Un Poète romain - Belli

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Un poète romain - Belli
E. Haguenin


UN POÈTE ROMAIN

BELLI

Si l’Italie a réalisé, ou à peu près, l’unité politique qui paraissait devoir contenter tous ses rêves, elle n’a pas encore conquis, sur la diversité de ses provinces, l’unité linguistique. A côté de la langue officielle et littéraire, qui est un développement, souvent un peu artificiel et composite, du dialecte toscan, il y a bien une douzaine de dialectes distincts qui ne consentent pas à disparaître. Sans doute, on n’épargne rien pour les anéantir : outre les causes générales qui résultent de l’unité politique et de la centralisation, l’enseignement primaire travaille avec ardeur, et non sans succès, à cette besogne de destruction. Mais les dialectes italiens ne sont pas d’humbles patois de paysans, pour se laisser étouffer du premier coup, pour s’évanouir à l’arrivée des « lumières. » La plupart ont été illustrés par les œuvres littéraires : or, si la linguistique a parfois prétendu que la littérature, en immobilisant la langue, tarit en elle les sources de la vie, il est néanmoins certain que l’œuvre littéraire assure à une langue menacée son meilleur moyen de résistance ; elle lui constitue comme une place forte où elle se retranche et se retrouve. C’est ainsi que les dialectes italiens puiseront la force de se défendre, non pas tant dans la routine, dans l’attachement à la coutume, dans la persistance des folklores locaux, que dans les œuvres des lettrés qui ont aimé à s’exprimer dans la langue de leur petite patrie, comme le Sicilien Giovanni Meli, le Milanais Carlo Porta, le Piémontais Angelo Brofferio. Le « particularisme » ou le « fédéralisme » aidant, — avec la réaction esthétique qui se dessine contre l’esprit industriel prépondérant depuis vingt ans, — il est à prévoir que cette lutte des dialectes contre ; la langue unitaire deviendra consciente et énergique, et que les littératures provinciales, déjà renaissantes, verront encore de beaux jours.

Parmi les œuvres dialectales que les histoires littéraires ignorent trop volontiers, parce que la langue en est un peu spéciale, que la saveur n’en est pas toujours fine, et qu’elles exigent, pour être comprises, quelques études de mœurs où l’érudition et le simple usage du goût classique ne suffisent pas, l’une des plus accessibles et cependant des plus originales est assurément celle du Romain Giuseppo-Gioacchino Belli. Si intéressans que soient les vers des poètes que je viens de citer, — et surtout ceux de Carlo Porta, — ils ont souvent le tort de traduire bien plutôt les idées et les sentimens de leurs auteurs que ceux du peuple dont ils emploient la langue. Il se trouve qu’au contraire le peuple de Rome, si glorieux d’anciens souvenirs, naguère encore si pittoresque, si exceptionnel toujours, a eu la bonne fortune d’être représenté tout entier, dans ses mœurs aussi bien que dans sa langue, par un poète imbu de son esprit, observateur scrupuleux de ses habitudes et de ses attitudes. Par un hasard heureux, et qui nous flatte, c’est Sainte-Beuve qui inscrivit le premier au livre de la critique européenne le nom de ce poète dialectal : « M. Gogol, — écrivait Sainte-Beuve en 1845, dans un article sur le romancier russe, — me dit avoir trouvé à Rome un véritable poète populaire appelé Belli, qui écrit des sonnets dans le langage trastévérin, mais des sonnets faisant suite et formant poème. Il m’en parla à fond et de manière à me convaincre du talent original et supérieur de ce Belli, qui est resté si parfaitement inconnu à tous les voyageurs. » Je ne vois pas que, depuis Sainte-Beuve, on ait cherché, chez nous, à le mieux connaître. Malgré le bon livre de M. Ernest Bovet, docteur de l’Université de Zurich et privat-docent à l’Université de Rome, sur Belli et le peuple de Rome[1], l’œuvre de Belli, qui est l’une des plus considérables de la littérature italienne en ce siècle, n’a pas éveillé en France l’attention qu’elle a commencé d’attirer en Allemagne. Il importe de réparer cet injuste oubli, Belli devient pour ses compatriotes une mine inépuisable de documens de tout genre, une occasion toujours présente de dissertations morales et sociales : sans m’arrêter au détail et aux singularités, je voudrais présenter au lecteur français ce grand poète populaire, et lui permettre d’embrasser d’un coup d’œil l’intérêt multiple et vaste de son œuvre.


I

Belli naquit à Rome en 1791. Sa mère était la fille d’un banquier ; son père, un employé d’administration dont la fortune, d’abord modeste, s’accrut plus tard. L’enfant ne fut pas heureux. Dès ses premières années, il était d’humeur mélancolique, il aimait le silence et la solitude. Les terribles secousses du siècle Unissant, les tourmentes politiques qui bouleversèrent alors la vie paisible et bourgeoise des États pontificaux, les épreuves domestiques qui en furent pour Belli la conséquence ou l’accompagnement, ne contribuèrent pas peu à développer particulièrement en lui, presque dès le premier âge, cette tristesse rêveuse, ce désenchantement inquiet, ce désespoir sans motif, celle amertume et cette ironie qui signalèrent, en Italie non moins qu’en France, le caractère de la génération à laquelle il appartenait. En 1798, les Français entrèrent dans Rome. Les parens de Belli eurent beaucoup à souffrir de cette occupation, à cause de leur dévouement au Pape et au roi de Naples ; sa mère dut chercher un refuge dans cette ville. Les troubles révolutionnaires marquèrent ainsi pour jamais l’esprit de Giuseppe d’un souvenir d’effroi. Quand, Naples occupée à son tour par les Français et l’amnistie promulguée, la famille se réunit de nouveau à Rome, il semblait qu’elle dût jouir en paix du bien-être que des spéculations heureuses lui avaient assuré. Mais la maison était envahie de parasites attirés par la générosité aveugle du père de Belli, et cet homme, si prompt aux amitiés ruineuses, prodigue et faible hors de chez lui, était pour ceux qui l’entouraient tyran nique et brutal. Il mourut en 1803, laissant sa femme ; presque folle de douleur, ruinée, abandonnée de tous, avec trois enfans : Giuseppe, un frère né un an après lui, et une sœur de dix ans plus jeune.

Giuseppe entra à treize ans au Collège Romain, alors dirigé par des prêtres. Il s’y montra intelligent et laborieux, mais indiscipliné et turbulent. Les punitions, surtout les punitions corporelles en usage, lui étaient insupportables. Il s’apprivoisa cependant ; traité avec plus de mansuétude, il devint, dit son biographe[2], « doux comme un agneau. » En 1807, sa mère mourut, et les trois orphelins, recueillis par un oncle et une tante, payèrent en humiliations de toutes sortes le pain qu’on leur donnait. La nature nerveuse de Belli en pâtit cruellement. Par bonheur il fut bientôt placé, avec son frère, dans un bureau de comptabilité, et, grâce au secours que Giuseppe recevait de l’archevêque, puis cardinal Anton-Maria Odescalchi, ils ne tardèrent pas à être tous deux en mesure de pourvoir à leur entretien. C’était l’émancipation après l’esclavage, après tant de tribulations, le repos : ce fut, pour Belli, une période de relâchement complet, une explosion de gaîté qui l’étonnait lui-même. Le billard, les dîners, les spectacles, la comédie de société, les amours légères, occupèrent la meilleure partie de son temps. Il était l’âme de toutes les compagnies joyeuses. « Bien que par nature ami du silence et peu enclin à la joie, — dit-il dans des notes autobiographiques, — je savais être néanmoins, à l’occasion, loquace et gai, surtout lorsque je pouvais donner carrière à mon goût pour le sarcasme et la raillerie. » Mais, en 1810, il perd son emploi et retombe dans la misère. Secrétaire du prince Stanislas Poniatowski, la place ne convient pas à son indépendance, et il la quitte en 1813. Il finit par obtenir, grâce au P. Lodovico Micara, depuis cardinal, une chambre dans le couvent des capucins. Il s’efforce alors de vivre et de s’instruire. Il donne des leçons de géographie et d’arithmétique, il s’emploie comme copiste. Il sait le français, qu’il écrit en prose et en vers ; il apprend l’anglais ; il suit des cours de physique, de mathématiques et de chimie ; il étudie la géographie ; il s’intéresse à tout. Mais sa passion est pour la poésie, et c’est en qualité de poète qu’il commence à se faire connaître.

Ses premiers vers datent de 1807. Sous l’impression de toutes ses souffrances et du malheur qui venait de le frapper, il lisait alors la Bible, Ossian traduit par Cesarotti, Les Nuits d’Young ; il paraphrasait les psaumes ; il écrivait La Bataille celtique, Bajazet Ier, et des Lamentations en huit chants, où il déplorait la mort de sa fiancée Elisa, à la veille de ses noces. Comme le poète désolé n’avait alors ((lie seize ans, on peut croire que le sujet était imaginaire ; l’inspiration ne lui en était venue sans doute que de quelque déception d’amour, et elle n’était point bonne : tous ces essais sont vides, ampoulés, lamentables. Le pessimisme du jeune homme s’exprime mieux dans des sonnets de 1810. Ce n’est plus seulement l’amour et la mélancolie qui le tourmentent, c’est, la faim ; et il le dit avec une sorte de précision dans le désespoir qui relève la platitude de ses vers. La mode était alors aux académies, associations de poètes, qui se réunissaient à jour fixe pour s’écouter et se louer les uns les autres, ou infliger solennellement la lecture de leurs vers à un public d’amis, le tout pour la plus grande gloire de l’art. Belli fit ses premières armes dans l’Académie des Hellènes, où il portait le nom de Tyrtée le Lacédémonien. Puis sur les ruines de cette société, il en fonda une autre, en 1813, la Tiberina. Il produisit là des odes anacréontiques, des pastorales, des visions bibliques : Le Déluge universel, Le Festin de Balthazar, etc. La Peste de Florence en 1348 (La Pestilenza stata in Firenze l’anno di nostra salute MCCCXLVII), écrite en 1812 et 1813, fut sa première œuvre imprimée ; elle eut du succès et ne vaut pas grand’chose. Il tente la poésie légère et la satire avec la même impuissance. Il semble que nulle part son âme ne trouve d’issue : nulle part sa sincérité ne se fait jour ; aucun mot sorti du cœur, aucune image tirée de la réalité, aucune impression vivement rendue, ne révèle l’existence difficile de ce bohème bourgeois. Il ne peut se dépêtrer du vaste et banal manteau dont s’enveloppent tous les poètes du temps. Il rêve sur des thèmes convenus ; il pleure les larmes à la mode. Et même, dans cette conformité sans relief au goût du jour, il ne montre ni ingéniosité, ni souplesse ; il ne fait preuve d’aucune habileté dans l’artifice. Son style est traînant, souvent ridicule, enflé, prosaïque ; la phrase est dure ; les vers sont pénibles. Somme toute, en dépit de sa bonne volonté et de ses efforts, Belli ne paraît pas mieux doué pour être poète que pour être heureux.

Mais la vie, d’abord, se lasse de lui être inclémente. A la Tiberina, en mai 1814, il fit des vers pour fêter le retour de Pie VII ; il s’y déchaîne furieusement contre les impies, et manifeste avec ardeur son attachement à la religion et au Pape. Les vers font quelque bruit ; le nom du jeune homme se répand et son histoire. On le plaint, on l’estime. Une jeune femme, Maria Conti, veuve du comte Giulio Pietri, désire le connaître. Ce poète triste et plaintif qui, en société, réjouit tout le monde de ses bons mots, de ses anecdotes, de ses imitations burlesques, lui parait un être fort original. Elle est séduite par l’entrain de sa conversation, le brillant de son esprit, et ses qualités plus sérieuses. Elle s’intéresse à lui, le prend en amitié, et l’amitié devient de l’amour. Belli, dont le cœur n’est pas pris et qui ne veut pas vivre aux dépens de sa femme, d’abord hésite à se laisser épouser. Il cède, et le voilà riche.

C’est en 1816. Son existence est transformée, allégée, élargie. L’emploi que sa femme lui a fait accorder pour apaiser ses scrupules ne l’occupe guère. Il lit beaucoup ; il traduit en vers la Henriade ; il écrit en 1820 et 1821 deux poèmes pleins de foi sur la Passion. Il voyage par l’Italie, seul, pour guérir son hypocondrie qui ne l’a pas quitté, et souvent aussi pour rendre visite à un château des Marches où vit, entre père et mère, une jeune, jolie et spirituelle marquise qui lui a inspiré une passion fort tendre, un amour délicat et dévoué, qui n’est pas la moindre singularité de cette âme complexe et mobile. Au cours de ces voyages, il observe, il s’enquiert, il note. En 1824, un fils lui naît, Cibo. Il est heureux, rempli d’enthousiasme et de projets pour l’éducation de cet enfant. Il lit plus que jamais, les Promessi Sposi, les nouvelles de Boccace, Walter Scott, les romans de Voltaire, les premières poésies de Hugo. En 1826, il est mis à la retraite avec traitement entier, et son esprit, que la moindre dépendance gênait, s’épanouit à l’aise. En 1827, au cours d’un séjour à Milan, il achète les poésies de Porta ; il les lit avec ferveur : c’en est fait, il a reconnu sa voie.

Sérieusement instruit de la vie et de l’homme par les vicissitudes de son expérience personnelle, très apte au travail intellectuel, appliqué de fait à l’observation minutieuse, il avait amassé les lectures les plus diverses, collectionné les impressions, enrichi son âme et ses cahiers de notes, sans que sa poésie, qui se traînait au niveau des productions courantes et de la mode vulgaire, en profitât. Il comprend, en lisant Porta, quel champ lui ouvre l’étude des mœurs populaires, comme le dialecte servira ses facultés d’imitation comique, qui jusque-là, si elles l’ont rendu célèbre dans quelques salons de Rome, n’ont pas trouvé place dans ses œuvres littéraires. En 1828, il se retire de la Tiberina, et pendant dix ans, affranchi de la fadeur, du ton moraliste et de l’emphase déclamatoire qui régnaient dans la petite académie, il se consacre tout à l’œuvre nouvelle qu’il a conçue. Ce changement de direction poétique correspond chez Belli à un changement d’opinions qui n’y est point lié nécessairement, mais qui sans doute a contribué à aiguiser en lui la malice et le don de l’observation satirique. L’aisance rapide et l’indépendance longtemps désirée dont il jouit, quelques relations nouvelles, ses voyages, ses lectures, le disposent assez mal à l’égard de la Papauté. Il fronde volontiers le gouvernement par l’intermédiaire de ses personnages. Il semble devenu sceptique sur la religion, et il prête parfois aux Romains qu’il fait parler une verve libre-penseuse qui, autant qu’on en peut juger, ne leur est pas naturelle. Toutefois, c’est par là seulement qu’il s’introduit lui-même dans son œuvre, indirectement d’ailleurs, et à de rares intervalles. Car elle est, à la différence de tous les poèmes précédens, extraordinairement objective. Ces deux mille cent quarante-deux sonnets[3] en dialecte trastévérin, dont la plus grande partie est due à ces dix années de complète liberté, sont pleins, non pas de Belli, mais des menues aventures, des conversations, des façons d’agir, de penser et de dire du petit peuple de Rome. En monologues ou en dialogues, c’est lui seul qui s’exprime, se raconte, se dépeint, s’étale, directement et complètement. Les rires, les cris, les plaintes, les duos d’amour et les querelles, les causeries de la rue, du cabaret et de la maison, les scènes de ménage, les discussions politiques et théologiques, tous les secrets et tous les spectacles, tous les métiers, tous les types, tous les préjugés, toutes les opinions, tous les genres d’esprit et de sottise, la superstition à côté du libertinage, la polissonnerie auprès de la prière, la satire en face du désespoir, tout est là, tout se mêle et revit dans cette œuvre immense et variée, comme dans un miroir qui aurait conservé et reproduirait sans cesse le flux, les remous et les heurts d’une foule sans cesse changeante.


II

Nous sommes dans la rue, nous entendons les gens qui passent. Commerçans, artisans, ouvriers, employés, laquais, ils nous mettent au courant de leur histoire et de celle du voisin, des nouvelles grandes et petites, incidens politiques et faits divers. « Mais quels crimes, tout de même, hein, Strijjozzo ! Pis que si on était au temps de Néron ! Lier un pauvre propriétaire tout endormi, et le jeter eu chemise dans le puits ! Lui serrer la gorge avec un mouchoir de coton blanc, lui fourrer un bâillon dans la bouche, et l’enfoncer avec un bâton jusque dans le gosier ! Pour voler quatre écus et une bague, je vous demande si c’était la peine, fils de chiens, de faire toute cette horreur de massacre ? Vous voulez tuer un homme ? Eh ! b…, prenez un couteau, et tuez-le au moins en bons chrétiens ! » Chaque événement provoque ainsi des réflexions ingénues, et les spectacles de tous les jours sont commentés de la même façon. Sur le passage du Viatique, les dévotes se signent en s’agenouillant, et récitent les litanies des saints entremêlées de questions profanes et parfois d’injures : « Ora proè[4]… qui est le malade ? ora proè… Eh bien ! (ora proè) qu’est-ce que c’est que ceux-là, qui notent même pas leur chapeau ? Eh ! beau fils, là-bas (ora proè), eh ! le joli garçon ! — Tas de vieux navets, va ! — Et vous, espèce d’âne !… Ora proè… — Eh ! vous, la vieille, ne vous jetez donc pas sur moi ! Ora proè… » Le soir, les files de voitures invariablement découvertes montent et descendent en deux courans pressés la voie étroite du Corso, et les badauds se font nommer les personnages célèbres, en parlant du théâtre où ils sont allés hier, de la bénédiction du Pape qu’ils recevront demain, de leurs affaires de famille et de leurs intérêts. Deux croque-morts (beccamorti) se rencontrent : « Tiens ! maître Zanti ! Je me trompe ? — Oh ! sor[5] Pasquale ! — Heureuse nuit. — Merci. Bonsoir. — Eh bien ! ton frère ? — Aux galères. — Le pauvre ! Et ta femme ? — A l’hôpital. — Ça va bien, les affaires ? — Non, mal. — Et depuis quand ? — Depuis le temps du choléra. — Mais on dit qu’il revient ? — On l’espère. — C’est un médecin qui me l’a dit. — Et à moi un apothicaire. — Combien, cette semaine ? — Eh ! à peine deux. — Et l’autre ? — Rien du tout. — Et celle d’avant ? — Un seul, maudite soit son âme ! — Change de paroisse. — C’est du temps perdu. — Mais le curé, qu’est-ce qu’il dit, maître Zanti ? — Il dit ce que je dis : les temps sont mauvais. » Le marchand de parapluies s’irrite contre le soleil, le valet de place contre l’infatigable curiosité des Anglais, le cocher de fiacre contre la ladrerie de ses « bourgeois. » Les marchands ambulans poussent leurs cris : Auffà li meloni ! pour rien, les melons ! — Nocchie msicarelle ! noisettes grillées ! — Le juif crasseux qui sort du ghetto pour acheter les vieilles défroques glapit aéo ! ou robbi-vecchi ! Le carnacciaro se promène, portant sur son épaule, aux deux bouts d’un bâton, des lambeaux de mauvaise viande pour les chats, et il imite leur miaulement : guao ! Piazza Montanara, auprès des grands murs sombres qui restent du théâtre de Marcellus, derrière le rempart des carrioles dételées, des fruits étalés, des paysans qui vendent et du petit peuple qui achète, siègent dans les coins, à l’ombre, les écrivains publics, faces rases de magisters, le nez, armé de grosses besicles, les doctes mains cachées de manchettes prétentieuses. Ils vantent leur art et la magnificence de leur papier, dont les feuilles couvrent la table, enluminées de cœurs transpercés, sanglans et enflammés : les cliens n’ont pas à attendre ; des lettres de tout genre sont prêtes ; il n’y a qu’à remplir les blancs avec le nom ou le litre du destinataire…

Toutes les professions font entendre leur voix. Menuisier, sage-femme, vendeur de poupées, cuisinier, tailleur, forgeron, relieur, médecin, ferblantier, chacun a ses mots techniques, ses préoccupations, sa vanité, ses plaisanteries, ses malices. « S’ils sont frais ? » répond le poissonnier à la cuisinière. « Faites bien attention, quand vous les mettrez à la poêle, qu’ils ne sautent pas dehors ! » Le matelassier révèle sa ruse à un camarade : « D’abord, deux exemples, et puis je m’explique. Qu’est-ce que le peintre emploie pour les chambres ? Des couleurs sans colle, et le maçon ? Du mortier sans chaux… Eh bien ! moi, qui suis matelassier, je me tire d’affaire avec les punaises. A chaque lit, au moins, j’en flanque deux. Au bout d’un mois, il faut refaire les matelas. » Le fabricant de boîtes a la malhonnêteté plus cynique et plus compliquée. Il flatte le client, il admire son bon goût, il le félicite de son choix : « Eh ! le signore, on voit qu’il a voyagé ! Il a choisi une belle grande tabatière. Racine du Pérou, racine vraie, et non pas du bois peint et verni. Ah ! vous venez de me prendre ce que j’avais de mieux dans ma vitrine. N’ayez pas de doute, non : pour la charnière, je sais bien quel laiton j’y ai employé. C’est dur ? Vous me faites rire ! C’est que c’est neuf. Et puis, je ne prends pas les gens à la gorge. Moi, toutes ces boîtes-là, je les donne à l’essai. Allez, mon illustrissime, dormez tranquille sur ma parole. Et, en tout cas, je suis toujours là. » Peu de temps après, l’acheteur rapporte sa boîte, dont la charnière est rompue. Le marchand est bien « toujours là ; » mais il ne veut rien entendre. « Ma foi, je ne me rappelle plus comment et quand je vous ai vendu la boîte… Pardi, je vois bien aussi qu’il y a quelque chose à la charnière. Mais qui sait quel coup le couvercle aura reçu ? On l’aura fait tomber par terre, et elle s’est brisée. La boîte était en bon état. Et puis, si on a des yeux, c’est le cas de les ouvrir quand on achète, mon beau fils. Le monde n’est pas fait pour les sots. Maintenant elle est cassée, oui : qui est-ce qui vous dit que non ? Mais moi, la marchandise, je ne la reprends pas une fois qu’elle est sortie de la boutique. »


La scatola era sana. Eppoi, chi a ll’occhi,
Quanno che ccrompa l’ha da upri, bber fijjo.
Er monno nun è ffatto pe’ li ssciocchi.
Mo è sfracassata, si : chi vve le nega ?
Ma io la marcanzia nu’ l’aripijjo
Una vorta ch’è usscita da bbottega.


Les Romains vivent beaucoup hors de chez eux, et il suffit d’errer dans les rues pour les rencontrer. Il n’en est pas ainsi de leurs femmes. Pour les connaître, il faut s’approcher du logis : la ménagère reste à la maison. Cependant il n’est pas besoin d’entrer pour l’entendre. Les commères babillent, disputent, jacassent et s’interpellent d’une fenêtre à l’autre. On échange des remèdes de bonnes femmes, des recettes superstitieuses ou des dévotions pour gagner au lotto, retrouver les objets perdus ou conjurer le mauvais œil, des contes de loups-garous, de revenans et de sorcières. On s’interroge sur le but de la prochaine promenade ; on s’accorde pour aller à deux ou trois visiter l’église où le Saint-Sacrement est exposé. L’une emprunte un corset, l’autre demande un peigne, une autre encore une marmite. « — Je n’en ai pas. — Ben, prêtez-moi donc un brin de persil, une pincée d’épices et une poêle. — Je vous descends ça tout de suite par la corbeille. » Car c’est ainsi qu’on communique avec les étapes inférieurs et avec les marchands ambulans : un panier au bout d’une ficelle dispense de courir sans cesse dans les escaliers. « — Dites, et donnez-moi aussi une petite gousse d’ail, un peu de graisse et une larme de vin. — Mais voyons, sora[6] Beltina, petit à petit, si je ne me trompe, vous allez me vider toute ma cuisine… » « — lié ! sora Nastasia ! — Qu’est-ce qui vous manque ? — Hé, sora Nastasia ! — Qu’est-ce que vous voulez ? — Vile, j’ai à vous dire deux mots. — Bien. Qu’est-ce qui vous presse tant ? — Me permettez-vous de mettre deux matelas au soleil ? — Je voudrais bien, ma belle. Mais j’ai besoin de tout le toit. — Bah ! il n’y en a que deux. — Oui, un peu plus tard, à la lune. — C’est comme ça ? Savez-vous bien que vous êtes une gueuse ?… » Les querelles sont fréquentes. Ces braves ménagères logent si près les unes des autres, l’amour-propre est si susceptible, le sentiment de la propriété, — la propriété romaine, jus utendi et abutendi, — est si irritable, et les langues sont si bien pendues ! « C’est à moi d’user de la fontaine, crie l’une. Nous sommes trois locataires, n’est-ce pas ? Eh bien ! nous devons avoir la clef de la fontaine chacune deux jours par semaine, rien de plus. — Mais enfermez donc vos chats ! hurle une autre : hier ils m’ont cassé quatre assiettes. Aujourd’hui, ils m’ont ébréché une soupière… Et voilà qu’ils m’ont égratigné le nez du petit ! » — On fait trop de bruit au-dessus ! — Il vient trop de fumée du dessous ! — Il n’y a pas moyen de dormir ! — Il n’y a pas moyen de respirer ! — Tant pis, arrangez-vous : « Nous sommes chez nous », siemo a crasa nostra. — On n’est pas toujours « chez soi ». Car voici une femme fort irritée qui fiiit irruption chez une voisine pour réclamer l’œuf de sa poule : « C’est des mensonges ! Ma poule est entrée chez vous et elle y a pondu… Je l’ai entendue chanter dans votre cuisine. Et quand j’y ai envoyé Clementina pour prendre mon œuf, elle ne l’a pas trouvé : signe que vous étiez au nid, avec votre petite main de sainte-nitouche. Et puis, il n’y a pas à nier : tenez, voilà les deux coquilles que vous avez jetées. Bien, bien, attendez, que Francesco revienne !… »

Tels sont les cris qu’on entend du dehors, — les plus innocens du moins ; car les Romaines disposent d’un répertoire abondant d’injures vigoureuses qu’on ne saurait traduire : « bouche tordue, tête de citrouille, balayure de la piazza Navona, cœur de lapine » et « fumier de poux » sont les apostrophes les moins violentes. Mais leur vie ne s’écoule pas toute en disputes et en conversations oisives. Belli nous introduit près d’elles aux heures d’intimité, leurs vraies heures, celles qui comptent, les heures de l’épouse et de la mère. Il sait peindre, d’un trait rapide, les intérieurs modestes, le cercle accoutumé des figures vieilles et jeunes, le charme des occupations tranquilles, l’air immuable des postures familières. Ici, la fille aînée donne la becquée au marmot ; le mari fume ; un fils mange du pain et des radis ; et la mère, à la cheminée, allume avec le soufflet un « chauffoir » (scaldino) de braise et de cendre. Ailleurs la mère, qui est morte, est remplacée par la vieille grand’mère. Quand le père revient, une heure après l’Ave Maria, elle quitte son rouet, elle attise le feu, elle met la table, et l’on mange deux feuilles de salade. Quelquefois c’est une friture, mais si mince, « qu’on voit la lumière au travers, comme au travers d’une oreille. » Quatre noix, et le dîner est fini. On gobelotte lentement, une heure ou deux, tandis que la grand’mère ôte le couvert, lave et essuie. Et quand on voit le fond du litre, on dit un Salve Regina et l’on se met au lit dans la paix du Seigneur. Ces tableaux d’intérieur sont calmes et reposans, d’une simplicité caressante comme les clairs-obscurs de Rembrandt.

C’est là le cadre où la femme romaine apparaît le mieux, dans son naturel et à son avantage. Bien des sonnets de Belli nous montrent des coquettes, des paresseuses, des femmes qui trompent leurs maris, comme aussi des maris qui ne s’en plaignent pas et qui en tirent profit, des mégères et des gourgandines, de fausses dévotes et de fausses ingénues. Le vice et le ridicule étant, non pas plus communs, mais plus aisés à observer, plus intéressans à imiter que la vertu, le bon sens et toutes les qualités de juste milieu qui concourent heureusement à formelle caractère moyen de l’humanité, il est assez naturel que l’œuvre du poète regorge de fripons, de canailles, de toutes sortes de personnages grossiers et ignobles, et que la femme en particulier, dont le beau rôle est humble, discret, invisible, y soit souvent représentée par les créatures tapageuses qui compromettent le plus la réputation de leur sexe. Mais on se tromperait si l’on la jugeait sur ces fâcheux modèles, et il faut, pour ne lui point faire tort, recueillir précieusement et mettre en évidence les sonnets où Belli l’a montrée telle qu’elle est en général, et là où il convient qu’elle soit, — dans son ménage.

Elle surveille sa fille et lui donne de bons conseils. Ils sont naïfs souvent, et parfois un peu brusques : « Tu vas baiser tout de suite la miche que tu viens de laisser tomber. Tu ne sais donc pas que le pain, c’est la face du Seigneur ?… Quelle bête raison : « Il brûle ! » Qu’il te brûle le cœur ! Quand tu seras en enfer, crapaud, tu goûteras une autre chaleur. Et comment est-ce que tu la mets, cette miche ? sens dessus dessous ? Qu’on le coupe les mains ! Béni le fouet, et qui le manie ! Tourne-la, petite sorcière, du côté bombé, et retiens bien qu’avec le derrière en l’air, le pain fait pleurer Jésus et la Madone. » C’est là le ton criard des admonestations domestiques, chez les petites gens, où les moindres détails provoquent le plus grand bruit. Il n’empêche pas d’être bonne et courageuse mère de famille. A Rome comme ailleurs, la femme prêche et enseigne à sa fille la propreté, la modestie, l’économie, l’activité, et la peur salutaire des jeunes gens. Elle débarbouille les enfans et les envoie à l’école. Elle soigne son mari quand il est malade ; elle le supporte quand il est méchant. Elle prie la Madone, elle récite le rosaire, elle a confiance en Dieu, et surtout dans les saints, qui sont plus proches d’elle. Parfois, des émotions douloureuses arrachent son Ame à la monotonie un peu terne de cette existence paisible. Le malheur la visite, et c’est sous ses coups ou sous ses menaces qu’elle déploie la sensibilité ardente de ses affections et les trésors de sa résignation vaillante. C’est le soir. Le mari revient, après une querelle au cabaret, à l’osteria, fou de colère, et veut repartir. Sa bannie le retient : « Comment ! tu veux sortir encore ! Dans la fureur où tu es ? Tu as quelque chose en tête. Oh ! Dieu !… Qu’est-ce que tu as sous ton habit ? Qu’est-ce que c’est ? Sainte Vierge ! tu as pris ton couteau ! Ah ! Filippo, ne me quitte pas comme cela ! Filippo, par pitié, mon bon Filippo, pose ton arme, donne-moi le couteau, pour l’amour de Jésus au Saint-Sacrement ! Tu ne sortiras pas d’ici ! Non, je ne suis pas Gertruda, si tu sors. Tue-moi si tu veux, mets-moi en pièces, mais je ne te laisse pas sortir. Je suis décidée. Allons, tu ne voudras pus que ce pauvre petit, ange, qui dort si gentiment, quand il ouvrira ses yeux ne retrouve plus son père auprès de son lit ? » Ailleurs, une mère désespérée regarde mourir lentement son fils, tandis que son mari, emprisonné au Château Saint-Ange, attend la sentence d’exil. L’enfant respire à peine. Elle écoute avec une angoisse passionnée les battemens de plus en plus faibles de son cœur. Puis l’enfant meurt, le mari est au loin, la femme reste seule et elle pleure : « Pourquoi suis-je au monde ? Pourquoi Dieu ne me prend-il pas, maintenant que je suis seule et que mon fils est mort ? » Mais elle se blâme d’oser se révolter contre la divine Providence, et, avec un abandon de confiance désolée, elle crie vers la Vierge et l’appelle « Maman ! » « C’est ici que mon petit Luigi jouait, c’est ici qu’il se jetait à mon cou, c’est ici que je l’ai vu devant moi disparaître peu à peu… Qui peut dire la passion de Jésus-Christ, si la douleur d’une mère est si affreuse ! »


Chi ppò ddi la passion de Ggesucrito,
Si er dolor de una madre è accui fforte !


De tels accens, une telle plénitude de cœur, sont le privilège des mères. Les hommes éprouvent bien quelque chose de ces souffrances : l’un des Romains de Belli dit, avec une force où l’on sent encore frémir son émotion, la stupeur qui l’a saisi, la nuit dernière, quand, éveillé en sursaut, il a cru que son Raimondo se mourait. Mais ce ton est rare. L’homme a plus de sang-froid que la femme. Ses impressions, même aussi vives, s’étendent moins ; elles n’occupent pas tout l’esprit qu’elles frappent, et elles l’occupent moins longtemps : en dehors de la famille trop d’objets divers l’attirent. Il en est ainsi partout. Mais la différence des deux sensibilités s’accuse davantage chez les peuples du Midi, où la femme reste vouée aux soins domestiques tandis que l’homme passe presque tout son temps hors de chez lui, sous un ciel clément qui permet les métiers intermittens, les longues Huileries et les bavardages sans fin. Le Romain est toujours un homme de place publique. À sa femme les affections et les émotions de la famille, les travaux et les amusemens naïfs du foyer. À lui les distractions plus coûteuses, les raisonnemens entre amis, les préoccupations politiques, les curiosités de tout genre, le jugement sur toutes choses, en un mot la liberté d’action et la vie de l’esprit. L’âme des Romaines de Belli est fort simple : un peu plus de piété ici, là un peu plus de médisance, de la candeur chez l’une, de la légèreté chez l’autre, de l’hypocrisie chez une troisième, — elles ne se distinguent entre elles que par le plus ou moins de leurs qualités morales et de leurs défauts, et ne diffèrent pas sensiblement de ce que sont les femmes du peuple en tous pays, sinon par quelques détails extérieurs de leur existence, et par la saveur spéciale de leur langage ; encore se rapproche-t-il souvent de celui qui fleurit aux lèvres violentes des dames de la Halle. Les Romains de Belli offrent des traits plus saillans. Ils ont plus d’occasions de mettre en relief leur originalité. Ils agissent, ils pensent, ils réfléchissent sur eux-mêmes. Comme tous les gens qui ne font pas grand’chose, ils ont beaucoup de philosophie ; et leur philosophie les autorise à ne rien faire et à rester ce qu’ils sont.


III

Or, ils sont surtout insoucians et prodigues. Les Florentins, les Toscans, les Lombards, gens du Nord, prévoyans et raisonnables, ont parmi eux repu talion d’avares. Ils méprisent hautement l’économie. À quoi bon remplir sa bourse ? Mieux vaut se remplir le ventre. C’est, à dire vrai, la morale qu’Horace a chantée brillamment dans quelques-unes de ses odes. Tous les Romains sont ses disciples. Ils sont amis des longs repas ; ils les espèrent, les prévoient, les contemplent, les savourent, les digèrent, les racontent avec des mots luisans, comme leurs yeux, de caresses sensuelles. La gloutonnerie copieuse des héros rabelaisiens, affinée au goût expert d’un Brillat-Savarin, égalerait à peine la verve enthousiaste de leurs énumérations, l’abondance minutieuse de leurs appréciations. Ils n’aiment pas moins à boire qu’à manger. Le vin les ravit. La couleur, le bouquet, le goût, tout leur en est sensible et cher, et pour le célébrer leurs phrases se dilatent comme leurs narines et s’humectent comme leurs lèvres. Ils supporteront la prison et l’exil, mais non pas qu’on prétende régler leur attachement à la dive bouteille. Le pape Grégoire XVI décide qu’on fermera les osterie et qu’on ne versera plus le vin qu’à la porte. Plus d’interminables séances dans la fraîcheur sombre des cabarets, plus de dégustations lentes, de langues claquantes et de palais épanouis. C’en est trop. « Pape Grégoire, déclare le Romain, pape Grégoire, dis au gouverneur que ton peuple du Trastevere, si on lui ôte les osterie, va faire des horreurs ! »

À tout prix, ils veulent s’amuser. Vojjo svariàmme, « je veux m’amuser, » est la réponse ordinaire des jeunes gens aux reproches de leurs mères, des hommes à ceux de leurs femmes. Le « divertissement » dont parle Pascal leur est plus nécessaire qu’à personne. Tous les jeux leur sont bons, jeux de cartes, jeux de hasard, « jeux à boire. » La plupart sont enfantins, et, en eux-mêmes, ridicules. La passatella, par exemple, un des jeux favoris, est d’une rare niaiserie, quoiqu’elle remonte aux anciens. On fait apporter du vin et chacun en paie sa part ; puis on tire au sort celui qui choisira le maître de la « beuverie, » le padrone ; et celui-ci a le droit de faire boire ou d’empêcher de boire qui il lui plaît. Il n’y a qu’un verre pour tous, que le buveur désigné par le padrone doit vider d’un seul coup. On obéit au padrone immédiatement et sans réplique. On reconnaît là le « roi du festin » qui figure chez Horace, l’ « empire du vin, » regnum vini, dont parle Cicéron ; et l’on a peine à croire que jamais gens d’esprit aient trouvé quelque agrément à cette institution bachique et aux incidens par trop prévus qui en dérivent. Pourtant, et bien qu’Horace, en un jour de simplicité rustique, en ait jugé les lois un peu bêtes[7], il est certain que les plus élégans viveurs de la Home antique y prenaient plaisir ; et leurs descendans, qui ne sont point sots, ne passent guère de soirée sans jouer à la passatella. Leur « maître du vin » est souvent tyran nique à dessein ; ses sujets sont impatiens ; et, pour peu qu’il s’obstine à refuser le verre à l’un des buveurs, les insultes jaillissent, et les couteaux brillent.

Le couteau, c’est un jeu encore, pour des braves. Les Romains sont braves. Ils sont braves comme ils sont insoucians ; ils risquent leur vie comme leur argent, sans penser au lendemain. Ils vivent au jour le jour, presque aussi heureux en prison qu’ailleurs, dociles aux circonstances, peu avides de l’avenir, où ils mettent peu de confiance. Cela encore est chez Horace ; et chez le Romain de Belli, comme chez le poète des honnêtes gens du temps d’Auguste, cette indifférence paresseuse, cette légèreté d’esprit, sans doute naturelle et entretenue par un régime politique déprimant, s’étaye au moins d’un semblant de doctrine. Ces


gras habitans du Tibre,
Enfans dégénérés d’un peuple qui fut libre,


— pour user d’une périphrase indignée de Barbier[8], qui les voyait en laid quand Stendhal les voyait en beau, — ces Romains sont fatalistes, et d’un fatalisme renforcé de pessimisme. Selon eux, le monde « est un magasin de malheurs en gros et en détail. » La vie n’est pas gaie. Ecoutez-en le programme : « D’abord langes, baisers, lait, larmes ; puis en lisières, en petite robe, avec le bourrelet… Puis commence le tourment de l’école, l’ABC, le fouet, les engelures, la rougeole, la diarrhée, et un peu de scarlatine et de petite vérole. Puis le métier, la faim, la fatigue, le loyer, les prisons, le gouvernement, l’hôpital, les dettes…


Le soleil l’élé, la neige l’hiver,
Et puis, pour bouquet, — que Dieu nous bénisse ! —
Vient la mort, et tout finit par l’Enfer. »


Avec une telle perspective et la conviction que Dieu veut qu’il en soit ainsi, — à l’Enfer près, — ou ne peut pas montrer une grande énergie, et il y a déjà quelque mérite à jouir des joies fragiles, « collées à la salive, » comme dit un Romain, dont est semée cette existence misérable. La résignation est la plus nécessaire des vertus, la seule nécessaire : « Murmurer de Dieu est la consolation des sots… Quand, la nuit, il n’y a pas de soleil, il faut se contenter de la lune. » La foi chrétienne embellira, chez quelques-uns, cette passivité, et leur abandon à la volonté de Dieu leur adoucira le présent et teindra l’avenir du reflet radieux de leur espoir. Mais la foi n’est pas bien efficace chez, la plupart des Romains de Belli. Elle est vive, elle est solide ; mais elle n’agit guère en eux, elle ne les transfigure pas. C’est un bon et sincère accommodement avec le ciel, qui ne les empêche nullement de pester contre la vie, et contre leur prochain. Ces philosophes de cabaret ont sondé jusqu’au fond la misère humaine, le secret fangeux des cœurs. Ils n’ont plus d’illusions ; on dirait qu’ils n’en ont jamais eu. « Une belle malice, une belle gloire, ricane l’un d’eux, de savoir réciter ces fariboles-là !… Qu’est-ce que ça me fait, l’histoire ? Moi, je veux me la couler douce, sans me tarabuster la coloquinte… Eh quoi ! Est-ce que j’ai à faire le théologien, le prophète ?… Est-ce que j’ai à mettre la mitre et la chasuble ? Suffit de savoir que toute femme est catin, et les hommes un tas de voleurs : et voilà apprise l’histoire romaine. »

Au reste, ce noir scepticisme laisse en eux subsister quelques beaux penchans. Ils sont charitables ; ils sont francs, « le cœur sur la main, ouvert, à la romaine. »


Cor core in mano, uperto, a la romana.


Ils estiment qu’une parole donnée ne peut se retirer, et, que, « quand le ciel tomberait dans l’abîme, l’homme doit tenir ses promesses, » justum et tenacem propositi virum… Surtout, ils ont le culte de l’honneur ; ils le poussent à un excès de férocité et de délicatesse que les plus fameux duellistes du temps de Louis XIII leur eussent envié. « Un sou file I veut un coup de couteau, » disent-ils : uno schiaffo vò na stoccata. Mais ils tirent le couteau pour bien moins, pour un regard de travers à leur adresse, pour un regard trop droit à l’adresse de leur maîtresse. En tout cas, si leur arme n’est pas noble, ils la tiennent pour telle, et n’admettent jamais que de bonne foi on juge répréhensible un coup de couteau porté à qui le mérite, pour venger un outrage. « Me confesser ? et de quoi ? Pour quel péché ? Parce que j’ai expédié un comte à l’Enfer ? Parce que j’ai voulu laver l’honneur souillé de ma fille ? Ils m’ont condamné ; il ne leur reste qu’à me mener au Pont[9]. Mieux vaut mourir décapité que de garder sa tête avec une tache au front. Mais si, après la mort, il y a un autre monde, non, ces juges infâmes et ce gouvernement ne dormiront plus un seul somme en repos. Toutes les nuits que Dieu leur laissera, je viendrai devant eux, ma tête à la main, leur demander raison de mon sang. » Monsieur de Saint-Vallier parlait plus longtemps, mais ne parlait pas mieux. L’idée que la légende et l’histoire leur ont donnée de la gloire de Rome, de la suprématie de la ville, renforce encore le sentiment aigu qu’ils ont de leur dignité personnelle, y ajoute une sorte d’emphase, et entretient en eux, à côté des appétits grossiers auxquels leur égoïsme indolent laisse libre carrière, une certaine élévation dame. Ils ne connaissent que Rome. Ils n’imaginent pas qu’une autre ville puisse ressembler à celle-là : ils demandent si, à Paris, il y a un Pape, et si les maisons y ont des escaliers. Et ils savent bien, quoi qu’on leur réponde, que Rome n’est pas une ville comme les autres : elle a été fondée par Romulus et Rémus, le Pape y règne, le peuple y boit, et les étrangers y sont perpétuellement en extase. « Quel est le peuple, quel est le souverain qui a chez lui une coupole comme notre ? Saint-Pierre du Vatican ? Dans quelle nuire ville, dans quel nuire État voit-on celle illumination bénie qui te stupéfie et te fait perdre le souffle ? » Il n’y a qu’une Rome au monde ! crie le Romain qui a aperçu avec horreur à l’étalage d’un libraire un guide avec ce titre : Rome antique et moderne. « Rome antique et moderne ! Et on permet, ici, aux libraires de vendre un livre de ce nom-là ! Eh ! allez donc, bêtes de somme, pour ne pas vous donner brevet d’âmes ! Rome antique et moderne !… Mais comment ? Dans le monde il y a donc deux Romes ?… Si l’une est celle-ci, où est l’autre ? »

Un peuple si content de sa ville n’est pas tendre, d’ordinaire, pour les étrangers. Le Romain, de sa nature hospitalier, courtois, obligeant, raille volontiers ceux qui n’ont pas l’honneur d’être ses compatriotes, à commencer par les Italiens de province. Les Anglais figurent en bonne place dans ses facéties, avec leurs tics nationaux, l’audace de leur curiosité, la docilité de leur admiration et l’aveu constant de leur ignorance. Mais, au temps où Belli peignait le peuple de Rome, les étrangers les plus connus étaient les Français. Leur langue est la langue des gens du monde, des modistes et des laquais. Leur politique, depuis Napoléon, agite l’Europe, si elle ne la mène plus, et retentit redoutablement jusqu’au sein des Etuis pontificaux. Le, peuple a gardé ; le souvenir de « Napujjone. » Il a retenu des mots français : il dit grabbiolè (cabriolet), alò (allons ! ), bonè (bonnet), ssciarmante (charmant), corzè (corset), er zabbijjè (le déshabillé), etc., et, comme il emploie ainsi une vingtaine de mots, ceux qu’il ne comprend pas l’intriguent fort. La France et les Français lui inspirent une sorte d’estime respectueuse, mêlée de crainte, un intérêt très vif, mais où la sympathie cordiale n’entre guère. Il se défie de « la secte des Français jacobins, » la sella de Francesi ggiacubbini, qui se mêlent toujours de ce qui ne les regarde pas. Les badauds et les loustics de Rome semblent avoir bien saisi quelques-uns des travers que les voyageurs de notre pays, aujourd’hui comme alors, exposent trop souvent, avec une suffisance inconsciente, à l’animadversion des peuples qu’ils visitent. Ils sont vaniteux et méprisans : « Ils ne savent pas ouvrir la bouche sans parler de Paris. » Ils sont difficiles : « Tout ce que le pays produit les dégoûte, poulets, légumes, gibier, poissons, œufs et viande de boucherie. » Ils jugent tout, trouvent à redire à tout, proposent à tout des remèdes de leur cru. « Quelle rage, d’entendre ces étrangers d’outre-monts qui, sans être Romains, arrivent aujourd’hui par la Porte du Peuple, et demain en savent plus que les vrais Romains ! »

À leur place assurément les vrais Romains seraient moins blessans, étant plus polis. Mais ils ne seraient guère plus discrets. Car, s’ils ne sont point vantards, ni outrecuidans, ils aiment à trouver des raisons, des explications, des justifications à tout. Spéculatifs et beaux parleurs, ils raisonnent avec une confiance, une ingénuité, une candide largeur d’esprit, qui les rendent aussi intéressans par l’intelligence que par le caractère. L’un d’eux vient de voir des squelettes. Il les a étudiés attentivement ; il fait part de ses découvertes et tire ses conclusions : « En regardant ces squelettes, je me suis aperçu d’une grande chose, et cette grande chose est celle-ci : c’est que l’homme vivant, comme l’homme mort, a une tête de mort dans sa tête. Et j’ai découvert ainsi que, beaux ou laids, princes, coquins ou monsignors, cette tête que je dis, ils l’ont tous. Donc les bons et les méchans, les fous, les ânes et les docteurs, ont été morts avant d’être vivans. » Cette faculté de raisonnement dégage, de l’observation des phénomènes naturels, et surtout de la réflexion sur les dogmes et sur les questions théologiques, un comique un peu gros parfois, mais franc et de bon aloi. Sans doute, il est facile à Belli, en asservissant à ses opinions antireligieuses du moment cette disposition de l’esprit romain, de multiplier les plaisanteries sacrilèges sous couleur de vérité psychologique et de sincérité artistique. Il n’y manque pas, et nombre de ses sonnets s’achèvent, d’un air innocent, sur des blasphèmes trop visiblement calculés, où l’on sent que l’auteur a trop de part et prend trop de plaisir. Néanmoins il importe de ne pas mettre à la charge de Belli toutes les fautes contre la délicatesse, le bon goût et les égards dus à certains sujets, qu’on rencontre presque à chaque page dans son œuvre. Le peuple de Home était alors familier avec les choses religieuses ; il l’est encore. Voyez-le dans les églises, à Sainte-Marie-Majeure, par exemple, le matin de Noël : hommes et femmes se promènent, s’assoient sur les marches des autels, crachent par terre, causent avec un sans-gêne qui nous surprend et quelquefois nous irrite. Nous avons tort. C’est la maison de Dieu : pourquoi ses en fan s’ne s’y mettraient-ils pas à l’aise ? S’ils s’y trouvent chez eux, on doit les en louer. Il y a bien un peu de froideur et d’éloignement dans notre respect, à nous. Les époques et les nations religieuses méconnaissent pas cette réserve ; elles ne s’interdisent pas les jeux d’esprit, ni même les jeux de mots, sur les « mystères terribles » dont s’effrayait Boileau. Le conservateur Aristophane raillait sans vergogne les dieux de l’Olympe. Le moyen Age a exercé une gaité fort libre sur les sujets les plus chers à sa foi. Ainsi les Romains ; et, si Belli exagère parfois ou dirige trop volontiers vers des sarcasmes de provenance voltairienne leurs étonnemens, leurs méditations et leurs jugemens, il n’en est pas moins vrai que ce penchant raisonneur qu’il vicie leur est naturel, et les entraîne spontanément à des plaisanteries peu délicates, mais tout à fait saines d’intention. Quand un des personnages de Belli crie à l’hérésie parce qu’il a cru comprendre, au sermon d’un prédicateur en vogue, que la Vierge Marie n’était pas dévote à la Madone, on peut être sûr que le mot a été réellement entendu, et ce trait de naïveté en explique et fait admettre bien d’autres qui paraissent au premier abord moins innocens et moins vrais.

Les remarques des Romains ne sont pas moins imprévues, — et le comique en est moins suspect. — lorsqu’elles ont pour objet l’histoire profane, et en particulier les monumens qui l’évoquent aux yeux des passans. On illustrerait agréablement un guide de Home avec quelques-uns des sonnets de Belli où il a recueilli les propos des hommes du peuple en présence des ruines ou des œuvres d’art célèbres, les bévues de leur admiration, les explications qu’ils donnent, les légendes qu’ils rappellent, les contes qu’ils inventent. En quatre sonnets, sor Grigorio promène son ami Ghitano sur le Forum, alors encore le Campo Vaccino, le marché aux vaches, et lui fait voir les antiquités du lieu. Il le mène ensuite au Capitole, en lui montrant la Hoche Tarpéienne, « d’où Cléopâtre précipita son mari, » et l’arrête devant la statue équestre de Marc-Aurèle. Il la croit d’or, seulement recouverte de bronze ; les traces qui restent de la dorure antique marquent pour lui l’apparition lente de la masse précieuse sous l’action du temps ; et il affirme que, quand l’or sera tout visible, le jour du Jugement dernier sera proche. Le Panthéon, — la Rotonde, la Ritonna, comme l’appellent les Romains, — le Colisée, er Culiseo, la Plazza Navona avec ses fontaines du Bernin, la Villa Borghèse, les Loges de Raphaël sont ainsi décrits par un cicérone sans prétentions qui les revêt de couleur locale et leur restitue la vie légendaire dont les histoires de l’art les dépouillent.

On ferait de même, à l’aide des sonnets de Belli, une sorte de calendrier romain où les fêtes apparaîtraient, non pas en mentions sèches, mais avec le cortège d’impressions qui en accompagne le retour dans l’a me des petites gens. Le 25 novembre, jour de Sainte-Catherine, n’éveille guère d’émotion chez nous que dans le cœur des vieilles filles ou de celles qui ne veulent pas l’être. A Rome, le jour s’approche enveloppé déjà de la poésie intime de l’hiver qu’il annonce, et le Romain n’y songe pas sans entendre dans le lointain chanter l’allégresse de Noël : « D’aujourd’hui en huit, sainte Catherine : on descend les nattes dans les escaliers, on enlève au lit la couverture mince, on allume le feu… Le temps qu’il fera ce matin-là sera celui de Noël. Qu’est-ce que dit l’almanach ? Gelée blanche ? Tu verras aussi à Noël la gelée blanche. Les pifferari commencent déjà à descendre de la montagne vers les marais, avec leurs petits manteaux si jolis. Quelles belles chansons ! C’est tout juste celles que chantaient les pasteurs à Bethléem, le jour de la crèche de Notre-Seigneur. »


E ccominceno ggià li piferari
A cculà dit montagna a le maremme
Co’cquelli farajoli tanti cari !


Cite bbelle canzoncine ! ogyni pastore
Le cantò spiccicatc a Bbettalemme
Ner giorno der prescpio der Zlignore.

Le jour de Noël, on va admirer à l’église de l’Ara Cœli, qui s’élève sur le Capitole à la place du temple de Jupiter Capitolin, la crèche que les Franciscains exposent, avec l’Enfant Jésus, le Bambino miraculeux. Entre saint Joseph en perruque et en manchettes et la sainte Vierge « vêtue de dentelle et de brocart d’or de Turquie, » il est, sur la paille, « mieux emmailloté que le fils de Napoléon. » Puis c’est l’Epiphanie, Pascua Bbefania, la fête des fées, les Befane, qui viennent de loin pour punir ou récompenser les enfans, chargées, comme notre saint Nicolas, de jouets ou de verbes. Le 17 janvier, fête de Saint-Antoine, à l’église de ce nom, le prêtre bénit les animaux :


Anes, porcs, moutons, vache et veau
Et chevaux, vont en un troupeau,
Pleins de rubans jaunes, blancs, rouges…


Le 19 mars, les marchands de friture ornent leurs boutiques de sonnets et de petits poèmes en l’honneur de saint Joseph et de leur marchandise. La nuit qui précède l’Ascension, le peuple croit que Jésus descend du ciel pour changer en lait l’eau des épis :


… Notre Seigneur va par les champs hersés
Et dit au blé : « Passez, passez, muscade !
Que l’eau se change en lait, le lait en grain,
Puis en farine, en pâte, et puis en pain… »


Et, cette nuit-là, on allume sur le dos des malheureux grillons de toutes petites chandelles, comme faisait, selon le récit de Vasari, le joyeux peintre Buffalmaco pour effrayer son maître :


… Voilà pourquoi sur le dos des grillons
Nous allumons de petites chandelles
Et nous chantons : Cours, cours, grillon,
Car, demain, c’est l’Ascension !
Curri, curri, bbagarone,
Ché domani è l’Ascennione.


Toute l’année civile et ecclésiastique revit, ainsi chez Belli, avec ses chansons et ses divertissemiens, le retour régulier de ses plaisirs. Parmi les prières des fidèles, les cris joyeux des foules, les réflexions rapides des passans, les rires et les propos hardis des buveurs attablés dans les cabarets, les conversations bruyantes et vides des festins de famille, on la voit déployer sa guirlande de cérémonies religieuses et de fêtes populaires. On la suit d’église en église, de place en place, de marché en marché ; et, comme la scène d’un théâtre immense, sous les yeux du lecteur la Ville s’anime du temps disparu. Car, si le décor n’a pas changé, si le peuple même, au moins dans certains quartiers reculés, conserve encore à peu près le caractère et l’esprit que Belli lui connaissait, l’apparence sociale de ce peuple s’est modifiée, l’aspect de la vie s’est transformé. L’Eglise et la Cité ne sont plus unies dans un même destin et confondues sous l’empire des mêmes traditions et des mêmes hommes. Les fêtes religieuses n’occupent plus autant de place dans l’existence des humbles ; Rome ne les contemple plus d’un seul regard et d’une seule pensée ; dépouillées en grande partie de leur pompe, plus rares, plus isolées, plus secrètes, le souvenir splendide s’en éteint peu à peu dans les imaginations, qui les regrettent peut-être. C’est pourquoi l’œuvre de Belli n’a pas seulement l’attrait d’une représentation exacte du réel, mais, pour nous, le charme aussi d’une vision du passé. Elle rappelle et elle suggère une forme de vie qui n’est plus. C’en est assez pour attirer l’historien que les faits desséchés dans l’herbier des archives ne satisfont pas, et qui aime, pour les comprendre en les sentant mieux, à respirer l’atmosphère même qu’ils ont imprégnée de leur esprit et dont ils se sont comme nourris.

Faut-il ajouter qu’il trouve dans l’œuvre de Belli autre chose encore que l’évocation de celle société curieuse et unique, de cet état social si complexe qui a pris fin en 1870 ? Il serait étranger que les événemens politiques ne fussent pas inscrits dans ce Journal du peuple romain, rédigé par le poète sous la dictée des passans. Et en effet, non seulement il y a consigné les sentimens religieux et politiques de ce peuple à l’un des momens les plus critiques de son histoire, aux environs de 1840, avec les traits de mœurs les plus caractéristiques de la race et de l’époque, mais encore il s’est trouvé naturellement conduit à y noter tous les événemens importans du dedans et du dehors dont Rome s’est émue. Les funérailles de Pie VIII, l’ouverture du conclave qui élut Grégoire XVI, la diplomatie des ambassadeurs, la présence et la conduite de don Miguel de Bragance à Borne, les nominations de cardinaux, les voyages du Pape, les procédés gouvernementaux et leurs effets, les mouvemens révolutionnaires, les guerres, les tremblemens de terre, les famines, les épidémies, — tout ce qui a pu être pour une intelligence naïve l’occasion d’une curiosité ou d’un jugement, pour un cœur l’objet d’un enthousiasme, pour une conscience la cause d’un scandale, figure dans ce vaste tableau : en sorte que le recueil de ces sonnets constitue un véritable document historique, au même titre qu’une chronique du moyen âge. C’est une suite lointaine et paradoxale, c’est une contre-partie et une forme nouvelle des Acta diurna populi romani. Nous avons le Journal d’un bourgeois de Paris. » C’est ici le Journal de tous les petits bourgeois de Rome, et des bourgeoises. Et il est d’autant plus intéressant que, les événemens reflétés dans ces sonnets étant proches de nous et connus d’autre part avec netteté, il est possible de confronter avec la précise vérité historique l’image qu’ils ont laissée d’eux dans les âmes populaires, et de pénétrer ainsi d’une certaine façon dans le secret de l’élaboration inconsciente des légendes.


IV

Toutefois je ne dois pas laisser croire que les sonnets de Belli n’aient qu’une valeur documentaire, et qu’ils méritent l’attention par ce qu’ils apprennent plus que par ce qu’ils sont. Non. J’ai essayé d’analyser les divers motifs d’intérêt historique, psychologique ou pittoresque qui peuvent y attirer le lecteur. Mais ce n’est là, en quelque sorte, que la matière de l’œuvre littéraire, dont, je n’ai point assez montré l’agrément propre. Belli est un monde, je ne dirai point comme Shakspeare, car je ne voudrais pas exagérer, mais au moins comme La Fontaine. On erre dans son œuvre comme à travers la vie : on y reconnaît les gens au passage, on devine leurs pensées, on reconstitue leur existence, on rêve à leurs aventures, — et l’on oublie l’artiste comme il s’est oublié lui-même. Je craindrais, si je l’oubliais plus longtemps, qu’on ne le jugeât mal, et que le charme le plus profond de ces sonnets ne fût peu sensible, si je continuais à m’y égarer, à les parcourir en tous sens pour y saisir les traits divers du modèle multiple que Belli a voulu peindre, sans y faire entrevoir le mérite spécial de l’écrivain et la nature de son génie.

Belli est un réaliste parfait. Qu’on purifie ce mot, pour le bien entendre, de toutes les affectations de grossièreté et de toutes les ambitions « scientifiques » dont sa signification a été entachée. Certes Belli n’est pas prude, et même il n’est pas chaste. Sur les six volumes qui composent l’édition récente de ses sonnets[10], il y en a un entier qui n’est formé que de sonnets obscènes, et qu’à ce titre, pour décourager la luxure ou pour l’allécher, je ne sais, on vend séparément, sous enveloppe bien close, et trois fois plus cher que les autres. Mais vraiment on fait tort à ces sonnets en les enfermant ainsi en cabinet réservé. Ils ne sont nullement dangereux pour la morale publique. Comme les autres, ils expriment, sans recherche coupable, des goûts et des pensées populaires. Ils eussent gagné à se disperser dans le reste de l’ouvrage, au lieu de s’en séparer dans un isolement qui inquiète et qui messied à leur franchise. Ils n’appartiennent pas au musée secret de la littérature. Relevés çà et là d’une certaine finesse comique, riches de cette verve grasse qui faisait la joie du public d’Aristophane et de nos pères, ils n’ont rien d’affriolant ni de malsain. Leurs malpropretés, généralement fort vulgaires, sont massives ; leurs inconvenances, parfois drôles, sont naïves. Belli les a écrits comme les autres, pour « faire vrai. » C’est par ce souci de la vérité, du naturel, que Belli est réaliste. Il l’est par conscience d’artiste, comme tous ceux qui le furent sincèrement. Il l’est sans parti pris d’école ou de doctrine. Il l’est avec une merveilleuse souplesse, car la réalité est infiniment mobile, et l’écrivain soucieux de la représenter doit se modeler à ses caprices. Il l’est avec toutes les qualités actives que comporte cet effort d’observation, d’imitation et de traduction : attention, pénétration, finesse de l’intelligence, — abondance de la mémoire, — probité de l’imagination, — précision, vigueur, richesse de la langue, — netteté et variété du style.

Rien ne lui échappe de ce qui l’entoure. Les platitudes mûmes de la vie quotidienne sont reproduites par lui avec un art qui leur donne du prix, et une sorte de relief comique : le bavardage niais des gens qui se font des politesses en se rencontrant, se tendent leurs tabatières, se demandent des nouvelles de leur santé, et, après avoir beaucoup parlé, se quittent sans avoir rien dit ; — les discours décousus du conteur qui veut se faire entendre à demi-mot, ou du conseiller prudent qui hésite, se reprend, et n’a jamais l’air de se contredire, parce qu’il arrête toujours ses phrases avant le verbe. Il est aisé sans doute d’être vrai quand on peint la sottise. Mais Belli n’est pas seulement vrai, il est amusant. Il fixe les plus légères nuances du ridicule avec une sorte de délicatesse bouffonne. Il a deviné, après Rabelais peut-être, l’art des Henry Monnier, des Jules Renard et des Courteline. Ailleurs, là où il montre de l’esprit, il a juste celui qui convient à ses personnages. C’est l’esprit qui manque aux hommes les plus spirituels, celui qu’avait Molière, « l’esprit des autres. » Les sonnets sont émaillés d’excellentes plaisanteries, dont il n’est aucune, — je mets à part les railleries politiques ou antireligieuses, — qui ne sente le terroir, et qu’on ne puisse lire sans imaginer aussitôt et malgré soi la physionomie de l’homme du peuple qui les prononce, son clin d’uni, son air détaché, mi-naïf, mi-malin, et jusqu’au ton de sa voix. Un voyageur raconte comment il a été traité dans une auberge, et la recommande à son auditoire : mauvaise cuisine, mauvais vin, mauvais lit, moustiques, puces, punaises et poux, — « et tout cela, conclut-il, pour pas bien cher. » Ce n’est rien, que cette ironie : au bout d’une longue énumération de déboires, c’est exquis. « Moi, dit un ouvrier, je ne ferais pas de mal à une bête ; j’aime mon prochain comme moi-même. » Mais cet énoncé du précepte évangélique est autrement majestueux dans son langage :

Amo er prossimo mio com’e mmè stesso.

Un autre compare le singe à l’homme. Il a aussi des pieds et des mains ; il peut faire le portefaix et le domestique, tout comme un chrétien ; on dirait, du dehors, qu’il n’y a aucune différence ; « et pourtant il y en a une si grande, au dedans ! Car le singe, le malheureux, n’a pas la liberté d’aller en Enfer ! » On parle d’une grande tempête. L’eau, le vent, le tonnerre, les cloches faisaient un vacarme à se boucher les oreilles avec les mains. Tout le monde avait peur, même le Pape. « Mais à Rome personne n’est mort, sauf un chien. C’est ainsi que le juste pâtit pour le pécheur. » Ce ton de pince-sans-rire, cette « blague » romaine si ingénieuse à user mal à propos des paroles de l’Écriture, et qui insinue la raillerie sous une grande phrase ou sous une réflexion grave, est largement répandue dans les sonnets de Belli. Elle les égayé à chaque instant d’une drôlerie qui n’est jamais factice, qui ne vient pas de l’auteur, mais des personnages mêmes, et qui flotte sur tout ce qu’ils disent comme l’âme de leurs discours. Veut-on des preuves plus raffinées encore de l’art délicat et délicieux de Belli ? Qu’on lise douze ou quinze sonnets, épars dans son œuvre, qu’il consacre aux « caquets de l’accouchée, » aux propos que tiennent les femmes enceintes ou les jeunes mères, et à ceux que leur tiennent les sages-femmes et les voisines. Les inquiétudes des unes, leurs prévisions, leurs projets, leurs souffrances, leurs plaintes, leur orgueil, — les conseils, les encouragemens et les admirations bénévoles des autres, sont pris sur le vif, et rendus avec une simplicité charmante : « Oh ! le bel enfant ! Et qu’est-ce que c’est ? Un garçon ? Ah ! toutes mes félicitations, sora Mèa[11]. Comment t’appelle-t-on ? Tiens ! comme le grand-papa : Andréa. Et quel âge ? Pas plus ? Eh ! à le voir, est-ce qu’on ne lui donnerait pas un an ?… Voyez, voyez, voyez comme il regarde sa sœur ! Ne dirait-on pas qu’il veut lui dire quelque chose, avec sa petite bouche toute rieuse ? Je n’ai jamais vu un petit diable comme celui-là. Que Dieu vous le bénisse, ma bonne, et vous en fasse vite un cardinal ! »

Mais comment traduire les interjections, les abréviations familières, les diminutifs caressans, — bocchettuccia risarella, la petite bouche rieuse, — les libertés et les inventions spontanées d’une grammaire docile à toutes les brusqueries, sensible à toutes les nuances ? La langue de ce peuple inculte, qui n’a guère lu que les Quatre-vingt-dix-neuf malheurs de Polichinelle (une vieille commedia dell’arte) et le roman de Paris e Vienna, et dont les souvenirs littéraires se bornent à des citations, généralement ironiques, de la Didon abandonnée ou de l’Artaxerce de Métastase, est une des plus savoureuses qu’ait jamais immortalisées une œuvre d’art : toute libre encore et non taillée, avivée d’argot, çà et là greffée de français et d’hébreu du ghetto, féconde en images et en proverbes. Pour en avoir quelque idée, il faut recourir encore à Rabelais, à son français débordant de sève et bourgeonnant de toutes parts, ou au grec d’Aristophane. Belli la garde telle qu’il l’a reçue, et, loin de l’appauvrir pour son usage, l’accroît encore de singularités nouvelles, ou, pour mieux dire, — car il n’invente rien, — y admet toutes les singularités individuelles qu’il a observées. Si c’est un juif qui parle, un suisse du Pape, un Anglais, il lui laisse son baragouin. Il copie le balbutiement des enfans, et des mères qui les imitent, les hésitations et les redoublemens cahot ans des bègues, les mollesses ouatées du zézayement, les affectations maladroites des valets de place, des commissionnaires, des espions de police qui prétendent aux façons des hautes classes et mêlent au dialecte les formes toscanes. Il transcrit les onomatopées, — pss, pfch, uà, prr, priffete, sci sci sel, itàcchete, den den dèn den den dèn, bbùn… — sifflemens, cris, éclats de rire, éternuemens, le bruit des roues qui s’éloignent, de l’argent qui tinte, de la pluie qui tombe, d’une porte qui s’ouvre, des cloches qui sonnent, d’une vitre qu’on brise… Il n’oublie rien des tics et des ritournelles de la conversation du bas peuple, les « que je dis, » les « qui m’fait, » les « qui dit qu’alle dit, » les « sauf vot’ respect, » etc., et il les place avec un art qui, sans rien ôter au naturel, leur confère une valeur comique qu’on ne soupçonnerait pas. Le Romain estropie les mots qu’il ne comprend pas ; Belli les écrit comme il les a entendus : Giove Esattore (Jupiter exacteur) pour Jupiter Stator, istruzzion di fedigo (instruction de foie) pour obstruction de foie, brigantiere pour brigadiere (brigadier), padre sputativo pour padre putativo (père putatif). Volontiers sentencieux, et élevé dans l’église, le Romain est fourni de citations latines dont il connaît le sens approximativement et qu’il accommode selon ses lumières. Belli les reproduit sans y rien changer : audace fortunaggiubba tibbidosque depelle (audaces fortuna juvat timidosque repellit), all’acqua de Venanzio (a laqueo venantium), sittranzi grolia mundi (sic transit gloria mundi), etc. Chaque soir, avant le dîner, on dit le rosaire en commun, tout en travaillant. La mère de famille ne comprend pas trop bien les mots latins qu’elle prononce, et les coupe d’admonitions pratiques. Belli l’écoute, et perpétue, d’un sonnet ridicule et touchant, l’ignorance de la bonne femme : « Avemmaria… Travaille… grazzia prena… Nena, vas-tu travailler !… ddominu steco… (la fille fait « ouf ! » et la mère continue : ) bbenedetta tu mujeri… Nena !… e bbenedetto er fru… Je te crève les yeux !… fruttu sventre’e ttu Jèso, San… As-tu fini ?… ta Maria Madré Dei… Mais je t’attends, à dîner !… »

Enfin, — et c’est là le miracle, — cette grande piété pour la vérité, ce dévouement absolu au naturel, ce sentiment aigu et toujours présent de l’esprit populaire, ce goût et cette curiosité du « verbe » sous toutes ses formes et à tous ses degrés, Belli unit et élève ces dons et ces efforts en poésie. De ces drames et de ces conversations, il fait des sonnets, et tels que nulle part on ne sent le moindre désaccord entre la forme immobile et l’extrême mobilité des sujets. De ce langage quasi faubourien, de ce vocabulaire si rebelle à toute contrainte, si bouillonnant de force inventive et de fantaisie, il fait des vers, et tels qu’on les croirait sortis de la bouche même des artisans et des commères du Trastévère. Nulle fissure, nul remplissage, nul artifice ; partout l’expression adhère à l’idée, et l’idée et l’expression sont du peuple. Rien ne saurait, chez nous, être rapproché de ces sonnets vivans et sans roideur, dont la régularité, loin d’entraver le développement naturel des phrases, semble au contraire le soutenir, et, loin de nuire à la variété des mouvemens, les dessine et en accuse mieux l’étonnante diversité. Quant aux vers, agiles, sonores et pleins, il faut, pour trouver quelque terme de comparaison qui permette d’en imaginer la vertu gaillarde et la plasticité, songer aux plus « gaulois » de nos classiques, à ceux qui ont le plus de verve et le plus de verdeur, à Régnier, à La Fontaine. Encore le vers français, si dramatique qu’il soit, ne se plie-t-il jamais impunément aux rapidités, aux brusqueries, aux interruptions du dialogue vulgaire. On ne se figure pas écrits en vers français les mimes véritables que Belli enferme dans un sonnet, ou développe en suites de deux, trois, quatre ou cinq sonnets, et parfois davantage. Le vers français est un tout dont les parties, les syllabes, n’ont de prix que dans leur mutuel rapport : la beauté en est organique. Le vers italien, à cause de la nature même de la langue, dont chaque mot chante, trouve pour ainsi dire sa raison d’être, ses élémens de vie et de beauté dans chacune de ses syllabes. Fractionner un vers français selon les exigences de la conversation, c’est le disloquer et le détruire. Les vers italiens résistent à ce traitement : ceux de Belli, tantôt répandus en larges ondes, tantôt lancés à coups pressés, à jets interrompus, hachés d’interjections et de cris, brisés par les questions et par les réponses brèves, par le dialogue saccadé d’interlocuteurs qui ne perdent point de temps en développemens littéraires et rythmiques, n’en conservent pas moins leur puissance musicale. Et, sans embarras, ils parcourent toutes les gammes, ils font tous les tours de force, ils passent de la grâce à la grossièreté, des sanglots aux sourires, ils disent tous les sentimens, ils s’adoucissent aussi aisément pour les sérénades et les complimens d’amour qu’ils s’aiguisent pour les épigrammes ou s’épaississent pour les injures.


Vièttene a la finestra, o ffaccia bbella,
Petto de latte, bbocca inzuccherata,
Ch’io tè la vojjo fà la serenata,
Tè la vojjo sonà la tarantella


Viens à la fenêtre, ô face jolie, — poitrine de lait, à bouche de miel, — car je veux te faire une sérénade, — je veux te jouer une tarentelle…


Ainsi chante Chiumella, que Nunziata, la cruelle, laisse dehors, et qui passe la nuit sous le ciel froid, ou, comme il dit, « à l’auberge de l’Etoile ; » et les vers expriment la tendresse anxieuse et comme la gaîté un peu forcée de son amour, l’air engageant et timide de son appel. Mettez, en regard ceux-ci :


Te penzeressi mo, gguercia pandorfa,
Befana nera, crapa mocciolosa.
Faccia da bbiribisse stommicosa,
Fijjaccia de Coviello e dde Magorfa.
D’esne vienuta a Rroma da la Torfa
Pe’ ffà l’impimpinata e la preziosa ?…


Et tu crois maintenant, louche lourdaude, — sorcière noire, chèvre morveuse, — dégoûtante tête de pipe, — sale fille de Coviello et de Magolfa[12], — que tu es venue de la Tolfa à Rome — pour faire la renchérie et la précieuse ?…


Ce n’est pas seulement le ton, c’est le son même qui diffère, et l’on ne peut s’empêcher d’y mettre l’accent d’une invective méprisante et dégoûtée. Il est difficile de mal lire les sonnets de Belli : les vers, avec la coupe des phrases et le jeu des syllabes et des rimes, imposent les intonations qui conviennent. Ils suggèrent tout à la fois les impressions du personnage qui parle, même les moins pathétiques, les plus fugitives et les plus subtiles : tel sonnet (Er deserto), où est décrit le silence et la désolation de la campagne romaine, en égale la tristesse calme, infinie et monotone. Tel autre (Er tempo bbono), où un Trastévérin exprime sa joie du beau temps revenu, inspire une gaîté printanière ; les mots s’épanouissent sur le papier, embaument comme les fleurs, réchauffent comme l’air attiédi sous le velours léger du ciel bleu, et murmurent comme le cristal d’une source limpide. Les impressions sont fixées par des termes dont immédiatement elles semblent inséparables : c’est le triomphe de l’art de Belli. Ses sonnets, ses phrases, ses vers apparaissent comme l’expression spontanée de la réalité même.

Cette conversion en poésie d’un réalisme scrupuleux, mais sans étroitesse, est si surprenante et si parfaite qu’on serait tenté de croire qu’il a fallu pour la produire une longue suite d’essais, et que l’œuvre de Belli est en une certaine mesure l’aboutissement d’efforts antérieurs, le dernier progrès qui les a couronnés. Il n’en est rien, Belli n’a vraiment pas eu de modèles, ni même de prédécesseurs. La littérature du peuple romain se borne à quelques refrains insignifians. Les poèmes écrits en dialecte sont fort rares : au XVIIe siècle, un poème de Peresio, Il Maqqio romanesco, et un poème de Berneri, Meo Patacca ; au commencement de ce siècle, une Passatella de Ciampoli ; quelques sonnets de circonstance. Le tout, de forme banale, d’inspiration classique, sans originalité, était peut-être inconnu de Belli, et en tout cas ne lui préparait nullement la voie. Les poèmes milanais de Carlo Porta furent pour Belli une occasion de connaître quel emploi artistique on pouvait faire d’un dialecte. Mais il faut considérer qu’avant même d’avoir lu Porta, Belli avait écrit déjà, vers 1820, plusieurs sonnets en dialecte, — qu’il n’a pas imité Porta, sinon seulement, et avec une grande liberté, en deux ou trois sonnets obscènes, — que son originalité d’écrivain ne doit donc rien au poète milanais. Ce qui lui manquait lorsqu’il le lut, c’était la conception d’une œuvre entière écrite en dialecte. Mais l’idée de prendre comme sujet de cette œuvre le peuple romain lui-même, — sans laquelle cette conception restait inféconde comme le plus sec des renseignemens d’histoire littéraire, et purement schématique, — cette idée appartient toute à Belli. Et il est édifiant de voir avec quelle clarté, presque subitement, elle s’est imposée à lui, — comme, dès le premier jour, il a su et dit ce qu’il voulait faire. Le 5 octobre 1831, au moment où il commençait à peine son œuvre, il écrivait à un ami : « Je retourne (à Rome) chargé de nouveaux vers populaires. Jusqu’ici j’ai cent cinquante-trois sonnets, dont soixante-six écrits depuis le 15 septembre. A les regarder dans leur ensemble, et en y joignant ce que je pourrai tirer encore des matériaux que j’ai réunis, il me semble que cette suite de poésies prend l’air de quelque chose, et pourra peut-être vraiment rester comme un monument de ce qu’est aujourd’hui la plèbe de Rome. » Bientôt après, transportant les passages les plus significatifs de cette lettre dans l’Introduction de ses sonnets, il le disait encore avec plus de résolution : « J’ai décidé de laisser un monument de ce qu’est aujourd’hui la plèbe de Rome. » Et, dans l’Introduction comme dans la lettre, il continuait en définissant les lois qu’il s’imposait : « Le nombre poétique et la rime doivent sortir comme par accident de l’assemblage, en apparence involontaire, des phrases libres, des paroles courantes… de manière que les vers… semblent en quelque sorte, non pas susciter des impressions nouvelles, mais réveiller des réminiscences. » L’homme qui a conçu un tel dessein avec tant de clairvoyance et qui l’a exécuté avec tant d’ampleur dans l’ensemble et tant de scrupuleuse rigueur dans les détails me paraît mériter une place très haute parmi les écrivains de tous pays que notre intelligence sympathique accueille aujourd’hui d’une hospitalité si large. Quand on songe, en outre, qu’il était d’âme plutôt romantique, qu’il conserva toute sa vie un. goût secret pour les épanchemens personnels, qu’ainsi il entreprit et poursuivit son travail d’observateur minutieux, au milieu et au plus fort de la période romantique, en dépit de la mode littéraire et de ses propres penchans, on ne peut se retenir d’admirer, non seulement avec l’esprit, mais un peu avec le cœur, ce courageux effort de poète, cette abnégation volontaire de réaliste, et l’œuvre considérable qui en résulte et qui en témoigne.


V

De 1828 à 1830, on n’a guère de Belli qu’une douzaine de sonnets. C’est en 1830 qu’il commence vraiment son travail d’écrivain dialectal. Il donne en cette année soixante-dix-huit sonnets, deux cent huit en 1831, trois cent quatre-vingt-deux en 1832, deux cent cinquante-trois en 1833, trois cent soixante-sept en 1834, trois cent vingt-deux en 1835. Sa fécondité et sa facilité sont remarquables surtout pendant ces quatre dernières années. Il écrit ses vers partout, en voiture, en promenade, dans les auberges ; on compte jusqu’à six sonnets par jour (25 novembre 1831) et même huit (1er décembre 1832). Mais, à partir de 1835, la production se ralentit et ne dépasse plus jamais cent sonnets par an. Elle s’arrête brusquement en 1849. L’enthousiasme que son œuvre lui avait inspiré d’abord s’était éteint peu à peu, en même temps que les préoccupations de la vie pratique s’imposaient à lui de nouveau, que la poésie italienne à tendances religieuses et morales le reconquérait, et que les événemens politiques ramenaient son esprit vers les idées dont il avait paru se détacher.

En 1837, Belli était à Pérouse pour voir son fils, qu’il y avait mis au collège, lorsqu’il apprit que sa femme était dangereusement malade. Il revint à Rome, mais trop tard : elle était morte. La fortune dont avait joui Belli se trouvait gravement compromise. L’amour qu’il éprouvait pour son fils lui rendait encore plus insupportables les approches de la misère. Survint le choléra, avec ses menaces, ses tristes spectacles, son cortège d’idées lugubres. Belli pouvait bien les tourner en dérision, en ajoutant de temps en temps un sonnet à son poème comique du Collera Moribbus, où l’on voit à plein quel parti l’humour romain peut tirer des sujets les moins plaisans : en réalité, l’auteur ne riait guère ; son humeur sombre reprenait le dessus, et il y avait de quoi. Dans ces circonstances, la liberté d’esprit que réclamait l’art des sonnets dialectaux devenait presque impossible à Belli. Ses amis, entre autres Mgr Tizzani, un saint prêtre de grande science et de charité touchante, l’exhortèrent à rentrer à la Tiberina, et c’est ce qu’il fit en mars 1838. L’année suivante, il publia des vers moraux, sur les instances du même Mgr Tizzani, qui voulait sans doute le remettre en bonne, renommée et lui rendre plus aisé l’accès à l’emploi qu’il souhaitait. Pour l’obtenir, en 1840, Belli adressa au pape Grégoire XVI, qu’il avait traité si cruellement dans ses sonnets, une supplique assez plate ; et, en 1842, il obtint la place, qu’il quitta en 1845, avec une retraite qu’on eut la bonté de lui compter comme si, de 1826 à 1842, il n’avait pas quitté son service.

Lorsqu’on 1840 Pie IX fut élu pape, Belli partagea toutes les espérances qui accompagnèrent les premiers actes du pontifical. On suit dans ses derniers sonnets la marche de son esprit, et, pour ainsi dire, les étapes de cette conversion qui a étonné et scandalisé les admirateurs du poète, — je ne sais pourquoi, car elle s’explique sans peine, — Pie IX était à ses yeux le pape idéal. Il approuvait ses réformes ; il n’en souhaitait pas d’autres. Il fut surpris et effrayé de voir qu’on en exigeait davantage, et de quelle façon on les exigeait. A la nouvelle du meurtre de Rossi, il éclata en sanglots. Il assista, épouvanté, aux désordres de la révolution romaine, qui ne lui rappelaient que trop ceux dont il avait été témoin dans son enfance. Aucun raisonnement décisif ne l’avait écarté du catholicisme. Les prêtres ne lui avaient jamais nui : au contraire, il avait, dès sa jeunesse, profité de leur secours et de leur amitié ; personnellement, il n’avait eu qu’à se louer du gouvernement pontifical dont ses Romains se plaignent tant. Il voyait dans la religion une digue contre les dérèglemens de l’immoralité et de la révolution. Son instinct même de libéral, indigné par les violences, le reportait vers elle. Ses intérêts particuliers s’accordaient avec les souvenirs et les impulsions de son cœur. Les circonstances avaient changé ; il changea avec elles, sans calcul, en toute sincérité, en toute candeur. Il écrivit contre la révolution et la libre pensée ; on le vit provoquer la formation d’une société « pour la propagation des bons livres ; » il fit le censeur pour le compte du gouvernement, étroitement, férocement même. On ne saurait douter de sa bonne foi : cet excès subit dans la palinodie n’est pas le fait des habiles. Belli était convaincu. Il l’était jusqu’à médire du dialecte, qu’il appelait, en 1861, une « langue abjecte et bouffonne, » et jusqu’à avoir des remords de ses sonnets romains, qu’il voulait brûler. C’est son ami Mgr Tizzani, et un religieux, le P. Giacoletti, qui l’en empêchèrent. Pour faire pénitence, il se mit à traduire les hymnes du bréviaire. Il devenait de plus en plus misanthrope et dévot ; les salons amis ne voyaient plus que rarement son front haut, sa longue figure jaune et triste. Il mourut le 21 décembre 1863, laissant éparse dans la mémoire de ses amis et ensevelie dans ses papiers une œuvre dont on ne saurait exagérer l’importance. Car, révélée graduellement à partir de 1868, elle créa d’un seul coup la littérature dialectale romaine, et rendit, on peut le dire, à toutes les littératures dialectales d’Italie une force de vie et une fécondité qui ne sont pas près de s’épuiser.


E. HAGUENIN.


  1. E. Rovet, le Peuple de Rome vers 1840, d’après les sonnets en dialecte trastévérin de G. G. Belli, vol. I, Rome, Lœscher. 1898.
  2. M. Domenico Gnoli, Nuova Antologia, décembre 1877.
  3. Le nombre s’en trouvera probablement accru dès cette année. M. le professeur Pio Spezi, de Rome, se prépare à publier une cinquantaine de sonnets inédits de Belli, choisis parmi les plus décens de ceux qu’il possède.
  4. Ora pro eo.
  5. Signor, dans le langage du peuple.
  6. Signora.
  7. Siccal inæquales calices conviva solutus
    Legibus insanis.
    (Satires, livre II, satire VI, vers 68-69.)
  8. Il Pianto.
  9. Le pont Saint-Ange, ou avaient lieu les exécutions capitales.
  10. Sonetti romaneschi di G. G. Belli, pubblicati dal nipote Giacomo a cura di Luigi Morandi, S. Lapi ed., Città di Castello, 1896.
  11. Signora Bartolommea.
  12. Types comiques.