Un Voyage autour du Japon, souvenirs et récits/02

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Un Voyage autour du Japon, souvenirs et récits
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 597-626).
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UN
VOYAGE AUTOUR DU JAPON
SOUVENIRS ET RECITS

II.
LES PORTS DE L’OUEST ET DU NORD. — LA BAIE DE YÉDO.


I.

C’est à Nagasacki, dans le voisinage du grand centre commercial de Shang-haï, que l’Européen qui projette de visiter les côtes du Japon peut se préparer dans les conditions les plus favorables aux fatigues de ce long et périlleux voyage. Nagasacki est une ville bien connue maintenant des étrangers pour employer le terme qui désigne au Japon comme en Chine les hommes de l’Occident, et ce qui lui vaut cette préférence, ce n’est pas seulement une situation des plus pittoresques, c’est encore un climat d’une incomparable salubrité[1].

A partir de Nagasacki malheureusement commencent les journées laborieuses d’un voyage autour du Japon. Si l’on se dirige de cette ville vers Hakodadé, puis vers Yokohama et Yédo, on ne tarde pas à trouver la nature moins clémente, en même temps que s’accusent plus vivement les défiances et les passions locales. Hakodadé, une des trois villes ouvertes aux étrangers par les derniers traités conclus avec le Japon, est sous tous les rapports moins favorisée que Nagasacki. La situation d’Hakodadé au nord des îles de Kiou-siou, de Sikok et de Nippon, qui, avec leurs dépendances, forment l’empire japonais proprement dit, l’éloigne du mouvement des communications régulières entre l’Occident et l’extrême Orient. Hakodadé ne sert de point de relâche qu’aux bâtimens de guerre russes envoyés sur les côtes de Mandchourie, à quelques baleiniers américains, et enfin au petit nombre de navires qui exploitent le commerce entre Yédo et la Chine, et entre la Californie et Nikolaïefsk, le véritable emporium commercial des pays de l’Amour. De plus, le paysage de Hakodadé n’a point le charme qu’offre la campagne autour de Nagasacki, et son climat, sans être malsain, n’est pas agréable. Aussi l’île de Yézo, dont Hakodadé est le chef-lieu, n’a été visitée jusqu’à présent que par un nombre très restreint de voyageurs. C’est cependant Hakodadé que nous avions choisie comme première étape après Nagasacki. Nous espérions y recueillir quelques informations certaines sur les principaux établissemens que les Russes ont formés dans ces dernières années le long des côtes de la Mandchourie. En route, nous devions faire relâche à l’île de Tsousima, qui commande l’accès de la Mer du Japon.

Nous quittâmes Nagasacki un samedi, le 26 octobre 1861. La matinée était fraîche, presque froide, et à peine eûmes-nous dépassé les deux îlots d’Iwosima, qui masquent l’entrée de la baie de Nagasacki, que la brise, qui soufflait avec violence, nous obligea de quitter le pont et de nous réfugier dans le spacieux salon du Saint-Louis. Je m’y trouvai dans des conditions particulières de bien-être : seul passager à bord d’un grand et beau navire, je pouvais y prendre toutes mes aises. J’avais pour compagnons de voyage M. W..., le propriétaire du Saint-Louis, homme aimable, intelligent et très instruit, et le capitaine R..., un vieux marin qui avait navigué sous toutes les latitudes, visité toutes les contrées du globe, et qui à un esprit vif et enjoué joignait une rare expérience et une mémoire prodigieuse. Notre navire portait le pavillon étoilé de l’Union américaine. L’équipage se composait d’Anglais, de Hollandais, d’Américains, de quelques Malais et Chinois, et d’un cuisinier noir. Il y avait aussi un matelot français à bord, mais on ne le vit que vers la fin du voyage, au milieu d’une tempête qui nous assaillit dans la mer du Japon. Jusqu’à ce moment, il ne bougea du cachot, se refusant obstinément à travailler, vivant de biscuit et d’eau, et passant la journée à jurer, à crier, à chanter. Il n’est point facile, lorsqu’on n’a pas vécu parmi eux, de comprendre à quel degré les matelots poussent quelquefois l’entêtement; pendant longtemps, tous les efforts pour leur faire entendre raison restent vains, et c’est seulement lorsque de dures privations, des châtimens sévères, ont affaibli leurs forces physiques, que, vaincus sans être domptés, ils redeviennent dociles.

A quatre heures de l’après-midi, nous nous trouvions en pleine mer, hors de ce réseau d’îles et d’îlots qui s’étend le long des côtes du Japon et qui rend la navigation de ces parages aussi pénible que dangereuse. Le vent était devenu favorable, et nous voguions rapidement vers Tsou-sima, la première halte de notre voyage. Cette île est éloignée d’environ cent milles de Nagasacki par le nord-nord-ouest. Gouvernée par un prince tributaire du taïkoun, elle n’est pas ouverte au commerce étranger. Un peu auparavant, elle avait été visitée par des navires de guerre russes, et cette apparition inattendue avait donné lieu à de nombreuses conjectures sur la politique moscovite dans l’extrême Orient. Tsou-sima est d’une haute importance au point de vue stratégique et commercial. C’est en même temps une des plus belles îles du Japon, habitée par une population nombreuse, riche et intelligente. Située entre la Corée et l’archipel japonais et divisant le détroit de Corée en deux passes, celle de Broughton à l’ouest et celle de Krusenstern à l’est, elle commande l’entrée méridionale de la grande mer intérieure appelée Mer du Japon. Cette mer est devenue d’un grave intérêt pour la Russie, car elle baigne une partie des vastes territoires dont le général Ignatief, ministre plénipotentiaire du tsar, a su arracher la possession à la faiblesse de la cour de Pékin lors de la conclusion des derniers traités entre la France, l’Angleterre et la Chine.

Quelque temps avant notre départ de Nagasacki, au mois d’août 1861, l’amiral anglais sir James Hope croisait sur la côte occidentale du Japon ; ayant fait relâche à Tsou-sima, il y trouva, à son extrême surprise, trois bateaux à vapeur russes. En procédant dès lors à une inspection plus exacte de la baie, il découvrit que les Russes avaient formé un véritable établissement sur la côte, dans le voisinage de Fat-chou, chef-lieu de l’île. Comme ce port n’était pas compris dans le nombre de ceux que les traités venaient d’ouvrir aux étrangers, l’amiral pensa qu’il avait le droit de s’informer dans quel dessein les Russes avaient débarqué là plutôt qu’ailleurs. Ils répondirent qu’ils étaient occupés à relever une carte marine, et que l’entretien des nombreux malades qui encombraient le pont de leurs navires les avait forcés de s’installer à terre, que du reste ils ne prolongeraient guère leur séjour à Fat-chou, et qu’ils ne tarderaient pas à se rembarquer. Les Japonais de leur côté, questionnés à ce sujet, n’avaient point donné de la présence des Russes une explication aussi naturelle, et ils s’étaient même montrés un peu inquiets de ce voisinage. Sir James Hope s’empressa de rapporter cette nouvelle à Shang-haï. Aussitôt, par l’organe du North China Herald, du Daily Press et des autres journaux de la Chine, elle se répandit parmi les communautés étrangères. A quelque temps de là, on apprit que les Russes, ne se souciant probablement pas d’attirer sur eux l’attention d’un public très soupçonneux et très clairvoyant, avaient subitement pris le parti d’abandonner leur récente conquête. Ils ne s’éloignèrent pas d’ailleurs sans protester de leurs intentions pacifiques et sans rejeter sur les Anglais eux-mêmes le projet d’établissement qu’on leur avait prêté, projet dont la présence des bâtimens russes dans les eaux de Tsou-sima aurait fait avorter l’exécution. Quoi qu’il en soit de ces griefs réciproques, l’île devait à la jalouse surveillance dont les Anglais et les Ruses s’honoraient à l’envi d’être délivrée de ses envahisseurs et d’appartenir de nouveau et tout entière à ses maîtres naturels.

Nous ne connaissions rien du dénoûment de cette affaire, et, en approchant de Tsou-sima, nous explorions à l’aide de nos lunettes la mer et le rivage dans l’espoir d’apercevoir à l’horizon les couleurs du pavillon moscovite. La baie était sillonnée de jonques et de bateaux de pêche, les anses de la côte abritaient des bâtimens japonais de toute espèce, mais nous ne vîmes aucun navire européen. Nous reportâmes alors toute notre attention sur la contrée qui se déroulait à nos yeux : à première vue, elle nous parut être digne des éloges que lui ont prodigues les rares voyageurs qui l’ont visitée en passant.

L’île de Tsou-sima s’étend dans la direction du nord au sud, entre les degrés 129-130 de longitude est et 34-35 de latitude nord, sur une longueur de trente-six milles; sa largeur moyenne est de huit milles. Un bras de mer la divise en deux parties à peu près égales, et qu’on a nommées Tsou-sima du nord et Tsou-sima du sud; ce détroit, large à l’occident, mais resserré et non navigable de l’autre côté, forme un golfe magnifique au fond duquel a été bâtie la ville de Fat-chou. Elle compte quelques milliers d’habitans, et sert de point de transit aux relations commerciales que le Japon entretient avec la Corée. Tsou-sima est de formation volcanique. Le climat est sain et tempéré. Le paysage, riche et varié, présente une succession de montagnes et de collines cultivées, boisées et coupées de vallons qu’arrogent des rivières limpides. Au centre de l’île, à une hauteur considérable au-dessus de la mer, on trouve des lacs dans le voisinage desquels règne sans cesse, même pendant les plus fortes chaleurs de l’été, une température agréable. Tsou-sima est un des endroits les plus salubres de l’extrême Orient; mais cette île est trop éloignée et de Shang-haï et de Saigon pour que l’acquisition en puisse être désirable pour les Anglais ou les Français. Les Russes au contraire s’en accommoderaient volontiers, et y trouveraient un point de relâche on ne peut mieux placé sur leur chemin, lorsqu’ils se rendent de la Chine à leurs possessions de la Mandchourie et de l’Amour.

Nous quittâmes le golfe de Fat-chou après nous y être arrêtés pendant quelques heures ; le soir de notre départ, nous avions perdu l’île de vue, et le lendemain matin 28 octobre nous étions loin de la terre, et nous naviguions dans la Mer du Japon. Sous ce nom, il faut entendre plutôt un immense lac qu’une mer, car les îles Saghalien, Yezo, Nippon, Kiou siou, la presqu’île de Corée et la côte de la Mandchourie l’enferment presque entièrement. Son étendue est de neuf cents milles de long sur quatre cents de large. Nous y passâmes près de cinq jours, ne voyant qu’une fois terre (l’île Dagilet), et nous arrivâmes le 1er  novembre devant le port russe de Vladivostock, situé sur la côte de la Mandchourie à la pointe méridionale de la péninsule Mouravief (Albert-Péninsula sur les cartes anglaises), entre 131° 58′ de longitude est et 43" 3’ de latitude nord. L’entrée de Vladivostock ou Port-May, comme les Anglais l’ont appelé du nom d’un de leurs officiers de marine, est difficile. Après avoir doublé la peinte de l’Aiguille, on pénètre dans un canal, le détroit de Hamelin, qui sépare la péninsule Mouravief de la petite île Poutiatine. Le détroit de Hamelin contient quatre ports assez spacieux ; mais le dernier seulement, celui de Vladivostock, est fréquenté par les bâtimens russes. La passe de ce port n’a qu’un demi-mille de large ; elle est remarquable par les masses rocheuses qui en défendent les abords et qu’une action volcanique a étrangement déchirées. Vladivotock a l’étendue du port de Nagasacki : il a un peu plus de trois milles de long, de l’ouest à l’est, sur trois quarts de mille de large, et il est abrité contre tous les vents. Les collines qui l’entourent sont d’une hauteur médiocre : elles ne s’élèvent guère à plus de trois cents pieds au-dessus de la mer, et dans beaucoup d’endroits elles s’abaissent au point de se confondre avec la plage même. On y voit une maigre végétation ; quelques bouquets de chênes, de pins, de bouleaux, de frênes et de noyers les couvrent çà et là. Tout est triste et morne. Il n’y a dans les environs aucune trace de culture, et les pauvres habitations qui composent l’établissement ruse semblent perdues dans l’immense solitude qui les environne. En été, lorsque tout s’épanouit et que les vastes plaines forment un tapis de verdure, le paysage peut être agréable ; mais nous sommes loin des automnes verdoyans de Nagasacki : ici, dès la fin d’octobre, l’hiver règne, il fait un froid piquant ; les arbres, dépouilles de feuilles, sont ouverts de givre, et nous n’apercevons d’autres êtres vivans que des corbeaux dont le croassement ajoute encore au caractère lugubre du paysage. L’établissement russe de Vladivostock se composait en novembre 1861 (et probablement rien n’y a été changé depuis) de neuf maisons en bois et d’une maison en pisé, habitées par deux officiers et soixante-dix soldats. Ces pauvres gens mènent là une triste vie, et je n’ai pu m’empêcher de les plaindre et d’admirer le courage résigné avec lequel ils supportent leur exil. Dès que le Saint-Louis eut jeté l’ancre, on appareilla une chaloupe, et nous nous rendîmes à terre. A peine avions-nous mis le pied sur la plage que nous vîmes sortir de la plus belle maison un jeune homme en uniforme d’officier de marine, qui venait au-devant de nous d’un pas rapide. Il nous aborda avec cette politesse tout à la fois cérémonieuse et empressée qui est particulière à certaines classes de la société russe, et nous pria d’entrer dans sa demeure. C’était une maison bâtie en fortes murailles de pisé et couverte d’un toit de chaume. Un matelot nous ouvrit la porte, fit le salut militaire, et nous conduisit au salon. La pièce qu’on décorait de ce titre était une grande chambre basse, blanchie à la chaux et chauffée par un énorme poêle: les fenêtres étaient fermées, et sur toutes les fentes ou rainures on avait collé de larges bandes de papier; la porte était garnie d’épais bourrelets. Il fallait que le froid fût bien intense au dehors pour qu’on en ressentît les atteintes dans une chambre si hermétiquement calfeutrée. Il y régnait une atmosphère lourde, une chaleur épaisse qui portait à l’indolence. L’ameublement était des plus simples : à peu près au centre, une table ronde couverte d’un vieux tapis; sur cette table des verres et des tasses, des cigares et des papyros (cigarettes), un livre ouvert et quelques journaux; derrière la table, un sopha qui portait les traces d’un long usage; dans un autre coin, une sorte de guéridon carré pour écrire, et dessous, en manière de tapis, une magnifique peau d’ours sur laquelle on n’avait jamais mis les pieds; au-dessus du guéridon, accrochée à la muraille, pendait une bibliothèque volante contenant des traités de navigation et de météorologie, et aussi quelques romans français. Près d’une fenêtre il y avait encore une table, œuvre de quelque matelot, et sur ce meuble à peine dégrossi, ainsi que sur le rebord de la fenêtre, on voyait pêle-mêle des casquettes d’uniforme, une blague à tabac, des boîtes à cigares, et plusieurs volumes dépareillés des œuvres de Pouchkine, Gogol, Lermontof et Krylof. Le long des murs, on avait suspendu de mauvaises estampes représentant le tsar et des membres de la famille impériale; ces portraits officiels alternaient avec ceux des parens et amis du maître de la maison, reproduits par la photographie. Un trophée d’armes décorait un autre côté du salon : il se composait d’une bonne carabine et d’un revolver, de deux sabres d’officier, d’une paire de pistolets, d’une casquette d’ordonnance, d’une paire d’éperons, d’une cravache et d’une lunette marine ; un baromètre à droite et un thermomètre à gauche complétaient ce trophée, qui n’avait aucune prétention à l’effet pittoresque.

Notre hôte fit les honneurs de son logis avec une politesse extrême. Il nous offrit des cigares et des cigarettes, fit apporter du vin, de l’eau-de-vie et du thé, et ne prit place sur la plus mauvaise chaise de la chambre qu’après nous avoir commodément installés sur le sopha et sur un vaste et comfortable fauteuil qui faisait encore partie du mobilier. Bientôt un autre jeune homme entra : c’était un officier de la petite garnison et l’unique compagnon d’exil de notre hôte, qui remplissait à Vladivostok, les fonctions de gouverneur. Ce dernier était un homme d’une trentaine d’années, à la figure mobile et intelligente, mais assombrie par l’ennui de l’isolement. Il ne laissa pourtant échapper aucune plainte : c’est avec une mâle résignation qu’il paraissait supporter son triste sort. Il prêta une oreille attentive aux nouvelles que nous lui apportions, et se confondit en remercîmens pour un paquet de journaux anglais et français qu’on lui laissa. Depuis quatre mois, il ne savait absolument rien de ce qui se passait au dehors, et encore ce qu’il avait appris de plus récent remontait presque à une année. Mes compagnons de voyage ayant manifesté l’intention de faire un tour de chasse, il sortit avec eux, et je demeurai en tête-à-tête avec le lieutenant de Vladivostock. C’était un adolescent qui comptait vingt ans à peine et qui avait l’air soutirant et fatigué ; mais quand je me permis de l’interroger sur le genre de vie qu’il menait, il ne voulut pas convenir qu’il était rongé d’ennui. « La besogne ne manque pas, dit-il. Il faut surveiller la conduite des soldats, la construction des maisons nouvelles, la culture des champs et des jardins ; tout cela exige du temps, et nous ne l’épargnons pas, car ce que nous faisons, nous le faisons lentement, à notre aise. Si la saison le permet, nous entreprenons des excursions dans l’intérieur, nous allons chasser; le gibier à poil et à plumes n’est pas rare ici : outre les perdrix, canards, bécassines et faisans, il y a les lièvres, les renards et les hermines, et dans les jours de chance on peut tuer un ours ou rencontrer un tigre[2]. Pendant l’hiver, le froid est très rude, et la neige, qui tombe en abondance, nous emprisonne dans nos demeures. Nous restons alors où il fait chaud. Les journées sont courtes. On dort beaucoup. On fume et on fit tant qu’on peut, on goûte longuement les plaisirs de la table. Un jour succède à l’autre; les semaines, les mois s’écoulent sans qu’on s’en aperçoive. On ne s’amuse guère, il est vrai, mais on ne s’ennuie pas non plus; on vit à peine. Un beau matin le soleil de printemps rayonne à travers les vitres; on s’éveille comme d’un long sommeil, et on oublie volontiers qu’on est resté presque mort pendant six mois. »

Dans l’opinion des Russes, Vladivostock passe pour le principal des ports qu’ils possèdent sur la côte de la Mandchourie, parce qu’il serait aisé, sais trop de dépenses de le mettre en communication avec le fleuve Amour et de le rattacher par là à la mère-patrie. Il suffirait, pour atteindre ce résultat, d’ouvrir une route qui relierait le fleuve Sin-fui, tributaire du port de Vladivostock, au lac Han-kaï. Les navires frétés pour Nikolaïefsk, dont les glaces interdisent l’accès durant la moitié de l’année, débarqueraient alors à Vladivostock leur cargaison, composée d’articles européens destinés à la population de Nikolaïefsk et de produits japonais et chinois destinés à la Russie occidentale. Ces marchandises, une fois parvenues au lac Han-kaï, seraient facilement transportées au fleuve Amour, qui communique avec ce lac au moyen des rivières Sun-gatchi et Oussouri.

Autour de Vladivostock s’étendent de belles prairies, et dans les environs, à Albert-Peninsula, on trouve de beaux bois de construction. On y a découvert aussi du minerai d’or: mais jusqu’à présent prairies, bois et métaux ne servent à rien, car Vladivostock, comme toute la côte de Mandchourie, est totalement dépourvu de relations commerciales avec le reste du monde, et ne renferme qu’une population misérable et clair-semée. Dans l’établissement même et dans le voisinage, il y a quelques centaines de Chinois de la pire espèce : on les appelle Mansas. Ce sont la plupart du temps des prisonniers évadés des colonies pénales et militaires du nord de la Chine, qui ont passé en Mandchourie l’un après l’autre, sans argent, sans famille, et qui tirent de la chasse et de la pêche leurs maigres moyens d’existence. Dans certains endroits ils se sont groupés en villages et se livrent aux travaux de la campagne; d’ordinaire on les rencontre isolés ou par troupes de trois ou quatre. Ils observent entre eux les lois de l’hospitalité; mais, condamnés à vivre au ban de la société, sans femmes ni enfans, ils sont descendus au plus bas degré de l’échelle des créatures humaines, et restent plongés dans un état de dépravation abjecte. Ils sont d’ailleurs vigoureux, patiens et résignés, et dans les rares relations qu’ils ont nouées avec les Russes, auxquels ils vendent des fourrures et du gin-seng[3], ils se montrent animés de cet esprit commercial qui caractérise leur race entière. Je vis quelques Mansas à bord du Saint-Louis ; ils apportaient des fourrures qu’ils désiraient échanger contre du riz ou contre de l’argent en barre. Ils étaient hideux de saleté et de laideur, et il y avait dans leur regard farouche et craintif quelque chose de la bête fauve. Le gouverneur de Vladivostock nous dit que, somme toute, c’étaient des êtres inoffensifs, bien qu’il ne fallût pas se fier à leur honnêteté. Il tolérait volontiers leur présence dans les environs de la colonie, et les trouvait toujours prêts à lui rendre, pour la plus modique rétribution, tous les services dont ils étaient capables, « Ce sont des hommes infatigables, ajouta-t-il, et qui aiment assurément le travail. S’il était possible de leur procurer des femmes et de pourvoir aux frais de leur établissement, ils ne tarderaient pas à former de pacifiques communautés de laboureurs et de trafiquans. Ces pauvres diables mènent une existence dure et chétive, et n’attachent aucun prix à la liberté complète que leur assurent leurs habitudes nomades. Ils me servent avec zèle, et ceux que je garde près de moi, bien que je ne puisse rien leur donner, excepte le logement et la nourriture, sont regardés comme les plus favorisés de leur tribu. »

Nous quittâmes Vladivostock dans la soirée du 3 novembre. Notre séjour, quoique de courte durée, avait pourtant suffi à établir une certaine inimité entre nous et les deux officiers que nous y laissions. Jusqu’au dernier moment, ils restèrent à bord du Saint-Louis, et je m’aperçus que notre départ leur causait une véritable peine. Nous étions pour eux les représentans de ce monde lointain où ils avaient laissé leurs affections et leurs espérances; nous allions y revenir, et notre départ les abandonnait de nouveau à l’isolement et à l’accablant ennui qui dévorait leur existence monotone. Ils se retirèrent enfin et regagnèrent le rivage. Là, ils s’arrêtèrent et suivirent des yeux le bâtiment qui s’éloignait lentement. Aussi longtemps qu’il me fut possible de distinguer la terre, je les vis à la même place, immobiles, debout, semblables à des statues. Le jour baissait rapidement, et la nuit les enveloppa bientôt dans ses ombres; mais ma pensée ne les avait pas quittés, et je crus les voir rentrer silencieux et tristes, poursuivant encore les souvenirs qui s’étaient réveillés en eux pendant notre rapide séjour.

Olga-Bay, autre port russe que nous devions visiter, et que les Anglais ont baptisé du nom de Port-Michel-Seymour, se trouve entre 38" 46’ de latitude nord et 135° 19’ de longitude est, à une distance de cent quatre-vingt-dix milles de Vladivostock. Pendant la traversée, nous ne perdîmes pas un instant de vue la côte de la Mandchourie; elle est formée par une chaîne non interrompue de montagnes hautes de quinze cents pieds environ, et qui se relie à une autre chaîne beaucoup plus élevée, dont la crête est couverte de neige et dont les sommets se perdent dans les nuages. Ces montagnes se composent de masses rocheuses noirâtres, escarpées, arides, couronnées çà et là de bouquets de bois, flanquées d’arbres rabougris et tachées par larges plaques d’une mousse jaunâtre; mais nulle part on n’y découvre vestige d’habitation. Les anses et criques qui découpent le rivage en festons infinis sont également désertes, et tout respire la tristesse et l’abandon. Olga-Bay, long de plus de deux milles, large d’un mille et demi, présente un bon refuge aux navires, excepté contre les ouragans du sud-est. L’entrée du port est facile et sûre; elle est formée de rochers à pic et masquée par une île granitique nue et aride, appelée l’île de Brydone. Le paysage d’Olga-Bay ressemble à celui de Vladivostock. En hiver, la solitude et l’ennui l’enveloppent d’un double linceul. Une grande rivière, Gilbert-River, se jette dans l’angle nord-ouest du port; elle coule dans un lit profond, resserré entre de hautes montagnes, et se divise, à quelques lieues de son embouchure, en plusieurs affluens qui cessent d’être navigables. Au nord-est se trouve un petit port intérieur dont la barre interdit l’approche aux bâtimens qui tirent plus de quatorze pieds d’eau. C’est sur les bords de ce havre que les Russes se sont établis; leur colonie se compose de deux officiers et de quarante-cinq soldats logés dans une douzaine de baraques en bois. Quant à la population indigène que l’on rencontre aux environs d’Olga-Bay, elle appartient à la race tartare. Au point de vue de la moralité, elle est supérieure aux Mansas de Vladivostock; mais elle est tellement pauvre, ignorante et sauvage, et de plus tellement clair-semée, que les Russes ont jusqu’à présent dédaigné d’entamer des relations avec elle.

Les environs d’Olga-Bay sont fertiles. On y trouve de grandes prairies d’une fécondité admirable et des forêts de bois de construction où vivent des milliers de bêtes à fourrures précieuses, et où les rares chasseurs qui ont pénétré dans ces solitudes ont rencontré du gibier en abondance. Ce qui manque au pays, ce sont des relations avec le monde européen, et des travailleurs capables d’exploiter ses richesses. Le gouvernement russe aurait, à ce qu’on m’a raconté, l’intention d’envoyer à Olga-Bay quelques centaines de colons; mais l’immense désert qu’il s’agirait de soumettre à l’exploitation serait un obstacle presque insurmontable au succès de leurs efforts. D’ailleurs Olga-Bay est loin d’avoir l’importance spéciale qui s’attache à Vladivostock. On ne pourrait, sans frais énormes, mettre ce port en communication avec la Sibérie, et tôt ou tard il sera probablement abandonné; les colons d’Olga-Bay viendront se réunir à ceux de Vladivostock, le seul port de la Mandchourie auquel un certain avenir semble réservé[4]. La vie qu’on y mène est d’une monotonie accablante, et ne peut être supportée que par des hommes d’un caractère énergique et bien trempé, ou par des barbares qui sont étrangers aux besoins et aux sentimens des civilisés. Nous rencontrâmes à Olga le Japonitz, bateau à vapeur russe chargé du service postal entre Nikolaïefsk et Shang-haï, et qui visite une fois par an les établissemens de Castries, d’Imperator-Bay, de Doui, de Koussounaï, de Hakodadé, d’Olga-Bay, de Vladivostock et de Passiat-Bay. Le Japonitz arrivait alors de Hakodadé, et apportait à la garnison d’Olga des nouvelles dont la plus récente avait six mois de date.

Pendant la traversée d’Olga-Bay à Hakodadé, nous essuyâmes une tempête violente qui mit le Saint-Louis en danger, et lui enleva son grand mât et son mât de misaine. Les réparations qu’exigea ce désastre nous obligèrent de prolonger pendant cinq semaines notre séjour à Hakodadé. J’eus ainsi l’occasion d’ajouter un certain nombre de faits nouveaux aux observations que j’avais recueillies lors d’une première visite à cette ville, et je pris principalement pour l’objet de mes études la race des Aïnos, les habitans les plus anciens de l’île de Yézo dont Hakodadé est le chef-lieu.

II.

L’île de Yézo est une conquête du Japon sur un peuple jadis puissant et nombreux, mais singulièrement déchu aujourd’hui. Placée au nord de la grande île de Nippon, elle en est séparée par le détroit de Tsougar. Elle a la forme d’un triangle irrégulier, et occupe une surface montagneuse d’environ trente mille milles carrés. On n’y compte guère plus de cent mille Japonais et de cinquante mille indigène : nommés Aïnos. Le taïkoun, chef du pouvoir exécutif au Japon, possède en particulier à Yezo un territoire d’une faible étendue, mais sur lequel se trouve la grande cité d’Hakodadé. Le plus puissant feudataire de Yézo est le prince de Mats-maï, vassal lui-même du taï-koun. Ses domaines couvrent au sud-ouest une bonne partie de l’île, et forment une principauté dont la capitale, Mats-maï, à l’une des extrémités du détroit de Tsougar, renferme de dix à quinze mille habitans. Cette ville, n’ayant pas été comprise parmi les ports ouverts aux Européens, n’est guère connue que de nom. Un marchand étranger que l’amour du négoce et des aventures avait poussé à Mats-maï, et qu’on y avait retenu prisonnier pendant quelques jours, m’a raconté que, semblable aux autres cités japonaises, cette ville était propre et bien tenue, et qu’elle contenait, outre les édifices destinés au prince et à sa suite, un grand nombre de temples. Le reste de Yezo, c’est-à-dire ce qui n’appartient ni au taïkoun ni au prince de Mats-maï, est divisé en portions à peu près égales entre les sept grands princes du nord de Nippon, à la charge d’entretenir à frais communs, pour la défense de l’île entière, une garnison de huit mille soldats qui occupent des postes militaires échelonnés autour des côtes.

La population japonaise de Yézo est répartie dans ces deux villes de Hakodadé et de Mats-maï, ainsi que dans d’autres centres d’une moindre importance, et qui se sont formés en grande partie dans le sud. Sans négliger le commerce et l’agriculture, cette population se livre principalement à la pêche et en tire un revenu considérable, car le poisson abonde tellement dans ces parages qu’une nombreuse flottille d’embarcations marchandes est employée durant l’année entière à le transporter dans les ports de l’île de Nippon.

Dans l’intérieur de Yézo, on rencontre les Aïnos. Sans le témoignage de l’histoire, il serait impossible, en voyant leur condition actuelle, de reconnaître en eux les anciens maîtres de l’île. Ils vivent éloignés des côtes où se trouvent les grandes villes, et ne s’y montrent qu’au printemps et en automne pour y troquer des fourrures et du poisson contre du riz et des étoiles. Leurs habitudes, les traits de leur visage, leur idiome, tout annonce qu’ils descendent d’une race particulière, tout à fait différente de la race japonaise, et dont l’origine. inconnue jusqu’à ce jour, rattache cette population à quelque famille du continent asiatique. Ils sont en général petits, trapus, mal faits, mais d’une grande force. Leur front est large et proéminent, leurs yeux noirs et doux sont droits comme ceux des hommes d’Europe. Ils sont de couleur blanche, quoique de teint basané; mais une particularité caractéristique de leur physionomie, et qui contribue à leur donner un aspect sauvage, c’est le développement qu’ils laissent prendre à leur énorme chevelure : ils ont les cheveux abondans et touffus, la barbe épaisse, et souvent le corps tout hérissé de poils. Ce sont des êtres doux et bons, et, en les regardant de près, on démêle facilement sur leurs grosses figures barbues l’expression de leur caractère. Les femmes, que la nature n’a déjà pas trop bien traitées, semblent avoir pris plaisir à s’enlaidir encore en adoptant une mode qui rappelle celle des dents noircies chez les Japonaises : elles se peignent en bleu les contours de la bouche, depuis le nez jusqu’à la fossette de la lèvre inférieure. Le costume des Aïnos diffère peu de celui que porte le bas peuple au Japon : il se compose, pour les hommes, de pantalons collans et d’un ample vêtement retenu par une ceinture, et, pour les femmes, d’une ou de plusieurs robes longues, suivant la saison. On fabrique ces habillemens de la façon la plus grossière; il y en a qui sont simplement tressés de paille et d’algues marines. Les petits enfans ont un air vif et intelligent qui s’efface à mesure qu’ils avancent en âge. Tant qu’ils n’ont pas la force de marcher, on les porte à califourchon sur les hanches; si la traite est longue ou fatigante, on les place dans un filet rejeté en arrière et dont les deux bouts viennent s’attacher sur le front du porteur.

La langue des Aïnos n’a pas encore été, à ce que je crois, l’objet d’une étude spéciale en Europe, et on ne l’a rapprochée jusqu’à présent de nulle autre langue connue. Il est d’ailleurs bien difficile d’en fixer les termes, puisque ceux qui la parlent ne savent ni lire ni écrire et qu’ils ne possèdent aucun document littéraire[5]. Ils ont cependant gardé par tradition la mémoire de quelques grands poèmes, notés par des Japonais, et dans lesquels on célèbre fréquemment les combats soutenus contre des ours et des poissons monstrueux[6]. L’ours et le poisson, qui représentent la chasse et la pêche, c’est-à-dire la vie entière des Aïnos, se retrouvent dans la religion grossière qu’ils professent. Leur principale divinité, c’est l’ours. La conquête japonaise a introduit dans leur culte quelques élémens du bouddhisme; mais ils sont tellement mélangés à l’idolâtrie des Aïnos qu’on en reconnaît à peine la trace. De leurs cérémonies, une des plus curieuses est celle qui accompagne la dissection d’un ours tué à la chasse : on n’y procède qu’avec un profond respect, et en adressant force génuflexions et prières à la divinité défunte. La tête de la bête est sacrée : au lieu de la manger, on la suspend au seuil de la porte en guise de talisman contre l’influence des mauvais esprits.

Les Aïnos nous offrent en plein XIXe siècle l’image d’un peuple qui n’est pas sorti de la première enfance de l’humanité. Ils vivent réunis en sociétés de dix ou vingt familles, et se laissent facilement gouverner par des chefs de leur propre sang, dont le pouvoir est héréditaire, mais très limité, puisqu’à la race conquérante seule appartient la juridiction officielle. Leurs habitations ne contiennent que quelques ustensiles de chasse, de pêche et de cuisine. Leurs mœurs sont extrêmement douces, hospitalières, bienveillantes, craintives même, et contrastent singulièrement avec les métiers dangereux qu’ils exercent. La monogamie, qu’ils paraissent avoir mise en pratique au temps de leur indépendance, a disparu devant les usages japonais : aujourd’hui tout Aïnos a le droit de posséder autant de femmes qu’il en peut nourrir. La célébration du mariage ne diffère pas beaucoup de la cérémonie adoptée par les Japonais. La dot de la fiancée consiste en ustensiles de pêche et de chasse, en une plus ou moins grande quantité de poissons secs et de fourrures, principale richesse des Aïnos.

Dans l’histoire de ce peuple déchu, il y a bien peu d’époques certaines; eux-mêmes ne savent à peu près rien de leur passé, mais ils se souviennent que leurs ancêtres ont été les maîtres du Japon, et ils débitent sur leur propre origine une légende bizarre, qui n’est pas sans quelque ressemblance avec l’histoire de la création du genre humain telle qu’elle s’est formée chez les peuples d’Occident[7]. «Aussitôt après que le monde fut sorti des eaux, disent-ils, une femme vint s’établir dans la plus belle des îles que devaient habiter les Aïnos; elle arriva sur un navire que les vents et les vagues propices avaient poussé de l’Occident vers l’Orient, et apporta avec elle des arcs, des flèches, des lances, des couteaux, des filets, tous les engins nécessaires pour chasser les bêtes fauves qui infestent les forêts, et pour ravir à leur élément les poissons qui remplissent la mer et les fleuves. Pendant une longue suite d’années, cette femme vécut seule et heureuse dans un jardin qui existe encore, mais dont nul être vivant ne retrouvera jamais la place. Un jour, en revenant de la chasse, elle se sentit fatiguée, et pour se délasser elle alla se baigner dans la rivière qui séparait ses domaines du reste du monde. Soudain elle aperçut un chien qui nageait vers elle avec rapidité. Effrayée, elle sortit de l’eau et se cacha derrière un arbre. L’animal la suivit et lui demanda pourquoi elle s’était enfuie ; elle répondit qu’elle avait eu peur, a Laisse-moi rester auprès de toi, dit alors le chien, je serai ton compagnon, ton protecteur, et. tu ne craindras plus rien. » Elle y consentit, et de l’union de ces deux créatures naquirent les Aïnos, c’est-à-dire les hommes. »

À cette fable ils en joignent plusieurs autres affirmant toutes que les Aïnos qui peuplent aujourd’hui l’archipel des Kouriles, dont Yézo est l’île la plus méridionale, sont venus de l’Occident. C’est en effet sur le continent asiatique et probablement dans l’intérieur des terres qu’il faut chercher leur origine ; il est certain qu’ils ne ressemblent point à leurs voisins, Guilakes, Toungouses, Mandchoux, et autres peuplades répandues en ce moment sur la côte orientale du nord de l’Asie. Cette race, entièrement isolée, s’éteint à présent : écrasée sous le joug impitoyable des Japonais, réduite à un état de misère et de servitude qui a étouffé en elle l’instinct même du progrès, elle descend d’un pas rapide dans la grande tombe des races vaincues et disparues, où elle reposera bientôt à côté de ses voisins et compagnons de souffrances, les Kamtchadales et les Indiens de l’Amérique du Nord. Elle a vécu pourtant avec quelque gloire. Dans les temps les plus reculés, six siècles avant Jésus-Christ, les Aïnos étaient maîtres des provinces du nord de la grande île de Nippon, et sous le règne du premier mikado Sin-Mou les Japonais les traitaient comme des égaux, sinon comme des maîtres ; mais leur force s’abâtardit dans leur commerce avec les Japonais. Peu à peu ils perdirent terrain, pouvoir et influence, et, forcés de repasser le détroit de Tsougar, ils se bornèrent à leur ancienne possession des Kouriles. Les Japonais finirent par les poursuivre jusque dans cet archipel : un de leurs généraux leur fit une longue guerre et les soumit, vers la fin du XIVe siècle, au gouvernement impérial. Depuis cette époque, ils n’ont jamais tenté de s’arracher à l’état de servitude où les Japonais, qui les méprisent, n’ont cessé de les maintenir. Ils n’osent aborder leurs maîtres qu’avec les marques d’un profond respect, et ils acquittent un tribut considérable, en poissons secs et en pelleteries, au taïkoun et au prince de Mats-maï, principaux suzerains de l’île de Yézo. Jadis, au retour du printemps, une députation d’Aïnos se rendait à Yédo pour faire acte de soumission et pour payer le tribut au taïkoun. Aujourd’hui l’accomplissement de ce double devoir a lieu à Hakodadé en présence du gouverneur (o-boungo). La députation prononce, en arrivant, certaines formules de convention ; chaque membre (il y en a ordinairement quatre ou cinq) reçoit une coupe remplie de sakki (eau-de-vie de riz), qu’il vide après avoir fait une libation aux dieux et aux souverains temporels de Yézo, Le paiement du tribut est réglé par l’entremise d’officiers inférieurs.

Si l’on veut connaître cet étrange peuple, il faut aller le trouver dans l’intérieur de l’île, chez lui et loin de l’œil du maître. Les Aïnos aiment les étrangers, ils les fêtent, ils leur offrent tout ce qu’ils possèdent : en revanche on les rend parfaitement heureux avec une poignée de tabac et un flacon d’eau-de-vie. À Hakodadé, on les rencontre rarement ; ils y sont mal à l’aise et d’une timidité farouche, à tel point qu’ils se laissent à peine approcher.

La rade de Hakodadé passe pour une des plus belles et des plus sûres du monde entier. Cette rade, qui s’ouvre au sud de ; l’île de Yézo, à peu près au milieu du détroit de Tsougar, a cinq milles d’étendue et quatre milles de largeur à l’entrée. Tout à l’entour se dessine en demi-cercle une chaîne de montagnes qui, vue du port intérieur, semble l’enfermer entièrement et lui donne l’apparence d’un vaste lac. La plus haute de ces montagnes est au nord ; la forme bifurquée de son sommet lui a fait donner le nom de Saddle mountain (la Selle). Elle s’élève à 3,169 pieds au-dessus de la mer, au centre d’une chaîne dont la hauteur moyenne atteint 2,500 pieds. Un peu plus loin fume le cratère d’un volcan en activité. Dans la zone intérieure de cette chaîne, on aperçoit de tous côtés des bourgs et des villages habités par des pécheurs, et dont les plus populeux sont Arékana, Toma-niawna et Mohédsi. Sept petites rivières se jettent dans la rade : une seule, la Kamida, mérite d’être mentionnée. — Le port marchand de Hakodadé se trouve au sud-est de la rade ; il est formé par le prolongement d’une presqu’île qu’une lagune basse et sablonneuse relie à la terre ferme. La presqu’île de Hakodadé a une circonférence de cinq milles et demi, et présente dans sa configuration un amas de rochers dont le plus élevé domine de 1,131 pieds le niveau de la mer. Pendant la moitié de l’année, ce pic reste couvert de neige.

Bâtie en amphithéâtre au pied du pic qui porte son nom, Hakodadé a un aspect misérable malgré sa position pittoresque, et bien qu’on y remarque plusieurs grands et beaux temples. Les habitans, au nombre de vingt à vingt-cinq mille, se livrent en général à la pêche et au commerce. Les rues sont bien percées et tenues dans un assez bon état de propreté. La principale, qui continue le tokaïdo (roule de l’ouest), est parallèle à la plage : elle est large et bordée de maisons basses, dont les toits de chaume sont couverts de grosses pierres qui les protègent contre les brusques coups de vent si communs dans ces parages. Cette rue a plus d’un mille de longueur. Presque toutes les maisons sont transformées en boutiques, mais ce qu’on y expose en vente ne saurait tenter que des acheteurs japonais : ce sont des articles de première nécessité et de qualité médiocre au centre de la ville, sur le versant du pic, on voit flotter les pavillons de la France et de la Grande-Bretagne au-dessus d’un temple qui, depuis les traités, est devenu le siège des consulats de ces deux pays. Tout près de là se trouve le consulat américain. Quant aux Russes, fidèles à leur penchant à l’isolement, ils ont choisi à l’extrémité de la ville un emplacement assez vaste où sont installés, dans des maisons à l’européenne, un consul-général, un médecin et un pope, ainsi que les officiers de marine chargés de missions temporaires et d’un caractère fort énigmatique. Les Russes ont aussi fondé pour leur usage un hôpital qui se trouve dans le village de Kamida.

Hakodadé possède, comme toute autre ville japonaise, un quartier particulièrement destiné aux maisons de thé. Après le coucher du soleil, il ne serait pas prudent de s’y hasarder sans armes. C’est un endroit aussi mal famé que dangereux ; des rixes y éclatent sans cesse soit entre les matelots étrangers, soit entre ceux-ci et les indigènes. Il est rare que les premiers torts retombent sur les Japonais, gens polis et d’humeur pacifique ; mais il n’en est pas de même des matelots : malgré la sympathie qu’ils inspirent et qu’ils méritent, on ne eut les avouer pour les véritables représentans des sociétés européennes ; ils sont, avec leur caractère turbulent et querelleur, les hommes les moins propres au monde à civiliser paisiblement une colonie lointaine. Le lendemain de mon arrivée à Hakodadé, je rencontrai par les rues une douzaine de marins en état de complète ivresse : c’était l’équipage entier d’un baleinier américain qui venait de relâcher à Hakodadé à la suite d’une longue et fructueuse campagne. Les hommes n’avaient vu ni touché terre depuis plusieurs mois ; ils avaient soif de toute espèces de plaisirs, et ils avaient assez d’argent pour donner libre carrière à toutes leurs fantaisies. Ils avaient commencé par s’enivrer d’eau-de-vie en mettant pied à terre, et en chantant ils parcouraient la ville à la recherche d’une distraction quelconque. Une querelle eût été pour eux une bonne fortune. On peut, sans exagération, affirmer que, sur cent rixes dont Hakodadé est le théâtre, il y en a quatre-vingt-dix dans lesquelles une des parties est représentée par des matelots, et souvent ce sont les deux.

La population de Hakodadé est du reste assez mélangée : elle se compose en grande partie d’aventuriers qui ont quitté le Japon et cherché refuge à Yézo, où ils sont tolérés sans qu’on les questionne trop au sujet de leurs antécédens. Aussi les résidens étrangers se plaignent-ils, non sans raison, d’être obligés de vivre au milieu de gens d’une probité suspecte, et beaucoup ont eu la précaution de s’entourer chez eux de serviteurs qu’ils ont fait venir de Shang-haï. Les boys chinois font d’excellens domestiques ; quand on s’est habitué à leurs façons, on leur donne même la préférence sur les Européens. Il est vrai que, sous le rapport du travail, ils ne valent pas ces derniers ; mais ils s’acquittent ponctuellement, avec zèle et sans bruit, de ce qu’on exige d’eux. Il y a des boys qui ont passé dix, vingt ans au service d’un résidant étranger. Ce sont des hommes en qui on place une confiance absolue, et qui la méritent le plus souvent. Un bon domestique chinois sait d’ailleurs garder sa dignité, et il ne permettra jamais à son maître d’abuser de son autorité. Qu’on le maltraite ou qu’on l’insulte, il demandera son congé le lendemain en prenant pour prétexte ordinaire la mort subite d’un père ou d’une mère ; il s’éloignera sans colère ni ressentiment, mais rien ne le fera changer de résolution, il partira.

La communauté étrangère de Hakodadé n’est pas nombreuse : elle se compose d’une trentaine de personnes, sans compter les équipages des navires qui de temps à autre mouillent dans le port. L’existence qu’on y mène n’est ni agréable ni variée. Cependant les officiers russes qui viennent des colonies militaires de la Mandchourie, et qui trouvent à Hakodadé une société nombreuse et libre en comparaison de celle qu’ils ont laissée à Vladivostock et à Olga-Bay, les officiers russes, dis-je, s’accommodent fort bien de la ville japonaise, et à les entendre la vie n’y laisse pas grand’chose à désirer. L’extrême solitude où ils ont l’habitude de vivre les a rendus faciles à satisfaire. Leurs compagnons d’exil, Français, Anglais et Américains, ne partagent pas leur avis, et se plaignent souvent de l’existence monotone à laquelle ils sont condamnés. Le climat de Hakodadé n’est guère agréable : en été des chaleurs malsaines, en hiver un froid long et rigoureux[8]. Les nouvelles d’Europe sont rares et peu régulières ; la ville et les environs immédiats sont dépourvus d’attraits. L’appât du gain qu’offre un commerce assez lucratif, quoique pénible, y retient les négocians : les devoirs de leur emploi obligent les fonctionnaires et officiers à y résider pendant quelque temps ; mais tous seraient prêts à s’en éloigner au premier appel, et ceux qui ont connu Nagasacki et Yokohama ne parlent qu’avec dédain de Hakodadé, le troisième et le moins important des ports japonais ouverts au commerce étranger. — Nous le quittâmes le 9 décembre, n’emportant qu’un seul bon souvenir, celui de l’hospitalité des étrangers que nous y avions rencontrés. Le prochain but de notre voyage était Yokohama. Aucun accident ne signala notre traversée ; nous débouchâmes facilement du détroit de Tsoungar, et après avoir longé pendant trois jours la côte orientale de la grande île de Nippon, nous entrâmes, au milieu de la nuit du 13 décembre, dans la baie de Yédo, au fond de laquelle se trouvent Yokohama, Kanagava et Yédo, sièges principaux des relations politiques et commerciales de l’Occident avec l’empire du Japon.


III.

Le golfe de Yédo est d’un aspect grandiose : il s’étend du nord au sud sur une longueur de trente-quatre milles, et contient beaucoup d’excellens ports, parmi lesquels ceux de Yokohama, de Kanagava et de Yédo proprement dit sont visités sans cesse par les navires étrangers. Après avoir dépassé un groupe nombreux d’îles et d’îlots, on entre dans le golfe en laissant à droite le cap Souvaki, et à gauche le cap Sagami. Cette entrée a neuf milles de large ; mais vers le milieu la mer se rétrécit et n’offre plus qu’un passage de six milles. En avançant un peu au nord et en face de l’îlot de Webster, un banc de sable se détache de la côte orientale et barre la mer dans une longueur considérable ; c’est un endroit fort dangereux et qui a causé un grand nombre de sinistres maritimes. Au-delà, le golfe s’élargit de nouveau, et vers le fond, là où il baigne Yédo, son étendue de l’est à l’ouest n’atteint pas moins de vingt-deux milles. Sur ce point, il ressemble à un lac immense dont les rivages offrent un spectacle des plus pittoresques. Le roi de cet admirable panorama, c’est le pic de Fousi-Yama, la montagne sans pareille. Cette montagne se trouve à l’ouest du golfe et s’élève à douze mille quatre cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer ; c’est un ancien volcan éteint depuis des siècles, et dont les flancs déchirés et bouleversés gardent encore les traces des révolutions dont il a été le théâtre. Les habitans de l’île sont fiers de cette montagne géante, du sommet de laquelle, suivant les légendes, les divinités supérieures président aux destinées de l’empire, et de toutes parts les Japonais s’y rendent en pèlerinage, les uns pour témoigner aux dieux leur gratitude, les autres pour conjurer leur colère.

Yokohama, qui s’élève sur la côte occidentale du golfe entre 139" 40’ de longitude est et 35° 26’ de latitude nord, ne doit son importance qu’aux relations de commerce qui, depuis la conclusion des derniers traités, ont commencé de s’établir entre Européens et Japonais. Au mois de mai 1859, c’était encore un de ces innombrables et insignifians villages qui se déploient sur une ligne à peine interrompue le long de la route et des sinuosités du golfe, et dont les noms particuliers ne sont plus connus au-delà d’une distance de quelques milles. Les ministres plénipotentiaires des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de la Hollande, M. Harris, lord Elgin, le baron Gros et M. Donker-Curtius, avaient cru d’une politique prudente et habile de choisir Kanagava pour la résidence future de leurs compatriotes. Kanagava, situé sur le tokaïdo, la grande route du Japon, à une faible distance du Yédo, au fond d’un havre commode et sûr, semblait en effet réunir toutes les qualités requises pour l’établissement des nouvelles communautés étrangères; mais ces qualités mêmes se changèrent en défauts aux yeux du gouvernement japonais. Des princes, des grands seigneurs, des fonctionnaires suivaient avec leur escorte la route de Kanagava pour se rendre à Yédo; on appréhendait que ce contact journalier n’amenât des querelles ou des insultes, ou peut-être, ce qui serait pire encore, une intimité trop grande entre Japonais et étrangers. Fidèle au système d’isolement qui prévaut au Japon depuis plusieurs siècles, la cour de Yédo résolut d’éloigner les étrangers de ce centre de population, et de les reléguer, sans en prévenir personne, dans un misérable village qui, loin de la grande route, sans importance, sans ressources, permettait d’exercer sur tout ce qui s’y passait une surveillance facile et complète. On y construisit à la hâte quelques bâtimens pour servir de magasins et de maisons d’habitation, et on les tint, avec des conditions très peu onéreuses, à la disposition des nouveaux alliés, qui, le 1er juin 1859, se présentèrent, au nom des traités, pour s’établir à Kanagava. Les ministres et consuls-généraux de la France, de l’Angleterre, des États-Unis et de la Hollande protestèrent contre les mesures arbitraires adoptées par le gouvernement japonais; mais, en attendant une réponse à leurs réclamations, il fallait loger les négocians qui avaient apporté des marchandises de toute espèce. Force fut de les installer provisoirement à Yokohama. Un laps de temps assez considérable s’écoula; l’affaire traîna en longueur, et lorsqu’on s’avisa enfin de la terminer en accordant aux étrangers la liberté d’aller à Kanagava, ceux-ci étaient si bien établis à Yokohama qu’ils demandèrent d’eux-mêmes à y rester. « Le mouillage de Yokohama valait mieux que celui de Kanagava, disaient-ils. L’isolement où ils étaient réduits avait des avantages réels : il garantissait leur sûreté personnelle, il protégeait leurs biens et favorisait l’extension de leur commerce, puisque les marchands indigènes, toujours soigneux de cacher leurs relations avec les étrangers, aimaient mieux aller les trouver à Yokohama que d’être vus dans leur compagnie à Kanagava. »

Yokohama fut ainsi, par la force des choses, choisi pour l’une des trois résidences affectées aux Européens et aux Américains, et, grâce à leur activité, ce pauvre et obscur village devint en peu de temps une ville riche et florissante. Elle compte aujourd’hui trois ou quatre mille habitans, qui, tous sans exception, tirent des étrangers leurs moyens d’existence, et qui, pour cela même, sont appelés à jouer un rôle dans l’histoire de la régénération de leur patrie. Le commerce de Nagasacki et de Hakodadé n’est pas considérable : il consiste presque entièrement en articles d’exportation, et s’il augmente les revenus du Japon, il ne peut pas l’initier au secret des sciences et de l’industrie européennes. A Yokohama au contraire, l’importation est aussi active que variée, et les Japonais, en recevant les mille produits de l’industrie occidentale, prennent de continuelles leçons dont, avec leur vive intelligence, ils ont su déjà tirer parti.

Le port de Yokohama est vaste; il pourrait abriter des centaines de navires. Des collines boisées, couvertes de champs cultivés et de bourgades, l’enferment au nord et à l’ouest; des montagnes, plus éloignées, au pied desquelles se trouvent en grand nombre des villes et des villages, le protègent contre les vents du sud. Il est ouvert au levant, mais les tempêtes qui s’élèvent de ce point de l’horizon sont fort rares, et jusqu’à présent on n’a eu aucun désastre maritime à y déplorer. Quant aux environs, ils offrent une grande variété de sites pittoresques. La nature, comme à Nagasacki, y a un charme si puissant, que la plupart des étrangers s’attachent à Yokohama comme à une seconde patrie.

La ville comprend quatre parties distinctes : le quartier franc, le quartier japonais, le Benten et le Yankiro.

Le quartier européen compte environ deux cent cinquante habitans, la plupart Anglais; il est coupé de grandes rues, larges, bien tenues et tirées au cordeau. Les maisons d’habitation présentent un curieux amalgame de l’art occidental et de l’art japonais; elles sont en général commodes, spacieuses, bien aérées, pourvues d’une verandah qui fait le tour du premier étage couvertes d’énormes toits en tuiles blanches et noires, et bâties assez solidement pour résister à la pression des typhons, violens ouragans qui dévastent quelquefois les plages du golfe de Yédo[9]. Il y a quelques années, en 1859 et en 1860, beaucoup de ces maisons étaient disposées ou décorées à la manière du pays : on y voyait des nattes en bambou, des images, des curiosités japonaises, et des châssis tendus de papier pour séparer les chambres les unes des autres. Aujourd’hui tout cela a plus ou moins disparu. Les résidans étrangers aiment à s’entourer d’objets et de meubles qui leur rappellent l’Occident, et on n’aperçoit plus dans la distribution ou dans l’arrangement de leurs demeures rien qui diffère de l’aspect général des intérieurs anglais ou français.

Entre le quartier franc et les collines qui se déploient en éventail autour du port s’étend une vaste plaine ou l’on a établi à grands frais un beau champ de courses. La communauté européenne est composée presque exclusivement d’hommes jeunes et actifs, ennemis du repos et de la nonchalance orientale. Chacun d’eux possède un cheval, beaucoup même en ont deux ou trois, et aussitôt que le soleil descend à l’horizon et que la journée d’affaires est terminée, ils s’empressent de monter en selle et de parcourir les environs de Yokohama, tantôt isolément, tantôt en nombreuse cavalcade, mais allant toujours vite, et stimulant à l’envi l’ardeur de leurs petits poneys, à la tête intelligente, aux flancs maigres, à l’allure rapide. Avec de semblables habitudes, un champ de courses devait être à Yokohama une des nécessités de la vie sociale : il est tracé depuis deux ans, et on y célèbre au printemps et en automne des fêtes qui intéressent la communauté tout entière. On y engage des paris, et, grâce à l’intelligence que possèdent les Anglais des diverses branches du sport, tout s’y passe selon les règles de la noble science. Les Japonais admirent beaucoup la hardiesse et l’habileté que nous déployons dans ces passe-temps équestres, et reconnaissent de bonne grâce notre supériorité à cet égard. Eux-mêmes font usage de fort mauvaises selles qui fatiguent à la fois le cheval et le cavalier, et leur habitude est de ne pas aller autrement qu’au pas. Il y a pourtant parmi eux de bons cavaliers, ainsi que j’ai pu le remarquer lors de mes excursions à Yédo, où, comme tous les autres étrangers, j’étais continuellement escorté par une dizaine de Japonais à cheval.

Près du champ de courses, mais au-delà du canal qui entoure Yokohama, on rencontre le cimetière étranger, au pied des collines, dans un petit vallon paisible et triste. La plupart de ceux qui y reposent, loin de leur patrie, loin de leurs amis, sont morts jeunes, à vingt ans, vingt-deux ans, vingt-six ans. On n’y voit aucune tombe de femme et d’enfant, et on n’y a encore enterré qu’un vieillard, l’infortuné capitaine Decker, qui fut massacré dans les rues de Yokohama. Autour de lui, on a placé les autres Européens qui ont succombé à une mort violente. Le nombre en est grand, excessif même, quand on le rapproche du chiffre total des inhumations. Il y a d’abord la tombe des deux officiers russes assassinés en plein jour pendant qu’ils se promenaient dans la grande rue de Yokohama. Le monument funéraire qui a été élevé en leur mémoire est le plus bel ornement du cimetière, et a coûté une forte somme d’argent que le gouvernement japonais a été obligé de payer. Puis vient la tombe modeste d’un domestique du consul français, poignardé à l’entrée de la nuit devant la maison d’un négociant anglais. Une large pierre recouvre les dépouilles réunies des capitaines Voss et Decker, « hachés en morceaux dans la grande rue de Yokohama. » Une autre pierre indique la place où reposent les deux marins anglais qui furent traîtreusement attaqués pendant qu’ils veillaient à la sûreté de la légation britannique de Yédo. Un fanatique qui se tua aussitôt après avoir consommé son crime les mit à mort au seuil de la chambre du colonel Neal, chargé d’affaires de la Grande-Bretagne. La dernière victime de la haine que le parti patriotique a vouée aux étrangers est M. Lenox Richardson. Sa mort a enfin éveillé la sollicitude du gouvernement anglais, et menace d’attirer une vengeance éclatante sur la tête des meurtriers et sur le parti auquel ils appartiennent. Après avoir visité ce cimetière, où est écrite en lettres de sang la courte et funèbre histoire de nos relations avec le Japon, on ne s’étonne plus de l’usage généralement adopté par les étrangers de porter sans cesse un revolver. Dans la journée même, on n’aime pas à s’éloigner du quartier européen sans être muni d’une arme défensive, et le soir on ne sort presque jamais que le revolver à la main. J’ai vu un temps où l’on ne quittait pas ses armes, même à table, et beaucoup de personnes ne se couchent pas encore à présent sans avoir pris la précaution de glisser un pistolet sous leur oreiller. Ce trait caractéristique de nos rapports avec les indigènes s’explique par la révolution profonde que notre installation a causée dans la politique japonaise. Un parti puissant, riche, nombreux, le parti patriotique, s’est déclaré l’ennemi des étrangers, et, pour se débarrasser d’eux, il a recours aux moyens les plus violens. Les étrangers ne sont pas les seuls qui souffrent de cet état de choses. De tous côtés on entend parler d’actes de violence, de suicides, de massacres. On se souvient de l’assassinat du régent, de l’attentat sur la vie du premier ministre Ando, de la mort tragique du prince de Mito, du suicide du gouverneur Hori et des ambassadeurs du taïkoun auprès du mikado[10]. De tels faits prouvent que le Japon traverse en ce moment une crise douloureuse, une époque de troubles et de désordres; tout le monde en souffre, et les étrangers, cause involontaire, mais directe de la révolution actuelle, ne font que partager, au milieu de ces dangers toujours renaissans, le pénible sort commun à tous ceux qui habitent l’empire du mikado. Les Japonais d’ailleurs ne s’étonnent nullement de ce qu’un homme ne s’éloigne pas de sa demeure sans être armé, et plus d’une fois j’ai vu un kotzkoï (domestique) remettre à son maître le revolver qu’il avait oublié de prendre chez lui, comme il lui aurait apporté sa canne ou son parapluie. Une arme quelconque est le complément obligé du costume de beaucoup de Japonais, et on ne trouve rien d’extraordinaire à ce qu’ayant adopté cette mode, nous ayons substitué le revolver au sabre, l’arme favorite des indigènes. Loin de s’en offenser comme d’une insulte ou d’une menace, ils y voient tout au plus un acte de précaution ou plutôt une habitude occidentale, et à leurs yeux elle est peut-être la moins étrange parmi celles dont nous les avons rendus témoins[11].

Puisque j’ai parlé du kotzkoï, qui tient lieu du boy chinois, il me reste à citer le comprador, le betto, le momba et le scindo, qui complètent ordinairement l’état de maison d’un négociant étranger. Le comprador, chef des autres domestiques, est l’homme de confiance de la maison. Il remplit l’office d’un véritable intendant; il a les clés de la caisse, il règle les comptes, assiste à tous les marchés, et son avis est d’un grand poids dans la conclusion des affaires. Les compradors sont ordinairement des Chinois : ils parlent et écrivent l’anglais, et savent assez de japonais pour être en état de traiter avec les indigènes sans avoir recours à des interprètes. La plupart sont aussi adroits qu’honnêtes, et ont acquis une parfaite connaissance des articles qu’ils ont à vendre ou à acheter. Le kolzkoï est une espèce de valet de chambre. Il n’est ni aussi habile ni aussi bien dressé que le boy chinois, mais il a du zèle et de la bonne volonté, et il témoigne souvent un sincère attachement au maître qu’il sert. Le betto (groom) est un jeune serviteur obligé d’accompagner toujours son maître au dehors; il a donc mainte occasion de l’approcher, de s’entretenir avec lui ou de lui rendre de légers services : aussi le traite-t-on avec indulgence et devient-il aisément familier. Il est exact à soigner le cheval qui lui est confié; mais la qualité qu’on apprécie le plus en lui, c’est d’être bon coureur. Où va son maître, et quelle que soit l’allure qu’il prenne, le devoir du betto est de le précéder à pied, d’être à la tête du cheval. Si la course est longue, il lui arrive parfois de s’accrocher à la selle et de se faire traîner par la bête, tout en faisant de son côté de grands bonds; mais il n’agit ainsi que dans un cas d’extrême fatigue, et souvent il fait cala course preuve d’une vigueur remarquable. Il est d’ailleurs mauvais sujet, il aime à boire et à jouer, et il se querelle souvent avec ses camarades. Tous les bettos d’une même ville forment une corporation dont le chef prélève sur chacun d’eux un tribut assez élevé, à la condition de les nourrir et de les loger lorsqu’ils se trouvent sans place; ceci contribue encore à faire d’eux des domestiques très indépendans. Le momba (gardien) dort le jour et se promène la nuit dans le hong (enceinte murée qui contient la maison d’habitation et les magasins) pour empêcher des malfaiteurs de s’y introduire. Muni de deux morceaux de bois dur, il les frappe comme des battoirs l’un contre l’autre, et ce bruit, constamment renouvelé, sert à prouver au maître, si par hasard il s’éveille, que le momba est à son poste. On n’emploie les scindos (bateliers) que dans les grandes maisons de commerce ou chez les consuls et ministres étrangers, qui sont obligés, dans l’intérêt de leur service, d’avoir des canots à leur disposition. Les scîndos sont des hommes sûrs, robustes, infatigables au travail, et qui au besoin font d’excellens pilotes. Leurs gages, comme ceux des autres domestiques, varient de 2 à 3 rios (20 ou 30 francs) par mois, moyennant quoi ils pourvoient eux-mêmes à leurs frais de nourriture et d’habillement[12]. Il y a peu d’Européens au Japon qui ne soient entourés de la petite troupe de serviteurs que je viens de désigner. Un kotzkoï, un betto, un momba, font partie des maisons les plus modestes. Aussi le maître, quel qu’il soit, prend vite le ton du commandement, et adopte vis-à-vis des indigènes des façons de grand seigneur qui deviennent un trait de caractère commun à tous les résidans des colonies lointaines. On a vu cette habitude dégénérer en orgueil hautain et ridicule ou en brutalité. Le plus souvent toutefois les domestiques japonais n’ont pas lieu de se plaindre de la condition qui leur est faite chez leurs maîtres européens, et ils la préfèrent à celle qui les attendrait chez leurs compatriotes.

Les étrangers forment à Yokohama une société presque entièrement composée de jeunes gens. Cette société a les défauts de la jeunesse, mais elle en a aussi les qualités. Si elle est vive et emportée, elle est généreuse et brave, et jusque dans ses écarts elle peut rester excusable. J’ai vécu pendant plus d’une année à Yokohama, j’y ai reçu partout un accueil cordial, et je tiens à protester contre le jugement sévère et mal fondé que les voyageurs de passage ont formulé sur l’esprit de la communauté étrangère de cette ville. Cet esprit n’est ni mauvais ni corrompu; c’est simplement l’esprit d’une société à peine formée, qui sort de l’enfance, et à laquelle manquent les goûts et les leçons de l’âge mûr. En revanche on y rencontre de l’abandon, de l’amabilité, de l’obligeance, surtout une ardeur qui contraste agréablement avec les allures réfléchies et nonchalantes des colons du tropiques. A Yokohama, on est toujours prêt à travailler, à se divertir, comme à se quereller. On y gagne beaucoup d’argent, on y arrange constamment des parties de plaisir, et on y est divisé en factions dont les querelles sans cosse renaissantes, débattues par les journaux du pays dans un langage qui paraîtrait inouï en Europe, font la joie des spectateurs indifférens ou désintéressés.

La ville japonaise de Yokohama, qui, depuis son origine comme cité (juin 1859), a été deux fois détruite de fond en comble par de violens incendies, est séparée de la ville européenne par une large chaussée. Elle est composée de trois grandes rues parallèles à la plage et de plusieurs rues transversales qui coupent ces principales artères à angles droits, et forment ainsi un certain nombre d’îlots de maisons. Chacun de ces îlots est séparé le soir des îlots voisins au moyen de fortes grilles en bois auprès desquelles veillent des postes de police. Cette prudente mesure a été adoptée après l’assassinat de MM. Vos et Decker, dont on ne réussit pas à découvrir les meurtriers, bien que le crime eût été commis dans la grande rue de Yokohama et à une heure peu avancée de la nuit. Depuis la formation de ces postes de police, aucun nouveau crime n’a été commis dans l’enceinte de la ville. Tout autour des cités étrangère et japonaise, on a creusé aussi un fossé ou plutôt un canal, qu’on traverse sur des ponts gardés par des postes militaires. Personne ne peut de cette manière entrer à Yokohama ou en sortir sans être soumis à un interrogatoire qui, lorsqu’il s’applique à un Japonais portant des armes, est fort sévère. On s’enquiert d’où il vient, quelles affaires l’appellent à Yokohama, dans quel endroit il va loger, quand il doit repartir, et on ne lui permet de circuler librement que muni d’une plaque de bois (fouddé) servant de passeport, et qu’il est forcé de tenir à la main ou attaché à la garde de son épée. La ville de Yokohama se trouve ainsi tout à fait isolée du reste de l’empire; le gouvernement du taïkoun y exerce une surveillance facile et complète, et ce n’est pas sans motif qu’en faisant allusion à l’ancienne colonie hollandaise on l’a surnommée le Décima de Yédo.

La plupart des maisons de la ville japonaise sont exiguës et construites en bois léger. Presque toutes se sont transformées en bazars. C’est là qu’on voit en étalage les belles curiosités en bois laqué, en ivoire sculpté, en bronze et autres métaux, qui ont fait une si grande et si juste réputation au génie industriel et à l’art des Japonais. Les Japonais sont d’excellens marchands, en ce sens qu’ils finissent presque toujours par triompher de la patience des acheteurs européens. Ils font souvent des demandes exagérées, et comme ils n’attachent aucun prix au temps, ils y persistent pendant des heures et pendant des journées, n’ayant nul souci en apparence de conclure ou de manquer une affaire. Leur théorie du négoce est extrêmement simple : vendre le plus cher possible. Un profit raisonnable ne leur suffit pas. Aussi exaspèrent-ils nos négocians, qui, pratiquant le commerce d’après des principes plus élevés et plus honnêtes, se plaignent à bon droit d’avoir affaire à des gens de mauvaise foi et sans intelligence. Ceci s’explique en partie par la position que les marchands occupent au sein de la société japonaise : ils appartiennent à la classe la plus infime, et on ne peut guère s’attendre à trouver chez eux les principes de probité, les vues larges et libérales dont le grand commerce occidental se fait gloire. Malgré ces difficultés et malgré les entraves que le gouvernement du taïkoun apporte au libre développement des relations entre ses sujets et les Européens, le commerce de Yokohama s’est rapidement accru, et aujourd’hui il est devenu considérable. Dans le courant d’une seule année, on a exporté de cette ville pour 60 millions de francs de soie, et avec les ressources incalculables dont dispose le Japon il est probable que ce chiffre ira encore en augmentant durant une longue suite d’années[13]. Le troisième quartier de Yokohama, le Benten, formait jadis un village à part; il se trouve à l’extrémité nord de la ville, et tire son nom d’un temple vénéré appelé Benten-Sama-no-mia. Il est peuplé d’artisans et de pêcheurs, sans compter une multitude de moines qui desservent le temple de la déesse Benten-Sama. Cette idole entreprend de fréquens voyages à travers la province pour être livrée à l’admiration des fidèles. Lorsqu’elle rentre dans son temple, on célèbre à Benten des fêtes solennelles (madzouris), à l’occasion desquelles le village entier se transforme en véritable champ de foire; on y voit alors des lutteurs, des théâtres, des bêtes curieuses, des saltimbanques, etc. Benten ne renferme qu’une seule habitation européenne, le consulat hollandais. C’était en 1862 la résidence étrangère la plus grande et la plus belle de Yokohama.

Le Yankiro, le quartier des maisons de thé, a été relégué en dehors de la ville, où il occupe l’emplacement d’un marais qui a été desséché à grands frais. On y arrive par une étroite chaussée dont les deux extrémités sont gardées par de forts détachemens de soldats. Le Yankiro a été, dans l’espace de quelques années, deux fois détruit par le feu; il contient dans sa forme actuelle les plus belles maisons japonaises qu’on puisse voir à Yokohama. Il sert de demeure à neuf cents jeunes filles, chanteuses, danseuses et courtisanes que le premier venu a le droit de louer à la journée, à la semaine ou au mois. Lorsqu’un Japonais donne un grand repas, il est d’usage qu’il fasse venir un certain nombre de ces jeunes filles, qui, durant toute la fête, doivent jouer, danser et chanter. Le Yankiro est d’origine européenne : il a été institué sur la demande formelle d’un consul étranger qui espérait remédier ainsi aux rixes sanglantes entre Japonais et matelots européens, si souvent renouvelées dans les rues de Yokohama. Aussi à peine la construction du Yankiro fut-elle terminée que le propriétaire s’empressa d’en faire connaître publiquement l’ouverture. Un matin tous les étrangers, les consuls les premiers, reçurent un petit paquet contenant une tasse en porcelaine, un éventail en papier et une bande d’étoffe bleue. Sur la tasse était écrit en lettres japonaises et en caractères latins le mot YANKIRO, l’éventail déroulait aux yeux une vue à vol d’oiseau de cet établissement, et sur la bande on lisait en anglais en forme de légende : This place is designed for the pleasure of foreigners.

Le Japon est un étrange pays, et les Européens qui y résident pendant quelque temps ne peuvent se soustraire entièrement à l’influence de ses coutumes particulières. Personne ne s’offusqua le moins du monde de l’invitation, et beaucoup s’y rendirent. Pendant toute une nuit, ce fut grande fête au Yankiro. Tout l’établissement, composé d’une quarantaine de corps de logis, était magnifiquement illuminé avec de grandes lanternes en papier de couleur. Dans la plus belle salle de la maison principale, on avait dressé une longue table chargée de tout ce que la cuisine japonaise offre de plus délicat ; là étaient assis les hôtes étrangers, fumant, buvant, mangeant et riant, écoutant le bruyant concert que donnaient une vingtaine de ghékos (chanteuses), regardant les contorsions auxquelles se livraient les o-dooris (danseuses), et se laissant servir par de nombreuses djooros, qui, vêtues de leurs plus riches atours, allaient et venaient, exécutant silencieusement les ordres que leur transmettait l’o-bassan (surveillante), qui trônait gravement à l’un des bouts de la table. Les kotzkoïs (domestiques) se tenaient près de la porte, épiant les regards de leurs maîtres et échangeant entre eux des signes d’approbation au sujet du spectacle auquel il leur était permis d’assister; dans le vestibule s’étaient réunis les bateliers, palefreniers et porteurs de palanquin : ils étaient accroupis autour d’un brasero, et, animés par le sakki qu’on leur avait largement distribué, ils se livraient, avec des cris et des rires, à une bruyante conversation. Des lanternes de papier, suspendues en grand nombre à de longs bâtons et décorées des armes de leurs propriétaires, éclairaient la joyeuse compagnie.

Le jour succédait à la nuit lorsque nous quittâmes ce bruyant quartier. Nous traversâmes la ville japonaise déserte à cette heure, et nous arrivâmes au port. Près du rivage, nous distinguâmes les silhouettes noires des navires européens qui dormaient sur leurs ancres, et dont les hautes mâtures se dessinaient sur un ciel grisâtre. Cette vue ramena nos pensées vers l’Europe, dont partout, depuis quelques semaines de voyage sur les côtes japonaises, nous avions reconnu l’influence de plus en plus active et puissante. Nous oubliâmes alors la vieille civilisation orientale qui s’était manifestée à nous sous un aspect si bizarre dans les scènes de l’inauguration du Yankiro, et nous pensâmes à la transformation que doit subir tôt ou tard la société japonaise, et à ces nations occidentales qui en seront, si elles comprennent dignement leur tâche, l’instrument providentiel.


RODOLPHE LINDAU.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet. — Le climat de Nagasacki lui a valu une sorte de célébrité parmi les Européens résidant en Chine, et l’on a surnommé cette ville le sanitarium de Shang-haî.
  2. Le tigre de ces parages est de même espèce que celui du Bengale. C’est du moins ce que m’a affirmé le savant botaniste Maximovitch, qui a exploré la Mandchourie et les dépendances du fleuve Amour avec tant de succès.
  3. Racine comestible très recherchée des Chinois.
  4. Outre Vladivostock et Olga-Bay, les Russes possèdent, sur la côte de la Mandchourie et sur la côte occidentale de la grande île de Saghalien, Passiat-Bay, Koussounaï, Imperator-Bay, Doui, Castries-Bay et Nikolaïefsk. — A Passiat-Bay, sous 42 degrés de latitude nord, on a trouvé de la houille. Koussounaï et Doui, dans l’île de Saghalien, n’offrent aucun abri aux navires; on y a établi des postes militaires, à Koussounaï (48 degrés de latitude nord) pour surveiller la frontière japonaise, à Doui (51 degrés) à cause des mines de charbon qu’on y a découvertes. La colonie d’Imperator-Bay possède un excellent mouillage; mais elle est sans communications avec l’intérieur, et un faible détachement de soldats suffit à la garder. Castries-Bay (52 degrés) est, après Vladivostock, le port le plus considérable que les Russes possèdent dans ces parages; il est relié par une route facile au lac Kisi, d’où, avec de légères embarcations, on peut gagner le fleuve Amour. Les Russes se sont établis à Castries et à Imperator en 1854, à Doui en 1856, à Koussounaï en 1857, à Olga en 1858, enfin à Passiat et à Vladivostock en 1860. La nécessité de tous ces établissemens n’est pas encore bien démontrée, car Nikolaïefsk même, sur l’Amour, la seule grande ville des Russes dans cette partie du monde, est loin d’avoir acquis beaucoup d’importance commerciale. La fondation de ces colonies lointaines n’aura sa raison d’être pour la Russie que lorsque les projets du gouvernement des tsars sur la Chine et le Japon auront pris une certaine consistance. Les richesses naturelles de la Mandchourie ne sont qu’incomplètement connues, et l’exploitation serait entourée d’immenses difficultés. J’ai déjà parlé des houillères de Passiat-Bay et de Doui; j’ajoute qu’on a découvert du marbre à Olga-Bay et du minerai d’or à Vladivostock. Le bois de construction abonde dans l’intérieur de la Mandchourie, et le commerce des pelleteries donnerait, si on l’entreprenait, des résultats satisfaisans. Le grand obstacle à la civilisation de ces vastes contrées, l’obstacle qui, pendant fort longtemps encore, demeurera insurmontable, c’est l’insuffisance de la population. Au nord, on rencontre quelques tribus errantes, les Guilakes, les Toungouses et les Orotches, qui, à la hauteur d’Olga-Bay, se mêlent un peu aux Chinois. Au sud d’Olga et sur la cote, on ne trouve que des Mansas. Le botaniste Maximovitch estime que toute la population indigène des côtes de la Mandchourie, depuis le 42e jusqu’au 52e degré de latitude nord, n’excède pas le chiffre d’un millier d’individus.
  5. J’ai pu me procurer à Hakodadé un Dictionnaire de la langue des Aïnos (en japonais), par Jashiro-tsoné-notské, officier japonais (6 vol. petit in-8o, ensemble 600 pages), et je dois à un savant missionnaire, M. l’abbé Mermet, un extrait de la traduction qu’il a faite de cet ouvrage. Voici quelques mots de cette langue bizarre : chiné-ppou, un ; tso-ppou, deux; ré-ppou, trois; innés-ppou, quatre; askiné-ppou, cinq; rikita, le ciel; chirika, la terre; , l’eau; bekrets-housoup, le soleil; konnets-housoup, la lune; ki-mta, montagne; habo, mère; menoko, femme; hokou, mari; tekki, la main; kemma le pied, etc.
  6. M. l’abbé Mermet prépare une traduction de ces poèmes.
  7. Cette légende m’a été communiquée par M. l’abbé Mermet, qui l’avait recueillie lui-même de la bouche des Aïnos, et qui a retrouvé des allusions à cette fable dans certains livres historiques des Japonais.
  8. D’après les observations météorologiques faites par le docteur Albrecht, directeur de l’hôpital russe, la moyenne de la température annuelle à Hakodadé est de 7° 19 Réaumur au-dessus de zéro. En 1859, ce savant avait constaté 111 jours de pluie, 43 jours de neige, 6 tremblemens de terre, 7 ouragans et 1 éruption volcanique.
  9. Les tremblemens de terre sont fréquens à Yédo, et y causent d’épouvantables désastres; celui par exemple qui eut lieu en 1855 y fit, dit-on, périr deux cent mille personnes. A Yokohama, ces cataclysmes se produisent rarement, et on n’y ressent jamais de secousses violentes.
  10. Voyez la Revue du 1er mai 1863.
  11. Les Japonais sont tellement accoutumés à nous voir faire des choses qui leur semblent bizarres ou inutiles qu’ils ont fini par trouver naturel tout ce qu’il nous plaît de faire. Il faut croire qu’ils nous considèrent comme des êtres extraordinaires chez qui rien ne doit surprendre. C’est une plaisanterie assez commune que de se livrer en leur présence à toute espèce d’excentricités. Jamais rien ne leur arrache un sourire. On les voit quelquefois réfléchir pour découvrir la raison d’une singularité nouvelle; mais, comme ils n’en trouvent pas, ils préfèrent ordinairement l’admettre sans examen, ainsi qu’ils ont fait des autres. Un de mes amis, le peintre W…..n, s’avisa un jour de me rendre visite monté sur une vache qu’il avait harnachée à la façon des chevaux de selle. Dans ce grotesque équipage, il avait traversé la ville entière, mais il n’avait excité le rire que chez les étrangers qu’il avait rencontrés; quant aux indigènes, ils l’avaient vu passer sans faire la moindre attention à lui.
  12. Chez les Japonais, les maîtres se chargent de pourvoir à la plupart des frais d’entretien de leurs domestiques; ils leur fournissent même le tabac, mais ils ne leur assurent que des gages assez faibles, comparés à ceux que leur paient les Européens. Un bon domestique au service d’un Japonais ne gagne que 30 ou 35 francs par an, une servante de 20 à 25 francs.
    Voici quelques autres chiffres que je n’ai acceptés qu’après les avoir fait vérifier par différentes personnes bien informées, et qui peuvent avoir quelque intérêt à titre de renseignemens sur les mœurs japonaises. Un laboureur, loué à l’année, nourri et logé par son maître, reçoit, avec des vêtemens d’été et d’hiver, de 30 à 60 francs argent comptant. Le prix ordinaire de la journée d’un laboureur est de 300 ceni (environ 50 centimes), nourriture comprise, ou de 400 à 600 ceni (de 70 centimes à 1 franc), nourriture non comprise. — La solde annuelle d’un simple soldat du taîkoun consiste en vingt sacs de riz et 50 francs argent comptant. Un sac de riz contient 40 siou (environ 160 livres anglaises). Avant l’arrivée des étrangers, un sac de riz valait 5 francs; aujourd’hui il vaut 10 francs. La solde d’un officier dont le grade correspond à celui d’un lieutenant de nos armées est de cinquante sacs de riz et de 600 francs argent comptant.
    Les grandes fortunes sont rares, à ce qu’il paraît, au Japon. Un homme passe pour être à son aise lorsqu’il a 1,000 francs de revenu, et pour riche lorsqu’il en a 2,000. Les daïmios (princes) et les grands marchands ont cependant des fortunes considérables. Les revenus des six princes les plus puissans du Japon sont ainsi évalués d’après les documens publiés en 1860 par le gouvernement japonais dans son almanach officiel : prince de Kanga, 1,200,000 kokf (*) de riz; — prince de Satzouma, 770,800; — prince de Schendey, 620,500; — prince de Fossokawa, 540,000; — prince de Kouroda, 520,000; — prince d’Aki, 426,000.
    (*) Un kokf de riz contient cent siou. Un siou pèse exactement 1,900 grammes. Un kokf de riz vaut environ de 20 à 25 francs. Le prince de Satzouma, le protecteur des meurtriers de M. Richardson, a donc environ 16 millions de francs de revenu. Il ne faut pas oublier qu’avec cette somme il a une nombreuse armée à entretenir.
  13. Vingt et une provinces japonaises, faisant partie de l’île de Nippon, produisent de la soie. Elles sont situées entre 30 degrés et 41 degrés de latitude nord et 135-141 degrés de longitude est. La province la plus riche sous ce rapport est celle d’Ossio (36-41 degrés nord et 139-141 degrés est), qui couvre une superficie d’environ deux mille cinq cents milles carrés. La production totale des vingt et une provinces s’élève à près de 4,300,000 kilogrammes, chiffre qui est de plus du double de la production de la France, et qui égale ce que l’Italie et l’Espagne rapportent ensemble. Le principal entrepôt des soies est à Kioto, résidence du mikado; cette ville se trouve à une faible distance d’Osakka, grande ville de commerce qui, d’après les traités, devrait déjà être accessible aux étrangers, mais dont l’ouverture a été retardée de quelques années. Depuis la franchise du port de Yokohama (1859), le prix des soies a haussé de 100 pour 100, et la production totale a augmenté d’environ 25 pour 100. — Outre la soie, le Japon fournit au commerce étranger divers articles : thé, cuivre, algues marines, cire végétale, coton brut, camphre, charbon, fer, salpêtre, vert-de-gris, curiosités et porcelaines, huile, poissons secs, racines de ginseng, et autres comestibles. De tous ces produits, le thé seul mérite ici une mention particulière. Il est de bonne qualité et commence à être fort apprécié, surtout en Amérique; en Europe, on lui trouve trop de bouquet. L’importation est d’un intérêt moins général et moins direct que l’exportation. Les Japonais recherchent cependant certains produits de l’industrie anglaise, et ils ont acheté récemment aux Européens de grandes quantités de zinc. On leur a vendu aussi des armes à feu et plusieurs bateaux à vapeur; mais ces articles, auxquels on en pourrait ajouter d’autres d’une importance secondaire (montres, instrumens d’optique, livres, cartes géographiques, estampes), ne suffisent pas à établir la balance entre les deux branches du commerce. Il faut importer des sommes considérables d’argent monnayé pour acheter les soies et les thés qui du Japon sont embarqués pour les marchés de Londres, de Lyon et de New-York. Comme en Chine, c’est le dollar mexicain qui a cours sur le marché de Yokohama; mais les commerçans indigènes comptent par itzibous, petite monnaie d’urgent qui équivaut à un tiers de dollar, mais que, à cause d’un système d’échange très défectueux, on est forcé d’acquérir à un prix beaucoup plus élevé. Au lieu de recevoir 300 itzibous par 100 dollars, on en reçoit ordinairement de 210 à 240.