Un Mort vivait parmi nous/09

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La Sirène (p. 39-44).


IX



QUAND l’ombre les rapproche, les arbres parlent entre eux. Ils chuchotent à voix basse les événements du jour. Les yeux fermés par la nuit, ils se recueillent… Comme les femmes, à la veillée, ils bavardent et radotent : ils n’ont rien à se dire, et n’en finissent pas :

— Les singes rouges sont partis… Comment ont-ils pu passer la rivière puisqu’il n’y a pas de branches sur l’eau ? Reviendront-ils ? Ils ont mangé toutes les noix des balatas. Nous étions habitués à leurs cris et à leurs jeux…

— Le vautour « grand-bois » qui chassait ici l’an dernier est revenu ; il conduit une bande…

— Le tigre a gratté mon écorce et fait saigner la sève…

— Les bûcherons ont marqué à la hache le grignon orgueilleux qui étalait un parasol sur nos têtes…

Ainsi parlent les arbres quand l’ombre les rapproche.

La lune équatoriale éclaire la forêt d’une lueur diaphane. Le jour n’est pas plus lumineux par un ciel gris, à midi, en Europe.

La main dans la main, nous suivons, au bord de la vallée, le tracé des mineurs.

Bottée très haut, le fusil en bandoulière, Marthe m’entraîne je ne sais où. Elle marche à longues enjambées, régulières et rapides, à la façon des Indiens.

Les ombres des arbres, très longues, s’étirent, découpées en fines dentelures et dessinées à l’encre de Chine sur le marais d’argent.

Nous allons sans mot dire. Parfois, elle me regarde et sourit avec malice.

— Où allons-nous, Marthe ?

— A l’aventure…

Le tracé entre, à angle droit, dans la forêt. La chaleur, emmagasinée pendant le jour, s’exhale lentement en buée transparente à travers les rideaux de lianes.

Au sommet de la colline, le chemin bifurque.

— Nous n’irons pas plus loin… Voici le sentier des maraudeurs…

Marthe ne sait pas, sans doute, qu’un parti des nôtres est embusqué, cette nuit, à l’entrée de la crique, au débouché du sentier, pour mettre à la raison les maraudeurs qui viennent piller le placer. Les maraudeurs sont les parias de la jungle. Ils ne connaissent d’autre loi que le droit du plus fort.. Il y aura ce soir une rencontre…

— Je le sais, dit-elle… Nous sommes armés… Que craignez-vous ? Les hommes qui attendent, en bas, n’ont pas peur…

Le front barré d’une ride de colère, elle s’avance résolument.

— Ce serait une trahison, Marthe… Les maraudeurs verraient nos pas et surprendraient nos hommes.

Elle s’arrête, revient, et réfléchit un moment.

Un coup de feu. Puis, une salve… Une flamme jaillit derrière un rideau de bambous. Au bas de la vallée, un incendie s’allume.

Marthe a disparu… Je cherche en vain sa trace. Elle s’est élancée à travers bois.

Delorme veille dans la salle. Il sursaute à mon entrée. Les yeux clignotants sous l’éclat des lampes, je reste debout sur le seuil.

— Surpris de vous voir, dit-il…

— Avez-vous besoin de moi ?

— Non… à moins qu’il y ait des blessés… Nous nous tenons un instant silencieux, face à face, hostiles. Il me dévisage en-dessous, comme s’il devait lire dans mes yeux le motif de ma visite insolite.

J’attends encore, et cependant j’ai décidé de lui raconter l’affaire. Je voudrais auparavant trouver une raison à l’étrange conduite de Marthe.

Delorme descend sur la terrasse, revient, et m’interpelle en riant :

— La promenade au clair de lune… vous avez cru que c’était pour vous, hein ?

Il s’esclaffe. Désemparé et humilié, j’hésite à répondre. Il se tient debout en face de moi, les bras croisés, riant toujours.

Mais un brouhaha se produit au dehors. On entend les voix des hommes qui rentrent, et se séparent en se saluant bruyamment.

Dans le carré de lumière projeté sur le terre-plein par la lampe que Delorme tient haut levée, Marcel Marcellin s’avance :

— Du nouveau ? interroge l’ingénieur.

— Presque rien… Les hommes ont tiré sur un carbet. Ils avaient cru entendre le déclic d’un fusil qu’on arme. La fusillade a incendié le carbet…

— Des blessés ?

— Pas de notre côté. Il n’y a, d’ailleurs, pas eu de riposte. Je crois que le carbet était vide…

— Aucun incident ?

— Aucun…

Après le départ de Marcellin, Delorme écrit quelques lignes sur le journal du camp. Puis, se tournant vers moi :

— Un rude gaillard, dit-il, courageux, discipliné…

— Je ne savais pas que vous lui aviez confié cette mission…

— Volontaire… Il s’est offert ce soir, à l’improviste…

Quand l’aube les sépare, les arbres, à nouveau, parlent entre eux. Ils pérorent comme des ménagères, encore mal éveillées, le matin, sur le pas de leur porte. La Nuit les a emmaillotés de longs fils blancs de brume. Ils secouent au vent leurs chevelures, où des duvets sont accrochés. Le jeune soleil, couché horizontalement, projette, entre eux, des chemins de lumière.

Les arbres, hâtant leur toilette matinale, s’en vont, à l’aube, vers les profondeurs mystérieuses. Autour d’eux, courent joyeusement les bêtes de la jungle ; sur leurs têtes, les oiseaux font cortège et crient sans arrêt.

Je voudrais, ce matin, comprendre les voix que disperse le vent dans les frondaisons froufroutantes… Ce ne sont que murmures et piaillements.

Voici le tracé des mineurs, au bord de la vallée, par où nous allions, cette nuit, la main dans la main.

Elle riait et m’entraînait… Mais je ne savais pas qu’un homme l’attendait à l’entrée de la crique, au débouché du sentier des maraudeurs.