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Un Jurisconsulte économiste - Charles Renouard

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Un Jurisconsulte économiste - Charles Renouard
Revue des Deux Mondes3e période, tome 40 (p. 802-828).
UN
JURISCONSULTE ÉCONOMISTE

M. CHARLES RENOUARD

Ch. Renouard. Discours prononcés à la Cour de cassation, 1871-1877, précédés d’une notice sur sa vie, par M. Charles Richet.


Après les créateurs dans tous les genres, se placent les esprits qui se montrent habiles à féconder par des applications nouvelles les vérités découvertes et ceux qui réussissent à rapprocher des sciences étrangères les unes aux autres. Ceux-ci ont pour caractères l’étendue, qui les rend opposés à ce qu’il y a d’exclusif dans les spécialités, et la pénétration, qui leur fait découvrir sûrement les points où l’accord peut se faire ; leur rôle est de rectifier les vues incomplètes ou fausses qui créent des divergences, d’affirmer l’unité de l’intelligence humaine exposée à se perdre dans la diversité des points de vue, et d’établir entre ces domaines voisins et rivaux des alliances utiles à chacun d’eux.

C’est par ce côté surtout que je voudrais envisager les travaux et les services d’un homme éminent, qui a partagé sa vie entre les hautes recherches intellectuelles et sa profession de magistrat, où il a tenu un rang élevé avec honneur et éclat. Sans prétendre à un de ces rôles de création scientifique qui n’appartiennent qu’à un bien petit nombre, sa place est notable comme promoteur d’applications nouvelles, comme auteur d’ouvrages considérables, qui n’ont pas encore épuisé toute leur portée ; elle mérite d’être marquée avec équité et avec soin. Ceux qui sont au courant de cet ordre de recherches savent à quel point M. Charles Renouait a imprimé sa trace dans l’étude philosophique d’une partie du droit à laquelle il a donné le nom de « droit industriel. » C’est là sa part d’originalité. Elle est dans cette alliance de la science juridique et de l’économie politique, qui n’intéresse pas la pratique moins que la théorie. Œuvre difficile autant qu’utile et opportune. A vrai dire, l’attitude de ces deux sciences, l’économie politique et le droit, vis-à-vis l’une de l’autre, n’était pas précisément bienveillante. On pouvait le voir dans les académies et dans d’autres assemblées, où il s’engagea plus d’une fois des débats qui, sans en venir, comme cela n’aurait pas manqué d’arriver en d’autres temps, aux polémiques violentes, laissaient se produire des jugemens plus que sévères et les appréciations les moins obligeantes. C’est ainsi que le droit contestait à l’économie politique le titre même de science à cause de ses controverses intérieures et de ses points discutés, ce qui n’était peut-être pas très juste et très à propos, rien n’ayant donné lieu plus que le droit lui-même aux guerres intestines et aux opinions contestables, comme il s’en trouve d’ailleurs dans toutes les sciences morales et sociales. Il reprochait aussi à cette science jeune, et fière à bon droit de ses succès dans ce qu’on peut appeler l’œuvre économique de 1789, des allures un peu conquérantes et envahissantes. M. Renouard n’eut jamais pour l’économie politique de telles ambitions encyclopédiques. Il ne réclama pour elle que sa place dans des questions où elle avait en effet voix au chapitre. Mais là même il y avait des luttes à prévoir. On ne dérange pas impunément des positions acquises, des idées reçues. Le droit regardait et avait toujours regardé comme étant de sa compétence exclusive des questions où l’économie politique faisait invasion, et où elle apportait des solutions nouvelles en contradiction avec les enseignemens les plus consacrés. Je ne veux en citer qu’un exemple, qui serait à lui seul assez concluant ; je veux parler de cette question de l’intérêt du capital qui, d’Aristote aux pères de l’église, depuis les jurisconsultes romains jusqu’aux nôtres, et depuis le XVIIe siècle jusqu’aux controverses si vives de Bastiat et de Proudhon, a tant occupé, tant embarrassé, tant passionné les esprits. Quelle pierre d’achoppement quand un Turgot, un Bentham apportèrent des idées qui assimilaient l’argent à une marchandise et ce genre de prêt à celui de tout autre instrument de travail ! La théorie du prêt gratuit, que nos jurisconsultes avaient si énergiquement soutenue, tout en la faisant peu à peu plier, à l’aide d’argumens bien subtils, aux nécessités devenues impérieuses de l’industrie et du commerce, ne recevait-elle pas un coup mortel de cet ordre nouveau de considérations ? Qu’était-ce quand les mêmes raisonneurs concluaient hardiment à la suppression du taux légal et prétendaient régler l’intérêt, comme se règle le loyer des biens meubles et immeubles, sur la loi de l’offre et de la demande ? Il devait y avoir protestation et levée de boucliers, avec force objurgations contre de tels paradoxes. Aujourd’hui que de grands états ont adopté la liberté du prêt sans fixation légale du taux de l’intérêt, et qu’ils poussent même le manque de respect pour de grandes autorités jusqu’à s’en trouver bien, le scandale s’est apaisé sans que la résistance ait cessé. Quant à la légitimité de l’intérêt fondée sur les raisons présentées par l’économie politique, qui ne sait qu’elle a pris place dans le droit lui-même ? L’ingénieux et savant commentaire qu’en a fait M. Troplong diffère-t-il beaucoup des dissertations économiques où elle a été pour la première fois établie ex professo ?

On se rend aisément compte que de tels conflits inévitables devaient se produire sur d’autres points. Notre droit est antique par ses racines, malgré les rameaux nouveaux dont il s’est enrichi et les greffes successives qui s’y sont jointes : tout est moderne dans l’économie politique. L’esprit et les procédés ne diffèrent guère moins que les origines ; le droit réglemente, invoque l’autorité, la tradition ; la science que le dernier siècle créait sous le nom de physiocratie se propose presque toujours d’affranchir. Elle voit dans la liberté non pas seulement la cause la plus efficace des efforts féconds, mais en général un instrument d’organisation naturelle très apte à classer les hommes selon leurs vocations, les industries selon l’état des besoins, et à établir par la concurrence le juste prix des services et des produits. Le droit se ressent encore de ses habitudes romaines dans la manière dont il établit une ligne de démarcation, légitime en elle-même, mais excessive, entre les professions libérales et celles qui ne sont pas censées l’être, et que l’épithète de serviles semble encore diffamer. Ce devait être pour M. Renouard un des sujets de ses réclamations. Il les exprimait non pas seulement d’une manière générale, mais dans des mémoires développés et précis où il conteste par une argumentation solide la valeur scientifique de certaines distinctions outrées. Bien n’est plus opposé, en effet, à ces dédains, nés à la fois des préjugés de l’esclavage et d’un spiritualisme par trop hautain, que l’économie politique, dont l’essence même est le respect de la dignité et des droits du travail sous toutes les formes. Qu’est-elle d’ailleurs elle-même, sinon le fruit et comme le dernier mot d’une société, dont le suprême triomphe a été l’avènement du tiers-état et l’accès de toutes les classes aux fonctions et à la propriété, sous la seule condition de la capacité et de l’effort individuel ?

Tout cela suffit à montrer quelle influence de telles diversités d’origine et de points de vue devaient avoir sur les relations de l’économie politique et du droit. Comment ne se seraient-ils pas heurtés plus d’une fois sur les terrains communs où il leur arrivait de se rencontrer ? Le temps devait amener sans doute une meilleure entente. Mais où a-t-on jamais vu le temps agir sans le concours d’ouvriers actifs et capables, sachant ce qu’ils font, qui engagent l’œuvre et la mènent à terme ? Je ne dis pas que tout germe de division ait disparu aujourd’hui, mais il y a plus d’un signe heureux d’un rapprochement entièrement conforme aux nécessités scientifiques et aux besoins de la civilisation moderne. Il en est peu de plus caractéristiques que l’admission toute récente de l’enseignement de l’économie politique dans les écoles de droit. Cujas ouvrant la porte à Adam Smith, Pothier faisant les honneurs d’une entrée solennelle à ces mêmes économistes qui lui ont cherché plus d’une fois querelle, c’est là un progrès manifeste. Songeons qu’il n’y a pas très longtemps, cela eût paru une profanation, une violation de territoire. Espérons que le bon accord se maintiendra sous l’invocation de ces esprits qui, comme M. Renouard, à la fois fidèles à Domat et à Turgot, savent allier le culte de la science juridique et de l’économie politique. On ne saurait en effet regarder l’auteur de livres tels que le Traité des faillites et banqueroutes, et le Traité, non moins technique, des brevets d’invention comme un jurisconsulte amateur ou purement philosophe. Nul ne possède mieux les lois et les règlemens, ne connaît mieux les arrêts, ne manie et ne discute les textes avec plus de science et de précision. De même que ses confrères ont pu apprécier en lui le légiste le plus expérimenté et le plus rompu à la science spéciale qu’il enseignait dans ses livres et qu’il appliquait comme magistrat, nous l’avons, de notre côté, entendu plus d’une fois examiner les points les plus ardus et les plus controversés de l’économie politique, de manière à faire voir qu’il avait tout lu et que ses réflexions s’étaient fortement attachées aux questions qu’il traitait avec une ampleur magistrale. Voilà bien des garanties d’impartialité et de jugement supérieur lorsque nous allons le voir se poser en arbitre et en conciliateur.


I

Toutes les particularités biographiques propres à expliquer les directions d’esprit et les travaux du savant jurisconsulte économiste sont réunies dans la Notice que M. Charles Richet, bien connu des lecteurs de la Revue, a consacrée à son grand-père. Le respect et l’affection, qui éclatent à chaque page, ne lui ont dicté aucun jugement outré. Je n’hésite pas à dire qu’une telle notice suffirait pour consacrer une mémoire. M. Charles Richet avait tout ce qui est nécessaire pour une telle appréciation. Esprit d’une culture générale, savant, et moraliste aussi lui dans des études expérimentales d’un ordre bien différent, il a parfaitement signalé ce qu’il y avait de philosophique dans l’œuvre qu’il analyse avec une grande sûreté de jugement. Quant à l’homme, nul n’avait plus de compétence pour parler de lui, et la ressemblance du portrait a dû frapper ceux qui ©nt connu M. Renouard pendant de longues années et qui l’ont eu pour confrère dans plus d’une société savante. Ce n’est pas nous qui contredirons M. Charles Richet quand il parle de cette bienveillance qui lui faisait accueillir, rechercher, encourager toute jeunesse laborieuse, portée vers les études que lui-même chérissait, bienveillance nécessairement plus vive encore lorsque les principes professés étaient ceux mêmes qu’il développait avec une conviction communicative. En voyant revivre cette figure ferme et sympathique dans une éloquente étude, nous éprouvions une certaine douceur à ces souvenirs, qui nous faisaient remonter le cours du temps jusqu’à ces études d’autrefois où nous l’avions en plus d’une circonstance trouvé comme guide et comme appui.

M. Renouard était né en 1794, dans cette bourgeoisie parisienne qui savait unir aux occupations du commerce la culture des goûts intellectuels et le mouvement des idées. Son père a conservé une grande notoriété dans la librairie jusqu’à un temps qui n’est pas assez éloigné encore pour que beaucoup de survivans n’aient pu le connaître, la laissé lui-même des écrits, qui semblent mettre sur la voie des travaux du fils par la nature des sujets et le caractère des opinions. Antoine-Augustin Renouard a traité plus d’un point d’économie politique et de droit dans sa jeunesse mêlée à la période révolutionnaire, un peu trop mêlée même, puisqu’il fut nommé de la fameuse commune. Il faut se hâter d’ajouter qu’il fut de ceux qui s’occupèrent plus d’affaires que de politique, et qu’il eut l’honneur de protester par une brochure d’un vif accent contre les destructions du vandalisme. Très jeune à cette époque, car il n’avait guère que vingt-huit ans, Antoine Renouard avait jeté ses vues sur la législation commerciale dans des écrits inspirés par l’esprit de réforme qu’il voulait porter dans les fabriques nationales (avant de devenir libraire, il avait été quelque temps lui-même fabricant de gazes). Il consacrait un écrit spécial au reculement des barrières dans l’intérêt, du commerce tant intérieur qu’extérieur ; demandait dans un autre qu’on modifiât les tribunaux de commerce ; et discutait dans une importante brochure le projet de loi relatif aux droits d’entrée et de sortie. Tous ces travaux sont datés de 1790. En 1793, il écrivait sur les monnaies, leur administration, et sur l’organisation du ministère des finances. Très occupé aussi de recherches bibliographiques, de curiosités de bibliophile lettré, il lançait une nouvelle protestation contre la destruction sauvage des livres et reliures, des écussons, des manuscrits, et se mettait en rapport avec les bibliothèques publiques par une adresse où il recommandait toutes les précautions à prendre pour les préserver. Le patriote de 1794 contractait, au milieu de ces tourmentes, un mariage quasi aristocratique, il épousait la fille du marquis de Beauchamp, lequel avait combattu à Rosbach. M. Richet nous apprend en outre que ce même républicain, si avancé dans le mouvement, professait certains sentimens religieux dus aux traditions jansénistes de sa famille ; cela semble fort extraordinaire aujourd’hui, mais le paraît moins à cette époque, quand on voit des prêtres mêmes, comme le célèbre abbé Grégoire, présenter un pareil mélange de catholicisme et de républicanisme avancé. M. Charles Renouard, qui naissait vers le moment de la réaction thermidorienne, devait donc trouver dans sa famille toutes les impulsions intellectuelles auxquelles il n’avait en quelque sorte qu’à se laisser aller, au jacobinisme près. Encore est-il vrai de dire que le père, comme tant d’autres emportés par la fièvre du jour, était fort revenu de ces opinions excessives. Quant au fils, son libéralisme resta pur d’un tel alliage. Il aurait signé volontiers les pages si fines, si justes, si fortes et si éloquentes, dans lesquelles Benjamin Constant dénonce le jacobinisme comme l’ennemi de la liberté, et le souvenir du régime de la terreur, de ce régime si inutilement odieux, comme l’héritage le plus funeste et le plus compromettant de la révolution. M. Renouard recevait au lycée impérial la forte éducation littéraire si nécessaire à toutes les professions, et ses brillans succès scolaires n’étaient que l’annonce d’un esprit vif non moins que solide et fortement appliqué. À cette première jeunesse se mêle un épisode assez curieux. L’écolier, à peine au sortir du collège, je ne sais même s’il l’avait quitté, fit avec son père un voyage en Italie. Ils rencontrèrent, entre Lucerne et Milan, un militaire fort original, des plus lettrés, avec lequel ils continuaient à faire route, ne cessant de causer livres et vieilles éditions. Ce militaire n’était autre que Paul-Louis Courier. Antoine Renouard et l’officier helléniste parlèrent de Longus et de Daphnis et Chloé, dont le manuscrit était à Florence avec dix pages inédites. Le bruit que ces dix pages allaient faire dans le monde des lettres devait être longtemps à s’apaiser. Notre jeune rhétoricien n’avait eu rien de plus pressé que de copier ces précieux feuillets pour que son père publiât l’édition complète, et il les communiqua à Courier. L’écriture ne lui plut pas, simple incident, insignifiant en apparence, mais qui ne fut pas sans conséquences. Si l’écriture du jeune Charles Renouard avait eu l’heur de plaire à l’officier amateur, de grec, nous aurions eu en moins un scandale littéraire et quelques pages étincelantes d’esprit que les curieux et les lettrés liront tant qu’il y aura une langue française. Sans la fameuse tache d’encre, M. Furia, qui mourait peu de temps après la publication du terrible pamphlet, quelques-uns disent qu’il mourait du pamphlet lui-même, aurait peut-être continué longtemps à administrer en paix la bibliothèque de San Lorenzo ; on n’aurait pas accusé Courier d’une mauvaise action en lui reprochant une destruction volontaire : autant d’effets d’un défaut de calligraphie dans la transcription des caractères grecs !

A l’École normale, où il entrait en 1813, le jeune Charles Renouard trouvait des maîtres ou des camarades destinés à une prochaine célébrité : Royer-Collard, Cousin, Villemain, Patin, Jouffroy, Dubois, Damiron ; en sortant de l’école, il était chargé d’un cours de philosophie. Malheureusement le respect le plus sincère et même le plus affectueux de la religion dont il a fait preuve à toute époque ne suffisait pas en ce moment critique de la restauration. M. Renouard détestait toute apparence d’ingérence dans le domaine inviolable de la conscience et de la liberté d’examen. Autour de lui les destitutions provoquaient des démissions. Il changea de carrière et se tourna vers l’étude du droit. Mais, vivant à Paris, il n’en fut que plus rapproché de ce foyer d’idées dont il devait ressentir l’influence croissante. La restauration fut l’ère, j’allais dire l’âge d’or de ces esprits généralisateurs sans être chimériques, lesquels, quoi que prétendent aujourd’hui les amis passionnés et tant soit peu exclusifs de l’érudition, restent en tout les esprits supérieurs et les vrais maîtres. Non qu’il n’y eût quelques théoriciens outrés, affichant le dédain des réalités dont on ne tire pas à l’instant même matière de philosophie, ceux par exemple auxquels on impute cette locution, expression étrange d’un raffinement bien excessif : « bête comme un fait ; » — mais sont-ils plus dans le vrai et ont-ils moins d’orgueil sous de plus grandes apparences d’humilité, ceux qui répètent à l’envi que rien n’est vide comme une idée générale ? — Les écoles de ce temps étaient trop historiques pour mépriser les faits, et il y avait plus de bravade que de réalité chez ceux qui avaient l’air de se targuer d’un tel dédain. Seulement on ne s’en tenait en rien aux faits pour eux-mêmes. On aspirait à des vérités. Sans éviter toujours les systèmes on cherchait le vrai dans une inspiration de raison générale et de science, de sens commun et de critique, choses que l’on croyait compatibles. C’est à ce point de vue plus réformateur que révolutionnaire qu’on renouvelait le champ des idées et des recherches en tous les genres. Ces larges tendances étaient soutenues par de fortes études positives qui laissaient bien loin beaucoup d’à-peu-près du siècle précédent. Elles se manifestaient à la fois dans la philosophie, dans l’histoire générale, dans l’histoire littéraire, dans celle des arts sous une influence de spiritualisme élevé en communauté avec le christianisme par le côté moral. M. Renouard porte cette empreinte visible dans ses idées sur la philosophie du droit, et dans toute sa vie de propagateur actif d’un progrès social qui se modèle sur ces vues à la fois étendues et hautes. Mais, lié avec les promoteurs d’un esprit nouveau, il n’était pas moins en rapport avec des hommes qui restaient attachés aux idées philosophiques du XVIIIe siècle, avec des économistes qui prêtaient peu l’oreille aux écoles en voie de formation, tel que J. -B. Say, son maître en économie politique, tel que son contemporain, âgé de quelques années de plus que lui, M. Charles Dunoyer. Par ses idées générales, M. Renouard différait d’eux d’une manière sensible et se rapprochait davantage du groupe intellectuel des Guizot, des Victor de Broglie, des Rossi. Ses principes en matière de droit et de science sociale ne sont pas sans analogie avec ceux de Rossi surtout, qui unit la science juridique et la science économique, mais sans essayer, sinon incidemment, de les rapprocher. En somme, M. Renouard n’appartenait au XVIIIe siècle que par un côté, l’ardeur philanthropique et réformatrice qui avait animé la génération de Voltaire et de Condorcet, et qu’il épurait à un foyer d’idées morales plus complètement saines. Le vrai pour le vrai ne lui suffisait pas non plus, et il ne se contentait point de ces recherches qui n’ont d’autre fruit que la curiosité satisfaite ; sa science ne se séparait pas de ces pensées de charité sociale, pour lesquelles il se passionnait jeune en réclamant l’instruction populaire comme membre de la « société d’enseignement élémentaire » et de « la société de morale chrétienne. » Il s’y obstinait dans sa forte vieillesse en présidant une association formée contre des vices comme l’intempérance. Ses propres écrits sur le système d’enseignement public secondaire exposent des idées de réforme, qui devancent les nôtres, soit sur les exercices littéraires, soit sur la gymnastique et la nécessité de faire une place plus grande au développement des forces physiques. Ces ouvrages étaient couronnés par une commission composée des hommes les plus compétens tels que MM. V. de Broglie et Guizot. Il publiait vers la même époque des Elémens de morale, et il croyait faire un utile présent à cette démocratie laborieuse qui se développait de toutes parts, en traduisant et en publiant pour la première fois à son usage les Mélanges de morale et d’économie politique de Franklin. N’était-ce pas apercevoir clairement le but et les moyens que de favoriser de telles leçons morales ? Ce n’est pas à dire qu’il n’y eût à ses yeux mêmes un enseignement des devoirs plus haut que celui de la fameuse Science du bonhomme Richard. Certes, mais il importe, en morale pratique comme en toutes choses, de savoir à quel temps et à quel public on a affaire. Aimer le bien pour lui-même est en morale l’idée la plus forte et la plus pure. Franklin, quoi qu’on ait paru dire, ne l’excluait pas, et il suffit d’un coup d’œil jeté sur ses lettres, sur ses mémoires, sur ses divers écrits pour voir qu’il ne bornait pas ses horizons à l’utile ; il n’est pas moins vrai que les hommes placés quotidiennement en face de tâches pénibles et de devoirs ingrats ont besoin d’un réconfortant plus terre à terre dans des conseils et dans des exemples qui leur montrent le succès au bout de la bonne conduite, et qui diminuent l’attrait du mal par la crainte des conséquences. C’est à cela que pouvaient servir les sages préceptes de ce Socrate américain, qui a lui-même exercé si courageusement l’effort personnel et si ingénieusement pratiqué ce genre de vertu qui ne s’excepte pas des avantages qu’elle prétend conférer aux autres. Vertu tout humaine, bien que Franklin y ajoute les secours de l’idée de la providence qu’il défend et d’un christianisme moins mystique à vrai dire que moral, mais vertu bien nécessaire dans des classes qui pourraient déployer stérilement toutes les. qualités imaginables si la prévoyance ne venait s’y joindre.

De tels travaux n’étaient pour ainsi-dire que des épisodes dans la vie occupée du jeune, avocat. La dernière partie de la restauration le trouve plaidant nombre d’affaires, dont quelques-unes eurent un caractère politique. Tel fut le célèbre procès des sergens de la Rochelle ; son client fut acquitté ; mais la condamnation, si légale qu’elle pût être, des autres inculpés, lui fit la plus douloureuse impression ; dans des lettres intimes, il se montre surtout frappé de la jeunesse, de l’inexpérience, du courage intrépide de ces malheureux jeunes gens. La plupart des procès qu’il plaide à cette époque sont des procès de librairie et de presse. Il trouve à y déployer cette fermeté de principes, cette argumentation vigoureuse et serrée, qui devaient être les caractères les plus saillans de son talent. La même indépendance le porte aussi parfois à se séparer des siens dans des questions qui divisaient le parti libéral, par exemple celle des congrégations, soulevée, à propos des jésuites, en 1826, par M. de Montlosier. Il se décidait pour la liberté dans une consultation écrite. M. Charles Richet en a cité tout un passage. La conclusion est que tous, il n’y met aucune exception, peuvent se réunir librement. Il admet en un mot des lois répressives, mais non préventives. — Sa carrière d’avocat avant 4830 se clôt par le procès, qui eut un grand retentissement, du journal le Globe, au sujet de deux articles écrits par M. Dubois. Son. client fut condamné malgré la belle plaidoirie où il s’efforçait de le disculper en se mettant à l’abri du dogme de l’irresponsabilité royale.

Le parti auquel M. Renouard se rattachait n’appelait pas une révolution, et lui-même eût voulu épargner à la France cette épreuve nouvelle, satisfait de la charte qui garantissait le gouvernement constitutionnel ; mais l’irritation que lui causaient les ordonnances le jetait dans le parti de la résistance, et il applaudissait avec enthousiasme à la révolution de juillet. Dès les premiers jours, il était sur la brèche pour le rétablissement de l’ordre, comme maire de son arrondissement, où il rendait les plus actifs services. Il ne tardait pas à être appelé à de hautes fonctions par le nouveau régime, qui le fit successivement conseiller d’état et secrétaire du ministère de la justice, poste qu’il occupa pendant sept ans, puis conseiller à la cour de cassation en 1837. Il ne cessa guère d’être député d’Abbeville jusqu’en 1846, où il fut nommé à la pairie. Son rôle ici encore ne fut que très accessoirement politique, bien que ses votes appartinssent en général au parti qu’on appelait alors conservateur. Il se montra surtout un rapporteur d’affaires accompli, ne paraissant guère à la tribune que pour y soutenir avec une chaleureuse énergie des projets de loi presque tous relatifs aux grandes questions de droit, d’instruction, d’économie publique qui lui tenaient à cœur. La dernière année du gouvernement de 1830 allait le soumettre à la plus pénible des épreuves. Il était nommé rapporteur de la commission de la chambre des pairs chargée d’examiner s’il y avait lieu de poursuivre les ministres Teste et Cubières, accusés de concussion, et il dut, sous l’empire de présomptions non encore décisives, mais bien graves, conclure à la poursuite. Ce n’était pas la seule fois que M. Renouard devait être appelé à porter le poids d’autres responsabilités dans de tragiques circonstances. Personne n’a oublié qu’il était nommé procureur général par la haute-cour de justice, établie par la constitution pour juger les attentats à la loi fondamentale, lors du coup d’état du 2 décembre 1851. Son acceptation fut dictée par le sentiment du devoir, conforme aux convictions libérales de toute sa vie. Cet acte de courage devait se briser contre l’emploi de la force et contre l’entraînement des événemens. M. Renouard reprenait son siège de magistrat en mai 1852 ; il restait conseiller à la cour de cassation jusqu’en 1869. C’est durant cette période qu’il réédita et refondit plusieurs de ses plus importans ouvrages et qu’il en composa de nouveaux ; il écrivait notamment celui qui a pour sujet le droit industriel. J’ai nommé déjà ses Traités si complets sur les brevets et sur les faillites, qui sont des œuvres juridiques magistrales. On doit y ajouter un Traité en deux volumes, qui ne fait pas moins autorité, sur la propriété littéraire et les droits d’auteur. De tels sujets allaient à la nature de son intelligence. Il recherchait toutes les questions où des principes d’ordre supérieur se trouvaient engagés. Il aimait à se trouver aux prises avec les complications et les obscurités des problèmes encore mal définis et des solutions livrées aux tâtonnemens d’une expérience insuffisante.

La philosophie l’attirait ; la difficulté, qui effraie les esprits ordinaires, le tentait. Il était servi à souhait, on peut le dire, par la matière alors si mal débrouillée des droits des inventeurs, droits difficiles à définir et non moins nécessaires à fixer. Jamais en effet on n’avait vu plus de découvertes et d’applications se déployer de plus de côtés en tous les genres. Nulle part peut-être le législateur ne se sentait plus souvent embarrassé et le juge arrêté par des droits de nature et de degré variables, inégaux, d’une constatation et d’une appréciation également peu commodes. Nulle part ne naissaient plus de conflits. Nulle part enfin la question d’équité d’un côté, la loi de l’autre ne risquaient autant de se trouver en désaccord. Les vrais inventeurs sont presque toujours sacrifiés ou subordonnés à des inventeurs médiocres qui s’enrichissent, à moins qu’ils ne soient dépouillés par les auteurs de perfectionnemens dont le mérite est encore plus faible. On ne triomphe pas de ces enchevêtremens de difficultés avec les seuls principes, mais sans eux les droits de l’inventeur resteraient eux-mêmes méconnus, et quoi qu’on pense de la législation des brevets, qui rencontre aujourd’hui des adversaires, il y a là tout un ordre de questions à résoudre. Il est trop clair qu’en matière d’inventions et de découvertes notre siècle ne pouvait s’en tenir aux idées du temps des corporations. Il n’y avait qu’un esprit philosophique qui pût, je ne dis pas distinguer toujours, mais rechercher avec une profondeur suffisante la part dans l’invention de ce qui est individuel et de ce qui est collectif. La question s’imposait avec une force nouvelle lorsqu’on voyait les mêmes découvertes éclater en plusieurs endroits à la fois, dans le nouveau monde et dans l’ancien, et nommer des auteurs rivaux qui s’en disputaient la gloire et les profits. On a dû se demander aussi s’il s’agissait ici d’une propriété véritable, ou d’un privilège à consacrer et à garantir par la loi, ou d’un de ces services dont la concurrence s’empare immédiatement. Questions théoriques mais pratiques aussi. La justice veut qu’on les résolve, les intérêts l’exigent avec leur âpreté habituelle. Le bon sens aiguisé de subtilité de M. Renouard se joue dans ces questions ; sa pénétration sûre, son rare discernement, s’y déploient avec avantage. C’est là pour lui déjà une occasion de tenter ces rapprochemens du juste et de l’utile qui ont aussi leur casuistique ; car il y a ici fort à distinguer.

A combien d’autres problèmes donne également lieu la propriété littéraire, laquelle ne se confond pas nécessairement avec les droits de l’invention ! L’auteur a dû se demander si un livre est assimilable à la machine à vapeur ou à l’invention du gaz ; si la part de la personnalité n’est pas là encore plus sensible, ne fût-ce que par l’agencement des parties ; si telle découverte ne ressemble pas au mot de l’énigme cherchée, que plusieurs, éclairés d’une lueur subite, semblent crier d’une même voix, tandis qu’au contraire le plus pauvre roman est toujours combiné et disposé par tel individu, si bien que la sottise même a ici un caractère de personnalité individuelle qui lui assure la propriété de ses œuvres plus clairement que le génie n’assure des droits dans le domaine de la découverte. Voilà bien des points de droit entre beaucoup d’autres. Que sera-ce lorsqu’il s’agira de déterminer les garanties ? Traiter de pareilles questions, encore si neuves, était bien digne d’un jurisconsulte sorti, comme dit Cicéron, ex oflicina philosophorum, qui déclarait son horreur pour les lieux-communs de la science toute faite, et annonçait clairement qu’il voulait marcher en avant. Le succès durable de telles œuvres, malgré les changemens de la législation, montre assez quelle en est la valeur intrinsèque. En tel genre de mérite fait, nous le savons d’ailleurs, peu de bruit dans le monde. Un vaudeville crée à son auteur en une soirée plus de notoriété ; le public qu’il a fait rire pendant une heure le paie non-seulement en renommée populaire, mais même en une autre monnaie, beaucoup plus que ces graves penseurs qui s’épuisent à débrouiller dans leur cabinet des vérités dont tout le monde tirera pourtant, lorsqu’il s’agira de leurs applications pratiques, un profit réel et durable. Une élite seule leur accorde une rémunération toute morale, l’estime. Cela même n’est-il pas encore un cas particulier dans l’appréciation économique des œuvres de l’esprit ? Il est trop clair qu’en pareille matière le prix n’est pas toujours en rapport avec le mérite du produit.

Nous n’avons pas à entrer dans le détail de ces travaux remarquables. On peut laisser aux jurisconsultes la tâche de rechercher ce qui appartient là en propre à M. Renouard, comme ce qui mérite de survivre. Ils trouveront là, outre ces données premières sur lesquelles se fondent les jugemens, plus d’un ingénieur commentaire sur le texte et la discussion des arrêts qui fixent la jurisprudence. Nous voulons seulement essayer de marquer les traits essentiels de cette application réciproque de l’économie politique et du droit qui a contribué véritablement à ouvrir une voie nouvelle. Étude générale encore plus que spéciale et où les destinées mêmes de la société moderne pourraient bien, selon les solutions qu’elles recevront, se trouver engagées plus qu’on ne pense.


II

Le point de contact des sciences de l’ordre social est la philosophie. C’est là qu’elles se rencontrent dans l’unité des principes supérieurs. En parlant ainsi, on ne répète pas seulement la belle définition qu’Aristote a donnée de cette science du général à laquelle toutes les autres se rattachent ; on ne quitte pas la France, pour ainsi dire, où cette union qui est le vœu des grands esprits devient une heureuse réalité. Parmi tant d’autres, Domat et d’Aguesseau, deux grands noms, sont des jurisconsultes philosophes. Qu’il me soit permis de le remarquer, en nommant d’Aguesseau je ne fais pas allusion surtout à l’auteur des mercuriales, qui ne forment pas son titre principal, quoiqu’elles soient son ouvrage le plus répandu. Les lecteurs de notre temps très dégoûtés risquent trop de trouver presque aussi ennuyeux qu’estimables ces lieux-communs de morale ; le style pur, élégant, dont ils sont habillés avec une solennité trop constante, tourne vite à la monotonie, malgré quelques justes peintures des travers et des vices du temps. Le vrai d’Aguesseau est plus simple, quoique toujours soigné et un peu orné. Dans ses instructions familières et dans ses lettres intimes, l’orateur dépose sa toge pour faire place à l’homme d’esprit et à l’honnête homme au sens du XVIIe siècle ; il est clair que là et partout il a une philosophie qui lui tient à cœur. Mais elle est surtout exposée dans les dix Méditations sur les vraies ou les fausses idées de la justice, Domat et d’Aguesseau sont des philosophes spiritualistes fortement établis dans les principes cartésiens et platoniciens. Domat avait ouvert la carrière dans son livre : les Lois civiles dans leur ordre naturel, Domat, dont V. Cousin a dit quelque part qu’il est par excellence notre jurisconsulte philosophe, à la différence de Cujas qui habite en quelque sorte avec l’antiquité romaine, occupé de l’édit du préteur, de la restitution et de l’interprétation du texte authentique, à la différence aussi de Dumoulin qui s’enferme dans les coutumes et le droit canon, pour y disputer la raison et l’équité à la barbarie qui l’enveloppe lui-même. Domat, en même temps qu’il travaille pour la société nouvelle que Richelieu et Louis XIV tiraient peu à peu du chaos du moyen âge, en même temps qu’au profit du présent il interroge le passé, les lois romaines et les coutumes, les soumet les unes et les autres aux principes éternels de la justice et à l’esprit du christianisme. Ainsi Domat croit aux principes éternels de la justice. Il admet la raison à côté de la morale évangélique. D’Aguesseau, lui aussi, croit, indépendamment de la religion positive, à l’idée du droit, à la conscience du genre humain ; pénétré de ces hautes idées de justice primordiale, il réfute dans ses lettres son ami janséniste, M. de Valincour, qui refusait à la raison de l’homme, sans la grâce, cette idée de la justice. N’est-ce pas un grand honneur pour notre savant et judicieux contemporain que de pareils noms et de pareils modèles puissent être rappelés à son propos ? Je n’hésite pas à dire que, par l’application des principes philosophiques, il est leur continuateur, et non pas du tout leur copiste ; car ces principes, il les produit et les commente sous les formes renouvelées que notre temps comporte. Si on lit le préambule et plusieurs chapitres entiers, insérés dans son principal ouvrage, on en sera frappé. Cela est visible dans les principes, à quelques égards communs, qu’il assigne à l’économie politique et au droit dans des vérités générales toutes philosophiques, sans préjudice des vues que la science économique lui fournit pour éclaircir, compléter et souvent rectifier certaines solutions juridiques. Je dois être bref sur ces différens points, je ne saurais les omettre entièrement sans manquer au titre même à cette étude.

Il n’est pas douteux que la révolution de 1848, avec ses tendances socialistes, n’ait fait une profonde impression sur l’esprit de M. Renouard ; mais rien ne serait plus faux que d’attribuer à ses idées de philosophie générale un caractère de circonstance. Elles s’étaient formées à une époque bien antérieure aux événemens politiques. Il les avait puisées dans ses convictions réfléchies, formées sous l’influence de ce fonds de spiritualisme très ancien, mais à certains égards nouveau, des Royer-Collard, des Maine de Biran, des Victor Cousin. M. Renouard admet que l’économie politique ait son département à elle et pour ainsi dire son autonomie qui lui assure sa place indépendante de toute doctrine antérieure et supérieure ; il ne croit pas pourtant qu’elle se suffise absolument, ni qu’elle puisse résoudre les questions à elle seule. La prétention de certains économistes à se passer de toute philosophie est en effet vaine et illusoire. On n’en aura pas lu trente pages qu’on s’apercevra qu’ils en ont une. Il est évident, par exemple, que comme philosophe Adam Smith n’appartient pas à la même école que J.-B. Say. Destutt de Tracy et M. Rossi ne professent pas la même métaphysique et la même morale. Pour telle école, il y a des vérités de droit naturel ; pour telle autre, il n’y a que des arrangemens fondés soit sur l’utile, soit sur de simples conventions. Il est impossible que les solutions théoriques dans l’ordre des intérêts humains ne s’en ressentent pas plus ou moins.

Dans un chapitre sur la destinée humaine, M. Renouard s’exprime en des termes qui donnent une idée de sa philosophie : « Conviée au bien, dit-il, par la loi morale supérieure à l’homme, et que l’homme n’a point faite, conviée au mal par les intérêts et les passions de l’égoïsme et par l’habileté des sophismes dont il s’enveloppe, la volonté, libre dans son choix et responsable parce qu’elle est libre, ne dédaigne ni l’utile, ni le beau, mais ne s’y asservit pas et ne les enfle pas au-delà de ce qu’ils valent. Son but est le bon. Sa mission est de réprimer les appétits physiques, de reconnaître des satisfactions plus douces que le plaisir, des peines plus poignantes que la douleur, d’enseigner à l’intelligence à n’être pas inutile, vagabonde, imprévoyante, destructive, orgueilleuse. Elle pliera le droit lui-même devant le devoir et saura exalter le devoir jusqu’au dévouement. » Enfin la science abstraite de la richesse n’est pas tout. Quand l’observation des faits purement économiques a fait sa tâche, l’économiste se trouve en présence de questions où la justice, l’équité, la charité sont en jeu. Elles ne peuvent être livrées absolument à la loi de l’offre et de la demande : cette admirable loi qui met l’ordre dans les transactions, pourrait bien faire expirer des milliers de malheureux sans secours moral et matériel. Les lois générales, prises dans leur ensemble, nous font vivre ; dans telle application particulière elles nous tuent. La loi de l’attraction soutient le monde, elle écrase l’honnête homme sous le poids d’une pierre qui tombe. Les lois économiques ne sont ni moins salutaires dans leur harmonie générale, ni moins dures dans le particulier. Il y faut des tempéramens. S’il n’y avait que la lutte pour l’existence, il faudrait dire : Malheur aux faibles ! — C’est précisément par cette brèche que pénètre le socialisme avec ses doctrines fraternellement oppressives. Elles corrigent ce qu’il y a d’inexorable dans les lois du monde par des tyrannies faites de main d’homme mille fois plus insupportables. Placez donc le droit et la morale dans le cœur de la société et dans les entrailles mêmes de l’économie politique. Ainsi vous pourrez parer à ce double danger d’un mal qui tient à la nature des choses et d’un remède systématique pire que le mal, si on le laisse aspirer au rang de panacée en supprimant la liberté au profit de la force.

Dans l’opinion de M. Renouard, rien ne doit prévaloir contre les lois naturelles. C’est là-dessus qu’il fonde la liberté et la propriété, se refusant à admettre les bases purement conventionnelles que celle-ci a reçues de la plupart des jurisconsultes. Descartes voulait un inconcussum quid à la base de la métaphysique. Il eu faut un en économie sociale. Le roc inébranlable, c’est le droit. Défendez-en le fondement contre des transformations sociales arbitraires. Placez-le au-dessus de la variabilité indéfinie d’un devenir sans règle et sans terme. Ne laissez pas croire qu’entre l’Internationale et notre société il n’y a qu’une question de temps. Cabet et Fonder sont-ils des esprits fourvoyés, ou bien sont-ils des prophètes ? La question est là. Étranges conservateurs que vous êtes, vous concédez que la propriété est bonne pour aujourd’hui, peut-être pour demain, mais plus tard ? .. Un tel doute sacrifie ce qu’il a l’air de défendre. J’en suis fâché pour M. Sainte-Beuve, c’est à peu près de la sorte qu’il a prétendu répondre à Proudhon dans le volume si plein de sympathique bienveillance qu’il consacre au célèbre auteur du livre : Qu’est-ce que la propriété ? Nul droit, nul principe, nulle vérité fixe, nulle nécessité durable : pure question de circonstance et d’opportunité. A merveille ! Ne vous étonnez pas que les impatiens veuillent devancer l’heure ! Ils ont raison. Ce n’est pas en se croisant les bras qu’elle viendra jamais. Un tel scepticisme m’inquiète. Il justifie les révolutionnaires les plus radicaux. Qu’ils aient seulement du cœur, ils auront l’avenir. Leurs yeux verront ce que l’œuvre de leurs mains aura su faire.

C’est en maintenant fortement l’idée de la personnalité humaine avec ses conditions nécessaires et ses exigences légitimes et permanentes que M. Renouard combat ces idées de nivellement qui aboutissent à ce que, dans le langage du jour, on appelle la collectivité. Je dirais volontiers qu’il fait pour la volonté individuelle ce que les jurisconsultes philosophes ses maîtres ont fait pour la raison impersonnelle. Il cherche dans cette idée de force individuelle à la façon dont la conçoivent un Leibniz et un Maine de Biran, un fondement inaccessible à toute atteinte. Cette liberté veut une inspiration et une règle. Notre jurisconsulte n’hésite pas à la demander à la célèbre définition cicéronnienne de la loi, lex perennis, agrandie par le christianisme et la philosophie moderne, loi qui tôt ou tard abroge ce qu’elle n’a pas dicté. Elle ne dépend, comme le remarque l’orateur romain, ni des rois ni des sénats. C’est cette loi éternelle, qu’indépendamment de toute jurisprudence écrite invoque Antigone dans le théâtre grec lorsque, malgré la défense du maître, elle a rendu les devoirs funèbres à son frère Polynice. Admirable leçon de droit qui n’a rien perdu avec le temps ; mais le commentaire qu’elle comporte n’est pas resté stationnaire. L’homme n’invente pas le droit, mais il y fait des découvertes : astronome d’un ciel moral où chaque époque semble avoir pour tâche de trouver de nouveaux mondes.

C’est dans la partie philosophique du droit industriel considéré dans ses rapports avec le droit civil qu’on doit chercher l’expression précise de ces pensées. De tels principes en effet, fécondés par la méditation, fortifiés par l’expérience, appliqués chacun à part ou se prêtant un appui mutuel, donnent la clé de bien des questions groupées autour de ce sujet immense : le travail. L’auteur examine à cette lumière l’esclavage, le régime du privilège, et ce système de tutelle appliqué aux intérêts et aux activités individuelles trop facilement accepté par l’ancienne tradition juridique. En traitant du droit industriel dans ses rapports avec les personnes, M. Renouard résout une foule de questions pratiques à l’ordre du jour. On ne les aurait pas soupçonnées toujours sous ces titres philosophiques : des personnes individuelles ; volonté et action ; limites de fait et de droit à la liberté ; sociabilité, inégalité des faits et égalité des droits ; charité, travail, exercice, division et distribution des fonctions et des tâches ; peines et travail pénal ; liberté individuelle et contrainte par corps. On ne rencontrerait nulle part ailleurs tant d’aperçus neufs et décisifs sur ces questions et sur les personnes collectives, la famille et l’état.

Les attributs de l’état sont plus étendus par M. Renouard qu’ils ne le sont par la plupart des économistes ; mais l’étude sur les associations volontaires paraîtra particulièrement opportune et féconde si on se rapporte au moment où elle fut écrite. Exaltée par le socialisme qui la porte aux derniers abus, l’association avait été sacrifiée à l’excès par les économistes du XVIIIe siècle en haine des corporations. La révolution s’en était défiée sans mesure. M. Renouard la relève d’une main vigoureuse. Le mélange de droit et d’économie politique est surtout frappant dans les recherches auxquelles il se livre sur le domaine immatériel et matériel. La propriété et le capital y sont examinés selon leurs différens modes de possession, d’échange et de transmission héréditaire. Les lois de succession y trouvent la place que leur assignaient les changemens importans introduits par la révolution française. C’est un trésor d’observations pour le publiciste comme pour le jurisconsulte, je dirais volontiers une sorte d’arsenal où les vérités, ayant la forme d’axiomes, et libellées comme des arrêts, n’ont qu’à être transportées dans le champ de la discussion pour y devenir d’excellentes armes de combat. Nous émettons le même jugement sur tout le livre relatif au domaine privilégié. C’est une étude également neuve par le sujet et par l’esprit qu’y porte le commentateur. La législation a ici en effet pour matière la propriété des noms, les marques de fabrique et de commerce, les inventions industrielles, les écrits et œuvres d’art, les dessins et modèles de fabrique. Tous ces points spéciaux sont groupés autour de quelques idées principales heureusement mises en relief.

L’esprit et le point de vue économique de l’ouvrage se détachent nettement dans un chapitre final sur les parasites. Ils ne se classent dans aucune des catégories du travail : ce sont, à vrai dire, les frelons de la ruche sociale. Les économistes en ont signalé plus d’une sorte. Les socialistes y comprendraient volontiers des services fort utiles dès lors qu’ils sont rendus par des hommes qui ne mettent point eux-mêmes, comme on dit, la main à la tâche. Mirabeau lui-même n’a pas été à l’abri de cette erreur si facilement dangereuse. Dans la discussion sur les dîmes, on trouve ces mots qu’il prononçait au milieu des murmures d’une partie de l’assemblée : « Il serait temps qu’on abjurât les préjugés d’une ignorance orgueilleuse qui fait dédaigner les mots salaires et salariés. Je ne connais que trois manières d’exister dans la société ; il faut y être mendiant, voleur ou salarié. Le propriétaire n’est lui-même que le premier des salariés. Ce que nous appelons vulgairement sa propriété n’est autre chose que le prix que lui paie la société pour les distributions qu’il est chargé de faire aux autres individus par ses consommations et ses dépenses. Les propriétaires sont les agens, les économes du corps social. » Le lendemain, l’abbé Duplaquet disait, en donnant sa démission d’un prieuré : « Je m’en remets à la justice de la nation, attendu, quoi qu’en ait dit M. de Mirabeau, que je suis trop vieux pour gagner mon salaire ; trop honnête pour voler, et que les services que j’ai rendus doivent me dispenser de mendier. » M. Renouard répond ingénieusement que « la spirituelle repartie de l’abbé portait à faux ; son droit à la continuation d’un salaire était déjà tout gagné, car la rémunération des anciens services est un des élémens de juste salaire. L’assemblée aussi avait eu tort d’accueillir par des murmures et de prendre à offense la dénomination de salarié que son grand orateur, obéissant à la lumineuse hardiesse de son bon sens, relevait d’un décri immérité. La classification de Mirabeau approchait de la vérité, mais ne l’atteignait pas : les propriétaires ne sont pas des salariés ; les mendians et les voleurs sont les principales branches de parasites, mais ne les comprennent pas tous. Mirabeau avait raison de dire avec les physiocrates, dont les leçons l’avaient entouré, qu’agens et économes du corps social, les propriétaires distribuent des salaires par leurs consommations et leurs dépenses ; l’inexactitude consistait à prétendre qu’ils reçoivent un salaire social pour cette distribution, et que la propriété est ce salaire. La propriété a pour fondement non ses services, mais son droit ; l’utilité publique et particulière qui dérive de l’exercice de ce droit en est une heureuse et profitable conséquence, mais n’en est pas la base, ni la mesure. Maîtresse de ses biens, la propriété en use à son gré, dans son intérêt, à ses risques et périls. Pour élever à sa hauteur le respect qui lui est dû, il faut aller jusqu’à dire que, oisive, stérile, mal exploitée, elle demeure sacrée au même titre et au même degré que si elle se répand en consommations utiles et en dépenses productives. Quand la société garantit aux propriétaires leur possession paisible, permanente, et leur libre jouissance, elle ne les salarie pas, elle accomplit son propre devoir en faisant respecter leur droit ; ce sont eux qui, par l’acquittement des impôts et des autres charges publiques, paient à la société le service de garde et de garantie qu’elle leur rend.

Voilà la véritable théorie rétablie contre des erreurs de provenance opposée. On pense bien qu’en reconnaissant à la propriété le caractère sacré qui survit même à l’abus, l’auteur du Droit industriel ne renonce ni à protéger le public contre ces abus ni à la défendre elle-même contre les tentations de mal faire. Mirabeau eût été satisfait de ses sévérités contre le parasitisme, et nous qui encourageons à quelque degré que ce soit les existences parasites, les consommations blâmables, nous n’avons qu’à nous bien tenir contre les rigueurs de ses définitions et de ses classifications scientifiques.

Qu’est-ce que tout cela, — et combien de choses je supprime ! — sinon le droit uni à l’économie politique ? On se souvient de ce philosophe qui mettait ces paroles sur sa porte : Nul n’entre ici qui n’est géomètre. Il faudrait, semble-t-il, inscrire au frontispice de cette partie du droit, où il n’est question que du travail et du capital : Nul n’entre ici qui n’est économiste. M. Renouard se fait du rôle de l’industrie dans l’humanité une idée tout autre que les anciens jurisconsultes. En fait elle est un des caractères les plus saillans de notre siècle, ce qui serait déjà une circonstance décisive pour accroître sa place juridique. Le fait éclate aux yeux avec une incontestable grandeur. Notre civilisation ne ressemble à cet égard à aucune autre. Elle est douée d’instrumens merveilleux avec lesquels le passé ne saurait entrer en comparaison. C’est bien d’un tel mouvement qu’on peut dire : crescit eundo. Les découvertes s’amènent les unes les autres, ce qui a pour effet de multiplier indéfiniment les transactions et les échanges. Certains lettrés ont paru affecter de ne voir dans cette importance prise par l’industrie que l’avènement d’un fait brutal, et là-dessus ils se sont plu à faire entendre les accens d’un spiritualisme gémissant. Sans aller jusqu’à de tels anathèmes, les écoles philosophiques ou historiques n’ont pas paru toujours accorder à cet ascendant de l’industrie moderne caractérisée par les applications de la vapeur, les chemins de fer, l’électricité, etc., toute la portée qui lui appartient dans le monde même des idées. C’est ici que M. Renouard se ralliait aux conceptions des J.-B. Say, des Dunoyer, et, s’il n’avait, pas le lyrisme des saint-simoniens à l’endroit de la civilisation industrielle, il croyait que, bien loin de dégrader l’humanité, elle contribue à la relever. Sous bien des rapports, elle affranchit l’homme, soumis à la servitude des choses ; elle le rend maître de l’univers par la science et par la force mise au service de l’intelligence et des besoins ; il dépend de l’homme de ne pas s’en faire une idole qu’il adore, après l’avoir élevée de ses mains. Mais un fait subsiste : c’est là un domaine assez étendu pour demander au droit ses grandes lettres de naturalisation. A un monde en partie nouveau, un droit nouveau doit correspondre. Dire que ce droit n’existait à aucun degré serait nier l’évidence. Mais il existait comme le rameau qui doit devenir un arbre à lui seul, comme ces colonies qui, de plus en plus indépendantes, finissent par se détacher de leur métropole.

La nécessité de la réforme ne reposait pas seulement sur l’étendue démesurément accrue des transactions, mais sur le manque presque complet d’unité dans la législation. Cette absence d’unité, sur laquelle devait insister M. Renouard, avait, à ses yeux, plus d’un inconvénient. Le premier était que l’idée même du travail s’en dégageait mal. Or, dans l’état des opinions sociales, qui admettaient tant de notions inexactes sur cet agent de la production, sur ses vrais droits et ses vrais devoirs, tour à tour exagérés ou méconnus, il importait que cette confusion cessât. Toute la partie du code relative au travail industriel n’était pas pour la dissiper : « Notre législation industrielle est trop imparfaite pour qu’il en sorte facilement un corps de leçons propres à éclairer l’opinion populaire sur le vrai rôle social du travail. Disséminée dans un grand nombre de lois, elle ne manque pas seulement de l’unité extérieure et visible qui résulterait de sa concentration dans un code ; une plus réelle unité lui fait défaut, celle qui ne peut naître que de la foi du législateur en certains principes et de son choix pour un système. L’incohérence des données économiques sous la dictée desquelles nos lois industrielles se sont écrites ne permet à l’esprit d’y trouver son lest nulle part. Le moment semble venir où cette anarchie doctrinale préoccupe enfin l’opinion ; ce qui est un commencement de remède. »

C’est ce mélange de vues morales et d’idées économiques que nous avons indiqué qu’il voulait faire pénétrer dans l’organisation détaillée du droit industriel, à la place de ce qu’il y avait d’arbitraire et de contradictoire dans cette sorte de lois, faites au jour le jour, selon le flux et le reflux des partis et des événemens, et où les différentes époques de la révolution, de l’empire et de la restauration ont mis tour à tour leur empreinte. On y trouve concurremment l’esprit libéral, ouvrant heureusement l’essor aux activités individuelles trop comprimées, mais tenant en suspicion injuste les plus légitimes tendances à l’association, et l’esprit ultra-réglementaire qui survivait comme un débris des anciennes corporations d’arts et métiers. Dans telle disposition, on sentait la réaction aristocratique ; dans telle autre, l’effort de la haute bourgeoisie pour s’assurer certains privilèges dans le domaine de la production industrielle. Les solutions appliquées à chaque ordre de matières et à chaque fait en particulier par l’auteur du Droit industriel attestent sa préoccupation constante de discerner partout ce qui revient à la liberté personnelle et à l’action sociale, en conciliant le respect profond de l’une avec les garanties indispensables à l’ordre que l’autre exige. Il faudrait nous-même entrer dans des détails qui tiendraient ici beaucoup trop de place pour montrer avec quelle sûreté et quelle précision, s’adaptant aux nécessités de la pratique, il sait tirer parti de ces principes de personnalité, de sociabilité, et des autres données qu’il emprunte à la philosophie et à l’économie politique. Nulle meilleure réponse aux esprits superficiels qui seraient tentés au premier abord de ne voir dans ces généralités que de vaines abstractions.

M. Renouard n’a laissé que le premier volume de cette œuvre, qui devait en comprendre deux, mais ce volume est de beaucoup le plus important. Il renferme toutes les idées fondamentales et les théories les plus essentielles. Nous avons d’ailleurs de lui quelques Mémoires qui nous permettent de juger ce qu’aurait été cette dernière partie d’un livre consacré à sceller l’alliance définitive de l’économie politique et du droit.

J’en signalerai un seul, très approfondi, sur le Contrat de prestation de travail, qui par ses vues quelquefois piquantes, le mot ne me paraît pas déplacé ici, peut intéresser tous les lecteurs. M. Ch. Renouard signale à ce sujet des lacunes graves dans le code civil, et même des inexactitudes dans les définitions, dans les divisions aussi, qui ont, sur la législation pratique, des conséquences parfois tout à fait fâcheuses. L’auteur de ces critiques est loin de se poser en détracteur du code. Il en apprécie l’esprit général, il rend justice aux hommes éminens qui l’ont conçu et rédigé ; mais, plus il se montre sincèrement respectueux, plus ses observations acquièrent de force et d’autorité. Si les contrats relatifs au travail occupent une place considérable dans la législation, le travail n’y a pas obtenu la part distincte qui lui appartient et qu’il serait utile de lui reconnaître. Dans cette vigoureuse dissertation je ne remarquerai qu’un point, capital à vrai dire, et qui semblait former une des principales pierres d’achoppement entre l’économie politique et la plupart des jurisconsultes. Ce point regarde les services des professions libérales. Nous avons dit que la tendance du vieux droit français, qui lui venait du droit romain, était un certain dédain pour les arts industriels. Certes, nous sommes loin de prétendre qu’il y ait parité et parfaite égalité morale entre toutes les professions. Le travail est honorable sous toutes les formes : l’est-il exactement au même degré ? Les tâches qui exigent une grande intelligence, celles qui impliquent désintéressement et dévoûment, ne se placeront-elles pas dans la considération des hommes plus haut que le travail purement musculaire ou que les occupations ayant le lucre pour objet unique ? Assurément, et M. Renouard acceptait la légitimité de ces distinctions ; mais il y mettait certaines bornes. Il repoussait certaines définitions juridiques qui, exagérant sans mesure les différences, repoussent comme une sorte d’injure aux professions libérales toute similitude qu’on en pourrait faire avec les travaux industriels, quant au mode et à la qualification même des rémunérations. Ainsi on avait imaginé des théories qui n’allaient pas à moins qu’à regarder les professions nobles comme gratuites par essence, quelque rétribution qu’on y attachât. Expliquons-nous. Le mandat étant un contrat plus noble que le louage, on attribua au premier les professions libérales, au second les arts mécaniques ; on distingua entre le prix, le salaire, l’honoraire. Voulez-vous savoir à quel degré d’argutie peut arriver, sous l’influence des préjugés antiéconomiques, un esprit profondément sensé, judicieux, une des lumières les plus incontestables de notre droit français, l’illustre Pothier ? vous n’avez qu’à lire la subtile argumentation par laquelle il prétend établir que l’avocat ne reçoit pas, à proprement parler, un prix pécuniaire de ses services, mais remplit au fond un mandat gratuit. Il suppose que le client va trouver un avocat pour le prier de le défendre. Celui-ci y consentant, le client promet que « pour donner une faible marque de sa reconnaissance, » il lui fera cadeau d’un ouvrage utile à ses travaux, « soit par exemple du Thésaurus de Meerman, qui manque à sa bibliothèque. » L’avocat répond qu’il accepte volontiers un présent offert de si bonne grâce, « il n’exige rien. » La promesse du Thésaurus qu’il consent à agréer, est une convention qui, quoiqu’elle intervienne en même temps que le contrat de mandat, n’en fait pas néanmoins partie. Que si maintenant nous changeons le livre annoncé en une somme d’argent, par un consentement mutuel, rien n’est modifié dans le fond de la transaction. L’avocat est payé, mais le mandat est gratuit. Cela ne fait-il pas penser aux subtilités de casuistique si plaisamment raillées par Pascal, ou encore à ce bon M. Jourdain, disant : « Il y a de sottes gens qui me veulent dire que mon père a été marchand. » A quoi Covielle répond : « Lui marchand ! c’est une pure médisance, il ne l’a jamais été. Tout ce qu’il faisait, c’est qu’il était fort obligeant, fort officieux ; et comme il se connaissait fort bien en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui, et en donnait à ses amis pour de l’argent. » Avec un peu moins de naïveté, Merlin a fait revivre l’opinion de Pothier ; il a outré la distinction entre le mandat et le contrat de louage, lequel ne s’applique qu’aux arts mécaniques. La même thèse a été reprise, avec beaucoup de force, par M. Troplong. Le célèbre jurisconsulte veut maintenir contre un matérialisme, égalitaire la part de noblesse et de désintéressement des professions libérales. À ce point de vue, il y a beaucoup de vrai dans ces paroles de l’auteur du traité du Mandat. « Le prix est de l’essence du louage ; il correspond à la valeur du fait, en est l’estimation exacte, est l’équivalent de l’ouvrage payé. Quand le mandat, gratuit par sa nature, devient salarié, l’honoraire laisse une inégalité entre la récompense et le fait : il n’a pas la prétention d’être l’équivalent du service rendu et a pour complément la gratitude. Cette distinction a passé du droit romain dans le droit français, où elle s’est profondément établie en harmonie avec la délicatesse de nos mœurs. » Avec non moins de raison, le même jurisconsulte proteste contre les exagérations de certains économistes qui, n’aspirant qu’à étudier l’emploi des forces humaines appliquées à la production, oublient le côté moral des actes. Le magistrat n’est pas un producteur d’arrêts, le prêtre, un producteur de prières, le littérateur ou le poète un producteur de livres. Si tous les hommes sont égaux, leurs actes ne le sont pas ; on ne saurait mettre tous les services sur la même ligne et passer le niveau de l’égalité sur toutes les professions. Vous n’avez pas le droit de dire au médecin, au professeur : « Je vous paie ; donc je suis quitte. » Soit ; et, assurément, M. Renouard ne trouvait rien à redire à des distinctions si conformes à la philosophie dont lui-même s’inspire. Il est évident que, dans de telles limites, elles ne répondent plus à un préjugé aristocratique, mais à un sentiment juste et délicat. Seulement, avec M. Duvergier, il conteste cette théorie du mandat gratuit et trouve sophistique l’application qu’on en fait. Ce qu’il y a là, ce sont des services rémunérés, qu’ils soient intellectuels ou matériels. Rien ne fera que ce soit d’une manière purement accidentelle, et non en vertu de sa profession, qu’un médecin, un avocat, etc. reçoive une rémunération. On se plaint de l’expression de louage, loyer, location, comme trop peu relevée ou trop matérielle ; l’auteur du Droit industriel propose le mot de contrat de prestation, et il donne à cette idée de larges et beaux développemens.


III

Tels furent les remarquables travaux qui remplirent la carrière de M. Charles Renouard depuis 1848 jusqu’à la chute du second empire. En 1869, la loi sur la limite d’âge l’avait enlevé à la cour de cassation, mais il ne devait pas rester longtemps en dehors des affaires publiques. En mai 1871, il fut nommé, par M. Thiers et par M. Dufaure, procureur général à la cour de cassation, et il occupa cette haute fonction pendant six ans. Les discours de rentrée qu’il prononça formeront une date dans ce genre d’éloquence grave et forte dont le passé nous avait laissé des modèles mémorables. Nous dirons tout à l’heure un mot de ces discours. Signalons, avant d’y arriver, les derniers traits qui marquent cette existence approchant de son terme. Bien qu’il fût resté fidèle aux principes de la monarchie constitutionnelle et dévoué personnellement aux princes de la famille d’Orléans, M. Renouard suivit le parti de M. Thiers et se rallia, par les raisons les plus désintéressées et les plus patriotiques, au gouvernement de la république. D’ailleurs ni sa nomination comme sénateur inamovible au mois de mai 1876, ni l’année suivante, lors du ministère du 16 mai, sa démission de procureur général, ne sauraient faire de lui un homme de parti ; il n’en avait ni les ambitions, ni les passions exclusives ; sa constance dans les idées libérales se rattachait elle-même avant tout à ces hautes maximes de morale auxquelles il les croyait indissolublement unies. « Une nation, disait-il, doit rester maîtresse de ses destinées et se diriger elle-même. Que l’organisation constitutionnelle soit attachée à une monarchie ou à une république, la question est secondaire. Ce qui importe, c’est que la nation ne s’abandonne jamais et qu’elle ne délègue ses droits à aucune dictature, qu’il s’agisse d’un empereur, d’un roi ou d’une convention ; car la dictature, c’est l’anéantissement moral d’une nation, et plus tard, à un moment plus ou moins rapproché, la ruine. » En politique comme dans tout le reste, il croyait que les principes se limitent et se complètent les uns par les autres, et qu’aucun ne doit jamais être poussé jusqu’à ses dernières conséquences logiques. Pour cet esprit ferme et résolu, mais judicieux et conciliant, les idées radicales étaient synonymes d’absurdité. Il transportait dans la vie privée ce bon sens élevé allié à cette vivacité et à cette flamme généreuse qui n’avaient reçu aucune atteinte de l’extrême vieillesse. L’auteur de sa biographie nous montre comment il conservait dans son rôle d’éducateur domestique le caractère éminemment moraliste. En dehors des vives affections de la famille, il était, dans le meilleur sens du mot, philanthrope. J’ajouterai, et lui-même ne s’en défendait pas, que, dans sa manière d’apprécier l’humanité, il était un peu optimiste, ce qui est peut-être la seule façon possible de l’aimer et de la servir sans se laisser aller aux déceptions et au découragement. Plus indulgent que sévère pour les individus, il avait un espoir presque illimité dans l’avenir de l’espèce, et, quoique son spiritualisme imprégné de sentiment chrétien ne lui permit pas de se faire illusion sur la persistance des mauvais instincts, il ne doutait pas du triomphe progressif des lumières sur l’ignorance, de la liberté sur les causes qui asservissent l’âme et le corps, et du bien sur le mal.

Ce sont là les hautes pensées qui remplissent ses discours prononcés à la cour de cassation de 1871 à 1877. Il y reprend, sous une forme plus concise et plus oratoire, les thèses fondamentales de philosophie juridique et d’économie sociale qu’il avait développées dans ses livres. Le premier de ses discours a pourtant un caractère moins théorique ; il se ressent des émotions du moment. Le nouveau procureur général rappelle qu’il vient prendre la place qu’occupait naguère un magistrat aimé et respecté de tous, et rend hommage au président Bonjean, tombé victime de la commune, soutenu, dit l’orateur, par la sérénité courageuse d’une âme restée maîtresse d’elle-même. A cet éloge se mêle la plus énergique flétrissure des horreurs de la commune. L’aspect même de la salle ou il parle raconte un des crimes de l’incendie, la cour n’est plus dans cette historique grand’chambre illustrée par le parlement de Paris, et où le tribunal et la cour de cassation avaient, dès leur origine, toujours tenu leurs assemblées. En face de ces désastres de la patrie mutilée par la guerre étrangère, humiliée et déshonorée par la guerre civile, M. Renouard fait un éloquent appel à tous les principes de réparation sociale. Il ne désespère pas du salut, mais il n’ignore pas à quel prix il doit être acheté. Le second discours est peut-être de tous celui qui offre le plus d’élévation et de vigueur. Il me paraît digne de tous points d’être relu et médité. Il retourne les termes d’une formule insolente et cynique, attribuée à un orgueilleux vainqueur, et s’intitule : Le droit prime la force. Après avoir posé les grands principes de justice, de liberté et d’égalité civile, l’orateur montre que chaque progrès de l’humanité a toujours été marqué par le triomphe successif du droit primant la force qui, malgré de partielles et terribles exceptions, se met de plus en plus à son service. Les exemples choisis sont bien faits pour donner raison à cette thèse si glorieuse et si favorable à l’espérance. La force primait le droit avec l’esclavage : il remplit toute l’antiquité et il a gardé ses positions dans les colonies et en Amérique jusqu’à une époque toute récente ; l’esclavage disparaît, et le servage lui-même, qui n’en est qu’une image affaiblie, cesse de peser sur des millions d’hommes en Russie ; c’est le droit qui prime la force ! Partout dans le passé la force a primé le droit avec le régime oppressif dès monopoles et des privilèges ; le droit a repris son rang par leur abolition définitive. La force opprimait les consciences en s’introduisant dans le domaine religieux, la liberté de conscience et des cultes y a réintégré la primauté du droit. La guerre elle-même, ce fléau, malgré ses excès et ses sauvages revendications, ne saurait être comparée à ce qu’elle fut dans l’antiquité. L’universalité de l’instruction, la substitution d’une justice régulière et de pénalités mesurées aux violences privées, aux procédures secrètes et arbitraires, aux tortures et à la question, attestent aussi ces victoires de la vérité et du droit que l’humanité ne se laissera plus arracher. Il en est de même de l’impôt, volontairement consenti, voté, discuté par la parole et par la presse. Est-ce à dire que cet esprit expérimenté se fit illusion sur les dangers que court toute démocratie ? Loin de là : il n’est pas un seul progrès du droit qui ne lui paraisse contenir un danger, un écueil. Ainsi la liberté, qui est notre garantie à tous, peut s’exalter jusqu’à l’ivresse par le sentiment de ses succès. A l’égalité correspond l’orgueil, et son abus est le nivellement. Aux appétits surexcités il faut donc plus que jamais opposer le sentiment de la responsabilité individuelle, celui de la vraie justice distributive et tous les freins moraux nécessaires aux démocraties. De même, bien que le progrès matériel n’inquiète pas cet ami résolu de la civilisation moderne, il le croit insuffisant, même dangereux, et de plus compromis, si le progrès moral ne vient s’y joindre pour le contrebalancer et le sauver à la fois. Combien de nobles développemens et d’une application toute spéciale sur le sens et l’étendue à donner au mot de fraternité, sur le rôle de l’enseignement, sur l’importance permanente de l’élément religieux, ni oppresseur, ni sacrifié, dans notre société contemporaine ! Le discours sur « la personnalité et la sociabilité » n’est pas moins approprié à notre situation. Avec plus de solennité que dans ses livres, il oppose la liberté individuelle aux abus possibles de la théorie de l’état, et il se fie au génie de la sociabilité, riche de tant de développemens successifs, pour maintenir sa place et pour trouver les nouvelles formes qui s’adaptent à son expansion dans tous les sens. Le magistrat rentre dans un ordre de considérations plus particulier à sa fonction dans les deux discours sur l’Impartialité et sur l’Histoire de la cour de cassation, pour revenir à ses sujets préférés dans un discours final sur les Progrès du droit.

Ces morceaux forment un recueil imposant ; ils réunissent, sous une forme propre à notre siècle, un ordre de vérités qui ne s’étaient pas encore fait entendre du haut de ce siège élevé et avec ce caractère officiel. Peut-être, pour tout dire, le style en est-il un peu trop constamment abstrait. Le défaut se fait sentir quand l’énergie de l’accent et cette voix pleine et ferme de l’orateur, qu’il nous semble encore entendre, ne sont plus là pour tout vivifier. Mais quelle gravité, quelle ampleur ! que de traits frappans et pleins de relief ! Le fond demeure tout entier : il offre un durable sujet de méditation à ceux qui pourront former la généreuse ambition de maintenir à leur ancienne hauteur la magistrature et le barreau français. On y reviendra tant qu’il y aura, conformément à nos traditions les plus glorieuses, de nobles esprits pour faire pénétrer les lumières de la philosophie dans le règlement des affaires humaines et dans la manière d’en traiter.

C’est au sein d’une activité intellectuelle qui continuait à se manifester avec le même zèle et la même chaleur à l’Académie des sciences morales, à la société d’économie politique et dans les diverses associations d’utilité populaire dont il était membre, que M. Renouard devait trouver la mort à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, sans avoir ressenti ni les défaillances de l’âme ni le déclin des forces physiques. Aimé de tous, il inspirait des regrets universels. Des hommages éloquens ont été rendus à sa mémoire par des hommes de science, tels que M. Vacherot et M. Frédéric Passy, par d’éminens magistrats, tels que M. Larombière, et le procureur général, M. Bertauld, son successeur actuel à la cour de cassation. Tous ont apprécié en celui dont la magistrature et la science regrettent la perte la hauteur des pensées, l’étendue des services, la dignité et la bienveillance pleine d’aménité du caractère. Pour nous, nous n’avons rien à changer à ces paroles dictées par une piété toute filiale : « Il est bon que les jeunes gens connaissent cette vie de travail et de désintéressement ; mais ce n’est pas faire assez que de respecter ce noble souvenir, il faut s’efforcer d’en être digne. Ce n’est pas seulement une mémoire à honorer, c’est encore un exemple à suivre. »


HENRI BAUDRILLART.