Un Grand arbitrage nationale - Le gouvernement consulaire

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Un Grand arbitrage nationale - Le gouvernement consulaire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 320-344).
UN
GRAND ARBITRAGE NATIONAL

LE GOUVERNEMENT CONSULAIRE

C’était vraiment une bien pitoyable malade que la France de 1799. Fallait-il être assez poète, — et vivre cinquante ans après, — pour estimer « qu’elle était belle sous le soleil de messidor ! » M. Albert Vandal qui, depuis tant d’années, mène sa patiente enquête à travers les documens, nous avait, en des pages maintenant célèbres, montré la malheureuse nation sombrant, après dix années d’effroyable crise, dans une anarchie sans précédent sous un gouvernement tout à la fois tyrannique et faible. Déchirée par les factions, entamée par la guerre civile, alors que sans cesse l’Europe menace ses frontières, inondée hier de sang, aujourd’hui énervée par les excès, la pauvre France vraiment paye bien cher le mouvement de fièvre formidable qui, de 1789 à 1795, l’a dressée contre ses maîtres d’hier, puis contre « les tyrans de l’Europe. » Tout en repoussant les tyrans, elle s’en est donné, despotes sublimes et méprisables. Tenue par eux en une dure servitude, matériellement ruinée, moralement déprimée, elle semble s’abîmer en un gouffre sans fond. En vain les consciences cruellement meurtries s’unissent en une sourde plainte aux intérêts lésés ; nul, au gouvernement, ne semble entendre la voix ni des uns ni des autres. Avec ses directeurs, sceptiques ou sectaires, ses ministres médiocres ou avilis, ses assemblées sans autorité, sans foi, sans règle, et ses agens sans tact ni scrupules, ce gouvernement a bien manifestement renoncé à cette tâche essentielle qui, dans tous les temps, incombe aux gouvernans : il n’est plus, il n’a jamais été l’arbitre suprême qui départage et concilie les intérêts et, par la justice, assure l’ordre et la liberté.

Depuis bientôt dix ans, ce devoir primordial n’est plus rempli. Depuis dix ans, des sectaires, les uns conduits par leur passion, les autres par leur intérêt, quelques-uns par la peur, règnent sur le pays au nom d’une médiocre faction. Triomphante cinq ans par l’émeute, cette faction a fait dégénérer en révolution sanglante le généreux mouvement de réformes que 1789 a vu se déchaîner : puis, contre l’opinion du pays légalement exprimée, elle s’est par la force maintenue au pouvoir. Elle a cassé les élections, proscrit les représentans du pays et forgé des assemblées faites à sa dévotion. Depuis le 18 fructidor, les voiles sont déchirés : une minorité insurgée fait peser sur le pays, découragé, aveuli, désespéré, un joug infamant. Comment d’ailleurs ce groupe de factieux exercerait-il le pouvoir autrement que par la tyrannie ? Où aurait-il puisé la force de réconcilier des citoyens, lorsque, tous les jours, il envenime les querelles et provoque les conflits ? Sous un gouvernement sans vertu, sous une tyrannie sans vigueur, la France est perdue.

Alors tout un groupe de citoyens qu’alarme tant d’ignominie, politiciens des Conseils revenus de leurs illusions ou menacés dans leur fortune, savans et lettrés de l’Institut qu’écœure le spectacle de la décomposition nationale, financiers qu’atteint la ruine générale, jacobins désabusés, ou modérés poussés à bout, se tournent vers « le général le plus civil de l’armée, » le général Bonaparte et font appel au soldat. Le soldat apparaît. Au cours des journées dont M. Vandal nous a tracé le récit dramatique, le général écarte d’un geste, qui ne fut qu’un instant brutal, les mauvais bergers, — et se fait porter au pouvoir.

C’est ici que s’ouvre le second acte de ce drame national : l’Avènement de Bonaparte.

Bonaparte est dans la place, mais combien différent de ce dictateur incontesté que nous représentaient hier encore des historiens superficiels. Porté sur le pavois par un groupe d’hommes politiques, le soldat est maître du pouvoir, mais non de la France. Celle-ci ne demande peut-être qu’à se laisser conquérir, mais ce n’est point devant la force qu’elle se rendra : elle aspire à l’amour. Cet amour, elle le donnera sans réserve à celui qui précisément assumera le rôle d’arbitre souverain que les derniers gouvernemens n’ont point su tenir. Qu’il s’impose à tous les partis et qu’il les domine ; que, les dominant, il les apaise et les réconcilie : nul ordre ne pourra être établi dans les affaires du pays, nulle liberté dans sa vie, nulle paix dans sa conscience si, au préalable, le gouvernement ne se fait le grand juge de paix national. Bonaparte, arrivé au pouvoir, ne saurait s’y maintenir que s’il est l’homme de la réconciliation française.

Tous ceux qui avaient lu le volume où la révolution de Brumaire nous était contée, avaient déjà compris que tout n’était pas dit au moment où le premier Consul Bonaparte invitait d’un geste ses deux collègues Cambacérès et Lebrun à délibérer avec lui des affaires du pays. Quelques jours auparavant, les grenadiers étaient revenus de Saint-Cloud en chantant le Ça ira, et certes cela allait aller : mais beaucoup de citoyens que, depuis des années, le malheur avait rendus sceptiques en doutaient encore. Avec eux, les lecteurs de M. Albert Vandal attendaient impatiemment la suite du drame. Ils l’ont attendue trop longtemps à leur gré ; mais à voir sur quels documens considérables, et jusqu’ici inexplorés, l’érudit a bâti son ouvrage, quelle critique éclairée il a apportée à les apprécier et quel scrupule à les employer ; à considérer par ailleurs combien de vérités nouvelles sortent de tant de documens inédits, quelles conclusions neuves et mûrement méditées ; à constater enfin avec quel art charmant il nous présente faits et conclusions, les lecteurs s’étonneront, tout au contraire, d’avoir si peu attendu. Aussi bien, je n’ai pas à présenter aux lecteurs de la Revue l’historien qu’est M. Albert Vandal : ils l’ont lu. Et il y a longtemps, nous le savons, qu’à la question posée par les pédans des siècles derniers : L’Histoire est-elle un art ou une science ? M. Vandal a répondu en prouvant qu’elle peut être et doit être l’un et l’autre.

Jamais ses grandes qualités n’ont été portées aussi loin que dans l’œuvre qu’il nous livre aujourd’hui. L’historien du Consulat passe avec aisance des récits les plus dramatiques aux chapitres les plus ardus, et je ne sais s’il ne nous intéresse pas autant à la fondation de la Banque, ou à la discussion du Code qu’à la mort tragique de Frotté, ou à la pittoresque installation du gouvernement consulaire dans les Tuileries hâtivement restaurées. M. Thiers nous avait initiés aux institutions du Consulat dans leur mécanisme : mais, à le lire, il semble que ces institutions du Consulat soient autant de cadeaux que Bonaparte fait à la France pour la récompenser de s’être laissé prendre. En quelques lignes, M. Vandal fait comprendre de quels élémens, hier chaotiques, sort l’institution nouvelle et quelle place elle occupe dans l’économie générale de la grande œuvre tentée par Bonaparte, la conquête de la France par la pacification. Nous nous asseyons avec l’historien à la table de ce pauvre Gaudin, ministre des Finances « chargé de gérer l’infortune publique, » aussi complaisamment qu’à celle où Cambacérès régale ses amis. M. Vandal parvient à colorer pour nous, avec la discrétion qui convient, jusqu’aux opérations de banque ; et s’il sait donner un particulier relief à certaines scènes tragiques ou plaisantes, c’est toujours dans la mesure que lui dicte le sentiment exact des nuances. Le louer de son impartialité serait injurieux. M. Vandal aime Napoléon Bonaparte en citoyen reconnaissant ; il a appris en étudiant le Directoire ce qu’un mauvais gouvernement pouvait faire de mal à la nation ; il vient de s’édifier, pièces en main, sur le bien immense qu’un homme tout à la fois habile, énergique, laborieux, et servi d’ailleurs par de merveilleuses facultés, peut rendre au pays qu’il gouverne. L’historien, grâce à son information abondante et sûre, a pénétré dans le cabinet du Consul, il a assisté aux délibérations des gouvernans, il s’est penché sur la table où Bonaparte travaille parfois dix-huit heures de suite à la reconstitution de la France hier menacée de dissolution. M. Vandal est un patriote : il se sent pénétré d’une gratitude qu’égale seule et que fortifie son admiration. Ces sentimens, il ne les dissimule point ; mais il n’accumule pas les épithètes : il montre les faits, et, s’il veut nous faire partager ses convictions, il se contente de nous faire asseoir à côté de lui ; en face du petit Consul aux yeux de flamme qui, le jour et parfois la nuit, refait la France. Si cependant une faute est commise, M. Vandal la signale et, s’il le faut, l’appelle un crime. C’est ainsi qu’il n’hésite point, tout en dégageant en partie la responsabilité du premier Consul, à dire que l’exécution de Frotté entache de pénible façon la mémoire de Bonaparte. On sent que si, poursuivant pour notre fortune l’étude commencée, l’historien accompagnait son prestigieux héros au-delà de 1800, il ne dissimulerait ni ne pallierait aucun des excès qui parfois ternirent sa gloire et affligent ses admirateurs.

Un dernier mérite oblige M. Vandal à être juste. Lorsque nous le louons de s’être amplement documenté, c’est plus particulièrement toute une partie de l’œuvre que nous entendons ici louer. L’historien du Consulat est de ceux qui ne se tiendraient pas pour satisfaits s’ils nous avaient conté seulement les faits et gestes de quelques hommes éminens de guerre ou d’Etat. Certes, les gestes de Bonaparte sont intéressans ; ceux de Talleyrand, ceux de Fouché, ceux de Bernadotte, ceux de Lucien le sont aussi. Mais l’historien est-il aujourd’hui autorisé à s’en tenir à ces grands acteurs ? C’est à la masse du peuple qu’il va maintenant. Lorsque M. Houssaye nous a raconté la chute de Napoléon, il a interrogé, autant et plus que les ministres et les maréchaux, les troupiers, les ouvriers, les paysans. Et lorsque, aujourd’hui, M. Albert Vandal étudie l’avènement de Bonaparte, ce sont encore les humbles qu’il entend faire parler avant tous les autres. S’il se plaît à aller des Tuileries aux faubourgs, il franchit plus volontiers encore les barrières de Paris : car Paris n’est point tout le pays, — il s’en faut ! C’est à ce pays qu’il faut tâter le pouls : ainsi s’écrira avec exactitude ce qui est proprement l’histoire nouvelle, je veux dire celle de l’opinion. A sa façon, l’historien travaille à la décentralisation : il décentralise l’histoire, fait son tour de France, court des rives de la Garonne à celles de la Meuse, de la Bretagne à la Provence, des bords de la Manche, placés « sous la morsure de l’Angleterre, » aux pentes des Cévennes que battent les bandes de Barbets. Un paysan de Neuville-aux-Bois (Loiret) vient nous dire dans un accès d’enthousiasme naïf que Napoléon est « l’homme de Dieu : » et ce témoignage, se fortifiant de bien d’autres de même espèce, éclaire le chroniqueur autant et plus qu’une circulaire pompeuse de Lucien Bonaparte, ministre de l’Intérieur.

Rien ne contribue plus qu’un tel procédé à rendre l’histoire, telle qu’elle est ici traitée, vivante et je dirai vibrante. L’unie des foules a des tressaillemens qui, plus que les passions des politiciens, émeuvent et édifient. Et c’est moins encore en jugeant d’après ses actes le premier Consul réparateur, qu’en entendant les plaintes des petits-avant Brumaire, leurs soupirs d’espoir après, leurs paroles de joie aux premières lueurs de justice, leurs cris d’allégresse lorsque l’œuvre s’avance, leur unanime clameur de reconnaissance enthousiaste lorsqu’elle s’achève, que M. Albert Vandal se sent lui-même pénétré de gratitude et d’admiration, Si, nous courbant vers cette foule éparse aux quatre coins de la France, l’historien nous permet de l’écouter et de l’entendre, il aura fait œuvre de savant consciencieux autant que d’artiste averti.

Ce qui domine le tableau de la France, tel qu’il nous est mis sous les yeux, c’est un immense désordre, fruit d’une effroyable division et corruption. Hercule descend dans les écuries d’Augias.

Désordre dans l’Etat qu’une faction ne saurait gérer sans le perdre ; désordre dans la fortune publique, car jamais mauvaise politique n’a fait de plus mauvaises finances ; désordre à Paris dont les Goncourt nous avaient déjà dépeint les ruines, hôtels livrés aux marchands de bric-à-brac, et, le long des rues sans lanternes, palais devenus cavernes ; désordre dans les provinces du Midi où, après quelques mois du gouvernement consulaire, « se tordent les tronçons de la dernière insurrection ; » désordre à l’Ouest où, de Bordeaux à Rouen, par la Rochelle, Nantes, Rennes, le Mans, Alençon, la guerre civile va, en se retirant, « laisser, comme un limon infect, un résidu de meurtres et de rapines ; » désordre dans les bourgs où bouillonnent encore l’écume rouge et l’écume blanche, où les survivans du club terrorisent encore les habitans, tandis que les bandits royalistes pillent les alentours ; désordre sur les routes, ces belles routes d’antan, maintenant défoncées, infestées de brigands ; désordre dans l’armée où des mutineries se produisent en bas, où les rivalités entre chefs sont toujours près d’éclater en haut ; désordre dans l’Église où le schisme agite les consciences et angoisse les cœurs ; désordre dans la société, société de parvenus tout à la jouissance, d’agioteurs aux scandaleuses fortunes, de femmes sans retenue, d’hommes sans honneur ; désordre dans la famille ravagée par le divorce, divisée par les querelles publiques, disloquée souvent par l’émigration ; désordre dans les groupes politiques exaspérés, prêts toujours à l’émeute et à l’assassinat.

Le pays est déchiré : luttes politiques, luttes sociales, luttes religieuses ont laissé d’affreux stigmates, et parfois des plaies saignantes. La France est remplie de proscripteurs et de proscrits d’hier : on ne se connaît point d’adversaires, on ne se connaît que des ennemis. Tel délateur patenté, tel juge au tribunal révolutionnaire, tel membre du club rouge, tel proconsul de chef-lieu de district, terroriste au petit pied, tel ancien agent du représentant en mission a envoyé le père, le frère, le fils de son voisin à l’échafaud ; mais tel, à la tête d’une bande de blancs, a fusillé des bleus et tiré des bourreaux d’horribles vengeances. Ce sont entre ces groupes des haines qui paraissent inextinguibles. Si un parti triomphe, il réclamera des têtes : la terreur rouge est à peine finie et peut recommencer si, un instant, parvient à se déchaîner la terreur blanche. L’église est aux mains d’un prêtre jureur : mais à deux pas de là, une grange abrite la messe du prêtre non jureur. Des groupes de chrétiens s’excommunient. Les fidèles du prêtre blanc tiennent pour damné le prêtre bleu et volontiers parfois, à coups de fourches, l’enverraient au diable par avance d’hoirie ; mais, sans hésiter, peut-être le constitutionnel eût, hier encore, dénoncé au gendarme de la République le curé « papiste » qui lui prend ses paroissiens. La propriété a presque partout changé de maître : elle en a deux, le seigneur d’hier émigré quelque part, l’acheteur qui a payé en assignats, mais ne se tient point pour assuré dans son nouveau domaine. Le prêtre insermenté l’excommunie si c’est bien d’église ; les amis de l’ancien seigneur le dénoncent comme un jacobin, un bandit, et, s’il habite le Midi et l’Ouest, voire certaines provinces du Centre, il peut se réveiller une nuit dans les mains des chauffeurs qui, « vengeurs du droit » et de la propriété, lui prendront son argent. Dans les villes, il y a, à droite et à gauche, des mécontens exaspérés : les opprimés d’hier qu’on n’a pas eu le temps de guillotiner, les oppresseurs d’hier furieux qu’on ne guillotine plus. Contre les détenteurs de la nouvelle propriété comme contre les bénéficiaires du nouveau pouvoir, il y a l’opposition de ceux qui ont tout perdu et de ceux qui n’ont pas eu le loisir de tout gagner. Il n’y a pas toujours seulement deux partis, mais trois, mais quatre qui se détestent, se desservent, menacent, en cas de révolution nouvelle ou de réaction possible, de se couper le cou. Ceux mêmes qui n’ont point d’aussi noires pensées n’osent désarmer cependant : tant que l’adversaire, ennemi haï, reste armé, ce serait duperie.

Il faut un arbitre. L’arbitre est là : mais pour apaiser, il lui faut imposer sa médiation. Il l’imposera donc au besoin. Toulouse a entendu demeurer une cité rouge et le club y a fait capituler les autorités ; Bonaparte, indigné de cette faiblesse, fera connaître que, sous son règne, Midi et Nord doivent également s’incliner. Devant un mot fort net du pacificateur au geste impérieux, la Garonne devra reculer et accepter la « paix consulaire ; » et la Loire de même, car la Vendée, cette « grande Vendée » qui, de Bordeaux à la Normandie, a creusé sept ans une plaie purulente au flanc de la République, va rendre les armes. Blancs et bleus devront désarmer devant le grand juge des querelles françaises.

Au fond, un immense parti était prêt à appuyer le pacificateur. Si divisée qu’avait paru la France depuis dix ans, une masse de braves gens, d’ailleurs terrorisée, était restée indifférente aux querelles, et ne se sentait de haine maintenant que contre ceux qui avaient semé la haine. Beaucoup avaient, dix ans auparavant, accueilli avec joie l’abolition du régime féodal : ils en avaient fait gloire à Louis XVI, « leur bon roi » et, comme porte une médaille que j’ai sous les yeux, « restaurateur de la liberté française. » L’espoir de tous ces honnêtes gens était que « le bon roi » s’érigeât en arbitre, abolît les abus, frappât les privilèges, soulageât d’impôts trop lourds le misérable peuple et donnât à la France une constitution qui réglât définitivement toute chose dans un pays depuis trop longtemps sans cohérence. La bonne volonté certes n’avait point manqué à Louis XVI, mais parfois l’intelligence et plus souvent la vigueur. Profitant de sa faiblesse, les partis s’étaient organisés, ils avaient fait tout naturellement œuvre de parti : La Fayette, Mirabeau, Talleyrand, Roland, Brissot, Danton, Robespierre, Tallien, Barras n’avaient jamais été, dans les assemblées qu’ils dominaient ou dans le gouvernement qu’ils géraient, que des chefs de faction. Leur ambition, noble ou basse, avait passé avant les intérêts primordiaux de la paix publique. Plusieurs d’ailleurs avaient payé de l’exil ou de la mort les conflits qu’ils avaient déchaînés. Aucun n’avait prononcé le grand mot que, depuis 1789, le parti des honnêtes gens attendait : « La Révolution est close. Il n’y a ni vainqueurs ni vaincus. Les litiges se vont régler ; l’ère des vengeances est fermée ; la justice seule va régner. Il n’y a plus de partis dans la République. »

Il était à prévoir que les partis extrêmes écouteraient sans faveur une telle parole. Ils avaient pris l’habitude de régner ou de se battre ; les chefs y voyaient une carrière. Que d’humbles avocats, de procureurs, de professeurs et de médecins étaient maintenant députés influens, tout près du pouvoir suprême, et que de modestes artisans s’étaient crus au Capitole, parce qu’ils présidaient le club où les « coups » se préparaient ! Que de gentillâtres aussi qui, avant 1789, n’eussent jamais vu Versailles, se croyaient en passe de devenir, au retour du Roi toujours annoncé pour le lendemain, lieutenans généraux ou, au bas mot, maréchaux de camp, parce qu’ils tenaient la lande avec la cocarde blanche au chapeau ou conspiraient dans une mansarde de la rue Saint-Honoré ! Ceux-là seraient irréductibles tant qu’ils auraient l’espérance de réussir : il fallait la leur enlever. Le premier procédé serait tout d’abord d’essayer de les convaincre, chefs jacobins ou chefs royalistes, — et il était loyal de leur parler en face.

C’est pourquoi Bonaparte, remettant au lendemain de Brumaire toute poursuite contre les députés récalcitrans de la gauche des Conseils, convia d’un geste large deux des chefs les plus illustres de la faction jacobine à la réconciliation : Jourdan et Bernadotte. Jourdan s’inclina devant la clémence. Bernadotte désarma devant le succès. Quant aux chefs civils, il n’en était plus guère : le parti républicain était proprement décapité. La place de la Révolution avait vu tomber les têtes de tant de « grands républicains, » de Vergniaud à Saint-Just, de Desmoulins à Hébert, de Danton à Robespierre ! Barras et Tallien avaient connu un pire sort, en succombant sous le mépris public ; moralement ils étaient morts. Ceux-là, le premier Consul les laisserait couler. A quelques-uns, Sieyès et ses amis, il ferait une retraite dorée. Mais à d’autres, chez lesquels, derrière le masque du terroriste, il avait discerné des parties d’hommes d’Etat, il offrit mieux, une part à l’œuvre commune de réconciliation et d’organisation. Carnot va être ministre ; Real sera conseiller d’État avec Boulay de la Meurthe ; Merlin va devenir haut magistrat, le procureur général du régime ; et sans parler de Jeanbon-Saint-André, préfet, et de Garat, sénateur, Fouché, à moitié chemin entre Lyon et Otrante, reste investi du ministère politique par excellence, celui de la Police. Dignement, des républicains repoussèrent des offres : Rewbel, Lindet, Larevellière restèrent dans l’opposition ; mais, désillusionnés sinon sur leurs idées, du moins sur leurs moyens de les faire prévaloir, ils vivaient de souvenirs qu’ils estimaient glorieux et n’escomptaient plus l’avenir. Privé de son haut état-major, réduit à des chefs subalternes, le parti républicain désarmera et peu à peu disparaîtra.

Si par hasard un parti s’organise à la gauche du gouvernement consulaire, il ne saurait avoir une longue vie. Benjamin Constant, « cet être inquiet, délicieusement intelligent, » fût arrivé sans doute en d’autres temps à faire renaître une faction. Lui et ses amis moins soucieux, — puisqu’ils agréaient la Constitution de l’an VIII, — d’un gouvernement vraiment représentatif, que d’un régime parlementaire où ils eussent pu s’employer à parler, essayèrent d’une opposition à la vérité plus emphatique que vigoureuse. La clameur de colère qui accueillit leur tentative leur apprit que l’ère des partis était close. Bonaparte n’eut qu’à les menacer du courroux public. Gênant le grand arbitre en son ouvrage, ils furent écartés. Derrière Constant, on avait cru voir renaître les éternels pêcheurs en eau trouble : « Des éternels conventionnels, délivrez-nous, Seigneur ! » clamait-on. Bien ne prouva mieux que la mésaventure de l’opposition tribunitienne l’aspiration sans réserve du pays vers la pacification politique.

Les royalistes étaient plus dangereux. Ils tenaient presque sous leur loi cinq ou six provinces : ils jetaient leurs émissaires, vite transformés en sicaires, dans ce Paris fiévreux, désordonné, chaotique de l’an VIII, si propre à les recevoir et à les cacher. Ils avaient un principe, la légitimité ; ils avaient un prétendant, le Comte de Lille dont, « par un contraste étrange, la foi en son principe égalait son scepticisme sur les moyens de la faire prévaloir ; » si le Comte d’Artois « n’aimait pas le danger, » suivant une formule cruellement simple de l’historien, il n’hésitait pas à y rejeter les gens qui paraissaient s’y complaire. De royales paroles faisaient encore illusion : elles surexcitaient un moment des dévouemens autorisés à se lasser ; elles soutenaient Les cinq ou six-grands chefs qui battaient l’Anjou, la Bretagne et la Normandie ; elles amenaient l’aventureux Hyde de Neuville à conspirer avec audace en plein Paris ; elles donnaient une jolie couleur chevaleresque au pillage d’une diligence, méfait qui, maintenant perpétré sous le drapeau fleurdelisé, eût, trente ans auparavant, valu à son auteur une fleur de lis, tout uniment, — mais sur l’épaule, — et muaient en croisade généreuse une entreprise qui, à Paris, avait pour principaux agens des « chevaliers » dont on ne savait s’ils étaient de Malte ou d’industrie, — voire le peu édifiant abbé Ratel et sa maîtresse, la fille Espère, dite Peau de satin, singulière héroïne de la cause des rois.

Bonaparte laissait à Fouché le soin de liquider l’abbé Ratel et sa Peau de satin ; mais il n’avait d’abord voulu s’en rapporter qu’à lui du soin de gagner à la paix politique les chefs de l’Ouest, Bourmont, d’Audigné, plus tard même Cadoudal et l’actif agent Hyde de Neuville. « Venez à mon gouvernement, lui avait-il dit au cours d’une célèbre entrevue, qui nous est ici contée avec un talent évocateur. C’est celui de la jeunesse et de l’esprit. » Homme d’action, Bonaparte admirait la Vendée : les héros se comprennent ; l’ancien protégé de Robespierre s’inclinait devant les ombres illustres déjà des Larochejaquelein, des Lescure et des Cathelineau. Il eût aimé à ne pas combattre, et même à rallier leurs lieutenans survivans. Quelques-uns consentirent à désarmer : la Vendée par là fut pacifiée. D’autres s’acharnèrent à résister, Frotté, Cadoudal, Hyde de Neuville. Contre ceux-là, Bonaparte fut impitoyable. Puisqu’ils troublaient cette paix à laquelle le pays aspirait, il les mit presque hors la loi du pays. Alimentés par l’or anglais, leurs groupemens furent tenus pour « agences anglaises » et sans merci pourchassés. Et Frotté paya de sa vie une trop longue résistance à ce qui était le vœu du pays et le plus ardent désir de son nouveau chef. Bonaparte était un modérateur, mais « un modérateur à poigne. »

Il avait trente ans ; il était ardent, audacieux, insoucieux de la fatigue ; mais ce jeune homme qui avait, à un haut degré, toutes les qualités de son âge, était en outre le plus équilibré des hommes. Ici éclate une fois de plus l’erreur de ceux qui essaient de nous peindre en pied un Napoléon Bonaparte. S’ils le prennent d’Ajaccio à Sainte-Hélène, que de Napoléons divers il leur faudra étudier, et comment arriver à évoquer exactement un homme qui, — M. Vandal nous le montre ici, — n’est même plus tout à fait le même au lendemain de Brumaire et au lendemain de Marengo, après huit mois de pouvoir !

Au lendemain de Brumaire, il était plein d’idées généreuses, mais un esprit politique singulièrement avisé ou servi par un merveilleux instinct tempérait de prudence toutes les audaces de son génie. Une vue claire de la situation l’empêchait de tomber dans « les pièges » dont le judicieux Cambacérès, routier de la politique, voyait son jeune ami entouré. Ignorant ou à peu près, en débarquant d’Egypte, le monde politique, les idées, les intrigues, les rouages, le personnel, il s’était entouré de conseils et d’informations. Les futurs Brumairiens l’avaient instruit : puis il s’était, au lendemain du coup d’Etat, donné pour conseillera les hommes les mieux faits pour l’informer de toutes choses, l’éduquer, le garer des erreurs. Au Consulat même, Cambacérès, conventionnel assagi, — si jamais il avait été fol, — ancien membre du Comité de salut public, ancien ministre du Directoire, le renseignerait sur sa gauche ; tandis que Lebrun, ancien secrétaire du chancelier Maupeou, constituant de 1789 à l’esprit rassis et pratique, représenterait l’ancien régime dans ce qu’il avait de sage, et le premier âge de la Révolution. L’un, par surcroît, jurisconsulte dans tous les temps, l’instruirait du droit, tandis que l’autre, expert en matière de finances, l’initierait aux mystères de cette science ardue. Le choix seul des deux Consuls, — qui est le fait de Bonaparte, — est une première marque de son instinct politique, surtout si l’on considère que l’un et l’autre avaient assez de valeur pour le seconder utilement, mais étaient assez modestes pour ne le point gêner un moment.

Partout cet équilibre se retrouve. De figure plus accentuée que les Consuls, les principaux ministres de Bonaparte représentent également auprès de lui des époques, des partis et des compétences divers. A sa droite, Talleyrand, grand seigneur, apparenté à toute l’aristocratie et qui « avait rompu avec son parti sans rompre avec son monde, » faciliterait les relations avec les partis de droite ; Fouché, jacobin revenu, — eut-il jamais à revenir d’un principe ou d’une idée ? — mais qui s’en défendait, Fouché, en rapports étroits avec les conventionnels de la Terreur, ses anciens collègues, avec les survivans des clubs et les sous-officiers de l’armée révolutionnaire, couvrirait la gauche du Consul.

La présence du diplomate aux mains fines et du policier aux mains rougies rallierait des factions hésitantes. Il y a mieux : ces deux hommes rassureraient cependant les honnêtes gens eux-mêmes, la masse des modérés ennemis de la réaction et de la révolution et qui, voyant Bonaparte à égale distance de l’un et de l’autre, lui saurait gré d’exploiter pour le bien public, sans d’ailleurs se fier complètement à eux, jusqu’aux vices de l’un, jusqu’aux crimes de l’autre. Il n’est pas jusqu’à « la bonne Joséphine, » amie des royalistes et leur ouvrant discrètement ses salons, qui ne joue son rôle en ce concert, à condition que Lucien, son beau-frère ennemi, qui, sous la Révolution, s’était appelé Brutus, facilitât l’accès des nouvelles préfectures à des jacobins repentis.

Si « repentis » que fussent au fond ses membres, le gouvernement de Brumaire n’esquissait d’ailleurs aucun mea culpa. Sa force était précisément d’être à gauche à ses débuts : il eût été profondément impolitique de se laisser trop vite glisser au centre. Dans le pays même, qui de la Révolution ne détestait que les excès, on eût vu avec appréhension évoluer trop rapidement vers la droite les vainqueurs de Brumaire. Proclamations des Consuls, circulaires des ministres s’inspirent donc du plus pur civisme. La Révolution est close, mais garantie ; que les prêtres qui prêchent la haine de la République, que les émigrés qui rêvent d’une contre-révolution, que les ennemis de la « propriété nationale » tremblent ! Ce sont les formules nécessaires. En France, on ne pourra dès ce moment faire œuvre de résistance à la Révolution qu’en se couvrant de ses couleurs.

D’ailleurs, les couleurs sont ici bon teint. Ce n’est pas un des moindres résultats du premier volume de M. Vandal que de nous montrer que les hommes de gauche ne se rallièrent point à Bonaparte, — ainsi qu’on l’écrivait, — mais le portèrent littéralement au pouvoir. Or, jusqu’à Marengo, l’esprit de gauche inspire encore nombre d’entre eux. L’Institut, congrégation de la libre pensée, fournit des ministres et des idées : il a donné à Bonaparte ses meilleurs conseillers avant Brumaire et des ministres après, Laplace par exemple, en attendant Chaptal et Lacépède. Ces vrais cardinaux de l’Eglise philosophique dirigent la conscience des gouvernans. Condorcet eût sans doute été ministre de Napoléon. Bonaparte, qui, plus qu’ils ne le voudraient, se dérobe parfois à leur action, ménage leur amour-propre. Membre de la section de mécanique, il est venu le lendemain du coup d’Etat donner au milieu deux lecture d’un mémoire scientifique : six mois après, la classe des sciences ayant la présidence, Bonaparte consentit à être son représentant à la tête du bureau des cinq Académies. Ce fut ainsi, — détail piquant, — le président de l’Institut qui gagna la bataille de Marengo.

A la veille de la bataille, l’Institut tenait toujours son illustre président pour un philosophe : l’opinion « éclairée » partageait cette façon de voir. Il était dès lors plus facile à Bonaparte de traiter les cultes avec convenance et, au jour dit, de négocier avec Rome. L’Institut, qui au fond le désapprouvera en cette circonstance, en attendant le couvrait.

Ses ministres, hommes de la gauche, mais moins férus des principes que les savans, n’avaient garde de renier leur passé : il était encore leur force. Talleyrand était à leur droite : c’était assez dire que leur droite était à gauche, car il restait pour beaucoup un évêque apostat et un noble transfuge ; lui-même se contentait de pousser dans les places des anciens constituans du côté gauche, des feuillans de 89, des modérés de 91. Il entrait par là dans l’esprit du gouvernement qui était à l’opposé de la contre-révolution. Mais les plus compromis à gauche mettaient du tact, maintenant que telle était la consigne, dans l’application des « grands principes : » car Fouché savait fort bien ménager la droite tout en restant à gauche. Après une circulaire violente contre des émigrés, il leur accordait sous main les moyens de rentrer et, craignant l’amnistie en masse des proscrits, la « distillait. » Ses alentours n’étaient point exclusivement révolutionnaires : son secrétaire, du Villiers du Terrage, détestait au fond les jacobins. Lucien, — tout Brutus qu’il eût été, — était plus que personne désireux de faire un César et, pour cela, d’appeler les élémens de droite à fortifier, sans y adhérer trop bruyamment, le gouvernement de gauche. Tous, quel que fût leur passé, sous l’action du Consul et par une rare intelligence de la situation, ouvraient la porte à quiconque venait, sans arrière-pensée, s’associer à l’œuvre de réconciliation. Gouvernement de gauche, soit, « mais de gauche ouverte, généreuse, largement accueillante. »

Chef d’un gouvernement de gauche, Bonaparte était en outre au centre d’un pays qu’une réaction trop subite ou trop forte pouvait précipiter derechef dans un abîme de maux. Car la France était une malade qu’il fallait amener sans secousse et lentement à la guérison. Que de précautions dès lors nécessaires pour ne se laisser ni déborder ni dépasser ! Les actes réparateurs du gouvernement ne doivent pour rien au monde être tenus pour actes réactionnaires ou le devenir. Pour cela un équilibre constant doit être gardé dans les grandes, les petites et même les très petites choses. Que Cambacérès et Lebrun soient l’un et l’autre consuls, et ministres côte à côte l’ex-évêque comte de Talleyrand-Périgord et l’ex-jabobin Fouché, cela est sans doute d’une portée considérable ; et aussi que Carnot, proscrit en Fructidor, puisse s’asseoir à l’Institut à côté de ses proscripteurs ; que Jeanbon soit préfet en même temps que Barante, et Larochefoucauld, ainsi que le citoyen Debry, hier fougueux « tyrannicide ; » que Merlin étant procureur général, d’Aguesseau soit président du tribunal ; que Real enfin, ancien défenseur de Carrier et de Babeuf, étant au Conseil d’Etat, le citoyen Béthune, — ci-devant duc de Béthune-Charost, — devienne un des maires de Paris. Mais il était aussi fort opportun que le Consul rayât du costume dont on le voulait affubler « les talons rouges comme le bonnet rouge ; » qu’en appelant Madame la citoyenne d’hier on continuât dans l’entourage des Consuls à donner du citoyen, fût-ce à un Larochefoucauld, préfet, fût-ce à un Bonaparte, vainqueur de l’Europe ; que, la veille de l’installation aux Tuileries, circonstance scabreuse, on célébrât l’apothéose de Washington, héros de la liberté ; que, dans le palais des rois restauré, on édifiât le buste de Brutus et non celui de César ; que le jour où le premier Consul s’installait dans le cabinet de Louis XVI, vide depuis le 10 août, le peuple fût admis à circuler à travers les salles du château, non plus en ennemi qui envahit, mais en ami qui rend visite ; que, dans la cour du Carrousel, débarrassée de ses ruines, on laissât soigneusement debout les deux peupliers enrubannés des couleurs révolutionnaires ; et que, d’une façon plus générale, on mît un soin jaloux, au moment où on laissait enfin les croix se relever, à entourer d’une vénération tutélaire les arbres de la liberté. Il n’y a point de petits détails pour un gouvernement prévoyant : que de pouvoirs ont sombré en France pour n’avoir point su garder les apparences ! Ce n’était point par tendresse spéciale pour les Jabobins, que Bonaparte graciait Barrère, rendait la liberté aux amis de Babeuf survivans, adoucissait le sort de Billaud-Varenne relégué en Guyane ; c’était à l’heure où il rappelait précipitamment de cette terre d’atroce exil les proscrits de Fructidor, victimes de la seconde Terreur et songeait à amnistier par catégories les émigrés, victimes de la première. À ce Directoire dont l’odieuse politique de « bascule » aboutissait toujours à proscrire à droite ou à gauche, Babeuf, Carnot ou Pichegru, succédait donc un gouvernement qui, par une habile politique de ménagement, satisfaisait par la clémence les intérêts opposés, encourageait la confiance des partis en méritant leur gratitude et, amnistiant l’une après l’autre toutes les victimes de nos discordes, donnait exactement l’idée que celles-ci étaient closes. L’équilibre consulaire s’opposait ici victorieusement à la bascule directoriale.

A la veille de Brumaire, Bonaparte avait espéré être porté au pouvoir par l’assentiment unanime des partis : c’est pourquoi il les avait tous pratiqués et sondés. Les amis jacobins de Jourdan lui avaient offert leur concours, mais sous réserve que Bonaparte serait un Robespierre à cheval : il avait refusé de se faire leur chef pour n’être pas le prisonnier de leur parti, car il ne voulait être le prisonnier d’aucun. Après Brumaire, il était résolu, tout en utilisant les individus d’où qu’ils vinssent, à se garer des coteries. « Gouverner avec un parti, avait-il dit à Thibaudeau, c’est se mettre tôt ou tard sous sa dépendance. On ne m’y prendra pas : je suis national ! » Qu’un homme prononce une telle parole, et nous le sacrons déjà homme d’Etat : qu’il sache s’y tenir, nous l’appellerons un très grand homme d’Etat.

Il est facile, en vérité, après avoir lu les pages que M. Vandal consacre à cette première année de Consulat, de constater que Bonaparte sut mettre en actes ce bref et magnifique programme.

Concrétisant l’image dont M. Vandal nous fournit çà, et là les traits, nous asseyons le grand arbitre sous un gigantesque chêne de Vincennes. Devant ce juge dont la figure énergique, mais ouverte et le plus souvent souriante, — « Soyez gais, » écrit-il à ses collaborateurs, — inspire confiance, dont l’œil pénètre loin, fouille les pensées et les arrière-pensées, dont l’oreille s’offre aux plaintes, aux vœux, aux conseils, et dont la bouche enfin ne s’ouvre que pour prononcer l’arrêt qui, sans en mortifier aucun, départage les plaignans, la France entière apporte ses procès. « Les résultats du grand arbitrage se font accepter de tous les intérêts parce qu’aucun n’y est totalement favorisé ou sacrifié. » Retenons cette phrase, elle résume le volume ou du moins la grande leçon qu’il renferme. Avant tout, qu’il n’y ait plus en France ni vainqueur ni vaincu. C’est un bon agent du Consulat, ce préfet Méchin qui, dans les Landes, voit venir à sa rencontre les deux partis qui s’y disputent le pouvoir, deux cortèges ennemis qui, en attendant le fonctionnaire consulaire, s’injurient et s’affrontent, et le représentant du nouveau gouvernement les entraîne confondus et réconciliés à sa suite. Le résultat répond au dessein. Un an plus tard, un observateur avisé écrira : « J’ai vu des hommes les plus passionnés dans les deux extrêmes ; ils se consolent par la pensée, s’ils ne dominent pas, que du moins ils ne sont pas vaincus par le parti opposé. » Bonaparte à cette heure a réussi dans son entreprise, étant à la fin de l’an VIII l’arbitre accepté.

Mais quelles difficultés ! Dans son propre ministère, quel déchirement, s’il n’y mettait bon ordre ! Talleyrand et Fouché se méprisant et se craignant ; Carnot peu accommodant ; Lucien odieux à tous. Faisons de ces quatre hommes un Directoire, ils se proscriront avant peu. Mettons au-dessus d’eux Bonaparte, et les voici qui travaillent à la même œuvre. C’est qu’entre ces ambitions rivales et ces jalousies explicables le premier Consul a, suivant l’expression de Beugnot, témoin bien proche de ces luttes, « tout raccordé. » — Sous ces ministres « raccordés, » un corps de 98 préfets venus de tous les points de l’horizon travaillent à la concorde : les anciens chefs de faction eux-mêmes se font, sous l’action de Bonaparte, les agens de l’apaisement. S’il en est, comme Delacroix à Marseille, qui obéissent encore quelques semaines à de vieilles haines, ils seront rappelés à l’ordre et obligés de se soumettre au plan général. Seize conventionnels, — Girondins et Montagnards, — quinze constituans et huit législateurs, — Feuillans et Jacobins, — membres des anciens Conseils, ministres du Directoire comme Cochon et Quinette ou ancien directeur comme Letourneur, quelques révolutionnaires qui ont présidé les clubs, Cordeliers ou Jacobins, un chanoine défroqué et à côté de ces témoins bigarrés du drame qui vient de finir, d’anciens intendans de la Monarchie, des présidens de bailliages avant 89, des officiers de l’ancien régime, voilà le corps préfectoral sorti de la grande promotion de l’an VIII. Comment tiendront-ils la balance entre les partis ? Au nom de son frère, le ministre Lucien le leur dit : « Accueillez tous les Français, quel que soit le parti auquel ils ont appartenu… Ralliez tous les cœurs dans un sentiment commun : l’amour de la patrie… Jugez les hommes non sur les vaines et légères accusations des partis, mais sur la connaissance acquise de leur probité et de leur capacité. Les méchans et les ineptes sont seuls exclus de la confiance et de l’estime du gouvernement ; n’admettez pas d’autres titres d’exclusion à la vôtre. Dans vos actes publics et jusque dans votre conduite privée, soyez toujours le premier magistrat du département, jamais l’homme de la Révolution. » Quel ministre de l’Intérieur depuis 1815 a parlé ce langage ?

Les préfets s’y conforment. Dans son livre récent sur Beugnot, préfet du Consulat, M. Dejean nous fait connaître avec quelle fidélité un des représentais de Bonaparte applique cette politique. Dans son département, l’ancien législateur de 1791 s’assoit à son tour sous le chêne de Vincennes et, prêchant l’oubli des querelles, ne songe qu’à utiliser les capacités en négligeant les opinions d’hier ou d’avant-hier. Et des Alpes à la mer du Nord, du Rhin aux Pyrénées, la paix consulaire se répand. Les plus sceptiques doivent bientôt reconnaître qu’ils ont eu tort de douter : les violens s’inclinent ; les honnêtes gens triomphent.

Voici d’autres conflits encore à apaiser. Le militaire a pris depuis bientôt trois ans dans l’Etat une place bien singulière : le temps n’est plus où les représentans en mission destituaient les généraux et où le Comité leur faisait couper la tête. Depuis que le gouvernement directorial, après avoir en vain appelé Hoche contre les Conseils, les a fait, au 18 fructidor, décimer par Augereau, le militaire parle haut, ce qui est un bien grand danger dans l’Etat. Par surcroît, on a, dans les derniers mois, excité sa passion. Sieyès a entendu lancer Joubert et Moreau avant Bonaparte contre les jacobins du Parlement et ses collègues du Directoire, et peu s’en est fallu que Jourdan, Bernadotte et Augereau ne fussent appelés par ceux-ci à la rescousse. Sous ces chefs turbulens, forts de leurs victoires, avides d’argent, tentés par l’ambition, les soldats s’estiment puissance redoutable et par conséquent respectable. Un des leurs a été porté au suprême pouvoir : mais s’ils le tiennent pour grand, tous ne l’estiment point plus grand qu’eux. Bonaparte n’est pas maître encore de ces terribles généraux. Il devra bientôt compter avec eux ; il devra abandonner l’armée de l’Ouest à Bernadotte dont le profil d’aigle l’inquiète, en dépit de Fouché affirmant que « l’aigle est un merle ; » et si, un instant, Bonaparte songe à prendre contre les Autrichiens le commandement de l’armée d’Allemagne, il reculera finalement devant un froncement de sourcils de Moreau appuyé par ses lieutenans. Là encore il faut négocier, transiger, conclure des accords. Cette main si nerveuse, si musclée de Bonaparte, ce bras qu’en 1815 il appellera « le vieux bras de l’Empereur, » il faut qu’ils s’assouplissent. Un tact parfait doit être apporté au maniement de ces soldats comme tout à l’heure à celui des chefs de partis. D’ailleurs, comme hier les politiciens agités, mués en administrateurs appliqués, les généraux politiques vont trouver leur emploi, renvoyés à leur métier qui est de se battre. Tout de même, c’est une difficulté de plus que « de faire admettre aux soldats qu’on s’est servi d’eux pour inaugurer une légalité civile fortement réglementée et que le 18 brumaire a eu pour objet de clore militairement la série des coups d’Etat. » Là encore l’arbitre imposera par une fermeté tempérée de diplomatie son jugement et le fera respecter. Napoléon se vantera un jour à bon droit d’avoir su maintenir un pouvoir purement civil au centre d’un Empire entièrement militaire.

Un grand litige enfin reste pendant. Cela est bien que ceux mêmes qui, depuis dix ans, dans les assemblées, travaillaient à la discorde, collaborent aujourd’hui dans les ministères et les préfectures à la concorde nationale ; cela est bien d’avoir fait rentrer dans l’ordre les militaires qui, pour avoir trop longtemps subi le dur joug des politiciens, menaçaient de prendre aux dépens de l’Etat une rude revanche ; cela est bien de fondre, par la confection des premières lois du Code, l’ancien et le nouveau droit, de protéger d’une part contre les revendications troublantes la nouvelle propriété, mais d’autre part de refonder la famille ébranlée et près de se dissoudre ; cela est bien de régler le sort des créanciers, de l’Etat et, après avoir soigneusement révisé leurs créances, d’avoir fait droit aux réclamations des pensionnés iniquement traités. Mais il y a, au-dessus des querelles politiques, au-dessus des conflits sociaux, au-dessus des litiges financiers, un grand procès à régler : le procès religieux.

Dans les derniers mois du Directoire, un commissaire, celui du Nord, avait écrit avec une franchise crue : « Rendez les piètres, les crucifix, les cloches et surtout ceux qui vivent de ces mômeries, et tout le monde criera : Vive la République ! » Ce jacobin avait raison. Si tous ses collègues ne l’écrivaient point, tous le pensaient. La République mourait plus particulièrement en 1799 de l’abominable régime où l’on tenait les cultes captifs.

La question religieuse dominait toutes les autres. La Constituante était ici la grande coupable. Entre deux solutions, conclure avec Rome un accord sur de nouvelles bases conformes à l’organisation que l’Assemblée donnait au pays, ou séparer purement et simplement de l’Etat l’Eglise laissée à la jouissance de ses biens et propriétés, les Constituans de 1790 en avaient choisi une troisième, la pire : créer une Eglise schismatique artificielle. Il fallait vraiment l’idéalisme insensé de ces hommes à système pour croire que, sans avoir consulté les catholiques, on pouvait par une loi les séparer de Rome et, partant, les dresser contre elle.

Un épiscopat avait été forgé de toutes pièces, et un corps ecclésiastique. Que ces prêtres ne fussent point tous méprisables, on en conviendra facilement en lisant les biographies que M. l’abbé Pisani vient précisément de grouper en un bien intéressant recueil. Il en était d’instruits, de généreux, de bien intentionnés, à côté de médiocres, de vils et de perfides : il en fut de courageux comme Grégoire, de misérables comme Gobel. Mais, si bons citoyens qu’on les supposât, si bons pasteurs qu’ils prétendissent être, ils n’étaient point de bons prêtres catholiques, puisqu’ils étaient en révolte contre Rome. Il n’est donc point étonnant que les fidèles, — justifiant par là leur nom, — se soient en immense majorité séparés d’eux. Les prêtres jureurs, méprisés, honnis, parfois pourchassés, restèrent cependant maîtres officiels de l’église : ils ne l’étaient point des âmes. Tout de même, ils en égarèrent quelques-unes et divisèrent les catholiques.

Les cultes civiques de la Raison et de l’Etre suprême, la religion théophilanthropique, le culte décadaire parurent autant de tentatives pour jeter hors des temples tout culte catholique. En vue de les favoriser et subsidiairement de liquider, à titre d’expédient financier, le budget des Cultes, la Convention à son déclin sépara l’Eglise de l’Etat. Il semblait que ce fût la mesure libératrice : si l’Etat ne reconnaissait aucun culte, le curé papiste acclamé par la majorité des fidèles devait reprendre possession du sanctuaire. Mais c’eût été trop demander à ce gouvernement tyrannique que dominaient d’ailleurs les haines de sectes, et, reconnaissons-le, des préoccupations plus légitimes. Le clergé catholique romain, proscrit, en partie décimé, avait été jeté dans une opposition violente. Ses chefs étaient presque tous émigrés : de l’étranger, les prélats « réfractaires » exhortaient leur clergé à la lutte plus qu’à la soumission aux lois. Et comment, d’ailleurs, se soumettre à une législation qui est tout entière forgée contre vous, et vous met entre l’apostasie ou la proscription ?

Le clergé constitutionnel, quelque séparé qu’il fût de l’État, était cependant le groupe clérical révolutionnaire. Tous ceux qui, à un titre ou à un autre, étaient intéressés au succès de la Révolution, et, plus particulièrement, les acquéreurs des biens du clergé, redoutaient le retour des curés « romains » qui, nous l’avons dit, les excommuniaient comme usurpateurs du patrimoine de l’Eglise. Plus liant, le gouvernement redoutait leur retour qui serait un triomphe. On investit alors étroitement les sanctuaires, à condition de les partager avec les « cultes civiques, » et les constitutionnels furent en grande partie maintenus dans les temples. Parmi les prêtres fidèles à Rome, cependant, des divisions se créaient. Les uns, depuis qu’on n’exigeait plus de serment à la Constitution civile, entendaient se soumettre ; l’éminent abbé Emery, supérieur de Saint-Sulpice, y poussait les siens ; mais le clergé intransigeant, voyant en cette conduite une demi-apostasie, la condamnait violemment. Son influence restait prépondérante. De Londres, les évêques émigrés blâmaient toute concession et soumettaient ainsi à une dure épreuve ce malheureux clergé, dont, écrit l’historien en une de ces formules où il excelle, « le corps était en France et la tête hors de France. » Comme toujours, les sectaires de gauche prêtèrent en cette circonstance un appui singulier aux sectaires de droite ; car, après le 18 fructidor, la lutte, engagée derechef par le gouvernement républicain contre l’Eglise, découragea les soumissions et donna raison aux prêtres intransigeans. Les cloches avaient recommencé à sonner ; « on leur arracha la langue. » Les croix avaient, suivant un agent du Directoire, partout « repoussé ; » on les abattit de nouveau. Les catholiques tinrent bon, reprirent le chemin du grenier où, exposé à mille dangers, le prêtre poursuivi célébrait furtivement les mystères ; mais exaspérés par ce renouveau de persécution, les paysans prirent décidément en horreur ce gouvernement de l’Enfer.

De ces circonstances qu’il importait de rappeler était issue la situation la plus trouble qui se pût imaginer. Sur aucun terrain le monstrueux procès, partout institué de Français à Français à la veille de Brumaire, ne mettait plus aigrement aux prises les citoyens d’une même patrie. Querelles entre catholiques soumissionnistes ou non-soumissionnistes, entre papistes et constitutionnels, entre constitutionnels et tenans des cultes civiques, entre tous les cultes et la libre pensée agressive au pouvoir. Lorsque Bonaparte prit en main la balance où il pesait si soigneusement les intérêts en apparence opposés, il ne se pressa point de prononcer. Il laissa la balance osciller lentement et longuement avant de jeter d’un côté l’épée de Marengo. Lorsqu’il l’y jeta, c’est que décidément le plateau romain l’emportait. On lui a reproché de n’avoir pas maintenu, en l’appliquant loyalement, la séparation décrétée ; mais la séparation est une question d’opportunité. Or, la France était-elle mûre pour la liberté religieuse ? Le régime de Brumaire pouvait-il l’accorder ?

Le pays restait foncièrement catholique. Le fait était indéniable. Un homme d’Etat pratique et réaliste, ainsi que l’était le premier Consul, devait s’incliner devant une constatation dont la preuve lui était fournie par des hommes bien peu suspects. Fourcroy, membre de l’Institut, et l’un des philosophes les moins disposés à se convertir personnellement, envoyé en mission dans les départemens, reconnaissait la défaite définitive de la philosophie. « Ma politique, déclarait alors Bonaparte, est de gouverner les hommes comme le grand nombre veut l’être. C’est là, je crois, la manière de reconnaître la souveraineté du peuple. »

Mais il fallait s’attendre à voir, si l’on s’inclinait purement et simplement devant le fait, les prêtres « réfractaires » reprendre possession des églises. Or ils restaient presque tous hostiles à la Révolution, à ses conquêtes, à ses lois et à la République. Pourrait-on empêcher les prélats émigrés de rentrer triomphalement dans leurs diocèses, excommuniant les constitutionnels vaincus ou les contraignant à désavouer leur conduite ; , faisant rendre gorge par des menaces aux propriétaires de biens nationaux, et érigeant en face de l’Etat républicain une puissance qui l’eût tout au moins contrecarré dans son œuvre de pacification ?

De tels événemens ne se passeraient point sans troubles profonds jusque dans l’Eglise, et bien des prêtres catholiques redoutaient ce retour en masse du clergé réfractaire. Les églises tenues pour propriétés nationales étaient investies par les constitutionnels en très grande majorité. L’Etat se pourrait-il prêter à les en expulser ? D’où luttes nouvelles, querelles violentes. « Le maintien de la séparation même appliquée avec sincérité eût substitué indéfiniment la guerre entre les cultes à la guerre aux cultes. » Ni l’Eglise divisée, ni l’Etat intéressé à la paix n’en eussent tiré profit.

Nous savons d’ailleurs que, plus que toutes choses, le premier Consul redoutait la réaction. Il fallait, dans l’intérêt même de la République, maintenir les conquêtes de la Révolution : matériellement, la propriété telle qu’elle était dorénavant consacrée par les contrats passés sous la garantie des lois ; moralement, les principes de tolérance religieuse ; et provisoirement, la forme du gouvernement. Comment souffrir qu’un clergé fût restauré dans son influence, qui serait hostile, et à la nouvelle forme de propriété et aux principes de 1789, et à la forme républicaine ?

Mais plus les élémens étaient complexes, plus il fallait avec soin s’en informer, enquêter, peser à loisir. Dans son désir d’apaisement, de « libéralisme provisoire, » Bonaparte se contenta tout d’abord de « demi-mesures retentissantes. » Sans entrer dans le détail de ces mesures que l’historien a exposées ici même, rappelons plus particulièrement en vertu de quel opportunisme bienfaisant les actes de réparation se multipliaient là où ils étaient nécessaires. Le Consulat s’était fait « une carte des opinions religieuses en France, » et d’après cette topographie dont seuls souriront de médiocres politiques, « il dosait les franchises accordées. » Là où repoussaient les croyances, on laissait faire, — voire les « superstitions ; » mais si des populations retournaient aux sources miraculeuses, l’autorité, qui autorisait les pèlerinages, tentait de sauver la face en affirmant que la science reconnaissait à ces eaux sacrées une vertu curatrice. Cela ne valait-il pas mieux que de les interdire ?

Mais le laissez faire n’était point dans les principes d’un gouvernement qui, partout, avait à réagir contre l’anarchie où la France avait failli sombrer. « Laisser fléchir les lois de persécution, » c’était fort bien. Faire des lois devant lesquelles on désarmât paraissait le devoir d’un gouvernement. Seuls les médiocres gouvernemens se résignent à laisser fléchir les lois, n’ayant pas le courage ou l’intelligence de les amender le jour où leur malfaisance éclate.

Quand il eut rassuré les intérêts des uns et des autres, Bonaparte prit son parti. Après Marengo, il était devenu le maître. Il regarda la situation en face. Il fallait une loi nouvelle. Mais en matière de cultes on ne légifère pas seul. Un homme de ce génie, puisqu’il voulait régler définitivement les questions ardues, ne pouvait que prendre le seul chemin qui s’ouvrit. Ici, le grand arbitre ne pouvait arbitrer seul. D’un geste, il appela à siéger avec lui, à ce tribunal de paix où déjà tant de causes avaient été si sagement jugées, le seul qui pût s’y asseoir à ses côtés : l’homme qui, aux yeux des catholiques, étant le Souverain Pontife, est aussi le souverain arbitre.

Alors, la paix ayant été rétablie dans le pays, paix dans la capitale hier troublée, paix dans les provinces déchirées, paix dans les champs de Vendée et paix dans les champs du Languedoc, paix dans les conseils du gouvernement, paix dans les partis tout à l’heure agités, paix dans le règlement des intérêts, paix dans les foyers, paix dans les salons, paix dans les consciences, l’arbitre se fit organisateur.

Laborieux à miracle, courbé de longues heures sur la tâche, y courbant les autres, tirant de chacun tout ce qui pouvait être mis au service du pays, excitant, gourmandant, encourageant ses serviteurs, leur prédisant aux heures où, « jetés dans un gouffre d’abus, » ils se démoralisaient, que « les beaux jours allaient venir, » fondant l’administration la plus extraordinaire que pays ait connue sur les ruines des « flasques administrations » d’avant Brumaire, restaurant partout l’ordre, rétablissant le crédit, codifiant le droit, il donna à la France cette satisfaction à laquelle avant tout elle avait aspiré en 1789 : une organisation. Lorsqu’elle avait réclamé une constitution, c’était celle-là. La liberté l’avait grisée ; devant les excès, elle s’en était déprise ; mais elle ne voulait point le retour au désordre ancien. Si, rétablissant l’ordre, « le despote ordonnateur » faisait régner la justice, elle faisait bon marché de la liberté.

L’arbitre avait, d’une main d’abord très légère, mais toujours très ferme, tranché les conflits qui divisaient la France, la déchiraient, allaient la perdre. La France se prit à renaître : dès la fin de 1800, elle semblait une convalescente : ayant touché de si près à la mort, elle jouissait de la vie avec délices. Elle adorait l’habile praticien qui l’avait guérie. Le voyant alors si simple dans sa grandeur, cette France généreuse lui donnait tout son cœur. L’historien nous dit cette popularité qu’aucune n’égala jamais et nous en fournit de touchans témoignages. « J’aime mieux l’injustice que le désordre, » devait un jour écrire Goethe. Le premier Consul avait donné à la France la justice avec l’ordre. La confiance du bon peuple, du petit peuple, une confiance presque tendre répondait à cet insigne bienfait : « Qu’on nous conduise au grand Bonaparte, disaient des paysans iniquement poursuivis, il verra que nous sommes de bons citoyens. » Et ailleurs : « Bonaparte connaît nos besoins, il nous fera payer. »

« L’ascendant presque surnaturel du gouvernement consulaire » fut fait de cet amour reconnaissant. On peut affirmer, sans crainte d’errer, que la popularité du Consul fut alors telle que, bien plus que les prestigieux succès du soldat, elle fit à tout jamais la fortune de l’Empereur. Celui-ci put par la suite mener rudement cette « maîtresse » dont il disait brutalement, mais en toute vérité : « Je couche avec la France. » Il put parfois la contraindre jusqu’à la meurtrir. Elle ne se déprit point du jeune héros qui, ainsi qu’un dieu tutélaire, lui avait en 1800 apporté la paix. M. Henry Houssaye nous a étonnés le jour où il nous a montré de quel amour encore ardent, quoique assombri, la France entourait en 1814 l’Empereur à son déclin, avec quel délire elle accueillit en 1815 le retour du héros. M. Caudal nous donne aujourd’hui le secret de cette étrange et tenace tendresse, et 1800 explique 1815. Plus particulièrement, jamais Paris, si épris du jeune Consul, ne s’arracha à l’ascendant du rude Empereur : autant que les grognards, les ouvriers, — croyons-en sans crainte M. Aulard lui-même, — adorèrent l’Empereur. Si inconstante souvent, la grande ville lui resta singulièrement fidèle. Elle le fut jusqu’au-delà de la tombe. Lorsque, dans cette journée à jamais célèbre du 15 décembre 1840, « les cendres » arrachées à la tombe de Sainte-Hélène furent transportées aux Invalides, un enthousiasme fou jeta pêle-mêle les partis derrière ce cercueil, les témoins de cette scène en restèrent saisis. Républicains, royalistes, libéraux, démocrates, conservateurs, debout et frémissans, acclamaient l’Empereur. Inconsciemment, sans raisonner, sans se remémorer tous les bienfaits du Consulat, c’était, plus que l’incomparable décor, le grand arbitre de 1800, le pacificateur, le grand juge des querelles françaises, que sans doute saluaient les partis pour un jour apaisés.


Louis Madelin.