Un Poète franc-maçon devant le Saint-Office au XVIIIe siècle

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Revue des Deux Mondes tome 67, 1885
F.-T. Perrens

Un poète franc-maçon devant le saint-office au XVIIIe siècle


LE
POETE FRANC-MACON
DEVANT LE SAINT-OFFICE AU XVIIIe SIECLE

Un jeune professeur de Florence, M. Ferdinando Sbigoli, vient de publier un intéressant volume sur le procès d’un poète franc-maçon à Florence en plein XVIIIe siècle[1]. C’est une page jusqu’à ce jour très imparfaitement connue, même en Italie, de l’histoire générale, de l’histoire politique et religieuse du siècle qui a vu supprimer les jésuites par la papauté. Cette page méritait d’être mise en lumière, d’être illustrée, comme on dit chez nos voisins. Je voudrais, en la résumant, faire partager aux lecteurs de la Revue le plaisir qu’elle m’a fait.


I

Après avoir perdu, sous les piques et les arquebuses des soldats de Charles-Quint, sa précaire liberté et son indépendance séculaire, Florence avait senti sa chute irrémissible. Elle s’était pliée à une résignation qui transformait ses mœurs, déjà bien altérées par l’habitude de confier à des mercenaires le soin de la défendre, puis par la grande commotion et la haute culture de la Renaissance. Sa vieille rudesse du moyen âge s’en était allée où vont les neiges d’antan : les Florentins, les Toscans des Médicis, de la maison de Lorraine, méritaient déjà cette réputation de douceur dont ils jouissent encore aujourd’hui. Succédant au génie de la force, le génie de la ruse, héritage des Borgia et de tout le XVe siècle, principale protection des faibles, avait tout envahi dans un temps où nul n’avait plus de puissance, si ce n’est cet être abstrait, alors mai défini,.que nous appelons l’esprit moderne. Ce génie vraiment italien s’était surtout comme incarné dans les représentons d’une religion longtemps dominante, qui se sentait menacée et qui osait du droit de défense. Naguère encore elle attaquait, quand elle trouvait dans le pouvoir civil un docile instrument. Dans son interminable règne de cinquante-trois années, Cosme III de Médicis avait transformé la Toscane en un vaste couvent sur lequel régnaient les jésuites, vidé le trésor public pour faire des pensions aux moines, négligé et parfois persécuté les sciences. Des ministres qui envoyaient aux galères le chasseur coupable d’avoir tué un faisan ne pouvaient regimber contre le supplice de la corde demandé par l’ordinaire pour qui faisait l’amour malgré la défense de son curé. Avec leur permission, l’on incarcérait tantôt un catholique accusé d’avoir posé ses cinq doigts au mur pour conjurer cinq diables, ou d’avoir baptisé les fèves et les chandelles, tantôt un juif prévenu d’avoir, par mépris pour la passion du Sauveur, crucifié, le vendredi saint, des agneaux et des brebis.

La crainte, la cupidité, l’ambition avaient, comme partout, engendré l’hypocrisie. On faisait le saint ou le converti. Il y avait des convulsionnaires, des possédés et des exorcistes. Nombre de dévots, conduits par deux jésuites, allaient sur la place du Santa Croce ou devant les Uffizi se flageller en gémissant ; ainsi faisait-on déjà dans la vieille Florence du XVe siècle. Lorenzo Magalotti, un des principaux lettrés de cette ville au XVIIIe, passait à Rome ses journées à épousseter avec des queues de renard, pour se mortifier, les autels de telle ou telle église ; le célèbre lettré Marchetti portait aux nues le « Jupiter français » qui avait révoqué l’édit de Nantes ; Viviani, disciple de Galilée, approuvait l’abjuration de son maître et en cachait les autographes dans un trou à grains, Magliabechi, le fameux bibliothécaire, se faisait délateur et suppliait Cosme III, « par les entrailles de Jésus-Christ, » de brûler les dénonciations qu’il lui adressait. Par ces actes, les uns secrets, les autres publics, on obtenait les riches prébendes, et le diable n’y perdait rien.

Le règne de Gian-Gaston, fils de Cosme III et dernier des Médicis, devait être et fut une réaction contre l’esprit du règne paternel, de même que la régence du duc d’Orléans, chez nous, consolait et consolait trop nos pères de l’hypocrite austérité en honneur sous Mme de Maintenon. De la maison d’Orléans par sa mère, Gaston avait quelque chose de la vivacité française, et il aimait les nouveautés. Or, comme sur le modèle des rois se façonne le monde, les Florentins, les Toscans s’habillèrent à la française, imitèrent nos mœurs légères et trop libres, dont ils retrouvaient, d’ailleurs, dans leur passé la tradition. Perdu de vices, corps épuisé, âme flétrie, Gaston, du moins, n’aimait ni les hypocrites ni les faux convertis ; il leur supprimait leurs pensions ; il défendait contre le clergé les droits du pouvoir civil ; il ne voulait point de persécutions : ce n’est pas sous son règne qu’on aurait vu, comme sous le règne de son père, un chanoine menacé du saint-office se jeter dans un puits. Il promettait même le supplice de la corde, l’amende, l’exil, la prison, à quiconque oserait faire violence aux juifs, leur enlever leurs enfans, « fût-ce sous le prétexte de les ramener à la sainte foi chrétienne. » Comme en France, les réunions dans les cafés et chez les libraires jouissaient d’une grande liberté de fait ; les attaques contre les princes, tant étrangers que toscans, y étaient seules interdites, sous peine de mort à vrai dire, par des placards que l’auditeur fiscal y faisait afficher. On osait ériger dans Santa Croce un monument à ce Galilée qui avait obtenu si difficilement pour ses os un coin de terre bénite. C’est en vain que les orthodoxes protestèrent contre cet honneur accordé à un hérétique ; leur vengeance fut que ce mausolée vraiment affreux déshonore le panthéon florentin ; mais il n’est pas le seul : la décadence de l’art, en ce temps-là, est un fait général, chez les libertins comme chez les croyans.

Deux années avant cet heureux scandale, en 1733, les Anglais, toujours en nombre dans cette Florence dont ils aiment la situation délicieuse et le ciel si doux, avaient profité de ce regain de liberté pour y créer une loge maçonnique. Cette société des francs-maçons, fondée, suivant eux, par Dieu le Père quand il fit le paradis terrestre, et, suivant les jésuites, par le diable, utile au moyen âge quand elle donnait une force à de vrais maçons, humbles grains de poussière, discutable sous sa forme moderne qu’elle venait de prendre aux Iles britanniques, avait déjà partout des adeptes, même parmi les princes : l’impératrice Anne de Russie y était affiliée ; François de Lorraine, bientôt grand-duc de Toscane, puis empereur, s’était fait recevoir apprenti, en 1731, dans une loge de La Haye, dont lord Stanhope, résident anglais en Hollande, était le vénérable ; en Angleterre, ce prince devenait bientôt maître, et on ne l’y appelait plus que a le frère lorrain. »

C’était donc un franc-maçon qui était destiné au trône toscan par la France désireuse de lui enlever la Lorraine, pour la donner au roi dépossédé de Pologne, Stanislas Leczinski. Tout d’abord, François ne plut point à ses nouveaux sujets : il était l’époux de l’ennemie héréditaire, la vertueuse, mais intolérante Marie-Thérèse. Pauvre, il voudrait remplir son trésor privé. De plus pauvres encore, parmi ses Lorrains, le précédaient, l’accompagnaient, le suivaient, n’ayant à la main qu’une canne, misérablement vêtus, ainsi que leurs femmes, en robe d’indienne, mais bientôt remplumés, couverts de soie et de brocart, n’allant plus qu’en carrosse. N’était-il pas clair, d’ailleurs, que le nouveau souverain résiderait à Vienne, qu’il ne verrait dans la Toscane qu’une province des états autrichiens, et qu’il la livrerait à une régence composée de ses créatures ? Le vieux et débauché Gaston en devenait regrettable : ce n’est pas d’hier qu’il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints.

Ces maux qu’on craignait, et qui n’étaient encore que dans l’air, devenaient par avance une arme aux mains du clergé : il y montrait le châtiment mérité d’un peuple qui abandonnait les pratiques religieuses. L’inquisiteur « de la perversité hérétique, » — c’était son titre officiel, — le père Paolo Ambrogio Ambrogi, des mineurs conventuels de Santa-Croce, homme impétueux et zélé, voulait rendre au tribunal du saint-office son ancien lustre par quelque condamnation retentissante.

L’ouverture d’une loge maçonnique était une excellente aubaine. Hautement, le père Ambrogi se plaignait de ces réunions tenues dans les maisons ou les auberges, des Anglais, et dont on supposait tout, parce qu’on n’en savait rien. On parlait de sermens terribles, de signes secrets pour se reconnaître entre personnes qui ne s’étaient jamais vues, de mystères étranges dont on écartait femmes bavardes et petites gens, mais auxquels étaient initiés, avec les riches et les gentilshommes, des prêtres, des chanoines, des moines : ne découvrait-on pas un franc-maçon jusque parmi les religieux de ce couvent de Santa-Croce où résidait l’inquisiteur ? Les maçons, suivant ce dernier, étaient deux mille ; la voix publique allait jusqu’à quatorze et même trente mille, et l’on ne pouvait nier, hélas 1 que le nouveau grand-duc fût l’un d’eux.

Mais que feraient des sujets contre leur souverain ou malgré lui ? Rien assurément, si le ciel ne se mettait de la partie. Par bonheur, il s’en était déjà mis. Aux derniers jours de Gian-Gaston, le 9 juin 1737, dans le mois des orages, une tempête effroyable avait attristé la grande fête de la Pentecôte. La foudre n’avait épargné ni la maison du médecin Cocchi, libre penseur, ni le palais du sénateur Giulio Rucellai, ministre de la juridiction et ennemi du clergé. On ne voulait pas voir qu’elle n’avait pas épargné non plus la cathédrale, où étaient assemblés pour les offices de nombreux fidèles à l’abri de tout soupçon d’impiété. Voilà donc, comme on dirait aujourd’hui, dans le beau langage qui nous vient d’Amérique, une plate-forme toute trouvée : aussitôt se succédaient prières, processions, exhibitions de reliques. Il fallait frapper un grand coup sur les Friméçonns : l’inquisiteur prononçait le mot comme les Anglais. Gaston, quoique mourant, n’avait pas voulu s’y prêter, non plus que ses ministres, et l’on ne pouvait raisonnablement espérer de son successeur plus de complaisance ; mais l’opinion, la crédulité publique, pouvaient lui forcer la main.

L’état de l’opinion nous est connu par un rapport bien curieux du résident de Lucques A son gouvernement. Ce résident n’était pas le premier venu : par ce qu’il croyait et pensait on peut juger, a fortiori, de ce que pensait et croyait la multitude. Il dénonçait la secte mandate, signalait ces réunions qui, toujours terminées par un banquet, par une orgie, se tenaient dans l’auberge d’un Monsiù Pasciò ; puis, comme on y faisait mauvaise chère, dans celle d’un Anglais, plus habile maître queux, nommé John Collios. Il désignait les principaux affiliés : un juif, trois abbés, des chanoines du Dôme, d’autres ecclésiastiques, des docteurs, des lettrés, Je sénateur ministre Rucellai. Puis, parmi les étrangers, plus dangereux parce qu’ils sont moins vulnérables, Charles Sackville, comte de Middlessex, second duc de Corset, grand seigneur de mœurs larges, poète si passionné pour la musique qu’il faisait représenter à ses frais des opéras sur les théâtres de son pays et de tous ceux où le portait sa fantaisie voyageuse ; un autre Anglais, lord Raymond, réputé libre penseur ; enfin, et surtout, le baron prussien Philippe de Slosch, cheville ouvrière de la redoutable société. Ce Tudesque, archéologue et numismate entendu, possédait A Florence une riche bibliothèque et une splendide collection de médailles, dont le trafic lui avait valu une fortune. C’était un de ces doctes, intrigans et aventureux, qui pullulaient au XVIIIe siècle. Dès sa jeunesse, en bon Allemand, il avait exercé le métier d’espion pour le compte de la Hollande ; plus tard, il était passé au service de l’Angleterre, et, pendant onze années, il avait espionné à Rome le chevalier de Saint-George, jusqu’au jour où le pape Clément XII, très favorable aux Stuarts, l’avait forcé à s’enfuir de la ville éternelle, car, comme l’écrit Horace Walpole, on le soupçonnait d’y faire, tout ensemble à la solde du prétendant et de la maison de Hanovre, son honnête métier. Il s’était alors retiré à Florence, pour l’y exercer encore, le plus près possible, mais assez loin pour avoir des loisirs, qu’il rendit lucratifs en se faisant brocanteur. Les plus mauvais bruits couraient à son endroit. Le président de Brosses rapporte, dans sa spirituelle correspondance, que, comme le baron Stosch visitait, A Versailles, le cabinet des médailles, le préfet Jacques Hardion, celui-là même qui fut avant Goldoni le maître d’italien des filles de Louis XV, s’étant aperçu de la disparition d’une pierre précieuse et connaissant toutes les personnes présentes, sauf le Prussien, força celui-ci d’avaler de l’émétique, qui lui fit rendre aussitôt son torero aux éclats de rire de l’assistance. On l’accusait, dans son trafic, de tromper les fils d’Albion en leur vendant à des prix fous de fausses antiquités. D’eux tous, en conséquence, il était haï, méprisé. « C’est un homme, écrivait Walpole, d’un caractère infâme à tous égards. » Aussi les francs-maçons, pour éviter, dans leur loge, sa répugnante compagnie, avaient-ils fixé au samedi leurs réunions : ce jour-là partait le courrier de la poste, et Stosch était retenu chez lui pour rédiger, pour expédier les rapports de son espionnage. Mais, affilié à la société, il faisait rejaillir sur elle, quoi qu’on en eût, son fâcheux renom.

Le résident de Lucques attribuait à l’université de Pise la principale part dans l’introduction de la maçonnerie en Toscane. Il en signalait les dangers pour « notre sainte foi. » On accuse les maçons, disait-il, de ne voir aucun péché à user des femmes, de ne croire nécessaires ni la confession ni le maigre du vendredi, de dire ouvertement qu’un lettré ne doit pas avoir de préjugés, que des idiots seuls : peuvent croire à l’aveuglette, ce en sorte qu’un bon catholique romain passe, parmi eux, pour un ignorant. » L’archevêque et l’inquisiteur font de grands efforts pour extirper cette secte, mais c’est chose malaisée avec un gouvernement tel que celui du grand-duché. Ce qui sauve le pays, c’est que les francs-maçons restent en petit nombre et ne peuvent paraître bien redoutables. Que craindre de lettrés, d’ecclésiastiques réduits à se cacher dans l’ombre, d’un Middlessex qui fait jouer un opéra sur le théâtre de la Pergola, qui pense à en faire jouer un autre sur le théâtre de Lucques ? Et le résident, homme pratique, s’empresse d’ajouter : « Il ne faudrait pas l’en décourager, car Lucques aurait ainsi, sans délier les cordons de sa bourse, un divertissement capable d’attirer en foule ces étrangers, qui toujours laissent après eux beaucoup d’argent. » Mais il prêchait au désert : son gouvernement repoussait bientôt l’opéra gratuit de la main d’un franc-maçon. Il faut craindre les Grecs, même en leurs présens.

Déjà était engagée entre eux et les jésuites une vive guerre de plume, simple escarmouche, car, depuis les Provinciales, la compagnie de Jésus n’avait plus qu’une confiance médiocre, pour s’assurer la victoire, dans les talens de ses champions. Elle maniait mieux d’autres armes : elle obtenait qu’une réplique du savant Lami fût brûlée par le bourreau et que Clément XII, en des conférences secrètes où fut appelé l’inquisiteur de Florence, s’occupât de l’affaire, Le 28 avril 1738, la fameuse bulle In Eminenti condamnait la secte maçonnique, enjoignait aux catholiques de n’y point adhérer, aux évêques et aux inquisiteurs de poursuivre pour hérésie quiconque persévérerait. Aucun autre reproche pourtant n’était fait aux maçons que de a haïr la lumière ; » et c’est aussi le seul qu’on trouve dans la comédie des Donne curiose, que Goldoni écrivait contre eux.

La régence toutefois ne permit pas que la bulle fût publiée dans le grand-duché. Comme les maçons ne touchaient nullement aux matières religieuses, les frapper, c’était, pour les pouvoirs religieux, empiéter sur les droits du pouvoir civil. Au point de vue politique, il y avait d’ailleurs de graves inconvéniens à poursuivre des maçons étrangers, et si on les respectait par prudence, l’équité ne permettait guère de frapper leurs amis regnicoles. Ces amis, au surplus, ne pouvaient devenir un danger : loin d’être trente mille, quatorze mille, deux mille, ils étaient à peine une poignée d’hommes, soixante environ. La curiosité, qui fut de tout temps le péché mignon du Florentin, les avait attirés. Ainsi le docteur Cocchi, professeur d’anatomie, le meilleur écrivain toscan de cette période, s’était fait affilier dès l’année 1732, non sans continuer d’être assidu à l’église et de recevoir les sacremens, ce qui ne l’empêchait point d’être vu de mauvais œil par l’inquisiteur et regardé par Walpole comme a free thinker, un libre penseur ; après lui, en 1735, deux augustins du couvent de San-Spirito, Irlandais de nation, ce qui avait levé, chez les catholiques curieux, les scrupules de la prudence. Dans le nombre s’étaient faufilés quelques mauvais garnemens, quoique la règle de la loge fût de n’en point admettre : on ne porte pas son honnêteté écrite sur son chapeau. Ce drôle de Casanova, qui ne devrait, ce semble, donner des leçons de moralité à personne, en donne pourtant aux jeunes gens qu’il pousse à courir le monde et à se faire francs-maçons : « Choisissez bien, leur disait-il, votre loge, car, quoique la mauvaise société en soit bannie, elle s’y peut fort bien rencontrer. »

Ce qu’on aurait pu craindre, c’est que l’exemple des premiers Florentins ne fût contagieux ; mais il n’en avait rien été. Leur curiosité satisfaite, ils n’étaient plus assidus aux réunions : ils aimaient peu la compagnie de ces raides et flegmatiques insulaires aux manières dures et bizarres, si portés aux longs banquets et aux boissons capiteuses. La sobriété italienne se trouvait mal de leur tenir tête et, parmi eux, paraissait ridicule. Dans ces conditions, la bulle pontificale ne pouvait être, n’avait été qu’un énergique dissolvant. Un à un, les Florentins se retirèrent ; l’aubergiste Collins ferma sa porte, malgré le profit qu’il trouvait à l’ouvrir, et, sur le conseil du résident anglais, lord Fane, le vénérable de la loge, lord Raymond, se décida à la dissoudre. Le saint-office, le saint-siège avaient satisfaction ; ils n’inquiétèrent donc sérieusement personne, un seul excepté, notre Tommaso Crudeli.


II

Tommaso Crudeli était alors une des physionomies les plus originales de Florence. Il était né en 1703, dans les montagnes du Casentino, à Poppi, d’une famille aisée qui devait son nom à un incident peu honorable pour elle. Lorsque le dernier comte du Casentino, Francesco de Battifolle, vaincu en 1440 et chassé par Neri Capponi, commençait son triste exode, il avait été, au sortir de Poppi, assailli d’injures, de pierres, par un de ses favoris et par la famille de ce favori. « Et vous aussi, cruels ! » s’était-il écrié. Le nom leur en était resté, justifié, semble-t-il, par d’autres marques d’une méchanceté héréditaire.

Dans Tommaso se retrouvait encore quelque reste des mœurs de ses ancêtres, mais sans la brutalité des vieilles races qu’émousse la civilisation. De haute taille, il paraissait d’autant plus grand qu’il était maigre. Avec ses yeux noirs, petits, mais vifs, avec sa mâchoire inférieure proéminente, ses lèvres rouges, son long nez pointu, dont ses contemporains plaisantaient sous forme d’éloge, il eût ressemblé à Dante si l’on pouvait se figurer Dante affublé d’une perruque. De bonne heure asthmatique et prédestiné à la phtisie, porté néanmoins aux amours faciles et aux aventures galantes, on le voyait toujours vêtu de soie noire, en petit abbé, — ce qui était, dit-on, un privilège de sa famille, — dans les cafés, dans les boutiques des libraires, où il tenait le dé de la conversation, et l’on aimait à l’y voir, parce qu’il était amusant. Sa langue, bien pendue, ne ménageait rien ni personne. Or on se plaît à voir mordre autrui tant qu’on ne se sent pas mordu soi-même ; mais ces plaisirs-là ont leurs lendemains, et ces blessures appellent la vengeance. Docteur in utroque jure à dix-neuf ans, ce qui ne donne pas une haute idée de la force des études à Florence, il avait été précepteur, à Venise, dans la grande famille des Contarini ; puis il était revenu en Toscane et n’en avait plus voulu sortir, même pour gagner à Naples, en qualité de poète de cour, 50 ducats par mois, somme considérable pour le temps. Il vivait sans soucis, sans ambition, sentant l’avenir assuré par la fortune paternelle et alimentant le présent par des leçons d’italien qu’il donnait à des Anglais.

Poète, Crudeli l’était comme tant d’autres en son pays, et plus peut-être, car. il s’était exercé à traduire quelques fables de La Fontaine et le Glorieux, de Destouches ; mais, comme tant d’autres aussi, il fut surtout improvisateur. Ses vers se conformaient à la poétique du genre : gonflés et vides, ou maniérés et pleins de concetti, ils avaient parfois plus de vigueur que ceux de ses pareils ; mais notre morale, plus collet-monté que celle de jadis, ne saurait toujours les approuver, ni même les entendre. Il lut, un jour, à l’académie des Apatisti, dont il était membre, une pièce de vers qu’on n’oserait lire aujourd’hui nulle part en public. Il y célébrait les fillettes de quinze ans, dont l’aimable candeur doit être préférée aux calculs de femmes plus âgées, qui vendent leur amour plutôt qu’elles ne le donnent, et il justifiait son dire par deux nouvelles ou anecdotes selon le goût du temps. Ses rapports avec les Anglais lui avaient inspiré le désir d’être maçon. Puis la crainte du saint-office, et bientôt de la bulle pontificale, l’avait rendu fort hésitant. S’il s’était enfin décidé à faire le saut périlleux, c’est que l’exemple du docteur Cocchi, Bon grand ami, l’exemple surtout des deux augustins irlandais, pouvait paraître l’y autoriser. Une fois affilié, il devint un des plus assidus aux réunions, aux soupers, et même, assure-t-on, le secrétaire de la loge. Ce fut sa perte. Ses habituelles railleries, ses téméraires propos devenaient criminels dans la bouche d’un franc-maçon, et l’on se flatta d’en tirer plus aisément vengeance. On en fit autant de chefs d’accusation. Nous ne saurions passer les principaux sous silence, car ils furent la matière même de son procès, ceux surtout qui attaquaient la religion.

Dès son enfance, il avait entendu d’intarissables plaisanteries sur les déportemens des moines de Vallombreuse, qui habitaient à Poppi, en face de sa maison, fâcheux hasard pour un esprit naturellement enclin à la satire. Il eut bientôt contre lui les frati, les prêtres, et, avec eux, les femmes, qui formaient le gros de leur parti. Les vers où il les déchirait à belles dents, il les lisait effrontément en pleine académie, dans une chapelle, en présence de l’inquisiteur Ambrogi et du nonce Stoppani, archevêque de Corinthe. Les femmes nourrissaient contre lui un autre grief : il outrageait leurs galans, et, s’il se trouvait en rivalité avec eux, il les frappait, il leur proposait le duel sur le seuil même de leur bien-aimée. Recherché en mariage pour sa fortune, et ne s’y prêtant point, il n’avait rien imaginé de mieux, pour décourager la famille assaillante, que de se loger en face d’elle et de courtiser, à fenêtres ouvertes, la servante de son logeur ; de là des injures échangées d’un côté de la rue à l’autre, et une haine qui venait s’ajouter à tant d’autres.

Ses propos de boutique et de café semaient le fagot. La théologie scolastique, disait-il, était chimérique, inutile. Les inquisiteurs entendaient l’accusation, non la défense : bienheureux les Français, qui ne connaissaient point ce tribunal, qui déféraient aux évêques les causes religieuses ! Un jour qu’on faisait cercle chez le libraire, il avait vu un frate demander je ne sais quel livre sur le sacré cœur de Jésus, religion mise à la mode par Marie Alacoque, et propagée par les jésuites. Il fit tout haut une réflexion qui provoqua des éclats de rire, sauf chez le moine, profondément indigné. Cette réflexion, pour être plus discret que notre auteur, nous la laissons deviner. Bornons nous à dire que Crudeli voyait, comme Casanova, dans le cœur un viscère, une partie du corps nullement plus respectable que celles dont on parle le moins, et renvoyons le lecteur à l’exclamation bien connue de Rabelais, le jour où il vit son maître, l’ambassadeur de France à Rome, baiser la mule du pape.

Propos en l’air, assurément, et dont Bindo Simone Peruzzi, qui les entendait et en riait, dit sagement plus tard qu’on n’avait jamais su si Tommaso les tenait sérieusement ou par manière de plaisanterie ; mais pour qu’on les laissât emporter au vent, il aurait fallu, qu’en s’attaquant aux choses, notre homme eût ménagé les personnes, et l’on a déjà vu qu’il ne les ménageait point. Même l’habit ecclésiastique ne lui commandait pas le respect ou la réserve. Jamais de pitié pour les sots, pour les grotesques. Lui parlait-on d’un confesseur ridicule, vite il allait s’agenouiller devant lui, au tribunal de la pénitence, pour lui dire qu’il était un âne. Dans une maison où il fréquentait, il rencontrait souvent un certain abbé Grossi, précepteur peu digne de son emploi : il se plaisait à l’amener aux discussions théologiques pour l’appeler ensuite l’abbé Absurde. L’abbé Absurde le fuyait comme la peste, en attendant qu’il pût se venger par de lâches dénonciations.

Tant de gens ameutés contre lui crurent trouver dans la mort de Gian-Gaston (9 juillet 1737) l’occasion favorable. Tout changement de règne amenant un changement d’idées, ce que, dans le langage de la politique, on appelle une réaction, le clergé se flattait de voir recommencer l’heureux règne de Cosme III. Il surveillait les maçons, incarcérait quelques prêtres suspects, instruisait sans bruit contre quelques laïques, dont Crudeli, comptant bien arracher au nouveau prince l’autorisation de les poursuivra, comme celle d’expulser tes Anglais et le fameux Allemand. Espoir passablement chimérique, il faut bien le dire : François de Lorraine était affilié à la secte, ainsi qu’un de ses ministres, les autres restaient fidèles aux doctrines en honneur sons Gaston, et le grand-duc vivait hors de l’Italie. Sous l’inerte prince de Craon, chef du conseil de régence, les vrais chefs du gouvernement étaient le comte Emmanuel de Richecourt, président du conseil des finances et le Florentin Giulio Rucellai, secrétaire du droit royal, en d’autres termes, ministre des cultes, chargé, par conséquent, de veiller aux rapports de l’état avec l’église. Dès le premier mois du nouveau règne, ils accusaient leurs tendances par un édit (5 août 1737), qui imposait au clergé de contribuer à ce que notre auteur appelle discrètement « une collecte universelle pour payer les dettes de l’état, » et en refusant au saint-office l’autorisation d’armer ses familiers, puis celle d’incarcérer un meunier prévenu de « blasphèmes hérétiques. » L’inquisiteur Ambrogi faisait-il main basse, chez tel ou tel libraire, sur un livre qui avait le tort d’être étranger ou dont le titre lui faisait dresser l’oreille, ils prenaient la défense du libraire, et l’on ne peut vraiment leur donner tort quand il s’agissait de la Satire Ménippée, saisie chez le libraire Bigacci, à la demande des jésuites. En représailles, le père Ambrogi voyait-il emprisonner un de ses agens, il le nommait aussitôt familier du saint-office. C’était la guerre, une guerre sourde, où l’église trouvait, contre un maître exotique, de l’appui dans Florence. On y faisait circuler contre lui de mauvais vers, d’intention dénigrante :


Loterie, Luxe, Luxure, Lorrains,
Quatre L qui ont ruiné mon pays.
Avec les Médicis un quattrino en valait seize ;
Avec les Lorrains, si on dîne, on ne soupa plus.


Deux cents ans du régime énervant des Médicis avaient ôté aux Florentins le goût des réformes, même de celles qui tournaient à leur profit.

De quel côté le grand-duc ferait-il pencher la balance quand il viendrait se montrer à ses nouveaux sujets ? Des deux parts, ou voulait espérer. Il arriva, le 19 janvier 1730, avec Marie-Thérèse, auprès de qui il jouait ce rôle subalterne de prince-époux qu’elle relevait de son affection et de ses égards. François de Lorraine n’avait que sympathie pour les franc-maçons, qu’antipathie pour les tribunaux ecclésiastiques, qui bravaient et diminuaient le pouvoir civil. Mais, par leur attitude, les hommes de sa confiance lui donnèrent à réfléchir, entre autres, son bibliothécaire, l’abbé champenois Valentin Duval, devenu le plus intime de ses familiers. Ce savant, simple et honnête, déjà choqué de trouver en Toscane une noblesse si ignorante, si molle, si nulle, était scandalisé de coudoyer à chaque pas tant de cavaliers servans, de sigisbés, « martyrs de la galanterie, esclaves des caprices du beau sexe, » comme les appelait Goldoni. Il fut pris d’effroi quand il vit la place que l’inquisition tenait à Florence, et il sollicita de son maître l’auto-risation de repartir sans retard pour Nancy. Cet excès de prudence était tout au moins un avertissement. Le grand-duc comprit que, pour agir suivant son inclination et les conseils de ses ministres, il devrait livrer bataille à ceux de Marie-Thérèse, et courir le risque d’avoir contre lui le saint-siège, sans trop d’espoir d’être soutenu par l’amour des Toscans. Qu’il fût absent ou présent, peu importait : les choses n’en suivraient pas moins leur cours. L’inquisition avait désormais le champ libre, et elle était trop habile pour n’y pas déployer aussitôt son action.

III

« Faire un exemple, un exemple unique, mais éclatant, » tel était le but à poursuivre. Il fallait donc, avant tout, recueillir contre la victime désignée des dépositions suffisantes pour étayer un procès. a Dans Florence, vivait alors un médecin, » nommé Bernardino Pupiliani, qui avait la langue longue et rapportait à qui voulait l’entendre ce qui se disait dans les conversazioni, mot équivalent à notre mot de salons. On y débattait, racontait-il, les questions les plus hardies ; Est-il vrai que la terre tourne ? L’âme est-elle immortelle ? Y a-t-il un purgatoire ? Le monde est-il l’œuvre de Dieu ou du hasard ? Il se déclarait, quant à lui, pour les solutions les moins orthodoxes, et il se vantait de connaître les secrets des francs-maçons. Comment obtenir que ces paroles, qu’il semait aux quatre vents de la ville, il les déposât dans une oreille ennemie, attentive à les recueillir ? Pour son malheur, le bavard avait abusé de ses fonctions d’esculape et noué galanterie avec une certaine Catherine Giardi. Cette vertu facile, désespérant d’être épousée de bonne grâce, se prétendait, pour l’être de force, séduite et enceinte. En attendant le procès qui lui pendait à l’oreille et qui pouvait aboutir à la constitution d’une dot, à la prison, à l’exil, et peut-être en vue de le conjurer ou de l’amoindrir, le trop galant docteur tenait à faire ses pâques, dont le temps approchait : en ce temps-là, d’ail-leurs, les incrédules comme les croyans devaient subir ces fourches caudines, sous peine d’une excommunication qu’on affichait, et qui les mettait au ban de la société.

Pour se préparer dignement, notre homme s’était condamné à faire une retraite dans la maison d’exercices spirituels que les jésuites avaient ouverte sur cette ravissante colline de San-Miniato, au pied de laquelle coule l’Arno et dort Florence. Son confesseur, le bon père Pagani, entendant ses aveux horribles, refusa de lui donner l’absolution et l’envoya se pourvoir auprès de l’inquisiteur lui-même. Ce n’était pas l’affaire de Pupiliani : en venant chez les jésuites, qui passaient pour avoir la manche large et pratiquer les accommodemens avec le ciel, il s’était flatté de « ‘en tirer à bon compte. Mais aller au saint-office ? Il préférait ne pas s’approcher de la sainte table. En vain le père Pagani essayait-il de l’amadoue tandis qu’ils prenaient le chocolat ensemble : la peur le faisait courageux.

Ce que le jésuite n’avait pu obtenir, un chanoine l’obtint. C’était un ami du médecin, nommé Guadagni. Spontanément ou de force, — et par des argumens qui ne sont pas connus, — il le conduisit à Santa-Croce, où l’inquisiteur désigna aussitôt son jeune vicaire Benoffi pour recevoir la confession. Cette confession fut un interrogatoire : l’important était moins de savoir ce qui se disait que qui le disait. Les gens que Pupiliani ne nommait pas lui furent nommés, entre autres le signor docteur Crudeli. « L’avez-vous entendu tenir quelque propos contre la religion ? — Je ne me rappelle pas au juste. — Le tenez-vous, du moins, pour bon catholique ? — Eh ! pas trop, si j’en juge par ce que m’en dit un ami. » Cette réponse fut aussitôt enregistrée, comme si elle eût été une déposition. Avant d’absoudre le pénitent de ses péchés, son confesseur le vicaire lui fit prêter le serment que l’inquisition exigeait des témoins entendus de ne rien révéler de cet entretien, même au gouvernement, si te gouvernement voulait le faire parler, et, en le congédiant, il l’invita à venir de temps à autre prendre le chocolat avec lui. Le chocolat jouait alors un grand rôle dans les relations sociales : Charles-Albert de Piémont, aïeul du roi d’Italie Humbert, n’avait pas dit encore qu’il redoutait autant celui des jésuites que le poignard des carbonari. En quittant la table du vicaire, Pupiliani monta dans le carrosse du chanoine chargé de le ramener chez lui et comme de le garder à vue. Chemin faisant, il se laissa persuader de s’aller établir à Livourne, où il serait plus à l’abri de sa maîtresse et aussi du saint-office, — conseil intéressé, mais qui avait du bon.

On tenait désormais contre Crudeli les bases d’une accusation d’hérésie. On y voulut ajouter, comme jadis pour les patarins, les albigeois, les vaudois, les templiers, une accusation de turpitudes. Il se trouva tout à point un second Pupiliam pour servir d’instrument. Andréa Minerbetti était de noble famille et chevalier, mais, dit le procès, a notoirement imbécile. » Très désireux d’être admis dans la loge maçonnique, les maçons l’ajournaient toujours, et il en était devenu la fable de Florence. Sur les réunions chez l’archéologue prussien, ils lui contaient d’énormes bourdes : là se débitaient des maximes impies, hérétiques, d’indignes propos contre le prince ; là, pour recevoir un nouveau membre, on le contraignait à se coucher de tout son long par terre et à écrire sur le sol son serment avec les ordures dont on l’avait souillé. Ce serment, il devait le renouveler ensuite debout, sur un pied, et se soumettre, s’il le violait, à des traitemens si honteux qu’on n’oserait même pas les indiquer. Lui, grand vantard, il racontait ces belles choses comme s’il les avait vues, faites, subies. Il s’imaginait ainsi faire croire, et peut-être faisait-il croire à quelques naïfs qu’il appartenait à cette loge dont le seuil reculait devant lui comme un perpétuel mirage. Tel était l’homme simple que son directeur, loin de le dénoncer à l’inquisition, destinait à la servir.

Pour l’y déterminer, ce directeur eut une inspiration de génie. Comme Pupiliani, et, dans le même temps, Minerbetti aspirait à la communion pascale. La pénitence traditionnelle à lui imposée au confessionnal fut qu’il s’irait dénoncer lui-même au saint-office, et il reçut, pour ce faire, une lettre d’introduction auprès de l’inquisiteur. Ce dernier, évidemment prévenu, tira un parti merveilleux du faible esprit qu’il avait sous la main. On sait que les menteurs, une fois embarqués dans une fourberie, s’y enfoncent de plus en plus pour n’être pas confondus : Corneille a rendu ce caractère immortel. Ainsi en fut-il d’Andréa Minerbetti. Après avoir répété ses fantastiques histoires, il alla jusqu’à nommer la personne qui l’aurait introduit chez ce Stosch, où il n’était jamais entré, un certain Giuseppe Cerretesi, qui fut plus tard impliqué dans le procès. Il prétendit avoir assisté douze fois à ces réunions, et peut-être convient-il déjà de dire ici, pour que le lecteur ne croie pas ses assertions véritables, qu’il devait lui-même, et formellement, les démentir ayant peu.

Interrogé s’il avait vu chez le Prussien certaines gens qu’on lui nommait, il en désigna bravement jusqu’à soixante. C’était trop de butin : le prudent saint-office dut faire un choix. Il jeta son dévolu sur trois victimes, dont la principale était Tommaso Crudeli. Déjà, depuis 1734, on accumulait sur lui de redoutables notes : les dénonciations de l’abbé Absurde, dont il a été question plus haut, celles du chevalier Minerbetti, qui racontait que le docteur exposait en latin ses doutes sur la religion et qu’il qualifiait d’âne saint Jean l’évangéliste, celles mêmes de Jacopo Crudeli, frère du docteur. Les deux frères étaient en froid, et il y avait probablement de la faute du mordant Tommaso ; néanmoins Jacopo aurait pu et même dû lui pardonner, car étant l’aîné de six enfans et favorisé par son père d’un majorât, il avait renoncé à cet avantage par affection pour ses cohéritiers. Et ce n’est point là une assertion en l’air : M. Sbigoli a vu les documens.

Mais, comme tant d’autres pénitens, Jacopo se confessait surtout des péchés d’autrui : il disait, agenouillé près de son confesseur, que son frère possédait et lisait des livres prohibés : la traduction de Lucrèce, par Marchetti, la Vie de frà Paolo Sarpi, celle de Sixte-Quint, qui se trouve aux œuvres de Gregorio Leti (prohibition par décrets du 10 juin 1659 et du 22 décembre 1700). Il y avait bien une circonstance atténuante, à savoir que Tommaso était en instance à Rome pour obtenir l’autorisation de lire ces ouvragés, mais le venimeux pénitent n’avait eu garde d’en souffler mot. Ayant reçu de son confesseur l’ordre de dénoncer son frère à l’inquisition, ce qui était enjoint aux parens en cas d’hérésie, « la religion devant être, en toute occasion, préférée à la parenté[2], » il avait obéi trop docilement.

Déjà notés sous le règne de Gaston, ces griefs n’avaient point alors paru suffisans pour donner lieu à un procès. Sous la domination des Lorrains, en y joignant les dépositions plus récentes de Pupiliani et de Minerbetti, ils permettaient de constituer un respectable dossier ; le tout était d’agir avec prudence et de saisir aux cheveux l’occasion. Le bruit s’était répandu que François de Lorraine, rappelé par son beau-père l’empereur Charles VI, qui voulait le lancer contre les Turcs, allait quitter la Toscane. Après avoir préparé le terrain en remontrant au prince de Craon que le refus du bras séculier, sans expresse licence du secrétaire de la juridiction laïque, équivalait à détruire l’autorité du saint-office, l’inquisiteur, soutenu par le nonce, « implorait l’oracle du sérénissime grand-duc » pour obtenir la permission d’arrêter ce monstre de Crudeli. Qu’il la donnât, avant de tourner les talons, et ses ministres seraient bien empêchés de le rejoindre en Hongrie pour la lui faire révoquer. Mais, craignant à bon droit de paraître suspects, Ambrogi et Stoppani firent entrer dans leur jeu, mirent en avant le cardinal Neri Corsini, qui dirigeait les affaires du saint-siège pour son oncle Clément XII, infirme et presque aveugle. C’est le cardinal qui, le 16 avril 1739, écrivait au prince, en mauvais français, pour lui représenter les dangers que la religion courait à Florence par les doctrines déistes et les turpitudes de ces réunions maçonniques ouvertes en Angleterre pour se divertir honnêtement, mais devenues en Italie une école d’impiété et de perversité. Il suppliait son altesse de prendre en pitié, avant son départ, l’imprévoyante jeunesse a qui buvait l’iniquité comme de l’eau, » de ne pas s’en reposer sur ses ministres, d’expulser les Anglais, de permettre l’arrestation des deux ou trois regnicoles les plus coupables, d’au-toriser l’archevêque et le provéditeur de l’université de Pise à y révoquer tous les anciens professeurs : faute de quoi, il menaçait d’envoyer au nonce ses lettres de rappel.

François de Lorraine, mis en demeure, ne pouvait se dérober, même en hâtant son départ. Il crut donner une satisfaction momentanément suffisante au saint-siège en adressant au secrétaire d’état du pape une dépêche très conciliante, et en faisant signifier au baron Stosch de quitter la Toscane dans les trois jours. Il se trompait. Le résident Mann se mit en travers pour sauver son espion : il le déclara sous la protection de sa majesté britannique et obtint, en attendant mieux, la huitaine comme sursis. Le grand-duc, sentant bien que l’affaire allait être portée devant le cabinet dont Robert Walpole était le chef, s’empressa d’écrire, avec peu de dignité, au duc de Newcastle, lord-chancelier, qu’il avait différé l’exécution de ses ordres, mais qu’il priait George II de permettre qu’ils fussent exécutés. Cette permission, si humblement demandée, il ne l’obtint point sans doute, car le Prussien continua de vivre, de trafiquer, d’espionner à Florence. Il y devait mourir en 1757, laissant un nom méprisé, mais aussi un riche musée dont la vente dut tarir les larmes de ses héritiers.

Battu sur cette partie de son programme, l’inquisiteur prit sa revanche sur l’autre : il obtint les incarcérations qu’il requérait. Il leva les hésitations du grand-duc en prêtant à Crudeli ce propos que les sujets avaient le droit de se révolter s’ils étaient trop imposés : justement, à cette heure, François, court d’argent, comme tant d’empereurs et de rois, songeait à augmenter les impôts. En partant, le 27 avril, il permit d’appréhender au corps le poète. Le 9 mai, à minuit, dans la rue, on se saisit de lui comme il rentrait d’une de ces réunions qui se tenaient au café, chez les libraires, chez le résident anglais. La stupeur fut profonde à Florence, et le bruit s’en répandit jusqu’aux pays étrangers, où les gazettes grossirent le fait de toutes les exagérations dont elles sont coutumières. Par toute la Toscane, quiconque avait mal parlé de la religion, ridiculisé les moines pour leur ignorance, ou les scolastiques pour leur logique arriérée et pédante, murmuré contre le tapage incessant des cloches, mangé gras un jour maigre, commença à trembler pour sa liberté, voire pour sa vie, et se tint prêt à la sauver par la fuite. On n’osait plus dîner entre amis. On fuyait les Anglais comme compromettans. Des lettres de Rome annonçaient, en effet, qu’on arracherait au grand-duc d’autres arrestations, en dépit de ses impies ministres. Le docte juif Attias, le seul de sa race maudite qui eût obtenu le privilège de porter l’épée, pensa être arrêté à Livourne sous prévention de vendre des livres prohibés ; s’il échappa au danger, c’est que l’abbé Tornaquinci, secrétaire d’état, après avoir pris les ordres du comte de Richecourt, refusa net l’autorisation. La tolérance religieuse faisait la fortune de la Toscane, et l’on pouvait, par l’intolérance, tarir les sources de cette prospérité. L’arrestation de Crudeli avait été une assez grosse affaire : il fallait savoir s’en tenir à ce succès, et même traiter avec douceur le prisonnier. Les francs-maçons étaient en état de défense : Horace Mann avait fait entendre de vives représentations. Dans la captivité d’un docteur affilié à une société d’origine anglaise, il voyait la main de Rome, amie des Stuarts, ennemie de la maison de Hanovre, en d’autres termes presque une affaire d’état.


IV

Asthmatique comme il était, l’infortuné poète avait été conduit dans un étroit cachot de Santa-Croce, situé sous les toits. La fenêtre en était si petite que l’air y pénétrait à peine, et les rayons du soleil levant, dans cette saison d’été, réchauffaient pour toute la journée. Six pas à peine pour remuer les jambes, un grabat si habité qu’il en paraissait une fourmilière, et, sous le vent, des latrines rudimentaires, qui empuantissaient le peu d’air respirable parvenant au prisonnier. Comme on le savait fort malade, chacun disait par la ville qu’il était en danger de mort. Après trente-six jours, on le transféra donc dans une chambre moins fétide ; mais il y manquait encore d’air et de lumière, car on avait barricadé la fenêtre par crainte de communications avec le dehors. Jamais de visites ; point de chandelle la nuit ; ni papier, ni plumes, ni livres, et pourtant il n’était encore que prévenu, il n’avait pas même subi son premier interrogatoire.

C’est que l’instruction se poursuivait avec lenteur. De toutes parts on recueillait des témoignages, amis et ennemis, vrais et faux. On tenait pour sérieux ceux même qui se bornaient à rapporter tel ou tel propos d’un tiers. L’art de poser des questions dictait leur réponse aux simples, et plus d’un parmi eux, comme parmi les intimidés, s’engagèrent par serment à déposer ce qu’on leur dicterait. Quelquefois pourtant on s’adressait mal, et il y eut des refus honorables, celui notamment du marquis Giugni. Mais la peur est mauvaise conseillère, et les lâches forment légion.

Dans son indignation, le ministre Rucellai ne parlait de rien moins que de faire abolir sur-le-champ le saint-office ; par malheur, il lui était difficile d’y réussir, et il n’osait seulement pas en écrire à Vienne, où il savait la curie toute-puissante. Ce qui le décida, ce fut une supplique remise par les parens du prisonnier aux membres du conseil de régence, pour qu’ils la fissent parvenir au grand-duc. Après deux mois et neuf jours de détention, ni Crudeli ni les siens ne soupçonnaient de quoi il pouvait être accusé. Son vieux père, sa vieille mère ignoraient même que l’asthme se compliquait désormais de redoutables crachemens de sang. Le comte de Richecourt joignit à leur supplique un rapport de Rucellai avertissant le grand-duc qu’on l’avait trompé, que le saint-office poursuivait en Tommaso Crudeli la société des francs-maçons. Ce rapport proposait d’exiger de la cour de Rome qu’elfe autorisât la présence d’un commissaire du gouvernement aux procès intentés par l’inquisition, faute de quoi l’assistance du bras séculier loi serait refusée. Mais, en transmettant ces deux pièces à son maître, Richecourt le conjurait d’en garder le secret, pour que les parens du détenu ne fussent pas inquiétés. La précaution peut paraître étrange, elle n’était que légitime. Les lettres du nonce an grand-duc, lesquelles sont aux archives de Florence, lui représentaient, dans le même moment, le secrétaire du droit royal comme incapable de méthode et de suite, — il n’en était que trop capable au gré de son accusateur, — ignorant du droit canonique et du droit civil, plein de haine envers le clergé, haï lui-même de toutes gens, grands et petits. Si le rapport de Rucellai avait été connu, ce courageux ministre n’aurait pu rester dans son pays.

L’inquisiteur, de son côté, n’avait pas non plus les coudées franches. Cette bulle, qui n’avait pu être publiée, menaçait uniquement ceux qui persisteraient à rester francs-maçons. Or, de réunions il ne s’en tenait plus, ni dans la loge ni chez le baron Stosch. Il fallait donc, si l’on voulait frapper Crudeli, qu’il se livrât lui-même par d’imprudens aveux. De là les visites fréquentes que loi faisait le vicaire du saint-office. Enfin, le 10 août, après trois longs mois de détention, le prisonnier, sur ses instances répétées, fut conduit devant son juge. Ce juge était assisté de son chancelier, rédacteur obligé des interrogatoires, « homme aussi habile à les embrouiller que faible sur la syntaxe et ignorant de la ponctuation, de l’orthographe, comme il appert du procès. »

Le père Ambrogi, avec une politesse toute toscane, s’excusa d’un retard qui n’avait point dépendu de lui. Sans les obstacles suscités, « sa seigneurie excellentissisme, admise à se défendre, serait déjà ou condamnée à Rome ou rendue à la liberté. » Puis, il invita le prévenu à prêter sur l’évangile serment de dire la vérité, usage abusif des anciens tribunaux, aboli en Toscane, pour les tribunaux civils, depuis 1670, et, procédant aussitôt à l’interrogatoire, il demanda à Crudeli pour quelle cause sa seigneurie pensait avoir été mise sous les verrons.

— C’est peut-être, répondit Tommaso, pour avoir deux ou trois fois mangé de la viande le vendredi et le samedi ; mais j’avais la permission du médecin. C’est peut-être aussi pour avoir assisté à quelques réunions des Friméçons ; mais, par obéissance à la bulle, je m’en suis retiré ; je me suis même entremis auprès du résident britannique pour qu’elles cessassent complètement, comme elles ont cessé en effet. — Que faisait-on dans ces réunions ?

— On disait des bagatelles pour rire, on soupait. Mais pourquoi me questionner sur les Friméçonns, puisque le gouvernement ne le permet pas ?

— C’est un ministre qui vous l’a dit ?

— Non, pas un ministre, mais un officier de son altesse, dont j’ignore le nom.

Tout aussi discret sur les autres noms propres se montra Crudeli, en répondant aux quarante-cinq questions qui lui furent posées. Il ne broncha point sous le feu. Quand il dut signer, il s’aperçut que les questions avaient disparu de la rédaction du chancelier, que les réponses s’y transformaient en une sorte de récit, de déposition, comme s’il s’était présenté spontanément au sacré tribunal. Il s’en plaint, mais il a bien tort de s’en plaindre, lui est-il répliqué : puisqu’il n’a pas été interrogé en due forme, c’est preuve qu’on ne le tient pas pour un accusé ordinaire. En le congédiant, l’inquisiteur lui fit jurer le secret, — c’était abuser quelque peu du serment, — et il ajouta cette aimable plaisanterie : « Voilà un bon serment, meilleur que ceux des Friméçonns ! » Supplié de ne pas retenir plus longtemps en prison un pauvre phtisique, il se déclara les mains liées, et renvoya sa victime sans lui donner l’ombre d’espoir.

D’autres interrogatoires succédèrent bientôt au premier. On y essaya maintes fois d’obtenir des noms propres, sans circonlocutions désormais, à brûle-pourpoint : — Connaissez-vous quelque hérétique, polygame, blasphémateur ou suspect de ces crimes, qui lise ou possède des livres prohibés ? — Imperturbable en sa fermeté, cet homme aux abois ne connaissait jamais personne. Sentant bien qu’avec le saint-office il ne recouvrerait sa liberté qu’au prix de la délation, il avait mieux aimé la demander aux ministres. Luca Corsi, un de ses amis, ayant trouvé moyen de correspondre avec lui, grâce au frère convers son geôlier, qui ne s’était pas trouvé incorruptible, avait porté un billet du prisonnier à Rucellai. Ce ministre aussitôt représentait à Richecourt, son chef, l’énormité d’un procès qui traînait devant le for ecclésiastique une société séculière ; mais Richecourt n’osait s’employer ouvertement, et on le voyait bien. On lui proposait donc de faire évader Crudeli et de le conduire dans une forteresse de l’état, où sans peine il se dis-culperait. N’osant même prendre sur lui de donner à ce complot son approbation, il le recommandait pourtant au grand-duc, dans une lettre chiffrée où il faisait ressortir et le talent du poète et le dessein du saint-office de faire échec aux serviteurs de son altesse. Mais, en d’autres lettres, son altesse recevait le contre-poison. Le 11 août, au lendemain du premier interrogatoire, l’inquisiteur avait sollicité le nonce apostolique à Vienne d’arracher à l’époux de Marie-Thérèse l’autorisation de procéder contre quelques Florentins mal famés. Le devoir du prince était d’extirper les doctrines contraires à la foi, et il le pouvait faire sans nuire au repos du grand-duché. Ces rigueurs salutaires procureraient même au plus grand nombre une vive satisfaction. Ainsi placé entre l’enclume et le marteau, le prince époux se résignait à y rester, à ne rien faire ; on s’en tirerait comme on pourrait. Ce grand politique devait faire école en Toscane. Dans notre siècle même, le ministre toscan Fossombroni ne répétait-il pas sans cesse : « Le monde va de lui-même : Il mondo va dase ? »

Pour le moment, on ne s’en tirait point, et la guerre sourde continuait. D’une part, les interrogatoires : on avait fini par dire à Crudeli que les accusations honteuses du chevalier Minerbetti étaient cause de son incarcération. Lui, il protestait avec énergie : quelle apparence à ces turpitudes, puisque le baron prussien dont la maison en aurait été le théâtre n’était point inquiété ? Il se déclarait dévoué au grand-duc, ce dont l’inquisition se souciait peu, et même bon catholique, ce dont elle avait bien raison de douter. Craignant d’être empoisonné, il ne se nourrissait plus que de chocolat, comme si le chocolat ne pouvait contenir, dissimuler le poison ! D’autre part, ses amis le soutenaient de leurs encouragemens. Par l’entremise du frère geôlier lui arrivaient des perruques dont la coulisse, des habits dont la doublure cachaient des billets. Il recevait de fréquens bouquets de fleurs attachés avec des ficelles, pour que, de ces ficelles, il tressât une corde propre à l’aider dans son évasion. Mais la corde, évidemment, ne pouvait être prête du jour au lendemain.

A Rome donc, la congrégation du saint-office avait tout loisir pour délibérer, pour prononcer la sentence sur les pièces que lui soumettait l’inquisiteur florentin. Des dix-sept cardinaux qui la composaient, la plupart étaient d’avis d’élargir le détenu au prix d’une légère pénitence, ou tout au moins de l’admettre à se défendre contre des chefs d’accusation précis. Mais le promoteur de la bulle contre les francs-maçons, monsignor Feroni, secrétaire du saint-office, obtint que la sacrée congrégation exigeât un plus ample procès, ce qu’on appelait alors l’impinguatur, dût le prisonnier, comme on le prétendait, mourir en prison.

Si secrètes que l’inquisiteur Ambrogi s’efforçât de tenir toutes ces choses, elles transpiraient. Les intéressés, comme les curieux, ont l’oreille fine, et l’amitié de Luca Corai était aux écoutes. Grâce à lui, Richecourt connut presque en même temps les décisions de Rome et les menées de Florence, tout ce qu’on avait fait auprès du 162 REVUE DES DEUX MONDES. jésuite Pagani, du chanoine Guadagni, du médecin Pupiliani, du chevalier Minerbetti, pour asseoir les bases d'un procès. De Pupiliani, Luca Corsi produisait même une relation minutieuse, que M. Sbigoli publie parmi ses pièces justificatives et qui fut aussitôt envoyée au souverain. Elle arrivait à propos, dans le moment même où le duc de Newcastle protestait auprès de lui contre cette campagne audacieuse pour frapper moralement, en condamnant Crudeli, bon nombre d'Anglais. Las d'être troublé dans son cher repos, François de Lorraine expédiait enfin, le 24 octobre, une dépêche par laquelle, « pour en finir et n'entendre plus parler de cette affaire, » n'osant être maître chez lui, il tolérait une tentative d'évasion, pourvu que le gouvernement ne parût pas complice, pourvu que l'évadé quittât la Toscane, et que, même après avoir prouvé qu'il était innocent, il ne revînt pas à Florence sans une expresse permission.


V

Cependant, comme tout a une fin, même la confection d'une corde avec des bouts de ficelle, Tommaso Crudeli était prêt. Sa corde devait supporter non le poids de sa personne, mais celui des engins qu'on lui envoyait du dehors. L'ayant lancée par sa fenêtre, en la retenant par un bout, il en avait, à l'heure dite, retiré une beaucoup plus forte, avec crochets et nœuds, ainsi qu'un couteau, deux pistolets et un mouchoir taché de sang. Pendant la nuit, il devait feindre un violent accès d'asthme et d'hémoptysie, appeler le frère geôlier, lui montrer le sang du mouchoir, se faire conduire, pour avoir plus d'air, dans la chapelle de l'inquisition, là le menacer de ses pistolets, accrocher la grosse corde à la fenêtre, y grimper, et, en s'aidant des nœuds, se laisser glisser sur la place de Santa-Croce. Puis, il devait courir au Corso de’ Tintori, crier trois fois le mot Cane, auquel accourrait un ami qui le mettrait en lieu sûr jusqu'au jour, sortir de la ville dès l'ouverture des portes, et, en contournant les murailles, gagner la porte al Prato, où attendraient un autre ami et deux chevaux. Monter sur l'un, piquer des deux, en jouant le personnage de domestique, et arriver sur la terre étrangère, c'est-à-dire dans le duché de Lucques, telle devait être la seconde partie, la plus facile, du programme, et la fin de l'aventure.

Mais Crudeli rechignait. Il ne voulait pas, disait-il, perdre sa patrie, vivre en homme qui a peur de la justice. Il aimait mieux attendre d'être admis par la congrégation de Rome à présenter sa défense. Il y croyait plus qu’à cent échelles pour recouvrer sa liberté. Combien n’eût-il pas été plus résolu encore à ne point disputer au saint-office les restes de sa misérable vie, s’il avait su ce qui se passait autour de lui ! Son frère Antonio, rôdant sans cesse autour de la prison, avait éveillé les soupçons de l’inquisiteur. L’inquisiteur enjoignait au bargello, — un magistrat d’ordre inférieur, qui tenait du directeur des prisons, de l’exécuteur des hautes-œuvres et du préfet de police, — de surveiller les abords, de ne laisser sortir, entrer, approcher personne. Le bargello, en subalterne bien appris, ayant cru devoir en référer au comte de Richecourt, le chef du conseil des finances lui déclarait qu’il ne se pouvait découvrir contraire au saint-office et qu’obéir à l’ordre donné était nécessaire. Timide à l’égal de son maître, le ministre trouvait du moins son excuse dans l’exemple donné de si haut.

Plus hardi et plus résolu, Antonio Crudeli ne voulait pas en démordre : au jour fixé, il tenta, contre vent et marée, de sauver son frère. Il parvint à déjouer une surveillance de comparses, trop peu zélés pour être bien sévères, et une fois au pied des murs de Santa-Croce, il fit le signal convenu. Étrangement surpris qu’on ne tînt pas plus de compte de sa volonté, le prisonnier ne voulut pourtant pas, en s’abstenant de répondre, provoquer un nouvel appel à voix plus haute, ce qui eût éveillé ses gardiens et compromis l’obstiné Antonio. Il jeta donc sa corde et la retira avec le paquet. Mais qu’allait-il en faire, puisqu’il ne voulait pas s’en servir ? Il cacha la corde sous son matelas, cassa en trois le couteau, jeta le manche dans les latrines, dissimula la pointe dans une écorce d’orange, et, par une de ces imprudences qui ne s’expliquent guère, laissa le troisième morceau dans la gaine, sur l’appui de sa fenêtre. Or, malgré les précautions prises, le frère gardien avait entendu quelque bruit. Ses chefs avertis ordonnèrent une perquisition dans la cellule et jusque sur la personne de leur proie. A la corde, aux fragmens du couteau, facilement trouvés, s’ajoutèrent, comme pièces de conviction, la ficelle, l’encre de Chine qu’on découvrit dans ses poches. Le projet de fuite ne pouvait plus être nié, et en ce temps-là, avec de tels juges, essayer de fuir, c’était s’avouer coupable. Le malheureux fut ramené dans l’exigu réduit où il avait tant souffert aux premiers jours de sa captivité. Même, ne l’y croyant pas en sûreté pour la nuit, pendant trois nuits d’hiver, du 20 au 22 décembre, on l’enferma dans les fétides latrines, jusqu’à ce qu’on eut bardé de fer la porte et la fenêtre, sondé les murs de la chambre. Quand on l’y eut réinstallé, on lui signifia qu’à la moindre tentative de s’évader, il n’aurait plus d’autre prison que celle où il venait de passer trois nuits. D’ores et déjà, il ne devait plus être conduit à l’air, pour respirer, qu’une fois toutes les vingt-quatre heures et non de jour, quoique la froidure nocturne ne pût qu’être funeste à un asthmatique. Afin d’obtenir un traitement moins rigoureux, il entreprit de prouver qu’il n’avait pas voulu fuir, et il raconta de fil en aiguille toute l’aventure, sans nommer pourtant ni compromettre personne. Mais il avait affaire à plus fin que lui : l’inquisiteur Ambrogi, devinant ce qu’on ne lui disait pas et résolu à s’en assurer, fit aussitôt écrire à Antonio Crudeli trois billets où était imitée l’écriture de Tommaso. Les réponses d’Antonio furent évasives : il avait flairé la fraude. Pris toutefois de frayeur, pour être plus sûr de son pardon, il s’alla dénoncer lui-même : vrai procédé de Gribouille. Quant au poète, il ne pouvait plus rien dissimuler. Qu’importait, après tout ? A supposer qu’on lui reprochât de n’avoir pas livré le nom d’un frère si dévoué, sa situation n’en pouvait être sensiblement empirée.


VI

En fait, la découverte des engins, qui aurait dû, semble-t-il, aggraver ses souffrances, peut-être même causer sa ruine, fut pour lui la planche de salut. On n’avait prolongé sa détention que pour réunir contre lui de nouveaux indices. Ces indices, on les avait : ayant voulu fuir, il était coupable. De Borne vint donc bientôt l’ordre de l’admettre à présenter sa défense. Grande fut sa joie, il se voyait déjà en liberté. Et pourtant que d’entraves à cette défense, son cher espoir ! Il ne pouvait choisir son défenseur que parmi les trois hommes de loi agréés par lettres patentes du saint-office, et son choix devait encore être approuvé de l’inquisiteur. Le défenseur n’avait pas le droit de demander les noms des dénonciateurs et des témoins ; il ne pouvait montrer à personne la copie du procès, qui ne lui était communiquée qu’à la condition de la restituer au tribunal. Il devait jurer que s’il jugeait son client coupable, il l’abandonnerait, et que, s’il lui découvrait des complices, il les dénoncerait. Ainsi tout son rôle consistait à conférer avec l’accusé et à remettre au tribunal deux notes indiquant les points sur lesquels il désirait interroger les témoins tant à charge qu’à décharge. Crudeli ayant fixé son choix sur celui des trois défenseurs que l’élargissement de quelques détenus avait mis en renom, ne put obtenir l’assentiment de son juge, et dut se rabattre sur un docteur Bartolommeo Archi, âgé de quatre-vingt-deux ans, à peu près hors d’état de tenir une plume, et qui, selon les règles dû saint-office, ne pouvait emprunter la plume d’autrui. Dans les conférences qu’ils eurent ensemble (28 mars 1740), ils décidèrent de demander une nouvelle audition des quatre principaux dénonciateurs, Grossi, Cecchi, Pupiliani, Minerbetti, dont les dépositions avaient été énergiquement démenties par le prévenu.

Le 14 avril, comparut l’abbé Grossi. Dans sa haine, il maintint ses accusations précédentes et en ajouta de nouvelles : Tommaso était hérétique, il se moquait de l’huile sainte, il appelait la confession le bourreau des consciences, il affirmait le baptême uniquement bon à laver la tête du baptisé et à empêcher que les poux ne s’y missent, il allait à la chasse dans le temps de la messe, et il se moquait des personnes pieuses qui y assistaient. Cecchi, du moins, n’ajouta rien à ses déclarations précédentes. Pupiliani, s’attachant à revenir sur les siennes, reconnut qu’il n’avait parlé que par conjecture d’un homme réputé médiocre catholique. Quant à l’éventé Minerbetti, sans souci de se contredire, il prétendait ne se rien rappeler. Pour lui rendre la mémoire, il fallut le menacer de l’incarcération, de « l’examen rigoureux, » qui se compliquait de la torture questionnaire. On fit luire à ses yeux le poignard des féroces Crudeli, prêts à le châtier de ses dépositions précédentes. Que deviendrait-il, non protégé par le saint-office ? Suant la peur, ce faible esprit reconnut véritable tout ce qu’il avait dit antérieurement, signa tout ce qu’on voulut. Notre auteur suppose que le chancelier dut altérer après coup et aggraver le procès-verbal ; supposition bien inutile : avec un idiot terrifié, l’on pouvait agir au grand jour. Les témoins, d’ailleurs, ne juraient-ils pas le secret ?

Restait à entendre les témoins à décharge, des amis qui, pour sauver l’accusé, allaient bravement attester, sous la foi du serment, sa parfaite orthodoxie. C’est, en effet, dans ce système ingénieux que le caduc défenseur avait conçu la défense : établir les nombreux actes de piété qu’on pouvait attester de son client, assiduité aux offices, même les jours ouvrables, communion fréquente, vénération spéciale des madones et des saintes images qui ornaient partout le coin des rues, et devant lesquelles brûlaient nuit et jour chandelles ou lampions. Si ces actes étaient prouvés, les accusations contraires se trouvaient fausses. Il ne s’agissait que de gagner et de produire des témoins complaisans. Mais le plus imprévu des incidens survint, qui renversa ce bel échafaudage et imposa un changement de tactique.

Le 21 avril, Minerbetti ayant, par hasard, sous sa stupidité retrouvé sa conscience, tombe comme une bombe chez son vieux cousin l’octogénaire marquis Luca Casimirro des Albizzi. « Je suis mort ! s’écrie-t-il. Je suis damné ! — Eh ! pourquoi ? — J’ai calomnié d’honorables citoyens ; j’ai fait jeter dans les cachots du saint-office le docteur Crudeli. » Le marquis cherche à calmer ces remords tardifs ; il n’y parvient que par le conseil de s’en ouvrir à un bon confesseur, de s’en remettre à sa direction. Est-ce lui qui, au lieu d’indiquer un jésuite, indiqua un certain père Niccolò de Scansano, lecteur à l’université de Pise ? On ne sait. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ce lecteur, ce professeur était un galant homme qui, honnêtement, enjoignit à Minerbetti de rétracter toutes ses fausses dépositions.

Ce n’était pas ainsi que l’entendait le pénitent. Minerbetti se rappelait les menaces de l’inquisiteur ; il tremblait encore au souvenir des chambres du saint-office et il n’y voulait à aucun prix remettre les pieds ; il entendait mettre en repos sa conscience à moins de frais. D’un coup d’œil, le confesseur eut jugé cette faible cervelle, et il n’insista pas. Il comprenait d’ailleurs que le sacré tribunal ne tiendrait aucun compte d’une rétractation verbale, et que mieux valait en avoir une écrite, qu’on enverrait directement à la congrégation de Rome. Impossible avec l’ancien nonce Stoppani, ami de l’inquisition et des jésuites, cet envoi pouvait être obtenu du nouveau nonce, leur ennemi. C’était un prélat milanais, Alberigo Archinto, évêque d’Apamea, qui fut plus tard secrétaire d’état de Benoît XIV, et dont les six ans de nonciature à Florence laissèrent chez les Florentins un souvenir affectueux, reconnaissant. Albizzi et les amis du prisonnier obtinrent aisément que la rétractation de Minerbetti partît pour Rome, dûment certifiée par un notaire.

C’était une lueur d’espoir, mais aussi un délai nouveau, et qui, dans cette captivité prolongée, empirait la maladie du captif. De plus, sa tête se prenait. N’était-il pas excusable de se laisser envahir par la monomanie de la persécution ? Dans les charges produites contre lui, il voyait l’œuvre du signor inchiostro, c’est-à-dire de l’encre du père inquisiteur, ou, comme il l’appelait, d’Harpagon. Durant ses interrogatoires, il croyait voir s’entr’ouvrir les portes des armoires de la chapelle et s’agiter derrière des gens apostés. Plus que jamais il craignait le poison. Des chaussettes noires, que lui envoyait son frère, lui paraissaient, par leur couleur, un présage de mort. Le 10 mai, un vaisseau se rompit dans sa poitrine, il vomit des flots de sang et il parut si près de perdre la vie qu’on ne crut pouvoir loi refuser plus longtemps un médecin. Celui qui fut appelé le saigna deux fois, — saigner était déjà la panacée en Italie, comme au temps où elle tuait Cavour, — et, après ce bel exploit, il ordonnait comme remède unique les derniers sacremens. Mais pouvait-on les administrer à un membre déjà retranché de l’église ? Un bon clerc, nommé Griselli, dominicain à San-Marco et ami de Rucellai, leva les doutes du saint-office et fit comprendre qu’on ne devait pas étendre à l’âme les sévices dont souffrait le corps.

Cette crise, au reste, on la dissimulait. Un des frères du poète, l’abbé Crudeli, — singulier abbé, qui finit, après bien des scandales, par prendre femme et se faire avocat, — venait deux lois par jour à Santa-Croce pour avoir des nouvelles : on ne lui disait rien de l’accident survenu. Quand il l’eut appris par ailleurs, on lui refusa l’accès de la prison : il ne put l’obtenir que par l’intercession bienveillante et sur la volonté expresse du nonce. Auprès du nonce lui-même, l’inquisiteur, pour justifier sa conduite, soutenait que l’accident n’était rien ; mais justement à cette heure, Antonio Crudeli apportait au ministre Rucellai un billet que le prisonnier avait écrit de son sang et où il relatait ses douleurs physiques et morales. Informé sans retard, le nonce ordonnait que le malade fût transféré dans une prison vaste, aérée, qu’il y fût entouré d’égards, qu’on lui prodiguât tous les remèdes que sa famille et le médecin jugeraient nécessaires. Là-dessus, le père Ambrogi jette les hauts cris : « Monsignor Archinto a dépassé ses pouvoirs, puisque le pape saint Pie V avait interdit à ses nonces toute ingérence dans les affaires de l’inquisition florentine. » Mais devant la fermeté du prélat, qui répondait de tout, il fallut bien s’exécuter.

Un simple changement de chambre suffit pour améliorer cette santé si compromise. Crudeli allait bientôt obtenir une amélioration plus sensible d’un nouveau déplacement. Son persécuteur, par la mort de Clément XII, si acharné contre les francs-maçons, perdait le meilleur atout de son jeu. Aussitôt s’accusaient, par un naturel esprit de réaction, les sentimens plus humains, plus concilians, plus modernes, qui devaient amener, près de six mois plus tard, l’exaltation de Benoît XIV. Crudeli fut transféré, sur sa demande, au château de Saint-Jean-Baptiste, qu’on appelait Fortezza da basso, pour y rester jusqu’à ce que la sentence fût prononcée. Très vexé de ne pouvoir plus jouer avec son prisonnier comme le chat avec la souris, l’inquisiteur Ambrogi se vengeait par une bien mesquine taquinerie : Tommaso Crudeli ne connut la décision qui faisait droit à sa demande qu’au moment où le carrosse qui devait l’emmener était déjà devant la porte de Santa-Croce (9 juin). C’est dans le Diario du docteur Cocchi, autrement dit dans ses notes prises au jour le jour, qu’on trouve ce détail.

Après treize mois de détention ecclésiastique, notre poète, dans une forteresse civile, se croyait au paradis. Il l’embellissait de ses espérances, qui ne connaissaient plus de bornes. « Mon honneur et mon repos, écrivait-il au comte de Richecourt, sont assurés ; ma liberté le sera bientôt. » L’inquisiteur vint jeter un seau d’eau froide sur cette chaleur prématurée d’enthousiasme, en montrant que sa main pouvait encore atteindre le détenu : il lui fit signifier d’avoir à ne pas entendre la messe, à ne pas demander les sacremens, s’il ne voulait encourir les peines portées par les saints canons ; il avertit le nonce que la culpabilité était certaine, que le coupable l’avait-avouée à son défenseur, lequel, par scrupule de conscience, n’avait pas cru qu’il pût dissimuler cet aveu au saint-office. Mais, toujours en défiance, l’honnête évoque d’Apamea mit sous les yeux du défenseur et de l’accusé cette communication, qu’ils démentirent tous les deux, à l’insu l’un de l’autre, avec une fermeté indignée. Pour preuve à l’appui de sa parole, le vieil Archi remit au nonce copie du procès, et la congrégation, à Borne, fut saisie de ce nouvel incident. La chose était grave, et pouvait s’aggraver encore si de nouveaux papiers étaient livrés. Le père Ambrogi envoyait donc en hâte son chancelier Montefiore réclamer au défenseur tous ceux qu’il pouvait avoir entre les mains. Ils étaient tous déjà dans celles du nonce. De là une vive altercation, qui prit fin par cette imprudence de Montefiore : « Votre Seigneurie pourra dire à Monsignor le nonce tout ce qu’elle voudra ; je jurerai sur l’hostie consacrée entièrement faux ce qu’elle aura dit. » Quel parti n’a pas ses zélés compromettans ?

C’est encore de Minerbetti que vint un nouveau pas vers le salut. Il vivait dans la terreur des Crudeli et se voyait déjà tombant sous leurs coups. Le moins qui lui pût advenir, c’est que Tommaso, redevenu libre, lui fit un bon procès. De nouveau il recourut à sa providence, le cousin Albuzi, et le cousin Albizzi obtint des membres de cette redoutée famille qu’ils jureraient de laisser en paix le chevalier, à condition qu’il se rétractât devant le tribunal civil, comme il avait fait devant le tribunal ecclésiastique, et qu’il s’employât pour l’élargissement du docteur. Ces engagemens réciproques furent pris dans les règles : par Minerbetti, puis par Tommaso dans sa forteresse, en présence de l’assesseur des Huit, et par tous les Crudeli à Poppi, devant le vicaire ou gouverneur civil de ce pays. Dans une belle lettre au marquis, le poète se déclarait, en outre, bien éloigné de tout juvénile désir de vengeance.

Enfin, le 5 août, le gouvernement avait connaissance de l’arrêt rendu par la congrégation, à Rome, sous forme d’une lettre adressée à l’inquisiteur de Florence. Il était enjoint au docteur Crudeli de se retirer, comme aux arrêts, dans sa maison paternelle de Poppi, et d’y rester tant qu’il n’en serait pas autrement ordonné. Une condamnation si adoucie prouvait bien que le saint-office tenait le péché, — si péché il y avait, — pour très véniel ; mais le père Ambrogi avait à sauver son amour-propre. Il voulait donc, dans la cérémonie où l’arrêt serait notifié au condamné, énumérer tous les chefs d’accusation, même ceux dont celui-ci s’était justifié. La régence représentait bien qu’on ne pouvait maintenir des griefs démontrés calomnieux, seuls assez graves pour que son altesse eût pu autoriser l’arrestation, et le nonce partageait cette manière de voir ; mais l’inquisiteur se retranchait derrière les ordres de ses supérieurs, et il engageait Richecourt à en référer à leur tribunal suprême. Le comte, avec ce ton de légèreté du XVIIIe siècle, masque excellent pour la diplomatie, disait n’avoir parlé que dans l’intérêt de la religion, comme du saint-office, et assurait qu’au fond la teneur de la sentence lui importait peu. Négligence calculée, purement extérieure, comme le prouvent les dépêches qui, dans ce moment même, partaient pour Vienne à l’adresse du grand-duc.

Le 20 août, à la brune, Tommaso Crudeli fut conduit dans la petite église, déjà diminuée alors d’une de ses nefs, aujourd’hui complètement supprimée, de San-Pier-Scheraggio, qui s’élevait sur l’emplacement des Archives actuelles et de la galerie des Uffizi. La porte fut fermée sur lui, et un capitaine des gardes à pied reçut mission de ne laisser entrer personne, car le gouvernement ne voulait pas qu’on lût en public, dans l’énoncé de la sentence, ces obscènes inventions du chevalier Minerbetti, uniquement propres à souiller l’esprit des simples, à déshonorer un honnête homme, la société des francs-maçons, le souverain lui-même, puisqu’il y était affilié. Dans l’église, tendue de noir, sept personnes seulement étaient donc présentes : le condamné, l’inquisiteur et son chancelier, le chanoine Giulio del Riccio, vicaire-général de l’évêché, tenu par sa charge d’assister à toute cérémonie de ce genre, et, sur des chaises plus basses, le sénateur Quaratesi, l’avocat Neroni, l’auditeur Urbani, délégué du conseil de régence. Devant l’inquisiteur, une table, un crucifix, quelques cierges allumés, un missel ouvert. Le frère chancelier commença la lecture de l’arrêt. Crudeli, qui entendait relater une à une toutes les accusations, s’apercevant qu’on taisait ses défenses, ses démentis, interrompait sans cesse et, d’un ton courroucé, faisait ses additions, ses corrections. Lorsqu’il entendit énoncer les griefs qu’avait suggérés Minerbetti, il rappela l’ineptie du personnage, l’amende honorable qu’il avait faite à ses pieds, l’accord intervenu entre eux. Quant aux propos impies dont l’avaient chargé, disait la sentence, plusieurs témoins : « Ce qui m’a chargé, osa-t-il s’écrier, c’est la plume du père inquisiteur. » Comme on lui demandait une caution de mille écus, garantie qu’il ne romprait pas son ban : « Je ne suis pas un misérable, dit-il, j’ai des terres, des maisons. — Est-ce exigé par la sacrée congrégation ? dit à son tour le vicaire de l’archevêché. — Oui, » répondit, non sans hésiter un peu, le père Ambrogi. Puis, se tournant vers le condamné : « Signor Crudeli, la sacrée congrégation a tant de motifs de voir en vous un impie que, sans vos maladies graves, elle vous aurait soumis à l’examen rigoureux. — Eh bien ! interrompit brusquement le poète, mes juges ont donc une grande obligation à mes maladies, puisqu’elles les empêchent de torturer un mourant. Ils auraient eu regret d’en avoir donné l’ordre sur la dénonciation d’un fou qui s’est rétracté. » L’inquisiteur, renonçant à poursuivre sa harangue, se borna aux paroles suivantes : « Si vous avez commis quelqu’une des fautes que vous niez, et si vous les avouez, votre peine pourra être diminuée et votre âme sera sauvée. — Ma peine ne m’effraie pas, reprit Crudeli ; même plus forte, elle ne m’effraierait pas encore ; mais je suis affligé de me voir méconnu par la sacrée congrégation. » Pour conclure, le père Ambrogi lui imposa de dire les sept psaumes de la pénitence une fois par mois pendant un an. Puis il lui fit jurer sur le missel, ouvert à l’évangile, de se soumettre à sa condamnation, et il le congédia. Les pièces officielles sont, bien entendu, muettes sur les sentimens des personnages de cette scène ; mais, avec un peu d’imagination, l’on peut les deviner.


VII

De sa retraite obligée en sa maison de Poppi, Tommaso Crudeli n’avait le droit de sortir que les jours de fête, pour aller, recto tramite, à la messe. Ce n’était pas un exercice suffisant pour soutenir ou remettre la santé d’un homme : l’église des moines de Vallombreuse était à quelques pas de son logis. Le vicaire forain du saint-office, un père Cocchini, l’assommait de ses visites, pour lui rappeler qu’il n’était pas libre, qu’il restait sous la main de ses juges, qu’il devait verser le montant de sa caution. Sur ce dernier point, il répondait que le comte de Richecourt l’avait autorisé à ne pas se soumettre » « Vos protecteurs, répliquait Cocchini furieux, ont été cause des longueurs de votre procès ; ils le seront des retards apportés à votre grâce. » On pouvait braver ; mais la menace était inquiétante, alors surtout que la maladie s’aggravait. Pour cette poitrine si compromise, un séjour prolongé dans la froide atmosphère du Casentino était comme une condamnation à la mort lente. Venu à Poppi au commencement de l’automne, alors que déjà y souffle la tramontane et que les sommets environnans de l’Apennin se couvrent de neige, ses médecins le déclaraient perdu s’il ne changeait de résidence. C’est pourquoi il demandait à Rome l’autorisation de se rendre à Pise ; mais il ne recevait point de réponse, et ses amis n’étaient pas plus heureux. Richecourt parlait de l’enlever ; il s’y refusa, voulant suivre les règles et n’être pas accusé de parjure.

Finalement, en novembre, il fut informé que sa demande était accueillie ; on ne lui faisait point connaître sa destination nouvelle. Pour l’apprendre, il dut faire le voyage de Florence. A l’auberge où il était descendu, il reçut un billet très complimenteur du père Ambrogi, qui, se réjouissant de ce que l’excellentissime seigneur docteur fût venu dans la ville, l’invitait à passer au saint-office, où on lui ferait connaître sa résidence. Mais on avait ouï parler de trop de gens qui avaient ainsi disparu pour qu’un échappé de l’inquisition se remît dans la gueule du loup. Peut-être murmurait-il le vers de notre bon fabuliste, qu’il avait traduit :


Car, quand tu serais sac, je n’approcherais pas.


Il avait, d’ailleurs, assuré ses derrières : Richecourt approuvait fort qu’il déclinât cette inquiétante invitation.

L’ordre n’arriva que quelques jours plus tard pour Crudeli de se rendre à Pontedera, non loin de Pise, dans le val d’Arno inférieur. L’air y est assez doux, mais les commodités, encore aujourd’hui, y sont nulles : l’interné n’y pouvait avoir ni livres, ni amis, ni médecins ; un paesetto, comme il l’écrivait ; un trou, comme nous dirions. Le voilà donc réduit à solliciter de nouveau : à grands cris, il demande Pise, d’un climat si égal et si chaud, grâce à son heureux paravent de montagnes, une ville enfin, où il y a des hommes, des lettrés, des professeurs, des docteurs, des médecins. Mais les cardinaux de la congrégation, fatigués de ces réclamations incessantes, irrités de la pression que prétendait exercer sur eux l’odieux Richecourt, faisaient la sourde oreille. Enfin, pour n’entendre plus parler de cette affaire, le 10 décembre, ils faisaient communiquer au suppliant par le père inquisiteur cette réponse d’une ironie cruelle quoique discrète, que « en considération de Son Excellence le comte de Richecourt, la sacrée congrégation permettait au condamné de se rendre, loco carceris, en tout village à son gré, les villes de Florence, Sienne, Pise, Livourne, lui restant interdites. » Ce n’était pas la peine de quitter un trou pour un autre. Crudeli resta donc à Pontedera tout l’hiver. Au mois d’avril suivant (1741), l’excellent nonce Archinto lui faisait obtenir, en provoquant l’intervention du nouveau pape, Benoît XIV, sa liberté pleine et entière.

C’était trop tard pour qu’il se pût rattacher à la vie. Sentant qu’elle allait bientôt lui échapper, il n’en disputait plus à la marâtre nature les heures comptées. Au séjour de Pise il préféra le séjour de Florence, bien moins clément en hiver : ce dont il avait soif, c’est de la société des humains. Mais elle ne put le ranimer. Entouré d’amis, il restait en proie à une indicible tristesse. Sollicité de revenir à la poésie, il ne pouvait : sa mémoire affaiblie, son imagination épuisée ne s’y prêtaient plus. Il n’était désormais que l’ombre de lui-même. Après avoir langui trois ans encore, il mourut d’un accès d’asthme, le 27 janvier 1745, à peine âgé de quarante-trois ans.

Le savant Lami, rapportant, dans ses Nouvelles littéraires, la fin trop attendue de cet infortuné, fait en peu de mots son oraison funèbre : « Il a été un grand exemple pour montrer aux hommes qu’il faut être très modéré, très circonspect dans ses paroles. » Lami montrait lui-même qu’il savait profiter de la leçon ; il n’ajoutait pas un mot sur le poète, sur le procès, sur toute cette instructive histoire. D’autres amis moins prudens célébrèrent les louanges de Tommaso Crudeli, publièrent ses Rime, qu’interdit la congrégation de l’index par décret du 7 octobre 1745. C’est plus tard, quand l’inquisition eut disparu, qu’on put mettre au jour le procès, donner une nouvelle édition des Rime, y ajouter le petit et scabreux traité sur l’Art de plaire aux femmes. Encore, ce dernier écrit ayant déplu aux âmes chastes, le déclara-t-on apocryphe (1762, 1767). En 1777, Diderot, qui avait, lui aussi, connu les prisons de l’église, publiait, comme œuvre posthume de Crudeli, un vif dialogue où le Florentin dispute de la religion en franc incrédule avec une belle, élégante et dévote dame. N’eût-il pas protesté, s’il eût pu lire notre hardi encyclopédiste, lui qui posait naguère pour le bon catholique, qui ne mourut sans les sacremens de l’église que parce que l’asthme l’avait trop promptement étouffé, et qui avait imprimé, dans son traité malsonnant, que les femmes n’aiment point les hommes irréligieux ? En Italie, ne l’oublions pas, les plus libres esprits ne bannissent guère la religion de leur vie : politiques par excellence, ils l’y font entrer pour faire comme tout le monde, pour n’être pas inquiétés, et parce qu’elle est un facteur important dans le gouvernement des nations.

Le procès de Crudeli n’avait cependant pas porté bonheur au saint-office. Dès l’année 1743, François de Lorraine en avait fait ouvrir les prisons. Quand il put lire les pièces, il supprima le tribunal qui avait tenu sa puissance en échec. S’il le rétablit douze ans plus tard, par une concession toute politique, ce fut comme un vain simulacre, et strictement soumis au pouvoir civil. En 1782, l’inquisition florentine fut supprimée de nouveau par Pierre-Léopold à l’occasion du scandale qu’un des inquisiteurs causait à Pise en y détenant un pauvre homme, pour avoir plus facilement accès auprès de sa femme. En 18pl, la cour de Rome voulait profiter, pour relever le précieux tribunal, du traité de Lunéville et de la faiblesse de Louis de Bourbon, institué roi d’Étrurie : Bonaparte, premier consul, ne le permit pas. Le nonce Giuseppe Morozzo ne put, voulant entrer dans les vues du saint-siège, que créer une académie catholique, semblable, par ses règlemens, à l’inquisition, et qui avait pour but d’abolir les lois léopoldines, de conserver la pureté de la foi.

On pouvait croire que, dans cette Toscane aux mœurs douces, où une rue de Poppi porte maintenant le nom de Tommaso Crudeli, le génie inquisitorial avait dit son dernier mot : il n’en était rien. En l’an de grâce 1851, Francesco et Rosa Madiai étaient appréhendés au corps et incarcérés pour avoir reçu dans leur domicile, sur la place de Santa-Maria-Novella, les premiers protestans florentins. Après dix mois de détention préventive, ils furent condamnés, le mari à cinquante-six mois de maison de force, la femme à quarante-deux mois de prison, tous les deux à trois ans de surveillance. Il est vrai qu’un peu plus tard, sur les vives réclamations de l’Angleterre, ces peines furent commuées en un simple exil. Rigueurs surannées, complaisances du bras séculier, qui n’avaient pas du moins tourné au tragique, grâce au progrès des idées et du temps.

Mais ce progrès, il faut bien le reconnaître, ne date pas d’hier : nous en trouvons déjà la très sensible trace dans le procès de Tommaso Crudeli. S’il y eut alors mort d’homme, on n’en saurait, en bonne conscience, rendre le saint-office tout à fait responsable, puisqu’il avait mis la main sur une victime atteinte déjà d’asthme et de phtisie, puisque cette victime recouvra sa liberté et vécut encore quatre années. C’est justement, à ce qu’il semble, ce qu’on trouve surtout d’instructif et de curieux dans une histoire que je me permettrai d’appeler tragi-comique. L’inquisition, comme on dit, jouait de son reste. Si, en plein XVIIIe siècle, elle infligea des souffrances aux malheureux qui ont eu la mauvaise chance d’attirer ses persécutions ou la maladresse de s’y exposer ; si elle tint outrageusement en échec le pouvoir civil, ce gouvernement, même dans un pays sans énergie, même dans les plus mauvaises conditions, c’est-à-dire avec un prince absent et soumis à une reine dévote, sait tenir tête à l’orage et, en fin de compte, remporter la victoire. C’est l’esprit moderne qui souffle, et non pas seulement où il veut, mais partout.


F.-T. PERRENS.


  1. Tommaso Crudeli » i primi Framassoni in Firenze, narrazione storica, corredata di documenti inediti, par Ferdinando Sbigoli, 1 vol. in-18, 297 pages de texte et 62 de documens. Milan, 1884.
  2. M. Sbiboli renvoie pour les mots entre guillemets à l’ouvrage flairant : Sacro Arsenale, ovvero Pratica dell’officio della S. Inquisitione, ann. 1653, avvertimento 58, p. 360.