Un Historien américain - John Lothrop Motley

La bibliothèque libre.
Un Historien américain - John Lothrop Motley
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 911-932).
UN
HISTORIEN AMERICAIN
J.-L. MOTLEY

John Lothrop Motley. — A memoir, by Oliver Wendell Holmes.


Les Anglais ont un mot qui nous manque pour exprimer un ensemble de souvenirs qui n’aspire point à la dignité, ni à l’exactitude d’une biographie complète. Le memoir n’est pas la même chose que ce que nous appelons les mémoires : dans ceux-ci, le héros se peint lui-même ; dans le memoir, il est peint par un autre. Heureux quand il peut, comme l’historien Motley, trouver pour tracer son portrait la main délicate et tendre d’un ami, la main habile et spirituelle d’un écrivain comme Oliver Wendell Holmes. C’est chose difficile de parler de ceux que l’on a vraiment aimés ; on se croit fort, apaisé : on se croit écrivain assez exercé pour achever tranquillement une tâche qu’on s’est donnée ; on a construit un grand édifice idéal qu’on s’apprête à matérialiser pierre à pierre. Tout d’un coup une image, l’écho d’une voix devenue surnaturelle, un souvenir qui se réveille, jettent l’âme dans un trouble profond : on pose la plume et l’on va achever dans le silence et la nuit du rêve les retours vains et douloureux vers le passé. Si Motley avait pu choisir son biographe, il n’aurait pu en demander un meilleur que Holmes : celui-ci a été le témoin, pour ainsi dire, de toute sa vie et le confident de toutes ses pensées. Il est de plus lui-même un des membres éminens de cette petite phalange littéraire dont s’enorgueillissent à juste titre les États-Unis et qui compte encore dans son sein Emerson, Longfellow, Lowell. Le nom de Holmes n’est pas aussi universellement connu en Europe que quelques-uns de ceux que nous venons de citer : poète, il n’est pas aussi poète que Longfellow, que Bryant, que Lowell ; moraliste, il n’est pas aussi moraliste qu’Emerson. Il s’est fait une place à part dans la littérature américaine, ce que j’appellerais volontiers une place frontière ; il touche à tout, aux sciences, au roman, à la philosophie, à la physiologie, à la médecine. Ajoutez à des connaissances techniques très étendues une dose extraordinaire d’imagination, à une exquise délicatesse de cœur, un goût de terroir très prononcé et une sorte de réalisme tout américain, mêlez enfin ce que la poésie a de plus idéal à ce que la science a de plus net et de plus tranchant, et vous aurez les principaux élémens du génie personnel de l’auteur de tant de livres populaires aux États-Unis, l’Autocrate à déjeuner, le Professeur à déjeuner, Elsie Venner, l’Ange gardien, Courans et Contre-courans. Sous le déguisement de la fiction, Holmes a traité les plus graves questions de l’hérédité organique : Elsie Venner peut être regardé comme une analyse très profonde ; mais jusque dans le Professeur à déjeuner on ne sent jamais le professeur. Il y a dans l’esprit de l’auteur une sorte d’emportement, un fonds de raillerie inépuisable, une fantaisie charmante qui s’égare en tous sens et n’a rien absolument de dogmatique.

Le plaisir que nous éprouvons à parler du biographe (et que de choses nous aurions à en dire !) ne doit pas cependant nous faire oublier la biographie. Revenons donc à Motley et à ce memoir où l’affection d’Oliver-W. Holmes fait revivre l’auteur de l’Établissement de la république hollandaise, de l’Histoire des Provinces-Unies et de la Vie de Jean de Barneveld.


I

John Motley, le grand-père de l’historien, émigra en Amérique au commencement du siècle dernier et s’établit dans l’état de Maine. Un de ses petits-fils, Thomas Motley, fixé à Boston, épousa Anna Lothrop, fille et petite-fille de ministres protestans. Parmi les ascendans de Motley, on trouverait un Lothrop qui avait été emprisonné en Angleterre pour « non-conformité. » Toutes les passions, tous les instincts de la Nouvelle-Angleterre devaient entrer dans son sang. Il naquit à Dorchester, qui est aujourd’hui un faubourg de Boston, le 15 avril 1814. On se souvient encore aujourd’hui à Boston que le père et la mère de Motley avaient dans leur jeunesse la réputation du plus beau couple qui se pût voir. Il n’est pas étonnant si cette beauté se transmit au jeune Motley. Tous ceux qui ont connu Motley me comprendront si je dis qu’il était véritablement beau : il est rare que notre sexe soit bien sensible à la beauté masculine, mais on ne pouvait voir sans en être saisi cette figure aux traits nobles, ces yeux où brillaient la flamme de l’intelligence et l’ardeur du courage ; lady Byron disait volontiers qu’elle n’avait jamais rencontré personne qui lui rappelât aussi bien son mari ; je n’ai connu Motley que déjà grisonnant : il y avait encore en lui quelque chose du « jeune dieu. » Je sais gré à Oliver Holmes d’avoir parlé, comme il l’a fait, de la beauté, du charme, de l’élégance de son ami ; il y a quelque chose de touchant dans son admiration : « Je me souviens qu’une femme d’esprit disait d’un beau clergyman qu’il avait des yeux habillés, Motley habillait si bien tout ce qu’il portait que, si dans un incendie il avait sauté à bas de son lit et s’était enveloppé de sa couverture, il aurait eu l’air d’un prince en négligé. » Ce qu’il y avait de plus frappant dans Motley, selon moi, c’est qu’il n’avait l’air ni d’un Américain, ni d’un Anglais, ni d’un Français, ni d’un Italien ; il semblait comme d’une race à part. Je ne l’ai jamais vu entrer dans un salon sans que tout le monde se retournât pour le regarder. Avec toute la simplicité, la modestie de l’homme bien élevé, il avait un je ne sais quoi qui étonnait.

Son éducation américaine terminée, on l’envoya en Europe pour deux ans ; il y partagea son temps entre les universités de Berlin et de Göttingue. Dans cette dernière ville, il fit la connaissance intime d’un jeune étudiant qui était destiné à atteindre une grande célébrité. Holmes raconte que, pendant sa dernière visite aux États-Unis, Motley lui fit lire un jour une lettre très gaie, où quelqu’un lui rappelait les jours déjà lointains de l’université. « Je m’étonnai que quelqu’un en Allemagne pût lui écrire d’un ton aussi aisé et aussi familier. Je connaissais la plupart de ses anciens amis qui pouvaient l’appeler par son nom de baptême, et je fis toutes sortes de conjectures avant d’arriver à la signature. J’avoue que je demeurai surpris, après avoir ri de la lettre si cordiale et presque enfantine, de voir au bas de la dernière page la signature de Bismarck. » Quand Holmes se décida à écrire la vie de son ami, il s’adressa sans hésiter au prince Bismarck pour lui demander quelques détails sur le séjour qu’avait fait Motley en Allemagne dans ses jeunes années. Le chancelier ne lui répondit pas lui-même : son secrétaire intime, M. Lothair Bucher, écrivit à Holmes que le prince était souffrant et accablé d’affaires, mais qu’il avait pu recueillir de sa bouche quelques détails qu’il était chargé de lui envoyer. Voici textuellement la note de M. L. Bucher :

« Le prince Bismarck m’a dit : Je fis connaissance de Motley à Göttingue, en 1832, je ne sais plus bien si c’est au commencement du terme de Pâques ou du terme de la Saint-Michel. Il vivait avec les étudians allemands, bien qu’il fût plus adonné à l’étude que nous autres membres des corps batailleurs. Bien que peu maître encore de la langue allemande, il attirait l’attention par une conversation pétillante d’esprit, d’humour et d’originalité. Dans l’automne de 1833, ayant tous les deux émigré de Göttingue à Berlin, nous primes notre logis dans la même maison, n° 161, Friedrichstrasse. Nous y vivions dans la plus étroite intimité, prenant ensemble nos repas et nos exercices. Motley était arrivé à parler l’allemand couramment ; non-seulement il travaillait à traduire le Faust de Goethe, il se faisait la main en écrivant des vers allemands. Admirateur passionné de Shakspeare, de Byron, de Goethe, il ne cessait de citer ses auteurs favoris. Dialecticien entêté, jusqu’à guetter quelquefois mon réveil pour continuer quelque discussion sur un point de science, de poésie, de vie pratique, interrompue à l’approche du matin, il ne perdait jamais sa douceur et son amabilité. Notre compagnon fidèle était le comte Alexandre Keyserling, de Courlande, devenu depuis célèbre comme botaniste. Motley était entré dans la diplomatie ; nous eûmes souvent l’occasion de renouveler nos rapports amicaux ; à Francfort, il restait d’ordinaire chez moi et était un hôte bienvenu de ma femme ; nous nous vîmes aussi à Vienne et plus tard ici. La dernière fois que je le vis ce fut en 1872, à Varzin, à la célébration de mes noces d’argent. Le trait le plus frappant de sa figure belle et délicate c’étaient des yeux remarquablement grands et beaux. Il n’entra jamais dans un salon sans exciter la curiosité et la sympathie des dames. »

Revenu aux États-Unis, Motley se maria et fit un roman. Son mariage fut, on peut le dire, le roman de sa vie, roman heureux, plein de douceur et de charme. Miss Benjamin était belle et aussi bonne que belle ; de sentimens nobles et élevés, elle épousa toute sa vie les ambitions, les espérances de son mari ; elle ne fit véritablement qu’un cœur et qu’une âme avec lui, elle admirait son génie, et savait calmer les orages de cette âme souvent bouillonnante et tourmentée. Pour l’autre roman, le roman écrit, il était franchement mauvais : Mortons Hope n’eut aucun succès et n’en méritait aucun ; l’intérêt qui s’y rattache aujourd’hui tient à tout autre chose qu’à l’intrigue ou aux passions. Motley n’était pas encore historien, il a pourtant mis dans ce premier livre ses théories sur la manière de comprendre et d’écrire l’histoire. Ces théories méritent quelque attention, aujourd’hui surtout que l’histoire semble définitivement s’écarter de ses traditions et devenir purement documentaire. L’école historique moderne a transporté le positivisme dans l’étude du passé ; elle ne veut que des faits, des dates, des textes authentiques, il semble qu’elle recule devant l’appréciation des événemens et des hommes. Certes, nous ne contesterons pas l’utilité de tant de travaux où la critique la plus sévère ne trouverait rien à reprendre ; mais parfois on n’y sent plus d’autre souffle de vie que celui qui se dégage des lettres jaunies par le temps, des reliques, des monumens en ruines. Parfois aussi la mémoire se sent appauvrie au milieu de tant de richesses, la raison indécise au milieu de données si nombreuses. Voici comment Motley peignait lui-même les embarras de sa pensée : « Je me mis violemment à étudier l’histoire. Avec mon tour d’esprit, je ne pouvais manquer de faire de grosses fautes dans cette branche des connaissances humaines, comme j’en eusse fait dans toute autre… J’imaginai, en commençant, tout un système d’investigation complète et impartiale de toutes les sources historiques, et, convaincu de la stricte nécessité de juger par moi-même, je quittai les pages limpides des historiens modernes pour les notes et les autorités du bas de la page. »

L’école moderne ne comprend plus d’autre façon d’étudier l’histoire ; elle repousse tout ce qui est de seconde main, elle fait fi de toutes les généralisations et ne croit plus qu’aux témoins, aux acteurs des événemens dont elle contrôle les témoignages les uns par les autres. Motley n’approuve pas les excès de cette méthode : « Prodigue de mon temps et de ma pensée, je m’écartais de mon chemin pour réunir des matériaux et pour bâtir moi-même, quand j’aurais dû savoir que de plus vieux et meilleurs architectes s’étaient déjà approprié tout ce qui valait la peine d’être conservé ; que l’édifice était bâti, la carrière épuisée et que je me trouvais par conséquent fouillant au milieu de débris inutiles. »

Morton, car c’est sous ce nom que Motley nous fait ses premières confidences, admet pourtant que cette méthode donne à l’esprit une grande vigueur ; un homme robuste entretiendrait aussi ses forces en portant des lingots d’argent d’un endroit à un autre ; il n’est pas nécessaire qu’on fonde ces lingots et qu’on les frappe. Une fois enthousiasmé par les découvertes qu’il faisait, et entraîné en quelque, sorte, Motley en arriva enfin à cette conclusion qu’il n’y a en réalité qu’une manière de savoir l’histoire, c’est de l’écrire. Et voici comment il devint historien ; ce fut moins pour apprendre quelque chose aux autres que pour apprendre quelque chose lui-même. Cet aveu est précieux ; il donne la marque d’un grand esprit. Il y a des états de l’âme qu’on ne comprend vraiment que pour les avoir ressentis et, si j’osais le dire, vécus ; l’artiste sait bien que toutes ses imaginations sont vaines tant qu’elles ne sont pas exprimées, fixées dans le marbre ou sur la toile. L’historien crée aussi à sa manière, en ce sens qu’il redonne la vie à ce qui est mort ; son œuvre ne peut donc pas être considérée comme achevée tant qu’il n’a fait que recueillir les vêtemens, les oripeaux, les reliques matérielles du passé. Motley en était encore à cette période de la préparation historique. « Ainsi essayais-je, dit-il, devenant chaque jour plus savant et par conséquent plus ignorant. Je déjeunais avec une plume derrière l’oreille et dînais avec un in-folio plus gros que la table. Je devins solitaire et morose, par suite d’un travail effréné ; je parlais avec impatience de la valeur de mon temps, de l’immensité de mon labeur ; je n’avais que du dédain pour la science et pour les connaissances du monde entier et je jetais des allusions mystérieuses à la grandeur et l’importance de mes propres projets. » Que de gens pourraient aujourd’hui se reconnaître à ces traits !

Motley ne peint bien que lui-même dans Morton’s Hope ; le futur historien nous y fait assister pour ainsi dire à la fermentation de ses idées ; il n’a pas encore de but, de plan arrêté. En 1841, il accepta une nomination de secrétaire d’ambassade à Saint-Pétersbourg, mais il ne fit dans cette ville qu’une courte résidence. Il avait laissé en Amérique sa jeune femme et deux petits enfans, et il lui semblait qu’il fût en exil en Russie. « Avec mes habitudes de réserve, écrivait-il à un de mes amis, il me faudrait plus de temps ici pour arriver à l’intimité qu’il n’en faut pour fondre la Baltique. Je sais que je n’ai qu’à frapper, et l’on m’ouvrira, mais c’est précisément ce que je déteste de faire… L’homme ici ne me plaît pas, non, ni la femme non plus. » S’il n’eût été seul aux bords de la Neva, Motley n’eût sans doute pas été si sévère : les grandes dames russes, qui, « si elles ne sont pas jolies, sont gracieuses et font d’admirables toilettes, » ne lui faisaient pas oublier sa femme qu’il avait laissée à Boston. Il retourna aux États-Unis et apprit en débarquant que son premier né venait de mourir. Le coup était rude à recevoir ; Motley peu après perdit un jeune frère, le favori de toute la famille. Il chercha quelque distraction à son chagrin dans la politique, mais la politique l’assombrit encore, et, d’âme aristocratique, puritaine et fière, il se révolta de voir le peuple donner ses suffrages à ce qu’il appelle « monsieur n’importe qui. » Pendant la campagne présidentielle de 1844, il se jette bravement dans la mêlée, comme pour essayer ses forces ; il fait des discours d’une heure et demie en faveur de Clay, il veut que l’administration soit confiée à des mains « pures, fortes, résolues. » On l’invite à parler dans les villages des environs de Boston. « Si j’avais continué le service actif, dit-il ironiquement, j’aurais pu aspirer à tout, j’aurais pu devenir distributeur de votes, ou fence-viewer (inspecteur des haies), ou selectman (conseiller municipal), ou hog-reeve (inspecteur des terrains communaux), ou quelque chose de ce genre. « Il faut mettre l’accent du mépris dans ces mots à peu près intraduisibles : dans les petites démocraties des états de la Nouvelle-Angleterre, ces emplois sont les plus petites miettes du gâteau politique, ce que Lazare dispute aux chiens. Motley n’avait pas la bonne humeur, la rondeur, l’insensibilité qui sont nécessaires au politicien en Amérique ; il était trop nerveux, trop pessimiste, trop délicat. Il se convainquit très vite que les gens de sa trempe sont condamnés à l’isolement et à la retraite. Cette découverte le jeta d’abord dans une terrible mélancolie ; il avait pourtant encore le courage de se moquer de lui-même. Après s’être indigné contre « monsieur n’importe qui, » il ajoutait : « Tout cela, pour employer la langue énergique des annonces du baume de Colombie, doit jeter tout jeune homme généreux et pensant dans un état de tristesse profonde, dans une tristesse que la perte de la fortune elle-même ne saurait causer, et qui ne peut être amenée que par la chute des cheveux. » Motley a toujours eu quelque chose d’amer jusque dans la gaîté.

Tournant le dos à la politique active, il se remit à écrire, malgré le peu de succès qu’avait obtenu son premier livre. Il publia des essais sur Pierre le Grand, sur les romans de Balzac, sur les puritains d’Amérique. Ce dernier essai est le seul qui puisse nous intéresser, car Motley tenait aux puritains de la Nouvelle-Angleterre par toute sorte de fibres ; on en retrouve l’esprit dans toute son œuvre historique. « Avec tous ses défauts, écrivait Motley en 1849, le système des puritains était un système pratique. Avec leurs défauts, leurs conceptions gênantes, tyranniques, arbitraires, les pèlerins (pilgrims) étaient amoureux de la liberté en même temps que soutiens de l’autorité… Nous jouissons d’un avantage inestimable en Amérique. On peut être républicain, on peut être démocrate, sans être un radical. Le radical, l’homme qui veut arracher les racines, fait un métier dangereux pour la société. Ici il y a peu de chose à déraciner. Toutes les classes sont de nécessité conservatrices, car aucune ne veut changer la nature de nos institutions… Un pays sans passé ne peut être grisé par la vision du passé des autres pays. C’est l’absence de ce passé qui fait la sécurité de nos institutions. Rien ne trouble le développement de ce que nous sentons être le vrai principe de gouvernement, la volonté populaire exprimée par les voies légitimes. Pour établir ce grand principe, il n’y avait rien à déchirer, rien à déraciner. Il est sorti, dans la Nouvelle-Angleterre, du germe inconsciemment planté par les premiers pèlerins. »

Motley parcourait le vaste horizon de l’histoire, cherchant s’il n’y trouverait point quelque peuple dont l’idéal politique eût été le même à peu près que celui de ses puritains de la Nouvelle-Angleterre, un peuple sérieux, religieux, héroïque, épris d’ordre autant que de liberté, rebelle aux innovations, aux chimères, et prêt à défendre au prix de tout son sang, contre une tyrannie étrangère, quelque chose d’ordonné, de défini, qui valût la peine d’être conservé. Il reste peu de places vides dans ce vaste champ du passé ; parler des républiques antiques, Motley n’y pouvait songer ; il ne trouvait rien non plus dans les petites républiques italiennes qui répondît bien à ses pensées. L’histoire des guerres de religion en France, en Angleterre, en Allemagne l’eût séduit ; il y eût trouvé, et en grand nombre, de ces figures étranges, terribles, qu’il apprit à peindre d’une touche si large et si ferme ; mais dans cette histoire émouvante, il vit partout vaincue la cause dont il voulait le triomphe ; enfin ses yeux se tournèrent sur la Hollande, et il poussa son « Eurêka ! » Dès que l’idée d’écrire l’histoire de la lutte des Pays-Bas contre l’Espagne entra dans son esprit, il en fut pour ainsi dire possédé ; désormais sa vie avait un but ; il ne pouvait plus songer à écrire autre chose. Il se jura de ne plus se donner en monnaie à des libraires, mais de garder comme un avare ce lingot où son imagination frappait d’avance les profils de Philippe II, de Maurice de Nassau, de Barneveld.

À ce moment de sa vie, quand enfin il avait pris son parti, on peut imaginer quelle fut son émotion quand la nouvelle lui parvint tout à coup que Prescott, l’auteur du Règne de Ferdinand et d’Isabelle, l’auteur de la Conquête du Mexique, avait l’intention d’écrire une Histoire de Philippe II, qu’il avait rassemblé déjà ses notes sur ce sujet. Si le sujet que Motley avait en vue n’était pas tout à fait le même, il y touchait par tous les points. Motley raconta plus tard ce qui se passa à cette occasion. En apprenant à Rome, le 26 février 1859, la mort de M. Prescott, il écrivit une longue lettre à son ami M. William Amory de Boston, qui était le beau-frère de Prescott. Il raconte dans cette lettre comment, douze ans auparavant, il fut informé que Prescott projetait d’écrire le règne de Philippe II. Il peint l’état de découragement où le jeta cette révélation. « Il me sembla que je n’avais rien à faire qu’à abandonner un rêve chéri et à renoncer au métier d’écrivain ; car je ne m’étais pas dit que j’écrirais une histoire, et je n’avais pas été chercher mon sujet. C’était mon sujet qui m’avait pris, qui m’avait attiré et qui m’avait absorbé en lui. Il me semblait nécessaire d’écrire le livre auquel j’avais tant pensé, même au risque de le voir mourir aussitôt imprimé, et je ne me sentais aucune inclination à en écrire un autre. » Quand la pensée lui fut venue qu’il allait marcher sur les brisées de Prescott, il éprouva de véritables angoisses ; enfin il se résolut à lui confier ses projets et à lui exposer son embarras. « Je ne le connaissais que fort peu à cette époque. J’étais comparativement un jeune homme et je n’avais droit qu’aux témoignages de cette courtoisie banale que Prescott ne refusait à personne. Mais il me reçut avec une sympathie si franche et si généreuse, avec une ouverture si cordiale, que depuis cette heure j’éprouvai pour lui de l’affection personnelle. Je me souviens de l’entrevue comme si c’était hier. C’était dans la maison de son père, dans sa bibliothèque, qui donnait sur le jardin. » Prescott encouragea Motley dans ses projets ; bien loin de vouloir défendre son domaine historique, comme l’ange à l’épée flamboyante, il l’invita à y pénétrer, il lui offrit tous ses livres, ses notes ; il lui dit « que jamais deux livres ne pouvaient se faire de mal l’un à l’autre. » — « Si le résultat de l’entrevue eût été différent, écrivait Motley, s’il m’avait dit nettement ou même s’il eût vaguement insinué que je ferais peut-être bien de choisir quelque autre sujet, ou s’il avait jeté sur moi l’eau froide de l’encouragement banal, je serais sorti de chez lui avec un frisson dans l’esprit et j’aurais, sans aucun doute, mis définitivement ma plume de côté. » Les hommes ne devraient jamais oublier qu’il y a un acteur qui se mêle sans cesse à tout ce qu’ils font : la mort frappa Prescott et Motley avant qu’ils eussent achevé leur ouvrage : pendent opera interrupta. Deux historiens d’ailleurs peuvent-ils jamais juger de même façon les événemens et ces grands acteurs de l’histoire qui partent en emportant le secret de leurs rôles ?

La générosité de Prescott ne fut point stérile : rien n’est plus propre à enfler un jeune génie que l’encouragement d’un de ces hommes dont la voix semble avoir déjà le calme de la postérité. Motley se remit au travail avec une ardeur extrême ; il quitta l’Amérique en 1851 avec sa famille et il s’établit successivement à Berlin, à Dresde, à La Haye, à Bruxelles. Il voulait se sentir vivre dans ces Pays-Bas dont il écrivait l’histoire, éprouver les influences muettes qui rayonnent des monumens, vieillir sa pensée sur les places publiques, dans les rues qui avaient vu passer Egmont, Farnèse, le duc d’Albe et tant d’autres. Son imagination chercha sur les pavés les traces du sang tombé des échafauds, elle revit parmi les foules modernes les costumes sombres ou brillans du passé. Il hantait la grande place de Bruxelles comme un revenant ; il était là sur son théâtre, dans ses coulisses, il regardait ce fantastique décor devant lequel il allait faire défiler tant d’acteurs ou odieux ou sublimes. Les grands morts du XVIe siècle étaient ses seuls amis. Il était inconnu ; il n’était rien aux princes, aux ambassadeurs vivans. Il travaillait dans les archives, copiait des documens, des lettres inédites ; hors des bibliothèques, il ne cherchait guère ses inspirations que dans le monde matériel, il étudiait les gros et lourds nuages venus de la mer du Nord, les canaux dormans, les vieilles demeures en briques rouges, les toits bizarres, les clochers hardis, les vieux hôtels de ville, les salles des états, les foules pressées, bruyantes et bariolées des ports. Il était peintre en effet ; on pouvait dire de lui ce que le Guide disait de Rubens : « Cet homme mettait du sang dans son rouge, » car il donnait une vie singulière à ses descriptions, à ses portraits, et jamais la placidité hollandaise ne calma complètement la fougue naturelle de son caractère. Après dix années de travail, les plus heureuses sans doute de sa vie, car la lente création de l’historien a des douceurs mystérieuses comme l’enfantement, Motley se décida à porter son gros manuscrit à un éditeur. On se le figure mal, fier comme il était, subissant ces refus polis et ce dédain mal déguisé que la richesse, faite de la gloire d’autrui, doit avoir pour ce qui est obscur et inconnu. M. Murray refusa de publier la Fondation de la république hollandaise. Motley se décida à publier son livre à ses propres frais chez M. John Chapman. Il fut récompensé presque immédiatement de ses sacrifices. Il se trouva dans la presse anglaise un homme qui reconnut un frère dans Motley : c’était Froude ; il le salua historien, et le présenta, avec des éloges presque enthousiastes, à ce grand public anglais, si affairé qu’il a toujours un peu besoin qu’on lui prépare ce qui doit l’occuper. M. Guizot, qui avait aussi cette faculté d’admirer qui est le propre des grands esprits, s’éprit tout de suite de M. Motley et fit commencer une traduction de son livre. En Hollande, en Allemagne, en Russie, les traducteurs se mirent à l’œuvre. En Amérique, Everett, Bancroft, Irving, Prescott, n’eurent que des éloges pour l’œuvre de leur compatriote. Le livre devint très rapidement populaire ; dès la première année, il s’en vendit en Angleterre jusqu’à quinze mille exemplaires.

Après une visite aux États-Unis faite pendant l’hiver de 1856 à 1857, Motley retourna en Europe. Il passa une saison à Londres et un hiver à Rome. Il avait goûté les douceurs de la solitude studieuse, il connut celles de la gloire naissante ; en Angleterre surtout, où tout Américain retrouve une sorte de patrie, il fut admis d’emblée dans la familiarité de tout ce qui donne à la société anglaise son incomparable éclat. Partout cependant, dans le silence des parcs comme dans le tumulte de Piccadilly, il travaillait en pensée à sa grande œuvre ; il cherchait des traits, des images des souvenirs. Son ambition embrassait toute l’histoire de la république hollandaise ; il en avait déjà raconté les débuts ; il voulait raconter comment elle avait conquis son indépendance. Cette deuxième époque allait de la mort de Guillaume le Taciturne à la trêve faite avec l’Espagne (de 1584 à 1609) ; la troisième époque devait être le triomphe définitif, l’indépendance reconnue des états ; elle va de la trêve de douze ans à la paix de Westphalie au milieu de XVIIe siècle.

Pour Motley, l’histoire des Pays-Bas n’était pas l’histoire d’une province. Comme il l’écrivait à un de ses amis, de Rome, le 4 mars 1859 : « C’est l’histoire de la liberté européenne. Sans la lutte de la Hollande et de l’Angleterre contre l’Espagne, toute l’Europe aurait pu devenir catholique et espagnole. C’est la Hollande qui a sauvé l’Angleterre au XVIe siècle, et par là qui a assuré le triomphe de la réforme et placé l’indépendance des divers états de l’Europe sur une base solide. » Je cite à dessein ce passage pour montrer le plan de Motley ; il était bien de l’école historique documentaire, de celle qui s’attache aux textes originaux, aux lettres des personnages historiques, il fouillait les archives de toutes les capitales, il cherchait le vrai Philippe II dans les documens copiés à Simancas, la véritable Elisabeth d’Angleterre dans les dépêches des ambassadeurs ; mais il n’était point un historien sans passion, il était même trop passionné, il n’apercevait nettement qu’un des termes de la grande contradiction, de l’antinomie qui est au fond de l’histoire. Il était toujours obligé de se défendre contre lui-même. Celui qui saurait tout, qui comprendrait tout, serait peut-être trop enclin à tout excuser, ou du moins à envelopper tout ce que nous appelons l’histoire, ses héros comme ses monstres, dans une souveraine indifférence. Il est impossible de nier que Motley laisse partout percer sous le masque de l’historien le puritain protestant et le républicain. La note puritaine est plus sonore encore que la note républicaine ; en tout cas, Motley est un républicain à la façon de Washington. Il est conservateur, il est aristocrate ; enfant de la Nouvelle-Angleterre, il tient à la vieille Angleterre par mille fibres vivantes et saignantes ; il l’aime comme l’enfant grandi, devenu homme, indépendant et libre, aime toujours sa mère ; il a pour elle des tendresses touchantes, il chérit dans celle à qui il doit tout jusqu’aux rides, aux cheveux gris, aux faiblesses. Motley n’éprouve pour les vieux noms, pour les illustres familles, pour tout ce qui sort avec quelques rayons de la nuit de l’histoire que du respect, qu’une admiration presque religieuse ; en ce sens il est artiste et poète. Il n’est pas comme un naturaliste qui ne verrait dans le Mont-Blanc que des pierres et de la neige. Pour lui le Mont-Blanc est le Mont-Blanc. Il y a des unités, des figures qui sortent de l’histoire avec un relief que rien ne peut user ni détruire, et que nous importerait en effet le passé, si nous n’y devions plus voir que des multitudes, des atomes anonymes, les gouttes innombrables d’une mer soulevée et abaissée par des forces inconnues ? Il faudra toujours à notre faible esprit, harassé de soucis, quelques grandes figures auxquelles on puisse, comme à des clous, suspendre son respect, son amour, sa terreur. C’est ce qu’avait bien compris Motley ; il avait des clous ; les critiques hollandais ou autres ont trouvé et trouveront peut-être beaucoup à reprendre à son histoire" ; mais on ne peut nier qu’il nous ait laissé un Charles-Quint, un Philippe II, un cardinal Granvelle, un Guillaume le Taciturne, un Egmont, un prince Maurice, dont la physionomie se fixe et se grave dans le cerveau, comme ces portraits de Rembrandt qu’on ne peut plus oublier.

La passion puritaine, ai-je dit, est plus forte chez lui que la passion républicaine ; la sincérité du puritain, du descendant des proscrits contraints d’aller chercher sur les rives d’un nouveau continent la liberté d’adorer Dieu à leur manière, éclate partout avec une véritable violence ; si sincère et si impartial qu’il veuille être, Motley devient quelquefois injuste. Nous ne saurions adopter tout à fait son jugement sur Charles-Quint ; il vante bien l’activité, la bravoure du grand empereur, mais que d’ombres ne met-il pas à son portrait ! Charles n’avait pas à ses yeux, quand il persécutait les protestans dans les Flandres, l’excuse du fanatisme, car il savait très bien traiter avec les princes protestans en Allemagne ; il tirait plus d’argent des seuls Pays-Bas que de l’Espagne et du Pérou ; il était fourbe, il était cruel, il était d’une gloutonnerie bestiale ; ses mœurs étaient grossières ; son abdication n’était qu’une comédie ; il ne renonça jamais complètement à Satan, à ses pompes et à ses œuvres ; du fond de son couvent il voulait encore gouverner le monde. Est-ce bien là le vrai Charles-Quint ? Motley a-t-il tout à fait compris ce génie étrange, lourd, gauche, mais qui conquit la gloire à force de sérieux ? Charles-Quint fut un empereur ; il eut un idéal : il rêva l’ordre politique et religieux dans un monde livré à tous les désordres. Il ne peut être mesuré à nos mesures : il se sentit, il se crut responsable pour l’humanité. Il voulut porter un monde, mais comme on porte une croix. Il alla du nord au sud, de l’orient à l’occident, luttant contre les Turcs, discutant ou bataillant avec l’hérésie ; son abdication fut un acte sublime ; elle démontra à tous les rois et princes de l’Europe que l’empereur n’avait pas seulement cherché le vain orgueil de l’empire, qu’il avait poursuivi autre chose que ce qu’ils voulaient eux-mêmes ; elle fut une leçon pour le pape, en lui montrant le descendant de Charlemagne, le roi des rois, plus humble que le vicaire de Jésus-Christ. Charles-Quint prouva que le gouvernement des hommes est une tâche dont la tristesse peut atteindre presque aux limites de la sainteté.

Le jugement de Motley sur Philippe II, si sévère qu’il soit, est plus près de la vérité. Après avoir montré tous les défauts de Philippe, sa timidité cruelle, l’extraordinaire petitesse de son esprit, sa prolixité, sa manie d’écrire, de vouloir tout régler avec des protocoles, d’envelopper d’un nuage de mots son absence ordinaire de desseins arrêtés, Motley ose ajouter : « Malgré tout, il apparut comme l’incarnation de l’esprit chevaleresque espagnol, de l’enthousiasme religieux espagnol, dans sa forme dernière et corrompue. Il fut entièrement Espagnol. Les élémens bourguignons et autrichiens de son sang semblent s’être évaporés, et ses veines n’étaient pleines que de l’antique ardeur qui dans les siècles héroïques avait enflammé les Goths de l’Espagne. Ce terrible enthousiasme pour la croix qui, pendant la longue guerre contre le croissant, avait été le trait romanesque et caractéristique du caractère national, avait dégénéré en bigoterie. Ce qui avait été l’orgueil de la nation devint la honte du souverain. »

Si la passion fait parfois trembler la plume de Motley quand il s’occupe de personnages comme Charles-Quint ou Philippe, sa main est merveilleusement habile à peindre les personnages de second plan ; il y a dans son portrait d’Egmont le mélange le plus heureux de dédain et de pitié : « Nous l’avons suivi pas à pas, et jamais nous n’avons découvert en lui le germe des élémens qui font le champion national. Il n’avait point de sympathie pour le peuple, mais il aimait à être, en qualité de grand seigneur, regardé et admiré par une foule ébahie. Il était catholique décidé, tenait les sectaires en abomination, et après le brisement des images, il prit un véritable plaisir à pendre les ministres, avec leurs congrégations, et à pousser aux dernières extrémités les assiégés de Valenciennes. Il donna plus d’une fois une approbation sans réserve aux infâmes édits de persécution et s’efforça maintes fois de les faire exécuter dans sa province. L’impression transitoire faite sur son esprit par la nature élevée d’Orange fut aisément effacée en Espagne par les flatteries de la cour et les présens royaux. En dépit de la froideur, des rebuffades et des avis répétés qui auraient pu le sauver, rien ne put l’arracher enfin à cette fidélité fanatique, où, après quelques hésitations, s’était enfin borné son esprit. » C’est en effet quand Egmont était prêt à faire toutes les besognes de Philippe II, quand il humiliait son orgueil devant le duc d’Albe, qu’on le fit monter sur l’échafaud. Le malheureux ne comprit rien à son propre destin ; dans le grand mouvement d’agitation des Pays-Bas, il représentait autre chose que le prince d’Orange ; Egmont était l’image de ces provinces qui devaient rester soustraites à la réforme et qui voulaient pourtant demeurer libres et conserver leur noblesse, leurs institutions municipales et provinciales. Egmont était le héros de Saint-Quentin et de Gravelines ; il était Belge, non Hollandais ; il fut populaire, parce qu’il avait tous les instincts des peuples des Flandres. Ces peuples se trouvaient assez heureux sous quelque gouverneur ou quelque gouvernante de sang illustre, tant que cette vice-royauté les protégeait contre les armes de la France sans gêner leurs libertés. Il n’y avait au fond aucune affinité entre les provinces qu’une tyrannie odieuse devait pendant quelque temps réunir contre l’Espagnol. Pour soulever ensemble les Flandres et la Frise, Valenciennes et Amsterdam, il fallut pousser la tyrannie Jusqu’à la démence ; le faisceau qui retint pendant quelque temps réunies les provinces belges et les provinces hollandaises se desserra sitôt que la main de Guillaume d’Orange fut séchée. L’opposition des provinces belges contre Philippe II était plus politique que religieuse, bien que la moitié de ces provinces à peu près fût gagnée à la réforme : la noblesse bruyante et licencieuse de ses villes détestait les régimens espagnols bien plus que les inquisiteurs. Anvers servit quelque temps comme de trait d’union et de centre entre les provinces du midi et celles du nord, mais Anvers fut bientôt détrônée d’un côté par Bruxelles, de l’autre par les ports hollandais.

Guillaume d’Orange, de sang allemand, fut l’instrument providentiel de l’union contre l’Espagne. Motley a épuisé toutes les ressources de son talent pour le bien peindre et faire comprendre ce génie un peu complexe ; Orange est son héros favori, c’est l’artisan principal de la plus grande entreprise du XVIe siècle : faire une nation où il n’y avait pas de nation, tenir ensemble les nobles et les gueux, entraîner des villes jalouses les unes des autres, animées d’un patriotisme tout municipal, des provinces presque inconnues les unes aux autres, mettre en faisceau la bourgeoisie marchande et jalouse des ports, une noblesse batailleuse et des peuples où l’Espagne trouvait ses meilleurs régimens et ses plus hardis capitaines, tirer son autorité de sa modestie et ses avantages de ses défaites, paraître au milieu des plus furieuses agitations populaires aussi calme qu’un jour de kermesse, vaincre l’émeute, la trahison, vaincre la victoire même par la force du temps, d’une bonne cause et d’un courage froid, trempé dans le sentiment d’une grande mission ; ce fut le rôle d’Orange. Quand il sentit le coup fatal et se vit mourir, son seul cri fut : « Seigneur, ayez pitié de ce peuple. »

Motley, suivant nous, peint Guillaume d’Orange avec une grande fidélité, il fait très bien ressortir ce qu’il y eut dans son rôle d’inconscient et ce qu’il y eut de conscient ; comment il glissa de la fidélité dans la résistance plutôt qu’il ne se précipita dans la révolte, comment il se laissa choir du catholicisme au luthéranisme et du luthéranisme au calvinisme. Motley n’est point de ces historiens qui trouvent pour tous les actes d’un prince l’explication banale de l’ambition ; Orange travailla de toutes ses forces à unir les Pays-Bas, mais il repoussa toujours plutôt qu’il ne chercha les dignités que lui offrirent les provinces : la persistance avec laquelle il travailla pour les unir sous le sceptre du duc d’Anjou le montre peut-être trop désintéressé.

On ne saurait assez admirer l’art avec lequel Motley a peint cette grande et noble figure. Faut-il croire avec lui que, si Guillaume n’eût pas été assassiné, il eût scellé l’union de tous les Pays-Bas ? Cette union ne dura véritablement qu’un instant. La Hollande voulait être tout à fait indépendante ; les Pays-Bas espagnols demandaient seulement des maîtres moins cruels que le duc d’Albe, La maison de Nassau ne poussa de racines que dans les provinces de race tout à fait germanique ; les provinces belges avaient d’autres mœurs, d’autres visées. « Si Guillaume, écrit Motley, avait vécu vingt ans de plus, il est possible que les sept provinces fussent devenues les dix-sept provinces, et que le titre de propriété espagnole eût été déchiré pour jamais tant dans l’Allemagne du nord que dans la Gaule belgique. » Qui peut le savoir ? Assurément Guillaume avait fait beaucoup et avec de petits moyens. Il était arrivé à la victoire à force de défaites. Avec des troupes médiocres, des mercenaires toujours prêts à la révolte, sans autre lieutenant capable que son frère Louis, il avait déjoué les efforts de la première puissance militaire de l’époque et de généraux tels que le duc d’Albe, don Juan d’Autriche, Alexandre Farnèse. Quand il tomba sous les coups de Balthazar Gérard, deux provinces seulement reconnaissaient encore l’autorité de Philippe II, l’Artois et le Hainaut ; toutes les autres étaient en pleine révolte. Ses descendans durent se contenter de tenir et de resserrer le faisceau des provinces hollandaises.

Motley publia en 1860 deux nouveaux volumes où il racontait les événemens qui suivirent la mort de Guillaume. Il s’arrêta dans ce nouvel ouvrage à l’année de la fameuse Armada. L’Histoire des États-Unis néerlandais devait comprendre quatre volumes : les deux derniers parurent en 1868, à Londres et à New-York, en même temps. Le dernier ouvrage historique de Motley, qui fait suite au précédent, est la Vie et la mort de Jean de Barneveld, avocat de Hollande, avec une étude sur les causes et les premiers mouvemens de la guerre de trente ans. Ainsi les ouvrages de Motley forment une série non interrompue ; il raconte la naissance, la formation, si on peut se servir de ce mot, de la nation hollandaise et l’histoire de la maison d’Orange-Nassau. La lutte entre Barneveld et Maurice de Nassau, lutte à la fois religieuse et politique, pouvait difficilement trouver un meilleur historien qu’un habitant de la Nouvelle-Angleterre : « Dans les maisons des bourgeois, dans les chaumières des paysans, dans les arrière-boutiques, sur les bateaux de pêche, les canaux, les vaisseaux des Indes, dans les comptoirs, les fermes, les auberges, à la bourse, au jeu de paume, sur le mail, dans les banquets, aux enterremens, aux baptêmes, aux mariages, partout où se rencontraient des créatures humaines, on trouvait la terrible querelle des remontrans et des contre-remontrans, le sifflement de la rhétorique théologique, les textes théologiques qu’on se jetait à la tête. Le forgeron laissait refroidir le fer sur l’enclume, le rétameur inclinait un pot à demi accommodé, le courtier oubliait de terminer un marché, le pêcheur en sabots de Scheveningen oubliait son filet. Chacun s’arrêtait pour causer avec un ami. ou un ennemi sur le destin, le libre arbitre, la prescience absolue ; tous se perdaient dans des labyrinthes sans issue. Province contre province, cité contre cité, famille contre famille, faisaient une vaste scène de jalousie, de dénonciations, d’excommunications mutuelles et de haines. »

Ce passage donne bien l’une des manières de Motley, la manière pittoresque, pleine de ressouvenirs de Macaulay, des peintres hollandais, peut-être aussi de Walter Scott, si historien dans beaucoup de ses romans, non par la science, mais par une sorte de divination des hommes, des mœurs et des caractères. Motley n’est pas toujours aussi romantique, il est d’ordinaire plus sobre, plus concis, plus sévère. Les historiens néerlandais lui ont reproché le manque d’impartialité. M. Groen van Prinsterer, le savant éditeur des archives et de la correspondance de la maison de Nassau, a publié un livre où il critique les jugemens de Motley sur Maurice de Nassau, et sur Barneveld. Dans le duel entre ces deux personnages, Motley se met du côté de la victime ; M. Groen van Prinsterer prend le parti de Maurice. La querelle des remontrans et des contre-remontrans n’était pas l’éternelle querelle de l’église et de l’état, c’était au fond une querelle politique. L’avocat de Hollande réclamait pour chaque province le droit de choisir sa religion d’état. Maurice voulait que toutes les provinces eussent la même religion d’état et que la forme particulière de cette religion fût déterminée par les états-généraux. Barneveld inclinait personnellement à la tolérance ; mais personne autour de lui n’était tolérant : tout le monde voulait une religion officielle ; seulement les uns voulaient de petites églises provinciales ; Maurice ne voulait qu’une seule église, comme il n’avait qu’une armée. Philosophiquement, il avait tort ; historiquement, il avait raison. Il lui était nécessaire de bander toutes les forces de son pays contre l’Espagne ; et il ne pouvait laisser durer l’anarchie dans les églises.

M. Groen van Prinsterer affaiblit singulièrement ses critiques contre Motley en se mettant sur le terrain théologique : « Pour établir, dit-il, la différence, ou pour mieux dire le contraste, entre le point de vue de M. Motley et le mien, entre la croyance unitaire et la croyance évangélique, je suis un fils de Calvin… Je suis fidèle à la devise des réformateurs : « la justification par la foi seule et le monde de Dieu dure éternellement. » Je considère l’histoire au point de vue de Merle d’Aubigné, de Chalmers, de Guizot. Je désire être disciple et témoin de notre maître et seigneur, Jésus-Christ… M. Motley est libéral et rationaliste. Il devient, en attaquant le principe de la réforme, l’ennemi passionné des puritains et de Maurice, l’apologiste ardent de Barneveld et des arméniens. Il est entendu, et il n’en fait point mystère, qu’il incline vers la doctrine vague et incertaine des unitariens. » M. Groen van Prinsterer reproche à Motley de ne s’être pas assez servi de la correspondance intime de Maurice de Nassau avec le comte Guillaume de Nassau, que Maurice consultait sans cesse et sur les matières religieuses et sur les matières politiques. M. Groen van Prinsterer conclut de cette correspondance que Maurice n’avait point pour ainsi dire de passion vive, de haine personnelle ; qu’il suivait complaisamment l’impulsion de son parent ; c’est en quelques mots que Maurice annonça à ce dernier l’exécution de Barneveld. Dans son journal, il met cet événement à sa date avec ces remarques : « Barneveld a servi l’état trente-trois ans et cinq jours, depuis le 8 mars 1586 ; homme d’une grande activité, mémoire et sagesse. — Oui, extraordinaire en tous points. Que celui qui est debout prenne garde de ne pas tomber. »

Motley, au contraire, accuse Maurice d’avoir satisfait, en faisant tomber la tête de Barneveld, une vieille haine contre celui qui n’avait pas voulu lui laisser changer son titre de stathouder contre le titre de roi. Les historiens hollandais cherchent à le laver de ce reproche ; ils ne veulent voir dans Barneveld qu’une victime religieuse. On peut longtemps fouiller les textes, les correspondances intimes, avant de résoudre de telles énigmes. On croit trouver la pensée intime d’un personnage dans des notes et des lettres ; mais les lettres mentent aussi bien que les paroles. On se trompe grossièrement avec des textes, il faut les interpréter, les traduire, les apercevoir dans un certain milieu d’impressions, de traditions, de fatalités historiques. La nécessité des temps portait Maurice de Nassau à fortifier de toutes façons le pouvoir qui était entre ses mains. Il avait une mission à remplir, et il était de ces hommes qui, devenus les instrumens demi-consciens, demi-inconsciens d’un grand dessein, ne se livrent entièrement à personne, pas même à leurs proches. Il devint le défenseur d’une église nationale, d’une église établie, il n’était pas l’apôtre de la tolérance universelle.


II

Nous avons encore à parler de Motley, non plus comme historien, comme diplomate. Ce fut de la façon la plus imprévue qu’il se trouva jeté dans la vie publique. Il avait passé l’hiver de 1859 en Angleterre, pour surveiller la publication des deux premiers volumes de l’Histoire des Pays-Bas, quand la guerre civile éclata aux États-Unis. Motley vit avec une surprise mêlée de colère et de douleur que la cause de l’Union n’avait que bien peu de partisans en Angleterre. Au moment de l’affaire du Trent, il put même craindre un instant que la guerre n’éclatât entre son pays et l’Angleterre : il écrivit deux lettres au Times pour tâcher de faire connaître au juste à l’Europe le caractère du grand conflit qui commençait en Amérique. Il faut se souvenir qu’à ce moment les uns disaient que « le nord se battait pour l’empire, le sud pour l’indépendance, » les autres qu’il n’y avait entre les deux partis du nord et du sud que des questions économiques, des questions de tarifs. Le respect que le président Lincoln professait pour la constitution permettait encore à tous de dire que la guerre ne pouvait émanciper les esclaves. En somme, l’Europe était comme toujours suspendue aux événemens ; elle n’avait pas d’oreilles pour ceux qui comme Motley entreprenaient de les devancer dans leurs jugemens.

Motley retourna le plus vite possible en Amérique, mais peu après son retour, M. Lincoln le nomma ministre plénipotentiaire à Vienne. Il y resta pendant six ans, assistant de loin au grand drame de la guerre américaine : isolé, sans confidens à qui il pût ouvrir les replis d’un cœur facilement traversé de crainte et d’espérance. Vienne est plus loin peut-être de Washington qu’aucune autre capitale d’Europe ; les ministres avec lesquels Motley eut ses rapports officiels n’avaient sans doute pour le nord que les sentimens convenables, l’intérêt théorique qu’un vieux gouvernement doit ressentir pour tout gouvernement établi.

La seule affaire d’importance qui occupa Motley pendant sa résidence à Vienne fut l’affaire du Mexique. L’empereur Maximilien demanda des secours à son frère ; des volontaires furent enrôlés à Trieste, quand arriva une dépêche de M. Seward qui ordonnait au ministre d’Amérique de demander ses passeports, si ces troupea partaient pour Mexico. Le comte Mensdorf empêcha le départ des volontaires, et l’incident n’eut pas d’autre suite.

Pendant son séjour à Vienne, Motley entretenait une correspondance suivie avec Holmes. Celui-ci en cite des passages qui peuvent aujourd’hui être publiés. Motley s’y montre très désireux de voir adopter la politique d’émancipation. « Le sud, dit-il, en se mettant en guerre avec le gouvernement des États-Unis, a mis dans nos mains contre notre gré l’arme invincible dont des raisons constitutionnelles nous avaient jusqu’ici empêché de nous servir… La question se pose ainsi devant nous : Est-ce l’esclavage qui périra, ou est-ce la grande république ? .. Si nous sommes vaincus, nous méritons notre sort. Au commencement de la lutte, les scrupules constitutionnels pouvaient être respectables, mais aujourd’hui nous nous battons pour subjuguer le sud, c’est-à-dire l’esclavage. Nous ne nous battons pas pour autre chose, que je sache. Nous nous battons pour l’Union, et qu’est-ce qui menace l’Union ? Le maître d’esclaves, personne autre. Allons-nous dépenser 1,200 millions et lever six cent mille hommes pour protéger l’esclavage ? »

Toutes ses pensées étaient en Amérique : les salons de Vienne n’avaient que sa personne, il ne s’intéressait guère un peu vivement qu’au pauvre archiduc Maximilien, qu’il peint de disposition aventureuse, poétique, « pareil à son malheureux ancêtre anonyme, le roi de Bohême aux sept châteaux, qui, à en croire le caporal Trim, avait tant de passion pour la navigation et la mer, sans avoir un seul port dans ses possessions. » Les défaites de l’armée américaine le mettent hors de lui ; il demande un « homme à cheval. »

« L’homme à cheval » devait venir, et Motley ne prévoyait guère que le vainqueur du sud le frapperait un jour de disgrâce. Il devait une première fois être frappé par une main assez vulgaire. Andrew Johnson reçut pendant qu’il était président une lettre de Paris datée du 23 octobre 1866, et signée du nom inconnu de George W. Mac Crackin, de New-York. Dans cette lettre véritablement anonyme, on dénonçait tous les ministres et consuls d’Amérique et particulièrement Motley. Elle fut envoyée à M. Johnson, à M. Seward, alors ministre d’état, et à tous les diplomates américains. On accusait ces derniers de manquer de patriotisme, et de se faire de plats courtisans dans les pays où ils étaient accrédités. M. Adams, qui était à Londres, reçut cette lettre et la jeta tranquillement au feu. Il n’y avait pas autre chose à en faire. M. Motley eut le tort de s’en émouvoir. Il envoya une dépêche à ce sujet et offrit sa démission sans savoir ni qui était son accusateur, ni comment son gouvernement avait accueilli une accusation aussi méprisable. M. Seward écrivit une lettre pour refuser purement et simplement la démission de M. Motley, mais le président Johnson intervint personnellement ; il profita de l’occasion et frappa M. Motley avec l’arme même que celui-ci lui tendait. Motley sortit de son poste avec hauteur : il ne lui déplaisait pas d’avoir subi la disgrâce de M. Johnson ; il trouva peut-être aussi que M. Seward ne l’avait pas suffisamment défendu contre M. Johnson. En tout cas, quand il retourna en Amérique, il fit comprendre à tout le monde qu’une réparation lui était due, qu’il la voulait très éclatante, et Sumner, son ami, alors président du comité des affaires étrangères au sénat, déclara bien haut qu’il ne se tiendrait pas pour satisfait tant qu’on n’aurait pas donné à M. Motley le poste de Londres, le plus envié des hommes d’état américains.

M. Sumner avait une influence prépondérante au sénat, et quand l’élection du général Grant permit de renouveler toute l’administration, M. Fish, nommé secrétaire d’état, désigna Motley pour la cour de Saint-James. Le 16 avril 1869, Motley écrivait à Holmes : « Il me semble qu’on me place plus haut que je ne mérite, et en même temps, que j’assume de plus grandes responsabilités que je n’ai encore assumées. » Il y avait en effet à ce moment entre l’Angleterre et les États-Unis une question extrêmement épineuse, la question des dommages dus aux États-Unis par suite des déprédations de l’Alabama. Le président Johnson avait fait avec lord Clarendon un traité qui n’avait pas été ratifié par le sénat américain. Sumner, l’ami intime de Motley, avait contribué puissamment à faire échouer les négociations ; il avait rendu l’Angleterre responsable non-seulement des dommages directs causés par les corsaires, mais du dommage indirect causé au commerce américain par les changemens de pavillon, l’augmentation des assurances maritimes et des frets, les perturbations dans les échanges et sur les marchés. Le général Grant était décidé à renouer les négociations avec l’Angleterre : il ne voulait ni sacrifier les droits de son pays, ni laisser se perpétuer une cause d’irritation et de discorde entre l’Angleterre et les États-Unis. Il cherchait un moyen terme entre les idées trop impopulaires de M. Johnson et les prétentions excessives de M. Sumner, quelque chose qui fût à la fois une réparation morale et une réparation matérielle. Les questions de droit international les plus délicates et les plus dangereuses étaient soulevées par cette contestation qui durait depuis quelques années déjà : il importait donc de donner à M. Motley des instructions qui fussent de nature à enfermer son action diplomatique entre des limites tout à fait précises. Ces instructions furent préparées, en réalité, par celui qui devait les recevoir ; Motley y travailla avec M. Sumner, et le projet qu’ils avaient préparé en commun, en s’inspirant des mêmes vues, des mêmes passions, fut soumis au secrétaire d’état et au président très peu de temps avant le départ de Motley. Le projet ne plut ni à M. Fish ni au général Grant, il leur sembla que ces instructions n’offraient pas assez d’ouverture à l’Angleterre. M. Fish, pressé par le temps, dit à M. Motley qu’il lui enverrait des instructions définitives en Angleterre. Arrivé de l’autre côté de l’Atlantique, M. Motley eut toutefois une première conversation à fond avec lord Clarendon. Il en rendit compte à son gouvernement, et on lui fit remarquer qu’il avait un peu trop parlé dans le sens et dans l’esprit des instructions qui avaient été écartées, et qu’il aurait dû attendre des instructions nouvelles. Si le général Grant avait eu quelque animosité personnelle contre Motley, il aurait pu saisir cette occasion pour le forcer d’abandonner un poste où il était si important pour lui d’avoir un représentant absolument fidèle de sa politique. Le général Grant ne témoigna pas même de l’humeur ; sans entrer dans un détail qui serait aujourd’hui oiseux, nous dirons seulement que le président, toujours à propos des négociations relatives à l’Alabama, aurait plus tard trouvé encore assez aisément dans la correspondance de M. Motley l’occasion d’une rupture. Motley pouvait donc se croire tout à fait à l’abri : il remplissait ses fonctions de ministre à la cour de Saint-James avec une dignité parfaite, aimé de beaucoup, admiré de tous, goûté par une aristocratie qui s’est toujours piquée d’être l’aristocratie de l’intelligence autant que du nom et de la fortune, et d’ajouter l’éclat des lettres à tout ce qui fait sa force, heureux de voir succéder à d’injustes hostilités, vis-à-vis de son pays, des sentimens de confiance, d’ouverture et presque d’amitié. Motley se croyait assuré de demeurer à son poste jusqu’à la fin de l’administration du général Grant. Il fut cruellement réveillé de son rêve. Sumner, après avoir été l’un des appuis de Grant, s’était graduellement détaché de lui. J’ai raconté ailleurs l’histoire de ce déchirement[1]. Grant fut particulièrement ému de l’opposition que Sumner fit dans le sénat au projet d’acquisition de Saint-Domingue. Ce traité fut rejeté par le sénat le 30 juin 1870 ; le 1er juillet, M. Fish écrivit à M. Motley pour lui demander sa démission. La coïncidence de ces dates explique suffisamment comment le public américain regarda M. Motley comme la victime de la colère du général Grant contre M. Sumner. Motley lui-même eut le tort, au lieu de donner purement et simplement la démission qu’on lui demandait, d’écrire une longue lettre où il commentait lui-même sa disgrâce et parlait de Sumner, du traité de Saint-Domingue, etc. M. Fish commit des incorrections de son côté ; quand M. Motley n’était déjà plus en fonctions et ne pouvait plus se défendre ; il adressa à M. Moran, le chargé d’affaires américain, une lettre pleine de récriminations contre le ministre démissionnaire.

Quand, regardant les choses d’un peu haut et d’un peu loin, on envisage le rôle joué par M. Motley à Londres, on n’y saurait trouver l’objet d’aucun blâme. Il ne fit rien pour rendre impossible le rapprochement qui a abouti à l’arbitrage de Genève ; il n’était pas bon peut-être que ce rapprochement s’opérât trop vite. On ne gagne rien, avec une nation aussi fière que l’Angleterre, à avoir l’air trop pressé. Le général Grant était habitué à l’obéissance : il conduisit à Washington même, avec le ministre anglais, les négociations qui amenèrent l’arbitrage ; il était naturel qu’il redoutât de voir entraver ces négociations à Londres et par son propre ministre ; mais, le traité de Washington signé, il aurait pu sans inconvénient aucun maintenir M. Motley à son poste. En le frappant sans cause apparente, il s’aliéna un grand nombre de républicains, surtout dans les états de la Nouvelle-Angleterre.

L’histoire servit de refuge à Motley ; c’est après sa seconde disgrâce qu’il publia la Vie et la mort de Jean de Barneveld. Nous pourrions citer maint passage dans ce livre où, en parlant de Maurice de Nassau, Motley pense au général Grant, où, en parlant d’Aerssens, l’ambassadeur des États et l’ami de Barneveld, il pense à lui-même. Aerssens avait été ambassadeur auprès d’Henri IV, et, après le crime de Ravaillac, la reine Marie de Médicis voulut en être débarrassée. Barneveld réussit à déjouer les intrigues ourdies contre Aerssens, au moins pendant quelque temps. Barneveld était l’homme d’état, Maurice le soldat. « L’histoire montre que le brillant soldat d’une république a chance de l’emporter sur l’homme d’état le plus consommé, s’il s’agit d’obtenir les applaudissemens et l’affection populaires… Les grandes batailles du prince avaient été livrées sur le théâtre du monde, avaient enchaîné l’attention de la chrétienté ; de leur issue avait dépendu plus d’une fois ou semblé dépendre l’existence de la nation. Les travaux de l’homme d’état, au contraire, avaient été comparativement secrets. Ses nobles paroles avaient été prononcées, les portes fermées, devant des collègues… » Ces allusions discrètes laissent deviner que la blessure de Motley était difficile à guérir : elle ne guérit en effet jamais. Il n’avait pas l’épiderme épaisse, les muscles robustes, les nerfs insensibles de ceux qui sont propres au service des démocraties : il était irritable ; son âme, de tout temps orageuse, s’était pour ainsi dire calmée dans la placidité polie de la vie diplomatique. Elle était jetée hors d’elle-même, dans un monde facile, brillant et en apparence heureux. Quand Motley se retrouva lui-même, victime de ce qu’il considérait comme une injustice horrible, l’étude même ne put plus le tranquilliser. Il arrivait à cet âge où le malheur guette l’homme et lui montre le néant de la vie. Il perdit en 1874 sa femme, celle qui avait été véritablement de tout temps la moitié de lui-même, le charme de sa maison, la consolation de ses maux ou réels ou imaginaires. Il lui restait des filles, aimables, spirituelles, mais, si empressée et si tendre que fût leur amitié, elle ne le consola point de la perte de sa femme. Il ne fit plus que languir. Son organisation trop nerveuse ne résista pas à ce dernier choc : depuis quelque temps déjà il était malade, il avait été frappé d’une paralysie partielle qui allait lentement en s’aggravant. Il ne pouvait plus travailler, bien que l’hémiplégie n’eût pas atteint son intelligence. La mort de Mme Motley fut le dernier coup. Il mourut près de Dorchester, en Angleterre, le 29 mai 1877. Il fut enterré dans le cimetière de Kensal-Green à Londres.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1874.