Heures du soir/Un Mariage

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Heures du soirUrbain Canel ; Adolphe Guyot3 (p. 1-121).
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UN MARIAGE,

PAR

Mme BERNARD.


UN

MARIAGE




Élisabeth.

Vraiment, alors, elle ne peut manquer de t’aimer, après que tu as acheté son amour au prix d’un si sanglant butin.

Shakespeare. (Richard III.)

« Est-ce bien vous ? dit madame d’Esnelle à sa nièce, qui venait de se faire annoncer dans le riche et antique salon de la marquise.

— Votre étonnement déguise un aimable reproche, ma tante.

— Dites mieux. Il exprime un chagrin. »

Madame de Golzan s’avança vers la cheminée. « Où avez-vous eu le bonheur de trouver ces précieux vases ? reprit-elle d’un ton léger. Je possède une pendule qui a appartenu à madame de Pompadour : le travail en est exquis ; à mon grand regret, je ne puis parvenir à compléter la garniture de cheminée.

— Les vases que vous admirez aujourd’hui n’ont pas quitté cette place. On ne les remarquait pas avant que la mode leur eût rendu l’attrait de la nouveauté. Je les garde par respect pour le souvenir de ma mère. J’attacherais peu de prix, je l’avoue, au style de ces ornemens, s’ils ne me rappelaient que le goût du siècle de Louis XV.

— Madame de Golzan peut-elle supporter que l’heure lui soit indiquée par la même pendule qui partageait le temps de l’illustre marquise ? prononça d’un accent moqueur M. de Celnarre, en s’inclinant devant elle.

— Vous ici ! dit avec une surprise mêlée de hauteur madame de Golzan.

— Mon respect pour l’arrêt qui m’a banni de votre présence était un de mes motifs pour y venir. Vous ne m’accuserez pas, Madame, d’avoir conçu l’espoir de vous rencontrer chez madame la marquise. — Êtes-vous aussi en guerre avec ma nièce ? dit madame d’Esnelle. Alors je cesse tout reproche. C’est déjà trop d’un seul adversaire tel que vous.

— En guerre, répondit M. de Celnarre avec une ironie accablante ; Madame de Golzan sait bien qu’elle voit en moi le plus dévoué et le plus malheureux de ses admirateurs. »

Le sourire qui effleura les lèvres de la jeune femme, n’était pas un sourire de triomphe. Il révélait un ressentiment profond, et en même temps une sorte de dépendance qui l’obligeait à cacher sa colère.

L’attitude humble de M. de Celnarre décelait l’expression d’un plaisir satanique.

Madame de Golzan se plaça dans une causeuse. Sa taille souple se dessinait gracieusement dans toutes les attitudes qu’elle prenait. Son pied d’enfant frappait légèrement les lions de bronze qui terminaient les chenets. La marquise regardait alternativement M. de Celnarre et sa nièce. Ses observations augmentaient sa surprise, jusqu’à lui ôter la présence d’esprit nécessaire pour faire cesser l’embarras d’Isabelle. Comment un homme d’une laideur aussi repoussante avait-il obtenu cet inexplicable empire sur une femme jeune, belle, entourée d’hommages et placée, par une sécheresse de cœur peu commune, à l’abri de la dépendance où les passions peuvent faire tomber ?

On annonça le comte de Bresseval.

Toute contrainte disparut à l’instant de la contenance de madame de Golzan. Elle le reçut avec ce naturel étudié, dernière expression de la grâce élégante des salons.

« Je vous attendais, » lui dit affectueusement la marquise. À ces mots, les regards d’Isabelle se portèrent sur sa tante : ils semblaient scruter jusqu’au fond de l’âme pour y découvrir la signification des mots qu’elle venait de prononcer, et du ton qu’elle leur avait donné.

La marquise avait plus de quarante ans ; elle pouvait encore passer pour belle. Son front conservait une admirable pureté ; un regard d’une bonté pénétrante révélait une vie écoulée sans trouble. Elle jouissait des privilèges de son âge avec cette confiance puisée dans les souvenirs d’un passé irréprochable.

« Oui, je vous attendais, répéta madame d’Esnelle. On m’a déjà annoncé votre départ.

— En effet, je quitte la France. Je ne prends pas encore congé de vous, Madame ; ma sœur n’arrive à Paris que dans huit jours.

— Votre présence rendra son séjour à Nice plus agréable.

— Les médecins promettent à ma mère les meilleurs effets de ce voyage. Le vœu de ma sœur malade m’a déterminé à tout quitter pour la suivre. »

Une nuance de dépit passa dans les yeux de madame de Golzan. L’attention de M. de Celnarre, toujours fixée sur elle, surprit ce mouvement. Un léger signe de tête lui dit qu’elle était devinée. La conversation s’engagea. Madame de Golzan y prit une part active. Le doux sourire qui accompagnait l’expression vive et animée de son regard donnait du prix à ses moindres mots. Elle voulait plaire ; l’inimitié de M. de Celnarre ne pouvait rien contre ce dessein. Jamais l’à-propos ne lui manquait pour répondre à un trait spirituel du comte, à une preuve d’affection de sa tante. Parlait-on des femmes qu’elle voyait le plus fréquemment dans le monde, de celles qu’elle appelait ses amies ? des épigrammes, qui deviendraient mordantes si on les répétait après elle, semblaient, en passant par sa bouche, prononcées avec son accent moëlleux, une gracieuse espièglerie d’enfant.

Cependant elle ne peut s’y tromper : le comte de Bresseval ne prend à ses saillies que l’intérêt exigé par la politesse. Tant de légèreté l’étourdit, mais ne l’éblouit pas. Madame d’Esnelle et lui échangent de temps à autre des réflexions profondes, des pensées graves, étrangères à l’esprit de madame de Golzan, qui finissent par éteindre son enjouement factice. Accoutumée à traiter tout sujet sur un ton frivole, elle affecte l’ennui dès qu’il faut mettre un peu de profondeur dans ses jugemens. On la voit se défendre de la raison comme on se préserve d’un danger. Son appréhension est fondée sur les étranges douleurs qu’elle lui cause, lorsqu’elle ne parvient plus à en étouffer les inspirations.

« N’avez-vous pas encore lu ce livre ? dit madame d’Esnelle à sa nièce, qui regardait un roman nouveau. Le titre en est bizarre ; il paraît vous surprendre.

— Je l’ai lu, répondit avec nonchalance madame de Golzan.

— Et vous n’avez pas pu le comprendre. Cette société corrompue n’est pas la société de nos jours, dit M. de Celnarre, d’un ton parfaitement naturel. Ces femmes qui se jouent des sentimens, de la vie des hommes, n’ont plus de modèles dans nos salons. Il règne plus de franchise, plus de générosité dans les rapports. Les êtres disgraciés de la nature rencontrent quelque pitié. La coquetterie ne se joue pas à faire naître des passions dont le succès est douteux, les suites dangereuses…

— Je ne trouve pas que l’auteur se soit écarté de la vérité autant que vous voulez bien le penser, dit la marquise. Il me semble même qu’il n’en a jamais été aussi près. Jusqu’ici on lui avait reproché avec justice de prendre plaisir à réunir des perfections idéales pour précipiter de plus haut ses créations dans la fange. Cette fois, il peint le vice insouciant et paré, ainsi que la société l’offre souvent à nos regards. 11 affecte seulement encore de méconnaître l’action du sentiment moral sur la vie humaine, de faire régner l’impunité jusque dans la conscience, alors que toutes ses lois ont été violées.

— C’est là, dit M. de Bresseval, le plus dangereux abus du talent. Il est permis de jouer avec les faits matériels, de les combiner sous toutes les formes. On peut même attaquer, sous un point de vue moral, l’idée d’une rémunération des œuvres en cette vie, croyance qui mêlerait l’égoïsme à l’accomplissement des devoirs. Mais chaque œuvre porte sa joie ou sa peine intérieure dans la conscience, indépendamment du succès qu’on a obtenu, de la gaîté ou du calme que l’on affecte.

— En êtes-vous bien sûr ? répliqua M. de Celnarre. Je crains, je l’avoue, que, prenant la vie plus au dehors qu’à l’intérieur, les cœurs secs n’échappent par là au châtiment de la conscience.

— Vous êtes bien sentencieux ce soir, dit madame de Golzan, qui, peu accoutumée à réprimer si long-temps ses épigrammes, sembla vouloir s’affranchir de la fascination que M. de Celnarre exerçait sur elle. Je suppose, à vrai dire cependant, que les torts imputés aux femmes ont souvent pour excuse l’excessif amour-propre de quelques hommes. Ceux-là prennent encore volontiers le change, lorsqu’ils se plaignent de l’ironie qui accueille un sentiment d’orgueil mal déguisé.

— Vous nous adressez des personnalités, reprit en riant M. de Celnarre, dans le dessein de faire sentir à madame de Golzan qu’elle avait répondu trop ouvertement à sa dernière attaque.

— Les imperfections humaines ont dû être réparties au moins par moitié, reprit M. de Bresseval ; et quand je dis au moins, j’entends faire pencher la balance de notre côté. »

Madame de Golzan adressa un orgueilleux sourire à M. de Celnarre.

« Oui, dit celui-ci, le partage de nos imperfections a pu être égal dans leur état primitif ; mais la civilisation les a si bien et si diversement transformées, que le Créateur doit avoir parfois de la peine à reconnaître son œuvre. De nos jours, avec notre langage factice, les mots devoir, vertu, sont souvent employés dans l’acception qui leur est la plus étrangère. »

Madame de Golzan se mordit les lèvres et lança un regard plein de mépris et de colère sur M. de Celnarre.

« Ah ! que vous justifiez bien votre méchante réputation, dit la marquise. Avez-vous réellement le malheur de voir le genre humain sous un jour si odieux ? La vie m’a été douce jusqu’ici, reprit-elle du ton le plus pénétrant ; je l’aime : demain je demanderais à mourir, si la froide vérité venait souffler sur mes illusions et me convaincre que vous dites vrai.

— Une croyance ne détruit pas l’autre, reprit le comte ; le monde existe réellement tel que chacun le voit.

— Voilà un paradoxe bien conciliateur, répondit madame de Golzan.

— Ce n’est point un paradoxe, dit M. de Bresseval ; quelque vaste que soit une intelligence, elle ne peut embrasser le monde dans son entier. On est plus ou moins apte à le saisir par ses bons ou ses mauvais côtés.

— Je préférerais un raisonnement qui condamnât l’un de nous deux, dit la marquise.

— L’éclectisme admet tous les systèmes, et se charge de trouver le vrai dans l’erreur. Moi, dit M. de Celnarre, je cherche le côté faux des prétendues vérités. C’est une école à part.

— Elle aura peu de disciples, répliqua avec vivacité madame de Golzan.

— Voulez-vous, lui répondit en riant M. Celnarre, me permettre de vous prouver que ma science mène à la découverte de la vérité ? je vous donnerai à voix basse l’explication de deux faits vus à travers mon prisme désenchanteur.

— Un secret à moi ! reprit madame de Golzan.

— Acceptez, dit gaîment la marquise, nous saurons quel degré de foi nous devons avoir dans son système. »

Madame de Golzan affecta de sourire en se prêtant à cette plaisanterie.

« Votre tante, lui dit bien bas M. de Celnarre, pense que vous cherchez enfin à vous rapprocher d’elle. Un autre intérêt vous appelle ici.

— Quel intérêt ? demanda tout haut madame de Golzan.

— Je serai discret malgré vous, répondit M. de Celnarre sans élever la voix. Le comte de Bresseval vient chaque soir chez la marquise ; il est resté, jusqu’à présent, insensible à vos adroites séductions

— Eh bien ! dit madame d’Esnelle.

— Le venin du serpent serait moins dangereux, » s’écria madame de Golzan. Le dédain qui se répandit sur ses traits et passa dans toute sa contenance la montra plus belle encore. Un léger mouvement de tête rejeta en arrière les longues boucles de sa chevelure blonde. Elle revint, pâle et silencieuse, s’asseoir auprès de la marquise.

« Si vous continuez, M. de Celnarre, lui dit madame d’Esnelle, vous aurez quelque peine à gagner le pari qui vous est attribué.

— Pure calomnie, madame, répondit M. de Celnarre.

— Quel pari ? demanda madame de Golzan effrayée.

— Je ne le redirai pas sans autorisation, répondit la marquise.

— En ma présence, il vous serait difficile de vous tirer de ce mauvais pas ; votre politesse apporterait des modifications aux termes dans lesquels le pari a été fait, s’il est vrai que pareille chose se soit passée. De mon côté, je ne saurais accepter les dehors de fatuité, trop ridicules pour moi, que le moindre changement à ces termes me donnerait. Sachez donc, dit M. de Celnarre à madame de Golzan, ce que mes amis se plaisent à répéter : ils disent que, décidé à me marier, moi, dont la laideur est devenue proverbiale, je prétends, d’ici à un an, épouser la plus jolie femme que je rencontrerai ; je n’ai pas mis son consentement en doute. Ma fortune, les recherches inconnues jusqu’ici, dont je projette de l’entourer, sont cependant mes seules chances de succès. D’avance, je renonce à plaire. Ma modestie a, dit-on, ajouté que je saurais défendre contre toute atteinte la femme qui portera mon nom, sans qu’il fût nécessaire à mon repos qu’elle m’aimât.

— M. de Celnarre ne fera jamais un mariage de roman, dit madame de Golzan à sa tante.

— Le ciel m’en préserve ! Je veux apporter tout le sang-froid et le calcul imaginables dans cet acte ; je veux réaliser un système créé depuis long-temps dans mon esprit… »

De nouvelles visites interrompirent les confidences de M. de Celnarre. Il se borna au rôle d’observateur pendant le reste de la soirée.




Madame de Golzan rentra chez elle, mécontente d’elle-même, plus irritée que jamais contre M. de Celnarre, dont l’inimitié la poursuivait impitoyablement, l’empêchait de trouver dans le monde l’étourdissement qu’elle y venait chercher, et faisait de sa vie un supplice perpétuel. Mariée fort jeune à un homme jeune et frivole comme elle, ils s’étaient aimés un instant ; mais cette affection, basée sur les rapports instantanés de leurs goûts variables comme les caprices de la mode, avait produit un engouement éphémère auquel succédèrent quelques orages causés par une jalousie mutuellement excitée. Ce sentiment s’éteignit. À son tour l’indifférence la plus complète vint le remplacer.

Les maux dont on porte la livrée sont moins pénétrans dans leurs atteintes que les maux cachés dans les replis du cœur. Une fleur brille encore du plus vif éclat ; elle charme tous les yeux : cependant un insecte cruel s’est introduit dans son calice ; ses douloureuses blessures la condamnent à périr hâtivement, avant que personne ait le secret de ses mystérieuses souffrances. Ne croyez point à la folle joie de ceux qui ont ouvertement rompu avec la raison et les nobles inspirations de l’âme, au bonheur de ceux qui veulent faire de leur vie une fête perpétuelle. La raison ne se laisse pas facilement vaincre ; repoussée au milieu du tumulte, elle vient plus terrible suspendre le sommeil, retenir la pensée dans un cercle magique. Mais ses accens poursuivent encore l’âme dans l’enivrement des plaisirs factices. Ils font couler les larmes avant que le sourire soit achevé, lorsque l’épigramme maligne, à peine échappée des lèvres, excite un murmure d’admiration propre à encourager de nouvelles saillies. La raison est surtout inexorable devant les maux causés par les déceptions de la vanité.

Des fêtes brillantes avaient occupé les commencemens du mariage de M. et madame de Golzan. À quatre ans de là, c’était pitié de les voir parés encore de tout l’éclat de la jeunesse, tandis que leurs cœurs en avaient perdu les plus douces illusions. Ces deux victimes de leur mutuelle folie, à jamais liées ensemble, privées de la confiance l’un de l’autre, fuyant l’intimité, échangent encore aux yeux du monde des sourires, des mots aimables. Sont-ils seuls ? ils n’ont rien à se dire. Ils n’osent plus se questionner sur aucun sujet, craignant d’exciter le reproche dès qu’un reproche naîtra. Ils doivent tolérer des fantaisies qui amèneront leur ruine. S’arrêter sur le bord de l’abîme est impossible ; le premier des deux qui donnerait l’exemple d’une réforme à l’autre, lui paraîtrait trop ridicule.

Cependant les torts de M. de Golzan causèrent, à leur début, de vifs regrets à Isabelle. Trop fière pour se plaindre ou pour vouloir souffrir dans son amour-propre, elle a long-temps affecté l’indifférence, et l’indifférence est arrivée. Puis on vit dans le monde madame de Golzan, coquette, légère, s’entourer d’hommages, perdre cette dignité qui protège la réputation d’une femme contre d’injustes atteintes.

Les assiduités de M. de Celnarre flattèrent son orgueil. M. de Celnarre, hostile envers tout le monde, d’une causticité que son esprit rendait redoutable, se montrait humble, soumis au moindre signe de madame de Golzan. Les sarcasmes mordans qu’il faisait impitoyablement tomber sur toutes les femmes servaient à donner du prix à des louanges réservées pour elle seule. Mais des deux côtés l’art était égal, et M. de Celnarre ne tarda pas à s’en apercevoir. Il mettait, lui, en pratique un système qui lui avait valu quelques succès, malgré sa laideur, sa haute profession d’un égoïsme inaltérable et son affectation de reconnaître en lui le type de tous les caractères humains, distingués seulement, disait-il, par plus ou moins de franchise ou de démonstration de bienveillance. Toute femme recherchée par lui établissait une sorte d’empire de vanité sur les autres femmes. Madame de Golzan se complaisait orgueilleusement à recevoir les soins de M. de Celnarre : calculatrice presqu’aussi habile que lui, elle savait à propos ménager son amour-propre et le retenir dans les limites respectueuses où sa vanité se plaisait à le voir.

Quelques mots entendus au milieu de l’étourdissement d’un bal vinrent changer ses dispositions intérieures et préparer un funeste dénouement aux jeux de sa coquette diplomatie. Sa parure, toujours éblouissante, avait ce soir-là une grâce nouvelle : jamais on ne l’avait vue plus jolie, ni plus frivole.

Placée à une contre-danse près de la cheminée du salon, son esprit n’était pas tellement absorbé par les doux riens que lui adressait son danseur, qu’elle n’entendît encore la conversation des spectateurs oisifs.

« Je l’avoue à regret, disait une voix harmonieuse et sonore, je n’ai jamais pu trouver en moi ces momens d’abandon où l’homme abdique sa dignité pour se livrer à des plaisirs dont le charme fait oublier le ridicule. Nos danses sans but, sans caractère, me rendent à ma pitié habituelle sur notre temps, dépourvu de poésie jusque dans ses fêtes.

— Moi, reprit d’un ton joyeux et d’un accent plus jeune encore un homme qui répondit à celui qui venait de parler, je me livre au contraire ; de toute la puissance de mon âme, aux séductions qui m’entourent, et je ne m’y livre pas seul. Le plaisir brille dans tous les yeux ; s’il vous laisse indifférent, il ne faut pas le nier.

— Je parle de mes impressions sans réfuter les vôtres, dit le comte de Bresseval, que madame de Golzan avait entendu le premier. Je ne voudrais pas, au prix de l’affection que vous me portez, vous voir atteint de ma grave folie. J’ai aussi mes rêves dans cette nombreuse réunion ; elle m’inspire un indéfinissable intérêt, lorsque je me mets à étudier les diverses physionomies de ceux qui la composent. Combien de chagrins, de petites douleurs étouffées pour venir à un bal, dont je découvre la trace sous le masque emprunté ! Je prête mille sensations, un monde de pensées aux visages qui plaisent à mes yeux. Vous avez tout-à-l’heure interrompu une de mes douces fantaisies. Cette femme que vous voyez sérieuse, je composais pour elle une existence d’amour, de dévoûment ; je me plaisais à la supposer dédaigneuse des plaisirs du monde, révélant dans ses discours une âme énergique, un esprit élevé ; j’ajoutais enfin toutes les séductions du cœur à celles de cette frêle et délicieuse enveloppe. « Madame de Golzan regarda en face d’elle dans une glace ; les yeux du comte étaient attentivement fixés sur les siens. Elle le voyait pour la première fois. Sa noble figure, son extérieur plein d’élégance et de douceur, donnaient un nouveau prix aux paroles qu’il avait dites. Jamais un éloge direct n’a pénétré si avant dans le cœur d’une femme que l’éloge qu’elle surprend alors qu’on n’a pas mis en le prononçant l’intention d’être entendu. Sa vanité peut l’accepter en entier, sans faire la moindre part à l’exagération ou à la flatterie. Un second coup d’œil désenchanta la vision. Madame de Golzan vit la tête de M. de Celnarre s’avancer entre celle du comte et celle du jeune homme. L’expression de jalousie haineuse et sardonique qui contractait son visage la fit tressaillir : ses yeux se fermèrent involontairement, comme à l’aspect d’un danger inattendu.

Son tour était venu de danser. Inquiète sur ce qui allait se dire encore, elle quitte sa place avec regret. Cependant la danse lui offre un nouveau moyen de briller. Le son de la musique semble murmurer à son oreille les louanges qu’elle voudrait entendre. La figure est finie ; son attention redouble… M. de Celnarre n’est plus là. Quel bonheur !

« …J’aurais mieux aimé ne pas le savoir, répondait le comte ; mais sans vous le charme se serait rompu de lui-même. Le premier acte de vanité, une conversation trop bruyante ou l’air d’ennui décelant la perte de cette flexibilité d’impression qui prête à tout son coloris, suffisent pour me rendre à la vérité positive. Je finis ordinairement par me trouver complètement isolé dans lui bal. Alors je n’en regarde plus que la perspective. Voyez ces images gracieuses que nous avons devant les yeux ; elles se reflètent au loin dans les glaces. Leur éclat, renvoyé plus faiblement, s’affaiblit davantage à chaque tableau. À la fin, ne croirait-on pas voir de pâles fantômes qui sont venus parodier les fêtes des vivans ? » Ainsi, pensa madame de Golzan, les paroles pénétrantes qui ont jeté le désordre dans mon cœur, n’étaient que le jeu d’une imagination mobile. Cependant pour lui, j’en suis sûre, je serais telle qu’il me voyait tout-à-l’heure. Rappelant dans son esprit les succès déjà obtenus, elle forme le projet d’employer ses plus irrésistibles séductions pour réaliser la magie de sentiment qui, se dévoilant pour la première fois à son cœur, lui montre une seconde vie dans la vie.

La réputation du comte de Bresseval donne un nouvel attrait aux paroles surprises par madame de Golzan ; mais en même temps elle l’effraie sur la difficulté de porter atteinte à sa liberté. Pendant la longue absence du comte, la marquise d’Esnelle est devenue, par le mariage de son neveu, tante de madame de Golzan. Madame d’Esnelle lui a souvent parlé du comte de Bresseval qui, depuis son retour, a repris son rang au milieu du petit nombre d’amis choisis que la marquise réunit chaque jour. Ce cercle n’a pas répondu aux habitudes de madame de Golzan ; elle s’y montra peu d’abord. Quelques avis dictés par la saine raison de madame d’Esnelle blessèrent son orgueil et l’éloignèrent tout-à-fait de la société de sa tante.

L’arrivée du comte, l’impression qu’il laissa dans son esprit, changèrent toutes les résolutions d’Isabelle. Elle chercha d’abord à éloigner M. de Celnarre, le reçut plus froidement ; mais elle put alors juger combien il est difficile de se soustraire aux hommages qu’on a encouragés. M. de Celnarre avait pris plaisir à compromettre madame de Golzan. Chaque jour, tandis qu’elle croyait assurer son empire sur lui, il souriait de la voir s’envelopper davantage dans le réseau perfide où sa vanité venait se prendre ; mais lorsqu’elle voulut recouvrer son indépendance, ses légèretés, ses promesses frivoles, les encouragemens tacites, lui furent imputés à trahison. Effrayée du chemin qu’elle avait fait, elle voulut tenter un dernier effort pour briser le joug imposé. « Monsieur, dit-elle à M. de Celnarre, je me vois forcée de l’avouer, j’ai des torts envers vous ; mais ignoriez-vous que mon sort fût lié à celui d’un mari ? Si vous avez pensé que j’oublierais mes devoirs envers lui, j’ai le droit, à mon tour, de payer cette offense par le plus profond mépris… » Son courage s’était ranimé à ces paroles ; elle se leva de l’air d’une maîtresse de maison qui attend le salut d’adieu.

« Je suis plus malheureux que je ne croyais, madame ; je me retire, répondit M. de Celnarre, en obéissant au signal donné. Me voilà surpassé en adresse ; je rencontre un rival sur lequel je ne comptais pas. « Et il sortit la tête haute, fier du triomphe obtenu ; tandis que madame de Golzan, restée seule, marchait au hasard, tordait avec effort ses mains délicates, et semblait prête à succomber à l’excès de sa colère.

Le plaisir d’avoir de l’esprit doit assurément être le plus attrayant de tous les plaisirs. Souvent on lui sacrifie des secrets, des affections que l’on défendrait, dans une autre circonstance, au péril de sa vie. On les livre pour ne pas perdre un bon mot ; les éclats du rire qu’il provoque deviennent plus joyeux, si la méchanceté doit pénétrer bien profondément le cœur qu’elle atteint. Madame de Golzan a pu lire sur plus d’un visage que M. de Celnarre n’a point épargné ce dédommagement à sa vanité blessée. À côté des suffrages qui l’entourent, de la flatterie qui l’étourdirait encore, un regard la poursuit sans cesse ; le silence de M. de Celnarre, son sourire semblent éternellement répéter que pour une femme mariée on la voit bien entourée. Sa voix anime-t-elle un concert ? un applaudissement prolongé vient dominer les autres ; l’ironie se cache sous cet applaudissement : madame de Golzan sait l’y découvrir. Lorsqu’elle brille dans un bal, l’impitoyable regard la poursuit encore. Il dit, en désignant M. de Golzan à sa femme : « Voilà sans doute le plus heureux des hommes ! »

Mais cette dernière soirée passée chez la marquise ne laisse plus de repos à madame de Golzan ; il faut qu’elle sorte de la position où elle est tombée envers cet homme si habile dans sa vengeance : le plan d’avenir qu’il a avoué lui en offre le moyen.

Une des parentes de madame de Golzan vient d’arriver à Paris avec sa fille. La beauté de Berthe avait donné des inquiétudes à sa jalouse coquetterie : Berthe lui ôtera le rang qu’elle occupe, aussitôt qu’elle paraîtra dans le monde. Malgré son coup-d’œil exercé à une semblable inspection, madame de Golzan n’a pas pu trouver le plus léger défaut de détail ou d’ensemble dans cette créature privilégiée ; elle redoutait son apparition, maintenant elle veut en hâter le moment de tout son pouvoir, Son dessein ne sera confié à personne. Peu sincère elle-même, elle se défie de la sincérité de tous. M. de Bresseval ne doit pas non plus voir Berthe. Élevée dans la retraite, par une mère qui a formé son cœur à toutes les vertus, cette jeune fille le séduirait ; aucun obstacle n’empêcherait ce mariage. Mademoiselle de Frémy est son égale : sa fortune répond à son rang : sous tous les rapports, ils semblent créés l’un pour l’autre. Le hasard qui pouvait les rapprocher est prévenu par le voyage du comte. Le mot de réconciliation ne sera pas prononcé entre madame de Golzan et M. de Celnarre, Ils se rencontrèrent dans la soirée suivante. « Voulez-vous, dit Isabelle à madame de Kamnen, chez laquelle se donnait un concert, voulez-vous venir à la première représentation du nouvel opéra ? M. de Celnarre, votre fidèle chevalier, ne laissera pas échapper, je l’espère, l’occasion de se trouver dans notre société. » M de Celnarre, surpris de cette offre, l’accepta cependant sans nulle hésitation, et cette fois son regard adouci sembla demander à madame de Golzan si elle avait perdu ses préventions contre lui ou son amour pour son mari.

Sans tenir compte de cette nouvelle insulte, madame de Golzan ne songe qu’au plaisir de se sentir plus habile que lui. Cette invitation acceptée de M. de Celnarre jouera désormais le rôle qu’elle lui a destiné d’avance.

Les ressorts de la vanité ont des jeux si divers et trompent avec tant d’art ceux pour qui ils sont mis en mouvement, qu’on les voit, tombés dans le piège, s’enorgueillir long-temps encore de leur adresse avant de reconnaître leur véritable situation.

M. de Celnarre se promettait déjà d’ajouter au plaisir d’avoir répété le mot cruel qu’il avait adressé à madame de Golzan, celui de montrer à tous les regards son retour vers lui. Le regret ou le repentir n’avait point amené ce retour. M. de Celnarre éprouvait une joie indicible à voir madame de Golzan se rendre à sa merci, s’abaisser devant lui pour racheter le pardon. Déshérité de tous les sentimens nobles, des affections dévouées, il lui semblait à lui, qui n’avait jamais inspiré un amour tel que l’orgueil pût arrêter parfois les larmes du repentir, il lui semblait goûter en ce moment la félicité la plus exquise entre les félicités accordées à l’homme.

Cette femme si belle, si indifférente, dont l’âme et les sens étaient puissamment préservés par les froids calculs de la coquetterie, il lui a imposé un joug de fer ; il a flétri sa gloire ; du regard il a gêné ses plaisirs, en a gâté jusqu’au projet ; et cela par une seule parole dite au moment où elle se croyait si assurée de remporter l’avantage sur son adresse ! Ses rêves doivent encore lui rappeler cette soirée d’humiliation. Dans sa beauté, dont elle est si vaine, elle retrouve l’empreinte de l’injure sous laquelle son front a fléchi. Par lui elle est déchue de toute illusion ; car le monde ne peut plus lui en offrir d’assez puissantes pour guérir la blessure faite à sa vanité.




La voiture de la marquise d’Esnelle venait de s’arrêter devant la grille des Tuileries. Le comte de Bresseval en descendit le premier. Il donna la main à la marquise, puis il soutint les pas affaiblis d’une jeune femme charmante, dont la pâleur terne causait une inexprimable tristesse, en même temps qu’on admirait dans cette créature frêle le type de la beauté délicate telle que les chefs-d’œuvre de l’art nous l’ont représentée. La blancheur égale qui s’étendait sur son visage et sur son cou lui donnait une plus parfaite ressemblance avec ces marbres inanimés.

Le comte et madame d’Esnelle concentraient tout leur intérêt sur cette jeune femme ; elle souriait à leurs soins, parlait du temps si peu éloigné où, enfant, elle jouait à la corde et courait autour des caisses d’orangers dans ce même jardin. Ces jours, elle ne les regrettait pas, mais elle appelait ceux qui la verraient, rendue à la santé, reprendre les vêtemens de son âge, n’avoir plus besoin d’un appui, et même offrir le sien, disait elle, en regardant madame d’Esnelle d’un air de tendresse filiale.

Renaissant avec ce beau jour, l’air tiède et parfumé qu’elle respire avec délices ranime sa gaîté ; mais ses impressions pénètrent dans un sens opposé le cœur de ceux qui l’aiment. « Oui, lui disaient-ils, répétant ses propres paroles, nous te reverrons bientôt rendue à la santé. — Et je m’appuierai sur votre bras, « répondait madame d’Esnelle ; incapables qu’ils étaient tous deux de trouver de nouvelles expressions d’espérance, alors que dans leur cœur il n’en restait plus aucune trace.

La foule s’écartait avec un respect religieux pour laisser passer la jeune malade. Dans les mots prononcés à demi voix, on distinguait des éloges sur sa beauté. Plus bas encore, que disaient-ils en s’éloignant, ceux dont les regards s’étaient tristement arrêtés sur ce doux visage ?

Le comte soutirait cruellement, car il ne le devinait que trop ; tous répétaient : «  Si jeune encore ! et déjà frappée pour ne plus se relever !  » Mais il obéissait à une fantaisie de malade, à un de ces momens où, pressée du désir de se rattacher à la vie, sa sœur avait pensé que sa volonté suffisait pour l’arracher au dépérissement sous lequel ses forces diminuaient cliaque jour. « Asseyons-nous ici, dit bientôt Clémence à son frère ; je me sens lasse. Avons-nous donc beaucoup marché ? » Elle regarda l’espace parcouru : « C’est plus de vingt fois la longueur de ma chambre : je deviens forte ; demain, j’irai plus loin ; aujourd’hui, c’est assez…

» Ah ! voyez, dit Clémence, lorsqu’elle lut un peu remise de sa fatigue, voyez en face de nous cette charmante jeune personne. Regarde-la, Arthur ; si ce n’est pas de ma part un acte de vanité, je crois que je lui ressemblais avant d’être malade.

— C’est vrai, répondit madame d’Esnelle ; je trouve entre vous les rapports les plus frappans.

— Ma vue Fa attristée, reprit Clémence : elle était riante lorsque je me suis assise, maintenant ses yeux me témoignent le plus touchant intérêt. Elle parle de moi à sa mère. Je voudrais la connaître : je suis sûre qu’elle est bonne et gracieuse autant que belle.

— Auprès l’une de l’autre, on vous prendrait pour deux sœurs, » dit la marquise.

Les malades dont les jours sont comptés semblent, dans les rêves de leur imagination active, s’affranchir des lois du temps. Un projet qui leur plaît, ils le voient accompli ; aucun obstacle n’arrête l’essor de leur pensée, prête à briser ses liens terrestres.

« Entends-tu, Arthur ? dit Clémence, deux sœurs : ne serait-il pas possible que nous le devinssions, si elle était mon amie ? Tu l’aimerais aussi. Je voudrais que ta femme me ressemblât. Il faut que nous sachions quelle est cette jeune personne. » À peine Clémence avait-elle achevé ces mots, que madame de Golzan arriva auprès des deux dames Son mari l’accompagnait. Madame de Frémy et sa fille se levèrent pour continuer la promenade avec eux.

« Vous voilà bien triste, dit madame de Golzan à Berthe. Qu’avez vous, ma chère cousine ?

— Nous regardions en face de nous, répondit Berthe, une jeune femme malade. Sa mère et son mari paraissent si affligés de ses souffrances ! je me sentais pénétrée des regrets que leur expression révèle.

— …Mais, dit M. de Golzan, c’est ma tante, le comte de Bresseval et… » Madame de Golzan se hâta d’interrompre son mari : « Elle est fort mal, en effet, reprit-elle. Le comte et sa mère doivent la conduire à Nice : c’est le dernier remède que les médecins ont prescrit, et ils n’en garantissent pas le succès.

— Un si jeune ménage déjà séparé ! dit madame de Frémy.

— Mais, répondit M. de Golzan, cette jeune femme…

— N’allez-vous pas saluer votre tante ? dit encore madame de Golzan. Offrez-lui mes excuses, si je ne vous accompagne pas. Je pars avec ces dames. On nous attend, continua-t-elle, en parlant à madame de Frémy. Les visites, le dîner, la toilette rempliront le peu d’heures qui restent à notre disposition avant l’Opéra… »

Et, d’un pas précipité, elle entraînait ses deux parentes hors de l’allée fréquentée, loin du comte et de sa sœur. Berthe jeta encore un regard sur eux. M. de Golzan était auprès de madame d’Esnelle.

« Cette charmante personne est fille unique. Sa mère, madame de Frémy, est veuve, répétait Clémence en s’adressant à son frère. Dis-le-moi enfin, Arthur, ne l’as-tu pas trouvée ravissante ?

— J’ai appris à me défier d’un joli visage, répondit le comte en souriant à sa sœur.

— Clémence veut marier son frère, dit madame d’Esnelle à son neveu ; elle est prête à vous nommer ambassadeur auprès de madame de Frémy, si M. de Bresseval donne le plus léger signe d’approbation.

— Oh ! non pas tout de suite, pas à présent, répondit Clémence : je dois être guérie avant le jour du mariage. Les malades sont égoïstes. Je n’aurais pas le courage de partir sans Arthur ; mais, à mon retour, si mademoiselle de Frémy n’a point fait un choix, nous en parlerons.

— Notre malade est un peu folle aujourd’hui, dit le comte ; sa gaîté m’est trop précieuse pour que je ne me prête pas de bonne grâce à en faire les frais. J’ai d’ailleurs trouvé son amie charmante ; mais en ce moment, et tant que mes soins seront nécessaires à Clémence, ajouta le comte en s’adressant à la marquise, aucun autre intérêt ne peut m’occuper.

— Mon excellent frère, dit Clémence, combien je vaux moins que toi, puisque j’accepte ce sacrifice ! »

M. de Golzan venait de se retirer. « La parente, l’amie de sa femme, dit le comte bas à Clémence, celle qui va être présentée dans le monde par madame de Golzan, ne sera pas digne, à notre retour, d’être ton amie, du moins je le crains pour elle.

— Qui l’avertira de ce danger ? répondit vivement Clémence.

— Une mère la surveille. Tout conseil est interdit auprès de cette responsabilité.

— Cette jeune personne m’intéresse, dit tout haut la marquise avec une expression marquée ; je chercherai à me mettre en relation avec sa mère.

— Merci, mille fois merci, madame la marquise, dit Clémence ; nous les reverrons auprès de vous quand je reviendrai. »

Un moment dominé par le charme de ce projet, le comte dit à madame d’Esnelle : « Entre nous trois la confiance est sans danger ; si mademoiselle de Frémy obtient l’affection de la marquise, j’essaierai, à mon retour, de réaliser le dénoûment inspiré par l’affection de Clémence. »




Sous l’empire des impressions du présent, l’esprit s’inquiète rarement de l’influence que peuvent avoir sur l’avenir des circonstances en apparence indifférentes ; et cependant la destinée s’enchaîne dans les fils les plus déliés. Si l’on rappelle une à une les causes qui ont amené des événemens sérieux, elles paraissent toutes si faciles à changer ou à éviter que l’on est tenté de sourire des faibles moyens employés par le sort. Mais le résultat auquel ces causes se lient rend à chacune d’elles son importance. Que les heureux consultent avec effroi ce passé qui pouvait placer leur vie ailleurs, confier à d’autres soins les existences qui leur sont chères. Les faits individuels sont limités, mais ils forment mille rayonnemens dont le libre arbitre est le centre. La mobilité de la pensée suffit pour donner un démenti continuel à la doctrine du fatalisme. C’est à soi-même, à sa propre volonté, à l’influence qu’elle laisse prendre aux autres sur soi qu’il faut demander compte de ce qu’on appelle les jeux du hasard. Toute une vie de malheur s’est-elle accomplie, la mémoire en a gardé le souvenir ; on hésitait avant de se livrer à la pente qui devint irrésistible le premier pas fait. À côté de ce malheur, des révélations découvrent souvent les chances d’un bonheur tel qu’on l’aurait souhaité. La moindre circonstance changée, ce bonheur était réalisé ; tandis que la funeste lumière, arrivée trop tard, rend plus accablante la destinée sous laquelle il faut plier. Encore si les leçons du passé laissaient des traces profondes ; mais elles s’effacent ainsi que le sillage formé par le vaisseau sur l’Océan, et chaque âge reste livré à des déceptions, à des croyances qui tiennent au point de vue où l’on se place. Le type du beau, du bien, dont nous portons les formes dans notre âme, ne se retrouve que brisé, et par fragmens dans la multiplicité des êtres ; la jeunesse en recherche d’abord l’application complète, et les déceptions se succèdent continuellement. Plus tard, la vie est mieux comprise, des portions de bonheur suffisent à une plus juste appréciation de notre nature imparfaite.

La promenade du matin laissa Berthe rêveuse, distraite, tout le reste de la journée. Elle revoyait sans cesse le joli visage pâle de Clémence, la noble figure du comte. L’erreur dans laquelle madame de Golzan l’avait laissée à dessein donnait à ses pensées un indéfinissable intérêt. Elle composait de mille façons l’histoire de leur vie, et malgré les souffrances empreintes sur le front de cette jeune femme, elle voyait encore tant de bonheur dans l’amour qu’elle inspirait, qu’un pareil sort ne l’eût point effrayée au même prix. Ils avaient dû s’aimer aussitôt qu’ils s’étaient rencontrés. Jeunes tous deux, quel avenir ils pouvaient espérer ! Mais leurs craintes mêmes les rendaient plus chers l’un à l’autre. Menacés d’une éternelle séparation, chaque jour de sursis devenait une existence entière. « Oh ! disait Berthe, pénétrée de cet enthousiasme des jeunes années, mourir ! oui, mourir ainsi, je le préférerais à traîner lentement dans le monde une existence privée du charme d’une telle affection. Et ma vie, que sera-t-elle ? se demandait encore Berthe. Ma mère ne contraindra pas mon choix, je pourrai donc être heureuse aussi, comme l’a été cette jeune femme ; » puis une pensée qu’elle osait à peine entrevoir lui répondait que le monde ne lui offrirait peut-être pas une seconde image semblable à celle qui s’était empreinte dans son souvenir, et déjà le regret se mêlait à ses espérances.

Qu’elles sont suaves et gracieuses les rêveries de la jeune fille ! elle prête les riches couleurs de son imagination à tous les tableaux que créent ses fantaisies. Et c’est de là qu’il faut descendre pour entrer dans une vie froide, positive, où l’intérêt heurte à chaque pas les théories de l’âme ! Cependant nous pleurons celles qui meurent avant que la raison ait brisé une à une les croyances de sa jeunesse.

Madame de Golzan avait persuadé sans peine à madame de Frémy de prendre une loge à l’Opéra pour la première représentation où depuis huit jours elle avait le projet d’aller. Madame de Golzan exprima un vif regret de ne pouvoir passer la soirée avec ses parentes. Le succès de ses projets cachés la retenait dans une autre société. Elle voulut diriger elle-même la toilette de sa cousine ; jamais les cheveux bruns de Berthe n’avaient été arrangés avec plus grâce. M. de Celnarre n’aimait pas les ornemens. Berthe, sans savoir à quel dessein, ne put obtenir de sa cousine qu’elle lui laissât mettre des fleurs ; mais il était bien évident que tous les soins de madame de Golzan tendaient à faire ressortir les moindres détails d’une beauté qu’elle louait avec une étrange satisfaction. Ses tempes, délicatement veinées, devaient être découvertes ; il fallait qu’on devinât sous les cheveux la forme de sa tête, dont les lignes s’harmoniaient à ravir avec un ovale d’une pureté grecque.

Madame de Golzan choisit pour Berthe une robe de crêpe rose pâle, dont le corsage, orné de blondes légères et de nœuds aux reflets blancs, entourait les formes les plus séduisantes. Sa taille élevée, souple, pleine d’élégance, se dessinait à travers les tissus vaporeux, donnant à tout son ensemble quelque chose d’aérien, et la candeur empreinte dans ses traits rappelait en elle la céleste origine des habitans de notre terre.

Les éloges de madame de Golzan étaient intarissables ; elle paraissait orgueilleuse des succès assurés à sa cousine, la priait de marcher, d’entrer, de sortir devant elle, lui enseignait de nouveaux airs de tête, des mouvemens plus étudiés, pour donner de la grâce à ses poses. Une mère n’aurait jamais songé à ces détails. Madame de Frémy souriait en écoutant les leçons d’Isabelle ; Berthe assurait que sa timidité mettrait toujours obstacle à ce qu’elle perdît sa gaucherie provinciale. Cependant la vanité s’éveillait dans son cœur, séduite qu’elle était par l’admiration franche que lui témoignait une femme dont la réputation d’élégance et de bon goût rendait les jugemens sans appel. Madame de Golzan avait porté le soin jusqu’à désigner l’homme qui devait accompagner madame de Frémy. Un jeune parent fut écarté pour céder son rôle à une tête blanchie par les années, dont l’aspect, dans le fond de la loge, formerait une heureuse opposition au premier plan. Il fallait que l’attention de Berthe ne fût distraite par rien. M. de Celnarre se plairait à étudier tous les mouvemens de surprise, de joie ou de sensibilité reflétés sur son visage ; la société ainsi restreinte, il restait plus de chances à ce jeu muet. Un jeune homme, empressé auprès de Berthe, pouvait faire échouer le plan si bien conçu jusque là. M. de Celnarre ne perdait jamais l’occasion de placer une observation malveillante, et bien qu’elle vînt souvent de sa propre imagination, cette observation une fois lancée, la femme qui en avait été l’objet ne devait plus prétendre à recevoir ses hommages ; mais une main habile, une expérience exercée à son école, écartèrent avec trop de succès les atteintes de sa mordante critique.

Les loges se remplissaient. Des flots de lumière éclairaient les brillantes toilettes d’un jour de première représentation à l’Opéra. Le rideau était baissé ; mais déjà l’orchestre faisait entendre ses sons pleins et harmonieux, si habilement dirigés qu’on les croirait souvent produits par un seul et magique instrument. Et cette foule rieuse, parée, jouait, sans s’en rendre compte, un drame multiple, plus attachant pour le regard observateur que la fiction impatiemment attendue. Pauvres compositeurs, efforcez-vous de prédisposer à la poésie ces âmes prosaïques. L’orchestre exprime un chant plein de tristesse, la prière d’une âme qui n’a plus de secours à attendre de la pitié humaine. Le ciel recueillera-t-il ces accens de détresse ? Non, l’enfer seul y répond : des sons pleins d’ironie, le rire frénétique des démons succède à la prière sans doute rejetée. À peine si l’on voit quelques spectateurs absorbés sous l’impression de ces effets. Des femmes cherchent curieusement dans les loges ; les observations et la critique ne s’attachent pas seulement aux toilettes : d’autres intérêts surgissent à travers des regards de dépit, d’inquiétude, de jalousie ou de triomphe. Le véritable spectacle est là sous ses mille formes : drame ou comédie, l’observateur peut choisir ; le théâtre ne lui offrira rien de plus attachant à suivre. Parcourez de l’œil ces lignes de visages humains, étudiez-les alors qu’ils ne se défient pas de l’investigation des oisifs, vous surprendrez les secrets de ces êtres qui vous resteront eux-mêmes inconnus. Des misères profondes, cachées sous de brillantes superficies, désenchanteront cruellement les séductions offertes aux yeux ; mais le tableau sera complet. À côté du mal se révélera aussi le bien ; le théâtre et les livres n’offrent jamais, dans une même œuvre, qu’une portion de vérité. Dans une foule, le monde se déploie sous toutes ses formes ; chaque imagination y trouve les reflets de ses propres sentimens, l’explication des manières de sentir les plus opposées entre elles.

Madame de Golzan, seule dans sa loge avec son mari, attendait impatiemment M. de Celnarre ; ses yeux se fixaient, pleins d’anxiété, sur une loge vide en face de la sienne ; chaque porte qui s’ouvrait lui causait un tressaillement d’impatience. Madame de Kamnen arriva enfin. M. de Celnarre la suivait. Ses traits reprirent une apparence calme ; elle témoigna le désir d’écouter l’ouverture pour suspendre toute conversation. Le silence s’était enfin établi dans la salle. Une musique suave, mélodieuse, semblable à l’expression d’une vision céleste, tenait sous le charme cette assemblée mobile ; le bruit inharmonieux tic la clef de l’ouvreuse se fait encore entendre. Un premier murmure de mécontentement resta inachevé, et il devint facile de traduire les douces exclamations qui le suivirent, lorsque deux femmes se placèrent sur le devant de la loge, en face de celle où était madame de Golzan.

« Nous voyons sans doute mademoiselle de Frémy, dit madame de Kamnen ; bien que je ne la connaisse pas, je retrouve dans notre vis-à-vis le portrait qui m’a été lait de votre cousine.

— C’est elle-même, répondit M. de Golzan. Le comte de Bresseval l’a vue ce matin aux Tuileries ; il partira, je pense, un peu étourdi de l’effet qu’elle a produit sur lui. »

Ce nom éveillait puissamment l’amour-propre de M. de Celnarre. Berthe lui apparut en ce moment comme le véritable but de son projet avoué. Ce choix, fait alors que madame de Golzan semblait vouloir le rattacher à elle, servait encore son ressentiment opiniâtre ; enfin épouser une femme que le comte de Bresseval, si sobre de louange, avouait faite pour le toucher, donnait un nouveau prix au succès. Et Berthe seule pouvait, unie à lui, réaliser le contraste auquel sa singulière vanité aspirait.

Pendant que cet avenir la menaçait, Berthe, confuse et ravie de l’admiration excitée par sa présence dans cette nombreuse assemblée, composée d’êtres qui lui étaient tout-à-fait étrangers, croyait voir s’ouvrir devant elle une immense carrière de bonheur. Ce culte adressé à la forme dont elle est revêtue ne lui révèle-t-il pas un pouvoir sans bornes sur sa propre destinée ? Mais le trouble de la pudeur mêlait une sorte de souffrance à ce triomphe. Ses yeux cherchèrent le regard de sa mère pour y puiser la force de maîtriser des émotions qui apportaient tant de trouble dans son âme.

Madame de Golzan vint, dans la soirée, auprès de ses parentes ; elle parla des personnes qui étaient dans sa loge. Berthe trouvait la laideur de M. de Celnarre effrayante. Soigneuse de prévenir toute impression défavorable, madame de Golzan profita du moment où sa cousine se trouvait dominée par la vanité pour faire valoir à ses yeux jusqu’aux défauts de M. de Celnarre.

« Ne riez pas de lui, dit-elle, son esprit fait oublier sa figure dès qu’on l’entend parler ; d’ailleurs, il est difficile dans ses jugemens, mordant à l’excès lorsqu’il critique. Toutes les femmes le redoutent et cherchent à lui plaire ; sa fortune est incalculable ; il a promis de la mettre aux pieds de la plus parfaite beauté qu’il rencontrera. Le croiriez-vous ? ajouta-t-elle avec négligence, l’absence de son suffrage fait perdre le premier rang. Plus d’une riche héritière aurait donné la moitié de sa dot pour refuser M. de Celnarre, peut-être même pour l’accepter.

— Le refuser ! cela se comprend, répondit Berthe ; mais l’accepter, c’est ce qui ne se verra pas, je pense. »

L’éloignement que Berthe témoignait pour M. de Celnarre était surtout fortifié par le souvenir qu’elle conservait de l’apparition des Tuileries : elle préférait encore au plaisir de briller le sort de cette jeune femme si tendrement aimée. Le comte de Bresseval était devenu, dans son esprit, le type du choix qu’elle devait faire. Madame de Golzan l’avait à dessein confirmée dans la pensée qu’il était auprès de sa femme. Berthe s’intéressait aussi vivement à la charmante créature dont il était l’appui : elle se plaisait à rappeler dans sa mémoire le tableau touchant qui l’avait frappée : il lui revint encore dans l’assemblée où elle se trouvait.

« On ne rencontre pas ici la comtesse de Bresseval, dit-elle à madame de Golzan ; sa figure me plaît et m’attriste tout à la fois.

— Ne pensez-vous plus qu’à elle ? lui répondit sa cousine. Je vous engage à ne pas trop louer son extérieur : on trouve déjà une parfaite ressemblance entre vous deux. M. de Celnarre en a fait la remarque : c’était avouer en même temps qu’il se sentait touché de votre beauté. »

Non-seulement Berthe fut insensible à cet hommage, mais il lui parut même repoussant par la comparaison qu’elle fit intérieurement. « Je veux aussi être enviée pour le choix que je ferai, pensa-t-elle, et rien au monde ne saurait me décider à confier ma vie à un homme pour lequel je ressentirais l’aversion qu’inspire la vue de M. de Celnarre.




Fidèle à sa promesse, madame d’Esnelle rechercha toutes les occasions de se lier avec madame de Frémy ; mais, toujours entraînée par madame de Golzan, Berthe préférait les fêtes brillantes aux réunions un peu sérieuses qu’elle rencontrait chez la marquise. Madame de Frémy était touchée du plaisir que prenait une jeune femme à produire sa fille, à s’effacer auprès d’elle pour la faire admirer sans partage. Confiante dans un sentiment en apparence si désintéressé, elle permit que cette liaison se resserrât chaque jour davantage. Dès-lors l’empressement de la marquise pour réaliser le vœu de Clémence diminua. Le comte, tout occupé de sa sœur dont la maladie s’aggravait avec une effrayante vitesse, ne parla jamais de mademoiselle de Frémy dans ses lettres ; il allait d’ailleurs bientôt revenir : l’état de Clémence présageait une fin prochaine. Pendant assez long-temps les soins de madame de Golzan détournèrent toute explication sur le comte de Bresseval, aussitôt qu’elle entendait prononcer son nom. Cependant la marquise exprima une fois le regret de ne pouvoir rendre sa maison plus agréable ; mais elle partageait, dit-elle à madame de Frémy, l’affliction d’une mère et d’un frère qui allaient perdre une charmante jeune fille, objet de leur plus tendre affection. « Elle meurt avec la résignation d’un ange, reprit la marquise, et la vie lui était chère à bien des titres. Elle s’efforce de la dédaigner, afin que ses regrets n’ajoutent pas à la douleur de ceux qui la pleureront ; mais l’espérance renaît en elle à la moindre lueur de santé. Cette espérance trahit la pensée cachée, car alors elle forme de longs projets, et mes pauvres amis souffrent d’incroyables tortures à l’entendre parler de l’avenir qui ne lui appartient plus. »

L’émotion de madame d’Esnelle, toujours croissante en prononçant ces paroles, amena des larmes dans ses yeux ; celles de Berthe coulèrent en abondance, lorsque madame d’Esnelle lui tendit la main : « Oh ! pleurez, pleurez-la, lui dit-elle ; jeune, belle comme vous, sa vie va finir ! Vous l’auriez aimée, j’en suis sûre : personne ne pouvait se soustraire au charme de sa bonté. Elle vous a vue une seule fois : c’était à la dernière promenade que nous avons faite ensemble…

— Aux Tuileries, s’écria Berthe ; je ne l’oublierai jamais, et maintenant je me le rappelle encore : vous étiez auprès d’elle. »

La marquise répondit par un signe affirmatif, jeta sur Berthe un regard plein d’intérêt, mais n’ajouta plus un mot qui eût rapport à cette matinée, et changea d’entretien.

« Une mère ! un frère ! pensa Berthe. Ai-je mal compris madame de Golzan, lorsqu’elle m’a parlé de la comtesse de Bresseval ? Et cet homme auquel j’ai pensé tant de fois depuis ce jour, n’est-il en effet que le frère de la jeune malade ? Oh ! que ne m’est-il réservé alors de lui consacrer ma vie, de consoler son cœur, de partager ses regrets ! Mais comment oser maintenant avouer l’intérêt que je porte à cette sœur ? » Madame de Frémy frappa légèrement sur l’épaule de sa fille. Berthe tressaillit. « Nous partons, lui dit sa mère. — Déjà ! prononça Berthe d’une voie attristée… — Et le bal ? répondit madame de Frémy. — Le bal, répéta Berthe. En effet, je n’y pensais plus. » Alors ses habits de fête lui causèrent une peine inexprimable. Son imagination lui retraçait des scènes de deuil ; elle voyait Clémence mourante, résignée ; sa mère n’espérant plus, et demandant encore à Dieu de lui rendre le bien qu’elle ne pouvait sacrifier. Auprès de ces deux femmes lui apparaissait une image d’un effet plus pénétrant. Le beau visage du comte réfléchissait la douleur de sa mère, celle de sa sœur, et sa douleur à lui, déchirante, profonde, pleine de pensées, mais ensevelie dans un morne silence. Sa voix s’élèvera pour rendre le courage à sa mère ; lui ne cherchera pas de consolation hors de son propre cœur, si amèrement convaincu du néant des choses humaines. — Et cependant Berthe devait aller au bal ; quel motif raisonnable donner au caprice qui la ferait changer d’avis ? Dire la vérité, avouer qu’elle se sentait accablée d’un malheur supporté par des êtres dont le nom et le visage lui étaient seulement connus. Cet intérêt subit exciterait les railleries. Déjà Berthe croyait voir sur les lèvres de madame de Golzan un de ces sourires qu’elle redoutait à l’excès.

Madame d’Esnelle observa son hésitation et devina en partie ses motifs : « Oubliez mes chagrins, lui dit-elle ; je vous ai attristée : personne plus que moi ne voudrait cependant contribuer à votre bonheur. Allez au bal, ma jeune amie, et si, par intérêt pour ce qui me touche, vous voulez m’entendre quelquefois parler de Clémence, venez lorsque vos projets ne formeront plus, comme aujourd’hui, de contraste avec notre entretien.

— C’est bien malgré moi, dit Berthe.

— Je le vois, répondit madame d’Esnelle ; j’en sais un gré infini à votre cœur. Les convenances emprisonneront ainsi plus d’une fois vos impressions. La perte d’un parent inconnu exige des démonstrations de chagrin ; une sympathie profonde pour des maux qui nous sont étrangers ne doit pas suspendre le cours ordinaire de la vie. Le cœur s’use à tous les sacrifices qu’il faut faire aux convenances. Mais le monde le veut ainsi ; il nous entraîne, force nous est de lui obéir.

— Madame la marquise, dit madame de Frémy, n’oubliez pas que ces mêmes sacrifices aux convenances peuvent sauver les femmes de bien des dangers.

— Ils leur apprennent plus fréquemment à mentir à tous les yeux, reprit la marquise. Mais une discussion de principes nous conduirait bien loin. Je vous retiens mal à propos, heureuse mère, vous êtes impatiente de recueillir les suffrages de la foule. Votre front brillera d’un doux orgueil, tandis que celui de Berthe devra rester calme, insensible. À voir l’orgueil permis se mettre si bien à l’aise, on doit prendre en grande pitié le même sentiment, alors que l’expression en est interdite.

— Ah ! Madame, dit Berthe, votre sourire trahit une épigramme. Me croyez-vous réellement vaine ? Pouvez-vous penser que je me reconnaisse le droit de l’être ?

— Mais un peu, dit la marquise ; vous entendez bien que je veux seulement parler du droit qu’il vous est impossible de désavouer. »

Madame d’Esnelle avait à dessein donné un tour enjoué à la fin de leur conversation, pour rendre Berthe à des idées plus riantes que celles qui l’avaient occupée pendant la soirée. « Adieu, lui dit-elle, adieu, bel ange exempt des faiblesses communes à notre race déchue ; gardez bien votre insensibilité. — Ceci, ajouta la marquise tout bas à madame Frémy, est un conseil sérieux. Ne vous pressez pas de renoncer à vos droits sur elle. »




Quelques jours après cette soirée, madame d’Esnelle reçut une lettre de la comtesse de Bresseval, son amie d’enfance. « Venez, lui écrivait-elle, ma chère marquise, Clémence vous demande ; que ses derniers vœux soient accomplis : mon fils aura besoin de répandre auprès de vous la douleur qu’il concentre pour soutenir mon courage. Je ne mets pas votre consentement en doute. Je vous attends. »

Madame d’Esnelle n’hésita pas à partir. Ses amis n’avaient pas hésité non plus à lui demander une preuve d’affection déjà offerte à leur départ pour Nice. Ils n’éprouvèrent d’autre surprise que celle de la voir arriver dans un moindre espace de temps encore qu’ils ne l’avaient jugé nécessaire pour se rendre auprès d’eux.

La destinée de Clémence s’achevait. Elle mourut entourée de ceux qui l’avaient aimée. Le sort lui enleva-t-il une vie destinée au bonheur ? Les déchirans regrets que sa perte excita devaient le faire croire. Cependant, le même jour, par un singulier rapprochement, la jeune fille qu’elle avait rencontrée brillante, pleine d’avenir, aurait pu lui apparaître, pâle comme elle, les yeux voilés par les larmes, et prête à donner sans regret les années que l’avenir lui promettait encore.

Une grande partie de la fortune de madame de Frémy se trouva tout-à-coup compromise par une faillite. M. de Celnarre, intéressé pour une somme peu importante dans la même affaire, connut le premier la perte qu’elle pouvait éprouver. Lui, favorisé par le sort autant qu’il était disgracié de la nature, venait d’hériter, par la mort d’un oncle, de nouvelles richesses et du titre de vicomte. Il arriva chez madame de Frémy, demandant instamment à être introduit, malgré la défense faite de recevoir personne.

Berthe venait de se retirer. « Je sais, dit M. de Celnarre à madame de Frémy, que vos intérêts se trouvent menacés. Permettez-moi de profiter de ce moment pour émettre un vœu que je n’aurais pas osé exprimer dans des circonstances différentes. Si votre consentement, si celui de mademoiselle de Frémy m’autorisent à me regarder comme votre fils, ajoutez à cette faveur une nouvelle grâce : que tout le monde ignore le revers qui peut vous atteindre, la dot de votre fille sera telle qu’elle eût été sans cet événement, et nous partagerons les mêmes droits sur ma fortune actuelle. Ces dédommagemens, je l’avoue, suffiront à peine à compenser le sacrifice qu’elle me fera ; mais si mes observations ne m’ont pas trompé, mademoiselle de Frémy est restée libre de tout engagement au milieu des nombreux hommages qui lui ont été offerts. Je ne souhaite rien de plus, si toutefois elle peut, sans éloignement, accepter le sort que je lui offre, à la condition d’être la compagne de ma vie. »

Touchée de la forme de cette demande, séduite par la position du vicomte, madame de Frémy s’engagea, lorsqu’elle consulterait sa fille, à faire hautement valoir le sentiment désintéressé de celui qui la recherchait dans un pareil moment. Trop adroit pour vouloir plaider sa cause lui-même, M. de Celnarre se retira plein d’espérance. Il avait vu madame de Frémy fort abattue par le malheur qu’elle redoutait ; une immense fortune lui était offerte, pouvait-elle la rejeter ?

Madame de Golzan, devenue ouvertement l’auxiliaire des prétentions de M. de Celnarre sur sa cousine, fut encore appelée par lui à appuyer le succès de cette démarche décisive. Bien assuré qu’il pouvait se confier à elle, il se plut à lui parler des dépenses folles qu’il projetait pour entourer Berthe d’un luxe merveilleux, qui la rendrait un objet d’envie pour toutes les femmes. Son hôtel, ses parures, ses chevaux, ses voitures effaceraient ce qu’on avait vu jusque là, comme la beauté de Berthe surpassait les beautés qu’on avait admirées avant de la connaître. La fortune de M. de Celnarre autorisait ces projets.

Toutes les séductions de la vanité se réunissaient pour entraîner Berthe. La vicomtesse de Celnarre était, par le choix de son mari, proclamée belle entre toutes, par cela même qu’il avait demandé sa main.

Berthe repoussa d’abord les offres que sa mère lui transmit. Son cœur, disait-elle, ne pouvait pas accompagner le consentement qu’elle donnerait. C’était se vendre que d’accepter une pareille union. Madame de Frémy apprit alors à sa fille qu’il fallait se retirer à la campagne pour ne plus reparaître ; ses craintes étaient confirmées et leur fortune à jamais détruite. M. de Celnarre, seul instruit de ce malheur, avait offert de le réparer. « Si tu le refuses, ma fille, dit avec l’accent d’un profond regret madame de Frémy, je te verrai tomber dans une position obscure ou perdre ta jeunesse dans l’isolement. Tu n’as plus d’autre appui que moi sur la terre : nos chagrins, mis en commun, nous seront légers ; mais un jour, viendra où tu resteras seule. Au nom de cet avenir, ma fille, réfléchis encore avant de te livrer à une destinée qui m’effraie pour nous deux. »

Le refus de Berthe, prêt à s’échapper, resta inarticulé, lorsque sa mère lui parla ainsi. Madame de Golzan acheva de lui arracher son consentement, en faisant valoir l’intérêt de sa mère. Elle avait cherché à la séduire par ses propres impressions en lui parlant de l’enivrement qui suivrait cet acte de courage, des fêtes qui se succéderaient si actives, si animées, qu’elle aurait à peine le temps de voir son mari. Prête à échouer, elle s’aperçoit que sa seule hésitation tient à l’avenir de sa mère ; ce point de vue saisi, son esprit ne l’abandonne plus. Madame de Frémy privée de fortune, elle dont la santé est déjà affaiblie, supportera-t-elle le chagrin qui va l’accabler ?… « Eh bien ! dit Berthe, que ma mère soit donc heureuse !

— Et vous le serez aussi, chère, bien chère amie, dit Isabelle émue, malgré elle, de l’arrêt qu’elle venait d’arracher, contre elle-même, à cette fille dévouée. Oh ! oui, il faut que vous soyez heureuse ; votre malheur me pénétrerait de regrets ! »

Madame de Frémy reparut. « Elle a dit oui, » s’écria madame de Golzan. Alors la faible mère, qui avait jusque là caché la crainte que lui causait l’irrésolution de sa fille, lui ouvrit ses bras. « Ma Berthe, lui dit-elle, en répandant des larmes, je ne te verrai donc pas descendre du rang qui t’appartient. Mais, reprit-elle, car alors elle-même redoutait d’engager la volonté de sa fille, es-tu bien sûre que tu pourras aimer M. de Celnarre ?

— Du moins, dit Berthe, mon cœur est libre ; la reconnaissance enchaînera sans doute mon affection. »

De tous les motifs qui avaient déterminé madame de Golzan à préparer ce mariage, aucun ne subsistait plus dans le même rapport avec ses intérêts personnels. Le comte de Bresseval éloigné, elle ne songeait plus au rêve qui l’avait occupée un instant ; seulement, il lui eût encore été insupportable de le voir subjugué par une autre femme, tandis qu’il aurait dédaigné l’affection qu’elle était prête à lui accorder. Réconciliée avec M. de Celnarre, délivrée par leurs nouveaux rapports des suites de son imprudente coquetterie, elle pouvait laisser plus de liberté à la décision de Berthe sans être responsable d’un refus. Mais ce mariage manqué, Berthe ne redeviendrait-elle pas sa rivale ? Madame d’Esnelle lui témoignait trop d’intérêt pour la laisser quitter à jamais une société où tant de suffrages s’étaient réunis autour d’elle. M. de Bresseval partagerait cet intérêt. La ressemblance de Berthe avec sa sœur, les projets que la pauvre malade avait formés en riant, toutes ces causes semblaient présager à Berthe une destinée que sa cousine eût enviée. C’était pour écarter cet avenir incertain qu’elle employait toutes les ressources de l’adresse à persuader une jeune fille de souscrire elle-même au malheur de toute sa vie.

Monsieur de Celnarre fut bientôt présenté à mademoiselle de Frémy comme celui auquel son avenir était engagé. S’il avait aimé Berthe, sa conduite eût été moins calculée auprès d’elle. Les sacrifices qu’il lui faisait, la générosité apparente de ses procédés avaient fait penser à Berthe qu’elle allait le voir subjugué, soumis, sans cesse auprès d’elle, et son courage défaillait à la crainte de cette continuelle obsession. Le vicomte suivit une route tout opposée. Il semblait uniquement occupé de madame de Frémy, et ses promesses d’avenir se rattachaient toujours au bonheur de sa future belle-mère. Madame de Golzan l’avait sans doute instruit du motif qui arracha le consentement de Berthe. Jamais il ne parlait de lui-même ; la vie intérieure de sa femme serait, à l’entendre, une existence de féerie, où ses désirs, à peine exprimés, s’accompliraient sans qu’elle rencontrât les regards de l’enchanteur. En vain cependant s’efforçait-on de cacher sous des fleurs les chaînes qu’on lui présentait ; Berthe sentait au-dedans d’elle-même de poignantes douleurs, des regrets sur l’avenir perdu qui lui apparaissait, dans son indépendance, préférable au joug doré que sa faiblesse avait accepté.

Un soir, plus accablée par ces mêmes pensées, seule, retirée depuis long-temps dans sa chambre, elle rêvait, priait, et d’abondantes larmes terminaient ses rêveries et ses prières. « Était-ce là, se demandait-elle, le bonheur que j’avais souhaité ? Qu’elles rendent la réalité cruelle, les déceptions de mes espérances cachées ! Et, se disait-elle encore, n’est-ce pas une fatalité pleine de dérision ? Le malheur qui va s’accomplir s’est préparé dans le temps où, pleine de confiance en moi-même, je croyais pouvoir réaliser dans l’avenir toutes les fictions de mon esprit. Un même souvenir s’est souvent, bien souvent présenté à ma pensée ; je ne me défendais pas contre sa séduction, je croyais voir l’appui, le protecteur d’une jeune mourante. Je m’intéressais de cœur à leur mutuelle affection. Leur amie est devenue ma seconde mère. Où sont-ils tous trois maintenant ? Absorbés dans une même douleur, ils ne songent plus à moi ! Pauvre Clémence ! tu vas mourir. Je gémis sur ton sort, car il était heureux ; l’intérêt que je t’ai inspiré un instant sera payé par mes longs regrets Si tu devais aimer, rencontrer un amour digne du lien, ah ! pleure mille fois la vie que nos larmes se confondent, moi, pour le malheur que j’accepte, toi, pour le bon heur que tu perds. » Et par un élan subit, Berthe tomba à genoux, offrant à Dieu de prendre sa vie en échange de celle qui était enlevée à Clémence. Si de pareilles prières pouvaient être exaucées, les accens d’une mère auraient fléchi la pitié divine, ou bien cette mère se serait vue condamnée à choisir entre ses deux enfans celui qu’elle voulait conserver. Pour racheter les jours de sa sœur, le comte aurait mille fois donné son avenir, quelque promesse que cet avenir lui eût présentée. Mais le sort de la jeune fille venait de s’accomplir lorsque Berthe demandait du fond de son cœur de descendre à sa place sous le marbre funéraire.




À des nuits passées dans de semblables agitations succédaient des jours occupés de soins qui captivent toujours l’attention des femmes. Madame de Golzan présidait à toutes les décisions prises avec les lingères, les marchandes de modes, couturières et les autres artistes appelées à travailler à l’œuvre importante du trousseau. Celui de Berthe achevé, on vint en foule l’admirer. M. de Celnarre, madame de Golzan, semblaient uniquement chargés du soin de la faire briller. Un mot de bonheur, une promesse d’affection, elle les attendait vainement. On ne s’est adressé jusque là qu’à la vanité d’une femme, et déjà cette vanité s’éteignait dans le cœur de Berthe. Cependant chaque jour ajoutait un consentement tacite à la promesse déjà donnée, et quand vint l’instant irrévocable, lorsque Berthe sentit sa main unie à la main de M. de Celnarre, que son nom, son titre devinrent le nom et le titre qu’elle devait porter, il lui sembla que si on pouvait rappeler cet instant, une volonté énergique, jusque là contenue parla timidité, s’éveillerait toute puissante pour rejeter les liens qu’elle venait d’accepter.

Peu de jours s’étaient écoulés depuis ce mariage. Berthe était seule dans un élégant oratoire : vêtue de légers vêtemens blancs, à demi étendue sur de moelleux coussins de velours violet, la tête appuyée sur une de ses mains, elle méditait profondément. Ses yeux s’humectèrent d’abord sans que le bruit de sa respiration se fît entendre ; puis son sein s’agita convulsivement. Des cris étouffés, des sanglots vainement contenus s’échappèrent enfin avec des torrens de larmes. Aucune parole ne les accompagnait, et, comme si elle eût redouté d’être entendue, elle pressait son visage dans les oreillers pour comprimer les sons qui pouvaient trahir sa douleur. Tout-à-coup l’effroi succède à ses angoisses ; panneau de glace vient de frémir légèrement ; il rentre sans bruit dans la boiserie, et M. de Celnarre paraît devant elle. « Des larmes ! lui dit-il, affectant de ne pas remarquer la surprise que lui causait son apparition imprévue. Êtes-vous donc si à plaindre, Berthe ? Ai-je contraint votre volonté ? Ménagez ce pouvoir, lui dit-il ; l’excès de la douleur nuirait d’ailleurs à votre beauté. Hier, lorsque près de moi vos pleurs coulaient sans effort, vous deviez être charmante ; l’obscurité de la nuit m’a enlevé le plaisir de vous voir ainsi. Que de femmes paieraient au plus haut prix le don que vous possédez ! J’en ai vu quelques-unes simuler les sanglots pour cacher la sécheresse de leurs yeux. Mais vous, ce sont des pleurs véritables, » ajouta-t-il ; et sa main caressa légèrement les paupières et les joues de Berthe, comme s’il eût trouvé une sorte de volupté à sentir couler, sous ses doigts, les larmes qu’il faisait répandre.

Le panneau mystérieux s’était refermé. Berthe regardait encore de ce côté. M. de Celnarre reprit : « Vous êtes curieuse ; n’ayez plus de secrets pour moi, je n’en aurai aucun avec vous. Mon caractère effraie votre timidité ; je vais vous en découvrir toutes les nuances. Vous voilà, pauvre enfant, bien interdite devant l’avenir qui vous attend ! Comment, en effet, avez-vous pu, si jeune, si belle, vous donner à moi ? » et sa figure sardonique, ses traits disgracieux se placèrent auprès de la tête de Berthe, tandis qu’il dirigeait du doigt son regard vers la glace qui reflétait leur image.

« Monsieur, dit Beithe avec dignité, j’ai pu être touchée de l’affection que vous promettiez à ma mère, de la délicatesse de votre conduite…

— Tout cela, il faut l’avouer, est bien rassurant pour un mari ; mais j’ai prévu les dangers auxquels je m’exposais. Une surveillance active les écartera. La fatuité ne m’égare pas : trop souvent condamné dans le monde au rôle d’observateur, je me suis plu à étudier les ressorts les plus cachés des passions, et je prévois de loin le dénoûment que doit amener l’imprudence la plus légère. J’ai surpris à leur naissance des liaisons dont j’ai suivi le cours mieux que n’auraient pu le faire les parties intéressées. Je sais combien durera l’illusion qui les entoure. Ma pensée décompose l’élément trompeur dans lequel leur vie est enveloppée. Cet amour plein de dévoûment semble aux esprits vulgaires l’accomplissement d’une destinée écrite : il n’est pour moi que ! a combinaison des plus misérables intérêts. Commencé d’un côté par la vanité d’une femme, l’envie d’attirer les regards d’un homme d’esprit ou remarqué seulement pour ses avantages extérieurs, il suffit parfois à cette vanité qu’un homme mette sa cravate avec art, qu’il donne la mode pour la forme d’un habit…

— Grâce pour mon inexpérience, monsieur, dit Berthe d’une voix suppliante ; si j’ai des torts, que votre voix m’en avertisse ; mais ne flétrissez pas avant le temps les impressions de ma jeunesse.

— L’inexpérience serait un dangereux ennemi ! Le bien que j’ai acquis m’est trop précieux pour que je rejette les armes dont j’attends sa plus sûre défense. Encore une fois je me rends justice : tu ne peux pas m’aimer ! Ma vie, mon honneur, je les ai cependant placés sur ta jeune tête ! Ah ! laisse-moi les protéger de tout mon pouvoir… »

Berthe croisa les bras sur sa poitrine, inclina sa tête ; elle était prête à écouter.

« Pauvre résignée ! que tu es ravissante ainsi ! Bénis le ciel que je me sois dès longtemps préparé à n’être pas aimé ; ta vie expierait à peine la déception d’un semblable rêve. Apprends du moins à connaître la pénétration du regard qui te surveille, pour ne pas dévier de la route où ton repos est assuré. »

Et reprenant subitement son ton froid, il continua : « Je vous le disais, les femmes se laissent séduire de mille façons. Près d’elles, on réussit par des dehors de profondeur, un air d’être revenu au monde invulnérable à tous les dangers, après une trahison ou quelque violente secousse morale. Ces rôles, bien joués, sont immanquables dans leurs effets. La célébrité serait irrésistible, sans la suffisance qui l’accompagne trop souvent.

» Les hommes jouent avec plus de sang-froid ; ils calculent toutes les chances, et si les femmes ressentaient les remords qu’elles affectent, ce serait pitié de les voir accepter le partage inégal qui leur est offert. C’est encore une étude humiliante pour l’intelligence humaine de comparer les efforts de la discrétion à ses effets. Je parle ici des hommes qui ont quelque délicatesse. J’ai vu des imprudens, pleins de sécurité, dans la certitude qu’ils se créaient de l’ignorance où tout le monde devait être sur ce qu’ils cachaient avec tant de soin, et je riais de leurs maladroites précautions, faites pour révéler un secret aux yeux les moins exercés. Les femmes s’y trompent moins. C’est là, il faut l’avouer, le beau côté de leur faiblesse. Elles s’immolent, sans se plaindre, à côté de la tranquille bonhomie qui les perd. Enfin, j’ai étudié le monde sous toutes ses formes : constamment maître de moi, je surveillerai votre cœur avec une attention plus profonde encore et le même coup d’œil exercé qui m’a dévoilé tant de mystères.

« Vous puiserez dans votre propre raison des règles de conduite. Je ne veux vous en imposer aucune. Il convient à ma tendresse de vous laisser la plus entière liberté. Vous êtes prévenue ; je verrai tout sans prévention ; j’analyserai les moindres mouvemens, l’accent des paroles les plus insignifiantes. L’intérêt de votre dignité personnelle exige que le monde vous voie cependant livrée à vous-même par une confiance absolue. Ne me consultez donc jamais sous la forme d’une prière. Une égalité parfaite doit régner dans nos rapports. La fortune que vous avez acceptée, je la prodiguerai pour vous donner tout le bonheur que vous êtes en droit de réclamer ; je me reposerai sur moi seul du soin de notre honneur commun. »

Ces paroles décevantes, cette ironie profonde, adressées à une jeune et faible créature, l’arrachaient si brusquement à toutes les croyances de son âge, qu’elle semblait prise de vertige.

« Quel avenir ! murmura-t-elle, et pas même la responsabilité de mes actions !

— Folle ! dit M. de Celnarre, en la pressant contre lui comme s’il eût voulu la briser : songez donc qu’entre vous et moi c’était le seul système possible pour que nous puissions vivre l’un près de l’autre. Regardez-moi ; sondez votre cœur, et dites si la confiance vulgaire, trop souvent déçue, suffisait à ma sécurité. » Et ses bras nerveux entouraient la frêle jeune femme, pâle, glacée… » Mais, Berthe, lui dit-il avec une expression effrayante, tu n’as encore aimé personne ; si ce malheur arrive, ce n’est pas à toi que j’en demanderai compte ! »




Madame de Frémy espérait demeurer avec sa fille. Son gendre l’a obligée d’accepter un hôtel situé à une des extrémités de Paris. « Nous irons vous voir là, lui a-t-il dit, et les journées passées en famille nous reposeront de la vie mondaine à laquelle notre position nous oblige. Madame de Frémy a compris qu’elle devait au bonheur de sa fille de souscrire à cet arrangement avec une apparente reconnaissance. Madame de Golzan vit plus rarement sa cousine. Le vicomte éloignait avec un art admirable toute intimité de l’intérieur de sa femme.

Cette fortune, acquise à un si haut prix, n’est plus qu’un fardeau pour Berthe. Elle ne sent de sa position que le malheur qui s’y est attaché. Il n’y a plus un instant d’abandon pour elle. Le regard scrutateur qui doit la suivre partout, lire au fond de son âme des pensées à peine formulées, lui cause un état de gêne, d’oppression auquel rien ne peut la soustraire. C’est un cauchemar de toutes les heures. Elle essaya de se distraire en cultivant ses talens ; mais sous prétexte que le chant et la peinture la fatiguaient, M. de Celnarre congédia les maîtres. Pour l’en dédommager et satisfaire son goût pour les arts, les tableaux des meilleurs maîtres ornèrent ses appartemens ; des concerts d’artistes furent souvent donnés chez elle.

Le malheur, les souffrances cachées mûrissent singulièrement l’esprit, développent la raison et donnent une nouvelle activité aux ressorts de l’âme. Berthe ne fut bientôt plus dans le monde la femme qu’on s’était attendu à trouver en elle d’après le choix qu’elle avait fait. Sa recherche, le luxe royal qui l’entourait semblaient lui être imposés par M. de Celnarre. Il passait pour adorer sa femme ; cet amour se manifestait surtout dans les fantaisies qu’il lui imposait à défaut de celles sur lesquelles il avait compté pour la satisfaire avec ostentation. Soumis en apparence à ses moindres ordres, il était là pour suivre ses paroles et chercher sa pensée à travers ses regards. Cependant on parlait avec enthousiasme du sort de la vicomtesse ; son sourire attristé, son air de dédaigner la fortune que M. de Celnarre lui avait offerte, semblaient une grâce de plus ajoutée à dessein à toutes les perfections qui avaient subjugué son mari.

« Eh bien ! lui disait parfois M. de Celnarre, lorsqu’il se retrouvait auprès de Berthe, après l’avoir constamment observée dans le monde, n’en convenez-vous pas ? je tiens toutes mes promesses ; il ne manque rien au bonheur que vous attendiez de moi. De mon côté je n’ai pas à me plaindre ; toute ma pénétration est en défaut contre votre réserve. Puisse notre vie continuer ainsi ! »




Le souvenir de M. de Bresseval s’était effacé, ou du moins il restait confondu dans les souvenirs de madame de Celnarre, mêlé à tous les regrets de la vie qu’elle avait sacrifiée. Il n’y apparaissait plus pour les dominer. Si le vicomte s’était attaché à parler à son cœur, elle aurait pu l’aimer peut-être ; mais la défiance, l’ironie dont il s’était armé contre l’amour que Berthe lui inspirait, avaient à jamais rompu tout lien de sympathie entre leurs âmes. Madame de Celnarre ne sentait plus qu’un isolement profond dont elle ne cherchait pas à sortir. Sa raison lui refusait la consolation de révéler ses chagrins à sa mère, de lui livrer les regrets qui l’oppressaient : tout épanchement était banni de ses relations. La contrainte imposée tacitement lui aurait semblé plus douloureuse si elle avait fait quelque effort pour s’en affranchir. Aussi évitait-elle avec soin toute occasion de se trouver arrêtée par le charme invisible qui retenait sa volonté.

Berthe portait depuis plusieurs mois le nom de madame de Celnarre, lorsque la marquise d’Esnelle revint à Paris ; ses amis l’accompagnaient. Le mariage de mademoiselle de Frémy avait produit sur tous trois une sensation douloureuse. Mais madame de Bresseval exprima seule le regret qu’elle en ressentit ; puis on ne parla plus du désir exprimé par Clémence à son dernier instant que son frère offrît sa main à la jeune fille qui lui rappellerait sa sœur dans les jours rapides de sa jeunesse.

Madame d’Esnelle pénétra bientôt le deuil de cœur qui démentait le bonheur apparent de madame de Celnarre. Mais elle ne voulut point amollir son courage en lui offrant l’occasion d’avouer ses souffrances : ce premier pas franchi, le danger de sa situation eût encore augmenté. Madame d’Esnelle s’efforçait de sourire comme autrefois à la jeune femme, lui parlait des fêtes qui se succédaient autour d’elle, sans dire un mot du passé, sans l’interroger sur sa position dans ses rapports intimes.

Le comte de Bresseval, toujours auprès de sa mère, ne paraissait plus chez la marquise. M. de Celnarre y conduisait Berthe avec sécurité. Un soir même, il l’y laissa seule. Madame de Golzan venait d’entrer accompagnée de son mari, lorsque le vicomte se retira.

La conversation se traînait péniblement entre quatre personnes décidées chacune à parler de sujets étrangers à leurs réflexions intérieures, qui se rattachaient à une même situation. Tous souhaitaient qu’un nouveau visage vînt rompre cette gênante contrainte. La porte du salon s’ouvrit enfin. Le nom qui est prononcé fait pâlir madame de Celnarre, et le comte de Bresseval s’avance vers la marquise. Un léger mouvement d’ironique pitié contracta ses lèvres avant qu’il pût trouver le courage de saluer madame de Celnarre ; mais lorsque son regard rencontra dans le sien une profonde sympathie pour sa douleur, des larmes qui jaillirent de ses yeux expièrent son injuste vengeance. Le comte couvrit son visage de ses mains ; il resta un instant comme s’il eût été frappé par une vision.

« Cette fatale ressemblance lui fait mal, » dit tout bas madame d’Esnelle à sa nièce.

Le comte avait repris son empire sur lui-même lorsque la marquise cessa de parler. Il put même surprendre l’expression haineuse qui répondit à l’observation que madame de Golzan venait d’entendre.

Madame de Celnarre se levait pour se retirer. « Oh ! non, lui dit le comte en lui prenant la main, restez, madame ; je chercherai à étouffer les regrets que votre vue me cause… Ma pauvre Clémence, vous le savez, dit-il à la marquise, sa perte me coûte bien cher. »

La main de Berthe restait dans celle du comte ; elle ne cherchait pas à la dégager de sa pression : un sentiment trop pur avait dicté ce mouvement. Il la ramena à la place qu’elle venait de quitter.

« Le comte est-il revenu à Paris en même temps que vous ? » dit madame de Golzan à la marquise.

Le ton sec sur lequel ces paroles furent prononcées rendit Berthe et M. de Bresseval à leur situation réelle. La marquise, aussi émue qu’ils l’étaient tous deux, pénétrée des mêmes impressions, aida leur courage à se relever. À son exemple, ils se délivrèrent en apparence de toute réflexion sur le passé.

La conversation, d’abord languissante, s’anima peu à peu. Les accens doux et pleins de tristesse des paroles de madame de Celnarre donnaient un inexprimable charme à ce qu’elle disait. Lorsque le comte la regardait, elle détournait aussitôt les yeux, mais elle recueillait avec un ineffable bonheur le souvenir de cette expression d’intérêt d’une pitié pénétrante qui reposait son cœur. Tout-à-coup, comme si un charme se fût subitement brisé, M. de Bresseval sortit sans prendre congé de personne.

« Eh bien ! ma belle cousine, dit M. de Golzan, persuadé qu’une plaisanterie suffirait pour délivrer Berthe de sa préoccupation, vous devez être contente de l’effet que vous produisez. Après la conquête de M. de Celnarre, celle du comte était la plus difficile à faire ; mais vous ne pouviez pas vous soustraire à l’un de ces deux succès : si vous n’étiez pas madame de Celnarre, vous seriez infailliblement devenue la comtesse de Bresseval.

— Pouvez-vous dire de semblables folies ? répondit madame de Golzan à son mari.

— Des folies ! appelez ma confidence par son véritable nom, je commets une indiscrétion. On peut maintenant l’avouer à madame de Celnarre : M. de Bresseval devait, à la prière de sa sœur, solliciter la main de mademoiselle de Frémy.

» J’étais là lorsque mademoiselle de Bresseval forma ce projet. Votre affection pour M. de Celnarre vous a fait garder le secret du comte. Je ne vois pas d’inconvéniens à dire la vérité aujourd’hui. Vous ne m’en voudrez pas, chère comtesse, ajouta M. de Golzan, je vous livre la coupable. »

Madame d’Esnelle jeta un regard de mépris sur madame de Golzan. « Vous auriez dû, dit-elle à son neveu, garder éternellement le secret que vous n’avez pas su trahir à propos. »

M. de Celnarre entra. Alors le dépit de madame de Golzan se changea en une joie subite. « Venez, lui dit-elle, prendre ma défense, heureux mortel ; on m’accuse de perfidie en votre faveur…

— Silence ! » dit la marquise d’un ton impérieux, tandis que les mains jointes de Berthe, son air suppliant, imploraient ce même silence.

M. de Celnarre ne montra pas la moindre curiosité de pénétrer le mystère qu’on lui faisait. Il prit le change sur toutes les explications que la marquise se plut à lui donner, parla avec sa facilité ordinaire, témoigna le même empressement pour Berthe jusqu’à l’heure du départ, laissée à sa volonté ce soir-là ainsi que les autres soirs. Mais, cette heure venue, il fallut quitter la marquise. Un froid mortel parcourut le corps de Berthe pendant le trajet silencieux de la voiture jusqu’à son hôtel. M. de Celnarre la quitta à la porte de son appartement et se retira chez lui sans adresser un mot à sa femme. Sa figure, habituellement bronzée, avait une teinte livide ; ses lèvres étaient serrées, et cependant le sourire s’y révélait encore. Cette muette colère acheva d’accabler Berthe. Toutefois le silence était préférable à ses questions : le nom du comte, prononcé dans cet instant, les précipitait tous deux dans un inévitable danger. « Je suis perdue, » s’écria Berthe, lorsque ses mains défaillantes eurent fermé sa porte. Puis, effrayée des paroles qu’elle avait dites, elle regarda autour d’elle, recueillant au dedans jusqu’à l’expression de sa terreur. Elle ignorait à quel point M. de Celnarre avait étendu ses moyens de surveillance : il pouvait être là près d’elle, suivre tous ses mouvemens sans qu’il lui fût possible de le voir : ses yeux se fermèrent involontairement à cette idée.

Pressée de se dérober au supplice que sa crainte lui inflige, elle hâte ses préparatifs de sommeil, appelle ses femmes, se met au lit, et fait éteindre les lumières afin de laisser à ses traits la liberté de refléter sa pensée.

Des heures d’une douloureuse agitation se succèdent. Un sommeil interrompu lui offre des images effrayantes : elle a vu M. de Celnarre menacer le comte ; Clémence s’était placée entre eux, pâle, décolorée, comme au jour de leur seule rencontre ; elle tombe sous le coup destiné à son frère. Berthe s’éveille en poussant un long cri ; tremblante, elle soulève sa tête : personne n’a-t-il entendu sa voix ?… Un calme absolu règne dans l’hôtel.

La porte de son oratoire était restée ouverte. Les reflets de la lune se jouaient à travers les vitraux coloriés. Berthe regarda plus attentivement de ce côté. L’obscurité que des volets fermés donnaient à sa chambre rendait plus fantastique l’effet de ce jour brisé et reproduit sous toutes les couleurs du prisme.

Depuis l’instant où elle avait vu apparaître M. de Celnarre d’une manière si imprévue dans cet oratoire, elle croyait être incessamment sous la même puissance invisible. Sa présence l’effrayait moins encore que l’idée d’être observée dans les secrets de sa retraite.

Cette nuit d’angoisses allait bientôt finir, et le lendemain, plus terrible peut-être, faire éclater l’orage qu’elle sentait amoncelé sur sa tête. N’était-il aucun moyen de le détourner ? « mon Dieu ! trembler ainsi ! et qu’ai-je fait pour mériter de pareilles inquiétudes ? Mais si ma conscience est pure, pourquoi ne dirais-je pas toute la vérité à M. de Celnarre lui-même ?… Ce serait désigner le comte à sa vengeance. Puisse-t-elle retomber tout entière sur moi avant de l’atteindre !… Et j’aurais pu être la compagne de sa vie ! Malheur, mille fois malheur sur le jour qui m’a fait élever une barrière entre sa volonté et la mienne !

» Mais demain M. de Celnarre va m’interroger : que lui dirai-je ? mes lèvres profèreront-elles un mensonge ? Je ne le pourrais pas ; ma volonté même manquerait à mon courage, si je l’essayais, alors que ses yeux pénétrans interrogeront mes yeux. M’abaisserai-je jusqu’à la supplication ? implorerai-je ma grâce, lorsque je ne suis pas coupable ?… Puis-je en effet me croire innocente, si je regrette le sort qui m’est échappé ?… Que faire ?… arracher impitoyablement de mon cœur la première consolation qui l’ait touché ? Oh ! oui, oui, pour le défendre contre le danger qui est prêt à l’atteindre. Et si je m’adressais au comte lui-même, si je lui demandais d’éviter pour toujours de se rencontrer dans les mêmes lieux que moi, ou qu’il feigne de ne pas me voir, car jamais il ne doit plus me parler ?… Cette prière blessera les convenances, mais mon intention est pure, il le sentira : son noble caractère ne saurait donner une interprétation offensante aux motifs qui me font recourir à sa merci. Ah ! puisse ce moyen nous sauver tous deux ! »

Alors Berthe se leva pour écrire ; mais, au moment d’allumer sa bougie, elle s’arrête : cette clarté éveillera le soupçon. La lune jette encore une faible lueur. S’approchant de la fenêtre, elle essaie de tracer quelques mots… Comment expliquer toute sa situation, éviter surtout que le comte puisse lui supposer un intérêt trop vif pour sa sûreté ?… Cependant cèdera-t-il à l’expression d’une crainte faite pour irriter le courage d’un homme d’honneur, si la femme qui le prie ne s’adresse pas à sa générosité ?… Le temps et les moyens lui manquent également pour éviter les écueils et parvenir au but qu’elle se propose, « Il faut le voir, » se dit Berthe, car le silence qu’elle a gardé avec tous lui ôte les moyens de recourir à une entremise étrangère. Aussitôt elle adresse au comte quelques lignes. Sa main agitée peut à peine plier le papier qu’elle cache sous son oreiller. Son projet arrêté lui rend un peu plus de calme jusqu’à ce lendemain si menaçant.

M. de Celnane était déjà sorti lorsque la vicomtesse sonna ; du moins on le lui assura, d’après l’ordre qu’il en avait donné. Elle n’a que cet instant pour faire exécuter sa volonté sans être surveillée. S’abandonnant pour l’avenir à toutes les chances qu’elle entrevoit, elle tente un dernier effort pour sortir de l’affreuse incertitude où la jette le silence de M. de Celnarre : « Que cette lettre soit remise tout de suite à son adresse, dit madame de Celnarre. Je sortirai à midi ; dites au cocher de tenir la voiture prête à cette heure. »




Les arbres des Tuileries perdaient leurs dernières feuilles, les parterres étaient dégarnis de fleurs, un vent d’automne soufflait par intervalles, et ses tourbillons élevaient dans l’air le sable et les légers débris de la parure des marronniers ; la promenade était à peu près déserte.

Une jeune femme élégante, dont la toilette cependant n’accusait aucune recherche, mais plutôt des habitudes de luxe, descendit de voiture en face de la rue Castiglione, devant la terrasse des Feuillans. « À la grille du Pont-Royal, » dit-elle à ses gens. Et elle traversa lentement la grande allée découverte, plus lentement encore celles où les branches des arbres dépouillés formaient un réseau à jour au-dessus de sa tête. Ses yeux étaient baissés, sa respiration s’élevait avec effort. D’une oreille attentive elle écoutait le bruit de tous les pas, et se dirigeait vers la terrasse du bord de l’eau.

Une indéfinissable expression d’inquiétude perçait sous ses gracieux dehors. Son front, d’un blanc pur, était en partie caché sous des bandeaux de cheveux d’un châtain foncé : la pureté de ses traits prenait un nouveau charme de sa pâleur momentanée.

Du côté de la Seine, le bruit des cloches d’une église arrivait distinct, lugubre, apporté par le vent. À leurs coups redoublés on croyait entendre un appel funèbre adressé aux vivans, tandis que les cierges étaient allumés, les murs tendus de noir et les prières ouvertes pour tous.

Un factionnaire inattentif avait laissé passer, malgré sa consigne, deux mendiantes qui se trouvèrent bientôt auprès de la brillante jeune femme. Elle les regarda sans les voir : son esprit était tout-à-fait absorbé par l’intérêt qui l’avait conduite en ce lieu.

Des voix d’abord suppliantes murmurèrent une prière. Frappée d’un pressentiment de malheur, la jeune femme écoutait au loin les sons funèbres et regardait autour d’elle avec inquiétude ; et, comme si elle eût été isolée par une influence magnétique, ses sens ne percevaient plus les objets qui la touchaient. Si elle attendait quelqu’un, son espoir était sans doute déçu : personne ne s’avançait vers elle. Les battemens redoublés de son cœur la forçaient à s’arrêter. L’anxiété de son regard se dévoilait toujours croissante à mesure que ses pas la rapprochaient de la terrasse vers laquelle on l’avait vue se diriger.

Les mendiantes la suivaient curieusement ; leurs visages hâves, leurs regards exprimaient la haine de l’envie. Belle, opulente, elle passait sans répondre à la prière du pauvre. Une des femmes, encouragée par sa compagne, éleva de nouveau la voix, non plus pour prier, mais dans l’intention de lui reprocher son bonheur.

« Oui, on sonne à l’église, et c’est cela qui l’effraie. Nous autres pauvres on nous enterre la nuit, entassés pêle-mêle, un seul drap noir pour tous ; mais les riches meurent ainsi que les pauvres. L’enterrement est plus beau, voilà tout. L’égalité revient après, lorsque la même terre recouvre tous les cercueils.

— Et nous serions mieux à trente pieds sous la terre que de rester à gémir et à souffrir ici, répondit la seconde femme.

— La mort ne nous atteint pas lorsque nous la demandons, reprit sa compagne ; il faut attendre que le froid et la misère nous l’apportent dans un grenier. Les hôpitaux sont ouverts aux malades ; il n’y a pas de secours contre la faim ! Viens, dit-elle, viens à la porte de l’église ; allons voir ce bel enterrement, pour nous assurer du moins qu’il y a une justice dans le ciel.

— Tout a été donné aux uns et rien aux autres. N’est-ce pas mettre l’enfer et le paradis sur la terre ? Ah ! j’espère bien que l’autre monde est le royaume des pauvres, comme dit l’Évangile ; alors ceux qui passent ici dédaigneusement devant les misérables, les imploreront inutilement à leur tour dans le ciel.

— Les heureux n’ont pas de pitié. Vois comme elle est parée ! Je voudrais, en échange des peines que je dois éprouver sur cette terre, qu’elle me demandât un jour une goutte d’eau, comme Lazare à Abraham.

— Et nous la lui refuserions, » dit avec une inexprimable haine la mendiante.

Depuis quelques instans la jeune femme écoutait.

« Tenez, tenez, leur dit-elle, répandant de l’or entre leurs mains, que l’aumône calme vos douleurs. » Et dans sa pensée elle ajouta : « Mes douleurs à moi n’ont pas de consolation ; elles doivent rester profondément cachées dans mon cœur.

À ces femmes, du moins, il est permis de se plaindre lorsque la misère les presse. Cependant elles envient mon sort ! »

Madame de Celnarre s’éloignait des deux mendiantes ; de leur côté elles pressèrent le pas et la quittèrent en l’accablant de bénédictions pour la réussite de ses vœux. « Que Dieu vous récompense, » disaient-elles, sans avoir compris que le désespoir lui avait arraché le peu de paroles qu’elle avait prononcées ; et ces paroles peut-être les interprétèrent-elles comme un appel à leur discrétion. « L’aumône vous portera bonheur, » dit encore la femme qui, peu d’instans auparavant, la maudissait : et le bruit de leur conversation mêlée de rires sardoniques ne lui parvint plus assez distinct pour entendre leurs paroles.

« …Me portera bonheur, répéta Berthe. Il n’y a plus de bonheur pour moi, ajouta-t-elle. Mais que je puisse voir le comte aujourd’hui, qu’il sache à quels dangers la moindre imprudence nous exposerait, et puis après ce sera le repos de la tombe, je ne lui parlerai plus ; mon regard restera muet pour lui, ainsi qu’il l’est pour tous.

» M. de Celnarre saura-t-il que je suis venue ici ? Je ne peux pas avoir été trahie, on a remis ma lettre… M. de Bresseval va paraître. » À cette espérance, la crainte faisait redoubler les battemens de son cœur dont les bondissemens, s’élevant avec effort dans sa poitrine, arrêtaient sa respiration. Est-ce bien elle qui se trouve à ce rendez-vous qu’elle a sollicité ? Une intention pure a dicté cette démarche : elle veut éloigner le péril qui menace son mari et le comte. Résolue à lui cacher les sentimens qu’elle partage trop bien, il ne recevra d’elle que la prière de fuir. Trahie une première fois par l’affection feinte de madame de Golzan, elle est bien sûre que M. de Celnarre saura encore par elle ce qui s’est passé chez la marquise. Alors il épiera l’occasion de provoquer M. de Bresseval en duel. La main du vicomte a été fatale à tous ceux qui ont disputé leur vie contre la sienne. Ces motifs, qu’elle recherche pour se justifier, suffisent à peine cependant à la rassurer contre sa propre conscience.

M. de Bresseval l’estimera-t-il en effet assez pour ne pas interpréter défavorablement la lettre qu’elle lui a écrite ? Les précautions prises écarteront-elles tout ce qui pourrait la compromettre ? La promenade est déserte ; sortie en voiture, elle traverse les Tuileries : le hasard peut amener cette rencontre, personne ne devinera qu’elle était préparée. Quelques minutes d’entretien expliqueront tout ce que M. de Bresseval doit savoir Pourquoi n’est-il pas venu avant elle ? L’heure est passée. Son pas se ralentit encore, ses regards parcourent timidement toutes les directions… Quelqu’un épiait ses mouvemens. Ce n’est pas M. de Bresseval, mais son mari, qui est là, devant elle ; il a compté ses pas, il sait qu’elle devait venir, qui elle attendait.

Cependant son visage n’est point irrité ; il s’y manifeste au contraire une sorte de repos. C’est toujours la même ironie, sans générosité, sans pitié, comme sans colère. On croirait qu’initié à quelque infernal pouvoir, il lit la pensée à travers la physionomie. Fascinée sous ce regard, Berthe s’arrête, prête à demander grâce.

« Venez, dit M. de Celnarre ; quittez un embarras qui pourrait vous perdre, si je n’étais informé qu’à demi. Voici la lettre que vous écriviez à M. de Bresseval ; je l’ai reçue. Imprudente ! vous êtes arrêtée à temps. Vous croyiez devoir protéger la vie d’un homme qui vous aimait. Je vous le pardonne. Sans y songer cependant, vous couriez à une perte certaine. L’intérêt que vous témoigniez au comte allait développer une passion qu’il ne s’avoue pas encore. Vous auriez partagé cette passion, lorsque, ne vous défiant plus de vous-même, ayant congédié cet homme, vous seriez restée livrée à vos regrets, au souvenir de votre générosité. Que le plus faible des deux ait fait un pas vers l’autre, et vous tombiez, vous Berthe, mon orgueil, le bonheur de ma vie, vous placée si haut dans l’estime générale que votre honte rejaillirait sur toutes les femmes. »

Touchée et profondément repentante en écoutant ces mots, madame de Celnarre pressa le bras que son mari lui avait offert :

« Vous ai-je méconnu ? » dit-elle ; et les larmes arrêtèrent sa voix.

« L’intérêt que je vous porte n’est point un intérêt vulgaire, reprit M. de Celnarre après avoir placé Berthe dans sa voiture et s’être mis auprès d’elle. Vous êtes pour moi plus qu’une femme ; je veux vous conduire à une destinée que j’ai créée pour vous. Je vois de haut les faits qui vous touchent. L’étude de ma vie aura pour résultat la conduite de la vôtre. Non-seulement vous ne devez pas faillir, mais aucun être humain ne se flattera d’occuper vos pensées. Vous ne m’aimez pas, je n’exige rien de votre affection.

— Ah ! Monsieur, dit Berthe, suis-je donc si coupable que vous puissiez me croire insensible à la reconnaissance ?

— J’apprécierais bien haut l’espérance contraire. Au reste, il dépend de vous de me le prouver.

— Ma soumission à vos volontés est entière.

— Ce n’est pas un acte de soumission que je réclame. Donnez-moi votre main, dit M. de Celnarre avec douceur ; approchez-vous encore de moi ; » et ses bras entourèrent la taille de Berthe. « Écoutez, reprit-il, l’aveu que je vais vous l’aire. Je viens d’exposer ma vie pour protéger la vôtre il y a moins d’une heure, je me battais en duel. »

À ces mots un frisson parcourut le corps de Berthe. Le tressaillement qu’il lui causa n’échappa point à M. de Celnarre. Une de ses mains tenait déjà la main de sa femme, il posa l’autre sur son cœur pour en sentir les palpitations, et continua : « Vous étiez, sans vous en douter, exposée au danger de faillir. La route aurait été lente, je le crois : M. de Bresseval ne pouvait pas encore savoir s’il vous intéressait ; je veux l’ignorer moi-même. Personne n’avait pu élever la voix pour unir vos deux noms et en faire le sujet d’une remarque blessante. Cet homme, depuis long-temps l’objet de ma haine, était l’ennemi destiné à troubler notre union. La lettre que vous avez écrite m’en donnait le droit, je me suis rencontré avec lui ce matin : _ il n’existe plus ! »

Un cri d’horreur s’échappa de la poitrine de Berthe, un mouvement violent la sépara de son mari. Se jetant dans le coin le plus reculé de la voiture, elle semblait vouloir éviter que ses vêtemens touchassent un meurtrier.

« Singulière preuve d’amour ! dit M. de Celnarre. Vous l’oubliez, Berthe, j’ai joué ma vie contre la sienne : c’est votre mari qui a survécu au danger. »


— fin. —