Un Humoriste allemande - Jean-Paul-Frédéric Richter

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Un Humoriste allemande - Jean-Paul-Frédéric Richter
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 133-175).
UN
HUMORISTE ALLEMAND

JEAN-PAUL-FRÉDÉRIC RICHTER.

Étude sur la vie et les œuvres de Jean-Paul-Frédéric Richter, par J. Firmery.

« Un Iroquois, un original qui semble tombé de la lune, bon diable d’ailleurs et le plus excellent cœur du monde, mais ne voulant ou ne sachant rien voir avec l’organe dont se servent les autres hommes : » c’est ainsi que Schiller, dans sa correspondance avec Goethe, définissait Jean-Paul. Et Goethe, à son tour, écrivait : « J’apprends avec plaisir que le monstre nouveau ne vous est pas tout à fait antipathique... On l’estime trop bas ou trop haut... Son sincère amour de la vérité, l’intérêt bienveillant qu’il porte au bonheur de l’espèce humaine, m’ont disposé en sa faveur. C’est dommage que l’isolement où il se plaît l’empêche de purifier son goût, car il y a en lui beaucoup de bon. »

Ce jugement des deux plus grands classiques de l’Allemagne est resté le plus juste et le plus vrai que la critique ait prononcé sur un auteur bizarre, qu’on a ou jeté au rebut trop précipitamment à cause de ses nombreuses et choquantes absurdités, ou loué outre mesure pour quelques inventions heureuses qui, se trouvant mêlées à tant de froides extravagances, tiraient de ce contraste leur charme principal. D’incontestables beautés d’une part, d’autre part certaines effusions et certaines fantaisies, à la mode durant la jeunesse de ce siècle, qui, après avoir ému, étonné et ravi nos grands-pères, laissent plus indifférente notre sagesse sceptique : voilà ce qui explique l’excès d’enthousiasme dont Jean-Paul a été quelquefois l’objet. Pendant le règne du romantisme, ce qu’on aima surtout chez ce poète épris du mystère, chez cet évocateur d’ombres et de fantômes, conteur non moins fantastique qu’Hoffmann, ce fut l’étrangeté des rêveries, l’abus de l’imagination et de la sensibilité. C’est alors que Mme de Staël traduisait sous ce titre, un Songe, le dialogue désespéré du Christ mort et de l’humanité orpheline, que Gérard de Nerval choisissait pour les lecteurs français dans l’œuvre du romancier allemand l’Éclipse de lune, poème mystique, la Nuit du nouvel an d’un malheureux, rêve attendrissant et moral, et que Philarète Chasles pouvait nourrir l’illusion de trouver des acheteurs pour les deux volumes de sa traduction du Titan. C’est alors aussi que Carlyle égalait ou même préférait Jean-Paul à Shakspeare, à Milton et à Ezéchiel, pour son pouvoir de sonder, d’animer, de Peupler « les abîmes sans fond du monde invisible, » pendant que Victor Hugo, ne voulant pas être en reste d’hyperbole et probablement trompé par le titre du roman que Philarète Chasles venait de traduire, comparait l’auteur du Titan... à Eschyle!

Aujourd’hui, c’est un autre aspect du talent de Jean-Paul que la critique, s’orientant d’instinct d’après les goûts nouveaux du monde, s’applique plus particulièrement à nous faire voir et apprécier. Peu touchée par les choses romanesques, sentimentales ou fantastiques, auxquelles on était trop uniquement sensible autrefois, elle recherche plutôt ce qu’il peut y avoir de réalité fidèlement peinte et d’inventions plaisantes dans les œuvres d’un écrivain qui, en étant le plus idéaliste et le plus vaporeux des poètes en prose, a été aussi ou voulu être un moraliste et un comique. Laissant, en un mot, le romantique dans l’ombre, c’est désormais l’humoriste que la critique étudie le plus volontiers, ce sont les élémens d’une définition de l’humour qu’elle rassemble avec curiosité dans ses écrits divers, et il lui est devenu plus facile, depuis qu’elle envisage chez Jean-Paul des qualités moins ambitieuses, de le juger avec cette modération dont Goethe nous a donné le conseil et l’exemple. Le mérite original du récent ouvrage de M. Firmery, c’est de nous raconter la vie de Jean-Paul et de nous expliquer son œuvre avec une simplicité qui repose des dithyrambes précédens, tracés d’une plume frémissante comme si l’émule d’Ezéchiel avait communiqué sa fièvre à ses admirateurs. Très substantielle et très complète, l’étude du jeune professeur français a été jugée, même en Allemagne, « capitale, » sinon « définitive. » Il n’y a rien de définitif en critique littéraire, puisque les hommes et les goûts se renouvellent. Le seul regret que puisse nous laisser un livre aussi bien fait, c’est qu’il faille un peu trop souvent croire le critique sur sa parole quand il déclare admirable un écrivain sur lequel il fait d’ailleurs toutes les réserves qui sont à faire. Il a été économe de citations, et c’était pourtant le cas de les prodiguer, puisque Jean-Paul, absolument illisible de suite, n’a de valeur que par fragmens, et ne peut ainsi que gagner à être mis en pièces et servi en détail, loin d’y perdre la moindre chose. Mais, d’un autre côté, comment blâmer M. Firmery d’avoir craint de trahir son auteur en le traduisant, lorsqu’on se rappelle que Jean-Paul lui-même a exprimé avec la dernière force l’impossibilité où nous sommes de le citer dans notre langue : « Si je veux prendre mes ouvrages en aversion, je n’ai qu’à me les figurer traduits en français ? »


I.

La vie de Jean-Paul-Frédéric Richter est si vide d’événemens extérieurs, si complètement étrangère aux grands faits généraux de l’histoire de son temps, qu’on pourrait l’esquisser tout entière en trois lignes; mais d’une vie de ce genre, ce ne sont point les contours, c’est le développement intime qui seul offre quelque intérêt.

Il naquit en 1763 à Wunsiedel, village du nord de la Bavière, où son père était pasteur. Doué par la nature d’un goût inné pour les livres, pour tout ce qui s’écrit et s’imprime, et du reste n’ayant point d’autres distractions dans sa solitude, il passa le meilleur de son adolescence à lire d’abord les ouvrages de théologie et de philosophie dont se composait la bibliothèque paternelle, puis, pêle-mêle, tous les auteurs qu’il put emprunter en quelque genre que ce fût, prenant, prenant des notes et découpant pour cet usage les feuilles restées blanches dans les sermons du ministre. Il était, de naissance, un


<poem>... de ces rats qui, les livres rongeants, Se font savans jusques aux dents,


et il prit tant de notes toute sa vie, il accrut si régulièrement et si continuellement ce monceau de richesses partout ramassées, qu’à l’âge de dix-sept ans il se voyait déjà à la tête de douze énormes volumes d’extraits. A l’université de Leipzig, où il fut reçu, après la mort de son père, comme étudiant gratuit, muni d’un certificat de pauvreté, il sentit le pressant aiguillon des besoins matériels : naturellement alors la plume s’offrit à lui comme le seul gagne-pain concevable pour une imagination qui ne voyait dans le monde que des écrivains, des livres et des lecteurs. Il consulta donc ses cahiers d’extraits, et comme les satires étaient le genre littéraire à la mode et qu’il faut avoir de l’esprit pour faire des satires, il résolut d’être spirituel. Jusque-là, dans des exercices écrits pour son usage, Uebungen im Denken, Tagebuch meiner Arbeiten, il s’était montré étonnamment sage, froid et sec, condamnant même en termes exprès le langage figuré, comme contraire au sérieux de la pensée. Soudain, sans transition, les Procès groënlandais (1783) inaugurent cette orgie d’images, cette danse effrénée de sons et de couleurs, ce capharnaüm de rapprochemens baroques et saugrenus qui caractérise le style du fameux humoriste. C’est que ce brave Allemand avait tout à coup jugé utile d’avoir des métaphores et de l’esprit, et que ni une volonté énergique ni des notes prises dans les écrivains witzig et bilderreich, Sénèque, Ovide, Rabelais, Montaigne, Swift, Pope, Young, Sterne, Voltaire, Rousseau, Lessing, etc., ne lui manquaient pour remplir ce programme à la sueur de son front.

Les Procès groënlandais sont d’ailleurs une satire mortellement ennuyeuse, d’une excessive généralité, telle qu’on pouvait l’attendre d’un jeune homme qui n’avait sur toute chose que des idées vagues et ne connaissait lien du monde réel. Cet ouvrage trouva un éditeur, mais non point des acheteurs; nullement découragé par ce premier échec, le vaillant plumitif sentit la nécessité de faire des miracles pour se réconcilier les libraires désormais sur leurs gardes. En attendant, à bout de ressources, il se réfugia auprès de sa mère, elle-même fort malheureuse, et là il connut la misère, la misère en famille, une misère telle qu’un fils de la pauvre Mme Richter se suicida pour débarrasser, disait-il, le ménage d’une bouche inutile. Ce qui sauva Jean-Paul dans cette crise, ce fut d’abord la force, la santé d’un tempérament optimiste, continuant à être bon et gai en dépit de tout ; et puis ce fut aussi l’imperturbable foi qu’il avait dans sa mission d’écrivain, l’enthousiasme d’auteur qui lui faisait chérir ses projets de livres plus que ses frères, plus que sa mère elle-même, et considérer comme autant de thèmes littéraires les expériences les plus douloureuses de la vie. Dans l’unique chambre qui sert à la fois de cuisine, de dortoir, d’atelier à tout faire, pendant que Mme Richter balaie, fait la lessive, file au rouet le jour et la unit pour pouvoir acheter des souliers à ses enfans, Jean-Paul, assis à sa table de travail, continue à prendre des notes et recueille en même temps des impressions profondes, dont le vivant souvenir fera plus tard de ses romans de Siebenkäs et de Quintus Fixlein les meilleurs et les moins factices de ses ouvrages.

Trois bonnes âmes, un pasteur, un fermier et un maître de forges, compatissant à la triste situation de la famille Richter, offrirent à Jean-Paul de diriger l’éducation de leurs enfans. Il accepta, voyant dans cette façon de gagner sa vie un emploi conciliable avec le seul objet de l’existence telle qu’il la rêvait, lire, écrire, compiler, et il fut bien le pédagogue le plus paradoxal, le plus extraordinaire de tous ceux qui ont jamais conçu l’instruction et l’éducation de l’homme comme une affaire purement «livresque. » L’objet de la pédagogie étant à ses yeux de former des écrivains, et des écrivains spirituels (Bildung zam Witz), sa méthode pour atteindre ce but consistait premièrement à faire copier à ses élèves de longues pages empruntées aux auteurs les plus divers, secondement à leur montrer comment on oppose et comment on rapproche les choses sans analogie naturelle contenues dans ces extraits disparates, afin de faire jaillir, du choc d’élémens hétérogènes, l’étincelle de l’esprit. « j’accoutumai mes élèves à saisir et à comprendre les ressemblances empruntées aux sciences les plus éloignées et à en découvrir par eux-mêmes. » En deux mots, l’antithèse et la comparaison composaient tout l’enseignement du jeune précepteur. Il faisait apprendre par cœur aux enfans des jeux de mots, des épigrammes, des anecdotes spirituelles, et tous les jours certaines heures réglées étaient consacrées méthodiquement à la production spontanée des traits d’esprit. Un cahier rouge, tenu par le maître, enregistrait avec honneur les meilleurs mots des élèves. « l’homme est un fruit à noyaux, dit un jour le petit Fritz, puisqu’à l’intérieur il a des os. » — « La marche est une chute perpétuelle, » remarqua le petit Emile. L’Anthologie des bons mots de mes élèves mentionne encore ceux-ci : « L’homme est attiré par les métaux comme l’électricité. » — « Le miroir est l’écho de la vue. » — « Quatre choses imitent l’homme : l’écho, l’ombre, le miroir et le singe, » Un autre prodige noté au cahier d’honneur avec admiration, c’est la masse de copie fournie par les apprentis écrivains : cent vingt pages en huit jours de la main de Léon, quatre-vingt-seize pages en six jours de celle de George, et le 12 mai, date mémorable, on voit Charles remettre à son professeur émerveillé cinq cent quarante pages d’analyses et d’extraits!

Les études personnelles de Jean-Paul pouvaient très bien marcher de front avec la pédagogie ainsi entendue ; le maître prêchait d’exemple en même temps que de doctrine. Il avait un recueil de Pensées, un recueil d’Ironies qui remplissait vingt cahiers en 1787, un recueil d’Inventions satiriques, qui en comptait quatorze, un recueil de Folies, un recueil d’Esprit (Witzsammlung), un encore de Préparation à l’esprit (Anleitung zum Witz), etc. Dans d’autres volumes, il avait fait collection de noms bizarres, de sous étranges, ou simplement de synonymes pour varier son style. Le Dictionnaire auxiliaire avait, pour exprimer l’idée de détérioration, cent quatre-vingt-quatre termes ; pour celle de mort, plus de deux cents. Il fallait souvent revoir ces collectanea, les comparer, les combiner. L’humoriste, pour ne pas perdre de temps, s’était tracé une méthode rigoureuse, à laquelle il resta constamment fidèle : « La première semaine, lis le cahier Laune; la deuxième, Ironie; la troisième, Allemand; la quatrième, Esprit. — Une once de café, le matin. — A la suite de chaque cahier d’extraits, mets une table des matières d’après les différentes sciences; par exemple, histoire naturelle, etc. — En mangeant, lis les extraits. — Avant de sortir, lis Satire, Esprit... »

Professeur, Jean-Paul, en un sens, l’était essentiellement, puisque jamais écrivain n’agit moins par impulsion naturelle et plus par doctrine et par système ; seulement il n’enseignait qu’une chose : sa propre façon d’être spirituel, — ou absurde. Jusque dans ses lettres familières, la préoccupation d’enseigner le poursuit; il donne des préceptes de style à ses correspondans ; lui-même, il ne leur dissimule pas que, s’il leur écrit d’aussi longues lettres, c’est parce qu’il espère trouver, dans la liberté du style épistolaire, des jeux de mots, des métaphores et des rapprochemens qu’il pourra utiliser dans ses livres. Aussi tient-il une comptabilité réglée de toutes ses plus petites productions. Il n’est pas homme à rien perdre ; il recopie mot pour mot ses épîtres soignées ; si, pressé par le temps, il se voit obligé d’envoyer en hâte quelque billet il prie son correspondant de le lui renvoyer après qu’il l’aura lu. Ses lettres sont donc, elles aussi, des exercices d’esprit et de la copie, comme les bons mots du petit Fritz et comme les longs extraits du jeune Charles.

En 1789, Jean-Paul publia une nouvelle satire, le Choix tire des papiers du diable, qui trouva, je ne sais comment, un éditeur. Personne ne put lire ce second exercice de style et d’esprit, aussi dépourvu de suite, de substance réelle et de sens que les Procès groënlandais, et dont un ami de l’auteur lui écrivait qu’il aurait besoin de le relire quatre cents fois pour le comprendre. Ne possédant toujours que l’instruction tirée des livres, continuant à tout ignorer du monde, ce scribe inoffensif, atteint de folie douce, ne parvient ni à mordre, ni à piquer, et faisant, comme d’usage, une théorie de son impuissance même, il donne de la satire cette définition très nouvelle : « une simple grimace métaphorique. » Dans quelques-unes des productions ultérieures de Jean-Paul nous finirons par découvrir un peu de fond solide ; jusqu’ici il n’a encore trouvé que des formes vides, dans lesquelles, Dieu aidant, il fera plus tard entrer quelque chose. C’est le moment de tenter une description de ce style, qu’on a appelé «inimitable» et «unique,» sans doute parce qu’il ne s’est rencontre personne d’assez laborieusement absurde pour en appliquer toutes les recettes ; car ce qui est artificiel à ce point est en soi très susceptible d’imitation.

Comme pour tous ceux qui sont des stylistes, c’est-à-dire plus et moins que des écrivains, la grande affaire pour Jean-Paul n’est pas de donner à ses pensées leur expression adéquate, mais de détourner vers les mots, par la disproportion étudiée du fond et de la forme, l’attention du lecteur qui d’elle-même se porte vers les choses. Seulement il y a des degrés dans la violence qu’on peut exercer sur notre attention. La plupart des acrobates du style se contentent, pour qu’on les regarde, de prendre des poses ou bien de faire des mines et des grâces, et quelquefois ils descendent de la corde roide, parlent tout uniment et disent : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles et me donnez mon bonnet de nuit. » Jean-Paul, pour que nous l’écoutions, fait un vacarme de tous les diables, nous tire dans les oreilles, dans les yeux, des fusées, des pétards qui nous assourdissent, nous aveuglent, nous font voir trente-six chandelles, et il se croirait déshonoré s’il disait la moindre chose simplement. Il appelle les lunettes « les béquilles de la vue; » la grêle, « les balles de fusil de l’atmosphère qui fait feu. » eut-il dire d’un poète qu’il unit la grossièreté à la délicatesse, il s’écrie : «Sur la même langue s’embrassaient le chant du séraphin et les plaisanteries du cabaretier. » Boire délie la langue que manger enraye ; cela se dit dans la langue de Jean-Paul : « Les vins sont la synovie de la langue, la nourriture en est le sabot. » Même dans les notes qu’il donne à ses élèves il s’évertue à être ingénieux : « Léon et George ont fait pousser dans la serre chaude de leur chambre toute une orangerie de fruits. » — « Faisons assavoir par les présentes que le nommé Charles a déposé chez le soussigné vingt-quatre pages de dissertation sortant de sa manufacture. » — Une petite fille, à qui il apprenait aussi l’esprit comme aux garçons, avait fait, en mangeant, des taches sur sa robe : « l’enfant a sur sa robe quelques taches de plus que la lune ; fasse le ciel qu’elle cesse enfin d’imiter avec cuillères et fourchettes les impressions sur étoiles! »

Le style jugé le pire par une telle rhétorique, c’est précisément le meilleur, celui qui présente un miroir à la nature, rend les objets avec le plus de fidélité et se ressent le moins des conditions relatives où est placée la personne de l’écrivain. « Point de récit monotone et suivi ‘platt), mais des exclamations, des remarques philosophiques, des digressions et des discours comiques à la façon de Sterne. » Notre humoriste, qui toujours se contemple lui-même et se regarde écrire, s’interrompt de temps en temps pour s’écrier qu’il entend bien mettre dans ses livres tout ce qui lui passera par la tête, et qu’il serait au désespoir si on pouvait le convaincre d’avoir jamais enchaîné logiquement des faits imaginaires ou réels ayant fait faire un pas à l’intrigue. Comme dans le roman satirique de Rabelais, modèle principal de Jean-Paul, il faut que l’importance de la broderie soit infiniment supérieure à celle de la trame. De là les extra-feuilles (extrabätter), hors-d’œuvre intercalés dans le récit et parfois ajoutés après coup, si, en dépit de sa propre poétique, le narrateur s’est laissé entraîner par le courant de la composition. A défaut d’un fragment de quelque étendue, il suffira, pour détruire toute impression d’unité, de siffler un air quelconque ou d’écrire : hic hec hoc, hujus, hair, hunc hanc hoc, hoc hac hoc. Ou bien encore, puisque l’usage et le sens commun veulent que l’on commence un livre par la préface, on pourra la mettre au milieu. Le trente-quatrième chapitre d’un roman de Jean-Paul débute par dix pensées numérotées, que l’auteur appelle « Mes dix persécutions contre le lecteur; » après quoi, il dit : « Le lecteur espère, au bout de ces dix persécutions, entrer à pleines voiles dans le port historique et y rester tranquille à l’abri de mes personnalités : pauvre lecteur ! » l’ingérence de la personne de l’écrivain dans son récit doit être continuelle, et Jean-Paul ne cesse pas de parler de lui-même à tout propos. De puériles fictions viennent gauchement rattacher les romans à leur inventeur : tantôt c’est un conseiller aulique de ses amis qui lui communique des rapports officiels d’après lesquels il feint de raconter une vie, et tantôt c’est un chien qui lui apporte chaque matin le journal des événemens de la veille; trouvaille ingénieuse qui lui permet de substituer aux expressions banales de chapitre premier, chapitre deuxième, etc., ces titres originaux : Première poste aux chiens, seconde poste aux chiens, etc.

Ces gentillesses et ces sottises, cette invasion effrontée du moi, voilà le terme où devait logiquement aboutir, comme Hegel l’observe avec profondeur, la subjectivité infinie, principe de l’art romantique, en opposition avec la belle objectivité de l’art grec. L’humour, selon ce grand philosophe, est le dernier mot du romantisme, la dissolution de toute forme et la ruine même de l’art. Pour que la ruine soit complète, Jean-Paul raille sa propre personne, montrant ainsi qu’il ne prend rien au sérieux, pas même lui, le centre et le tout de son œuvre. Déjà, dans les Procès groënlandais, il s’était moqué des malheureux auteurs que la faim pousse à écrire, et de cette « misérable descendance de Sterne,» qui préfère l’imitation des Anglais à celle des anciens : à la fois anglomane et famélique, c’était un double soufflet qu’il donnait sur son propre visage. Cette désinvolture d’une folie consciente, qui ne se gobe pas, est un trait caractéristique de l’humour, et dans tous ses ouvrages Jean-Paul fera voir qu’en considérant l’univers comme rien, il n’a pas l’outrecuidante prétention de s’exempter lui-même du néant universel. Sentimental, il se gausse de la sentimentalité ; théoricien, il tourne en ridicule les faiseurs de théories ; rat de bibliothèque, il se rit de ceux qui, n’ayant appris à connaître le monde que du fond de leur cabinet, apportent dans la vie réelle et dans la société des hommes une sagesse puisée dans la solitude et dans les livres.

Les singularités de la diction de Jean-Paul ont provoqué, de la part de ceux qui ont tenté de les décrire, une grande émulation de couleurs et d’images. Carlyle le compare, pour la diversité des élémens de son style, pour ses métaphores empruntées aux quatre points de l’horizon, à un géant qui jonglerait avec l’eau, l’air, la terre et le feu ; Philarète Chasles, à une forêt vierge, pour ses phrases de trois pages, pour ses mots de trois lignes, pour le chaos de ses obscures ellipses et pour l’inextricable enchevêtrement de ses parenthèses qui enfantent des sous-parenthèses. M. Firmery n’essaie pas de renchérir ici sur le pittoresque de ses devanciers ; il fait mieux : il démonte la machine; il détaille, une à une, toutes les pièces d’un casse-tête chinois, qui est fort compliqué sans doute, mais n’a rien de mystérieux.

Le procédé essentiel de ce style consiste à entre-choquer dans la même phrase des choses différentes ou contraires. Jean-Paul pédagogue avait inscrit dans son programme d’études l’astronomie et l’anatomie, non pas, bien entendu, pour enseigner à ses élèves l’astronomie et l’anatomie, mais pour enrichir leur vocabulaire d’écrivains humoristes en leur fournissant des métaphores empruntées aux deux domaines « de ce qu’il y a de plus vaste et de ce qu’il y a de plus petit. » Peu importe que les termes de comparaison soient inconnus du lecteur; au contraire : plus vous ferez d’allusions à ce que personne ne sait, plus vous serez un écrivain original et rare. Il est clair que Jean-Paul n’avait pas passé sa vie à tout lire, tout copier et tout relire dans ses cahiers d’extraits, sans acquérir une érudition très variée. Une ligne égarée d’un scoliaste obscur, une observation botanique de Linné, une expérience de physique tentée par un savant d’Odessa. tout entre dans son magasin d’idées et d’images. C’est pourquoi un savant critique, W. Ernest Lichtenberger, ne peut lire Jean-Paul sans se sentir «humilié de son ignorance, » et sans penser que, « pour un esprit supérieur, sachant toutes choses, saisissant instantanément les rapports les plus compliqués, cette lecture serait un répit exquis. » Les combinaisons les plus cachées, a dit Carlyle, il les pénètre; les plus distantes, il les embrasse d’un regard. Pour briller dans toute leur énigmatique concision, les images ne doivent pas se développer à la façon d’une comparaison logique, montrant successivement la pensée, la figure, et les signes qui rattachent la figure à la pensée; il faut les concentrer (zuzammen-drängen) et faire rentrer la pensée dans la figure, en supprimant les signes de corrélation. Ainsi, on ne dira point : Il l’appela en sifflant, comme on appelle en tirant le cordon d’une sonnette; mais : Il tira, pour l’appeler, le cordon de sonnette du sifflet. On ne dira point : Cette demoiselle se couvrait de son ombrelle, comme le soleil se cache à demi dans le crépuscule ; mais : Elle se couvrait à demi, comme le soleil, du crépuscule d’un parasol. L’étranglement de la phrase peut aller jusqu’à supprimer totalement un membre nécessaire, sans lequel elle devient, non-seulement obscure, mais absurde et fausse. Ainsi, rouler le rocher de Sisyphe et chercher la pierre philosophale sont deux emblèmes de tentatives condamnées à échouer; de ces deux emblèmes différens, Jean-Paul n’en fait plus qu’un, et il écrit : Rouler la pierre philosophale de Sisyphe. Je me demande si les étrangetés de la nouvelle école littéraire dite symbolique ou décadente n’auraient pas dans l’étrange rhétorique de Jean-Paul une de leurs origines ? Mais Jean-Paul est plus clair, et il ne contrarie point, en somme, le génie de sa langue, au lien que les décadens violentent et déshonorent la nôtre. L’allemand, par l’élasticité de ses phrases, par l’hospitalité d’un vocabulaire largement ouvert aux mots composés et aux néologismes, disons tout, par l’absence d’une véritable prose littéraire, offrait aux témérités de Jean-Paul un champ inculte et vague qu’il pouvait bouleverser et ravager sans crime. Il n’a jamais su faire un vers de sa vie, et, pour en faire, ce n’était pas l’imagination qui lui manquait; mais c’était le sens de ce qui est rythmé, mesuré et fini : il faut avoir, pour écrire en vers, le goût et le besoin d’une forme déterminée qui faisaient radicalement défaut à Jean-Paul, et dont le contraire, l’indétermination, est caractéristique de sa pensée et de son style.

Citons comme spécimen une longue phrase pleine d’images, mais d’images mal cousues, « comme une troupe de souris qui émigrent viennent se pendre à la queue les unes des autres; » phrase mal construite en outre et mal équilibrée, traînante, ennuyeuse, interminable : « Je suis entré dans le saint état du mariage, c’est-à-dire pour parler plus laconiquement, la faim m’a poussé à mordre dans la pomme de Sodome quand j’aurais dû seulement repaître mon esprit de sa belle apparence, et pour récompense j’y ai trouvé de la poussière, l’œuvre d’une piqûre qu’une guêpe y avait faite dès longtemps, c’est-à-dire la précipitation affamée de mon estomac a détruit l’agréable illusion de mes yeux, et comme un enfant j’ai blessé mon palais curieux avec le vernis brillant d’une poupée qui ne m’avait été donnée que pour en faire un jeu, c’est-à-dire je me suis laissé lier les ailes de l’amour avec les chaînes de l’hymen, ou, pour parler au figuré, une métamorphose à rebours condamne le papillon, cet hôte ailé des fleurs, au destin de la chenille paresseuse qui, tout le long de sa vie, ronge la même feuille; c’est-à-dire, enfin, la fièvre brûlante a été éteinte par cette eau dont elle était si assoiffée. » Les parenthèses : pour parler plus laconiquement, pour parler au figuré, venant faire un pied de nez au lecteur pendant que l’insupportable bavard devient de plus en plus prolixe et qu’il ne cesse pas de prodiguer les métaphores, rappelleraient le gaadent brevitate modérni (les modernes aiment la brièveté) du discoureur Bridoye dans Rabelais, s’il n’y avait pas cette grande différence que Bridoye est comique, c’est-à-dire naïf et sérieux, tandis que l’illogisme de Jean-Paul s’égaie toujours dans la conscience qu’il a de lui-même. Ce n’est donc point ici du comique, c’est de l’humour, et ce genre d’absurdité voulue et clairvoyante serait plutôt comparable à certaines autres fantaisies, moins bonnes, de Rabelais, telles que celle où il nous montre Caresmeprenant faisant toutes choses à rebours, se baignant sur les clochers et se séchant dans les rivières. Un humoriste allemand, Lichtenberg, a imaginé une liste de contradictions du même goût : c’est un catalogue d’objets à vendre aux enchères, dans lequel on voit des bouteilles de Madère d’Islande, un baromètre qui annonce toujours le beau temps, un couteau sans lame auquel manque le manche, etc.

Jean-Paul, qui avait lu toutes sortes de livres, connaissait nos classiques et leurs imitateurs du XVIIIe siècle ; il avait remarqué le caractère de noblesse que donne au style de la grande école française l’emploi des termes généraux, et il avait beaucoup médité sur le fameux conseil de Buffon aux écrivains, non pour le suivre, mais pour en prendre le contrepied. L’humour étant, par excellence, le dissolvant de tout ce qui est sérieux et grave, de tout ce qui est grand ou sublime, est ennemi ne de la noblesse du style. Son principe inspirateur est ce que Jean-Paul, dans sa Poétique, appelle « l’idée anéantissante, » autrement dit le sentiment de l’universelle vanité, et sa méthode consiste à rapetisser tout ce qu’il exprime, en affectant de choisir les vocables les plus individuels, les plus techniques, les plus concrets; car les termes généraux ennoblissement, mais le mot propre ridiculise. Genou est plus général que rotule, et tomber à genoux est une expression pleine de grâce et de noblesse; mais si je dis d’un homme qu’il s’est mis sur ses rotules, sa prière aurait beau être aussi pathétique que celle du vieux Priam demandant à Achille le cadavre d’Hector, je suis certain de faire rire à son sujet. Couvre-chef est très noble ; chapeau peut encore se faire respecter : jamais gibus ni panama n’ont figuré dans le haut style. L’éloquence des prédicateurs est comparable à une eau pure répandue pour éteindre l’incendie des passions, et dans ces termes généraux l’image peut rester grave et noble; mais si j’imagine de comparer les gosiers des prédicateurs à des lances de pompes à incendie, il n’y a plus moyen que le lecteur prenne leur mission au sérieux. Le sternocleidomastoïdeum est un muscle qui sert à faire incliner la tête, et toute fiancée qui acquiesce à la question du maire : Consentez-vous à prendre pour époux M. un tel, ici présent? En joue naturellement : que je m’avise, en rappelant le souvenir d’un moment si solennel, de donner ce détail d’anatomie, le ridicule de nos actes les plus graves, le néant de l’homme et de la vie deviendront sensibles aussitôt. Par un procédé renouvelé de Sterne et de Rabelais, Jean-Paul apporte dans ses fantaisies les plus folles le scalpel, la balance ou le compas, et fait de sa plume extravagante un instrument de précision scientifique. Là où vous n’attendiez qu’une expression générale et vague, vous rencontrez des mesures exactes et des calculs minutieux : « Semblable à un veuf, qui chaque jour divise son demi-deuil en des fractions de plus en plus petites, en tiers de deuil, en quart, huitième, seizième, — bien que le deuil ou le numérateur ne puisse jamais être zéro, d’après les lois des mathématiques, — Walt à cet aspect transforma son demi-deuil, pour parler un langage arithmétique, en un dénominateur infiniment grand et un numérateur infiniment petit, c’est-à-dire qu’il devint ce qu’on appelle communément gai. »


II.

Notre humoriste, n’ayant réussi, ni par les Procès groënlandais, ni par le Choix tiré des papiers du diable, à attirer sur lui l’attention du public, résolut d’employer d’autres moyens. Il se coupa d’abord la queue de cheveux qui constituait la coiffure à la mode chez les hommes de la fin du XVIIIe siècle, débarrassa son cou de la cravate, porta des chemises à la Hamlet, c’est-à-dire ouvertes sur la poitrine, et obtint par cette tenue excentrique un grand succès de scandale. Puis il fit paraître la Loge invisible. C’était non plus une satire, mais un roman. Le choix du titre avait été laborieux. Longtemps Jean-Paul hésita entre : Poudre de Margrave, Harpe éolienne, Sublime opéra, les Urnes, les Momies, Microcosme, Sirius, Etoile du soir, la Loge invisible et le Vert cadavre de nuit sans le neuvième casse-noisette. Il se décida enfin pour l’avant-dernier. Comme ceux de Trissotin, « ses titres ont toujours quelque chose de rare. » Il écrivit plus tard : les Pensées nocturnes de l’accoucheur Biernessel sur la perte de ses fœtus d’idéal; la Pousse de l’année du bocage philanthropique; les Réjouissances biographiques sous le crâne d’une géante, etc. Qu’est-ce que cette géante? Une statue colossale de l’Europe, dans la tête creuse de laquelle Jean-Paul feint d’installer son pupitre et d’écrire son roman. Celui de la Loge invisible est divisé en cinquante-six secteurs et en extra-feuilles, et les secteurs ont pour titres : Mon apoplexie, Ma botte fourrée. Mon liripipium de glace, Grandes fleurs des aloès de l’amour, etc. Au lieu de chapitres et de livres, le Titan nous présente des cycles et des périodes du jubilé.

En devenant romancier, en faisant jouer un ressort nouveau, le sentiment, Jean-Paul restait fidèle à ses cahiers d’extraits et à toutes ses anciennes habitudes de composition artificielle. Il n’était point sentimental de sa nature, et il se fit sentimental, de même qu’il s’était fait spirituel. Bon diable et bon cœur, comme Schiller le définit, il avait un tempérament froid. Très capable d’amitié et ami excellent, jamais (chose incroyable) il ne fut amoureux. Il était grand, fort, blond, rougeaud, un peu trop porté vers les boissons excitantes, telles que la bière et le café, et, « parce qu’il estoit naturellement phlegmatique, » il cachait dans ses poches profondes deux bouteilles de vin rouge ou blanc, auxquelles, en disciple consciencieux de Rabelais, il demandait volontiers l’inspiration, jusqu’au point de compromettre quelquefois l’équilibre de sa haute stature. A l’époque déclamatoire et sentimentale où il vivait, Jean-Paul, par cette humeur singulière, est vraiment l’unique, der einzige; seul peut-être parmi ses contemporains, il n’a pas maudit la vie avec Werther.

Le sentiment et l’esprit n’ont guère de parenté, ils diffèrent même jusqu’à être contraires et hostiles; ils étaient représentés, dans la bibliothèque de notre humoriste, par deux ordres de cahiers très distincts, et d’abord il réussit mal à en opérer la fusion. Faire succéder aux scènes comiques des scènes attendrissantes, c’était un procédé faible et primitif. Jean-Paul ne devait apprendre que peu à peu, et seulement jusqu’à un certain point, ce mélange intime de l’esprit et du sentiment, cet art exquis de rendre le grotesque aimable et sympathique, dont il n’y a chez Rabelais que l’indication et le germe, où Sterne et Cervantes ont excellé, et qui est le profond et charmant secret de l’humour. Ses effusions sentimentales sont des exercices littéraires souvent ironiques, mais pas toujours, et il est parfois malaisé de savoir s’il veut rire ou s’il entend être pris au sérieux. Il mille, par exemple, la manière de Klopstock ; puis il se met à l’imiter gravement, sans que l’imitation trahisse la moindre intention de parodie. Il raconte, d’une jeune fille, qu’au son de la musique « elle sent toutes les larmes prisonnières s’accumuler autour de son cœur, » et, si nous n’étions pas avertis par M. Firmery, qui s’y connaît, que ce passage est ironique, nous ne nous en douterions pas, tant il a écrit dans le même goût de phrases qui paraissaient sérieuses! Il est vrai que Jean-Paul et ses commentateurs conservent la ressource de mettre toutes les incohérences de ce genre sur le compte de l’humour et de « l’idée anéantissante; » car l’humour a ceci d’extrêmement commode, qu’il n’y a point d’absurdités ni de contradictions qu’il ne puisse servir à expliquer.

Factice ou naturel, sincère ou sérieux, le sentiment fut sous la plume de Jean-Paul un thème plus heureux que l’esprit; les romans firent ce que les satires n’avaient pu faire, et il eut enfin la joie de trouver non-seulement un éditeur enthousiaste et convaincu, mais des lecteurs et des acheteurs. Il y a, au début de la Loge invisible, une scène qui fonda la réputation de l’écrivain. Le grand maître des forêts, M. de Knörr, a une fille à marier, qu’il réserve à l’homme assez habile pour gagner sur elle une partie d’échecs dans un tournoi de sept semaines. On ne nous dit pas que les perdans eussent la tête coupée ; mais la demoiselle était lasse de la monotone et interminable série de victoires gagnées sous l’œil vigilant de son père. Elle dressa secrètement sa chatte à sauter sur sa main lorsqu’elle faisait un mouvement du doigt : un jour que le capitaine von Falkenberg allait être battu, elle fit ce mouvement au bord de l’échiquier. La chatte bondit, toutes les pièces furent brouillées, et M. de Knörr, assiégé de divers côtés, finit par consentir à donner sa fille au capitaine. Mais Mme de Knörr mit une condition au mariage : le premier-né, pendant huit années, devait être élevé sous terre. Le petit Gustave fut donc enfermé dans une espèce de caveau, où il resta huit ans. Comment il respirait, comment il prenait l’air, c’est ce que Jean-Paul croit utile de nous expliquer scientifiquement. Toutes ces puérilités servent de support et d’introduction à une idée vraiment belle, originale et féconde: Gustave a un précepteur, qui le prépare de longue main à la sortie du caveau, à ce qu’il appelle une résurrection. « Si tu es sage, lui disait-il, et si tu n’es pas trop impatient, si tu m’aimes bien, tu pourras mourir. Quand tu seras mort, je mourrai aussi, et nous irons au ciel (par là il entendait la surface de la terre) ; là, tout est beau et magnifique. Là, le jour on n’allume pas de flambeau; mais au-dessus de toi, dans l’air, il s’en tiendra un aussi grand que ma tête, et tous les jours il tournera autour de toi. Le plafond est bleu, et aucun homme ne pourrait l’atteindre même en montant sur une échelle ; et le plancher est doux et vert et plus beau encore. Là sont les hommes bons dont je t’ai souvent raconté l’histoire, et tes parens qui t’aiment tant. Mais il faut que tu sois bien sage. — Ah ! quand donc mourrons-nous ! disait le petit. » Il sort de dessous terre au terme marqué, et contemple d’un œil émerveillé les magnificences de la nature. Cette scène de la résurrection, si pleine de poésie et de philosophie, conquit à Jean-Paul ses premiers admirateurs (1792).

Hespérus (1795) mit le sceau à sa gloire. Presque subitement, il devint l’auteur favori de l’Allemagne. A la foire de Leipzig, ses ouvrages étaient plus demandés que ceux de Goethe et de Schiller. Lavater envoya un peintre faire son portrait. A Weimar, où Jean-Paul se rendit l’année suivante, il fit sensation et charma tout le monde, à quelques illustres exceptions près, excitant au moins la curiosité de ceux qui n’étaient pas sous le charme. Trois ans plus tard, à Berlin, ce fut un triomphe. La reine, les ministres l’invitèrent à diner. Les acteurs jouèrent pour lui leurs plus beaux rôles, et les professeurs de philosophie lui exposèrent à l’envi leurs systèmes. On se disputait sa personne, un cheveu de sa tête, un poil de son chien. « Mais que pourrait-on faire de plus, s’écriait le roi Frédéric-Guillaume irrité, pour un grand homme d’état ou pour un héros qui aurait sauvé la patrie ? »

Ce prodigieux succès, qui ne fut d’ailleurs qu’un engouement Passager, reste un phénomène surprenant, pour l’intelligence duquel l’explication tirée de quelques beautés durables et de certains défauts à la mode devient insuffisante. Il faut, pour le comprendre, se rappeler l’espèce d’attentat que Goethe, épris de l’art grec et de la belle antiquité, méditait à ce moment contre le génie même de sa nation et de sa race. Jean-Paul l’Iroquois, comme l’appelait Schiller, Jean-Paul le Chinois, comme Goethe le désigne dans une épigramme, ou tout simplement Jean-Paul le Tudesque, nous apparaît alors, beau ou laid, comme la tête de Méduse dont la vieille Allemagne, menacée de perdre les caractères héréditaires de l’esprit germanique, se fit un boucher pour repousser l’effort du néo-hellénisme. Jamais Barbare issu des brouillards gothiques ou cimmériens ne ressembla moins à un Grec; l’humour, étant la dernière évolution du subjectivisme romantique, est opposé à l’idéal classique comme le pôle nord au pôle sud. Jean-Paul contre Goethe, c’était donc le Germain contre l’Hellène ; c’était la passion de tout ce qui est vague, indéterminé et sans règle, se déchaînant contre le culte de la forme, de la mesure et de la discipline. Le vrai génie, selon Novalis et l’école romantique allemande, « dédaigne la perfection de la forme qui est l’apanage du talent, » et Goethe, trop artiste, est par là même un poète inférieur. Fidèle à cette doctrine vraiment nationale, Jean-Paul soutint à son tour que la forme est futile, et que le fond seul, c’est-à-dire les sentimens et la vérité, importe. Il l’affirma même un peu plus qu’il ne pouvait le penser et le croire dans sa recherche affectée d’un style bizarrement façonné pour l’étonnement des simples, et il l’affirma parce que le parti hostile à Goethe le poussa dans cette voie. Herder, vaste génie et artiste impuissant, esprit sombre et jaloux, devenu sourdement l’adversaire de Goethe, dont il avait été le maître et l’ami, s’était enfermé à Weimar dans une solitude chagrine d’où il fulminait contre l’hellénisme, la froideur classique et l’adoration païenne de la forme. Il fit à l’auteur d’Hespérus un accueil enthousiaste, que Jean-Paul raconte ainsi dans une lettre : « Herder ne pouvait se rassasier de m’embrasser. Il loue presque tout dans mes ouvrages, même les Procès groëlandais. Il me disait que, chaque fois qu’il lit l’Hespérus, il est pendant deux jours incapable de tout travail. Il ne cessait pas de me serrer la main. Il m’écrasait sous l’éloge. » Le bon Jean-Paul hésitait à se croire un aussi grand homme ; mais Herder lui prouva que sa poésie riche et débordante était infiniment supérieure aux productions poétiques des autres, de ces écrivains sans âme qui n’ont en vue qu’une belle forme, foyers sans chaleur, fontaines sans eau. Non encore persuadé, l’excellent jeune homme voulait courir se jeter naïvement aux genoux du grand Goethe. On ne put pas l’empêcher d’aller lui rendre ses devoirs ; mais on fit tout pour le prévenir contre lui, et pour que l’entrevue fût glaciale. Goethe, lui dit-on, est froid comme un marbre ; faites-vous de glace comme lui, et surtout n’oubliez pas que vous êtes au moins son égal. Le dieu fut assez froid, en effet ; mais, toujours poli, il invita Jean-Paul à déjeuner. Après déjeuner, il lut à ses convives son poème inédit d’Hermann et Dorothée, et Jean-Paul est assez honnête pour ne pas dire de mal de ce chef-d’œuvre ; mais, sincèrement, que pouvait-il goûter dans un récit « monotone et suivi » (platt), où il n’y a ni « exclamations, » ni « digressions, » ni ingérence impertinente de la personnalité du poète ? Étrange tableau et qui fait rêver : Hermann et Dorothée lu par Goethe à Jean-Paul ! On dirait une promenade dans un musée d’antiques offerte, en guise de distraction et de fête, à quelque chef peau-rouge tatoué, bariolé, coiffé d’un plumage aux mille couleurs d’oiseau de paradis ou de kakatoès.

L’opposition entre Goethe et Jean Paul n’est pas uniquement celle de deux arts, ou, si l’on veut, de l’art même et de son contraire. Elle s’étend à tout, et l’on pourrait retracer la vie, l’esprit, les goûts, le caractère, le talent de l’un et de l’autre sous la forme d’une perpétuelle antithèse. Quel contraste entre leurs deux éducations ! Goethe, riche, heureusement né, beau comme un Apollon et brillant de jeunesse, voulait savoir, mais jouir, et goûter aussi bien à l’arbre de la vie qu’à celui de la science. Sa curiosité était tournée d’abord vers le monde réel et son activité toute portée au dehors, soit que, par un gai soleil de janvier, il se lance comme une flèche sur l’eau gelée du Mein, magnifique tableau que nous a peint sa mère, soit que, voulant connaître la guerre par expérience, il accompagne en France l’armée prussienne, soit qu’il parcoure les montagnes de Suisse en géologue, ou qu’il se mêle de politique et d’administration en s’associant, à Weimar, au gouvernement du grand-duc. Le pauvre Jean-Paul, sans distractions extérieures, replié sur lui-même, claquemuré dans ses livres, collé sur son papier, bête d’encre, ne voit le monde qu’à travers ses lectures et son imagination de myope. S’il étudie la botanique, l’astronomie, l’anatomie, c’est pour approvisionner de comparaisons et de figures son bric-à-brac d’écrivain humoriste. Il ignore et méprise l’histoire, science trop positive ; il remplit ses romans d’une géographie et d’une politique imaginaires, inventant des villes inconnues dans des principautés de fantaisie, avec des altesses sérénissimes, des chambellans, des conseillers auliques, venus on ne sait d’où et tombés, comme lui, de la lune. La nature même, et c’est bien là le comble de tous ses paradoxes, ce romantique ne la vit, ne la voulut voir qu’en idée. Il ne visita jamais les montagnes ni la mer, « de peur qu’une trop grande proximité ne gâtât l’image qu’il s’en était faite. » — « J’ai fait bien des descriptions, disait-il, et je mourrai sans avoir vu la Suisse ni l’océan; mais l’océan de l’éternité, il faudra bien que je m’y plonge. » Pour un autre motif encore, Jean-Paul évitait de lever le nez trop au-dessus de son écritoire : il considérait comme temps perdu tout celui qu’il ne passait pas à écrire. Soixante-cinq volumes in-octavo, monument vénérable auquel peu de gens touchent, attestent aujourd’hui cette infatigable ardeur de sa plume. Il ne concevait pas d’autre sphère d’activité que la littérature, il n’a jamais su peindre que l’homme de lettres, et s’il s’occupe de l’éducation des enfans, ce sont des écrivains qu’il s’applique à former.

Quand Goethe met en scène un homme d’action, comme Antonio dans sa tragédie du Tasse, pour l’opposer à un contemplateur, il n’a point l’idée, que personne n’eut jamais, d’en faire une façon de poète : Jean-Paul, dans un de ses romans, oppose avec le même dessein le nommé Wult au nommé Walt ; mais Walt et Wult ne sont encore que deux poètes : l’un, sentimental et rêveur: l’autre, humoriste et spirituel. Rien n’est plus insupportable, dans les fréquentes digressions personnelles auxquelles Jean-Paul se livre conformément au code de l’humour, que ses perpétuelles allusions à ses ouvrages et à son métier d’écrivain. La connaissance des hommes et du monde passe, ajuste raison, pour une science tardive, refusée à la jeunesse des auteurs, réservée à leur maturité ; Goethe lui-même ne la posséda pas d’abord, comme l’attestent ses premières productions Jean-Paul, qui ne la posséda jamais, fait de cette ignorance un article de sa Poétique: « Le génie, écrit-il, possède la connaissance des hommes dès sa première fleur… L’expérience ne fournit au poète que les moyens de colorier un caractère préalablement créé et dessiné… L’auteur qui nous est bien connu (c’est lui-même qu’il désigne ainsi) a puisé sa Liane (personnage du Titan) en lui-même. » Cette théorie idéaliste rappelle l’apologue si joliment conté par Arvède Barine, du Français, de l’Anglais et de l’Allemand concourant pour la description du chameau : le Français vole au Jardin d’Acclimatation et l’Anglais s’embarque pour l’Orient, tandis que l’Allemand s’enferme dans son cabinet et tire l’idée du chameau des profondeurs de son âme.

L’imagination des poètes peut être plastique ou musicale ; elle peut être aussi l’un et l’autre, et telle était éminemment celle de Goethe. Jean-Paul n’avait guère que l’imagination musicale ; mais comme, d’autre part, nous avons constaté qu’il n’avait jamais su faire un vers, il importe ici de s’entendre et de bien spécifier de quelle musique il s’agit. « La musique, écrit M. Firmery, perd pour Jean-Paul tout ce qu’elle a de fixe et de précis, et n’est plus qu’une chose absolument vague et éthérée… Il se livrait sur le clavier à des improvisations étranges, où l’oreille ne pouvait saisir aucune mélodie ni aucun rythme… Le son musical le charmait et le touchait indépendamment de tout dessin rythmique ou mélodique ; tous les adagios le faisaient pleurer, tous les maestosos lui paraissaient sublimes ; mais il préférait encore à toute cette musique, à laquelle l’intervention de l’artiste donne toujours quelque chose de trop déterminé, le son de l’harmonica, des cloches ou des harpes éoliennes. » Jean-Paul disait lui-même : « Quand je suis saisi par l’émotion et que je veux l’exprimer, je ne cherche pas des mots. mais des sons. » Ce genre de musique, en poésie, est aujourd’hui fort à la mode. Le succès relatif de l’école décadente, bien qu’il ne soit ni aussi ancien ni aussi triomphant que celui de la préciosité au temps de Molière, n’en est pas moins un phénomène curieux qui a fini par s’imposer à l’attention des critiques, et à force d’en avoir cherché les causes, ils se demandent maintenant, avec une philosophique indulgence, si, après les Parnassiens, qui avaient fait de la poésie un art plastique, les décadens n’auraient pas inventé quelque chose de nouveau : la poésie musicale ? Je supplie les bons Français de n’en pas croire un mot. Les décadens n’eut point introduit la musique dans la poésie, elle existait avant eux ; ils ont seulement substitué aux belles et doctes compositions de leurs prédécesseurs les sons vagues de l’harmonica, des cloches et des harpes éoliennes. Ils ont remplacé la musique qui avait du rythme et un sens par celle qui ne consiste qu’en vibrations sonores. Musique pour musique, je préfère l’art consommé de Goethe aux notes incohérentes de Jean-Paul laissant errer sur le clavier ses doigts à l’aventure; j’aime mieux un air exquis de Mozart ou de Haydn, une savante symphonie de Beethoven, que le tintement des verres de cristal sur une table d’hôte ou que les improvisations de la brise dans les poteaux d’un télégraphe.

Le subjectivisme effréné de notre humoriste, son manque de talent plastique et pittoresque, ne lui a pas ôté l’ambition de peindre la nature, et j’ajoute : ne lui en a pas enlevé les moyens. Car ici je me sens tenté de prendre contre M. Firmery la défense de Jean-Paul. Son critique, plus bienveillant pourtant que sévère, lui reproche de n’avoir pas su peindre un seul paysage. Il est vrai qu’il n’a point essayé de rivaliser avec l’art des peintres par la description minutieuse et directe des objets immobiles ; mais il a eu raison, puisque les écrivains sont condamnés à une défaite certaine dans cette lutte inégale. La nature même du langage, composé de signes consécutifs, s’oppose absolument à ce qu’il puisse nous donner cette vue simultanée des choses qui n’est au pouvoir que du pinceau. Et comme, d’autre part, la peinture est impuissante à rendre la succession des faits, il s’ensuit que chaque art a son domaine distinct : au poète, les tableaux rapides et changeans; au peintre, les vastes toiles dont les détails variés doivent être embrassés d’un coup d’œil. Toute description de paysage, si habile qu’elle soit, est fatigante, parce qu’elle demande à l’imagination un effort excessif. Il suffit au poète, et c’est presque toujours le meilleur parti qu’il puisse adopter, de rendre l’impression que les choses font sur lui. Lessing a établi ces principes littéraires avec une rigueur de logique et une force de raison incomparables, et Jean-Paul n’a pas fait autre chose, en somme, que de les appliquer. Ses descriptions de la nature sont de la bonne école, justement parce que, renonçant à une impossible représentation objective, il s’est borné à exprimer, non sans puissance, les impressions personnelles qu’il en avait reçues. Jean-Paul faisait de ses paysages un cas particulier : il les écrivait sur des feuilles de papier d’une couleur spéciale, ce qui n’est que puéril ; un tort plus grave était de les écrire d’avance sans savoir où il les placerait, et de les fourrer ensuite n’importe où.

La corde sentimentale¸ essayée pour la première fois dans la Loge invisible avec un succès encourageant, vibrait presque seule dans Herpérus, au grand ravissement de l’Allemagne restée werthérienne et romantique malgré l’évolution de Goethe. Jean-Paul était parvenu à se faire homme de sentiment des pieds à la tête : « Maintenant, disait-il avec satisfaction, mon cœur est aussi tendre que s’il était dans la poitrine d’une jeune fille de dix-sept ans. » Quand un personnage du roman nouveau est spirituel, comme, par exemple, Sébastien, dont les discours sont « phosphorescens » et qui aspire à faire des calembours jusque dans le sein d’Abraham, l’auteur d’Hespérus a soin de lui faire verser une abondance de larmes proportionnée à la profusion de ses bons mots ; c’est Jean qui pleure et Jean qui rit, et il apparaît tour à tour le visage épanoui par le rire et inondé de pleurs.

C’est dans Hespérus que nous rencontrons la première définition et la première représentation de l’homme haut: Jean-Paul appelle ainsi l’homme supérieur, l’humoriste sérieux, rempli du sentiment de l’humaine vanité et du néant universel, « qui élève ses regards au-dessus de l’inextricable confusion et des appas dégoûtans de notre sol, qui désire la mort et a les yeux fixés au-delà des nuages.» Il y a dans le Titan un grand esprit de ce genre, qui, pour être plus haut, prend le bon parti: il monte en ballon, contemple, des sommets de l’empyrée, les spectacles variés de l’humaine sottise, l’écrase de son mépris et meurt foudroyé au milieu des nues. Emmanuel Dahore, dans Hespérus, est un sage, originaire de l’Inde. Vêtu d’une longue robe blanche, il se nourrit d’herbes et de fruits, se fait éveiller le matin et endormir le soir au son de la flûte. Il étudie l’astronomie. Il prêche aux hommes l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Par une imagination bizarre, qui reparaît encore dans plusieurs romans, et qui montre à quel point l’idée de la mort hantait sans l’assombrir la pensée de Jean-Paul, Emmanuel sait ou croit savoir le jour où il mourra. Il se trompe dans sa prévision, et comme il s’est habitué à cette douce perspective (car la mort lui parait aimable), il en éprouve une déception si poignante, qu’il meurt de n’être pas mort. Un autre homme haut et un autre amant de la mort, c’est lord Horion : singulier appétit chez cet Anglais, qui, dans l’intention de l’auteur, est un homme pratique, un politique habile, plein d’activité et d’énergie; mais nous avons vu que, dans tous les romans de Jean-Paul, les hommes d’action sont des poètes, et ce n’est pas d’ailleurs le seul contraste étrange de cet étonnant caractère. Ce personnage à l’âme stoïque, à l’esprit positif, « dont la tête s’élève froide et altière au-dessus de la zone torride des passions, » s’expose au danger de perdre la vue à force de pleurer sa femme. Pour rêver à l’ange envolé au ciel, il s’enferme dans une île où l’on ne pénètre que par des ponts mystérieux qui s’élèvent et s’abaissent à l’aide de ressorts magnétiques. Elle est pleine de cyprès, de ruines, de sphinx, de statues mutilées et d’immenses voiles de crêpe; il y jaillit des cascades à musique qui gémissent et qui pleurent. Sachant d’avance, lui aussi, à quel instant précis il doit mourir, bercé une fois par jour « dans les bras sublimes de la mort, qui lui montre le néant des collines, des montagnes et des tombes elles-mêmes, » il finit par se tuer dans l’ile où il a versé tant de larmes, mais non sans avoir entouré son suicide d’une mise en scène un peu soignée : il allume des torches funèbres, presse le bouton du ressort qui met en jeu les musiques lamentables, les échos artificiels, les harpes éoliennes, et fait lui-même retomber sur son cercueil la pierre sépulcrale où il a gravé son épitaphe. L’imbroglio d’une intrigue presque impossible à suivre va de pair avec l’absurdité morale de héros impossibles à concevoir; et pourtant les critiques qui ont eu la vaillance de s’engager dans ce labyrinthe d’enfantines merveilles et de décors en carton peint, affirment qu’il s’en dégage un parfum de poésie intense, capable à la longue de griser les têtes qu’il ne commence pas par endormir. Jean-Paul a ceci pour lui, qu’il n’est jamais médiocre ni médiocrement mauvais ; il est détestable, ce qui est bien plus beau et bien plus amusant, et le fait est que des poètes qui n’étaient point des sots, Henri Heine, par exemple, ont été sous le charme de l’auteur d’Hespérus et ont subi son influence.


III.

Le Titan, que Jean-Paul conçut dès l’époque d’Hespérus, mais qui fut d’une gestation laborieuse et n’acheva de se produire au jour que huit ans plus tard, appartient à la même inspiration; c’est le troisième, le dernier et le plus important de ses grands romans sentimentaux. Il a passé longtemps pour son chef-d’œuvre, et il faut convenir que tout n’est pas mauvais dans cette fatigante composition. Elle s’ouvre avec une certaine majesté. On espère qu’on va lire enfin une histoire intéressante et raisonnable; mais bientôt on retombe dans le romanesque le plus compliqué et le plus puéril, dans un fantastique d’autant plus insupportable qu’il a l’étrange prétention de pouvoir s’expliquer à l’intelligence, et dans toutes les pantalonnades accoutumées de l’humour. Il me serait bien impossible d’exposer l’idée que Jean-Paul a voulu développer dans cet ouvrage, parce que je l’ignore totalement, même après la consciencieuse analyse de M. Firmery. Il paraît qu’Albano, le héros du livre, fait son apprentissage moral, comme Wilhelm Meister; mais, quand on veut dégager les leçons de la vie, c’est bien le moins qu’on prenne la vie réelle pour base, et il n’y a pas ombre de réalité dans ce long rêve. L’auteur, brouillé avec la politique, la géographie, l’histoire, bref, avec tout ce qui est réel et positif, remplace les relations, les conditions ordinaires de la vie et du monde. par les fantasmagories d’une imagination poétique qui invente tout parce qu’elle ne sait rien. Je ne tiens pas absolument à ce qu’un romancier me donne le chiffre des rentes de ses personnages, le menu de leurs repas, la note de leur blanchisseuse, le compte de leur tailleur, etc.; mais quand je vois paraître ces créatures incorporelles, un don Gaspard, une Linda, un Albano, une Liane, phénomènes inexpliqués, astres errant sans but, sans direction, sans origine connue, générations spontanées du vide, je me sens pris de tendresse pour les statistiques et de vive passion pour les documens humains. Seigneur! d’où sortent ces gens-là? Quel est leur état civil, leur métier, leur budget? De quoi se nourrissent donc ces beaux « lis qui ne travaillent ni ne filent, » et comment sont-ils habillés? Je ne puis me les représenter que vêtus de robes blanches comme le sage Emmanuel, cueillant des simples pour vivre, et chaussés dans des escarpins de nuages.

Le fantastique peut être charmant à sa manière, quand il est un poétique mensonge, comme celui d’Hoffmann ou de Rabelais, et surtout si l’on y sent, comme chez le bon Perrault, une spirituelle ironie. Ce qui rend celui de Jean-Paul si lourd, c’est qu’il n’est, dans son intention, que le naturel merveilleux. Le conteur nous étonne à la façon d’un professeur de physique amusante. Les apparitions, les voix, les miroirs magiques, les forêts enchantées, les statues qui marchent et qui parlent, les ascensions de corps humains dans l’atmosphère, sont de simples tours de passe-passe, pendant que les scènes de ventriloquie et de catalepsie relèvent de la médecine. Ce singulier souci d’une vérité scientifique, dont les explications sont d’ailleurs fort loin d’être claires, satisfaisantes et complètes, montre avec quelle naïveté Jean-Paul prenait ses rêves au sérieux et ne sert qu’à faire plus vivement sentir le néant de toute vérité humaine et morale.

Dans un fond de paysage éclairé par la lune, composé de palais, de tombes, de parcs, de châteaux, d’ermitages, de colonnes ruinées et de tous les bibelots du romantisme, des personnages, des ombres passent, font semblant d’agir et discourent. Voici un échantillon de ce qu’ils font et de ce qu’ils disent : « Dans ce moment, le vent devint plus fort, et son haleine fit vibrer les cordes de la harpe éolienne suspendue à la croisée d’Albano. L’Ange de candeur et d’innocence se pencha vers lui, les yeux mouillés de larmes, et une voix intérieure lui dit : C’est là qu’il faut lui ouvrir tout ton cœur. Il saisit les mains de Liane, tomba à ses pieds et balbutia : « Liano, je t’aime! — O bon jeune homme! répondit-elle, tu es bien malheureux. Aimes-tu les cadavres ? Ce voile est mon suaire; l’année prochaine, je dormirai dedans... » De même que, dans les tremplemens de terre, la mer se lève et se courrouce, tandis que l’air offre un calme parfait et qui glace d’horreur, de même les lèvres d’Albano restaient muettes auprès de la jeune fille voilée, tandis que son cœur bondissait dans sa poitrine. Les cordes de la harpe éolienne frémissaient, comme touchées par les soupirs des habitans invisibles d’un autre monde. Des présages de tempête se lisaient au ciel ; la terre, si belle tout à l’heure, semblait se tordre dans une crise affreuse, et l’œil du jour se ferma tout sanglant. » — Je suppose que vous ayez rencontré dans le monde un monsieur qui vous a paru charmant et sympathique : vous êtes sans ami, et votre cœur vous inspire de lui écrire pour rechercher son amitié ; mais vous ne savez pas comment vous y prendre ; adressez-vous à l’auteur du Titan, il vous donnera la note : « Étranger ! dans cette heure où s’écroulent dans les larmes et dans la mort les trônes des hommes et les arches de leurs ponts fragiles, un cœur libre et vrai vient t’interroger ; que le tien lui réponde avec franchise : Étranger ! la longue prière de l’homme a-t-elle été exaucée pour toi ? As-tu un ami ? tes désirs et tes nerfs et tes jours se développent-ils ensemble avec les siens comme les quatre cèdres du Liban, qui ne souffraient que des aigles autour d’eux, etc. ? » Le précieux s’ajoute au déclamatoire ; Mascarille complète Jean-Jacques : « Il la suivit des yeux jusqu’au bout de la galerie, irrité que les glaces osassent réfléchir cette sublime image. » Des jeunes filles parlent latin : « Julienne toucha son frère du doigt et dit à voix basse : Non eam interroga amplius, num pater veniet die nuptiarum. » Je sais gré à Julienne d’avoir fait un solécisme ; mais il y a encore trop de latin dans sa phrase, et du diable si le lecteur devine comment la demoiselle a appris cette langue ni pourquoi elle s’en sert.

Cependant, ne soyons pas plus sévères que Goethe, qui, dans sa parfaite équité, trouvait « beaucoup de bon » chez Jean-Paul et félicitait Schiller d’avoir assez de largeur d’esprit pour que « le monstre nouveau » ne lui fût pas « tout à fait antipathique. » Même avant d’en venir à ses meilleurs ouvrages et aux plus sérieux motifs que la critique puisse avoir de nous demander pour lui beaucoup d’estime, quelque tendresse et un peu d’admiration, il est déjà possible de mettre en lumière jusque dans ses moins bonnes productions le talent, l’esprit et le cœur. Car la première chose qu’il faut reconnaître, c’est que cet écrivain, qui s’est donné tant de mal pour paraître spirituel, avait naturellement beaucoup d’esprit, c’est que cet exagérateur des tendres sentimens, renchérissant sur la plus ridicule manie de son époque au point de faire croire qu’il a voulu froidement s’en moquer, avait, malgré son tempérament flegmatique, un fond de sensibilité vraie et « le plus excellent cœur du monde. » L’inconséquence, cette bonne divinité qui sans cesse nous protège contre les méchans tours que nous jouerait notre logique, est venue aussi sauver Jean-Paul. S’il avait rigoureusement appliqué tous les principes de sa rhétorique absurde, il est trop évident que pas une page de ses écrits ne serait lisible; mais son génie (entendons simplement par ce mot, comme nos pères, les qualités innées) valait bien mieux que ses doctrines, et il a même fallu que ce génie naturel fût singulièrement heureux, sain et fort pour n’avoir pas souffert davantage de l’exécrable discipline à laquelle nous l’avons vu soumis. L’expérience et la réflexion l’instruisirent enfin peu à peu. Le contact du monde « purifia » jusqu’à un certain point son « goût, » dont Goethe attribuait la bizarrerie aux mauvaises leçons de la solitude, et il eut des éclairs de raison dans lesquels il vit et comprit très bien les défauts de ses compositions et l’extravagance de son système. « Dès que l’effort devient visible, écrit-il lui-même dans sa Poétique avec une justesse de sens et un bonheur d’expression qui ne laissent rien à désirer, il a été inutile; l’esprit cherché ne peut pas plus passer pour de l’esprit trouvé, que le chien de chasse ne peut passer pour le gibier. » Il faisait, dans une lettre familière, cette confession : « Toutes mes fautes dans l’art d’écrire sont venues de la fausseté de mes principes critiques. Si j’avais écrit plus vite, avec moins d’effort, sans vouloir faire entrer de force dans n’importe quel sujet tout ce qui était dans ma tête et dans mes cahiers, il y a longtemps que j’aurais écrit, comme dans Fixlein et dans Siehenkäs, , qui doivent leur valeur à ce fait, que je me hâtais comme un larron qui fuit. »

Les derniers volumes du Titan, dans lesquels l’écrivain finit par se lasser de l’emploi des procédés humoristiques, offrent avec les premiers une différence avantageuse, et Jean-Paul disait (en se vantant d’ailleurs) que dans le quatrième il n’y avait « plus une seule faute, c’est-à-dire plus un seul je. » La fin du roman est en effet, contrairement à l’usage, la partie où il y a le plus à louer. Roquairol, espèce de sombre génie du mal, qui joue dans ce mélodrame le rôle du traître, se dresse seulement alors dans toute sa hauteur titanique, justifiant peut-être le titre de l’ouvrage, qui reste inexpliqué, et dont on serait vraiment bien bon de discuter le sens. Jusque-là, le caractère de Roquairol manquait d’unité. Nous ne savions pas au juste si c’était un monstre. Il est très vrai que le mal pur et sans compensation, un Macbeth sans conscience, un Richard III sans courage, un don Juan sans bravoure, ne serait pas plus dramatique que l’absolue perfection morale ; la Poétique de Jean-Paul est d’accord sur ce point avec celle d’Aristote : « Le diable, pour être poétique, dit-elle fort pertinemment, revêt le masque de la beauté. » Mais les qualités par lesquelles Roquairol rachète sa noirceur, les effusions d’un cœur généreux et sensible qui le font paraître d’abord presque aussi naïvement enthousiaste qu’Albano lui-même, semblent peu compatibles avec sa nature satanique, et ne sont en somme qu’un honorable témoignage de l’impossibilité où était l’innocent Richter d’entrer à fond dans l’âme des pervers et des mécréans. Le point culminant du rôle de Roquairol est la scène où, profitant de la ressemblance de sa voix avec celle d’Albano et d’une demi-cécité qui empêche Linda de rien distinguer la nuit, il abuse de cette jeune fille. Après cet exploit, il se suicide d’une façon très originale. Il convie ses parens, amis et connaissances à la représentation d’une tragédie de société où il joue le principal personnage, et il se tue réellement au dernier acte. Ce coup de pistolet est d’un grand effet, et tout ce qui le précède et le prépaie est fortement imaginé et décrit ; mais ce qu’il y a de plus impayable dans la mise en scène arrangée par Roquairol, c’est un choucas dressé à réciter certaines sentences sur un signal qu’on lui donne de la coulisse et qui remplit dans la tragédie le rôle du chœur antique : « Les illusions sont dans la vie et non pas sur la scène, — Passager est l’homme, plus passager est son honneur, mais bien plus passager encore le serment d’un ami. — L’oiseau éructa ces paroles en leur donnant un accent qui serrait le cœur. »

L’ingénieux romancier, qui a imaginé de faire mourir Emmanuel du désappointement de n’être pas mort, a ainsi des inventions d’une inappréciable drôlerie, restées sans doute, pour notre goût français si déplorablement léger, le meilleur de son bagage littéraire. Dans le Titan, le bibliothécaire Schoppe, qui a l’habitude des bains froids hiver comme été, se déshabille chez lui, et, couvert seulement d’un manteau, court se jeter dans la rivière. Des gens qui passaient crurent à un suicide. « Ne vous noyez pas! ne vous noyez pas! » lui crièrent-ils de loin. Schoppe, qui est un farceur, les laisse approcher, et, quand ils sont à portée de la voix, il leur tient, du milieu des roseaux, sur les motifs qu’il a de quitter la vie tout un petit discours, vrai chef-d’œuvre de grâce, de malice et d’esprit. J’aime beaucoup aussi l’invention du tambourineur. C’est un malade atteint de la maladie nommée « gras fondu, » que le docteur Sphex loge et nourrit, à condition qu’après sa mort il aura le droit de disséquer son cadavre, bien qu’on ne le laissât avoir « ni chagrin, ni contrariétés, ni vinaigre, » le coquin maigrissait; il portait un tambour au cou, « parce qu’il était aussi sourd qu’entêté, et qu’il entendait mieux en battant la caisse ce que lui disait son donne-pain et futur disséqueur. » Ici Jean-Paul met une note, qui est bien caractéristique de son genre d’esprit : « Derham, dans sa physico-théologie (1750), fait la remarque que les sourds entendent mieux au milieu du bruit, par exemple sous des cloches qu’on sonne : certaine aubergiste entendait fort bien quand son valet d’écurie battait de la caisse. Voilà sans doute pourquoi, lorsque passent les rois et les ministres, qui ont d’ordinaire l’oreille un peu dure. on sonne de la trompette et on tire le canon afin qu’ils entendent mieux le peuple. « Il décrit ailleurs la débandade comique d’un cortège funèbre, attaqué par un essaim d’abeilles. Contemplez encore le pasteur Freudel, qui, après s’être embrouillé tout le long de son sermon, tombe dans une profonde rêverie pendant le chant du cantique. Il avait appuyé sa tête sur le rebord de la chaire et s’était accroupi, en sorte que la congrégation ne pouvait apercevoir que sa perruque. Les fidèles avaient fini de chanter depuis un bon moment, et le silence régnait dans le temple quand le pasteur se réveilla. Ne se rendant point compte du temps qui avait pu s’écouler ainsi, et n’osant plus se redresser, il pensa que le plus convenable était de faire doucement sortir sa tête de la perruque et de se glisser dans la sacristie attenante à l’escalier de la chaire, en laissant la perruque vide toujours à la même place. Cependant les fidèles commençaient à s’étonner d’un si long recueillement. Enfin le Kantor se dressa sur la pointe du pied, et, après avoir regardé dans la chaire, il y monta, tira en l’air la coiffure par la queue, montra à la paroisse qu’elle ne contenait rien, et dit : «La viande a été tirée du pâté! » — Dans les Flegeljahre, la scène du testament de Van der Kabel est célèbre. Devant les sept héritiers, le magistrat étant présent, il est procédé solennellement à l’ouverture :... « Troisième clause. Ma maison de la Hundsgasse appartiendra en toute propriété à celui de mes sept parens qui, dans une demi-heure à partir du moment où lecture aura été faite de ladite clause, pourra verser plus tôt que ses six rivaux une ou plusieurs larmes sur moi, son oncle défunt, en présence de l’honorable magistrat, qui dressera procès-verbal du fait. — Ici le bourgmestre ferma le testament, remarqua que la disposition était extraordinaire sans doute, mais qu’elle n’était pourtant pas illégale, qu’en conséquence le tribunal adjugerait la maison au premier qui pleurerait, mit sur la table sa montre, qui marquait onze heures et demie, et s’assit tranquillement... Le congrès se voyait subitement métamorphosé en ce chien, lequel poursuivait furieux son ennemi; celui-ci lui cria : « Fais le beau ! » et aussitôt il se mit sur son train de derrière et fit le beau en grinçant des dents... A la pensée qu’une maison pouvait, par le canal d’une larme, arriver jusqu’à sa bourse, le marchand Neupeter éprouva une singulière démangeaison de la glande lacrymale ; il avait l’air d’une alouette malade à qui on donne un lavement avec la tête d’une épingle enduite d’huile... Le rusé libraire Pasvogel se mit aussitôt en travail ; il passa rapidement en revue tous les ouvrages touchans qu’il avait édités ou qu’il avait en dépôt, et il espérait bien arriver à quelque chose; pendant cette opération, il ressemblait à un chien qui lèche lentement le vomitif que le vétérinaire parisien Demet lui a frotté sur le nez... L’inspecteur de police Harprecht, sachant qu’il ne pouvait compter sur son cœur desséché, cherchait à amener quelque chose de convenable dans ses yeux en les tenant large ouverts et fixes... Le vicaire Flachs avait la mine d’un juif voleur qui chevauche un cheval qu’il a dérobé. De son cœur, que les douleurs domestiques et ecclésiastiques avaient pourvu d’une bonne provision de nuages, il aurait assez facilement fait monter à ses yeux l’eau voulue, si précisément la maison même qu’il s’agissait d’avoir n’était venue à la traverse en lui ouvrant de trop riantes perspectives. Sachant qu’il était touché le premier, quand il adressait à d’autres des discours touchans, il se leva et dit : Kabel était mon ami... Il sentait en secret venir la chose. En toute hâte, il fit défiler devant son imagination les bienfaits de Kabel, la misère de Lazare, son propre cercueil, la décapitation de tant d’hommes, un champ de bataille, les souffrances de Werther... Plus que trois coups de piston à donner, et il avait l’eau et la maison. »


IV.

L’humoriste dont nous étudions le talent bizarre nous apparaît, à coup sûr, déjà comme un original qui ne ressemble à personne ; et, pourtant, je n’ai pas encore montré, ou du moins pas encore marqué avec assez de force, le trait le plus unique de son extrême singularité.

Les écrivains dont la grande ambition est d’ahurir le bourgeois et qui, pour atteindre ce but par tous les moyens, imaginent de sortir sans cravate, la poitrine débraillée, ou de se teindre les cheveux en vert, comme l’auteur des Fleurs du mal, sont généralement de tristes sires. De même que la santé physique, la santé intellectuelle et la santé morale ont coutume d’aller de compagnie, il n’arrive guère que la volonté s’applique à détraquer l’esprit, sans que l’âme ou le corps soit plus ou moins malade. Et voilà pourquoi les décadens, les impressionnistes, les pessimistes par pose, tous les bonshommes névrosés et pâles, émules des Baudelaire, des Verlaine, des Goncourt, ne sont souvent, selon la forte expression de M. Brunetière, que « d’obscènes maniaques. » Jean-Paul est affranchi très honorablement de cette loi commune. Les excentricités de son talent n’ont pas eu de correspondance dans sa conduite morale; le cœur, chez lui, est resté droit malgré le travers de l’imagination et de l’esprit. Il était bon, fort, gai, bien portant, généreux, courageux — et chaste. Virum qualem non candidioron terra tulit, porte le diplôme de docteur en philosophie qui lui fut conféré en 1817 par les professeurs de l’université d’Heidelberg. A l’esprit le moins simple, au talent le moins naïf qui fut jamais, Richter joignait une âme d’enfant. Et une âme d’homme aussi, dans le sens viril de ce mot. Assailli par l’adversité, il garda toute sa bonne humeur; il lutta contre la mauvaise fortune avec une admirable vaillance, « résolu de lui rire au nez jusqu’à ce qu’elle éclatât de rire à son tour et cessât de lui faire une mine renfrognée. » — « Dieu, disait-il encore, doit être plus content de celui qui trouve tout pour le mieux dans le monde que de celui à qui rien ne sourit. Au milieu de tant de délices dont regorge le monde, n’est-il point d’une noire ingratitude de l’appeler un séjour de peines et de misères?... Pour ce qui est des besoins de la vie, je ne saurais pas que je suis pauvre si je n’avais une vieille mère qui devrait, elle, ne le point savoir. « Il s’était composé un petit manuel de maximes stoïques à son usage : « Figure-toi toujours un état pire que celui où tu es. — Au lieu d’accuser la destinée, ne t’en prends qu’à toi seul des douleurs qui t’arrivent. — L’affliction ne sert de rien, elle est au contraire le vrai mal. — Ne dis jamais : Plût à Dieu que ce fussent d’autres souffrances que celles que j’endure, je les supporterais mieux! » Il croyait de tout son cœur à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme. Un de ses ouvrages, la Vallée de Campan, est le témoignage le plus explicite de cette foi spiritualiste qu’il affirme sans cesse, et que le fragment du Siebenkäs, traduit par Mme de Staël, suffit pour attester avec une singulière éloquence.

Le sincère amour de toute l’humanité, que Gœthe louait chez Jean-Paul, sa tendresse particulière pour les humbles et pour les misérables, est un autre sentiment profond qui pénètre le meilleur de son œuvre et qui doit être signalé hautement comme une des principales causes et de sa popularité contemporaine et de ce qui lui reste de gloire aujourd’hui. La vie du professeur Fixlein. celle de l’avocat Siebenkâs, peignent avec des couleurs vraies, célèbrent avec une sincère émotion « la poésie de la pauvreté. » L’étrange roman d’Hesperus lui-même n’est « qu’une longue symphonie sur l’amour universel. » Il faut admettre, si l’on veut rendre à Jean-Paul pleine justice et comprendre le fond de l’humour, la possibilité de cette sympathie sans bornes qui embrasse toute l’humanité, toute la nature, tout l’univers, et que les raisons même de haïr certaines choses et de mépriser certains hommes ne parviennent pas à supprimer totalement. En fait de sensibilité, suivant une remarque profonde de Vinet, nous prenons presque toujours la mesure de la nôtre de celle d’autrui ; il y a une certaine sécheresse rationaliste et française qui consiste à faire exactement la part du sentiment affectueux et à l’arrêter net au point où commence soit une indifférence naturelle, soit une aversion légitime : les grands humoristes goûtent un plaisir céleste à rendre indécise cette ligne de démarcation. Ils nous intéressent à ce qui est insignifiant, relèvent ce qui est humble, trouvent des motifs d’indulgence et de pitié pour ce qui est contemptible ou laid. Le bon Rabelais n’a que le mot bon à la bouche ; il ne cesse de bénir le Créateur et toutes les créatures, hommes, bêtes et choses jusqu’aux diables d’enfer, dont il jure qu’on les calomnie et qu’ils sont « bons compagnons. » Cervantes est plein non de compassion seulement, mais d’estime et d’admiration respectueuse pour la folie de son héros. Sterne résout un problème plus difficile que celui de nous faire adorer le bon oncle Toby, monté sur son paisible dada : il rend amiable M. Shandy, son frère, dont la manie, non moins absurde, est agressive en outre et qui taquine l’excellent homme; de sorte qu’en chérissant la victime, nous sourions doucement à son persécuteur. Mais, pour que l’amour universel ne verse pas dans la déclamation, il faut qu’il soit corrigé, relevé, et, si j’ose le dire, déniaisé par l’ironie, par un grain d’ironie piquante et légère, comparable au levain que le boulanger mêle dans la pâte : sans quoi nous ne pourrons pas nous dépêtrer de la sentimentalité ni de l’emphase, et nous en resterons au Rousseau, au Zimmermann, au Kotzebue. L’humoriste doit bien se garder de prendre le monde au tragique; si son art est un art, il doit rester un jeu, et son âme affranchie n’a point à gravir le chemin sanglant de la croix. « Tirily! Tirily! chante gaîment Henri Heine ; je sympathise avec les hommes, je sympathise avec les plantes : elles me racontent, avec leurs mille langues vertes, leurs plus charmantes histoires. Je sens la douce souffrance de l’existence; je sens toutes les joies et toutes les peines du monde; je souffre pour le salut de tout le genre humain ; j’expie ses péchés, mais j’en jouis aussi. » Jean-Paul est très inférieur, comme humoriste, à Rabelais, à Cervantes, à Sterne, à Henri Heine, parce qu’il est fréquemment déclamatoire et systématiquement affecté, à tel point que les pires extravagances de Steine ne sont, en comparaison des siennes, que régularité cicéronienne et classique; mais l’énormité de ses défauts ne doit pas empêcher la critique de reconnaître ce qu’il y a en même temps chez lui de profonde sympathie humaine et l’humour véritable, consistant en quelque chose de plus sérieux et de plus intéressant que la froide recherche d’une forme bizarre.

Sur l’article des mœurs, il fut un Hippolyte, un Hippolyte selon le modèle antique; car, pour se défendre contre les Phèdres, il n’eut pas même besoin d’une Aricie. Il paraît avéré que lorsqu’il se maria, en 1801, âgé de trente-sept ans, il apportait à Mlle Caroline Mayer un capital intact. Telle était sa naïve ignorance que, dans le Titan, contemporain de son mariage, Linda s’écrie : « Je suis mère! » en sortant des bras de Roquairol, son ravisseur. Toutes les Allemandes se jetaient à la tête de ce grand jeune homme blond qui écrivait des choses si sentimentales et si vaporeuses : il se tint sur la défensive, et, selon sa pittoresque image, joua en amour ce le rôle du lièvre autour duquel la meute des chiens dessine des cercles de plus en plus étroits. » Cette relation de lièvre à chiens courans, qui est très facile à comprendre, mais qui n’est pas l’emblème sous lequel on a coutume de se figurer les histoires du cœur, explique une singularité des romans de Jean-Paul: chez lui l’homme n’a point de cour à faire à la femme, aucune victoire à remporter sur des beautés fières ou insensibles; l’amour est, quand il veut, à sa disposition : il n’a qu’à se laisser attraper par Diane ou par Flora.

La première qui faillit le dévorer fut Mme de Kalb. Eprise de Jean-Paul avant de l’avoir vu, elle le tutoyait six jours après avoir fait sa connaissance et le pressait très vivement : « Pour l’amour de Dieu, ne te montre pas à une autre qu’à moi; tous ceux qui te comprennent voudront mourir pour toi... Non! le monde ne t’aura pas, ou je mourrai ; je veux être anéantie, et alors il pourra t’avoir. » Mme de Kalb se rendait à elle-même cette justice, qu’elle avait « une profondeur de sentiment qu’un Pascal seul aurait pu comprendre, » C’était une femme sans préjugés bourgeois et parfaitement à sa place dans la société aristocratique de Weimar, où régnait une liberté de mœurs très cordiale, et où l’on trouvait tout simple que Wieland invitât Sophie Laroche, son ancienne maîtresse, à venir passer quelque temps chez lui, près de sa femme. Quant à M. de Kalb, il était lié publiquement, et sans que personne d’autre que Jean-Paul en fût scandalisé, avec une jolie dame de la colonie anglaise établie dans cette aimable ville. Mme de Kalb l’avait épousé, parce que « la nature, disait-elle, veut que nous devenions mères, et que nous ne pouvons pas attendre, pour cela, qu’un séraphin descende du ciel. » Mais elle admettait très bien l’intervention du séraphin après la noce, considérant le mariage comme une pure convention, au-dessus de laquelle il était digne à des esprits d’élite de s’élever. » Elle prit pour séraphin Schiller d’abord, qui ne paraît pas avoir été d’humeur contrariante, puisqu’il lui proposa de faire en tête-à-tête un voyage à Paris. La vue de Jean-Paul anéantit pour elle en un instant Schiller et l’univers entier; et son délire amoureux, dont on vient de lire l’expression première, relativement modérée et calme, atteignit rapidement un tel degré d’ardeur, que les lettres ultérieures de Mme de Kalb, écrit en rougissant M. Firmery, « se refusent à toute traduction. »

Pour comprendre la conduite de Jean-Paul envers Mme de Kalb et ses autres amoureuses, nous n’avons, aujourd’hui, qu’à nous rappeler deux choses, que ces pauvres femmes ne pouvaient pas savoir aussi bien que nous : d’une part, l’entière dévotion de son esprit à la littérature; d’autre part, la froideur foncière de son tempérament. Le premier sentiment le portait à s’abandonner avec ivresse à des exercices du cœur, qui n’étaient pour lui qu’une expérience utile, une préparation au métier de poète ; le second l’empêchait de franchir la limite au-delà de laquelle le jeu serait devenu trop dangereux. Le premier sentiment lui faisait écrire : « Ah ! inoubliable ! âme de mon âme. pense que jamais personne n’a aimé comme je t’aime! » et le second le faisait battre en retraite dès qu’il se voyait mis en demeure de démontrer sa flamme par des réalités. A ses yeux, l’amour était et devait rester immatériel; c’était « la résonance de deux âmes. » Il admettait pourtant certains gestes du corps, la pression des mains et des lèvres, mais rien d’autre; au-delà commençait « le péché. » Surtout, il avait une prétention bien difficile à faire prévaloir contre la jalousie naturelle de l’amour : condamnant avec indignation ce qu’il appelait l’égoïsme érotique et sentimental, il tenait avant toute chose, au nom de l’amour universel, à pouvoir librement aimer plusieurs femmes à la fois et à trouver des amoureuses au cœur assez large, assez haut, pour ne point s’offenser de cette pluralité. Il ne tarda pas à désespérer Mme de Kalb en lui associant dans son amour Renée Wirth, femme de Christophe Otto, et Mlle Amöne Herold, qu’elle crut sa maîtresse d’après la façon dont il lui parlait de cette jeune fille dans ses lettres (on pouvait s’y tromper) : « Jamais l’âme d’Amöne et la mienne n’ont été aussi étroitement enlacées ; comme des bienheureux ressuscités, nous reposons sur le nuage lumineux et enivrant de l’enthousiasme; et, éblouis et nous embrassant, nous nous enfonçons dans la lumière du nuage. Je nage actuellement en plein amour et suis heureux jusqu’à l’angoisse. » Mme de Kalb fit des scènes terribles, qui ennuyèrent Jean-Paul. Il lui accorda le mariage, pour gagner du temps; car elle devait d’abord divorcer avec M. de Kalb, et pendant les préparatifs de cette cérémonie préliminaire, il parvint à rompre et à s’esquiver. Mme de Kalb dut se contenter de l’amitié : « J’accepte l’amitié, mais avec la jalousie de l’amour !... Quand tu jurerais que tu n’as jamais aimé Charlotte de Kalb, moi je jurerai que tu l’as aimée pourtant! »

Mme de Krüdener aima aussi Jean-Paul, mais plus idéalement. Elle s’attacha à lui par une « amitié pure et sainte. » Richter est « pour son âme ce que l’éther serait pour sa poitrine si elle habitait la cime des Alpes. » Le vaste amour des hommes qui animait Mme de Krüdener ressemblait aussi peu que possible à l’égoïsme érotique. Un peu de coquetterie mondaine se mêlait pourtant à son mysticisme ; elle s’enfermait avec Jean-Paul dans son cabinet de toilette pour le peigner, le parer, l’initier au ton poli de la société de Berlin et le rendre plus irrésistible.

Mme de Genlis, entendant à Berlin vanter l’auteur illustre qui avait traduit dans la forme du roman les plus beaux sentimens et les principes les plus vertueux, dit : « Alors, nous nous ressemblons tous les deux. Il faut que nous nous épousions. Nous sommes faits l’un pour l’autre. » Elle vit Jean-Paul et lui parla ainsi : « On m’a dit de vous, monsieur, que vos écrits sont religieux et moraux. Les miens sont de même. Je suis heureuse de saluer un écrivain qui suit la même direction que moi. »

Une autre Française, une autre femme-auteur, d’une gravité comique, c’était Joséphine de Sydow, élevée dans les principes de Rousseau, « qu’elle avait sucés avec le lait. » Ayant refusé l’époux choisi pour elle par ses parens, elle avait épousé M. de Montbard ; mais elle s’en lassa vite, et rencontrant à Berlin, où elle avait suivi son mari, M. de Sydow, chef d’un escadron de hussards du régiment de Blücher, elle divorça et l’épousa. C’était un mari volage. Elle offrit son cœur à Jean-Paul : « Au moins je ne mourrai pas sans avoir connu un mortel digne de mes adorations. » Elle était faite pour s’entendre avec lui, ne croyant point à la durée de l’amour « après la possession. » C’était bien ainsi que Jean-Paul le comprenait : « O Joséphine, ma sœur ! je serai ton frère. Nous nous aimerons non-seulement plus purement, mais encore plus longtemps que les autres. » Cependant elle reçut un coup violent au cœur lorsqu’il lui annonça son mariage. Sans doute elle protesta noblement que d’avance elle ajoutât sa fiancée, mais elle ajouta : « Je ne te verrai point sans frémir former ces nœuds dangereux. »

Le mariage était bien la fin pratique que Jean-Paul poursuivait dans ses exercices d’amour, tout en travaillant à recueillir de la matière pour ses romans ; mais la grande difficulté restait toujours de trouver une femme exempte » d’égoïsme érotique et sentimental. » Il crut un instant l’avoir rencontrée dans la personne d’Emilie de Berlepsch, qui lui fit la cour en même temps que la femme d’un rabbin. Mme Bernard. Celle-ci ne fut pas longtemps dans ses papiers ; elle en était tout à fait indigne. Cette juive matérielles ne comprenait rien à une affection platonique capable de s’épancher à la fois auprès d’elle et auprès d’Emilie. Elle ne ménagea point sa rivale, plus âgée qu’elle. Jean-Paul réprimanda sévèrement ce manque d’égard pour « les amies de son ami, » et Emilie eut le champ libre. C’était une belle veuve de trente ans, a plus morale » que Mme de Kalb et même que Mme de Krüdener, au dire de Jean-Paul, « sans ombre de sensualité. » C’est pourquoi il lui jura un constant et immuable amour, mais en se réservant formellement le droit d’en aimer d’autres en même temps qu’elle. Cette déclaration causa à Emilie un frisson glacial et « mit en pièces le ciel dont elle avait rêvé. » Après avoir soumis à une consciencieuse et subtile analyse le sentiment qu’elle continuait d’éprouver pour lui, après y avoir démêlé « l’émotion religieuse, l’admiration, l’enthousiasme et le désir, mais non la confiance, » elle finit par faire au bien-aimé la proposition suivante : « Il épouserait une jeune fille dont elle lui avait parlé; puis tous trois iraient vivre ensemble dans une maison champêtre qu’ils achèteraient à frais communs. » Le projet parut plein de périls à Jean-Paul, qui fit des objections. « Quelques-unes des observations que je risquai lui causèrent des crachemens de sang, des syncopes, la mirent dans un état effrayant; j’ai subi des scènes que la plume ne saurait peindre. Un matin, le 13 janvier, comme je travaillais à une satire, tout mon intérieur se déchira. J’allai chez elle le soir, et lui accordai le mariage. » Ce n’était, comme lorsqu’il fit la même concession à Mme de Kalb, que pour avoir un peu de répit; car, presque au même instant, il écrivait dans son journal : « Ah ! comme je l’aime, ma femme future, et pourtant je ne l’ai pas vue encore. » Il fallut bien s’armer enfin de courage et avouer à Emilie qu’on n’avait point de passion pour elle et qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre. « j’eus deux journées tirées de l’enfer le plus brillant. Maintenant, je suis libre. Le bandeau de l’amour est découpé en liens d’amitié. »

Mlle Caroline de Feuchtersleben fut celle dont l’allumette frôla de plus près, sans le faire prendre, le flambeau d’hyménée. Ni mariée, ni divorcée, ni veuve : c’était pour l’âme virginale de Jean-Paul un attrait séduisant. Comme les dames, d’ailleurs, cette jeune fille avait fait les avances et écrit la première. Lorsqu’elle vit le héros de ses rêves, elle lui « dévoila son cœur. » — « Sa tête, raconte Jean-Paul, s’inclina sur la mienne, et je donnai à son œil le premier baiser. » Les jeunes filles ont beau être assez libres en Allemagne, elles ne le sont pas autant que les femmes, et un grand garçon ne pouvait guère continuer à baiser sur l’œil Mlle Caroline de Feuchtersleben sans la compromettre plus ou moins. Il fallait ou cesser le jeu ou épouser. Caroline avait posé elle-même le dilemme avec une rigueur de logique qui ne laissa pas à Jean-Paul le temps de lanterner : il commença donc par accorder le mariage ; la nouvelle des fiançailles devint officielle, et Herder, enthousiasmé, accourut donner sa bénédiction aux futurs époux. Mais avant de « former ces nœuds dangereux, » Jean-Paul voulut savoir si sa fiancée était digne de pratiquer le culte mystique de l’amour universel : il lui montra donc les lettres de ses amies en l’invitant à juger de leur « chaleur. » Elle répondit : « Les lettres témoignent assurément de cœurs chauds... Mais j’adresse une prière à mon Richter; ne me montre plus de lettres de tes amies; aime-les toutes, écris-leur à toutes, sois l’ami brûlant de toutes les âmes féminines, mais... ne m’en parle plus! » Toujours l’égoïsme érotique! Richter, averti à temps, déclara à Caroline qu’il l’aimerait d’un amour éternel et passionné, mais... qu’il ne pouvait être son époux. La pauvre fille resta inconsolable, le monde blâma Jean-Paul, et Herder surtout ne fut pas content.

Enfin, en 1801, Jean-Paul rencontra une petite bourgeoise assez naïve, — ou assez fine pour trouver tout naturel que l’univers entier partageât avec elle le culte qu’elle lui avait voué. Il l’épousa le 27 mai. Ce qui semble indiquer qu’il y avait eu moins de candeur que d’adresse dans la belle abnégation de Mlle Caroline Mayer, c’est qu’elle était devenue Mme Richter depuis plusieurs années, lorsque un jour la patience lui échappa en entendant son mari appeler « sa bien-aimée » une certaine Sophie Paulus, qui lui avait écrit et pour laquelle ses romans étaient, avec la Bible, les plus beaux livres du monde. Ce fut, d’ailleurs, le seul orage qui troubla leur union. Jean-Paul, guéri des Titanides, se reposa de ses expériences orageuses. dans la paix d’une bonne petite existence bourgeoise, estimant désormais « à leur juste valeur ces charbons flamboyans qu’on appelle femmes de génie. » Mais il faut mentionner une navrante aventure, qu’on aimerait mieux passer sous silence si elle n’était pas un sujet de réflexions instructives sur l’étrange mobilité des goûts et des sentimens humains. Ce Jean-Paul, dont les ouvrages sont, pour notre critique, plutôt un sujet de gaîté, inspirait des passions si désordonnées qu’en 1814 une petite fille qui n’avait jamais vu l’auteur et ne le connaissait que par une copie de ses livres, exécutée de sa main et gardée précieusement dans son pupitre comme dans un autel, se noya dans un accès d’amour désespéré pour lui! Elle s’appelait Marie Lux; c’était la fille d’un Allemand mort à Paris Sur l’échafaud on 1793 pour avoir approuvé trop bruyamment l’acte de haute justice de Charlotte Corday ; peut-être y avait-il dans son jeune sang une surabondance de la noble exaltation paternelle.


V.

Les ouvrages de Jean-Paul que nous préférons aujourd’hui ne sont probablement pas ceux que la petite Marie avait copiés. Il divisait lui-même en trois classes les romans en général et les siens en particulier : ceux de l’école italienne, caractérisés par l’idéalisme poétique et sentimental; ceux de l’école allemande, faisant la transition entre la première classe et la troisième, et enfin ceux de l’école hollandaise, caractérisés par la minutieuse exactitude d’un pinceau devenu familier et réaliste. La tragique élévation italienne tourna les têtes des contemporains; elle nous fait rire, hélas! ou bâiller, et nous ne goûtons plus que l’humble comique des Pays-Bas. Aux productions de ce dernier genre (ou du genre mitoyen) appartiennent le Juhelsenior, les Flegelhahre, la Vie du professeur de cinquième Fixlein, traduite en français par M. Emile Rousse, et surtout : Fleurs, fruits et épines, ou mariage, mort et noces de Firmian Stanislas Siebenkäs, avocat des pauvres au bourg de Kuhschnappel.

C’est, à nos yeux, le chef-d’œuvre de Jean-Paul. Nous entendons par là que cet ouvrage est moins mal composé que les autres et qu’il contient un plus grand nombre de jolies choses ou de belles choses. Le petit génie de notre écrivain est essentiellement fragmentaire : une anthologie de ses œuvres aurait à prendre, pour former son bouquet de morceaux choisis, la plupart de ses fleurs dans le Siebenkäs. C’est de ce roman que Mme de Staël a tiré le discours du Christ mort, superbe morceau, mais pur hors-d’œuvre, sans aucune espèce de rapport avec le principal sujet. Une autre extra-feuille est la lettre de Leibgeber sur la gloire, que Mme de Kalb appelait « un délire du génie; » une troisième, c’est un sermon prononcé par Adam le jour de son mariage avec Eve sur la question de savoir s’il faut créer le genre humain, et une quatrième, c’est une dissertation sur la loquacité des femmes, où abondent les fines remarques et les images ingénieuses : « Les grenouilles cessent de coasser dès qu’une lanterne projette sur leur étang un rayon de lumière; ainsi une pensée arrête le vain bruit des paroles. » — « La parole chez les femmes indique qu’elles ne pensent à rien, comme dans un moulin la sonnette avertit qu’il n’y a plus de blé dans la trémie. » — « Il est beaucoup plus facile pour une femme de céder et de se taire quand elle a raison que quand elle a tort. » Les pensées brillantes, profondes même, ne manquent pas en général dans les écrits de Jean-Paul; ce serait un appoint considérable pour l’anthologie dont nous parlions et que le marquis de Lagrange a ébauchée en 1836. Richter a particulièrement bien observé ou décrit le caractère et l’esprit des femmes, leurs sérieuses qualités comme leurs défauts bizarres, quoiqu’il n’ait jamais éprouvé ni compris la passion ; un misanthrope dirait peut-être, mais ce serait plus spécieux que juste, qu’il les a d’autant mieux connues qu’il les a moins aimées. Voici d’autres choses bien délicatement senties et dites sur ce sexe « absurde et charmant. » — « Une femme est le plus singulier alliage d’entêtement et de sacrifice. Pour le bien d’autrui, elle peut se résigner à mille choses, à rien pour le sien propre. Vous la verrez, en faveur d’un étranger malade, renoncer à trois nuits de sommeil sans qu’en faveur d’elle-même elle se déshabitue de la moindre des choses qui causent ses insomnies. Les Bienheureux et les papillons, quoiqu’ils n’aient pas d’estomac, ne mangent pas moins qu’une femme qui veut aller au bal ou à l’autel nuptial, ou qui fait la cuisine pour des invités ; mais que le médecin vienne à lui interdire un mets pour sa santé, elle le mangera tout de suite, » — « L’enfant pense emporter l’araignée prisonnière au bout de son fil, que l’araignée file toujours plus long vers la terre et avec lequel enfin elle s’enfuit. Qu’une femme soutienne ce qu’elle voudra, et qu’elle le prouve comme elle voudra, l’homme est tout à fait incapable de contester et de triompher ; car, lorsqu’il croit la tenir dans les chaînes de son raisonnement et les fils de son discours, il est tout aussi avancé que s’il cherchait à enlever par le fil une pelote de fil qui est par terre : il aura du fil de plus en plus dans la main, et toute la pelote y passera, mais l’étoile de la pelote restera par terre. »

L’idée fondamentale du Siebenkäs, dans la partie de ce roman où, par un procédé d’ailleurs plus discrètement et plus heureusement suivi que jamais, il n’est pas question de toute autre chose, c’est de montrer comment la différence des goûts et l’inégalité de la culture rendent peu à peu étrangers l’un à l’autre, puis antipathiques, deux époux qui croyaient bien s’aimer et qui sont d’honnêtes et braves gens. L’avocat Firmian Siebenkäs est naturellement un écrivain comme Jean-Paul ; il compose, comme lui, des satires, qui même seront intitulées : Choix tiré des papiers du diable. Sa femme, Lenette, est l’ange du pot-au-feu ; elle a le sens pratique et la médiocrité intellectuelle d’une simple ménagère. Quand le poète lui lit sa dernière composition, elle l’arrête au milieu d’un vers pour lui demander : « Qu’est-ce que tu aimes mieux pour ton dîner aujourd’hui ? » Voici un souvenir désagréable qu’il n’est jamais parvenu à chasser ; un jour qu’il déclamait une page très éloquente sur la mort et l’immortalité de l’âme, Lenette, qui avait l’air de l’écouter, les yeux fixés à terre, lui dit tout à coup : « Demain matin, avant de sortir, n’oublie pas de me faire raccommoder les bas, qui sont troués. » L’auteur du Siebenkäs se rappelait les temps de misère où il essayait vaillamment de travailler et d’écrire dans la salle commune où sa pauvre mère vaquait, de son côté, aux soins du ménage. C’est à cette impression toujours présente que nous devons le meilleur de Jean-Paul et la page la plus mémorable de son chef-d’œuvre.

Le mari de Lenette ayant besoin, pour composer, du plus complet silence, « s’était habitué à guetter tous les mouvemens de sa femme, ce qui jetait le désordre dans ses pensées. Le pas le plus léger, le moindre ébranlement l’agaçait comme un enragé ou un goutteux, et tuait toujours en lui une ou deux idées près d’éclore, comme un bruit violent coûte la vie aux jeunes canaris et aux vers à soie. » Lenette glisse, on l’entend à peine, on ne l’entend même pas du tout, « courant avec ses pattes légères sur les fils de sa toile d’araignée domestique; » mais c’est précisément là ce qui distrait et bientôt irrite le poète. « Il fallait que Siebenkäs fît de grands efforts d’attention pour entendre le bruit de ses mains et de ses pieds ; pourtant il y parvenait, et il entendait presque tout. Quand on ne dort pas, on prête bien plus d’attention à un bruit léger qu’à un grand fracas. L’écrivain épiait le moindre bruit, ses oreilles et son âme couraient partout à la suite de Lenette, attachées à ses pieds comme des compteurs de pas. » Il finit par dire : «Lenette, voilà une heure que j’écoute ce trottinement qui me met au supplice; j’aimerais mieux t’entendre circuler avec une paire de sabots dont la semelle de fer battrait la mesure! Marche comme d’habitude, ma bien-aimée. » Lenette, bon petit cœur, fait tout ce qu’elle peut pour concilier les exigences de son mari avec celles de son ménage. Lorsqu’elle le contredit, ce n’est jamais pour soutenir quelque chose qui soit contraire à la manière de voir de Firmian ; « c’est, comme font toutes les femmes, simplement pour contredire; » mais elle ne comprend rien à des sensations ultra-fines qui entendent marcher une fourmi plus distinctement qu’un cuirassier. « Elle demanda innocemment pourquoi le garçon du relieur au-dessous, qui, tout le long du jour, exécutait des fantaisies sur un violon d’enfant, ne le troublait point de ses fugues criardes et discordantes, et pourquoi, tout récemment, il avait mieux supporté le nettoyage de la cheminée que le nettoyage de la chambre? » Quelle différence ! pense Siebenkäs. Mais il faudrait du temps pour l’expliquer à une intelligence ordinaire, et il n’a pas de longs discours à faire gratis, pendant que d’insupportables contrariétés domestiques l’empêchent d’écrire et de gagner l’argent nécessaire à l’entretien du ménage. Le bruit, — ou plutôt le silence du plumeau l’exaspère. « Lenette finit par renoncer an balai, et, pendant que le grincement de la plume de son mari couvrait à lui tout seul le peu de bruit qu’elle pouvait faire, elle repoussa avec le plumeau trois brins de paille et un petit reste de duvet. Le rédacteur des Papiers du diable entendit le plumeau. Il se leva: « Balai ou plumeau, du moment que je l’entends, le supplice est le même. Oui, que tu repousses ces malheureux débris Avec des plumes de paon ou un goupillon sacré, que tu chasses la poussière avec un soufflet, je l’entends, et mon livre et moi nous périssons misérablement ! » — Elle répondit : « Mais j’ai fini. » Il se remit au travail. Cependant Lenette ferma tout doucement la porte de la chambre. Il dut en conclure que dans sa géhenne ou son pénitencier on allait de nouveau entreprendre quelque chose contre lui. Il posa sa plume et cria par-dessus la table : «Lenette, je ne puis pas très bien entendre; mais si, de l’autre côté, tu es encore une fois en train de faire quelque chose que je ne puis pas supporter, je t’en prie, pour l’amour de Dieu, cesse, mets fin pour aujourd’hui à mon chemin de la croix et à mes souffrances de Werther. Viens, j’aime mieux te voir! — Elle répondit d’une voix tremblante d’émotion : « Mais je ne fais rien ! » Il se leva de nouveau et ouvrit la porte de sa chambre de torture. Sa femme, avec un torchon de flanelle grise, frottait et polissait la verte couche nuptiale. L’avocat Siebenkäs se mit à dire lentement : « Ainsi, tu brosses et tu balaies, et tu sais que je suis assis là tout en sueur et que je veux travailler pour nous deux et que, depuis une heure, je continue à écrire sans savoir ce que je fais. O ma céleste et conjugale moitié, pour l’amour de Dieu, finis-en et ne t’obstine pas à me tuer avec ton torchon. » — Lenette, étonnée, dit : « Il est impossible, mon bon, que tu m’aies entendue de ton bureau, » et elle continua à frotter avec plus d’ardeur. Il saisit ses mains avec vivacité, mais avec douceur, et reprit : « Mais c’est justement mon malheur que je ne puisse rien entendre et que je sois obligé de tout m’imaginer. Cette maudite pensée du balai et de la brosse vient se mettre à la place des pensées bien meilleures que j’aurais couchées sur le papier. Cher ange, personne ne serait assis là plus paisiblement que moi, personne ne travaillerait avec plus de sang-froid et de bonheur, si tu te contentais de faire feu derrière ma chaise avec des boîtes, des obusiers et des canons ; mais un bruit silencieux, voilà ce que je ne puis supporter! »

Il faut avouer que cela est exquis, et que Sterne lui-même n’a pas appliqué avec plus de talent le microscope du psychologue aux minutieuses curiosités de la nature humaine. Une autre chose est à remarquer dans cette scène charmante : le personnage de tyran ridicule que joue l’avocat Siebenkäs ne l’empêche pas d’être sympathique. L’art de rendre aimable le grotesque est, redisons-le ici, ce qui caractérise le plus profondément le véritable humour.

La scène de la chandelle, qui succède à celle du balai et qui est également célèbre, n’est que l’ingénieux renouvellement du même thème. Je ne l’analyserai donc pas, et je me borne à en détacher deux passages propres à illustrer le style particulier de l’humour. Siebenkäs, qui soutient qu’une chandelle doit être allumée par son bout le plus gros, en donne la raison suivante : «Si nous l’avons allumée par le bout mince, nous voyons se produire en bas, dans le chandelier, une masse de suif inutile; si au contraire nous allumons le gros bout, avec quelle grâce et quelle symétrie la graisse liquide qui provient de la moitié plus grasse se dépose autour de la moitié plus maigre, l’engraissant, pour ainsi dire, et lui donnant d’harmonieuses proportions ! » Une des joies de l’humoriste, c’est d’appliquer des épithètes obligeantes et affectueuses à des choses qu’on n’a pas accoutumées à tant d’égards et qui en restent tout étonnées. C’est ainsi que Rabelais nous parle de la grâce des ânes, de la toux suave des bons pères, des beaux dés harmonieux dont le juge Bridoye se servait pour rendre la justice, du mélodieux son des pois secoués par Triboulet dans une vessie de porc. Plus loin, la phrase de Jean-Paul, par un autre contraste cher aux humoristes, enveloppe dans les tours et les replis nombreux d’une savante période la puérile insignifiance de l’idée, et s’avance au milieu des niaiseries avec une lenteur majestueuse, dont Swift nous a laissé le plus parfait modèle. Siebenkäs donne gravement à sa femme des instructions détaillées sur l’emploi des mouchettes, sur le moment précis de moucher, sur la mesure qu’il convient de garder dans cette opération : « Quand le mouchage ardemment désiré ne se produit pas, que le noir germe de l’épi lumineux grandit de plus en plus, qu’un véritable flambeau funèbre éclaire un écrivain à demi mort, que celui-ci ne peut chasser de son esprit la pensée de la main de sa femme, qui d’un coup de ciseau pourrait le délivrer de toutes ces entraves, alors, ma chère Lenette, il est bien difficile qu’il n’écrive pas comme un âne, qu’il ne devienne pas lourd comme un dromadaire.» — Elle lui promit que, s’il parlait bien sérieusement, elle ferait mieux le lendemain. En effet, l’histoire doit lui accorder cette louange, que le lendemain elle tint parole et non-seulement moucha plus souvent que la veille, mais à vrai dire, moucha sans cesse, d’autant plus que deux ou trois fois il l’avait remerciée d’un signe de tête. — « Trop de zèle, dit-il enfin, mais d’un ton infiniment aimable; ne manie pas si souvent les ciseaux. Si tu t’appliques à faire de trop petites subsubsubdivisions de la mèche, nous allons retomber dans la malheureuse situation d’hier soir, car une chandelle rasée de trop près donne aussi peu de lumière qu’une chandelle dont les lumignons croissent librement (ce que, au figuré, tu pourrais, si tu en étais capable, appliquer au flambeau du monde et de l’église). Quelques minutes avant et quelques minutes après le mouchage, se produit entre chien et loup ce beau temps moyen de l’âme, où elle voit admirablement. Et c’est alors une vraie vie des dieux, une heureuse proportion entre le noir et le blanc, dans la chandelle et sur le livre, »

L’extinction progressive et totale de l’amour entre les deux époux est racontée non-seulement avec beaucoup de fantaisie et d’esprit, mais avec une intensité d’émotion, qui, dans certains endroits vraiment pathétiques, pénètre et serre le cœur. Cependant il s’en faut bien que le meilleur des romans de Jean-Paul soit un ouvrage parfait. Pourquoi, dans cette mort de l’affection conjugale, qui devrait s’effectuer d’elle-même lentement, naturellement, Lenette trouve-t-elle un complice et un consolateur sous la forme d’un membre du conseil des écoles, pendant que Firmian, de son côté, rencontre, pour lui faire oublier sa femme, une grande dame qui aime la littérature? Le jeu de ces ressorts extérieurs et vulgaires, l’amant, la maîtresse, nous gâte ce que l’idée, réduite à ses premiers élémens, avait d’intéressant et de distingué dans sa simplicité. Il semble qu’il y avait un moyen facile de donner au Siebenkäs une conclusion heureuse : c’était de montrer, par une douce revanche, la poésie réelle du foyer l’emportant à la fin sur celle qui n’est qu’une forme et qu’un songe littéraire, idée juste et morale dont l’auteur des Récits villageois de la Forêt-Noire s’inspirera plus tard dans la Frau Professorin.

Le voyage de l’aumônier Schmelze (1809), analysé par Philarète Chasles, est un développement assez amusant de cette vérité, que l’abus de la réflexion paralyse l’action et que la science multiplie pour l’homme les raisons de douter et de craindre. Attila Schmelze n’est point un lâche de sa nature, mais il a si souvent arrêté sa pensée sur les causes de destruction qui nous environnent de toutes parts, qu’il n’ose plus faire un pas sans se croire en danger de mort. Le docteur Kaizenberg est d’un comique un peu gros et même un peu gras ; Jean-Paul ne haïssait pas les mots crus, il les recherchait même, pour deux raisons : d’abord, parce qu’ils sont une partie essentielle du vocabulaire de l’humour, dont la frénésie « anéantissante » se réjouit surtout d’anéantir nos vaines conventions, et le décorum en est une; ensuite, parce qu’il avait remarqué que les personnes vouées à l’état ecclésiastique, le curé Rabelais, le doyen Swift, le pasteur Sterne, se plaisent généralement dans le cynisme du langage. Fils de pasteur, il n’a pas voulu rester en arrière de ces grands modèles; mais les incongruités et les gravelures ne sont sous sa plume qu’une imitation littéraire et jurent un peu avec la profonde pureté de ses mœurs. Mentionnons au moins la Vie de Fibel (1812) et la Comète ou Nicolas Margraf, histoire comique en trois volumes, qui parurent de 1820 à 1822; mais arrêtons-nous, en terminant, sur deux ouvrages didactiques, un traité d’éducation intitulé : Levana, que Mme Jules Favre a traduit en partie, et une Poétique ou Introduction à l’esthétique, dont MM. Alexandre Büchner et Léon Dumont nous ont donné une excellente traduction complète.

Ces deux ouvrages sont probablement ceux qui conserveront le plus de lecteurs dans l’avenir, par la bonne raison que Jean-Paul, artiste presque nul et créateur en somme impuissant, n’offre de tout à fait original, pour composer la bibliothèque choisie de la postérité, que quelques idées ingénieuses ou fortes. La pensée générale de son traité pédagogique est sans valeur, puisque sa préoccupation dominante comme publiciste reste celle qui avait jadis inspiré son préceptorat : former des écrivains, et des écrivains humoristes. Mais cette erreur de fond, ce vice de la conception d’ensemble n’empêche pas Levana d’abonder en remarques charmantes et en préceptes de grand prix. C’est particulièrement sur les enfans et sur les femmes que les vues de l’auteur sont justes et fines, et que ses expressions sont heureuses. Père de trois jeunes enfans à l’époque où il écrivit Levana (1807), les simples réalités de la vie domestique ont infiniment mieux servi son talent que ses volumineux cahiers de notes et ses singuliers exercices d’amour. La confession de Jacqueline sur ses fautes pédagogiques est le joyau de tout l’ouvrage. Que de jolies choses dans la meilleure partie de ce livre, et que d’aimables choses, qui font honneur au cœur de Jean-Paul autant qu’à son esprit ! « La gaîté ou la joie est le ciel sous lequel tout prospère, excepté la passion. Qu’on ne la confonde pas avec le plaisir... Les animaux peuvent jouir, mais l’homme seul peut être gai. Dieu est bienheureux. Un Dieu chagrin est une contradiction, c’est le diable... L’homme content attire notre regard et notre cœur, que le mécontent repousse, tandis que nous nous éloignons de l’homme qui jouit pour nous rapprocher de celui qui souffre. » — « La gravité des jeunes filles est rarement aussi innocente que leur raillerie... La gaîté répand sa lumière sur toutes choses; l’humeur de même fait tomber son brouillard sur tout ce qui l’environne. » — « La femme qui s’ennuie, bien qu’elle ait des enfans, est digne de mépris. » — « Les animaux et les sauvages ne connaissent pas l’ennui ; les enfans n’en auraient jamais si l’on ne se préoccupait pas trop de l’éloigner. » — « Tenez pour sacré le regard de l’enfant qui cherche et interroge. » — « Le père marque seulement les points dans la vie de l’enfant; la mère en indique tous les autres signes de ponctuation. » Et, à propos de ponctuation, cette pensée encore, qui est bien spirituelle et bien vraie : « Il est difficile à une femme de dire à son enfant : Finis ! sans virgule, point et virgule, et tout un attirail de points d’exclamation et d’interrogation. Rencontre-t-on dans l’histoire un seul exemple qu’une femme ait dressé un chien de chasse ? Ou bien, une commandante, quand elle ordonne à sa troupe en marche de faire halte, s’est-elle jamais exprimée autrement que comme suit : Hé, vous tous ! aussitôt que j’aurai fini de parler, je vous ordonnerai à tous de rester en repos, sans marcher, où vous êtes; halte, vous dis-je. » La Poétique de Jean-Paul est aussi une rapsodie, naturellement. Il n’y faut chercher aucune grande vue sur le développement de l’art, rien de cet ordre magnifique, de cette puissante unité qui font du Cours d’esthétique de Hegel l’histoire même, de l’esprit humain. On peut ouvrir à une page quelconque les deux volumes de la traduction française, commencer par le milieu ou par la fin, les lire en remontant comme en descendant, cela importe peu; mais on ne les parcourra ni sans plaisir ni sans profit, La pensée de Jean-Paul n’est jamais banale, et presque partout elle excite et féconde celle du lecteur. De même que la théorie de l’amour est la perle de la métaphysique de Schopenhauer, la perle de l’esthétique de Jean-Paul est le chapitre VII, intitulé « De la poésie humoriste. » Tout critique qui voudra parler pertinemment de l’humour et que ne contenteront point les faibles et pauvres lieux-communs en circulation sur ce sujet, devra comprendre à fond ce que Jean-Paul entend par « l’idée anéantissante, » en s’éclairant des hautes et lumineuses pages de Hegel sur « la subjectivité infinie. » Ne nous effarouchons pas de ces grands mots ; ils sont riches de sens et, n’ont de rébarbatif que la forme. La subjectivité infime est tout simplement l’abus du moi succédant à l’antique impersonnalité de l’art, et l’idée anéantissante ne diffère pas essentiellement de cette « gayeté d’esprit, » dont par le Rabelais, « conficte en mespris des choses fortuites, » persuadée que « tous les biens que le ciel couvre et que la terre contient en toutes ses dimensions, hauteur, profondité, longitude et latitude, ne sont dignes d’esmouvoir nos affections et troubler nos sens et esprits.» M. Firmery, qui a consacré à l’étude théorique et directe de l’humour un chapitre de son ouvrage, le distingue aisément de l’esprit, tel que nous l’entendons en France : «L’esprit français est au service de la raison ; sobre et discret, il est un ornement de la parole et un assaisonnement du discours. Il n’est jamais qu’un moyen... L’humour n’a souci que de lui-même. C’est un jeu qui a en lui sa raison d’être... L’humour est au suprême degré libre et désordonné; l’esprit français est, avant tout, un esprit artistique; il est sous la dépendance absolue de la grande loi de l’art, limité, et de la règle qui domine malgré nous toutes les productions de notre littérature, le goût... Dans l’humour, le sel n’est plus le condiment, il est le mets lui-même. » Ces remarques sont justes, utiles et nécessaires, mais elles ne vont pas loin. Il y a au fond de l’humour toute une philosophie, une sorte de nihilisme, mais de nihilisme joyeux, un composé paradoxal de l’optimisme du tempérament et d’un pessimisme intellectuel plus ou moins avancé. Le poète comique ordinaire conçoit un certain idéal de raison et de vertu, et c’est même à cette condition qu’il est poète comique ; il ne tient pour fous que les personnages spéciaux voués par lui au ridicule, et il respecte en ce monde beaucoup de choses, à commencer par lui-même et par les spectateurs de sa comédie : l’humoriste ne fait pas cette division superficielle de la folie humaine en un nombre déterminé de catégories spéciales, ni cette distinction orgueilleuse entre la folie citée au tribunal de la satire et la sagesse qui la juge ; il pense, comme Panurge, que toute l’humanité sans exception est atteinte de folie, et il n’a pas l’outrecuidante prétention d’en être exempt lui-même. « Pour lui, écrit Jean-Paul, il n’y a point de sottise individuelle, point de sots, mais seulement de la sottise et un monde sot. » Le petit monde qui s’agite sur le théâtre, le monde non moins microscopique et non moins contemptible qui est assis dans la salle, sa propre personne et l’univers entier, tout est confondu, aux yeux de l’humoriste, dans l’égalité du néant.

Jean-Paul passa bourgeoisement ses dernières années à Bayreuth, sans autres incidens que des joies et des deuils domestiques. Il avait obtenu en 1809 une pension de 1,000 florins avec le titre de conseiller de légation. Il écrivit, vers la fin de sa vie, quelques articles littéraires, remarquables par l’absence de toute critique proprement dite, exclusivement élogieux et fort peu intéressans. Il avait pour la critique une horreur procédant de son respect quasi-religieux pour toute pensée écrite et surtout imprimée. La fonction d’écrivain étant, à ses yeux, la plus haute de toutes, il ne tolérait pas sur le compte de ses frères en littérature la moindre parole blessante ou piquante ; il n’en prononçait jamais pour sa part ; il n’avait d’épigrammes que pour messieurs les critiques, qu’il comparait à toutes sortes d’animaux désagréables, et, par une juste conséquence, il ne pouvait souffrir la plus petite observation sur ses propres ouvrages.

Ses livres, ses cahiers, ses manuscrits, étaient rangés dans son cabinet de travail avec un désordre régulier, image des extravagances systématiques de l’humour. Son péché mignon était la bouteille. Quelquefois on le voyait traverser les rues de Bayreuth, la face rubiconde, la démarche chancelante, et les bonnes gens disaient entre eux : « Voilà encore M. le conseiller Richter qui vient de se griser. » Il mourut en 1825.


PAUL STAFFER.