Un Programme (Pierre de Coubertin)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Imprimerie Chaix (p. 3-30).
Messieurs,

L’homme illustre dont je viens vous parler au nom de ceux qui poursuivent en France le triomphe de ses idées — Frédéric Le Play — n’était ni un rêveur, ni un idéologue. Citoyen d’une autre nation, il se fût sans doute contenté de la culture des sciences exactes qui le captivaient à si haut point ; mais, venu au monde en 1806, il atteignait l’âge d’homme à une époque où l’ordre social se trouvait étrangement ébranlé : tout autour de lui de véritables charlatans politiques mêlés à quelques hommes sincères dont le jugement était faussé, se flattaient de pouvoir régénérer l’Europe par une organisation artificielle des sociétés… Et Le Play, inquiet avec tout le monde de voir que rien de stable ne pouvait s’établir en France, examinait avec la précision de son esprit de mathématicien ces utopies parfois séduisantes ; une à une il les prenait, les retournait, les disséquait, et, finalement, les rejetait comme ne reposant sur aucune base certaine et n’étant que des produits de l’imagination. Alors, peu à peu, l’idée se glissait en lui que certaines lois président à la formation et au développement des sociétés humaines : l’a priori inauguré par Rousseau, ces principes préconçus, ces constitutions idéales combinées dans le silence du cabinet, tout cela le choquait infiniment ; il soupçonnait quelque chose de plus large, de plus vaste, de plus scientifique surtout, et la résolution de chercher ce quelque chose s’enracinait dans son esprit.

Il le chercha pendant de longues années, à travers les steppes de la Russie et de l’Asie, dans les campagnes et dans les villes, auprès des ouvriers de la terre et de la mer, s’asseyant à tous les foyers, observant, interrogeant, analysant tour à tour les peuples prospères chez lesquels règne la paix sociale et les peuples désorganisés que distinguent l’antagonisme des classes et la fragilité des institutions, les sociétés simples où les rouages fondamentaux existent seuls, où la famille est non seulement le principal mais l’unique groupement et les sociétés compliquées qui ressemblent, comme celle de ce pays-ci, à nos machines modernes avec leurs engrenages multiples et leurs savantes combinaisons… et ce fut seulement après avoir achevé cette incroyable odyssée qu’il crut pouvoir, appliquant à son pays le résultat de ses observations, indiquer à la fois la cause du mal et le remède.

Vous le voyez, Messieurs, l’œuvre de Frédéric Le Play est double : d’une part, elle est ouverte sur les perspectives jusqu’alors inexplorées d’une science nouvelle que nous appelons la science sociale, et qui, si elle possède sa méthode d’observation et si elle est basée sur des connaissances déjà étendues, n’en est pas moins comme toutes les sciences, susceptible de grands progrès, — et, d’autre part, elle contient un programme de réforme sociale en France, programme dont tous les points reposent sur l’observation contemporaine des peuples et sur l’examen impartial des périodes de décadence et de relèvement qui marquent les différentes phases de l’histoire.

Répondant, en 1856, au vœu de l’Académie qui couronnait le recueil des « Ouvriers européens », Le Play fonda la Société d’Économie sociale, dans le but de former des voyageurs capables de poursuivre son œuvre d’investigation ; puis, lorsque de nouveaux malheurs eurent fondu sur la France et que bien des yeux se furent ouverts aux véritables causes de tant de catastrophes successives, il groupa autour de lui ceux qui se déclarèrent prêts à travailler au relèvement de la patrie.

Ce n’est pas de la science sociale que je viens vous entretenir ce soir, Messieurs, et ce que je viens de vous en dire n’avait pour but que de vous montrer sur quelle base solide, rationnelle, sur quel piédestal de faits et de réalités notre École appuie les réformes qu’elle propose. Nous avons pensé qu’ici, en ce milieu sagement libéral et vraiment patriote, nos doctrines trouveraient quelque écho : le contact étranger, qui élargit les idées, et le travail, qui leur donne la pondération, seront nos auxiliaires dans vos rangs. Notre programme vous séduira, parce qu’il n’appartient à aucun parti et à aucune secte, parce que, pour l’adopter, on n’a besoin de faire le sacrifice d’aucune croyance ni d’aucune fidélité, parce qu’il écarte résolument les remèdes d’ordre politique dont notre pays a tant de fois fait l’essai et qui lui ont causé tant d’amères désillusions. Il est trop évident que ce n’est pas une combinaison gouvernementale quelconque qui lui rendra ce qui lui manque, la stabilité et la paix intérieure. Rien ne peut suppléer aux résultats d’une vraie et consciencieuse réforme sociale ; mais rien, non plus, ne saurait nous empêcher de préparer le terrain de cette réforme, car il faut qu’elle soit accomplie d’abord dans les idées et dans les mœurs avant de pouvoir devenir une réalité. Sans se désintéresser des luttes politiques auxquelles ils peuvent avoir à se mêler, les membres de nos associations combattent pour des intérêts autrement conservateurs, autrement dignes de ce nom, du moins, que ceux qui se trouvent ainsi désignés dans les luttes électorales. Ils sont plus de trois mille cinq cents ; c’est peu, si l’on considère la grandeur de leurs espérances ; ce serait beaucoup, si tous menaient vigoureusement la campagne et se faisaient les ardents champions des idées de leur fondateur.

Je représente devant vous la première génération de ceux qui n’ont point connu Le Play, qui sont entrés dans la vie active alors que cette grande intelligence venait de s’éteindre, mais qui ont suivi le sillage lumineux qu’elle avait tracée dans son passage à travers ce siècle tourmenté. Je voudrais à mon tour faire passer devant vos yeux un reflet de cette lumière ; puisse votre bienveillance m’aider à remplir une mission si difficile.

La famille, l’État, les rapports sociaux, voilà les trois grandes divisions de cette conférence. On pourrait les étendre davantage, traiter séparément de la religion, du travail, de la propriété, etc. Mais, tout compte fait, rien de ce que nous cherchons à réformer qui ne puisse se ranger sous l’un de ces trois termes ; si la constitution de la famille française était modifiée, si l’État se renfermait dans des limites qu’il n’eût jamais dû franchir, si enfin les rapports sociaux étaient basés sur une véritable fraternité, la France retrouverait la paix sociale et par elle, la stabilité politique, gage d’un avenir prospère.


i


Une nation ne se compose pas tant d’individus que de familles ; la famille reste et restera l’unité sociale par excellence. Ceux-là mêmes qui « refusent de l’envisager comme une création directe de Dieu » y voient tout au moins une conséquence nécessaire des lois naturelles. Certains pourtant ne craignent pas d’attaquer une si sainte institution et répandent les théories les plus subversives sur l’égalité des sexes…, l’union libre…, etc. Ils n’arriveront pas à faire triompher définitivement un régime illogique, contraire à l’ordre des choses : mais qui peut dire l’étendue du désastre que causerait l’application même très momentanée de pareilles doctrines ? L’expérience du passé est là pour nous inspirer une crainte salutaire.

Si nous en sommes réduits à redouter de pareilles éventualités c’est que ce rouage essentiel a subi déjà de graves atteintes et que, pour la lutte décisive que tout annonce, nous le sentons affaibli. L’exercice de l’autorité paternelle est entravé, le foyer domestique a perdu toute fixité, la dépopulation nous menace… C’est en vain qu’on cherche à nier ; un examen approfondi démontre l’évidence

de ces misères ; en vain aussi en cherche-t-on la cause dans le prétendu affaiblissement de la race, dans les découvertes de la science, dans le progrès matériel et surtout dans la politique. Combien croient bénévolement qu’il suffirait de changer la forme de gouvernement et de revenir au régime de leur choix pour voir renaître avec le crédit et la prospérité, la famille fortement organisée. Ce n’est pas là qu’est le mal, mais dans le détestable régime de succession qu’une double erreur a inauguré et fait passer dans nos codes et que l’opinion publique, le considérant à tort comme une conquête de 89, s’obstine à maintenir. Je m’explique. On dit que l’égalité des partages a été une réforme universellement désirée par le pays et que les cahiers des États-Généraux en font foi… L’égalité de traitement, oui, l’égalité des partages, non. L’ancienne France vivait sous le régime de coutumes très diverses, souvent tout opposées, bien que voisines. Dans l’Île-de-France et l’Orléanais, par exemple, le droit d’ainesse était le privilège des nobles et les habitudes de partage prévalaient parmi les bourgeois et les paysans ; comment donc, à Paris, où les vices de la noblesse s’étalaient effrontément, cette institution n’eût-elle pas révolté les esprits ? Mais il en était autrement en Normandie et dans les provinces du Centre et du Midi ; là, la transmission à l’aîné était l’usage commun des nobles, des bourgeois et des paysans. La passion égalitaire prit plaisir à niveler, non seulement entre castes, mais entre individus et au milieu du désordre de cette sanglante époque fut établi le régime du partage, égal ou forcé, comme il vous plaira de l’appeler. Maintenu ensuite par un pouvoir despotique qui y trouvait son compte, ce régime a été depuis vénéré comme tout ce que contient cette arche sainte, qui s’appelle le Code civil ; bien plus, en abolissant les privilèges de la noblesse impériale fondée sur les ruines de l’ancienne, on a dépassé Napoléon lui-même ; les majorats de la Restauration n’ont pas vécu et rien n’est resté de solide et d’intact dans ce mouvement perpétuel de la propriété qu’engendre le partage forcé ; mouvement traduit par ce fait éloquent, qu’en moyenne la propriété française change de mains tous les dix-huit ans.

Parlant des effets que cette loi a produits en un demi-siècle, M. About a dit : « Elle a dévoré en licitations et en frais de justice une notable partie du capital acquis : elle a défait peut-être un million de fortunes au moment où elles commençaient à se faire. Le père fonde une industrie et meurt : tout est vendu et partagé ; la maison ne survit pas à son maître. Un fils a du courage et du talent ; avec sa petite part du capital paternel il fonde une autre maison, réussit, devient presque riche et meurt ; nouveau partage, nouvelle destruction ; tout est à recommencer sur nouveaux frais. L’agriculture en souffre, le commerce en souffre, le sens commun en rougit. » Voilà ses effets ; on pourrait ajouter qu’elle a fait du mariage un calcul, une spéculation, qu’elle a rendu les enfants indépendants de leur père dont le pouvoir n’a plus de sanction et qu’en les soustrayant à l’obligation de faire fortune, elle les a écartés de ces entreprises hasardeuses qui font la richesse véritable d’un pays.

Voici l’opinion de M. Renan : « Un code de lois, dit-il, qui semble avoir été fait pour un citoyen idéal, naissant enfant trouvé et mourant célibataire ; un code qui rend tout viager, où les enfants sont un inconvénient pour le père, où toute œuvre collective et perpétuelle est interdite, où l’homme avisé est l’égoïste qui s’arrange pour avoir le moins de devoirs possible, etc… un tel code ne peut engendrer que faiblesse et petitesse. »

« Les enfants, un inconvénient pour le père… » M. Renan a bien caractérisé la chose ; en somme, nous qui reprochons à nos voisins la loi de Malthus, ne l’appliquons-nous pas dans ses conséquences les plus brutales ? Les statistiques sont bonnes à consulter ; elles montrent que le dépeuplement va grand train ; elles établissent par exemple que là où la Norvège mettrait cinquante et un ans, l’Autriche soixante-deux, l’Angleterre soixante-trois pour doubler le chiffre de leur population, il faudrait à la France trois cent trente-quatre ans. Elles démontrent que l’excédent des naissances sur les décès diminue toujours et que chaque mariage qui donnait en moyenne quatre enfants il y a quatre-vingts ans n’en donne plus que trois ; ce serait bien pis si l’on se bornait à considérer la petite bourgeoisie dont la stérilité est systématique ; la natalité n’est guère soutenue que par les ouvriers de l’agriculture et de l’industrie.

Pourquoi donc encore une fois chercher à ces faits des causes lointaines ? Le sang français n’est pas plus ancien que celui des races qui nous entourent ; et d’ailleurs comment se fait-il que les mêmes symptômes se reproduisent chez les peuples qui ont ou ont eu le régime successoral qui nous affaiblit ?

Le témoignage de l’histoire n’est pas le seul qui établisse son infériorité. Nous n’avons qu’à jeter les yeux autour de nous pour voir la réponse qu’ont faite les peuples libres et prospères à l’exemple si peu encourageant que nous leur proposons. Si nous rangeons avec Le Play sous la dénomination de Liberté Testamentaire toutes les combinaisons dans lesquelles le père, quel que soit le nombre de ses enfants, dispose librement au moins de la moitié de ses biens, nous trouvons que cette liberté existe aux États-Unis, en Angleterre, dans la plus grande partie de l’Allemagne, de l’Autriche, de l’Espagne et du Portugal, dans tous les États Scandinaves, chez les races slaves et hongroises, dans le Lucquois et les hautes vallées des Alpes, etc… Le croirait-on ? Elle s’est maintenue en France dans certaines provinces longtemps après qu’elle avait été détruite officiellement ; les enquêtes de la Société d’Économie sociale sont pleines de faits qui le prouvent ; on y voit le Code civil éludé avec une incroyable et persévérante énergie ; puis à la longue la discorde finit par amener le partage et la lutte cesse.

Beaucoup de petits propriétaires ou d’industriels français savent à quoi s’en tenir là-dessus, mais leurs plaintes n’ont jamais été écoutées. Dès 1865, cent trente et un grands manufacturiers parisiens réclamaient contre le partage dans une pétition adressée au Sénat. L’année suivante elle était renouvelée, cette fois par les cultivateurs de la Creuse ; à diverses reprises, les Chambres de commerce de Paris, de Bordeaux, de Roubaix ont fait entendre leurs plaintes. Certaine enquête agricole de 1869 est pleine de doléances de nos agriculteurs.

J’ai cité About et Renan ; ils ne sont pas les seuls ; « Un peuple n’est pas libre, dit M. Troplong, s’il n’a pas le droit de tester. » — « Qu’on ne dise pas, s’écrie l’illustre Portalis, que c’est là un droit aristocratique. Il est tellement fondé sur la raison, que c’est dans les classes inférieures que le pouvoir du père est le plus nécessaire. » — Il n’est pas jusqu’à J.-J. Rousseau et Benjamin Constant qui n’aient écrit dans le même sens.

Dire de quelqu’un qu’il est partisan du droit d’aînesse c’est en faire un champion de « l’obscurantisme ». Ce mot : droit d’aînesse semble réunir en lui ce qu’il y avait de plus féodal dans la féodalité ; il traîne après lui tout le cortège des privilèges, dîmes, corvées et autres vieilleries dont il ne devrait plus même être question, mais qu’on exploite encore avec un habile entêtement : et l’on n’a pas manqué de s’en servir contre nous en répétant souvent : « Le Play, c’est le droit d’aînesse. » Eh bien non ! Le Play a pu faire remarquer que ce droit constituait une force appréciable dans un milieu aristocratique d’esprit et surtout tant que les devoirs qui équilibrent un si grand privilège ne sont ni méconnus, ni négligés, mais jamais il n’en a désiré l’établissement en France ; c’eut été une pure folie. Ce qu’il a prôné, c’est la liberté testamentaire telle qu’elle règne dans tant de pays auxquels elle assure la prospérité, telle qu’elle nous a nous-mêmes régis aux époques heureuses de notre histoire, époques qui ne sont pas exactement celles qu’a soulignées la Renommée plus portée à célébrer les conquérants que les législateurs, les gloires guerrières que les gloires pacifiques.

Le testament peut seul donner au fils les moyens de continuer l’œuvre de son père, former le gage de la souveraineté de celui-ci en lui fournissant la possibilité de récompenser ou de punir, rendre à notre race enfin le rang de fécondité et d’expansion qu’elle a perdu.

La liberté testamentaire est donc le but ; mais peut-on songer à introduire tout à coup chez un peuple une réforme aussi complète, aussi radicale ? La chose, si elle était possible, serait pernicieuse ; songez au bouleversement que cela causerait, aux procès sans fin, aux injustices, aux erreurs, aux mauvaises actions que cela abriterait. Ce serait recommencer socialement cette grande faute politique plusieurs fois commise ; le passage sans transitions de l’autoritarisme absolu à la liberté sans frein.

C’est donc avec lenteur et prudence qu’ici plus que partout ailleurs il convient d’avancer ; et c’est agir de la sorte que de demander une simple augmentation de la quotité disponible et l’abrogation des articles 826 et 832 du Code civil obligeant au partage en nature. — Que l’on autorise le père de famille à composer librement les lots en objets de différente nature et qu’on limite la durée des actions en nullité ou en rescision, comme l’a souhaité, en 1876, le comité central des chambres syndicales. — enfin que l’on diminue les droits de donation, de partage et de vente judiciaire d’immeubles et que l’on permette les pactes sur successions futures, pourvu que l’ascendant y intervienne… Le jour où ces réformes seront accomplies un pas immense sera fait dans la voie de la régénération de la famille.


ii


L’État, c’est moi, disait Louis XIV ; aujourd’hui l’État c’est pis qu’un seul homme, c’est tout. On pourrait presque refaire le mot de Sieyès : Qu’est l’État ? — tout — à quoi sert-il ! — à rien — Que devrait-il être ? pas grand’chose. C’est une boutade, mais qui contient une grande part de vérité.

Toute notre activité se réduit à fronder, à critiquer, à regarder faire en nous croisant les bras ; notre joie consiste à prendre l’État en faute, à compliquer sa tâche, à fourrer dans les roues de son char tous les bâtons qui nous tombent sous la main, à l’accabler de responsabilités, à exiger de lui qu’il répare tous les maux, qu’il prévienne toutes les injustices, qu’il satisfasse tous les besoins… il élève les enfants, il place les hommes, et pour tout cela nous nous étonnons d’avoir à lui payer des gages élevés. La bonne à tout faire représente le service le plus économique, mais l’État à tout faire est un luxe ruineux.

Aussi relisez l’histoire de ce siècle : Qu’est-ce, sinon des compagnies de gouvernement entreprenant de diriger la France ? quelques-unes ont accompli de grandes choses, mais cela ne les a pas empêchées de tomber en faillite les unes après les autres. Chacune a fait au début son petit boniment : celle-ci jetait de la poudre aux yeux, celle-là éblouissait par le chiffre élevé de son capital et cette autre, par les grands noms qui la patronnaient… Pendant les premiers temps tout allait à merveille, puis les choses se sont gâtées et la catastrophe finale est arrivée… Alors on s’empare de l’Hôtel de Ville où une nouvelle compagnie se forme et télégraphie aux quatre-vingt-cinq préfets qui s’empressent de la reconnaître… et c’est un nouveau bail avec une nouvelle culbute à l’horizon. — Les progrès réalisés dans la période actuelle ne sont pas suffisants : tant que l’État ne sera pas déchargé de son fardeau disproportionné il sera menacé de chutes fréquentes.

Rien ne favorise plus son action envahissante que l’organisation arriérée de la commune ; tandis que la liberté est installée au sommet il n’y a à la base qu’autoritarisme et tyrannie ; cela tient à ce que nous avons toujours reconstruit par le sommet ; fait-on une maison en établissant premièrement le toit et en mettant ensuite des murs dessous ? Et pourtant quel terrain est plus apte à faire de la saine démocratie que cette petite patrie où l’amour du clocher mène à l’amour de la grande patrie. Le principe qui domine tous les gouvernements modernes est celui-ci : intéresser directement au maintien des institutions la grande masse des citoyens — et c’est à la commune qu’il le faut tout d’abord appliquer. Tocqueville a dit fort justement que les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science. C’est là qu’on peut sans inconvénient multiplier les emplois, former des comités qui délibèrent, décident, exécutent : les États-Unis, l’Angleterre, la Prusse, les Pays-Bas, l’Italie nous fournissent les meilleurs exemples à cet égard ; mais la France présente un aspect tout différent qui arrachait à Champfort cette énergique exclamation : « Une nation ainsi pulvérisée n’est pas plus une nation que de la charpie n’est du linge. »

Pourquoi les administrateurs municipaux n’ont-ils pas la direction de la police locale et la collation des emplois communaux ? Pourquoi le maire est-il surchargé d’attributions tandis que les conseillers n’ont même pas la faculté de se réunir quand bon leur semble ? Pourquoi leurs séances ne sont-elles pas publiques ? Pourquoi le Préfet a-t-il droit de veto sur les délibérations relatives à la gestion des biens communaux, comme si des fonctionnaires d’une espèce aussi mobile pouvaient en savoir plus long sur les intérêts de leurs administrés que leurs administrés eux-mêmes ? Pourquoi enfin le droit de dissolution administrative existe-t-il ? Et comment la commune ainsi entendue pourrait-elle être l’école primaire du citoyen ? Plus l’on s’éloigne d’elle, plus il devient nécessaire de déléguer le pouvoir ; or, en France, c’est dans la commune que le peuple a le moins de part au Gouvernement.

On objectera le défaut d’instruction ; je ne parle pas à ceux qui attribuant faussement au développement des connaissances, certaines preuves d’incertitude et de désordre moral, regrettent de voir l’ignorance disparaître ; mais les autres savent bien quels grands progrès ont déjà été réalisés et quels progrès plus grands encore on peut attendre d’une franche émancipation.

Revenons à la commune : bien des réformes aussi seraient à tenter relativement aux impôts. En France, quelle confusion dans l’origine des ressources communales ! Le budget est compliqué ; les recettes se trouvent confondues dans la caisse du receveur municipal et assignées aux différents services en dehors de toute spécialité.

Une distinction est nécessaire également entre la commune rurale et la commune urbaine : cette dualité existe on peut dire partout, sauf en France. Elle repose sur le simple bon sens. Quand il n’y aurait entre les villes et les campagnes que la distance du petit au grand, cela vaudrait la peine d’être considéré ; mais il y a des divergences évidentes dans la nature et le groupement des intérêts. Quant à détacher les grandes villes à l’état d’îlots indépendants, prudents sont les peuples qui nous donnent cet exemple car ils équilibrent ainsi les chances de stabilité par une mesure efficace contre les révolutions violentes.

On a bien étendu les attributions des Conseils généraux ; mais ils n’ont, et leurs délégations non plus, ni le droit d’instruire, ni celui d’exécuter : la commission permanente joue un rôle effacé et le Préfet reste seul en évidence. En place de ces inutiles dont nous avions cru pouvoir fêter très prochainement le déménagement définitif, on a maintes fois discuté l’utilité d’une représentation cantonale comprenant les maires et les délégués des communes : au point de vue scolaire par exemple, que de bénéfices à en retirer ! Mais ensuite ne serait-il pas désirable de voir se créer des circonscriptions régionales, homogènes, composées de plusieurs départements ? Cela reviendrait-il à rétablir les anciennes provinces et arbitrairement ?… Pas le moins du monde ; la chose se ferait d’elle-même si après avoir rendu le droit d’association aux communes, on le rendait aux départements. Alors on pourrait concentrer dans ces circonscriptions régionales des services qui ont été indûment transférés à l’État : conseils supérieurs d’hygiène, écoles d’arts et métiers et d’agriculture, universités, sociétés de tous genres… d’ailleurs il existe déjà des services provinciaux, les corps d’armées, la conservation des forêts, les cours d’appel, les académies…

Supposez un instant, Messieurs, ces changements accomplis : que deviendrait la question du pouvoir central ? J’ose dire que son importance serait bien amoindrie. Entre la République et la Monarchie, voire même entre l’autoritarisme et la liberté, la France fortifiée et défendue contre les envahissements du pouvoir pourrait se prononcer en connaissance de cause. J’ose espérer qu’elle n’éprouverait pas le besoin de se remettre en tutelle, mais ni la dictature ni l’anarchie ne pourraient plus l’entamer.

Je voudrais approfondir toutes ces graves réformes ; elles ont été longuement discutées dans les œuvres de Le Play et chaque jour ses disciples continuent de les discuter dans leurs publications ; mais le temps ne me permet que d’en faire un rapide inventaire. À tout le moins ne puis-je passer sous silence, parmi les questions accessoires qu’elles soulèvent, ce problème des rapports de l’Église et de l’État, dont la solution parait chaque jour plus prochaine, si l’on peut donner ce nom à une situation qui ne sera sans doute pas réglée sur des bases justes et impartiales.

Entre le culte officiel et la séparation absolue, il semblerait que la France occupe précisément le juste milieu, mais il n’y a là qu’une apparence ; la tolérance qu’elle affiche provient plutôt d’un scepticisme dédaigneux que du respect dû aux croyances ; une distinction peu conforme à la logique et à la justice est faite entre les cultes non reconnus et les cultes reconnus ; et la religion n’a même pas gagné la liberté à la spoliation de 93.

Une séparation libérale serait l’heureux terme de cette situation regrettable ; le culte officiel qui soulève même ici tant d’objections et qui ne doit d’y subsister encore qu’à la confusion, sur la même tête, du pouvoir suprême religieux et politique, ne peut être envisagé en France qu’au travers d’une pression, d’une contrainte fort dangereuses et de nature à amener ensuite de terribles réactions. Prenons plutôt modèle sur les États-Unis où règne la véritable paix religieuse. Les ressources nécessaires au culte sont libéralement fournies par les fidèles sous forme de dons, de legs et de subventions annuelles ; et pourtant les biens qui passent ainsi en main-morte sont soumis à un contrôle qui prévient les abus : ce régime, au reste, n’implique pas l’indifférence de l’État, dont le chef demande toujours des prières publiques aux ministres de tous les cultes.

Mais il faudrait aux négociateurs d’une réforme si délicate une réelle impartialité pour mener à bien l’entreprise que complique chez nous un passé dont il est difficile de ne tenir absolument aucun compte.

Peut-être tous ces désiderata de tous genres ne sont-ils pas aussi loin de la réalité qu’ils en ont l’air. Le souffle de décentralisation qui animait, il y a seize ans, l’Assemblée nationale pourrait reprendre ; il n’est le monopole d’aucun parti. En tous cas, il me semble voir se répandre le sentiment que le remède n’est pas dans les formes politiques ; on se détache peu à peu des questions qui occupaient jusqu’ici pour s’attacher à d’autres, plus vitales et trop longtemps restées dans l’ombre. Et puis, pour stimuler ce mouvement, il y a le danger du socialisme qui nous envahit à la faveur de la centralisation, sans presque que nous daignions nous en apercevoir. Nous n’avons guère de remparts à lui opposer. Jamais société n’a été mieux disposée pour recevoir son empreinte. C’est par l’impôt qu’il menace d’être victorieux. L’égalité devant l’impôt qui fut longtemps l’objet des justes revendications de la démocratie opprimée est bien dépassée ; et l’on rêve de faire de l’inégalité par en dessous ; ce sera un moyen de rétablir l’équilibre des richesses… on le croit du moins. Avec quelle joie beaucoup de « riches » accepteraient un sacrifice capable de chasser la misère de ce monde : mais nous savons bien, Messieurs, que c’est là une utopie, qu’un peuple qui empêche ses enfants de s’enrichir compromet sa force et même son existence nationale, et que c’est en vain qu’il se révoltera contre la plus ancienne et la première des lois sociales, la loi de l’inégalité. Aussi ne cédons-nous à aucun entraînement, n’acceptons-nous aucune compromission. Le socialisme, quelle que soit sa couleur, ne peut produire de bons effets ; une idée fausse pour un parti devient-elle juste quand elle est exploitée par le parti adverse ? On est parfois tenté de s’approprier des idées qui sont populaires et semblent généreuses. Cela peut être habile, mieux vaut cependant la lutte franche, même quand on se trouve pris — et c’est notre cas — entre des adversaires de droite et de gauche, les uns qui voient dans nos doctrines l’opposé de celles de la révolution jacobine et les autres qui n’y voient pas ce cachet de réaction passionnée et intolérante qui les distingue. Entre les deux, croyons-nous, il y a place pour de sages réformes, basées sur l’expérience et sur l’observation ; ce sont celles dont je viens vous parler.

Donc, liberté testamentaire pour rendre à la famille la force qu’elle n’a plus. — Décentralisation pour rendre à l’État la stabilité ; il me reste à examiner les rapports sociaux, afin de voir comment on peut faire disparaître l’antagonisme qui les caractérise.


iii


Il est une vertu très noble, que les Français savent pratiquer à merveille : la charité. Je crois que peu de pays sont dignes de rivaliser avec le nôtre sous ce rapport ; mais la charité ne doit pas trouver place dans cette étude. Trop souvent on la confond avec le devoir social dont je veux parler ; il y a entre les deux de notables différences. La charité soulage, le devoir social élève ; la charité est un remède, le devoir social un préventif ; la charité aide l’homme à supporter la misère, le devoir social tend à l’empêcher d’y tomber.

Je prends ces derniers mots pour définition parce qu’ils me semblent résumer les obligations qui lient ceux d’en haut à ceux d’en bas ; obligations dont beaucoup vont jusqu’à nier l’existence et dont d’autres se libèrent en en proclamant la réciprocité ; ce n’est pas tout de secourir les vaincus, il faut aider les combattants de la bataille humaine et les aider même s’ils se battent sous d’autres chefs et d’autres drapeaux que ceux de votre choix ; voilà le devoir que j’appelle social. — Ce devoir, comment est-il rempli ? Les uns se plaignent qu’on y manque à leur égard et les autres prétendent que la pratique leur en est rendue impossible par ceux-là mêmes qui en doivent être l’objet. Voilà une grande querelle qui dure depuis longtemps. Qui a tort ? Qui a raison ? Pour le déterminer, il faut faire comparaître dans une double enquête les grands propriétaires fonciers et les paysans d’une part, les grands industriels et les ouvriers d’autre part.

L’absentéisme a été l’une des principales causes de la Révolution ; malheureusement cette triste coutume a survécu aux maux qu’elle avait produits. À part d’honorables exceptions, elle s’est continuée jusqu’à nos jours sous des formes moins brutales peut-être, mais non moins pernicieuses que jadis. Les anciens propriétaires se sont persuadé que leurs devoirs dépendaient de leurs privilèges féodaux et, ces privilèges une fois abolis, ils se sont crus libérés. Les nouveaux regardent la terre comme un placement et ne pensent pas avoir contracté plus d’obligations en s’en rendant acquéreurs que s’ils avaient acquis des valeurs mobilières. Les uns et les autres méconnaissent leur mission ; la féodalité n’était qu’une forme ; c’est la possession de la terre qui crée le devoir social.

Je n’entends pas parler seulement des quelques grands domaines encore intacts sur notre sol morcelé, mais de ces innombrables habitations répandues par toute la France et représentant soit par la grandeur du territoire attenant soit par l’importance de la position du propriétaire, des forces matérielle et morale considérables. Qu’on les appelle, ou non, des châteaux, ce ne sont point des quantités négligeables et la preuve en est que là où on ne subit plus leur influence, il n’est sorte d’hostilités qu’on n’exerce contre tout ce qui en dépend.

Eh bien, je crois qu’il serait préférable de voir le propriétaire n’y pas résider du tout, que passer là ces quelques mois d’été dont l’influence est détestable ; les mois précisément pendant lesquels la vie est plus facile aux travailleurs de son village, les mois qu’il égaye en s’entourant de voisins, d’amis, de fêtes, de plaisirs ; puis, à l’hiver, le château se ferme et devient inutile pour le reste de l’année ; pendant qu’on est entassé dans les humbles chaumières, cette grande bâtisse ne fait rien ; pendant qu’on vit laborieusement dans les champs, le riche est allé dépenser sa fortune ailleurs… Il est allé à la ville… La ville ! En a-t-il perdu, ce mot-là ? C’est lui qui a produit ces pauvres institutrices qui crèvent de faim, parce qu’elles savent la géométrie et l’histoire, mais ignorent l’art de coudre ou de tenir un ménage… C’est lui qui a fait tous ces gratte-papier qui végètent dans une atmosphère viciée, loin de l’air pur du pays natal. C’est pourtant votre exemple qu’ils ont suivi, messieurs les absents. Ah ! la campagne n’est pas bonne pour vous et vous voulez qu’elle le soit pour eux ; vous venez à la ville et vous voulez qu’ils restent là-bas, quand la facilité du transport et des rêves de prospérité qui auraient eu raison de bien des cerveaux plus solides, les attirent au loin ; que faites-vous pour les retenir ? Quelques aumônes que distribue votre régisseur ; quelques réformes dans l’administration de la commune, des prix annuels aux enfants de l’école, quelque poste aux lettres qui vous est commode et qu’ayant eu le crédit de faire établir, vous leur rappelez sans cesse au moindre ennui qu’ils vous causent, en leur disant d’un air outragé : « moi qui ai été si bon pour vous ! » Vous à qui l’argent et un peu de bonne volonté faciliteraient tant ces choses, de quelles distractions pour les jeunes gens avez-vous pris l’initiative ? Quelles sociétés de secours avez-vous fondées ?… Et quelles sont les femmes, si elles ne passent que deux mois à la campagne, qui peuvent connaître les visages, retenir le chemin des chaumières et soigner les malades et consoler les malheureux ?… Les intentions de la châtelaine sont excellentes en arrivant ; puis les amis viennent, le temps passe : on remet de jour en jour et en partant on croit s’acquitter en laissant un peu plus d’argent qu’à l’ordinaire… De l’argent, ils le prennent et ils grognent ! appelez-les ingrats, si vous l’osez !

D’autres font de leurs habitations, de vrais joujoux ; ils s’en amusent ; ils jouent aux châtelains d’avant 1789 ; ils se délectent à faire revivre de vieilles coutumes, à poser des premières pierres avec des truelles enrubannées, à se faire présenter l’eau bénite à l’église, si le curé se prête à cette fantaisie, à recevoir l’hommage de la première gerbe au temps de la moisson et à leur arrivée, des bouquets agrémentés de compliments. Et puis, un beau matin tout cela les ennuie et ils plantent là eau bénite, bouquets et truelles et disparaissent. Je ne puis dire le mépris que m’inspirent ces mauvais plaisants.

Encore une fois si ces tableaux semblent bien chargés il y a des exceptions et dont le nombre augmente. À Le Play revient l’honneur de cette réforme naissante ; en écoutant sa parole sévère, bien des honnêtes gens sont retournés remplir chez eux le devoir social…, d’autres y sont retournés pour s’y refaire et peu à peu ont pris goût à cette existence saine ; la crise avait peut-être ce bon résultat de combattre l’absentéisme. Quant aux hommes que leurs fonctions, leurs travaux retiennent à la ville et qui ne peuvent passer à la campagne que de courtes vacances, ceux-là ont une excuse valable ; les paysans savent bien faire la différence ; ils savent bien si monsieur travaille ou s’il paresse, il ne leur faut pas longtemps pour le découvrir. Je n’ai entendu parler que de ceux qui peuvent résider et ne résident pas. Le nombre en est plus grand qu’on ne pense. C’est à ceux-là qu’il faut s’en prendre si la vie provinciale s’est graduellement éteinte, si tout a convergé vers les grands centres, si le sang de la France ne circule plus.

Voilà pour les grands propriétaires. Et leurs héritiers, que font-ils ? Toute la jeunesse de France n’est heureusement pas modelée sur le même type, mais celle dont je parle ne joue pas un rôle bien brillant. Autrefois, avant cette guerre qui a tant remué le pays que la France d’aujourd’hui ne ressemble plus à celle d’alors, elle dépensait gaiement sa force et son argent. Dans notre moderne société où il y a de moins en moins de place pour les oisifs, elle se sent dépaysée. On nous reproche d’être des puritains, des hypocrites n’ayant même plus le courage de nos folies ; il se peut que ces folies ne soient pas beaucoup moins nombreuses que par le passé, mais elles sont plus dissimulées et c’est un bien. Nos aînés estimaient qu’il n’y a pas de meilleur moyen de se garer des précipices que d’aller d’abord en mesurer le fond ; singulier moyen ! Et ils se mettaient à l’œuvre après avoir fait ainsi l’expérience de la vie ; aux époques de clinquant on peut se contenter des labeurs superficiels d’une fin de carrière ; mais aujourd’hui la grande loi du travail exige qu’on ne perde pas de temps pour se mettre à l’œuvre ; c’est le gage de tout succès.

Le rôle actuel de la jeunesse est admirablement résumé par ces paroles éloquentes et patriotiques que j’emprunte à M. de Vorges : « Il faut que la nouvelle génération soit tournée vers les grandes ambitions. Vous qui formez notre jeunesse, inspirez-lui la volonté de jouer un rôle, d’exercer une influence. Être bon fils, bon époux, bon père, cela suffit à de braves ouvriers ; c’est trop peu pour les classes qui se disent, dirigeantes. Elles n’ont point le droit de jouir des honneurs et des commodités de cette situation sans accepter la charge qu’elle impose : elles doivent vivre pour l’action publique afin de servir la France avec ardeur. »

Quant aux préjugés — on ne peut leur donner d’autre nom — qui président aux choix des carrières, ils disparaissent, mais lentement ; beaucoup déclarent encore, comme le gendre de M. Poirier, que leur condition ou leurs opinions ne leur laissent que trois alternatives : être soldats, prêtres ou laboureurs ; il serait temps de reconnaître pourtant que le travail industriel ne ternit pas les blasons.

Je ne dirai plus que quelques mots sur le patronage, car je me reproche d’avoir déjà abusé de votre attention, messieurs. De même que les grands propriétaires en interprétant faussement le passé se sont crus libérés de tous devoirs envers les paysans, de même beaucoup d’industriels prenant au pied de la lettre la fameuse loi de l’offre et de la demande, nient qu’aucune obligation les puisse lier à leurs ouvriers ; les premiers voient dans la terre un simple placement ; les seconds regardent le travail comme un vulgaire produit. Dans l’un et l’autre cas l’injustice du procédé provoque des haines (je n’ose point dire légitimes), mais excusables. Et comme les ouvriers concourent plus directement à la fortune du patron, comme ils sont aigris par l’atmosphère de l’usine, comme ils s’excitent mutuellement à la révolte, leurs rancunes sont plus profondes, plus violentes et plus dangereuses.

Cependant il y a des usines françaises qui présentent le plus noble spectacle ; un bienfaisant patronage y maintient une véritable permanence des engagements et les grèves y sont rares. Qui n’a entendu au moins parler des merveilles accomplies par les Schneider au Creusot, les Marne à Tours, les Thiriez à Lille, les Gillet à Lyon ? Ces « ducs et pairs » de la société moderne savent faire régner la paix dans leurs ateliers ; mais aussi au prix de quelles précautions, de quelles délicatesses, de quelle constante inquiétude du bien-être de l’ouvrier ! l’année ne se passe pas sans qu’ils aient mis à l’essai quelque institution nouvelle destinée à améliorer son sort, à le distraire, à lui rendre le foyer plus habitable et la vie plus douce, et cela sans exercer sur lui la moindre pression indiscrète : c’est là une erreur que tous n’évitent pas. Certains patrons mus par les plus respectables sentiments enferment les ouvriers dans un réseau de pratiques religieuses ; un examen impartial montre que ces faits sont fort exceptionnels, peu susceptibles d’être étendus aux très grandes usines et d’ailleurs ne donnant pas toujours les résultats pacifiques qu’on en attendait. Il faut que le patronage s’exerce surtout dans le domaine matériel. C’est ce qu’on commence à comprendre. La question des logements ouvriers par exemple, est à l’ordre du jour de l’initiative privée.

Mais en cette matière comme en toute autre, la contrainte doit être évitée ; il faut conserver aux efforts que fait le patron leur caractère libre et spontané. Sous le nom de participation aux bénéfices, s’étend une pratique excellente en soi, dangereuse par ses conséquences : qu’un patron désire proportionner les gains de ses ouvriers aux siens, rien de plus naturel ; mais si l’on ne prend pas soin de bien marquer qu’il s’agit d’une libéralité volontaire, ceux-ci ne tardent pas à y voir un droit ; ce droit sera sans doute revendiqué avant peu par l’école socialiste et il ne peut avoir que de déplorables résultats, car il constitue une entrave à l’essor industriel. Pour pratiquer la participation aux bénéfices il est donc utile d’avoir recours à des déguisements qui écartent toute confusion.

Tel est, messieurs, bien imparfaitement esquissé, ce devoir social, que la grande gloire de Le Play est d’être venu proclamer à la face d’une société qui l’avait oublié ou le repoussait volontairement. On s’est plu à dire que la Révolution avait introduit un changement dans les rapports sociaux ; la forme seule en a changé ; le fond demeure le même. Il y a encore et sans doute il y aura toujours des puissants et des faibles, des triomphateurs et des lutteurs ; et jamais ceux qui sont arrivés, n’auront le droit de se désintéresser de ceux qui travaillent à arriver. Seulement, aujourd’hui, un moindre espace les séparant, les uns et les autres sont des hommes que devant l’humanité comme devant Dieu rien ne distingue ; les classes se sont rapprochées en marchant au-devant l’une de l’autre ; celle d’en bas a conquis l’indépendance et celle d’en haut a perdu le droit de lui imposer une obéissance passive ; les rapports sociaux pour avoir revêtu une forme plus démocratique n’en sont pas moins basés sur des principes anciens et immuables ; l’inégalité est plus qu’une loi, c’est un fait, et le patronage est plus qu’une vertu, c’est un devoir.

Je souhaite que l’ensemble des idées que j’ai émises devant vous, vous paraisse comme il me paraît à moi-même, supérieur à ces luttes stériles qui nous épuisent, supérieur aux querelles de partis, libéral au vrai sens du mot, appuyé surtout sur la logique des faits. Nous en maintenons fidèlement le dépôt hors de toute atteinte ; bien des tentatives ont été faites pour compromettre la mémoire de Frédéric Le Play et confisquer ses œuvres ; il n’eut pas de parti de son vivant, il ne doit pas en avoir après sa mort.

En terminant, je veux évoquer, puisque nous sommes loin d’elle, l’image de notre patrie bien-aimée ; parmi ses enfants, il en est trop qui l’aiment d’un amour désespéré, qui ont perdu leur foi en ses destinées. Ils la voient sur le déclin de son existence parce qu’elle a derrière elle un très long passé ; ils comparent les nations aux individus et les croient condamnées à la décadence et à la destruction aussi fatalement que les hommes sont voués à la décrépitude et à la mort. Cette théorie trouve une apparence de justification dans leur instabilité. Mais ce n’est qu’une théorie ; et Le Play, ce grand ami des faits, ce grand ennemi des théories, a poursuivi celle-là victorieusement : l’histoire est faite des alternatives de prospérité et de décadence de tous les peuples, jeunes ou vieux ; et ces alternatives ne sont point fatales.

Nous donc, qui avons cette consolante pensée, c’est avec une foi ardente et non avec un courage résigné que nous pouvons prononcer les mots, qui, j’en suis sûr, sont au fond de vos cœurs comme ils sont au fond du mien :

Vive la France !