Un Voyage autour du Japon, souvenirs et récits/01

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Un Voyage autour du Japon, souvenirs et récits
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 155-186).
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UN
VOYAGE AUTOUR DU JAPON
SOUVENIRS ET RECITS

I.
NAGASACKI, LES QUARTIERS FRANCS ET LA VILLE JAPONAISE.

L’été de 1861 avait cruellement éprouvé les Européens qui résidaient en Chine. D’étouffantes et malsaines chaleurs s’étaient succédé pendant de longues semaines; elles avaient donné à quelques-uns la fièvre, à quelques autres le choléra, et avaient fatigué tout le monde. En traversant le Bund, la promenade de Shang-haï où les étrangers se rassemblent vers le déclin du jour, on ne rencontrait que des figures pâles et abattues. Shang-haï est une ville singulièrement laide; tous ceux qui l’ont vue en conviennent. Située sur les bords du Whampoa, un de ces grands fleuves chinois qui roulent de lourdes eaux jaunâtres à travers d’immenses plaines d’une fertilité merveilleuse, mais d’une monotonie désespérante, elle n’a rien qui attire ou qui retienne le voyageur. Aussi quitte-t-on Shang-haï dès qu’on ne se sent plus forcé d’y vivre, et moi-même, une fois délivré des affaires qui m’y avaient appelé, j’eus hâte de me remettre en route. Aucun des amis dont l’hospitalité ingénieuse avait su me rendre le séjour parmi eux aussi agréable qu’il pouvait l’être n’essaya de me retenir. « Vous êtes heureux de quitter ce pays, disaient-ils; que ne pouvons-nous en faire autant! Bon voyage, et n’oubliez pas vos amis de Chine. » Je ne les ai pas oubliés et je ne les oublierai pas, car nulle part je n’ai trouvé autant de bienveillance, autant de sûreté et de franchise dans les relations que dans ce petit coin de terre nommé le Shang-haï settlement.

J’avais fait mes visites d’adieu, et je surveillais dans ma chambre le boy (domestique chinois) occupé à faire mes malles, lorsque je vis entrer M. W..., mon ancien compagnon de voyage dans le midi de la Chine et en Cochinchine. Il venait d’accomplir une longue excursion, durant laquelle il avait visité les principales villes de commerce baignées par le Yang-tse-kiang, et je n’avais pas encore eu l’occasion de l’informer de mon projet de retour en Europe. Aussitôt que je lui en eus dit quelques mots, il repoussa l’idée de ce départ précipité. Il m’apprit qu’il venait d’envoyer de Hong-kong un bateau à vapeur à Nagasacki, et qu’avant de le vendre au gouvernement japonais il avait l’intention de s’en servir pour faire un voyage autour du Japon. Il m’engagea fort à l’accompagner, promettant de me débarquer à Nikolajefsk, si j’avais dessein de revenir en Europe par la Sibérie, ou de me laisser à Yokohama, ou je devais trouver un bon navire en partance pour San-Francisco. Ces deux routes étaient nouvelles pour moi, car j’étais venu de France en Chine par la malle anglaise, voie d’Egypte. Outre l’attrait de la nouveauté, elles m’offraient l’occasion de revoir quelques amis qui habitaient le Japon, où j’avais déjà séjourné pendant quelque temps. L’essentiel était d’abandonner Shang-haï. J’acceptai donc sans trop hésiter l’offre de M. W... Il fut convenu que nous nous retrouverions dans les premiers jours de septembre à Nagasacki, et que là nous monterions à bord du Saint-Louis, le bâtiment de M. W..., pour faire un voyage d’exploration et d’agrément autour du mystérieux empire gouverné par le mikado et le taïkoun[1]. Ce voyage, entrepris un peu à l’aventure, me retint, contre mon attente, pendant treize mois au Japon, et me permit de recueillir sur une société trop peu connue encore et de plus en plus mêlée à nos intérêts d’assez nombreux souvenirs que j’essaie de résumer ici.


I

Nous avions quitté Shang-haï le 23 août 1861, et le 2 septembre, après dix jours d’une navigation pénible, nous arrivions à Nagasacki. Le seul incident notable de la traversée fut une courte visite à l’île de Quelpart, dont peu de voyageurs ont parlé. Cette île, située entre 33 et 34 degrés de latitude nord et 126 et 127 degrés de longitude est, s’étend dans la direction du nord-est au sud-ouest sur une longueur de quarante milles ; sa plus grande largeur est d’à peu près dix-sept milles. Elle est bien cultivée et produit du riz, du blé, des pommes de terre douces, du maïs et quelques légumes. Elle est habitée par une population mixte de Coréens, de Chinois et de Japonais, sales, ignorans et pauvres. Au milieu de l’île s’élève le mont Auckland, dont la hauteur est de six à sept milles pieds au-dessus du niveau de la mer. Un jour peut-être ce petit territoire pourra mériter l’attention des navigateurs comme point de relâche, sinon comme champ d’exploitation.

Nous nous trouvions à une vingtaine de milles de la côte du Japon lorsque le vent, qui depuis deux ou trois jours soufflait avec violence, tomba tout à coup, et le navire demeura immobile. L’accalmie se prolongea toute la nuit et pendant la plus grande partie du jour suivant. Perdant patience, je résolus alors d’aviser au moyen de gagner au plus vite la terre ferme. Le navire était environné de bateaux de pêche ; plusieurs même s’étaient rapprochés pour nous vendre du poisson. Grâce à quelques mots japonais que j’avais appris pendant mon premier séjour à Nagasacki, je fus bien vite d’accord avec le patron d’une de ces barques. Il offrit de me conduire à Nagasacki en quatre heures pour la modique somme d’un ilzibou (2 fr. 50 cent.). J’acceptai volontiers ces conditions, et muni de quelques cigares, d’un livre et de mon revolver, je quittai le Tilton, le navire qui m’avait conduit jusque-là, en donnant rendez-vous au capitaine à Nagasacki, où je comptais arriver avant le coucher du soleil et où je devais annoncer son arrivée pour le lendemain.

Le bateau sur lequel je venais de m’embarquer était monté par six pêcheurs. C’étaient des hommes de taille moyenne, à la peau rougeâtre, aux membres souples, musculeux, bien proportionnés. A l’exception de l’étroite écharpe qui ceignait leurs reins, ils étaient complètement nus. Je pris possession de l’arrière du bateau, où l’on avait dressé une tente ; je m’allongeai assez commodément sur une natte très propre, et nous partîmes. Les matelots japonais, sans être en général aussi robustes que les matelots européens, supportent la fatigue pendant un temps considérable. Debout, pesant de tout le corps sur leurs longues et lourdes rames, dont le maniement exige des membres vigoureux et exercés, ils travaillent sous un ardent soleil durant des heures entières, sans relâche, et en apparence sans lassitude. Souvent ils accompagnent leur travail d’om chant monotone, au rhythme bien cadencé ; plus souvent encore, semblables aux portefaix chinois, ils poussent, à de. courts intervalles, des cris aigus qu’ils soutiennent pendant quelques secondes, et qui ont pour principal effet de dégager les poumons.

Mes pêcheurs ramaient bravement, et toutefois nous n’avancions guère. La marée contrariait nos efforts, et trois heures après mon départ, vers le coucher du soleil, je me trouvais encore bien loin de la terre. Je me repentis presque alors de m’être remis entre les mains d’hommes que je ne connaissais point ; mais les regrets étaient chose fort superflue à ce moment, et il ne restait qu’à rendre la situation aussi agréable que possible. Je plaçai donc un rouleau de nattes sous ma tête, et, bercé par la mer, je m’endormis au chant des matelots. Lorsque je me réveillai, il était nuit. A l’avant du bateau, on avait allumé une grande lanterne en papier. A la douteuse lueur qu’elle répandait, j’aperçus les six hommes d’équipage poussant leurs avirons avec la même activité qu’au départ. Autour de moi, je distinguai des centaines de lanternes servant à éclairer la marche d’embarcations semblables à la mienne. La plupart étaient occupées à la pêche aux flambeaux, fort commune dans ces parages, et, sur une vaste étendue, la mer était illuminée comme pour une fête. En se croisant, les matelots échangeaient entre eux certains propos à haute voix. Au mot todjin (étranger), qui résonna plusieurs fois à mes oreilles, je compris qu’il était question de moi et du but de mon voyage. Quand on est seul, à trois mille lieues de la patrie, on est souvent porté à voir des dangers où en vérité il n’en existe point. J’étais sur mes gardes ; mais, remarquant qu’aucune parole irritée ne se mêlait au colloque des marins, je me rassurai vite sur leurs intentions.

Il n’est pas inutile de faire remarquer, au début de ces récits, que le japonais, dont l’étude approfondie est pour le savant hérissée de difficultés, présente au voyageur un ensemble de locutions faciles qui lui permet, en assez peu de temps, de s’entretenir des choses usuelles. Le son de la langue japonaise rappelle celui de la langue italienne[2]. Les voyelles y abondent, et soutiennent dans un concours harmonieux un accent toujours placé avec précision. La prononciation est coulante, et on peut, avec une mémoire fort ordinaire, apprendre en quelques semaines un nombre de mots suffisant pour se mettre en rapport avec les indigènes sans le secours d’un interprète. Tous les étrangers qui résident depuis quelque temps au Japon se servent de la langue du pays, et quelques-uns la parlent même couramment. Quant à la langue des lettrés et des relations politiques, il faut, avant d’arriver à l’écrire et à la manier correctement, se livrer à d’arides études philologiques que jusqu’à présent dans le pays même les missionnaires seuls ont eu le courage d’entreprendre.

Vers dix heures du soir, notre barque s’engagea dans l’étroit canal qui sépare les îlots d’Ivosima, situés à l’entrée de la baie de Nagasacki. Bientôt elle côtoya l’île de Papenberg, rendue fameuse par un massacre de chrétiens qui s’y fit vers la fin du XVIe siècle, et à onze heures enfin je touchai le sol japonais. J’avais mis pied à terre sur le quai d’Oora, le quartier étranger de Nagasacki. Bien que la nuit fût déjà avancée, j’eus la bonne fortune de trouver encore réunis les amis qui m’avaient si cordialement accueilli lors de ma première visite. Ils étaient assis sous la verandah (galerie ouverte), fumant et causant comme autrefois. « Nous comptions sur vous, me dit mon aimable hôte. Qui a vu le Japon une fois aspire à y revenir ; mais nous ne vous attendions pas si tôt. » J’expliquai ce qui s’était passé. On m’approuva fort. « C’est une économie de temps et d’argent que vous avez faite, me dit-on, car de France ou de Chine vous seriez toujours retourné au Japon. N’est-ce pas le plus agréable pays du monde ? Seulement le voyage d’Europe au Japon coûte trois mois de temps et un millier de dollars, et le trajet de Shang-haï à Nagasacki n’est qu’une partie de plaisir. Votre choix a été heureux et sage. »

On me conduisit dans mon ancienne chambre, où je remarquai avec satisfaction un de ces énormes lits de Ning-po[3] couverts de fines nattes et entourés d’une moustiquaire en gaze de soie. On dort d’un calme sommeil sur ces grands lits durs et frais, à l’abri des innombrables moustiques qui font entendre leur petite et curieuse musique en volant autour du rideau opposé, comme un insurmontable obstacle, à l’implacable soif de ces buveurs de sang. Le même domestique japonais qui m’avait déjà servi lorsque j’avais résidé une première fois à Oora entra dans ma chambre ; il me reconnut aussitôt et se livra à de vives démonstrations de joie. Sindatè okin allingato furent ses premières paroles ; elles signifient : « Pour les anciens bienfaits, merci, » et peignent bien le caractère aimable du peuple que j’allais revoir. Ce salut de bienvenue est d’un usage général au Japon, et on l’emploie lorsqu’on se revoit pour la première fois après une courte ou une longue absence. Je l’ai toujours entendu avec plaisir. Il est beau, que la première pensée d’un homme, au retour d’un ami ou d’un bienfaiteur, éveille le souvenir des services reçus, et il est doux que sa première parole soit un témoignage de reconnaissance. Il semble qu’à ces accens doivent se dissiper les nuages qui ont pu troubler la sérénité des relations passées pour ne laisser subsister que ce qu’elles ont eu d’agréable. L’ingratitude, qu’on reproche aux Chinois, n’est certainement pas le vice des Japonais. Ils gardent un long souvenir du bien qu’on leur a fait, de même qu’ils ne pardonnent pas le mal qu’on leur a causé. Reconnaissance et ressentiment sont des manifestations en sens contraire d’une seule et même qualité de l’âme. Qui porte cette qualité en soi est capable de dévouement et de haine : elle existe chez les Japonais, et il n’est pas besoin de rapporter à un autre mobile leur patriotisme fanatique et leur farouche passion de vengeance.

Si on voulait recevoir l’impression vive de ce que le Japon offre de curieux et d’étrange, il faudrait y arriver directement d’Europe. On aurait alors sous les yeux un spectacle d’un effet saisissant : tout ce qu’on verrait, tout ce qu’on entendrait serait pendant les premiers jours chose extraordinaire et digne d’observation ; mais la plupart des étrangers qui débarquent à Nagasacki sont des voyageurs émérites, qui depuis des années, ou au moins depuis leur départ d’Europe, ont pris une telle habitude de voir changer sans cesse devant eux les hommes et les choses, qu’ils sont devenus presque insensibles à l’attrait de la nouveauté et enclins à confondre ce qui est original et caractéristique avec ce qui est commun et banal. L’homme s’accommode rapidement aux circonstances les plus diverses, et c’est avec une aisance vraiment merveilleuse qu’il se façonne au milieu où il est forcé de vivre : le désert ou l’océan, la montagne ou la plaine, la diversité ou l’uniformité, tout lui devient bientôt familier. L’étranger qui débarque au Japon se trouve le plus souvent dans la disposition d’esprit d’un homme qui, assis devant une lanterne magique, aurait vu, pendant une longue soirée, passer devant ses yeux mille formes bizarres : s’il ne se lasse pas à la fin de cette continuelle métamorphose, s’il ne déserte pas le spectacle, il est au moins accoutumé aux surprises, sa curiosité s’émousse, et les figures les plus singulières n’ont plus le pouvoir d’exciter en lui une vive émotion.

Cependant je n’ai pas connu d’Européen qui ait débarqué à Nagasacki sans avoir été frappé de l’admirable situation de la ville et de la beauté ravissante du panorama. Le port est étroit : il mesure trois milles de long et à peine un mille de large. Il est dominé par de hautes collines couvertes d’une végétation luxuriante, de champs bien cultivés, de villages et de bourgades, de temples et de maisons isolées, dont les blanches murailles et les grands toits aux tuiles luisantes jettent, sous les feux du soleil, un éclat singulier à travers l’épais feuillage des arbres séculaires. Si le paysage n’y offre pas l’aspect grandiose ou magnifique de certains sites célèbres, en revanche on n’y sent aucun défaut, et tout semble à l’envi concourir à charmer les yeux. Loin d’être effrayé ou abattu par la grandeur du spectacle qui se déploie devant lui, l’homme éprouve une sorte de bien-être et d’épanouissement ; il s’avance plus fort, plus heureux au-devant de cette nature tout aimable, toute charmante, et, faisant taire en lui l’esprit de critique, il ne demande qu’à jouir en paix des beautés et des splendeurs dont elle est si prodigue.

L’amour de l’isolement, l’attachement aux choses présentes, d’où naît une certaine étroitesse de vues, la défiance des nouveautés et l’horreur des révolutions, ces différentes faces du caractère japonais s’expliquent d’elles-mêmes pour qui a pu voir la région où il s’est développé. Heureux dans la possession, indiscutée des richesses qu’ils ont reçues de la nature, les Japonais, on le concevra sans peine, n’ont eu besoin d’aucun effort pour mettre leurs goûts et leurs penchans dans un parfait accord avec ce que le pays et l’état de leur civilisation leur offraient. L’Occident et ses merveilles, le génie européen et ses hardis pionniers leur inspiraient une admiration mêlée de crainte. Ayant gardé le souvenir des troubles dont les premiers chrétiens venus au Japon avaient été la cause, ils estimèrent, non sans quelque raison, que ce qu’ils avaient à gagner au commerce des étrangers ne valait pas ce qu’ils risquaient d’y perdre, et leurs gouvernans, hommes sages, intelligens, souvent même fort instruits, ne se montrèrent que les fidèles interprètes de l’esprit national en répondant d’abord avec froideur aux avances que les représentans des nations occidentales s’empressèrent de leur faire. Cette réserve n’a pas suffi à garantir le Japon contre l’invasion étrangère. Dès que les Américains et les Anglais avaient résolu de devenir les amis des Japonais, il était impossible à ceux-ci d’échapper à l’étreinte de cette amitié redoutable. On voit maintenant ces nouveaux hôtes solidement établis sur tous les points du Japon ouverts au commerce étranger, et rien désormais ne pourra les chasser de la terre féconde dont ils ont, au nom de la civilisation et de leurs intérêts, entrepris l’industrieuse exploitation.

Autour de la baie de Nagasacki règne une grande animation. A l’entrée, masquée par la petite île de Papenberg, il y a deux villages dont les habitans se livrent à la pêche et à l’agriculture. En pénétrant dans le port, on aperçoit à droite des maisons de campagne et des chaumières éparpillées sur la croupe des collines. Puis s’étend en amphithéâtre la ville même, qui est vaste et agréable ; on la divise en trois parties : Nagasacki proprement dit, Décima, l’ancien établissement hollandais, et Oora, le quartier des étrangers. Nagasacki est situé dans une belle vallée de forme irrégulière et s’appuie à une chaîne de collines dont la hauteur varie de cinq cents à mille pieds. Ces collines enferment le paysage dans un horizon des plus pittoresques. De puissantes forêts les couronnent au sommet, et, leurs flancs se couvrent à perte de vue de champs cultivés et de prairies qui servent de cadre aux paisibles demeures des familles de laboureurs ; plus bas, dans le voisinage immédiat de la ville, qui occupe la base des collines jusqu’à une hauteur de deux cents pieds, on aperçoit des temples entourés de vastes jardins où se promènent les vivans et où reposent les morts. D’ordinaire de magnifiques escaliers de pierre donnent accès à ces temples. Les cimetières sont religieusement entretenus. Sur les tombeaux de ceux qui sont morts dans l’année, on répand des fleurs fraîches ; on y dépose aussi de petites coupes contenant de l’eau, du sel et du riz ; dans certaines occasions, on les illumine avec des lanternes blanches en signe de deuil et on y brûle de l’encens.

Au nord de Nagasacki s’ouvre une large vallée arrosée par un ruisseau qui se déverse dans la baie et habitée par une tranquille et nombreuse population d’agriculteurs. Bien souvent je me suis livré seul à de longues excursions à travers cette partie de la campagne, et jamais je n’oublierai le bienveillant accueil des paysans aussitôt que l’envie me prenait de les aborder. Si je m’arrêtais au seuil d’une ferme pour demander du feu, à l’instant filles et garçons s’empressaient de m’apporter le brasero. A peine étais-je entré, que le père m’invitait à m’asseoir, et que la mère, en me saluant d’un air modeste, me servait du thé. La famille entière se réunissait autour de moi, et m’examinait avec une curiosité enfantine dont je n’avais garde de m’offusquer. Les plus hardis touchaient à l’étoffe de mes habits, une petite fille se hasardait à me prendre les cheveux, et s’enfuyait rieuse et confuse à la fois. Avec quelques boutons de métal, je rendais les enfans parfaitement heureux. « Grand merci, » répétaient-ils tous ensemble, et, se mettant à genoux, ils inclinaient leurs jolies têtes et me souriaient avec une grâce que j’étais tout surpris de rencontrer dans cette classe infime de la société. Lorsque je m’éloignais, on m’accompagnait jusqu’au bord de la route, et j’étais presque hors de vue que j’entendais encore le bruit de ces voix amies qui me criaient : « Seianara maté mionitchi (au revoir jusqu’à demain) ! » Je parle de l’année 1859 et de l’année 1861 ; je n’ose affirmer que le même accueil empressé soit encore réservé aux étrangers qui se promènent dans les campagnes japonaises. Depuis ce temps, nos relations avec les indigènes ont passé par de pénibles épreuves, et aujourd’hui nous nous tenons vis-à-vis d’eux dans une attitude menaçante, sinon ouvertement hostile. Au moment même où j’écris, une ville florissante et inoffensive, Yédo, est menacée par les forces anglaises, parce que le taïkoun s’est trouvé dans l’impuissance d’accorder la réparation que le gouvernement de la Grande-Bretagne a exigée pour le meurtre d’un de ses sujets,, M. Lenox Richardson[4]. Le peuple japonais a été peu à peu amené par ses chefs à voir dans les étrangers des hommes dangereux, et s’il les accueille encore avec politesse, on s’aperçoit qu’il cède le plus souvent à un sentiment de crainte.

À l’ouest de la baie, en face de Nagasacki, se trouve l’établissement russe, situé près du village indigène d’Inassa. Les Russes ont pris au Japon l’habitude de s’isoler des autres étrangers. Tandis que les commerçans et fonctionnaires français, anglais, américains et hollandais demeurent sans exception sur la plage orientale de la baie, aux portes de Nagasacki et au centre des affaires, les Russes se sont retirés à Inassa, petit village peuplé de moines, de pêcheurs et d’agriculteurs. Il est évident que les intérêts qu’ils poursuivent dans l’extrême Orient sont tout autres que les intérêts anglais ou français. Ce n’est point le commerce qui les occupe : ils n’ont pas de représentant à Yokohama, où l’on traite le plus d’affaires, et pas un négociant russe n’est jusqu’à présent venu s’établir au Japon. Seulement à Hakodaté, ville fort industrieuse, mais sans débouchés étrangers, et que pour cette raison Anglais et Américains ont négligée, à Hakodaté, qui fait face aux ports de la Mandchourie, stationne constamment une petite flottille de vapeurs russes. On est fort étonné d’y trouver la même nation représentée par un consul-général, un médecin et un prêtre installés à demeure ; on y a fondé un hôpital, construit un chantier et pris un ensemble de mesures d’où ressort l’intention évidente de créer là un. établissement durable. Le gouvernement russe a la passion de certains riches propriétaires : il ne néglige rien pour arrondir, ses domaines. L’île de Yezo, dont, Hakodaté est le chef-Heu, compléterait fort bien ses dernières acquisitions dans l’extrême Orient, et il n’y a pas à douter que dans un avenir prochain il ne saisisse le premier prétexte de s’en rendre maître.

Akonoura, autre dépendance de îNagasacki, voisine d’Inassa, est aujourd’hui en pleine voie de prospérité. Ce petit village appartenait jadis à un prince japonais qui y faisait fabriquer tant bien que mal le matériel en fer nécessaire à la construction des navires ; mais, depuis plusieurs années déjà, le gouvernement du taïkoun a acquis la propriété de ce territoire ; puis, avec le secours des ingénieurs et des mécaniciens qu’il a fait venir de Hollande, il a fondé à Akonoura une sorte d’école pratique de construction navale : d’excellens élèves y ont été formés dans le cours de quelques années, et maintenant les Japonais sont en état de construire des bateaux à vapeur qui ne peuvent à la vérité être comparés aux chefs-d’œuvre des constructions navales d’Europe et d’Amérique, mais qui démontrent cependant chez eux une grande aptitude à s’assimiler ce qu’ils veulent imiter des étrangers. C’est là un trait caractéristique et qui établit entre les Japonais et les Chinois une ligne de démarcation profonde. De loin, Akonoura, avec ses grands bâtimens surmontés de hautes cheminées en brique rouge, ressemble parfaitement à quelqu’une de nos grandes usines industrielles, et, sauf la physionomie et le langage de ses ouvriers, on pourrait s’y croire transporté, d’un coup de baguette magique, sous le ciel du Lancashire. Les Japonais ont fait de louables efforts pour se rapprocher de l’Europe, ce foyer de science et de lumières, et leurs progrès, depuis l’époque récente où ils ont ouvert des relations avec l’Occident, ont excité à juste titre notre étonnement et nos éloges. Durant une longue suite de siècles, ils avaient vécu dans un isolement presque absolu, inconnus et indifférens au reste du monde, s’obstinant à ne rien voir ni apprendre de ce qui se passait au-delà des limites de leur empire insulaire. Ils s’enfermaient chez eux dans un dédain superbe, et le vers célèbre :

…….. Penitus toto divisos orbe Britannos


s’appliquait à eux avec plus de justesse qu’aux farouches ancêtres de la nation anglaise. Aussi rien n’était en progrès : sciences, arts, industrie, politique, philosophie, tout demeurait stationnaire, tout paraissait frappé à jamais d’une stérilité fatale. Il a suffi pourtant d’un événement fort simple et inévitable, l’ouverture de ses ports, pour arracher le Japon à l’apparente immobilité où se consumaient ses forces. La présence des étrangers a stimulé son énergie, et en cherchant à les imiter il s’est soumis à la loi du progrès, dont il avait si longtemps bravé l’influence.

Race intelligente, vivace et fière, patiente surtout, les Japonais, ne se contentant pas d’admirer chez les autres ce qui leur manquait, se sont mis à l’œuvre : en l’espace de quatre années, ils ont formé une flottille de bâtimens de guerre, ils ont réorganisé leurs nombreuses troupes, qui vont être armées et disciplinées à l’européenne ; ils ont établi à Yédo un collège destiné à l’enseignement des langues et des sciences de l’Occident ; ils ont demandé aux Pays-Bas des médecins qui leur apprennent, dans des cours réguliers et assidûment suivis, l’art moderne de guérir. La science de la navigation, plus importante encore pour des insulaires, ils l’ont aussi apprise des Hollandais[5], et avec tant de profit que, sans aucune aide étrangère, ils ont été capables de conduire des bateaux à vapeur sur les côtes de l’Amérique. De si rapides progrès attestent chez le peuple japonais une énergie peu commune ; les reconnaître est un acte de justice, et l’on aurait tort de croire à un sentiment d’insurmontable antipathie qui l’éloignerait sans motif des Européens. Tout d’abord il a admiré leur force, leur audace, leur intelligence ; il a confessé volontiers leur supériorité, il a jusqu’à un certain point recherché leur alliance, et il ne demanderait peut-être pas mieux que de les aimer, s’ils daignaient lui rendre cette tâche un peu plus facile.


II

La ville de Nagasacki est située entre 129° 56’ longitude est et 32° 44’ latitude nord. Le climat y est sain et tempéré. Le thermomètre y descend rarement jusqu’à zéro, et les plus fortes chaleurs de l’été n’y dépassent pas 35° centigrades. La température moyenne de l’année à Nagasacki est à peu près la même que celle de Florence ou de Rome : on y trouve le printemps et l’été du midi de la France, et un hiver dont la douceur égale presque celui de Naples. Dans les mois de juin et de juillet, Nagasacki est inondée par des pluies torrentielles ; en général il y pleut beaucoup, et le petit observatoire météorologique qui, d’après le conseil de M. de Siebold, a été depuis 1844 érigé à Décima, constate que la moyenne des journées pluvieuses a été de cent huit par an. Nagasacki contient dix mille maisons et environ soixante-quinze mille habitans. Quant aux étrangers, dont le nombre ne dépasse pas cent ou cent vingt, ils demeurent hors de la ville, dans des quartiers dont j’ai parlé déjà, situés au sud et à l’ouest, et qu’on nomme Décima et Oora.

Décima, l’ancienne factorerie hollandaise, forme un îlot séparé de la ville par un canal que l’on traverse sur un pont de bois. Jadis on fermait tous les soirs une porte qui donne accès à ce pont, et les Hollandais, traités en quelque sorte comme des prisonniers, n’avaient plus, jusqu’au jour, la faculté de franchir les étroites limites de leur résidence. Maintenant il y règne sous ce rapport une liberté entière. Le temps passé compte néanmoins encore des panégyristes complaisans, et pour l’apprécier comme il convient, il faut en réveiller le souvenir chez les vieux résidens hollandais. On s’est fait en Europe l’idée la plus fausse de leur genre de vie et des conditions de leur présence au Japon. A ce sujet, j’en appellerai au témoignage de M. Donker-Curtius, commissaire royal de la Hollande, autrefois chef de la factorerie de Décima, et qui a laissé en Orient la meilleure réputation : comme tant d’autres, il n’avait jamais vu, si ce n’est dans les livres, les Hollandais se soumettre à des traitemens indignes, marcher sur la croix, et n’approcher les hauts fonctionnaires japonais qu’avec des démonstrations du plus servile respect. Au contraire, il avait vécu heureux et estimé au Japon, personne n’avait pris ombrage de ses croyances religieuses, il avait traité avec le gouverneur de Nagasacki sur un pied d’égalité, et la seule entrave mise à sa liberté avait été la défense, justifiée du reste, de se promener sans une escorte japonaise hors des limites de la factorerie.

Le vieux Décima, le Décima pittoresque de Kaempfer, de Thunberg et de Siebold, a été détruit par un incendie. Le nouveau Décima a perdu tout caractère ; il ressemble à une petite ville de la Frise, et ne contient qu’une demi-douzaine de rues propres et bien alignées. Les maisons, blanchies à la chaux, ont un faux air de casernes. Rien dans la construction ou dans l’aménagement n’y est emprunté au Japon, et les architectes qui les ont bâties semblent n’avoir eu d’autre ambition que celle de rendre à leurs habitans une grossière image de la patrie absente. La factorerie hollandaise sert de résidence à une trentaine de commerçans et à quelques fonctionnaires. Cette petite communauté forme, même au sein de la colonie européenne, une sorte de société particulière. Ceux qui la composent ont leurs intérêts à part ; ils vivent, se divertissent, font des affaires et se querellent entre eux. Rarement on les rencontre à Oora, l’autre quartier franc, et ils regardent avec froideur les Anglais et Américains, débarqués d’hier sur une terre où ils ont pris pied depuis deux cents ans. Ceux-là les, abandonnent volontiers à eux-mêmes et ne cherchent point à troubler leur isolement ; ils les-traitent même avec un certain dédain. — Les Anglais, disent-ils, n’auraient jamais accepté une position semblable à celle que les Hollandais ont subie au Japon pendant deux siècles. — Ils parlent d’ailleurs avec orgueil de l’extension que le commerce avec les Japonais a prise depuis qu’ils s’en sont emparés, et ils répètent à l’envi que la race anglo-saxonne est la seule qui sache pratiquer l’art de la colonisation.

Le nouveau quartier étranger, Oora, présente un aspect moins effacé et plus animé ; c’est là que résident tous les nouveau-venus que l’ouverture des ports du Japon a appelés des différentes contrées de l’Europe ou de l’Amérique. Il a été bâti au sud de la ville japonaise, dans une situation heureuse. Au lieu d’être entièrement isolé, comme Décima, il est adossé à de riantes collines couvertes de maisons de plaisance, au-dessus desquelles flottent depuis le lever jusqu’au coucher du soleil les pavillons des consulats de France, des États-Unis, de Grande-Bretagne et de Portugal. La plupart des habitations d’Oora sont spacieuses, bien aérées, et entourées au premier étage d’une galerie ouverte (verandah), que l’on retrouve dans presque toutes les demeures étrangères à l’est du Cap. C’est l’endroit le plus agréable de la maison, et chaque famille s’y réunit le soir pour recevoir les amis et pour s’entretenir de l’Europe, le seul sujet de conversation qui ne tarisse jamais. Mille exemples m’aideraient à montrer combien ce souvenir de l’Europe est resté profond parmi les étrangers forcés de vivre dans l’extrême Orient. Je n’en choisis qu’un seul. Après le dîner, lorsqu’on a renvoyé les domestiques, le maître de la maison réclame un instant le silence, lève son verre et dit : « Absent friends ! (Aux amis absens !) — God bless them ! (Que Dieu les bénisse !) » répond l’assistance. On boit, et la conversation reprend son cours. Ce toast, porté respectueusement, sans démonstration de joie ou de tristesse, a quelque chose de touchant ; c’est l’expression du regret sincère de la patrie absente, c’est aussi la manifestation un peu prosaïque de la nostalgie anglo-saxonne. Les « amis absens, » ils ne savent pas et ils ne peuvent savoir à quel point ils sont aimés de leurs amis, habitans des colonies lointaines. Ces hommes au front soucieux, qui semblent n’avoir qu’une pensée, celle d’amasser de l’argent, et qui, dans cette poursuite de la richesse, se condamnent sans se plaindre à une vie d’ennuis et de fatigues, ces hommes-là accumulent au fond de leurs cœurs des trésors d’affection pour ceux qui leur ont été chers et qui sont loin d’eux. Aussi quelle fête ils font à quiconque leur est adressé d’Europe et leur apporte, avec quelques lignes tracées par une main amie, un souvenir de la patrie regrettée ! J’ai souvent admiré la complaisance avec laquelle des hommes fort occupés et blasés sur les étrangetés du Japon et de la Chine se faisaient les cicérones de voyageurs n’ayant d’autre titre à leur bienveillance qu’une lettre de recommandation venant d’un ami commun. Un tel gage est tout aussi sacré qu’une lettre de change, et un chef de maison, après s’être assuré que tout est en règle, ne songe pas plus à laisser protester l’un que l’autre.

Mes amis de Nagasacki se mirent entièrement à ma disposition. Grâce à eux, grâce aussi à de longues promenades que je faisais seul, dans une complète sécurité, à travers la ville et la campagne, j’acquis en trois mois une connaissance assez grande de la langue et des coutumes des habitans. La ville japonaise de Nagasacki occupe une étendue de terrain considérable ; elle possède beaucoup de grandes rues droites, bien percées et très propres. Les maisons sont petites et basses, blanchies à la chaux et couvertes de lourds toits en tuiles noires et blanches. Du reste, la construction en est des plus simples et des plus légères : la plupart n’ont de murailles en pisé que sur les côtés ; la façade et le derrière se composent de châssis en bois mince tendus de papier. Le papier japonais est cotonneux et fort ; cependant il ne résiste pas longtemps aux influences d’un climat humide, et doit être renouvelé une ou deux fois par an. Cette singularité contribue beaucoup à donner aux habitations cet aspect réjouissant de propreté et de bonne tenue qui les distingue des maisons chinoises[6]. Le rez-de-chaussée est ordinairement ouvert jusqu’au moment où les habitans vont se coucher et où on le ferme avec de fortes et larges planches en bois dur. En été, on peut voir d’un coup d’œil tout ce qui se passe à l’intérieur, et même en hiver il n’est pas difficile, avec un peu de curiosité, de se rendre exactement compte du genre de vie des habitans. Le Japonais vit au grand jour ; il a réalisé le rêve de ce Romain qui aurait voulu vivre dans une maison de verre ; beaucoup de voyageurs prétendent même qu’en cela il a poussé trop loin la licence. Ne s’est-on pas, il me semble, un peu pressé de le blâmer ? Il y a une grande différence entre la dépravation et le manque de pudeur. L’enfant ne connaît pas la honte, mais il n’est pas éhonté. La pudeur, Rousseau l’a dit avec raison, est « une institution sociale ; » elle se développe avec la civilisation ; chaque climat, chaque époque exerce sur les manifestations de ce sentiment une influence que voyageurs et historiens ont été à même de constater. Non-seulement la pudeur française est autre que la pudeur musulmane, mais notre pudeur d’à présent diffère en beaucoup de points de la pudeur de nos ancêtres. Chaque race s’est fait dans son éducation morale et dans ses habitudes un critérium de ce qui lui paraît décent ou non. En bonne conscience, on ne devrait pas taxer d’impudeur l’individu qui, dans sa patrie, ne blesse aucune des convenances sociales au milieu desquelles il a été élevé. Le Japonais le plus délicat et le plus rigide ne s’offusque pas de voir une jeune fille prendre un bain au seuil de sa porte devant les passans, et les gens de tout âge et de tout sexe qui se réunissent dans les salles communes pour y faire leurs ablutions n’ont jamais cru commettre une action honteuse. Un Japonais fort bien élevé, avec qui je m’entretenais des singulières habitudes de ses compatriotes, ne put absolument rien comprendre à l’indignation des Européens et aux scrupules que je tâchai de lui expliquer, « Oui, me dit-il, quand je vois au bain une femme nue, je la vois tout entière. Quel mal y a-t-il à cela ? » Je ne pus tirer autre, chose de lui, et il me resta démontré que nous partions de points de vue trop différens pour arriver à la même conclusion[7].

L’intérieur des maisons japonaises est d’une grande simplicité. L’exacte propreté en fait le principal ornement. Les chambres sont basses de plafond et séparées entre elles par des châssis mobiles, dont le déplacement suffit pour changer à volonté la disposition de l’appartement. Chacune de ces chambres est garnie d’épaisses nattes en bambou ; mais on n’y voit aucun des meubles à demeure et d’un usage commun chez nous, comme chaises, tables, armoire ou lit. A-t-il besoin d’écrire, le Japonais tire d’un placard un petit guéridon, haut d’un pied, devant lequel il se met à genoux ; la lettre finie, il renferme le guéridon. A l’heure des repas, on dresse des tables carrées et de dimensions fort exiguës ; au moment du coucher, on étend sur les nattes d’épaisses couvertures en soie ou en coton et d’amples robes de chambre en étoffes plus ou moins précieuses. Après s’être dépouillés de leurs vêtemens de jour, les Japonais s’enveloppent de grandes robes de nuit qui les couvrent chaudement, appuient leur tête sur un oreiller de bois, dont le dessus est rembourré et qui a la forme et les dimensions d’un fer à repasser, et c’est ainsi qu’ils s’abandonnent au sommeil. Le matin, on serre ces objets dans une espèce de cabinet noir ; on ouvre toutes les portes afin de donner de l'air, on balaie les nattes avec soin, et la salle, complètement vide, sert dans la journée de bureau, de salon et de salle à manger, pour redevenir chambre à coucher la nuit venue. Cette manière de vivre explique fort naturellement l'excessive propreté des habitations japonaises.

Il n'y a que deux meubles qui soient d'un usage général parmi toutes les portes afin de donner de l’air, on balaie les nattes avec soin, et la salle, complètement vide, sert dans la journée de bureau, de salon et de salle à manger, pour redevenir chambre à coucher la nuit venue. Cette manière de vivre explique fort naturellement l’excessive propreté des habitations japonaises.

Il n’y a que deux meubles qui soient d’un usage général parmi toutes les classes, le chibats et le tobaccobon, c’est-à-dire le brasero et la boîte à fumer. Le Japonais est grand buveur de thé, grand fumeur et grand causeur. À toute heure du jour, il lui faut de l’eau bouillante, et le brasero doit rester allumé le jour comme la nuit, en été comme en hiver. Il s’en sert aussi pour allumer la pipe qu’il tire vingt fois par jour de sa ceinture, où il la porte suspendue aux cordons d’une blague à tabac ; elle n’est guère plus grande qu’un dé à coudre, et le fumeur la remplit et la vide cinq ou six fois en autant de minutes. Ceux qui sont obligés de travailler et pour qui le temps a une certaine valeur, ne peuvent se procurer qu’en passant le plaisir de boire du thé et de fumer quelques pipes : ils s’y livrent deux ou trois fois entre chaque repas ; mais les gens qui n’ont rien à faire ou qui ne font rien,— et le nombre en est considérable au Japon, — ceux-là passent de longues heures accroupis autour du brasero, buvant du thé, fumant leurs petites pipes, et causant ou écoutant avec une satisfaction évidente peinte sur leurs mobiles visages. C’est lorsqu’on aborde les Japonais ainsi réunis qu’on apprécie le mieux leur aimable humeur, leur bienveillante politesse, et aussi leur paresse incorrigible. L’amour du travail n’est pas une vertu commune chez les Japonais ; beaucoup d’entre eux sont indolens à un degré dont un Européen qui n’a pas encore vécu en Orient ne peut se faire aucune idée.

Nagasacki possède un grand nombre de temples. Au reste, les édifices religieux abondent au Japon. D’après des calculs que l’on regarde comme officiels, on n’en compte pas moins de 149,280, dont 27,000 sont consacrés à la religion primitive, le sintisme, et 122,280 au bouddhisme, qui fut introduit dans ce pays vers le milieu du VIe siècle. Ces chiffres, quelque élevés qu’ils soient, ne paraîtront pas exagérés à ceux qui ont visité le Japon, et qui, en parcourant les villes ou les campagnes, ont assurément remarqué qu’on y rencontrait plus de monumens du culte que dans toute autre région du globe. À Yédo, ville d’une étendue considérable, les temples et leurs vastes dépendances occupent près d’un quart de la superficie totale[8]. Ce qui étonne bien davantage, c’est la disproportion qu’on finit par découvrir entre les manifestations si fréquentes du sentiment religieux et la nature même de ce sentiment. En voyant le Japon couvert de temples et de couvens dont l’érection doit avoir coûté des sommes énormes, et dont l’entretien absorbe une bonne partie des revenus publics, on serait porté à croire qu’on se trouvé au milieu d’une nation très religieuse ou du moins imbue de préjugés superstitieux. Il n’en est rien. Les Japonais sont, en matière religieuse, le peuple le plus indifférent que j’aie rencontré. À cet égard, il l’emporte encore sur les Chinois. Le commerce qu’ils ont établi avec leurs divinités hautes et basses est vraiment si curieux que, sans trop m’écarter du cadre de ce travail, je crois bon d’entrer dans quelques détails à ce sujet.

Il y a au Japon, comme je l’ai dit, deux religions établies et reconnues, le bouddhisme et le sintisme. Dans les classes élevées de la société, on trouve un grand nombre de disciples de Confucius, les siodosins, comme ils s’appellent, libres penseurs, qui dédaignent toute espèce de pratiques pieuses proprement dites, et qui prétendent que la véritable religion consiste dans le parfait accord des actes avec les préceptes d’une sage raison. Le sintisme est la religion primitive du Japon[9]. Les temples qui lui sont consacrés ont reçu le nom de mias. Ce qui les distingue surtout des teras, temples bouddhistes, c’est qu’on n’y voit point d’idoles. Ordinairement ils sont petits et entourés de jardins ou de cimetières ; ils sont desservis par une armée de moines qui ont, à ce qu’il paraît, le droit de se marier, et qui assurément n’ont point fait vœu de chasteté. Quant au bouddhisme, il se partage en différentes sectes, dont les quatre principales sont reconnues ; mais il y en a bien d’autres : on m’en a cité jusqu’à douze, et je n’oserais affirmer que la liste soit complète, car il règne à ce sujet parmi les gens qui devraient être le mieux renseignés une ignorance choquante. Dans le clergé bouddhiste, quelques prêtres se marient, d’autres restent célibataires. Si l’on en voit se nourrir exclusivement de légumes et d’œufs, il y en a d’autres qui n’ont aucune horreur du poisson ; tous du reste, à quelques rares exceptions près, paraissent aussi fainéans que stupides, et, bien qu’ils appartiennent à une caste qui tient le milieu entre la noblesse et la bourgeoisie, ils ne jouissent d’aucune considération. J’ai fait un assez long séjour dans le voisinage d’un couvent japonais, et grâce à l’expérience de mon hôte, M. l’abbé Mermet, j’ai pu me rendre exactement compte de la vie inutile et oisive que mènent les moines. Cette vie se passe tout entière à répéter des formules de prières (un rosaire leur sert à en supputer le nombre), à sonner les cloches, à battre la caisse, à présider les cérémonies funèbres, à mendier, et surtout à bien manger, boire et dormir. Les offices, qui ont lieu le matin, dans la journée et à la tombée de la nuit, durent longtemps. On y entonne un plain-chant qui, par le rhythme et la mélodie n’est pas sans analogie avec celui de nos églises. Souvent, quand je m’éveillais à la pointe du jour, en voyant le grand temple s’éclairer de lueurs mystérieuses, en entendant la psalmodie monotone des moines japonais, que la brise matinale apportait jusqu’à moi, je pouvais me croire transporté à des milliers de lieues, en plein pays catholique, à la porte d’un monastère de chartreux ou de trappistes. De même le soir, lorsque les belles cloches des temples de Nagasacki annonçaient la fin du jour et invitaient les hommes au repos, les fidèles à la prière, je retrouvais encore un souvenir de la patrie dans ces appels sonores qui me rappelaient l’Angélus.

Les Japonais qui font métier de sacerdoce, les moines ou bonzes, les bo-sans, comme on les appelle, semblent être les seuls individus de cette nation qui s’occupent avec quelque suite du culte religieux. Le peuple, autant que j’ai pu en juger par moi-même et d’après les renseignemens des résidens étrangers, le peuple fait de la religion une affaire d’importance secondaire; il traite ses dieux, dont un grand nombre sont d’anciens héros canonisés, comme il traite ses supérieurs, c’est-à-dire avec les dehors d’une politesse souvent obséquieuse, mais où l’on démêle une certaine bonhomie et quelque familiarité, et avec un respect qui n’est pas exempt de secrètes appréhensions. Quant aux divergences qui séparent entre elles les différentes sectes du bouddhisme, ou qui distinguent cette religion même du sintisme, il n’est guère possible de les apercevoir, et on ne possède à ce sujet que des données fort incertaines. Les indigènes ne paraissent pas en savoir davantage ; au reste, ils se soucient peu d’une question semblable, et prient, sans distinction de sectes, dans chacune des églises où ils entrent sur leur passage. Lorsqu’on eut achevé la belle église catholique de Yokohama, M. l’abbé Girard, pro-vicaire apostolique au Japon, y vit, à sa très grande satisfaction, les Japonais se présenter en foule. Ce fut avec les marques d’un profond respect qu’ils pénétrèrent dans l’enceinte sacrée; ils examinèrent attentivement l’image du Christ, déposèrent des offrandes sur les marches de l’autel, et quelques-uns se mirent même à genoux et récitèrent des prières. Rien ne semblait plus naturel que de voir en eux des gens tout disposés à se convertir au christianisme; mais les personnes un peu familiarisées avec les habitudes japonaises ne pouvaient longtemps s’y tromper. Les Japonais tenaient surtout à conserver dans le nouveau temple la tenue respectueuse qui convient à des gens bien élevés dans tout édifice consacré à un culte quel qu’il soit. Quant à l’image du Christ, elle n’était à leurs yeux que celle d’un grand homme de l’Occident devant laquelle il fallait se prosterner tout comme on le ferait, si ce seigneur allait apparaître en personne. La seule croyance solidement affermie au Japon est le respect dû à la hiérarchie, à l’autorité, à la grandeur humaine. Le fanatique dévouement des sujets à leur suzerain en est la plus éclatante preuve. Le sentiment religieux, tel que nous le comprenons, est inconnu aux Japonais, et leur facilité même à se rapprocher du christianisme, n’étant qu’un effet de leur indifférence en semblable matière, est assurément ce qui doit décourager le plus nos missionnaires. On tomberait dans une grave erreur si l’on s’avisait d’attribuer à l’influence des convictions religieuses les lois sévères qui proscrivent l’introduction du christianisme au Japon. Il n’y faut voir qu’un acte purement politique. Lorsque le gouverneur de Yokohama fit savoir à M. l’abbé Girard qu’il punirait de prison, de mort même, quiconque parmi les Japonais se risquerait à remettre les pieds dans son église, il n’était certes pas guidé par le respect du bouddhisme ou du sintisme, car c’était un siodosin ou libre penseur, ou par la haine du christianisme, qu’il ne connaissait point; il craignait seulement que les rapports fréquens des missionnaires et des indigènes n’amenassent entre eux une sorte de confraternité que le gouvernement du taïkoun s’efforce partout d’empêcher.

L’Olympe japonais contient un grand nombre de dieux et de demi-dieux; aussi les fêtes abondent-elles dans le calendrier[10]. Quelques-unes se passent sans éclat; mais lors des plus solennelles madzouris (c’est le nom qu’on leur donne), la population entière est en émoi : c’est une occasion dont elle profite avec empressement pour assister à de grands repas, à de brillans spectacles, pour se divertir enfin et se livrer à tout l’abandon de son humeur. J’eus la bonne fortune de me trouver à Nagasacki lorsqu’on célébra la fête du patron de la ville. C’est la madzouri par excellence, et elle m’offrit pendant trois jours de curieux sujets d’observation et d’amusement. Le gouverneur, homme aimable et distingué avec lequel j’avais noué des relations dont j’ai gardé un bon souvenir, envoya un peu avant la fête dire Il mon hôte, le consul américain, qu’il avait fait préparer des places qui nous permettraient d’assister aux spectacles qu’on allait donner en plein air en l’honneur du patron de Nagasacki. Au jour indiqué, nous ne manquâmes pas de nous y rendre.

Ce jour-là, toute la ville chômait; les rues étaient désertes, les boutiques fermées, et les rares passans, en habits de fête, se dirigeaient d’un pas pressé vers le quartier où l’on célébrait la madzouri. Là, il y avait foule, foule compacte et joyeuse, mais calme et inoffensive. Avec cette politesse dont les Japonais ne se départent jamais, on se rangeait avec empressement sur notre passage; on avait l’air de dire : « Voici des étrangers ; ayons pour eux les égards que l’on doit à des hôtes. » Nous traversâmes ainsi une place où des lutteurs achevaient un de leurs exercices, et après avoir gravi un grand escalier, nous nous trouvâmes devant l’enceinte réservée où devait avoir lieu la représentation dramatique. Un officier nous attendait à l’entrée. Après nous avoir salués profondément et avoir exprimé le regret de nous voir si peu nombreux, il nous conduisit dans une loge couverte, à côté de celle qu’occupaient le gouverneur et les principaux officiers de sa maison. On avait eu la précaution de garnir la loge de banquettes à notre usage, car les Japonais ont l’habitude de s’asseoir par terre, ainsi que d’une table sur laquelle était servi en abondance ce que la cuisine japonaise offre de plus exquis : du riz, du poisson cru et bouilli, des œufs, des légumes, des fruits, des sucreries, du vin doux d’Osakka, du sakki (eau-de-vie de riz) et du thé. A peine étions-nous assis que des domestiques apportèrent des pipes et du tabac. Quelques minutes plus tard, le gouverneur envoya un de ses officiers, accompagné d’un interprète, pour nous remercier d’avoir accepté son invitation. « C’était, à son avis, un spectacle bien peu digne de nous qu’il pouvait nous offrir, mais il espérait qu’en le jugeant nous lui tiendrions compte de sa bonne volonté à nous procurer quelque distraction. »

Mes compagnons et moi ne pensions pas ainsi. Le spectacle que nous avions sous les yeux était aussi varié qu’intéressant. Devant nous s’étendait un grand espace vide; tout autour, maintenue par la présence du gouverneur dans un silence respectueux, se pressait la multitude. On avait donné les meilleures places aux enfans. C’était déjà un plaisir de les voir avec leurs petites têtes bien rasées, vêtus les uns de robes de soie brillantes, les autres de robes de coton, mais tous propres et bien tenus, regardant partout avec une curiosité avide et une vivacité joyeuse. Derrière eux se tenaient les parens, hommes graves en longues robes sombres, serrées autour des reins par une étroite ceinture (obi), à laquelle on suspend, l’écritoire, la blague à tabac, la pipe et l’éventail. Les femmes portent un costume plus coquet : leurs beaux cheveux sont lissés avec soin, ornés de longues épingles et relevés par des peignes d’écaille jaune ; elles sont fardées à l’excès ; le rouge et le blanc forment des couches épaisses sur leur front, leur col et leurs joues ; les plus hardies ont doré leurs lèvres, de plus modestes se contentent de les rougir avec du carmin. Les femmes mariées ont, suivant la coutume, les sourcils rasés et les dents noircies, ce qui est loin de les embellir à nos yeux[11]. Les jeunes filles au contraire, que la loi ne soumet pas à cette coutume barbare, sont charmantes : elles ont les plus belles dents du monde, de doux yeux, des sourcils noirs et bien arqués ; au visage d’un pur ovale, elles joignent une taille svelte, des formes gracieuses, des façons remplies de naïveté et souvent d’une remarquable distinction. Il faut les voir s’aborder avec de profonds saluts et d’aimables sourires, il faut les entendre dire en passant l’une devant l’autre : Mâ-pira gpmen assaï, demandant ainsi pardon d’un dérangement illusoire, pour se convaincre que le peuple japonais est, dans tous ses représentans, le peuple le plus affable et le plus poli du monde.

Tout à coup une grande rumeur s’élève : la foule s’entr’ouvre et laisse passer à travers ses rangs une troupe de baladins ambulans ; les premiers jouent du fifre, du tam-tam, de la grosse caisse et du sam-sin (guitare à trois cordes) ; d’autres sont chargés de planches et d’outils ; les derniers sont au nombre de trois, et chacun d’eux porte à califourchon sur ses épaules un enfant de dix à douze ans, bizarrement fardé et accoutré. En un clin d’œil, les machinistes ont arrangé la scène et disposé les décors. L’action va se passer au milieu d’un jardin : il y a des buissons, des arbres, une petite maison ; les accessoires même ne font pas défaut. Les musiciens ont pris place ; les trois enfans se détirent les jambes sur le plancher du théâtre improvisé, et laissent à leurs habilleurs le soin de réparer le désordre de leur toilette ; le directeur est à son poste ; on frappe trois coups sur le tam-tam, et la représentation commence.

Ce qu’on jouait cette fois-là, je n’en ai saisi ni les beautés ni les détails ; c’était un tissu de déclamations et d’invraisemblances. Une chose me frappa surtout, l’assurance imperturbable des jeunes acteurs, qui ne paraissent jamais en butte à un moment d’hésitation ou d’embarras. La fable était fort simple. Un jeune homme parle d’amour à une jeune fille, un vieillard surprend leurs mutuelles confidences. Scène violente. Les deux hommes dégainent et croisent le sabre en s’accablant d’injures; la jeune fille pleure, et finit par, se mêler au combat en attaquant traîtreusement le vieillard par derrière : il tombe, et l’amant l’achève. Un instant après, le mort reparaît sous le costume d’une divinité, et bénit le jeune couple, qui ne garde pas du meurtre commis le plus léger remords. Au contraire, ils s’empressent tous trois de célébrer ce jour heureux par une danse désordonnée; l’orchestre les excite en faisant un tapage qui va toujours croissant et qui s’interrompt brusquement sur un point d’orgue. Tout cesse alors; les enfans remontent sur les épaules de leurs porteurs, le théâtre est démonté, et la troupe, musique en tête, reprend en courant le chemin par où elle est venue. Elle fait place à d’autres acteurs qui se succèdent sans relâche, et va répéter son petit drame devant d’autres spectateurs qui l’attendent sur un autre point de la ville. La représentation de chaque pièce dure environ de quinze à vingt minutes, y compris le montage et le démontage du théâtre; les entr’actes n’excèdent pas dix minutes. Depuis neuf heures du matin, le public a déjà vu défiler une demi-douzaine de troupes, et jusqu’au coucher du soleil il en verra encore une vingtaine.

Après avoir assisté à cinq ou six représentations dramatiques auxquelles je ne comprenais pas grand’chose, mais qui se ressemblaient en cela que chacune avait trois enfans pour interprètes, nous quittâmes le spectacle afin d’aller voir les autres divertissemens de la grande madzouri de Nagasacki. Nous fîmes présenter nos complimens au gouverneur, qui enjoignit à un de ses officiers de nous accompagner partout où il nous plairait d’aller.

Ce qui m’avait paru le plus singulier dans le spectacle auquel je venais d’assister, c’était l’aplomb des jeunes acteurs. Des comédiens qui auraient vieilli sur les planches n’auraient pas montré plus d’aisance, d’entrain et de sang-froid que ces enfans. En présence d’un public nombreux, composé en partie de hauts personnages, ils n’avaient laissé percer ni timidité ni gaucherie. Cette hardiesse ne me déplaisait point. J’estime infiniment la modestie, aimable vertu qui sied aux enfans, comme dit un vieux proverbe; mais la timidité n’est trop souvent qu’une forme particulière de la vanité, et à mon avis un enfant qui a bien appris sa leçon, et qui est sûr de ne pas broncher, doit s’exprimer bravement. L’aplomb chez lui n’est que de la naïveté et une preuve de la confiance qu’il a dans ses maîtres.

De toutes parts, sur notre chemin, régnait par la ville une animation extraordinaire en même temps qu’un ordre parfait. En passant, nous vîmes un saltimbanque, un diseur de bonne aventure, une femme qui montrait des oiseaux apprivoisés, un homme qui, pour quelques cenis (petite monnaie de cuivre), faisait voir un gigantesque chat sauvage. Un tour de saltimbanque excita particulièrement mon attention par l’adresse gracieuse avec laquelle il fut exécuté. Le saltimbanque produisit un grand papillon en papier, mais si parfaitement imité qu’à la distance de quelques pas on aurait pu croire l’insecte vivant. Il jeta ce papillon en l’air, puis, en agitant habilement son éventail, il le maintint au-dessus de sa tête, le fit voltiger, monter et descendre en imprimant à tous ses mouvemens l’apparence d’un être animé ; il finit par laisser s’élever ce papillon à une hauteur assez grande, d’où il retomba lentement, les larges ailes lui servant de parachute, sur une fleur que le saltimbanque tenait à la main.

Le cirque des lutteurs, où nous nous rendions, était, quoique spacieux, encombré de spectateurs ; mais on nous avait réservé de bornes places, d’où on voyait aisément tout ce qui se passait. Il y avait au centre une estrade circulaire, élevée de deux pieds au-dessus du sol et d’un diamètre de vingt pieds environ. Le plancher était garni d’un lit de paille, recouvert d’une épaisse couche de sable fin, afin d’amortir les chutes ou de les rendre moins périlleuses. La surface de l’arène était légèrement concave. Quant aux lutteurs, je n’ai jamais vu d’hommes si gros et si épais ; c’étaient de véritables colosses, des Bacchus de six pieds, dont le plus mince pesait deux cents livres, et dont le chef atteignait, comme on le disait avec orgueil, au poids de trois cent quarante livres. Ces choix paraissent bizarres, mais ils sont justifiés par la nature de l’exercice auquel les lutteurs japonais doivent se livrer. Rester maître de l’arène et en expulser son adversaire, tel est l’objet de la lutte. Pour en arriver là, une forte corpulence est d’un puissant secours, et c’est pour cela que les lutteurs se recrutent parmi les hommes les plus lourds qu’on puisse trouver. Ceux qui allaient s’exercer devant nous étaient presque nus, car ils ne portaient qu’une écharpe en soie verte étroitement serrée autour des reins. Accroupis le long de l’estrade, fixant devant eux des regards stupides et mornes, ils offraient un spectacle curieux, mais nullement agréable. Une des luttes venait de finir lorsque nous prîmes place dans le cirque. Un officier s’avança sur l’estrade et annonça au public quels étaient les deux athlètes qui allaient paraître, puis il lut sur un papier une longue liste de noms propres et de chiffres ; c’était l’état des paris engagés entre les spectateurs au sujet du prochain combat, et qui, suivant l’usage japonais, avaient été communiqués au commissaire de la fête pour être lus à haute voix, dans l’intention de stimuler l’ardeur des lutteurs. La lecture terminée, l’officier se rangea pour laisser la place libre au milieu de l’arène ; deux lutteurs se présentèrent, et après avoir salué le public en levant les bras au-dessus de leurs têtes, ils se disposèrent pour le combat. Les préparatifs durèrent longtemps ; la foule, qui devait y être accoutumée, ne s’en plaignait pas, mais les étrangers perdirent patience, et leur exclamation haîakko (dépêchez-vous) se fit entendre plus d’une fois, à la grande joie des Japonais, qui en riaient aux éclats. Les lutteurs commencèrent par répandre dans l’arène quelques grains de riz et quelques gouttes d’eau pour se rendre le dieu des gladiateurs favorable, puis ils mouillèrent légèrement leurs épaules, leurs bras et leurs jambes, se frottèrent les mains avec du sable, exécutèrent des mouvemens grotesques, ayant sans doute pour effet d’assouplir leurs membres, et finirent par se camper l’un en face de l’autre au milieu de l’arène, dans la posture d’hommes qui, de toutes leurs forces, se préparent à se frayer passage. Accroupis sur la pointe de leurs larges pieds, les coudes serrés contre le corps, le cou tendu, le buste un peu incliné en avant, leur attitude était grotesque et menaçante à la fois. Sur un signal donné par le commissaire de la fête, les deux hommes poussèrent un cri rauque et se ruèrent l’un sur l’autre, chacun avec l’intention de culbuter son adversaire. Le choc dut être terrible ; le bruit en retentit sourdement dans tout le cirque, et les chairs des combattans, à l’endroit où ils avaient été touchés, se couvrirent à l’instant d’une vive rougeur ; mais le coup avait été calculé avec tant d’adresse que l’effet en avait été pour ainsi dire neutralisé. Les deux hommes avaient rebondi sur eux-mêmes comme deux masses inertes et du même poids qui auraient été lancées l’une contre l’autre avec une vitesse égale. Ils revinrent immédiatement à la charge, se heurtant à l’envi de toutes leurs forces, chacun faisant de puissans efforts pour rester seul maître de l’arène. Après quelques tentatives infructueuses, ils renoncèrent à terminer le combat de cette manière, et aux immenses applaudissemens de la foule qui suivait les phases de la lutte avec un intérêt fébrile, ils se saisirent enfin corps à corps. Ce fut alors un spectacle émouvant que celui des deux colosses nus, étroitement unis dans une puissante étreinte, épaule contre épaule, poitrine contre poitrine, les bras entrelacés, les jambes écartées et soutenant sans fléchir le poids énorme qui pesait sur elles. Les membres se raidissent, les muscles tendus se dessinent vigoureusement. Aucun d’eux n’a encore été ébranlé. Soudain en voici un qui empoigne son adversaire à la ceinture ; d’un bras il le soulève de terre et le tient plusieurs secondes suspendu en l’air, puis avec violence il lance cette masse en dehors de l’arène, et l’envoie rouler parmi les lutteurs qui, comme le public, ont suivi d’un œil curieux toutes les péripéties du combat. Haletant, chancelant et ruisselant de sueur, le vainqueur s’avance au milieu du cirque, salue en levant les bras, et se retire au bruit d’interminables applaudissemens.

Les athlètes japonais, appelés soumos, forment une caste particulière. Ils jouissent d’une certaine considération. Les bourgeois sont tout fiers d’être vus en leur compagnie, et ils les invitent chez eux à fumer et à boire ; les nobles même ne dédaignent pas de les fréquenter. Il y a différentes sociétés de lutteurs. Le champion de chaque société en est en même temps le chef; il possède, comme les héros du ring anglais, une ceinture d’honneur qui d’ordinaire lui a été donnée par le seigneur de sa province natale, et dont il se pare au commencement et à la fin de chaque représentation. La lutte, comme profession, ne s’exerce pas librement. Tout athlète doit être affilié à une société, et il est obligé de se contenter du salaire qu’il y reçoit; quant au chef, il prélève sur les bénéfices la part du lion. Cependant il n’est pas maître absolu de sa troupe; il est placé à son tour sous la dépendance du roi des lutteurs qui préside la grande société de Yédo ou de Kioto, et il lui paie un tribut annuel. Les chefs de sociétés ont rang d’officier, et portent deux épées, signe distinctif de la noblesse japonaise. Ils sont continuellement en voyage et conduisent leurs troupes dans les diverses provinces, séjournant dans les grandes villes durant un temps fixé par l’autorité. Ils recueillent beaucoup d’argent, car les Japonais sont d’enthousiastes amateurs de leurs exercices.

Nous quittâmes le cirque après avoir assisté à différentes luttes, et retournâmes dans les rues. La foule les avait désertées et remplissait alors les maisons, où l’on se livrait avec abandon au plaisir de la table. Çà et là, nous vîmes des visages échauffés par le sakki (eau-de-vie de riz), quelques individus, chantant et riant à haute voix, montraient qu’ils n’étaient déjà plus maîtres de leur raison; mais partout régnait dans les esprits une disposition joviale et pacifique. Nous nous arrêtâmes devant plusieurs maisons, et chaque fois on s’empressa de nous prier d’entrer et de nous offrir à boire et à manger. Nous déclinâmes ces invitations, car l’officier notre guide nous avait prévenus qu’il avait encore à nous conduire dans un endroit particulièrement curieux. Comme la madzouri se célébrait dans les environs du quartier de Décima, situé à une des extrémités de Nagasacki, il nous ramena en arrière, et nous fit traverser la partie la plus populeuse de la ville. Après avoir franchi une porte solide gardée par un poste de soldats, nous nous trouvâmes à l’entrée d’une rue d’un aspect tout à fait singulier. Longue et très large, cette rue était silencieuse, sombre et presque déserte. Les maisons qui la bordaient ne ressemblaient point à celles que j’avais déjà vues : elles étaient plus vastes que les habitations de marchands et d’artisans, mais l’on n’y voyait pas la grande porte qui sert d’entrée aux hôtels de la noblesse. De fortes grilles en bois en défendaient les abords, sans empêcher néanmoins d’apercevoir ce qui se passait dans l’intérieur. On y pénétrait par des portes basses et massives, ménagées sur un des côtés de la façade. Tout contribuait à prêter à ce lieu isolé un caractère d’étrangeté et de mystère. Le jour avait baissé. Çà et là on allumait des lanternes en papier. Les passans marchaient vite, et plusieurs d’entre eux avaient l’air de se cacher, car, en dépit d’une chaleur assez forte, ils s’étaient enveloppé la tête de grands mouchoirs, de façon à ne laisser dans leurs figures que les yeux à découvert. On nous avait conduits dans la partie la plus mal famée de la ville, en plein quartier des djoro-jas ou maisons de thé. La prostitution japonaise a un caractère si extraordinaire, son influence sur les mœurs publiques est si puissante, elle a enfin donné lieu à des interprétations si fausses, qu’il n’est guère possible, malgré les difficultés du sujet, de ne pas entrer dans quelques détails indispensables sur ce côté tristement caractéristique de la vie locale.

Nous nous étions approchés d’une de ces dioro-jas, et à travers les barreaux de la grille nous distinguâmes une salle spacieuse, garnie de nattes en bambou, et faiblement éclairée par quatre grandes lanternes en papier de couleur. A nos côtés se trouvaient une douzaine de Japonais qui, la figure collée contre la grille, examinaient comme nous ce qui se passait dans la salle. Il y avait là huit jeunes filles magnifiquement habillées de longues robes d’étoffes précieuses; accroupies sur leurs talons, suivant l’usage du Japon, elles demeuraient droites et immobiles, les yeux attachés sur la grille qui nous séparait d’elles, et ayant dans leurs regards brillans cette fixité particulière à ceux qui ne se rendent pas compte de ce qu’ils voient. Leurs beaux cheveux, d’un noir de jais, étaient arrangés avec art et ornés de longues épingles en écaille jaune. Elles étaient dans la première jeunesse : la plus âgée comptait vingt ans à peine; les plus jeunes n’en avaient guère plus de quatorze. Quelques-unes se faisaient remarquer par leur beauté, mais toutes avaient un air résigné, fatigué, indifférent surtout, qui s’accordait mal avec leurs jeunes visages et qui faisait peine à voir. Exposées comme les bêtes curieuses le sont dans une ménagerie, examinées et critiquées à loisir par chaque curieux, pour être vendues ou louées au premier offrant, ces malheureuses présentaient un spectacle qui me causa l’impression la plus pénible. Une vieille femme parut à l’entrée de la salle et prononça quelques mots; l’une des jeunes filles se leva aussitôt, mais avec la lenteur d’un automate. Il y avait dans cette manière de se mouvoir quelque chose d’inconscient, comme chez les animaux dressés qui exécutent, sur l’ordre de leur maître, certaines manœuvres dont ils ont l’habitude.

Nous franchîmes la porte voisine de la grille et traversâmes un couloir étroit et sombre, fermé aux deux extrémités, et qui donnait accès à une vaste salle exhaussée de quelques pieds au-dessus du sol. La prolongation du couloir par où nous étions entrés la partageait en deux moitiés inégales. A droite, nous vîmes une trentaine de personnes. C’étaient des enfans de huit à quatorze ans, des jeunes filles, et des femmes dont il était difficile de déterminer l’âge, puisque les Japonaises, dès qu’elles ont dépassé la trentaine, paraissent souvent beaucoup plus vieilles qu’elles ne le sont en réalité. C’est surtout à l’abus des bains très chauds, et pris fréquemment, qu’il faut attribuer cette vieillesse précoce. Quelques-unes des petites filles étaient déjà couchées et dormaient d’un profond sommeil, la tête appuyée sur un oreiller en bois rembourré. Celles qui étaient encore debout portaient, en l’honneur de la madzouri, leurs habits les plus riches. Femmes et jeunes filles se tenaient assises autour des braseros, mangeant et buvant, fumant et causant.

A notre arrivée, une vieille femme proprement vêtue vint à notre rencontre et nous demanda ce que nous désirions. L’officier notre guide répondit que nous voulions voir des danseuses et des chanteuses, et qu’il fallait nous préparer un bon repas dans le plus bel endroit de la maison. La vieille nous conduisit alors, à travers un jardin planté de beaux arbres, jusqu’à un pavillon, où elle alluma des lanternes de couleur et une douzaine de mauvaises bougies de cire végétale fichées sur des candélabres en fer. Le rez-de-chaussée du pavillon ne formait qu’une seule pièce; le premier étage, au contraire, se divisait en un grand nombre de chambres ou plutôt de cellules, séparées les unes des autres par des châssis tendus de papier. Les nattes qui couvraient le plancher étaient partout fort propres et de qualité supérieure, le papier des murailles était neuf; de fines sculptures en bois ornaient les piliers et les dessus de porte. En somme, le pavillon où nous étions formait une habitation japonaise fort agréable. La femme qui nous avait conduits, espèce de surveillante qu’on appelle o-bassan, s’éloigna après avoir reçu nos ordres. Bientôt elle revint, accompagnée de trois petites filles qui, comme elle-même, portaient des guéridons en bois noir verni, des coupes de la même matière, mais de couleurs différentes, des tasses et des bouteilles de porcelaine, enfin tous les ustensiles nécessaires à un repas. Elles allaient et venaient, sérieuses et affairées ; d’autres petites compagnes se joignirent à elles, et dans quelques minutes nous eûmes devant nous un souper japonais fort bien servi : il se composait, comme le repas que j’avais déjà pris, d’œufs durs, de homard, de poisson cru et bouilli, de riz, de fruits et de sucreries ; le vin doux d’Osakka, le sakki et le thé n’avaient pas été oubliés. Les mets étaient appétissans et bien préparés, et nous fûmes servis avec autant d’adresse que de complaisance par les petites domestiques. Ces enfans, connues sous les noms de kabrousses ou kamèrons, sont élevées par les djoros (courtisanes) et par l’o-bassan, et destinées à les servir ainsi que les personnes qui viennent dans la maison.

Pendant le souper, nous vîmes entrer plusieurs jeunes filles ; c’étaient les djoros. Elles se présentèrent l’une après l’autre, et nous adressèrent un profond salut en se mettant à genoux et en touchant la terre de leurs fronts, puis elles se retirèrent dans un coin de la salle. Sur notre invitation, elles vinrent s’asseoir auprès de nous et prirent une part modeste à notre repas. Elles étaient d’ailleurs silencieuses et réservées, et ne répondaient à nos questions que par quelques timides paroles. Leur costume ne différait de celui des jeunes Japonaises que par le haut prix et l’éclat des étoffes. Quelques-unes avaient piqué dans leur chevelure des épingles d’écaille de la plus belle qualité[12].

Le souper terminé, les petites filles desservirent, et d’autres personnes pénétrèrent dans la salle. C’étaient quatre ghékos ou chanteuses, dont le costume rivalisait de richesse avec celui des djoros ; chacune d’elles portait à la main le sam-sin, l’instrument favori des Japonais. Après avoir mis leurs sam-sins d’accord, elles commencèrent à jouer en se servant, pour frapper les cordes, d’un morceau d’ivoire taillé en forme de hache. La musique japonaise ne peut entrer en comparaison avec la nôtre ; cependant on distingue dans les chants populaires quelques motifs faciles et agréables. Il faut reconnaître aussi que les Japonais sont doués d’une grande justesse d’oreille ; ils jouent et chantent parfaitement à l’unisson, et observent avec exactitude le rhythme souvent très difficile de leurs mélodies. Sur l’ordre de l’o-bassan, les jeunes filles se levèrent pour exécuter des pas de danse à un ou plusieurs personnages. Leurs gestes forcés, leurs contorsions bizarres, étaient fort peu en harmonie avec les idées que nous avons de la grâce ; mais ces mouvemens souples et précis s’adaptaient fidèlement au caractère de la musique, tantôt lente et triste, tantôt rapide et bruyante, et qui servait d’accompagnement à un poème récité par les ghékos. Après la danse, qui avait duré assez longtemps, il y eut un moment de repos et de silence. Les ghékos acceptèrent avec force remercîmens les gâteaux et le sakki que nous leur fîmes offrir ; les danseuses, encouragées par l’o-bassan, commencèrent à se sentir plus à l’aise, et causèrent à voix basse. Quelques-unes étaient fort jolies; mais ce qui me frappa bien plus que les traits de leur visage, c’était l’air modeste qui les rehaussait toutes. A les voir ainsi timides et réservées, on les eût prises pour d’honnêtes filles de la bourgeoisie. Une seule se faisait remarquer par une hardiesse d’allures qui contrastait singulièrement avec sa figure pâle et distinguée. « Il n’y a rien là d’étonnant, me dit un de nos amis à qui j’avais fait part de mon impression : cette jeune fille passe pour une beauté à la mode et fort recherchée. L’année dernière, elle était timide à l’excès ; depuis, elle a passé quelques mois à Décima et à Oora, et c’est en fréquentant nos compatriotes qu’elle est devenue telle que vous la voyez. Vous pouvez admettre comme une règle générale que les indigènes dégénèrent moralement aussitôt qu’ils entrent en rapport avec nous. A quelles causes attribuer ce phénomène, peu flatteur pour notre amour-propre? Ce n’est pas le lieu de le rechercher ; mais j’affirme qu’au Japon comme en Chine, la bonne, l’aimable société indigène a disparu partout où règne l’influence des Européens. Les rouîtes (portefaix) de Décima sont d’incorrigibles larrons, les marchands de Yokohama deviennent de jour en jour plus insolens, et les Japonaises qui sont obligées de subir la compagnie des étrangers y perdent très vite la modestie qui fait leur principal charme[13]. »

Je ne saurais autrement définir l’état de démoralisation des djoros dans la compagnie desquelles je m’étais trouvé qu’en le qualifiant d’état inconscient. Toute loi morale se fonde sur la conscience. Où la conscience fait défaut, peut-il y avoir démoralisation? Ce qui est certain, c’est que la vie des djoros n’a rien qui blesse la conscience japonaise. Dans un des temples les plus vénérés de Yédo, dans le temple d’Akatza ou Quanon-sama, on a suspendu près de l’autel les portraits de quelques djoros célèbres pour leur beauté et leur charité ; on les montre aux jeunes filles vendues comme des modèles à suivre. Dans la grande ville de Somonoséki, il y a un véritable monastère de djoros[14], qui a été fondé par la femme d’un ancien empereur du Japon, afin de subvenir aux frais d’une guerre entreprise contre des sujets rebelles. — Une djoro peut en quelque sorte ne pas déchoir et rentrer dans la société par la voie d’un mariage honorable. Ce fait s’est, à ma connaissance, renouvelé trois fois pendant mon séjour au Japon, et il s’explique par l’organisation particulière de l’institution à laquelle appartiennent les djoros.

Une famille pauvre est-elle surchargée d’enfans ou la mort de son chef la prive-t-elle de ses principales ressources, il arrive alors fréquemment que les filles qui font partie de cette famille sont livrées à quelque maison de thé. On rédige à cette occasion deux espèces de contrat, suivant que la fille est encore en bas âge ou qu’elle est déjà nubile. Dans le dernier cas, de beaucoup le plus rare, la jeune fille est louée à la maison de thé pour un certain nombre d’années, et sa famille reçoit pour elle une somme qui varie de 10 à 20 rios (100 à 200 francs) par an, et qui constitue une augmentation considérable de ses revenus. Si l’enfant est jeune, le prix de vente se règle en une fois, et n’excède pas 50 ou 100 francs en tout; de plus, l’acquéreur s’engage à subvenir à tous les besoins de l’enfant et à lui donner une bonne éducation. Jusqu’à l’époque de sa nubilité, l’enfant est habillée et nourrie; on lui apprend à lire et à écrire, à danser, à chanter et à jouer du sam-sin; on lui enseigne en un mot tout ce qui convient à une jeune fille bien élevée. A quinze ou seize ans, son éducation doit être terminée. On fait alors d’elle une ghéko (chanteuse), une o-doori (danseuse) ou bien une djoro; elle subit l’un ou l’autre de ces états sans avoir le droit ni la pensée de se plaindre. Sa volonté n’a pas été consultée lorsque, kaméron (petite fille), elle a été livrée à la maison de thé; sa volonté n’a pas à s’exercer davantage lorsqu’il lui faut s’acquitter de la dette qu’elle a contractée en recevant pendant plusieurs années tous les soins que son maître lui a donnés, car elle ne s’appartient pas : elle est victime de la misère ou de la cupidité de ses parens, qui, étant ses maîtres naturels, l’ont cédée par contrat légal, et pendant un temps déterminé, au propriétaire de la maison de thé. Dès lors celui-ci se substitue aux parens, il devient son maître absolu, et il a le droit de disposer d’elle comme de sa chose, c’est-à-dire à son gré. Quoi qu’elle fasse, ghéko, o-doori, ou djoro[15], elle n’est plus qu’une esclave dont la vie se résume dans le mot obéir; elle agit sous l’impulsion d’un autre, elle exécute ses ordres, elle travaille pour lui, elle ne retient pas une obole de tout l’argent que lui rapporte son malheureux état. C’est donc en réalité une créature fort misérable et qu’il serait inhumain de mépriser, puisqu’elle exerce sans volonté et sans profit pour elle sa honteuse profession. Vers l’âge de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, elle devrait, suivant la teneur du contrat qui l’a liée à la maison de thé, être rendue à elle-même et reconquérir son indépendance. Tel n’est pas le dénoûment ordinaire de ces sortes de marchés, à moins qu’elle ne soit laide ou disgraciée de la nature, ce qui est à peu près son unique chance d’être libre au temps fixé. Si au contraire elle est jolie, le maître abuse de son ignorance pour la retenir en son pouvoir; il lui fait contracter des dettes en lui servant une nourriture plus succulente ou en lui vendant des bijoux ou des étoffes plus précieuses qu’il n’est obligé de lui en fournir. Bien peu d’entre elles ont assez de force pour résister à des tentations si attrayantes. Elles s’endettent, et comme elles ne possèdent, au terme de leur engagement, nulle autre chose au monde que leur corps, elles sont bien forcées, afin de se libérer, de le vendre pour un nouveau délai. Ainsi, par un enchaînement de circonstances qui les dominent, il arrive souvent à ces infortunées créatures de s’éteindre dans la maison même où elles sont entrées petites filles, où elles ont flétri leur jeunesse dans un métier d’ignominie, et où, vieilles et enlaidies, elles trouvent un dernier asile comme servantes (kols-koï), comme surveillantes (o-bassan), ou comme maîtresses d’école, de danse ou de musique: On en voit çà et là quelques-unes dont les charmes ou les bonnes qualités captivent des hommes qui les rachètent en payant leurs dettes; mais la plupart se résignent à mourir dans l’état où elles ont vécu[16].

Quelques jours après la célébration de la grande madzouri, M. W... me dit que son bateau à vapeur, le Saint-Louis, était prêt à partir. Je pris congé de mes amis de Décima et d’Oora, puis, pour graver dans mon esprit le plus agréable souvenir de la charmante ville que j’allais quitter, je montai pour la dernière fois la colline qui s’élève au midi de Nagasacki et au pied de laquelle a été placé le consulat anglais. C’était au mois d’octobre. La nature n’avait encore rien perdu de sa fraîcheur et de sa vivacité, et déroulait à mes yeux un horizon enchanteur. Parvenu sur une plate-forme située à huit cents pieds au-dessus de la mer, je vis s’étendre à ma droite la magnifique baie de Nagasacki; elle était couverte de jonques et de navires et sillonnée en tous sens par des barques dont la brise du soir enflait les grandes voiles blanches, et qui glissaient silencieusement sur les eaux d’un bleu profond. A mes pieds étaient Oora avec ses habitations à l’européenne, Nagasacki avec ses longues rues, ses petites maisons blanches, ses innombrables temples dont l’immense toiture étincelait au soleil couchant, puis Décima, la fabrique d’Akonoura, Inassa et l’établissement russe, et plus loin, au nord de la baie, la vaste plaine, parsemée de bourgades et de chaumières, où j’avais fait de si agréables promenades. A ma gauche, au sud, apparaissaient des îles sans nombre, les unes vertes, cultivées, couvertes de champs, de forêts et de villages, les autres nues et désertes. La mer les entourait toutes comme d’une immense ceinture d’azur et d’argent : elle était belle et caressante, et j’oubliais que bien des fois je l’avais vue furieuse, apportant la terreur et la désolation.

Ainsi s’est effacé dans mon esprit ce que j’ai vu de triste, de douloureux même, pendant mon séjour au Japon ; mais le souvenir de l’incomparable beauté de ce pays et de sa douce et intelligente population est resté vivant dans ma mémoire.


RODOLPHE LINDAU.

  1. On sait que le mikado est le chef légitime du Japon, et que le taïkoun, son serviteur, est chargé du pouvoir exécutif. Voyez à ce sujet la Revue du 1er mai 1863.
  2. Voici quelques mots japonais à l’appui de cette assertion : omodétto, je félicite ; allingato, je remercie ; tadaïma, bientôt ; madé, pas encore ; seiandra, au revoir ; konitchi, aujourd’hui ; mionitchi, demain ; wataksi, moi ; dnata, vous ; omoi, toi, etc.
  3. Ville chinoise renommée pour la fabrication des meubles.
  4. Voyez la Revue du 1er janvier 1863.
  5. M. van Kattendyk, aujourd’hui ministre de la marine à La Haye, a été pendant plusieurs années leur professeur. J’aime à citer encore les noms de M. de Siebold, du Dr Pompé et de M. l’abbé Mermet comme ceux d’hommes qui, par leur enseignement, ont rendu de grands et durables services à la nation japonaise.
  6. Ce qui explique aussi pourquoi la plupart des villes japonaises ont cet air de propreté que tous les voyageurs ont constaté, c’est la fréquence des incendies. Les maisons sont construites de matériaux tellement combustibles, qu’il suffit d’un léger accident pour réduire tout un quartier en cendres. Pendant un assez long séjour que je fis à Yédo, il se passait à peine une nuit sans que j’entendisse sonner le tocsin. Je ne crois pas exagérer en affirmant que l’âge moyen des maisons japonaises ne dépasse pas quinze ans. Des maisons plus vieilles ne se rencontrent guère qu’à la campagne. Dans les grandes villes, on traverse constamment des quartiers nouvellement rebâtis.
  7. Je suis grand ami des Japonais, et puisqu’on leur a si souvent reproché d’être privés de toute pudeur, je me permettrai de faire encore quelques observations sur ce sujet délicat. Certains crimes qui se jugent trop fréquemment devant nos tribunaux semblent être inconnus au Japon. Les images obscènes y sont, il est vrai, très répandues ; mais quiconque a vu des photographies qui, expédiées de Londres, de Paris et d’autres centres de civilisation, ont circulé et circulent encore en assez grand nombre sur les marchés de l’extrême Orient ne peut hésiter à décerner la palme de la plus abjecte corruption aux compatriotes mêmes de ceux qui se sont tant effarouchés de l’impudeur japonaise. J’ai hâte d’ajouter qu’en constatant ce fait, je n’ai voulu jeter aucun blâme sur les communautés étrangères de la Chine et du Japon : elles sont en général composées d’hommes fort honorables ; mais il n’est pas étonnant qu’il s’introduise parmi eux quelques individus sans vergogne qui trouvent dans l’appât du gain un motif suffisant de se livrer au trafic le plus ignoble.
  8. On y compte en tout 1,483 temples, dont 1,201 sont consacrés au bouddhisme, et 282 au sintisme.
  9. Le sintisme, en japonais sin-siou, de sin, dieu, et siou, foi, reconnaît pour première divinité la déesse du soleil, Tensio-Daï-Sin-Sama. Cette déesse naquit à une époque indéterminée dans la province japonaise. d’Isjé, et c’est d’elle que descendent les nombreuses dynasties de dieux et ne demi-dieux qui ont précédé Sin-Mou, le premier empereur-homme du Japon et l’aïeul des daïris, mikados ou empereurs spirituels de ce pays. — On n’a pu guère se procurer jusqu’ici sur la religion des Japonais que des données contradictoires, d’où il est fort difficile de dégager la vérité. Les Japonais eux-mêmes semblent ne pas bien connaître leur religion, ou ne se soucient pas d’en parler. Les renseignemens les plus complets qu’on puisse se procurer sur ce sujet se trouvent dans le volumineux recueil dont M. de Siebold a depuis trente-cinq ans entrepris la publication, et qui est intitulé les Archives du Nippon.
  10. Les principales fêtes se célèbrent dans le premier, le deuxième et le cinquième mois de l’année. Le jour de nouvel an est fêté comme chez nous. On se fait réciproquement des visites et des cadeaux, et l’usage de la carte de visite est à cette occasion plus répandu encore qu’en France. Le deuxième mois (Ni-gouats) est le mois où se célèbre la grande fête des femmes; le cinquième (Go-gouats) est consacré aux hommes. Les enfans mâles nés dans ce mois sont considérés comme prédestinés à une existence heureuse.
  11. Les dents blanches et les sourcils bien dessinés sont aussi aux yeux des Japonais des attributs nécessaires de la beauté. Les femmes, en s’enlaidissant après leur mariage, font un sacrifice dont il ne faut pas méconnaître la valeur. En devenant mères de famille, leur devoir est d’être fidèles épouses, mères attentives. Leur beauté devient une qualité dont elles ne doivent plus s’occuper beaucoup, et pour montrer qu’elles abdiquent toute prétention de plaire, elles se soumettent à l’usage de se noircir les dents et de se raser les sourcils.
  12. Une grande épingle d’écaille jaune coûte de 100 à 1,000 francs.
  13. Je ne voudrais, à aucun prix, me joindre à quelques voyageurs, mes devanciers, qui, après avoir joui de l’hospitalité des Européens dans l’extrême Orient, leur jettent la pierre, en les accusant de manquer souvent d’équité, de tact et de dignité dans leurs relations avec les indigènes. Les étrangers qui résident en Chine et au Japon forment des communautés très respectables. Si l’argent que fait circuler leur commerce a souvent une triste influence sur les indigènes avec lesquels ils se trouvent en contact, et qui appartiennent généralement aux plus basses classes de la société, il serait injuste de rendre les Européens responsables d’un résultat où leur volonté n’entre pour rien.
  14. Les filles qui y sont admises font vœu de ne plus en sortir.
  15. Les ghékos et o-dooris font vœu de chasteté jusqu’à l’époque de leur mariage, qui ne peut avoir lieu que lorsqu’elles sont sorties de la maison de thé. Ce vœu n’est pas toujours tenu, et une infraction est ordinairement jugée avec beaucoup d’indulgence; mais la loi donne au propriétaire d’une chanteuse ou d’une danseuse le droit de la punir sévèrement dans le cas où elle manque à l’engagement qu’il est obligé de lui faire contracter. On trouve des ghékos et des o-dooris en dehors des maisons de thé, exerçant librement leur profession. Les musiciennes ont, comme les lutteurs, leurs chefs à Yédo ou à Kioto. Certains airs populaires qu’elles jouent sont la propriété de tout le monde; mais, pour pouvoir en exécuter publiquement certains autres, elles doivent payer un tribut assez fort, espèce de droits d’auteur, aux chefs de la musique japonaise. Les principaux instrumens de musique sont le sam-sin, guitare à trois cordes; le koto, mandoline à treize cordes; le grand sam-sin, dont on se sert pour l’accompagnement des récits de poèmes épiques; le kokiou, violon à quatre cordes; le biwoua, guitare à quatre cordes, dont les prêtres seuls ont le droit déjouer; enfin le fifre, le tam-tam et la grosse caisse.
  16. Les djoro-jas (maisons de thé) et toutes les personnes qui les habitent sont placées sous la surveillance de la police. Une djoro ne peut se promener dans la rue sans être munie d’un fouddé, espèce de passeport, qui doit être renouvelé chaque mois, et pour lequel le propriétaire de la maison de thé doit payer une somme assez considérable.