Un Pamphlet anglais contre les préjugé anglais

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Un Pamphlet anglais contre les préjugé anglais
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 192-203).
UN
PAMPHLET ANGLAIS
CONTRE
LES PREJUGES ANGLAIS

Quiconque a couru le monde, quiconque a comme Ulysse visité les cités étrangères et connu leurs mœurs et leurs pensées, a pu se convaincre que des Chinois et des Arabes jusqu’aux Monténégrins, aux Serbes, aux Bulgares, il n’est pas un seul peuple, grand ou petit, qui ne soit disposé à se regarder comme le premier peuple de l’univers. Il n’y a pas grand mal à cela; il ne suffit pas d’aimer son pays, il est bon d’en être amoureux, et l’amour n’est jamais exempt de chimères et d’illusions; c’est le royaume des aveugles. Mais les vanités nationales n’ont pas toutes le même caractère ; il en est d’ingénues, qui désarment la critique par leur candeur; d’autres sont dures, agressives, irritantes. La nôtre a paru plus d’une fois insupportable, et, dans le temps de nos prospérités et de nos grandeurs, elle nous a fait bien des ennemis; nous y mêlions pourtant beaucoup de bonnes intentions; nous nous croyions chargés de faire le bonheur de tous les peuples, et comme nous étions fort contens de nous-mêmes, il nous semblait tout naturel qu’ils le fussent aussi. L’orgueil moscovite est sans borne; on s’y perd comme dans l’immensité d’une steppe; mais le slavophile en voyage s’entend à tout sauver par les complaisances de son esprit et les grâces de son ironie. L’orgueil britannique, trop souvent, s’épargne la peine de rien sauver et de dissimuler ses mépris pour tout ce qui n’est pas anglais ; il n’accepte aucun compromis, il est aussi immuable qu’un article de foi, aussi raide, aussi tenace qu’un dogme, et les dogmes ne transigent jamais.

Si l’Anglo-Saxon du commun est le plus dogmatique des hommes, le plus obstinément attaché à ses préjugés, qui font partie intégrante de sa personne et qu’il ne saurait perdre sans cesser d’être lui-même, l’Angleterre, par un heureux contraste, a toujours été un pays de libre examen, de libre discussion, et, dans tous les temps, des Anglais d’humeur franche, d’esprit indépendant, se sont fait un devoir ou un plaisir de dire à leur pays toutes ses vérités. Les uns sont des philosophes, tels que M. Matthew Arnold, ce disciple de Platon, qui a appris de son maître l’art de tout dire sans jamais déplaire, n’a-t-il pas eu l’audace d’avancer que la population de la Grande-Bretagne se composait de trois classes, les barbares, les philistins et la vile populace? Il a assaisonné sa démonstration de tant de sel et d’agrément que personne ne lui en garde rancune[1].

D’autres sont moins philosophes que lui ; ils ne possèdent ni son enjouement, ni ses rares connaissances, ni sa bonté d’esprit. Ils ne raillent pas, ils se fâchent, ils censurent, et leur zèle est amer. M. Sidney Whitman, par exemple, qui vient de publier un pamphlet contre les préjugés anglais, n’a jamais lu Platon, et son livre, composé sans méthode et sans art, écrit d’un style âpre, dur et chagrin, est plus curieux qu’agréable à lire[2]. Il y prend à partie, sans ménagemens, « le pharisaïsme propre aux classes moyennes de l’Angleterre, » qu’il déclare « plus sot, plus impertinent, plus répugnant que le chauvinisme français, que le philistinisme germanique, que l’orgueil agressif du Slave, que l’arrogance naïve de l’Espagnol, lequel n’a peur que de sa redoutable personne quand il la contemple dans son miroir. » — « L’estime pharisaïque que nous professons pour nous-mêmes est vraiment unique : il n’y a point de gouvernement comparable à notre gouvernement parlementaire, point de vie de famille qu’on puisse rapprocher de la nôtre, point de propreté comme celle que procure le savon anglais... Dire qu’une chose est anglaise, c’est dire qu’elle est excellente, et nous passons notre vie à savourer un mets délicieux, à nous repaître du sentiment de notre propre supériorité. »

Toutes les nations ont leurs philistins, qui se ressemblent par certains côtés, diffèrent par d’autres et qu’on peut regarder comme des variétés distinctes de la même espèce. Le philistin anglais n’oublie jamais qu’il a eu le bonheur de naître sur une terre entourée de toutes parts de grands fossés pleins d’eau. On a dit de lui qu’il n’était pas seulement un insulaire, qu’il était une île. Grâce à la Manche, à la Mer du Nord, il peut tenir ses voisins à distance, il ne sent pas leurs coudes, et il ne dépend que de lui de considérer tour à tour l’Angleterre comme une partie de l’Europe ou comme un monde à part. Aussi garde-t-il en toute rencontre son hautain quant à soi, et c’est par pure condescendance qu’il consent à s’intéresser quelquefois aux affaires des autres peuples.

Cet océan qui, jour et nuit, monte la garde autour de l’Angleterre, la préserve de beaucoup d’embarras, de beaucoup de dangers. Quand elle rêva jadis de s’étendre sur le continent, elle connut ces décevans triomphes que suivent les grandes catastrophes. Depuis que, renonçant aux vaines entreprises, elle a consacré toutes ses ressources, tous ses efforts à conquérir l’empire des mers, elle ne se mêle des affaires de l’Europe que lorsque ses intérêts le lui commandent, et selon les cas, tantôt elle s’applique à y maintenir la paix, tantôt elle souffle sur des tisons trop lents à s’enflammer, et souvent elle trouve son bonheur dans le malheur d’autrui. Le philistin anglais attribue volontiers à son mérite, à sa vertu, à sa haute raison, à son infaillible bon sens, les avantages dont jouit son île natale et dont elle est surtout redevable aux bienveillantes dispensations de la nature ou aux faveurs de la fortune. Les calamités, les désastres qu’essuient les autres peuples lui inspirent une orgueilleuse pitié ; il tient les malheureux pour des pécheurs qui ont attiré sur eux la colère céleste, et comme le pharisien de l’évangile, la narine gonflée, croisant ses larges mains sur sa puissante poitrine, il s’écrie : « Seigneur, je te remercie de ce que les Anglo-Saxons ne ressemblent pas aux autres hommes ! »

Il y a plus de huit cents ans que l’Angleterre n’a pas connu le fléau d’une invasion étrangère, et, depuis deux siècles, elle est le seul pays qui ait été à l’abri des révolutions intérieures. C’est encore un sujet d’orgueil pour le philistin anglais ; il est fier de la durée de ses institutions comme s’il les avait inventées. — « Nous nous consolons de beaucoup de choses, dit M. Whitman, par la pensée que nous possédons l’inestimable avantage d’une constitution qui, fondée dans les âges les plus reculés, a su s’accommoder heureusement de siècle en siècle aux exigences des temps nouveaux par l’action persévérante d’un peuple aussi libre qu’éclairé. » Comment le philistin ne serait-il pas lier de sa constitution ? Tous les publicistes du continent l’ont vantée à l’envi, et il n’est guère de peuple qui n’ait tenté de l’introduire, de l’acclimater chez lui.

Ces essais ne furent pas tous heureux, quelques-uns ont misérablement échoué. Le philistin se rengorge en pensant que toutes les autres nations cherchent encore, que l’Angleterre seule a trouvé, que seule elle p0ssède cet esprit de conduite et ces vertus civiques qui font prospérer les états. Les historiens qui flattent sa manie, reportant très haut dans le passé les origines de la monarchie parlementaire, l’envisagent comme une invention propre à la noble race anglo-saxonne, un instant viciée dans son sang par l’invasion normande, mais qui a su s’affranchir bientôt de cette greffe impure. « Freeman, lisons-nous dans le remarquable livre de M. Boutmy sur l’histoire de la constitution anglaise, a dû singulièrement aventurer ses inductions et forcer les analogies pour établir non-seulement le lien d’une tradition, mais une sorte d’identité entre le witenagemot anglo-saxon et la chambre des lords actuelle, et Stubbs lui-même paraît s’être trop complu à considérer la cour de comté, institution d’avant la conquête, comme l’œuf vivant d’où est sortie spontanément la représentation parlementaire. Witenagemot et cour de comté languissaient et se mouraient au XIe siècle, et les institutions correspondantes qui paraissent après 1066 diffèrent partant de points de leurs prétendus originaux qu’on peut les considérer comme des créations nouvelles. Elles doivent évidemment beaucoup plus au grand événement qui vient de s’accomplir qu’à l’édifice ruiné dont elles ont utilisé plus ou moins la distribution et les matériaux[3]. » Mais les philistins anglais ne daigneront jamais lire le livre de M. Boutmy. Il faut être Anglais pour apprécier les institutions anglaises, et l’étranger qui les admire est aussi incapable de les comprendre que celui qui les critique.

Toujours plein de la grandeur de son pays, le philistin d’outre-Manche se souvient sans cesse que la Grande-Bretagne occupe la première place parmi les nations commerçantes, et qu’elle a fondé un immense empire colonial où le soleil ne se couche jamais, et il faut convenir que cet empire est la plus étonnante création qu’ait vue le monde depuis le temps de la domination romaine. Le philistin en rapporte tout le mérite, toute la gloire aux qualités supérieures de sa race. En vain M. Seeley a-t-il démontré, dans ses éloquentes conférences, que les ambitions anglaises furent secondées et heureusement servies par les circonstances, par les événemens, par les guerres continentales, le philistin est un de ces sourds qui n’entendent que ce qu’il leur plaît d’entendre. Il a décidé depuis longtemps que l’Anglo-Saxon possède seul le génie de la colonisation, qui manque entièrement aux autres peuples. On perdrait son temps à lui représenter que les grands Anglais qui ont fondé l’empire des Indes avaient eu des précurseurs, qu’ils ont appliqué avec bonheur et avec génie les procédés inventés par Dupleix; quand un fait dérange, incommode le philistin, il a bientôt fait de le supprimer. Il ne se résoudra jamais à confesser que si les Anglais ont porté très loin l’art du gouvernement, d’autres nations s’entendent mieux à s’assimiler leurs sujets, à les réconcilier avec leur sort, à leur faire aimer leur joug. « l’exemple de l’Irlande, dit M. Whitman, est toujours devant nous pour nous rappeler combien nous sommes impuissans à nous concilier l’affection. C’est une vieille histoire : il nous est difficile de plaire à nos amis, il nous est plus difficile encore de gagner le cœur de nos ennemis. Nous nous y prenons gauchement, nous faisons de grimaçans efforts pour mettre un sourire sur nos lèvres… Quand les principaux représentans de nos colonies viennent parmi nous, nous les blessons souvent par notre manque de tact. Nous conférons des distinctions de rebut à des hommes qui occupent chez eux une situation analogue à celle de nos ministres. Nous leur offrons des colifichets que nos hommes de science dédaignent et refusent, et qui ne sont acceptés avec plaisir que par nos illustrations municipales… Tandis que la France honorait Abd-el-Kader et que la Russie a su fêter Schamyl, nous traitons le premier ministre d’un puissant continent, l’Australie occidentale, sur le même pied qu’un alderman de province qui a mérité quelque récompense. »

Le philistin anglais a l’humeur voyageuse. Comme le rat de la fable, il est facilement « saoûl des lares paternels. « Il aime à promener son spleen à travers le continent, à secouer son ennui, à lui faire voir du pays. Il revient de ses voyages le teint frais, l’esprit serein, et confirmé dans sa conviction que les peuple étrangers sont des peuples inférieurs qui n’ont rien à lui donner, rien à lui apprendre, que non-seulement la nation britannique est la première nation du monde, mais que l’individu anglais est supérieur à tout autre, qu’il faut être né au nord de la Manche pour aspirer à l’honneur d’être un vrai gentleman. Appartenir à un pays dont la constitution n’a jamais changé, qui possède l’empire des mers et qui a inventé le gentleman, que d’avantages aussi précieux que divers !

Tous les pays, dans tous les temps, ont eu leur code de la bonne compagnie, dont il fallait observer religieusement tous les articles pour se distinguer de la commune humanité et même du vulgaire des classes aisées. L’Arabe, chef de tribu, n’est pas seulement tenu d’être un incomparable cavalier, de posséder plus d’un faucon et plus d’un sloughi ; à l’art de s’envelopper avec grâce dans son burnous, il doit joindre quelque chose d’exquis dans la politesse, des raffinemens de manières, un mélange tout particulier de dignité et d’abandon qui le fait reconnaître sur-le-champ pour un homme de race. Au XVe siècle, l’auteur du Jouvencel traçait un savant portrait du vrai noble, du vrai chevalier, qui passe sa vie à défendre son droit et le droit d’autrui, qui agit en toute rencontre avec hardiesse et loyauté, qui se distingue à la fois par son haut vouloir et son grand courage, par son amour pour la louange du monde et par le plaisir qu’il éprouve « à voir et apprendre de jour en jour choses nouvelles. » À quelque temps de là, Balthasar Castiglione écrivait son Cortegiano et enseignait à l’Italie que l’homme de cour doit exceller également dans tous les exercices du corps et dans la pratique de tous les arts. Au XVIIe siècle, le chevalier de Méré rédigea le code de l’honnête homme, dont le propre est de n’avoir point de métier ni de profession, d’être doux, civil et fier, hardi et modeste, de porter légèrement le poids de la vie et des affaires, de se rendre agréable aux autres sans se déplaire jamais à lui-même, d’unir le bon air à l’agrément. Le parfait gentleman a pour trait distinctif d’être propre à tout, en demeurant supérieur à toutes les petites vanités comme aux intérêts grossiers. On le reconnaît surtout à ce qu’il est exempt de toute affectation ; il joint la distinction de l’âme, des sentimens et des manières au parfait naturel, et il faut avouer que le parfait gentleman est un des représentans les plus nobles et les plus agréables de l’espèce humaine, qu’on serait heureux de pouvoir juger de la pièce par l’échantillon.

M. Whitman se plaint qu’en Angleterre les classes moyennes ont toujours eu un fâcheux penchant à imiter, à singer l’aristocratie, ses mœurs, ses habitudes, son étiquette, ses plaisirs, jusqu’à ses airs de tête. Rien n’est plus admirable qu’un vrai gentleman; le faux gentleman est une sotte et ennuyeuse engeance.


Voulant se redresser, soi-même on s’estropie,
Et d’un original on fait une copie.


Dans le temps où l’aristocratie aimait à se griser, les classes moyennes buvaient comme elle avec excès ; quand elle adopta des mœurs plus décentes, on se réforma à son exemple et on cacha ses plaisirs; quand elle recommença à se permettre beaucoup de choses, on se les permit aussi. Mais, quoi qu’elle fît, elle semblait s’abandonner à ses inclinations naturelles, et c’était le naturel qui manquait aux imitateurs; ils avaient l’air emprunté, leur gaîté était factice, leur sérieux était gourmé. « Notre pierre d’achoppement, dit M. Whitman, est notre effort désespéré pour paraître naturels. Nous essayons de l’être, et cela produit des résultats, sinon alarmans, du moins ridicules... On nous répète aujourd’hui sur tous les tons que Sa Majesté la reine est fort gracieuse, et cela nous frappe, parce que nous ne sommes pas accoutumés à rencontrer la grâce dans nos supérieurs. Aussi, le plus grand éloge que nous puissions faire de quelqu’un, homme ou femme, est de dire qu’il n’a point de prétentions, point d’apprêt, et nous prouvons ainsi combien la simplicité est une qualité rare chez nous... C’est une des malédictions de notre vie sociale qu’un Anglais doive être de très haute ou de très basse condition pour oser se permettre d’être simple. »

Ce n’est pas chose aisée que de joindre la distinction des sentimens et des manières au parfait naturel. Il est plus facile de se distinguer du commun peuple par la pratique assidue et pointilleuse d’un cérémonial qui règle toutes les circonstances de la vie, par la stricte observation de petites lois arbitrairement établies, auxquelles on se soumet religieusement comme un chrétien scrupuleux aux prescriptions de l’évangile. Celui qui les observe est un gentleman, celui qui les ignore ou les transgresse est un homme qui ne sait pas vivre. Il est permis d’avoir l’âme commune et de basses façons de penser, pourvu qu’on ait en toute occasion la contenance, le geste, la tenue, les manières prescrites. Le vulgaire ne saura jamais manger un œuf à la coque dans toutes les règles, et il suffit d’entrer dans sa maison pour s’assurer qu’il n’entend rien à la vie fashionable.

Nulle part le code des conventions sociales n’est à la fois plus tyrannique, plus compliqué et plus minutieux qu’en Angleterre, et M. Whitman maudit ces conventions : the cant in our manners. Il s’indigne que M. Smith, en parlant de sa femme, soit obligé de l’appeler Mrs. Smith. Il rappelle à ce sujet la sensation que produisit le prince royal d’Allemagne lorsque, visitant le Palais de cristal, il présenta M. Hallé à la princesse sa femme en l’appelant simplement sa femme. Il s’indigne que ce même M. Smith ne puisse se permettre de saluer dans la rue une dame de sa connaissance avant qu’elle lui ait fait la grâce de le saluer la première. Il s’indigne qu’on reconnaisse un Anglais qui a du monde et se respecte à sa façon tout arbitraire de prononcer certains noms propres et de transformer les Marjoribanks en Marchbanks, les Leveson Gower en Lewson Gore, les Menzies en Minnies. Il s’indigne surtout que le philistin anglais se fasse un devoir sacro-saint de se soumettre scrupuleusement aux caprices d’une mode déraisonnable et changeante, et du même coup se croie tenu d’être froid ou hautain envers ses subalternes et de témoigner de plats empressemens ou de basses soumissions à tel sot personnage qui est mieux né ou mieux renté que lui.

Les caractères nationaux sont infiniment complexes; ils offrent des contrastes et de singulières oppositions d’ombre et de lumière. Étudiez le génie d’un peuple, découvrez son défaut ou son vice dominant, et soyez sûrs qu’il possède la vertu contraire dans un degré qui ne se retrouve pas ailleurs. Cela se voit dans la littérature. Les Romains avaient le cœur dur: qui eut plus de tendresse que Virgile? Les Italiens sont volontiers prolixes: est-il un poète plus concis que Dante, un prosateur plus avare de ses mots que Machiavel? La France qui aime à rire, a produit Calvin, Pascal et M. Guizot. L’Angleterre, dont les préjugés sont invincibles, a enfanté le plus libre de tous les grands dramaturges. Il en va des mœurs comme de la littérature. L’Angleterre est le pays des hommes forts et des cols raides, des volontés fières et tenaces, des grands cœurs qui s’insurgent et qui, pour détruire l’abus ou l’iniquité qu’ils détestent, ne comptent que sur eux-mêmes et disent: « Moi seul, et c’est assez ! » L’Angleterre est aussi le pays où le servum pecus est le plus servile, se prête le plus facilement à toutes les obéissances, accepte avec le plus aveugle empressement des devoirs convenus, de pédantesques routines, de puériles superstitions, qu’il n’a garde de discuter. Aussi l’Anglais a-t-il inventé un mot intraduisible dans les autres langues pour désigner l’humble adorateur de toutes les conventions ; il l’appelle le snob, et le philistin anglais est essentiellement snob.

Il y a des sociétés où l’esprit de subordination maintient une sévère discipline, où les petits et les humbles ont pour les grands une extrême révérence. — « Il n’est pas d’art plus précieux que celui d’embellir sa vie, lisons-nous dans un petit livre que M. Thomas Sergeant Perry vient de publier à Boston, et rien n’est plus propre à frapper l’imagination des hommes que les grâces naturelles d’une aristocratie d’élite, douée des plus rares qualités et entourée de tous les signes de la puissance et de l’éclat. La vénération qu’elle inspire se tourne facilement en idolâtrie. Comme le sauvage prend une pièce de bois, la transforme en quelque chose qui offre une vague ressemblance avec une figure humaine, aiguise ses griffes et ses redoutables dents, polit ses terribles yeux et, la posant dans une niche, s’agenouille devant elle et l’adore, ainsi l’homme plus ou moins civilisé revêt d’une majestueuse grandeur une créature que sa naissance ou son mérite ont mise en lumière et s’humilie devant cette image de la souveraine puissance[4]. » Les grandeurs de ce monde inspirent au snob de tout autres sentimens et un culte beaucoup moins désintéressé. Le snob les glorifie parce qu’il se flatte de les posséder un jour en quelque mesure, et certaines conventions lui sont sacrées parce qu’il espère qu’en les observant lui-même, il s’élèvera au rang des êtres privilégiés à qui le respect est dû. — « La richesse, dit encore M. Perry, était désormais une clé qui ouvrait toutes les portes ; ceux qui l’avaient acquise s’efforcèrent de se faufiler parmi les grands, de pénétrer dans le cercle magique, et ceux qui réussirent à entrer s’empressèrent de fermer la porte derrière eux… Toute étiquette leur devint sacrée ; ils se montrèrent plus orthodoxes que le pape. Loin de se poser en rivaux de l’aristocratie, ils furent ses alliés et s’appliquèrent à la flatter par le soin qu’ils mettaient à l’imiter en toute chose… Le snob apparut lorsque les vieilles barrières commencèrent à céder, lorsque l’aristocratie fut moins exclusive et qu’une nouvelle force, celle de la ploutocratie, prit conscience de son pouvoir. Thackeray nous dit que ce nom n’entra guère en usage que vers l’an 1815 ; il faut en conclure que les snobs firent leur apparition dans le monde le jour où les vieilles classes n’eurent plus qu’une autorité contestée et où la richesse pensa s’honorer en singeant leurs mœurs et leurs manières. »

M. Perry remarque qu’aux États-Unis il en va tout autrement, que la société américaine, acceptant les choses telles qu’elles sont, adore franchement la richesse, et la prend pour l’infaillible mesure de la valeur des individus, tandis qu’en Angleterre, « la snobbishness est un hommage que la ploutocratie rend jusqu’à nouvel ordre à l’aristocratie. » Il faut se défier des apparences et des concessions hypocrites. Le snob n’aspire ouvertement qu’à la respectabilité ; mais il pose en principe que, pour être respectable, il est rigoureusement nécessaire d’avoir un grand train de maison et de remplir envers soi-même une foule de grands et de petits devoirs très coûteux, qu’un gentilhomme pauvre n’est pas un gentilhomme, que la qualité de gentleman est inconciliable avec les conditions médiocres et avec les petits revenus. Il en résulte que, selon l’expression de M. Whitman, une barrière toujours plus haute s’élève dans le Royaume-Uni entre l’homme qui possède et celui qui ne possède pas, et qu’aux yeux du philistin anglais, « la pauvreté est non-seulement un malheur, mais une flétrissure et presque un crime. »

Les philistins anglais sont sujets à beaucoup de contradictions. Ils estiment que la richesse est nécessaire à la respectabilité, et la plupart pensent aussi que, pour être tout à fait respectable, il faut avoir des principes religieux très arrêtés et joindre les pratiques à la conviction. Or, la religion qu’ils professent enseigne qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. Le vrai gentleman est tenu d’avoir des rentes, il est tenu aussi de lire souvent la Bible, et, en la lisant, il risque de tomber sur ces paroles : « Comme au lever d’un soleil brûlant l’herbe se sèche, ainsi le riche se séchera et se flétrira dans ses voies. Riches, malheur à vous ! Vos richesses sont pourries. » Le philistin ne songe pas un moment à s’émouvoir de ces terribles déclarations. Le respect de la Bible et l’adoration de la richesse se concilient on ne sait comment dans son cœur; jusqu’à la fin, il continuera de vénérer infiniment le saint livre et d’avoir pour ses écus la plus haute estime, quoiqu’ils soient pourris, et il méprisera le pauvre, bien qui le pauvre ait plus de chances que lui d’entrer en possession du bonheur éternel.

Ces inconséquences révoltent M. Whitman, et il s’en prend surtout à l’église anglicane, dont il dénonce, avec une véhémence pathétique, les préjugés, les accommodemens mondains et la pernicieuse influence. Il déclare « que, née des fureurs adultères d’un roi, elle n’a jamais pu effacer les traces de son impure origine; » qu’Henri VIII, en dépouillant l’église romaine, a dépouillé les pauvres, à qui le tiers des revenus ecclésiastiques était affecté ; qu’en conservant la hiérarchie épiscopale et en autorisant le mariage des prêtres, il a fait de l’église établie une institution oligarchique et un bureau de placement pour les cadets des classes supérieures et de la haute classe moyenne. — « Une fois sur deux, a dit M. Boutmy, c’est le grand propriétaire qui nomme les pasteurs, vicaires ou desservans. Ce droit lui est venu par héritage du fondateur originaire, à moins qu’il ne l’ait chèrement acheté d’un voisin ou du lord haut-chancelier. Aujourd’hui, sur 13,305 bénéfices spirituels que compte l’Angleterre, il y en a 8,151 qui appartiennent à des patrons laïques. Ce sont autant de places enviées que la gentry distribue à ses puînés, à ses créatures, n n’est-il pas naturel qu’un clergé qui se recrute exclusivement parmi les classes possédantes, en épouse avec chaleur tous les préjugés et s’entende à prêcher l’évangile sans se brouiller avec Mammon? A vrai dire, l’église anglicane a fourni à l’Angleterre quelques-uns de ses plus nobles penseurs, de ses plus admirables philanthropes. Mais, selon M. Whitman, l’exception confirme la règle, et il nous peint les prêtres anglicans comme des hommes qui se piquent d’être avant tout des gentlemen, et accessoirement les bergers d’un troupeau d’âmes. Esprits étroits et petits cœurs, pleins d’un respect superstitieux pour toutes les distinctions sociales, quelle sympathie peuvent-ils avoir pour le pauvre et que peuvent-ils trouver à lui dire?

M. Whitman nous raconte qu’il a vécu longtemps à la campagne, dans un endroit retiré où l’évangile était prêché par un digne vicaire, mort depuis, lequel ne permettait pas à ses enfans de parler l’anglais, mais les retenait à perpétuité sous la sévère discipline d’une bonne française, de peur qu’ils ne s’avisassent d’échanger leurs idées avec les enfans du village. Ce vicaire entendait que ses fils fussent de vrais gentlemen, et le contact de la pauvreté salit. Que dirons-nous d’un M. Smith, secrétaire d’une compagnie d’assurance, dont M. Matthew Arnold déplore la funeste aventure? Dévoré à la fois de deux craintes aussi vives l’une que l’autre, celle d’encourir un jour l’éternelle damnation et celle de s’engager dans de mauvaises affaires et de tomber subitement dans la pauvreté, la vie lui devint insupportable, et il se brûla la cervelle. M. Arnold ajoute que ce pauvre homme était bien de son pays et de sa classe; que nombre de philistins anglais sont également préoccupés de sauver leur âme et d’amasser beaucoup d’argent. Par bonheur, ils ne prennent pas les choses aussi tragiquement que M. Smith : l’inquiétude les engraisse.

Il faut être indulgent pour les vicaires mondains, pour les secrétaires de compagnies d’assurance qui se tuent, et, en général, pour les philistins inconséquens. Réservons nos sévérités pour les philistins hypocrites, pour les pharisiens qui ont deux morales : l’une austère, scrupuleuse, qu’ils prêchent à leur prochain ; l’autre très commode et très coulante, qu’ils destinent à leur usage particulier. Quand ils se mêlent de politique, les procédés les plus louches leur semblent bons pour agrandir encore l’immense empire britannique, et, l’instant d’après, ils revêtent la robe longue pour dénoncer avec une pieuse indignation les intrigues ténébreuses et les menées criminelles de la Russie. Ils enseignent aux peuples étrangers le respect religieux du droit, et ils approuvent toute loi d’exception qui pourrait être votée contre l’Irlande. D’un bout du monde à l’autre, ils voient la paille qui est dans l’œil de leur prochain, et ils ne verront jamais la poutre qui est dans leur œil. Si quelque scandale arrive chez eux, ils disent : « Tout doux, pas de bruit !» — Et ils fulminent de solennels anathèmes contre les Gomorrhes et les Sodomes du continent. — « Il n’y a rien de si ridicule, disait lord Macaulay, que le public anglais dans ses accès périodiques de moralité. »

M. Whitman est de ces hommes qui ne rient jamais. Ce sombre pamphlétaire est aussi farouche que Jonas quand il fit le tour de Ninive en criant : « Encore quarante jours et Ninive ne sera plus! » M. Whitman est fermement convaincu que non-seulement ses compatriotes s’attirent l’inimitié des autres peuples par leur affectation de paraître meilleurs qu’ils ne sont, mais que leurs préjugés, leur cant, leur pharisaïsme, leur absurde respect pour de sottes conventions, sont de véritables calamités sociales et mettent en danger les destinées du Royaume-Uni. Cependant Jonas lui-même finit par s’attendrir, et sur les représentations l’Éternel, il consentit à faire grâce à Ninive, cette grande ville dans laquelle il y avait, sans compter les bêtes, plus de cent vingt mille créatures humaines qui ne savaient pas distinguer leur main droite de leur main gauche. En terminant son livre, M. Whitman se radoucit comme Jonas, et il déclare que la race anglo-saxonne est si forte, si saine, si merveilleusement douée, qu’il lui est impossible de désespérer de l’avenir de son pays. N’a-t-elle pas reçu du ciel, dans une plus large mesure que toute autre, les dons qui honorent l’espèce humaine, la bravoure magnanime, l’abnégation de soi-même, l’héroïque patience, « cette solidité de nerfs qui rend capable de triompher dans la bataille de la vie quand d’autres s’abandonnent et succombent?» A toutes ces vertus, elle joint la parfaite loyauté, the sense of fair-play, et M. Whitman nous apprend que l’Anglo-Saxon est le seul homme qui dédaigne de frapper son ennemi tombé à terre.

Cette race miraculeuse était visiblement destinée à devenir la lumière du monde. D’où lui viennent ses vices et ses maux? Des accidens fâcheux de son histoire, de la malice perverse de ses gouvernans et surtout de ses institutions. Que faut-il faire pour la rétablir dans l’intégrité de son heureux naturel ? Qu’on la débarrasse bien vite de son église établie. « qui a failli ignominieusement à sa tâche, » qu’on épure la chambre des lords, qu’on en chasse les évêques, qu’on supprime les majorats, qu’on s’applique à refondre les lois civiles, à modifier la distribution des richesses et de la propriété, qu’on rapporte toutes les ordonnances de police sur l’observation du dimanche, qu’on protège la musique, la danse, qu’on donne à l’Angleterre un théâtre subventionné, et, comme par enchantement, la nation recouvrera toutes ses vertus natives; d’un bout de la Grande-Bretagne à l’autre, il n’y aura plus ni préjugés, ni cant, ni philistins, ni pharisiens, et le peuple élu remplira de nouveau ses nobles destinées.

Il est possible que, cédant à de pressantes nécessités, l’Angleterre accomplisse avant peu quelques-unes des réformes que M. Whitman lui recommande ; mais il n’est pas prouvé que du même coup elle en finisse avec ses philistins, avec son cant. M. Whitman, ennemi acharné des préjugés, a les siens. Il s’imagine qu’il suffit de changer les lois pour changer les mœurs et les esprits. M. Matthew Arnold, dont il goûte médiocrement les écrits et la personne, lui représenterait au besoin, avec sa grâce attique, que les réformes ont leur utilité, mais qu’il ne faut pas en attendre des merveilles, que ce coquin d’homme reste toujours le même. Si M. Whitman était plus philosophe, il jugerait les institutions de son pays avec plus d’équité et sa race avec moins de faveur. Il renoncerait à croire qu’elle a reçu du ciel des vertus sans alliage; il conviendrait que, si forte que soit la lame, on y trouve des pailles, que l’Anglo-Saxon, comme tous les peuples, est un composé de grandeurs et de faiblesses, qu’il a les qualités de ses défauts et tous les défauts de ses qualités, et qu’il n’est pas nécessaire d’inventer des fables pour expliquer ses misères.

Le voyageur en Tunisie, qui se rend de Kairouan à Dar-el-Bey, où l’attend la plus gracieuse des hospitalités, chemine longtemps entre deux murailles de blocs calcaires, formées par des affleuremens de roches et exactement parallèles, qui s’allongent devant lui à perte de vue et lui montrent sa route. Les Arabes ont une belle légende à ce sujet. Ils racontent que, lorsque Okba-ben-Nafê eut choisi l’emplacement de sa capitale dans un lieu plat et marécageux, on lui demanda où il prendrait des pierres pour la construire. Il répondit que Dieu ne manquerait pas d’y pourvoir; il se mit en oraison, et le maître de l’univers fit un miracle. La terre s’ouvrit à quelques lieues de là; il en sortit deux armées de rochers, qui s’avancèrent jusqu’à la tente du conquérant, comme pour lui offrir leurs services et pour attendre ses ordres. Il avait trouvé ses carrières, et Kairouan fut bâti. Cette légende s’impose au souvenir quand, du haut d’une colline, on aperçoit la cité sainte se déployant dans sa plaine austère avec ses longues murailles crénelées, ses terrasses blanches, ses coupoles innombrables et le glorieux minaret de sa grande mosquée. Mais en entrant dans la ville, on découvre bientôt que, comme beaucoup d’autres, elle est bâtie en briques.


G. VALBERT.

  1. Culture and anarchy, an essay in political and social criticism, by Matthew Arnold, 3e édition. Londres, 1882; Smith, Elder et C°.
  2. Conventional Cant, its results and remedy, by Sidney Whitman. Londres, 1887.
  3. Le Développement de la constitution et de la société politique en Angleterre, par E. Boutmy, membre de l’Institut. Paris, 1887 ; Plon.
  4. The evolution of the snob, by Thomas Sergeant Perry. Boston. 1887: Ticknor and Company.