoup de temps, pour mûrir et résoudre les très graves questions que soulève votre mission[1]. » Sébastiani en continuant alla jusqu’à parler d’un fils du prince d’Orange, feignant d’oublier le décret de déchéance porté contre la maison de Nassau.

Gendebien, passionnément attaché à la France et dégoûté des froideurs de Sébastiani, écrivit au gouvernement provisoire qu’il fallait faire voter par le congrès la réunion à la France et forcer la main au roi. Van de Weyer n’allait point à de telles extrémités ; il revit seul le ministre des affaires étrangères, il le tâta vainement et partit en emportant la conviction que Londres était le nœud des difficultés qui restaient à vaincre. Le roi désirait sincèrement voir la Belgique libre et neutre ; mais, parmi ses ministres et ses ambassadeurs, il y avait des hommes qui n’étaient point trop pressés de mettre fin aux angoisses de la Belgique, espérant que les événemens pourraient tourner au profit de la France. Sébastiani en 1829 avait eu l’imprudence de dire à lord Palmerston, chez M. le comte de Flahaut, que la France devait pousser sa frontière jusqu’au Rhin. M. de Talleyrand avait dépecé trop de royaumes et d’empires dans sa vie pour en avoir perdu tout à fait l’habitude. Tant de prodigieux changemens, où la fortune avait toujours mis sa main, pouvaient faire excuser un peu de scepticisme. La petite Belgique ne lui semblait guère qu’un enjeu, et l’idée du partage des anciens Pays-Bas autrichiens s’était plus d’une fois présentée à son esprit.

Chaque cour avait ses visées et ses craintes secrètes : le roi Guillaume profitait de ces divisions, les entretenait avec soin ; la conférence avait le 20 décembre déclaré que le royaume des Pays-Bas était dissous, mais elle avait eu soin d’ajouter que « les nouveaux arrangemens ne pouvaient affecter en rien les droits que le roi des Pays-Bas et la confédération germanique exerçaient sur le duché de Luxembourg. » Le congrès national, le jour même où il avait proclamé l’indépendance de la Belgique, avait eu soin de faire une réserve pour les relations du Luxembourg avec la confédération. Cette question du Luxembourg était au fond de toutes les difficultés. La Belgique voulait garder tout le duché, et l’acheter au besoin par une limitation de sa souveraineté. M. de Talleyrand et Sébastiani désiraient obtenir quelque chose pour la France, surtout si l’Europe empêchait les Belges de prendre un prince français pour souverain. L’Allemagne prétendait tenir le Luxembourg dans les liens de la confédération germanique. Lord Palmerston ne voulait ni d’un accroissement de territoire pour la France, ni d’un roi des Belges français ; quand ces éventualités semblaient prendre un corps, il se laissait tomber du côté de la maison de Nassau ; sitôt qu’elles s’éloignaient, il s’échauffait pour la cause d’une Belgique, qu’il entendait soustraire à toute influence française.

Van de Weyer repartit pour Londres le 1er janvier 1831 avec M. Vilain XIIII. Jamais tâche ne fut plus difficile : il fallait obtenir un roi de l’Europe et de bonnes frontières pour le nouveau royaume, ménager toutes les cours, se défendre contre la Hollande, passer habilement du rôle de ministre d’une révolution à celui d’un représentant de l’ordre européen. Van de Weyer était à la hauteur de cette tâche. Il ne fut pas long à pénétrer les sentimens du cabinet whig. Il écrivait après son arrivée au comte de Celles : « Tout ce que nous avons pu recueillir depuis deux jours se résume dans ces quelques mots : l’Angleterre veut que la Belgique soit non-seulement indépendante, mais forte, mais heureuse. C’est, à ses yeux, le seul moyen d’empêcher qu’elle devienne française. En partant de là, il y aura moyen d’amener nos affaires à bonne fin, même pour le Luxembourg ; mais aussi je suis plus convaincu que jamais que la question du chef de l’état est la première qu’il faille aborder et décider. Tout est là. » Il ajoutait que sans doute la France était intéressée à ce que la Belgique ne devînt pas trop forte et ne conservât pas le Luxembourg. « Je puis me tromper, disait-il, mais il doit y avoir quelque chose de semblable, une pensée de derrière, comme parlait Pascal, qui fait que la France ne nous est pas favorable dans cette affaire. » Il nous semble qu’il se trompait en effet ; si le Luxembourg ne nous appartenait, il valait bien mieux pour la France qu’il fût cédé à la Belgique et ne restât pas une sentinelle avancée de la confédération germanique.

Van de Weyer voyait juste quand il pressentait que les questions territoriales se liaient au choix du futur souverain. Rien d’ailleurs n’était encore plus incertain que ce choix. M. de Celles écrivait à van de Weyer le 31 décembre : « Il nous faut le duc de Nemours avec notre indépendance, ou nous sommes forcés par la nécessité de souscrire aux vœux qui se manifestent pour la réunion à la France. » Lord Ponsonby deux jours après écrivait de Bruxelles à lord Palmerston : « L’opinion du pays n’est pas pour la France. » Van de Weyer eut de longs entretiens avec lord Palmerston ; il le trouva d’abord hésitant, au moins en apparence : le duc de Nemours était mineur, il fallait une main ferme pour gouverner un état nouveau ; pourquoi la Belgique ne prendrait-elle pas le prince Léopold de Saxe-Cobourg ? Il pourrait épouser une fille du roi Louis-Philippe. On pouvait bien objecter la religion du prince, mais l’internonce du pape Cappocini avait été sondé ; le représentant du saint-siège avait formellement déclaré qu’il ne considérait pas le choix d’un prince catholique comme indispensable ; il fallait même s’attendre à trouver un prince protestant plus enclin à respecter les droits de la majorité et de l’église catholique. La cour de Rome redoutait le duc de Nemours plus que le prince Léopold.

Ces déclarations avaient une extrême gravité, venant surtout d’un homme qui s’aventurait rarement et qui calculait ses indiscrétions. Palmerston fit un pas de plus dans un entretien qui eut lieu le 4 janvier : il déclara sèchement que jamais les alliés ne reconnaîtraient le duc de Nemours. « Et si le congrès le choisit ? dit van de Weyer. — Nous inviterons la France à refuser son assentiment, et si elle résiste, une guerre entre elle et le reste de l’Europe pourra en résulter. »

Van de Weyer était encore à ce moment indécis entre la France et l’Europe : il avait des momens de révolte contre les cours, il désespérait de « rebâtir un état nouveau sur les ruines d’un royaume que cinq puissances ont créé. » (Lettre à M. Rogier.) Qui prendre ? Le duc de Nemours, à qui van de Weyer savait lord Palmerston si contraire ? le duc Auguste de Leuchtenberg, allié aux Bonaparte, dont la France devait repousser le choix ? le prince Charles de Capoue, neveu de la reine Marie-Amélie, ou Charles de Bavière, noms jetés un instant dans cette mêlée de rivalités sourdes ou avouées ? Van de Weyer quitta Londres, inquiet, mécontent, disposé à brusquer les choses et à faire une demi-violence à l’Europe. M. de Celles ne cessait de lui écrire que le roi Louis-Philippe n’avait pas au début voulu mettre son fils en avant, qu’il avait résisté aux instances de Talleyrand, mais que la France ne pouvait supporter le voisinage d’un Leuchtenberg ; elle ne quêterait pas des voix dans le congrès, elle ne s’engagerait pas d’avance ; mais, l’élection faite, elle serait entraînée et marierait sa cause à celle de la Belgique. M. Bresson tenait à peu près le même langage. L’optimisme de M. de Celles était aussi persuasif que dangereux. Il écrivait à M. d’Arschot le 28 janvier : « Si Nemours est choisi, il y aura un peu de diplomatie, pas de guerre, et la révolution belge est terminée en six mois. L’Angleterre transigera en désirant que la ville d’Anvers soit de la Hanse, comme Hambourg. »

A l’instant même où van de Weyer et le comité diplomatique du congrès se sentaient ainsi pressés, portés à la candidature du duc de Nemours, lord Palmerston frappait le coup qui devait la ruiner. Le 1er février, la veille de l’élection, Talleyrand vit lord Palmerston et lui fit pressentir la nomination du duc de Nemours. Lord Palmerston, pris de court, répondit sans hésiter qu’il la regarderait comme l’union pure et simple de la Belgique et de la France, et que le gouvernement français n’aurait plus qu’à considérer toutes les conséquences qu’entraînerait l’acceptation de la couronne belge. Le coup était rude pour la France ; il l’était plus encore pour la Belgique, qui allait solennellement offrir une couronne à un prince qui ne pouvait l’accepter qu’en déchaînant sur son pays et sur celui qui se donnait à lui tous les malheurs et les périls d’une guerre immédiate.

Le duc de Nemours fut élu le 2 février, à la suite d’un discours de van de Weyer, qui fit valoir avec beaucoup de force les objections que faisait la France au choix du duc de Leuchtenberg. « D’un autre côté, disait-il, vous connaissez l’opinion dominante en France, qui veut que la France reprenne ses limites du Rhin. Eh bien ! le gouvernement français calmera les partisans de cette opinion en nous accordant le duc de Nemours, et sa nomination fera tomber le parti qui pousse à la guerre… A mes yeux, le seul moyen de conserver à la Belgique son indépendance et sa nationalité est de faire un choix que le roi de France et que la France elle-même puissent accepter. » Peu de momens après, le duc de Nemours fut nommé par 97 voix contre 95 données au duc de Leuchtenberg.

Lord Palmerston put être fier de son triomphe, quand Sébastiani lui apprit du même coup (le 4 février) la nouvelle de l’élection du duc de Nemours et la résolution prise par le roi de refuser le trône belge pour son fils. Sa victoire n’eût pas été assez complète, si elle ne fût sortie des limbes diplomatiques et devenue publique. Ses vœux allaient être comblés, car la conférence, pour ménager l’amour-propre de la France et tout en prenant acte dans la séance du 7 février de la promesse du roi Louis-Philippe, prononça l’exclusion du duc, de Leuchtenberg ; mais qu’allaient devenir la souveraineté embryonnaire de la Belgique et l’indépendance de son congrès national ? On lui défendait et le roi qu’elle avait choisi et celui qu’elle n’avait pas choisi. La députation du congrès, qui croyait apporter une couronne à la France, s’étonnait qu’on lui fît faire antichambre ; arrivée à Paris le 6 février, elle ne fut reçue du roi que le 17, et apprit de sa bouche que le duc de Nemours ne régnerait pas sur la Belgique.

Van de Weyer avait de sombres pressentimens. « L’inquiétude est générale, écrivait-il à M. de Brouckère, un membre de la députation. Le refus de la France aura les plus tristes conséquences. Notre position est affreuse. Nous tiendrons tête à l’orage, mais comment faire face aux dépenses ? Nos caisses sont vides… Les contributions ne se paieront pas, si la Belgique reste sans roi… L’orangisme fait des progrès. Les fonds sont tombés à 39. »

L’opinion publique se tourna presque avec violence contre van de Weyer. On l’accusa d’avoir imprudemment promis le consentement de la France, d’avoir ajouté trop de créance à des agens maladroits, d’avoir compromis la dignité du congrès. Il laissa passer l’orage ; il était de ceux qui ne comptent qu’avec leur conscience. Il ne se rebuta point, et resta pénétré de la nécessité de chercher et de trouver immédiatement un roi. Sur sa proposition, on nomma une régence pour bien indiquer que le trône était seulement vide, et pour montrer à l’Europe que la Belgique était pressée d’en finir avec le gouvernement provisoire. M. Surlet de Chokier fut nommé régent, et van de Weyer, appelé comme ministre des affaires étrangères dans son premier cabinet, décela, par ses premiers actes, la vigueur de son caractère. Il rappela de Paris M. de Celles, son ami personnel, parce que l’optimisme confiant de cet envoyé avait contribué à égarer le congrès sur les intentions du gouvernement français. Il fit expulser dans les vingt-quatre heures un ancien diplomate russe, M. de Krudener, qui se mêlait aux intrigues orangistes. Il lutta dans le conseil contre M. de Brouckère, qui persistait à penser que la Belgique ne pouvait se sauver qu’en se jetant dans les bras de la France. Les sympathies du régent lui-même étaient notoirement françaises. Van de Weyer n’attachait plus autant le fil de ses espérances à la France qu’à l’Angleterre et à la conférence ; il ne désespérait pas d’en obtenir un roi. La révolution belge avait été une entreprise bien audacieuse, et pourtant l’Europe commençait à s’habituer à l’idée d’une Belgique indépendante. Dans le jeu des affaires humaines, il faut porter les yeux sur quelque point décisif. Van de Weyer comprit que la candidature anglaise du prince Léopold restait la dernière ressource et deviendrait le salut de son pays.

Il s’était porté avec ardeur à la solution française, il se porta avec une ardeur égale à la solution anglaise ; il voulait en finir, et, si on refusait à la Belgique le prince Léopold, il était disposé, avec M. Gendebien et quelques autres, à proposer au congrès la proclamation de la république. Lord Palmerston feignait de se laisser faire violence. Lord Ponsonby, par son ordre, continuait à parler du prince d’Orange ; mais il en parlait en des termes qui laissaient bien apparaître que l’Angleterre serait satisfaite de tout ce qui ne serait pas l’union avec la France ou la suzeraineté de la France. On ne voulait à Londres que le bonheur, la prospérité, l’indépendance de la Belgique. Lord Palmerston insinuait que le maréchal Soult était disposé à livrer à l’Angleterre Anvers et Ostende, pourvu qu’on permît à la France de s’étendre vers le nord. Van de Weyer signa le 25 mai, avec 95 autres députés, une proposition où l’on demandait l’élection immédiate du prince Léopold. Il commentait cette proposition dans le congrès, il avouait que depuis longtemps cette combinaison s’était présentée à son esprit ; le prince, qui vivait dans un pays constitutionnel, saurait respecter les libertés de son pays d’adoption.

Envoyé à Londres le 4 juin, après l’élection du prince, pour lui offrir la couronne, il écrivit en arrivant, en quarante-huit heures, une lettre sur la révolution belge, son origine, ses causes et ses conséquences, qui était faite pour détruire les dernières illusions de ceux qui s’attachaient encore au parti orangiste. Il vit le prince et s’assura qu’une fois sur le trône, il saurait se soustraire à la tyrannie de la conférence, ménager la France, et relever par son attitude la dignité de la Belgique. Il devina en même temps que, donner la couronne à Léopold, c’était s’assurer dans la conférence l’appui énergique de lord Palmerston.

Le prince Léopold déploya en cette circonstance la circonspection et la sagacité qui devaient marquer plus tard tout son règne ; il sut, si l’on me permet le mot, se faire désirer, fit ses conditions, et les faire pour soi c’était les faire pour la Belgique. Il prit d’emblée un rôle prééminent, se fit en quelque sorte l’arbitre entre la conférence et le congrès national ; il ne voulait point d’une couronne à tout prix et l’avait déjà montré dans les affaires de Grèce, et pourtant les conditions qu’il posait n’étaient point, on le comprit vite, de simples barrières mises entre son ambition et le rôle périlleux que la fortune lui offrait. Les bases de séparation entre la Hollande et la Belgique, posées par la conférence dans ce qu’on nomma alors les dix-huit articles, devinrent en quelque sorte la dot apportée par le prince à la Belgique. Cette dot, comme il arrive dans la plupart des mariages, parut d’abord insuffisante au congrès ; mais le roi n’accepta la couronne qu’après s’être assuré de l’adhésion des puissances aux dix-huit articles.

La conférence faisait en réalité un grand sacrifice au prince Léopold : elle avait au début de ses travaux menacé d’enlever tout le Luxembourg à la Belgique ; le traité des dix-huit articles donnait aux Belges non pas l’assurance, mais l’espérance de conserver ce duché tout entier, la question du Luxembourg devant faire l’objet d’une négociation séparée avec le roi de Hollande et la confédération germanique. Les préliminaires de paix leur assuraient aussi une partie du Limbourg et laissaient indécise la question de la souveraineté dans la ville de Maëstricht, que des échanges d’enclaves devaient servir à trancher dans un arrangement direct.

Van de Weyer se prononça pour l’acceptation des préliminaires de paix, et les défendit dans un petit pamphlet : Jean le Brabançon au bon peuple de Belgique. Le congrès les vota le 9 juillet, et le 21 juillet Léopold Ier entrait en roi à Bruxelles.


III

Une vie nouvelle allait commencer pour van de Weyer. Il avait traversé l’ère des épreuves, des dangers, des luttes presque désespérées, l’ère héroïque de sa vie, et le mot n’est peut-être pas trop ambitieux, si l’on songe qu’à certains momens il avait joué plus que le repos, la fortune et la liberté, la vie elle-même. Le sort avait accumulé dans quelques mois de sa jeunesse les agitations d’une vie entière ; il lui devait de bonne heure ce qu’il n’accorde d’ordinaire qu’à ceux qu’il a longtemps éprouvés ; il ne lui donna pas toutefois du premier coup cette dignité dans le repos, otium cum dignitate, qui convient surtout à la vieillesse ; quand, trois jours après être monté sur le trône, Léopold Ier nomma van de Weyer son représentant à la cour de Saint-James, le jeune ministre plénipotentiaire savait que la conférence lui laisserait peu de loisirs ; il arrivait cette fois, non plus pour chercher un roi, mais pour parler en son nom, pour revendiquer les droits d’un peuple, pour le représenter.

Les premiers temps furent difficiles : des hommes tels que Talleyrand, que Palmerston, n’avaient pas eu de peine à reconnaître les rares qualités de van de Weyer ; le monde frivole se contente des surfaces, et mesure un peu l’homme aux dimensions du pays. Lady Holland était alors aussi recherchée que redoutée pour son esprit : tout homme nouveau devait subir l’épreuve de son ironie ; elle faisait ou défaisait les réputations. Elle aborda un jour van de Weyer. « Eh bien ! dit-elle familièrement, comment va Léopold ? — Léopold, madame ? vous voulez dire sans doute le roi des Belges ? — Le roi des Belges ! J’ai entendu parler des Allemands, des Français, des Italiens ; je n’ai jamais entendu parler des Belges. — Madame a-t-elle ouï parler d’un ancien nommé Jules César ? — Oui, mais à quoi bon cette question ? — Madame sait-elle que ce Jules César a écrit un livre qui se nomme les Commentaires ? — Sans doute. — Eh bien ! madame, vous pourrez, quand il vous conviendra, lire à la première page de ce livre que les Belges sont un des trois peuples de la Gaule, et César ajoute : « Les Belges sont les plus vaillans de ces peuples, parce qu’ils sont continuellement en guerre avec les Germains. » Cette réputation, madame, ils l’ont toujours conservée, et ils espèrent la conserver toujours. » — Lady Holland se tint pour satisfaite, et van de Weyer devint à partir de ce jour un hôte favori de Holland-House.

Des périls sérieux menaçaient encore la Belgique. Le roi de Hollande défendait toujours avec une indomptable ténacité les droits qu’il tenait des traités de 1815 ; il n’était pas d’humeur à voir s’élever une souveraineté nouvelle en face de la sienne. Le roi, qui avait été jusqu’à s’écrier quand on parlait de donner la Belgique au prince d’Orange : « J’aimerais mieux voir Potter sur le trône, » ne pouvait voir sans colère un Cobourg régner à Bruxelles en nouveau Taciturne que le stathoudérat ne pouvait contenter. Il prit le parti de pousser ses régimens à travers les panneaux de la diplomatie européenne et de courir les chances d’une lutte armée. A peine Léopold était-il arrivé à Bruxelles, Guillaume rompit l’armistice : il avait adhéré aux premiers protocoles de la conférence, mais il déclara que les dix-huit articles avaient mis ces protocoles à néant. L’armée hollandaise avança en trois corps de Maëstricht à Breda. Les Belges n’avaient que deux petites armées. Le roi Léopold alla en hâte, le 8 août, à Arschot prendre le commandement de l’armée de l’Escaut. il y attendit l’armée de la Meuse : celle-ci, surprise sur la route de Hasselt à Tongres, se replia en désordre. Le roi lui-même dut reculer au-delà de Louvain, où les Hollandais entrèrent après lui. Léopold s’était hâté de demander des secours à la France ; le maréchal Gérard était entré en Belgique : le roi Guillaume donna à regret à ses troupes l’ordre de reculer au lendemain de leurs faciles succès.

On vit alors le plus singulier spectacle : la conférence n’eut plus qu’une préoccupation, ce fut de s’approprier en quelque sorte l’intervention décisive de la France afin de la limiter, de lui ôter sa force, d’amoindrir le service rendu à la Belgique. Il fut convenu que les Français ne passeraient point les anciennes frontières de la Hollande, que nous n’irions ni à Maëstricht ni à Venloo. La Belgique délivrée, l’armée française rentra tranquillement en France, et la conférence se fit rendre compte de sa marche et de sa retraite. Léopold, à peine roi encore, témoin de la panique de Louvain, enveloppé et emporté par des troupes en désordre, obligé de demander des secours et de se défendre contre un secours trop écrasant, trop humiliant pour lui-même, pour son armée défaite et son nouveau pays, dut naturellement chercher dans ces momens difficiles le plus d’appui qu’il put dans la conférence. Le roi Louis-Philippe n’avait pas hésité à jeter le gant à la Hollande, mais il n’abusa point, on peut même dire qu’il n’usa point de ses avantages ; il ne pouvait avoir envie de ternir une couronne qui aillait se poser sur la tête d’une de ses filles. Il avait en ouvrant les chambres pu annoncer avec orgueil que la conférence consentait à la démolition des forteresses élevées en 1815 contre la France. Personne ne faisait des vœux plus sincères pour la prospérité et le bonheur du peuple belge.

La conférence avait été très scandalisée de la conduite du roi Guillaume, elle n’en avait pas moins subi docilement l’effet de sa vigoureuse démonstration. Elle sentit refroidir son zèle pour la Belgique et le roi Léopold : la conduite de la Hollande avait été peu correcte, mais elle avait eu de si irrésistibles argumens. Elle avait montré sa force en avançant, sa déférence pour l’Europe en reculant. La protection de la France faisait tort au nouveau royaume ; on sortit ou plutôt on se glissa peu à peu hors du terrain des dix-huit articles, et l’on songea à reprendre quelque chose sur la dot que Léopold avait cru pouvoir promettre à la Belgique. Van de Weyer vit avec l’œil du moraliste et la perspicacité du patriote ce reflux des volontés, des sympathies de l’Europe. Il fit les plus grands efforts pour l’arrêter sans y parvenir. Il dénonçait la conduite du roi de Hollande qui avait rompu l’armistice dans les termes les plus chaleureux ; mais le roi Guillaume put montrer des lettres qui paraissaient indiquer une sorte d’excitation, d’invitation, au moins indirecte, de la Russie. La Prusse muette n’avait pas vu sans satisfaction l’insulte faite au royaume nouveau qui convoitait le Luxembourg : M. de Talleyrand laissait percer l’espérance d’acquérir pour la France quelque lambeau de territoire, le désir d’occuper la Belgique jusqu’à l’issue de toutes les difficultés. Lord Palmerston, devenu l’ami le plus véhément du nouveau roi, avait réclamé avec impatience l’évacuation de la Belgique, mais il ne put sauver les dix-huit articles ; la conférence formula le 15 octobre en vingt-quatre articles ses décisions finales et irrévocables, en ajoutant que les cinq puissances se chargeaient conjointement d’en assurer l’exécution. — On peut résumer en deux mots ces fameux vingt-quatre articles ; ils créaient la Belgique et la punissaient à la fois. Ils la punissaient d’avoir été surprise et battue, d’avoir été secourue par la France. Ils ne lui laissaient que la moitié du Luxembourg, ils lui enlevaient la partie du Limbourg qui est sur la rive droite de la Meuse, et laissaient ainsi sa frontière orientale toujours menacée par la Hollande.

La Belgique ne porta pas seule le poids de la mauvaise humeur de l’Europe, la France en eut sa part : les places de Menin, d’Ath, de Mons, de Philippeville et de Marienbourg devaient être démantelées ; mais la conférence ne voulut pas que la question des forteresses devînt l’objet d’une négociation directe entre la France et la Belgique. L’Angleterre, la Prusse, l’Autriche et la Russie négocièrent avec le représentant de la Belgique, sans admettre la France à la négociation. L’irritation du roi Louis-Philippe fut très vive quand il apprit qu’on avait signé la convention des forteresses. « Vous ne ratifierez point, écrivit-il au roi Léopold, la convention que votre plénipotentiaire s’est permis de signer et que nous tenons comme contraire à vos engagemens. » M. de Talleyrand menaça un moment de ne point ratifier le traité du 15 novembre. Cette colère passa vite ; le démantèlement des forteresses était une réalité qui devait survivre aux émotions d’un jour. Dans toute négociation, il y a pour ainsi dire des sommets sur lesquels l’œil de l’homme d’état reste attaché : le roi Léopold et le roi Louis-Philippe, à travers mille difficultés, se guidaient vers ces sommets ; la France ne pouvait pas rester insensible aux mauvais procédés de l’Europe, mais elle ne prétendit jamais faire acheter trop cher à la Belgique les services qu’elle lui rendait. Van de Weyer sentait plus vivement qu’aucun autre combien le terrain sur lequel il était obligé de se mouvoir était encore peu solide. Il savait que la générosité de la France se lasserait moins aisément que l’appui froid, impérieux et souvent hésitant de la conférence. La Russie, après avoir signé le traité des dix-huit articles, fit attendre longtemps sa ratification, et ne la donna enfin au bout de six mois, le 4 mai 1832, que sous certaines réserves.

Nous touchons ici au tournant le plus difficile de la carrière de van de Weyer. Il s’épuisait depuis six mois à ramener l’opinion incertaine du côté de la Belgique. Il avait écrit à lord Aberdeen une lettre qui est un chef-d’œuvre de style, et où l’on sent passer la flamme du patriotisme. « Croyez-moi, disait-il éloquemment, lorsque les partis, leurs luttes envenimées, leurs misérables querelles, seront plongés dans un profond oubli, lorsque tout ce que l’orgueil aristocratique peut créer de plus pompeux ne sera que cendre et poussière, alors la postérité recueillera les noms de ceux qui auront contribué à l’indépendance. Ce n’est pas un honneur médiocre que d’attacher sa signature à l’acte de renaissance politique d’une nation qui, pendant plusieurs siècles, a vainement lutté pour ressaisir sa nationalité. » Ces signatures de l’Europe étaient enfin arrivées, mais la ratification russe contenait une réserve qui pouvait offenser la Belgique. Van de Weyer, pressé par lord Palmerston, avait déjà une fois assumé une grande responsabilité ; il avait signé sub spe rati la convention des forteresses, parce que les plénipotentiaires des cours du nord avaient déclaré qu’ils ne signeraient le traité de reconnaissance (dit des vingt-quatre articles) qu’après avoir obtenu son adhésion. Il avait écrit au roi : « A la lecture de la pièce qu’on offrait à ma signature, je vis des choses trop utiles et trop importantes pour que je ne saisisse pas avec empressement l’occasion de les constater par écrit : d’abord une nouvelle consécration de la reconnaissance, en second lieu la déclaration que sa majesté succède à tous les droits du roi de Hollande. » Cette fois on lui demandait de ratifier au nom de la Belgique un traité que la Russie ne ratifiait que conditionnellement[2]. Il se trouva dans la dernière perplexité ; le ministère de lord Grey était très menacé, les tories pouvaient d’un jour à l’autre revenir aux affaires et inaugurer une politique orangiste. Il était sans instruction pour un cas aussi délicat, il signa. Le même jour, il écrivait au roi : « Je sens bien, sire, que toutes les déclarations du monde ne valaient pas une ratification pure et simple, la seule que votre majesté était en droit d’attendre ; mais rejeter l’acte de la Russie aurait les plus graves inconvéniens ; je tiens à la voir liée sur les quatre grands points de notre existence politique : la reconnaissance de votre majesté, celle de notre indépendance, de notre neutralité et du territoire assigné à la Belgique ; le reste de l’édifice s’achèvera non sans peine, mais sans difficultés fondamentales. »

Qui oserait dire aujourd’hui que van de Weyer eût tort ? Que sont devenues les réserves de la Russie ? L’édifice a été achevé, et van de Weyer eut l’honneur d’en poser la première pierre. Il n’y eut pourtant qu’un cri contre lui au premier moment. Le roi Léopold lui-même écrivit le 12 mai à M. Lehon : « La ratification russe, avec les réserves qu’elle contient, a fait un très mauvais effet ici ; je dois dire que j’en ai été très peiné, puisque j’y voyais quelque danger pour le traité même. M. van de Weyer a peut-être bien fait de l’accepter, mais il agit contre ses instructions en ne demandant pas des instructions avant que d’échanger. Je l’ai appelé ici pour qu’il se justifie. » Van de Weyer avait en réalité tiré la Belgique naissante du gouffre diplomatique où elle s’embourbait. Il n’était pas de ces hommes qui portent la responsabilité comme un fétu et qui ne ressentent jamais les troubles et les remuemens de la conscience : il avait le sentiment le plus vif de ses devoirs, le souci de son pays, de son propre renom, mais il avait aussi éminemment ce qu’on pourrait appeler le courage des crises, vertu politique sans laquelle il n’y a point d’homme d’état digne de ce nom. Lord Palmerston écrivit au roi que, si van de Weyer n’avait accepté la ratification russe, il eût été inexcusable.

Van de Weyer arriva à Bruxelles le 16 mai 1832, il ne fit aucune visite aux ministres, mais le 21 mai il lut en leur présence un « mémoire au roi en son conseil ; » il finissait ainsi : « Je réitère l’assurance que je m’imposerai le sacrifice du silence vis-à-vis du public. Je ne constituerai point la Belgique et l’Europe juges entre la chambre, le ministère et moi : je déplorerai en secret la fatale précipitation que l’on a mise à discuter ces négociations diplomatiques aux chambres et les paroles imprudentes que l’on y a proférées ; mais la royale approbation de votre majesté viendra, j’espère, adoucir ce que j’éprouve de sentimens pénibles et douloureux. » Il offrit sa démission au roi ; Léopold, qui se connaissait en hommes, n’eut garde de l’accepter ; pour donner une satisfaction à l’opinion, il lui demanda simplement de lui adjoindre quelque temps le général Goblet comme plénipotentiaire auprès de la conférence. Quand, peu de temps après, le roi partit pour la France, où il allait épouser la princesse Louise d’Orléans, il dit à van de Weyer : « Vous recevrez une réparation publique. Vous m’accompagnerez à Compiègne. On verra bien ainsi que vous avez toute ma confiance. » Ils firent le voyage dans la même voiture ; à Compiègne, van de Weyer fut accueilli avec la plus grande bonté. Il n’y perdit pas son temps, et il eut avec Louis-Philippe des entretiens importans sur les travaux de la conférence. Il se plaint un peu des ministres dans ses lettres de Compiègne, mais « le roi Louis-Philippe s’est conduit avec une franchise, une droiture, une loyauté parfaites (lettre du 9 août). » Il repartit directement de Compiègne pour Londres, où il reprit ses fonctions.

Après le traité des vingt-quatre articles, que restait-il à faire pour mettre fin à toutes les difficultés qui tenaient l’Europe en suspens ? Il fallait amener un arrangement de gré à gré et définitif entre la Hollande et la Belgique. Celle-ci exigeait avant d’entamer une négociation directe l’évacuation d’Anvers et de tout le territoire assigné par la conférence au nouveau royaume. Le roi Guillaume se déclarait prêt à traiter, il fit retentir toute l’Europe de son violent désir de négocier ; la conférence, lassée, finit par se plaindre de l’entêtement des Belges. Van de Weyer insistait vivement auprès du roi, contrairement à l’opinion des ministres, sur la nécessité de donner satisfaction à la conférence, d’ôter à la Hollande le bénéfice d’une apparente modération. Il finit par voir ses vues adoptées quand le ministère Muelenaere fut remplacé par le ministère Goblet ; mais, lorsque le plénipotentiaire belge se présenta à la conférence avec ses nouvelles instructions, le plénipotentiaire hollandais, surpris, mis au pied du mur, fut obligé de confesser qu’il n’avait aucune espèce de pouvoir pour négocier.

La colère de la conférence se retourna contre la Hollande, et, avec l’assentiment tacite des cours du nord, la France et l’Angleterre conclurent le traité du 22 octobre 1832 pour imposer par les armes l’évacuation du territoire belge. Le siège de la citadelle d’Anvers fut résolu. On ne relit pas aujourd’hui sans quelque tristesse les lettres et les dépêches qui témoignent des méfiances qui accueillirent le maréchal Gérard. Le général Goblet écrivait à van de Weyer le 19 novembre 1832 : « J’ai ici beaucoup de mal avec les Français ; ils veulent entrer dans Anvers, et aucun motif ne le réclame. » Le roi Léopold écrivait de son côté : « Le gouvernement anglais ne peut pas voir d’un bon œil qu’on occupe Anvers quand cela n’est pas nécessaire… Dites beaucoup de belles choses de ma part au prince de Talleyrand. Vous pouvez lui dire que je suis très calme, mais déterminé à me défendre à outrance contre quiconque m’attaquera. » L’espérance d’épargner la ville d’Anvers, de la neutraliser en quelque sorte, était chimérique, et les Français ne voulaient en occuper une partie que pour mener plus vivement le siège. Lord Palmerston, en cette circonstance, usa de son influence pour déterminer le cabinet belge à ne point chicaner le maréchal Gérard. Van de Weyer répondait au roi : « Lord Palmerston pense que tout obstacle, toute difficulté de nature à retarder la reddition de la citadelle serait un très grand mal. » Lord Palmerston écrivit lui-même au roi de faire tout ce qui amènerait un prompt résultat ; pour ménager l’amour-propre de l’armée belge, le maréchal Gérard consentit à ce qu’elle restât dans la ville ; il n’occupa que les points que le génie avait indiqués comme indispensables à l’attaque de la citadelle. Le 23 décembre, après là plus énergique défense, le général Chassé était réduit à capituler.

Cet événement ne mit point fin au système de persévérance, de lenteurs calculées adopté par le roi Guillaume. Il espérait toujours user la Belgique, profiter des imprudences des chambres belges, susciter des difficultés entre le nouveau royaume et les puissances signataires du traité du 15 novembre. Il maintenait un état qui n’était ni la guerre ni la paix, fermait les bouches de l’Escaut, tenait toujours deux petits forts d’Anvers, Lillo et Liefkenshoek. Les cabinets de Londres et de Paris finirent par lui imposer une convention provisoire (le 21 mai 1833). Cette convention établissait un armistice indéfini, délivrait l’Escaut et laissait à la Belgique le Limbourg et le Luxembourg, sauf les deux chefs-lieux. Elle était, on le voit, très avantageuse pour la Belgique. Le roi Guillaume subit ces conditions uniquement parce qu’elles n’établissaient aucun état définitif ; il restait dans le provisoire, il n’abandonnait aucune de ses prétentions. Il laissa subsister cet état anormal pendant six ans, hésitant entre la reconnaissance de la Belgique et les avantages qu’il trouverait en adhérant purement et simplement au traité des vingt-quatre articles. La Belgique avait presque oublié que ces articles lui enlevaient une moitié du Luxembourg et du Limbourg ; elle jouissait de sa possession, confiante dans l’orgueil des Nassau. Cet orgueil plia enfin ; le 14 mars 1838, le roi annonça à Londres qu’il adhérait au traité du 15 novembre. Cette adhésion, si désirée autrefois, fit, dit van de Weyer dans son Histoire des Relations extérieures de la Belgique, tout l’effet d’une catastrophe : « elle signifiait le démembrement du territoire, le paiement d’une dette exorbitante, le versement des arrérages qui montaient à près de 142 millions de francs. Le sentiment national se souleva sur tous les points du pays… Le gouvernement céda au torrent ; l’armée fut mise sur pied de guerre. » Il ajoute peu après : « Si l’on avait pu réfléchir de sang-froid, on eût bien vite reconnu l’impossibilité de prévenir le désastre. Les vingt-quatre articles étaient devenus la formule de notre droit international ; la France et l’Angleterre les avaient pris en 1832 pour bases de l’exécution ; nous-mêmes n’avions cessé d’en réclamer le bénéfice. Encore s’il ne se fût agi que de la Hollande, une transaction eût été peut-être possible ; mais c’était la diète germanique qui réclamait la moitié de nos deux provinces ; derrière elle étaient la Prusse et l’Autriche, animées plutôt que retenues par la Russie. »

Il fallut céder : lord Palmerston fut inflexible. La France seule s’entremit pour faire adoucir les conditions financières imposées à la Belgique. L’Europe ne pouvait complètement défaire son propre ouvrage, au moment même où la Hollande s’inclinait devant ses décisions. La Belgique dut mettre sa signature au traité du 19 avril 1839. « À plus de trente ans de distance, écrivait van de Weyer en 1873, il nous est permis de juger avec impartialité ce traité, ainsi que l’ensemble de la période diplomatique qu’il était destiné à clore. Depuis 1830 jusqu’en 1839, dès le lendemain des journées de septembre, la révolution belge s’est trouvée en face de l’Europe : c’est avec celle-ci qu’il a fallu compter, c’est sur elle qu’il a fallu conquérir l’un après l’autre les droits de notre indépendance. Le roi Guillaume n’était qu’un ennemi secondaire. L’Autriche, la Prusse, la Russie, étaient nos plus redoutables adversaires. La solidarité créée par la révolution dynastique en France, par la révolution parlementaire en Angleterre, était la seule force morale et politique dont la diplomatie belge disposât au dehors. » Van de Weyer, quand il repassait dans sa mémoire les années agitées de 1830 à 1838, pouvait se rendre cette justice, qu’il avait habilement mis en œuvre toutes les ressources dont il disposait ; il avait su braver les colères du parlement belge, plier ou résister à propos, choisir ses alliés, pénétrer les faiblesses de ses adversaires, obtenir les respects de tous, et les faire remonter à son roi et à son pays.


IV

Après la période agitée dont nous venons de rappeler les péripéties, la tâche de M. van de Weyer fut plus facile : il devint la sentinelle vigilante de la neutralité belge, ayant bien compris que l’indépendance de son pays était surtout attachée à cette neutralité perpétuelle. Lord Palmerston goûtait vivement l’énergie que van de Weyer avait déployée dans des circonstances critiques ; il avait travaillé avec van de Weyer à mûrir, suivant son expression, la conférence, et ne ménageait plus ses sympathies à un pays qu’il avait fini par considérer comme son propre ouvrage. Par la dignité de sa vie, par la sûreté de son caractère, qualité que l’Angleterre prise au-dessus de toutes les autres, van de Weyer avait bien vite conquis l’estime des hommes politiques de tous les partis. Les tories s’étaient peu à peu réconciliés avec la Belgique ; ils étaient un moment revenus au pouvoir en 1835. Van de Weyer trouva le duc de Wellington dans les meilleurs sentimens à l’endroit de la Belgique et enclin à résoudre promptement ce que le ministère précédent n’avait encore pu achever. Guidé par les conseils du roi Léopold, van de Weyer obtint toute la faveur du duc de Wellington en ne le fatiguant jamais de petites affaires et en se laissant toujours appeler par lui. « Je désire, écrivait le roi à son ministre, que vous soyez d’une grande prudence ; ne négligez pour aucune considération ceux qui ont été si bons pour nous, et à la tête desquels se trouve lord Palmerston ; mais ne vous montrez pas homme de parti ouvertement. » Les tories au reste ne firent que traverser le pouvoir, et bientôt lord Palmerston revint aux affaires. Le roi écrivait à cette occasion à van de Weyer : « On ne peut pas se cacher que nos ennemis avaient particulièrement espéré en un ministère comme celui qui vient de quitter, les uns pour voir mettre fin à nos jours, et les autres pour terminer nos différends avec la Hollande entièrement à nos dépens… Il faut que les hommes politiques sortans sachent, par nos bons procédés et notre conduite modérée, qu’on ne triomphe non-seulement pas de leur chute, mais qu’on est reconnaissant pour leurs bons procédés et qu’on a de la confiance en eux… Il est important pour nous que le parti conservateur ait pu cesser de nous considérer comme un tas de rebelles. L’Angleterre doit être notre principal soutien. » Van de Weyer n’avait pas besoin d’être pressé bien fort pour s’habituer à cette croyance ; il aimait son pays d’un amour un peu jaloux et soupçonneux ; son esprit, nourri de la meilleure littérature française et, on peut le dire, français jusqu’à la moelle, nous cherchait pourtant quelquefois ces querelles sans lesquelles Mme de Sévigné affirme que la grande amitié ne peut vivre. Il préférait nos écrivains à nos ministres, nos philosophes à nos généraux. Lord Palmerston caressait avec soin les inquiétudes et les défiances de son patriotisme. Il était secondé par la société anglaise, qui excelle à faire sien ce qu’elle a intérêt à gagner. Van de Weyer s’en voulait-il à lui-même d’avoir un moment trop demandé à la France ? Qui le sait ? Ce qui est certain, c’est qu’il ne fut jamais si complètement rassuré du côté des ambitions françaises qu’il pût se livrer sans réserve à son goût naturel pour notre pays. Le caractère du souverain qui régnait sur la France était de nature à inspirer la confiance à ceux qui avaient pour mission de veiller à la sauvegarde du nouveau royaume ; mais la conférence n’avait pas défini d’une manière assez rigoureuse les caractères et les droits de la neutralité belge. Ce qui inquiétait surtout van de Weyer, c’est qu’elle n’avait pas déclaré d’une manière explicite que l’inviolabilité du territoire était la garantie principale de cette neutralité.

Le traité définitif du 19 avril 1839 plaçait la Belgique sous la garantie collective des grandes puissances ; mais la définition de cette garantie était restée assez vague. L’Europe ne s’interdisait point d’une manière absolue la permission d’occuper le territoire belge, ni même le droit de s’ingérer dans ses affaires intérieures. Peu après la signature de ce traité, on put croire à une guerre générale. M. Thiers avait fait mine de vouloir porter la guerre sur le Rhin, si la Russie se montrait à Constantinople ou l’Angleterre à Alexandrie.

Le roi Léopold, entrant dans les vues de lord Palmerston, déclara du haut du trône que la Belgique observerait une neutralité « sincère, loyale et forte. » C’est bien de cette façon que van de Weyer comprit toujours la neutralité belge, il la considérait, si l’on me permet le mot, comme une force positive et non comme une force négative. Il voulait une Belgique armée en tout temps pour défendre son territoire ; il ne lui convenait pas qu’elle fût simplement sous la garde des grandes puissances. Il devinait bien que ces puissances en viendraient tôt ou tard aux prises : la neutralité devait faire de la Belgique un asile, non un champ de bataille.

Ces grands problèmes sommeillèrent en quelque sorte tant que dura le règne d’un roi dont la paix était la passion, allié au roi Léopold, trop bon patriote et trop plein des souvenirs de l’empire pour sacrifier le bonheur et la sécurité de la France à de coupables ambitions. Le danger éclata quand la révolution de 1848 remua les passions que Louis-Philippe avait contenues, quelquefois difficilement, pendant dix-huit ans. On put croire un moment que tous les trônes allaient tomber les uns après les autres. Van de Weyer fut réveillé pendant la nuit du 26 février : on vint lui demander de la part de lord Palmerston s’il était vrai que Bruxelles avait proclamé la république et que le roi Léopold fût en fuite. « Dites à lord Palmerston, répondit van de Weyer, que je n’en sais rien, mais que cela n’est pas vrai. » L’événement lui donna raison, mais quels ne durent pas être les sentimens de van de Weyer quand il vit arriver en Angleterre les membres de la famille royale de France ! Son beau-père, M. Bates, donna quelques jours asile à Sheen au duc de Nemours et à sa famille. « Devais-je revoir ainsi, me dit un jour van de Weyer, le prince dont j’avais voulu faire mon roi ? » Claremont, déjà tout plein de deuil, s’ouvrit à des deuils nouveaux. Pendant la période troublée qui suivit ces grandes catastrophes, la Belgique apparut au milieu de l’Europe comme une oasis de paix, de sagesse et de légalité. On s’étonna de voir si ferme un établissement qui avait encore eu si peu de durée. Van de Weyer s’était toujours porté garant de la maturité politique de son pays ; toutes ses prévisions furent justifiées. La Belgique, serrée autour de son roi, assista comme de loin aux déplorables luttes de juin et à l’agonie d’une république qui s’était déchirée de ses propres mains, avant de succomber sous un coup d’état.

L’avènement de l’empire était de nature à inquiéter le roi Léopold plus que n’avait fait celui de la république. Le temps n’avait fait que refroidir en lui les passions de 1815. Il se souvenait des grandes guerres du commencement du siècle, des rois et des empereurs devenus les vassaux d’un nouveau césar. Il ne fut point la dupe de la formule jetée au monde à Bordeaux : « l’empire, c’est la paix. » Le gouvernement d’un Bonaparte ôtait la liberté à la France et lui devait la gloire, les émotions des grands hasards, les conquêtes. Sans doute le nouveau souverain n’avait point l’esprit implacable, le délire et le génie guerrier de son oncle ; mais sa douceur était aussi dangereuse. Il se croyait l’instrument prédestiné de grands desseins ; son œil rêveur errait sur le monde entier. Il cherchait les occasions et guettait la fortune. Il parlait sans cesse d’un droit nouveau qui menaçait les droits historiques. Van de Weyer connaissait mieux que la plupart des hommes d’état le prince qui allait remuer l’Europe : il l’avait vu fréquemment et familièrement dans la maison de son beau-père. Il avait reçu les confidences de cet esprit singulier à une époque où elles ne semblaient que les rêveries d’un aventurier. Le coup d’état du 2 décembre ne l’avait point surpris. Pour complaire au roi des Belges, il dut aller à Paris peu de semaines après ; il vit le prince Louis, M. de Morny et quelques-uns des acteurs du drame qui avait servi de pendant plus sanglant au 18 brumaire. Il tint un journal de cette mission confidentielle, qui sans doute ne verra pas le jour de longtemps. Ses fonctions ne lui permettaient pas d’ouvrir publiquement les bras aux victimes qui vinrent demander un asile en Angleterre ; mais il en est plus d’une qui doit garder le souvenir de sa discrète et inépuisable bonté. L’atmosphère de réprobation européenne qui enveloppa le second empire à ses débuts se dissipa comme un brouillard, quand la question d’Orient donna à Napoléon l’occasion de choisir ses amis et ses ennemis. Le moment que le roi Léopold avait tant redouté était enfin venu ; il écrivait à van de Weyer dès 1834 : « Si nous périssons, ce ne sera que dans une grande convulsion de l’Europe. » Il fit tous ses efforts pour empêcher la guerre, et le prince Albert, qui s’inspirait des mêmes sentimens, risqua courageusement sa popularité dans la même tentative. Lord Palmerston avait encouru la disgrâce de la reine quand il s’était hâté de reconnaître le gouvernement issu du coup d’état, il avait blessé le sentiment public en Angleterre ; mais il retrouva bien vite sa popularité quand il entraîna Napoléon III dans une action commune contre l’empereur Nicolas. La grande « convulsion » se fit sans que la Belgique eût rien à souffrir, et, quand la reine Victoria vint solennellement visiter l’empereur, van de Weyer reçut l’ordre de l’accompagner à Paris. Il serait bien intéressant de connaître le journal de ce voyage, qu’il écrivit avec les plus grands détails, L’empereur lui donna sur la Belgique les assurances les plus formelles et les plus favorables, lui parla librement des souvenirs de l’exil, de tant de changemens opérés dans les hommes et les choses. Il se laissa aller jusqu’à comparer certain libéral illustre qui restait éloigné de lui à ces cochers qui regardent en attendant un signe. « Et ce signe, le ferez-vous ? — Non, il conduit trop mal. »

Van de Weyer, vivant en Angleterre, subissait plus que le roi Léopold l’influence des passions anglaises ; il était sous le regard de lord Palmerston ; il avait en diverses circonstances épousé un peu vivement les sentimens du ministre anglais. Il ne put pas ne point jouir du triomphe de l’Angleterre et de la France, et pourtant ce triomphe était gâté pour lui par toute sorte de terreurs. L’alliance qui servait de bouclier à la Belgique pouvait-elle être éternelle ? L’empire, qui avait ouvert les portes du temple de Janus, pourrait-il jamais les refermer ? Après la paix à tout prix, la guerre à tout prix allait devenir le système du gouvernement français : comment la Belgique pourrait-elle sortir saine et sauve de conflits dont on n’apercevait ni la fin, ni les forces, ni le but ?

Les lauriers de la Crimée étaient encore verts, il fallut en chercher de nouveaux en Italie. Cette fois l’Angleterre ne prenait aucune part à la lutte. Le roi Léopold avait donné sa fille à l’archiduc qui avait tenté vainement de rattacher la Lombardie et la Vénétie a l’Autriche. Rien ne vint soulager les appréhensions que van de Weyer éprouva pendant le second drame militaire que l’empire jouait devant l’Europe. Il ne reconnut pas tout d’abord dans la nouvelle Italie une nation sœur de la sienne, qui cherchait non pas à fonder, mais simplement à retrouver sa nationalité ; il fut choqué des détails, des moyens employés, des annexions, d’un si grand dédain pour les petites couronnes, de cette nouvelle diplomatie par étapes qui ne s’arrêtait jamais et qui ne demandait quelque chose aujourd’hui que pour obtenir davantage demain. Il croyait la Belgique assise sur le roc inébranlable d’un traité, et il voyait le mépris des traités érigé pour ainsi dire en doctrine, non plus par les nations, par les souverains et par leurs ministres. Il aperçut les conséquences les plus lointaines de ce droit nouveau, qui rapprochait les peuples de même langue et travaillait à faire une géographie philologique, et il put se demander ce que deviendrait un jour son pays quand les grandes races européennes s’arracheraient tour à tour les provinces qui leur servent de frontière incertaine et douteuse.

L’Angleterre s’était lentement modifiée sous ses yeux. Ce n’était plus celle qu’il avait connue, représentée par le vainqueur de Waterloo, celle qui plus tard, en 1840, pouvait allier encore l’Europe contre la France : elle avait fait comme un suprême effort pendant la guerre de Crimée, et puis s’était laissée choir dans une sorte d’indifférence et de mollesse ; trop fière pour laisser paraître ses appréhensions secrètes, elle couvrait sa politique d’effacement de théories et de principes nouveaux ; elle applaudissait à ce qu’elle ne pouvait empêcher, elle morigénait encore les souverains et les peuples, mais ses conseils étaient rarement suivis de menaces, et ses menaces prenaient le ton de gronderies. Van de Weyer s’était habitué à la pensée que l’Angleterre saurait protéger la Belgique contre tous les périls, qu’elle avait fait sienne la cause du petit royaume dont un bras de mer seul la séparait ; cette idée lui rendait plus cher un pays qui était devenu son pays d’adoption. Il y était enlacé par mille liens ; tout ce qui était éminent dans la politique, dans les lettres, dans l’aristocratie, s’honorait de son amitié. Notre temps n’accorde plus de favoris aux souverains ; mais plus est glacée l’atmosphère qui les enveloppe, plus ceux qui, ont quelque noblesse d’âme doivent apprécier parmi la banalité de tant d’hommages une affection sûre, discrète, constante. La souveraine que van de Weyer avait vue monter sur le trône lui accorda de bonne heure une confiance dont il était bien digne ; avec le temps, dans la longue et souvent douloureuse épreuve du pouvoir, cette confiance se changea en un sentiment d’amitié véritable. Il n’était pas jusqu’à la terre anglaise qui n’eût pris en quelque sorte possession de van de Weyer. Non loin de Windsor, sur la lisière de la grande forêt royale, il vivait, quand il n’était pas à Londres, de la vie du gentilhomme anglais. Il aimait à se promener dans les sentiers de ce beau domaine, destiné à devenir la terre patrimoniale de ses enfans et petits-enfans. Il avait posé la première pierre du château de New-Lodge, qui devait être le centre de sa nombreuse famille et recevoir tant d’hôtes illustres. Plus il se sentait, qu’on me passe le mot, devenir Anglais, tenu, attaché par les liens du cœur, de la pensée, par ces influences mystérieuses qui sortent des choses matérielles, par tout ce qui est cher ou doux à l’homme, plus le doute le plus léger sur les sentimens de l’Angleterre devenait douloureux et poignant. Tiendrait-elle toutes ses promesses ? Seule, garantirait-elle l’indépendance de la Belgique contre des maîtres du continent ? Se réfugierait-elle derrière les clauses qui avaient rendu cette garantie collective ? La complaisance que l’Angleterre témoignait en toutes circonstances à son allié de Crimée, au signataire des traités de commerce, aurait-elle toujours des limites précises, inflexibles ? Le mépris croissant qu’elle affectait pour les petits états ne finirait-il point par atteindre le petit royaume créé sous son égide ? Quand l’ouvrage de la diplomatie était redevenu une toile de Pénélope, irait-on faire la guerre pour quelques mailles rompues ?

Que de fois, sous les beaux ombrages de New-Lodge, ces redoutables questions ne sont-elles pas venues se poser devant l’esprit de van de Weyer ? Elles hantaient aussi le roi Léopold ; il croyait fermement, comme son ministre à Londres, que la neutralité belge devait se montrer armée ; il avait dès 1853 fait voter un plan de réorganisation militaire, qui portait l’armée belge à 100,000 hommes. La loi du 8 septembre 1859 décida, en cas de guerre, la concentration de la défense nationale sous Anvers, et affecta 50 millions aux fortifications de cette place. Le roi disait à cette époque : « Tant que je vivrai, je servirai de bouclier à la Belgique ; mais il faut que la Belgique subsiste par elle-même. » Il n’avait pas l’ambition du roi qui disait : L’Italia fara da se ; il voulait seulement conserver, en cas d’invasion, une sorte de cordon ombilical avec la Grande-Bretagne et avec l’Europe ; il espérait rendre Anvers presque imprenable et donner ainsi aux puissances le temps de concentrer leur action. Au fond de son cœur, Léopold ne comptait guère que sur l’Angleterre ; il s’enfermait en pensée avec son armée derrière les murs d’Anvers, et voyait arriver la flotte anglaise dans l’Escaut.

Van de Weyer surveillait avec un soin jaloux toutes les péripéties de la politique impériale ; en face d’un joueur couronné qui tentait nonchalamment le destin, il voyait, non sans inquiétude, d’autres esprits, également aventureux, plus ardens, plus obstinés, disposés à faire servir le trouble de l’Europe et du monde à des desseins encore obscurs. Il s’irritait secrètement de voir l’Angleterre se préparer au rôle de témoin dans les grands drames dont l’exposition commençait.

Sa colère fit enfin explosion. M. Cobden écrivit le 24 août 1862 à un journal belge une lettre sur les fortifications d’Anvers. « Si j’étais, disait-il, roi des Belges, je dirais à mes puissans voisins : Vous avez proclamé ma neutralité, et j’entends donner à mon peuple le bénéfice de cette situation en en faisant la communauté la plus légèrement taxée et la plus prospère de l’Europe… Or le meilleur moyen de lui procurer ces bienfaits, c’est d’éviter le fardeau des gros armemens… Tel est mon programme politique, et je ne conçois pas qu’un homme d’état puisse agir autrement. » Van de Weyer retrouva la plume de Paul-Louis Courier pour répondre à l’apôtre de la paix à tout prix ; son petit pamphlet, Cobden, roi des Belges, est un chef-d’œuvre d’ironie ; il est pathétique en même temps, on y sent vibrer cette indignation qui fait les poètes, au dire d’un ancien. Retranché derrière l’anonyme, van de Weyer ose dire la vérité ; il sait qu’en politique comme en toute chose on ne s’appuie que sur ce qui résiste. « Aide-toi, l’Europe t’aidera, » dit-il à son pays. « La seule chance qu’ait la Belgique de perdre sa nationalité, écrivait Cobden, c’est d’être annexée à la France, et de nos jours ce n’est plus l’habitude d’annexer des provinces sans le consentement de leur population. » Van de Weyer rappelle comment le consentement des populations fut obtenu par la révolution française, peint les souffrances de la Belgique pendant la république et l’empire. « Elle, dit-il, si fière de ses institutions, de ses antiques libertés communales et provinciales, de ses mœurs, de ses habitudes, de son indélébile caractère national, elle qui avait été hypocritement conviée à user, pour son indépendance, de la souveraineté du peuple hautement reconnue, se voit enlever jusqu’à son nom, et par la conscription elle alimente de ses fils, qui ne sont plus Belges, les bataillons mutilés sur tous les champs de bataille pour une cause qui n’est pas la sienne, qui n’est pas même celle de la France, » Avec quelle hauteur il flétrit la politique mercantile, l’utilité mise à la place du devoir et préparant des ruines effroyables par un aveugle souci des dangers lointains, les grossiers instincts qui se couvrent de philanthropie et de cosmopolitisme ! Si l’on parle d’intérêt, y a-t-il un intérêt supérieur à celui de la patrie ? On comprend la colère de van de Weyer contre Cobden, quand on sait que celui-ci ne se gênait point pour dire partout que les fortifications d’Anvers n’empêcheraient pas, le moment venu, la France d’aller jusqu’au Rhin, et prédisait que l’annexion trouverait aisément une majorité dans la nation belge. Il cesse d’être juste quand il représente la France comme prête à mettre la main sur la Belgique. « Nulle idée[3], écrivait-il, n’est plus populaire. Les historiens la justifient par l’étude du passé ; les poètes la chantent, les publicistes en démontrent la nécessité, les militaires la veulent par un habile coup de main, les journalistes par des moyens moraux, c’est-à-dire la propagande sourde, les agens secrets, la corruption. » Non, la France en 1862 ne caressait point l’idée de l’annexion ; elle ne rêvait point de conquêtes ; elle n’avait aucune part directe dans la direction de sa politique étrangère. Van de Weyer, qui connaissait certains desseins caressés aux Tuileries, prenait trop facilement quelques voix obscures pour la voix de la France.

Van de Weyer n’oubliait rien, il se souvenait que M. de Talleyrand, dans un de ses derniers entretiens avec le roi Léopold à Londres, lui avait fait ce programme de gouvernement. « Sire, lui avait-il dit de sa voix grave et douce, vous allez régner sur des populations dont les mains sont propres aux arts ainsi qu’au labourage ; » puis il avait conseillé au roi d’apparaître dans sa capitale sans uniforme, sans grosses épaulettes ; un frac, un simple habit noir, annonceraient au peuple un nouveau Médicis de meilleure maison. Point d’armée, source d’impôts ; 4,000 ou 5,000 hommes de bonne police ! Le roi, raconte van de Weyer, regarda Talleyrand de son œil fin et profond ; il ne dit rien, et dès le lendemain de son arrivée il s’occupa des places fortes et de l’armée.

Van de Weyer n’avait jamais espéré que la neutralité belge serait éternellement respectée, si elle ne faisait mine de vouloir se défendre : il voulait que l’art fît pour son pays ce que la nature avait fait pour la Suisse. Avait-il tort ? qui pourrait lui reprocher d’avoir eu une foi vivante, ardente, dans sa Belgique, et d’avoir cherché à lui donner d’autres boucliers que la complaisance de l’Europe ? La guerre approchait de la Belgique comme par étapes ; de Crimée, d’Italie, elle avait atteint le Danemark. On sentait remuer déjà le vieil édifice de la confédération germanique. Le roi Léopold, effrayé de l’avenir, avait essayé d’intéresser le souverain de la France à un membre de sa propre famille : il était entré, plus qu’on n’eût pu attendre d’un esprit aussi sagace, dans les projets qui avaient permis à Napoléon de donner une couronne d’impératrice à la princesse Charlotte ; certes le roi Léopold ne pouvait rêver une grandeur nouvelle pour une fille de France alliée à la maison d’Autriche ; il espéra sans doute lier Napoléon III à l’avenir des siens, gagner du temps pour la Belgique. Van de Weyer, qui avait des lumières spéciales sur le Mexique (il les devait à son beau-père, M. Bates), essaya vainement d’écarter de la princesse Charlotte le rêve dont on flattait son imagination romanesque ; il la vit pour la dernière fois à Londres, quand elle vint faire ses adieux à la reine Marie-Amélie, avec Maximilien, déjà tourmenté du pressentiment de sa fin tragique.

Lord Palmerston, que van de Weyer regardait comme le plus ferme ami de son pays, mourut au mois d’octobre 1865. C’était au moment même où M. de Bismarck avait avec Napoléon III, à Biarritz, des entrevues dont le secret cachait l’avenir de l’Europe. Léopold, depuis longtemps martyr d’une cruelle maladie, s’éteignit le 10 décembre 1865. L’un des derniers survivans d’une époque terrible, il avait vu remonter sur le trône de France un descendant de Bonaparte ; il sut pendant trente-cinq ans protéger un royaume nouveau, frêle ouvrage de la diplomatie, contre tous les dangers du dehors et du dedans. Nul n’est grand s’il n’est supérieur à sa fonction, et l’on peut dire de Léopold qu’il fut supérieur même à la fonction royale. Il régna pour ainsi dire du dehors et d’en haut sans se livrer tout entier. Van de Weyer avait entretenu avec lui une correspondance directe et incessante pendant toute la durée du règne : le roi sortait avec lui de la banalité, il devenait parfois presque tendre : « mon bon et fidèle ministre, non, vous n’avez pas votre pareil, » lui accordait sa confiance « affectueuse et illimitée. » Il quittait par instans le ton diplomatique. « Schiller dit, dans la Fiancée de Messine, avec une si terrible vérité : « Avec le destin, il n’y a pas de pacte ! » Cela m’avait souvent frappé… » Van de Weyer alla à Bruxelles pour assister à l’inauguration du roi Léopold II. Sous le nom de duc de Brabant, celui-ci avait fait plus d’un séjour en Angleterre ; van de Weyer avait vu avec bonheur grandir en lui des qualités qui promettaient à la Belgique un digne successeur de Léopold Ier. Il écrivait peu après à M. van Praet : « Vous le savez, j’avais depuis plusieurs années arrêté dans mon esprit que ma vie politique se devait terminer avec la vie du roi. Pendant mon dernier séjour à Bruxelles, je compris que ma retraite ne pouvait avoir lieu le jour de l’avènement de notre second roi, et qu’il me restait encore des devoirs à remplir. Depuis j’ai reçu des avertissemens dont mon âge et l’état de ma santé ne me permettent point de méconnaître la gravité. Le sage, dit La Fontaine, est toujours prêt à partir. Je veux tâcher d’être sage et tâcher d’être prêt. »

Il faut un grand effort pourtant pour s’arracher à l’engrenage des grandes affaires ; tout invitait van de Weyer au repos, sa santé ébranlée, l’extrême douceur de sa vie domestique, la tristesse causée par la mort accidentelle d’une fille chérie, la beauté de sa retraite des champs, le plaisir mélancolique qu’on éprouve au déclin de la vie parmi les livres, qui rendent par instans les émotions, les ardeurs, les illusions de la jeunesse ; mais la politique le retenait encore, il était comme ces gens qui du bord de la mer regardent venir la marée montante et ne peuvent se détacher de ce spectacle : après la vague qui vient en hurlant expirer sur le bord, une autre avance, puis une autre plus haute. Après la bataille de Sadowa, la Belgique apprit que le gouvernement impérial demandait des compensations territoriales comme récompense de sa neutralité. M. de La Valette, dans une circulaire fameuse (du 16 septembre 1866), sembla prononcer l’arrêt de mort des petits états au profit des grandes agglomérations. « On fait de nous un appât, me disait van de Weyer à cette époque, on nous offre tous les jours. » Quand, au commencement de 1867, l’empereur des Français négocia avec le roi des Pays-Bas la cession du Luxembourg, la Prusse saisit immédiatement l’Europe de la question, et la guerre parut un moment imminente. On put regretter alors que le Luxembourg eût été coupé en deux par la conférence de Londres et n’eût pas été neutralisé dès 1839 ; la France se contenta de la solution suggérée par M. de Beust : l’autonomie et la neutralité de ce qui restait du duché, avec le démantèlement de la place.

Van de Weyer venait d’obtenir enfin de son souverain la permission de rentrer dans la vie privée. Il avait représenté la Belgique à Londres pendant trente-six ans presque sans interruption ; une fois seulement il avait été rappelé à Bruxelles pour former un ministère de conciliation entre les catholiques et les libéraux ; mais ce cabinet n’avait eu qu’une existence éphémère. C’est du fond de son repos, si bien mérité, qu’il vit grossir l’orage qui allait éclater sur l’Europe. Mieux que personne, il connaissait les dispositions de la cour de Berlin, il savait que toutes les forces de l’Allemagne étaient tendues par la haine, la terreur et l’ambition ; il avait deviné que cette voix qui depuis si longtemps criait à Napoléon III : « Marche, marche ! » le précipiterait enfin sur la Germanie. Au moment même où le rideau se levait sur le grand drame militaire de 1870, le journal le Times publia un projet de traité secret, déjà ancien de quatre ans. Dans ce projet, la France livrait l’Allemagne à la Prusse et ajoutait la Belgique à son territoire. Cette révélation fut désastreuse pour la France, elle fit en quelque sorte le vide autour de nous. Van de Weyer n’en fut point surpris : il savait que plus d’un complot avait été ourdi dans l’ombre contre un peuple ami à qui l’on prodiguait officiellement les assurances pacifiques. Il fut trop vengé quand il vit revenir en Angleterre cet empereur, qu’il avait connu jeune, tourmenté de l’ambition d’un grand rôle, qu’il avait revu au comble de la puissance, arbitre du sort des nations, et qui venait de perdre en quelques jours son armée, son épée, sa couronne. La France n’avait pas signé le traité qui immolait la Belgique ; si son humeur guerrière avait pu inquiéter plus d’une fois van de Weyer depuis vingt ans, ces angoisses secrètes furent oubliées devant des infortunes sans nom, car, en dépit de lui-même, il y avait toujours au fond de son cœur une fibre française. Il connaissait notre littérature mieux que nous ne la connaissons nous-mêmes ; il s’était approprié toutes les grâces, toute la force de notre langue ; les écrits malheureusement trop peu nombreux qu’il a laissés font penser tantôt à Saint-Évremond, tantôt à Paul-Louis Courier, quelquefois à Vauvenargues. Nul étranger n’a, je crois, mieux que lui parlé et écrit l’anglais ; mais avec quel plaisir il retombait dans la langue française, avec quel éclat, quel charme il la maniait !

Les derniers entretiens qui suivirent nos malheurs m’ont laissé une impression ineffaçable. Nous ne trouvions pourtant guère, ni lui ni moi, de mots pour peindre nos sentimens ; il ne jouissait point de ce qui dissipait ses alarmes, il souffrait de ce qui lui rendait le repos. Moi-même je ne trouvais qu’amertume dans les événemens qui me renvoyaient dans mon pays. Je craignais de ne plus revoir un ami si cher : les lieux où nous avions passé tant d’heures heureuses me semblaient déjà plus vides. La belle étoffe de la vie perd enfin sa soie et ses couleurs, et ne laisse plus voir qu’une trame sombre que la mort vient déchirer. Je ne devais point le revoir en effet ; la mort, qu’il attendait comme un sage, avec le même courage qu’il avait montré dans les périls de sa jeunesse, vint le frapper le 22 mai 1874. Il voulut être enterré auprès des siens, dans une chapelle que Mme van de Weyer avait fait élever près de New-Lodge ; il pouvait laisser sa cendre à l’Angleterre, il avait assez donné à son pays, toute une vie de fidélité ardente et constante, le bel exemple et le souvenir de toutes les vertus publiques et privées.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Révélations historiques sur la révolution belge de 1830.
  2. La Russie avait inséré ces lignes : « sauf les modifications et amendemens à apporter, dans un arrangement définitif, entre la Hollande et la Belgique. » Les plénipotentiaires russes déclarèrent verbalement que cet arrangement définitif devait être un arrangement de gré à gré.
  3. Allusion à la phrase fameuse : la France ne fait la guerre que pour une idée.