Un Voyage dans le Guzerate

La bibliothèque libre.
Un Voyage dans le Guzerate
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 681-692).
LE
VOYAGE DANS LE GUZERATE

Depuis que les Anglais sont devenus les maîtres de l’Inde, leurs voyageurs et leurs touristes l’ont parcourue dans tous les sens, ils nous ont promenés avec eux dans ce vaste empire, et nous leur devons de mieux connaître non-seulement ses montagnes, ses vallées, ses forêts et ses mines, mais ses industries, ses institutions, ses antiquités, ses temples, ses bayadères, ses éléphans et ses dieux. Cependant, quelque abondans et curieux que soient leurs récits, il y manque le plus souvent quelque chose ; le paysage y tient beaucoup de place, les tableaux d’intérieur y sont rares. Jusqu’aujourd’hui, on ne s’est guère mis en peine de nous initier aux mystères, aux dedans d’un ménage hindou, de trous expliquer ce qui s’y passe, les règles de conduite qu’on y observe, l’usage qu’on y fait de sa vie et de son cœur. Les habitans de l’Inde, ceux du moins qui parlent quelque dialecte hindoustani, appartiennent comme nous à la grande race aryenne, ils sont de notre famille, nous avons de communes origines, nous nous retrouvons dans leur antique histoire et dans leurs traditions, les systèmes de philosophie qu’ils ont hérités de leurs pères ressemblent beaucoup aux nôtres, et il est impossible de lire Sakontala sans penser à Shakspeare. Il semble qu’il soit plus facile à un Anglais de déchiffrer un cœur hindou qu’un cœur chinois, et pourtant nous sommes beaucoup mieux renseignés sur la façon dont les riverains du fleuve Jaune entendent la vie que sur l’esprit et l’économie domestique des habitans de la vallée du Gange.

Un Anglais qui voyage dans l’Inde a beaucoup de peine à y satisfaire toutes ses curiosités. Quand il aborde certains sujets, quelque pressant qu’il soit dans ses questions, il n’obtient d’ordinaire que des réponses vagues, évasives, des réponses de Normand. Les peuples conquis apportent toujours beaucoup de réserve dans leurs liaisons avec leurs maîtres. Si doux, si débonnaires, si résignés qu’ils soient à leur servitude, ils obéissent, mais ils ne se donnent pas ; la soumission leur coûte, ils s’en vengent par le silence. Ajoutez l’inévitable effet des préjugés de caste, l’horreur des contacts impurs, le soin religieux avec lequel un dvidja défend le seuil de sa maison comte toute approche qui pourrait la souiller. Il est écrit dans les lois de Manou que boire de la même limonade, manger du même riz qu’un Soudra, « c’est manger des excrémens et boire de l’urine. » Les Anglais ne sont pas des Soudras, mais aux yeux d’un Hindou orthodoxe comme d’un musulman, ils ne valent guère mieux, et il ne leur dira jamais comme Mme Jourdain à son gendre : ‘ Mettez-vous là et dînez avec moi. » Il leur dira plutôt : « Vous sentez le porc. Vous vous nourrissez de l’impur animal où votre prophète le Nazaréen a envoyé loger le diable. Je vous achèterai ce que vous voudrez, je vous vernirai ce qu’il vous plaira ; mais je ne veux ni manger, ni boire, ni prier avec vous. »

il faut être né dans l’Inde pour être capable de raconter et de peindre un intérieur hindou, et c’est ce qui fait le prix d’un petit volume écrit en anglais et publié d’abord à Bombay, puis à Londres, par l’auteur de l’Indian Muse et l’éditeur de l’Indian Spectator, qui après avoir eu pour maîtres les missionnaires presbytériens de Surate, a été tour à tour instituteur, journaliste, écrivain et poète[1]. M. Behramji Malahari aime beaucoup son pays et son peuple, et il ne se fait aucun scrupule de mettre le Ramayana au-dessus de l’Iliade et de l’Odyssée. Il ne laisse pas de goûter les littératures de l’Occident, il cite Dante et Rabelais, Shakspeare et M. Gladstone, il est équitable et même bienveillant à l’égard des dominateurs de l’Inde, parmi lesquels il compte plus d’un ami, il reconnaît les services rendus, il n’a de préventions contre personne.

Les récits qu’il a rassemblés dans son petit volume, après les avoir publiés pour la plupart dans la Bombay Review, ne sont pas des toiles savamment composées et grassement peintes ; ce ne sont que des croquis sans prétention, enlevés d’une main sûre et preste ; le crayon est facile, la touche est franche autant que légère. Celui que nous appellerons M. Behramji dit très bien ce qu’il veut dire, mais il ne dit pas tout, il se dérobe quelquefois, il a le goût des sous-entendus. Aux grâces ironiques et fuyantes il joint cette philosophie qui s’accommode aisément du monde tel qu’il est, et qui ne se plaint ni des choses ni des hommes. Ses commencemens n’ont pas été faciles, il a dû se faire son chemin à la sueur de son front. Il nous confesse qu’il s’est levé fort matin et qu’en partant à la petite pointe de jour pour son pèlerinage à travers la vie, il est souvent tombé dans des lits de torrent desséchés, dont il a en de la peine à sortir ; mais s’il y a écorché ses jambes, il n’y a pas laissé ses os : « Si cruelle que fût la chute, j’ai réussi à me relever, et grâce à la corde que me tendaient des mains amies, je me suis toujours tiré d’affaire. » Peut-être faudra-t-il un jour faire le voyage de l’extrême Orient pour y retrouver la belle humeur. L’enjouement de l’Oriental a beaucoup de charme et ressemble à cette sorte de gaîté que recommandait Pantagruel et « qui est confite en mépris des choses fortuites. » Son sourire veut dire : « Eh ! oui, j’ai souffert ; mais nonobstant j’ai vécu. » M. Behramji affirme que la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue si l’on n’avait pas quelquefois à se battre avec elle.

Ce fut le 15 mars 1878 qu’il quitta Bombay pour aller revoir son pays natal, le Guzerate, cette province nord-ouest de l’Inde, cette grande presqu’île boisée et montueuse, enfermée entre le golfe de Kotch, le golfe de Cambaye et la mer d’Oman, et dont les Anglais ne possèdent qu’une partie ; le reste est gouverné par des souverains tributaires. En parcourant, le pays de ses souvenirs d’enfance, M. Behramji l’a trouvé fort changé, il ne se reconnaissait plus ni à Baroda, ni dans Ahmedabad. Mais il a fini par constater que l’antique y subsistait à côté du moderne, que les lois nouvelles n’avaient pas encore tué toutes les vieilles coutumes, les vieilles mœurs et les vieilles idées. Ce mélange incohérent du vieux et du neuf lui a paru curieux à décrire, et il nous fait passer en revue toutes les classes de la société avec leurs disparates et leurs étranges bigarrures, les princes marchands ruinés, les parvenus qui insultent à leur misère, les marwaris ou usuriers, fléau du Guzerate, les gens de loi, ou vaquils, les barbiers, courtiers de galanterie, comme jadis, et fournisseurs de chair humaine, le mahométan déchu, à qui il ne reste pour tout bien que son orgueil et ses espérances, le très indolent parsi, qui n’a plus même la force de sourire et ne descend jamais de sa voiture que quelques minutes après qu’elle s’est arrêtée, tant il craint qu’un recul inattendu des chevaux ne produise dans ses esprits une agitation fâcheuse, nuisible à sa santé, Mais il ne faut pas trop lui reprocher sa paresse ; elle est presque une vertu, puisqu’elle l’empêche de troubler la paix publique et ne lui permet de battre sa femme que très rarement.

Parmi les figures que M. Behramji fait défiler dans sa lanterne magique, les unes sont plus curieuses, les autres plus intéressantes, C’est un personnage peu sympathique que ce Mohla de la province de Surate, à la fois chef de secte mahométane et gros banquier, possédant la confiance de la veuve et de l’orphelin et prenant tout, ne rendant jamais rien. Pour rassurer ses créanciers, il épousa successivement une vingtaine de filles riches, mais les pauvres gens ne virent jamais un sou de la dot. On s’obstinait pourtant à croire en lui, et ce gros homme disait : « Qu’ils crient tant qu’il leur plaira, leurs écus viendront toujours à moi. » Nous admirons davantage Rajah Dewan, ministre d’état toujours attentif à sauver sa dignité et qui n’admettait pas qu’une excellence toile que lui fût exposée aux accidens vulgaires de la vie. Une nuit qu’il se rendait à Billimora par une route fort cahotante, la voiture versa, et son excellence, violemment projetée, alla s’aplatir dans la poussière du chemin. Le bruit éveilla les commères du voisinage. A la faveur de leurs lanternes, elles aperçurent un vieux beau, richement paré, qui gigottait et s’escrimait vainement pour se remettre sur ses pieds, pendant que ses cipayes, enchaînés par le respect, se tenaient en cercle autour de lui dans la plus humble attitude, « Frère, cria l’une d’elles, quelle aventure ! — Sœur, répliqua le rajah, passe ton chemin, et surtout ne va pas l’imaginer que je sois tombé. La nuit était sombre, et je cherchais à m’assurer par mon expérience personnelle si la route a besoin de réparations. — Vieil homme, es-tu satisfait ? — Oui, mon enfant, » dit-il en se redressant par un suprême effort. Et, une fois debout, recouvrant toute sa majesté naturelle : « Bonnes gens, ne m’obsédez pas de vos requêtes et de vos placets. J’ai vu, j’ai tâté, vous avez besoin d’une bonne route. Rajah Dewan vous la donnera. »

C’était un bonhomme fort inoffensif que Rajah Dewan. On courait plus de risques avec ce fameux Maharaj de Baroda, qui non-seulement se piquait d’être versé dans les sciences occultes et dans l’art de tirer des rayons de soleil de l’épaisseur d’un concombre, mais qui se targuait aussi d’être un profond médecin, de posséder des recettes pour guérir toutes les maladies de ses sujets. Le plus sûr moyen de lui faire sa cour, de conquérir ses faveurs, était de croire à sa science et d’aller lui demander des remèdes. Il vous présentait aussitôt une grande tasse pleine d’un affreux breuvage, qu’il fallait avaler d’un trait, sans marquer la moindre répugnance. Impossible d’en appeler ou de se tirer d’embarras par quelque adroit subterfuge ; deux augustes yeux, braqués sur vous, épiaient tous vos mouvemens. Il fallait boire et il fallait sourire, quoiqu’on sentît brûler dans ses entrailles un feu d’enfer. Celui qui souriait de meilleure grâce et se déclarait guéri pouvait tout espérer, et pour peu qu’il en réchappât, sa fortune était faite.

L’Orient produit des contemplatifs, des indolens, des rêveurs, et l’Anglais lui-même a peine à résister aux accablemens de son soleil, et pourtant il produit aussi les hommes les plus diligens, les plus pratiques et les plus positifs de la terre. Beaucoup d’Orientaux sont paresseux par dignité, par respect humain. Ils considèrent tout effort comme un abaissement, comme une diminution de l’homme. Ils mettent leur orgueil à ne rien faire : leur engourdissement et leur torpeur sont un signe de noblesse ; les yeux à demi clos, ils regardent vaguement couler les eaux troubles du grand fleuve, et ils font ici-bas leur apprentissage de l’éternel sommeil qui sera la récompense des justes. Autour de ces lions assoupis gambadent et s’agitent une foule de petits bipèdes au museau pointu, très actifs, très industrieux, toujours en quête d’occasions, s’intriguant, se fourrant partout et, dans les cas difficiles, payant d’imposture ou d’impudence, prêts à tout affronter, à tout endurer, mépris, rebuffades ou soufflets, pourvu qu’il y ait au bout vingt roupies à empocher. Un jour, leur a dit Manon, ils renaîtront sous la forme impure d’un chacal, d’un renard ou d’une fouine. Qui vivra verra, ce qui est certain, c’est que la vie est une affaire ; arrangeons-nous pour qu’elle soit bonne.

C’était un vrai renard que ce petit bourgeois d’Ahmedabad, nommé Nyalchand Nakdochand, qui raconta son histoire à M. Behramji, et c’était un grand paresseux et le plus imprévoyant des hommes que ce Meer Bakhtawar Khan, dont Nyalçhand gérait les affaires et administrait la maison. Éperdument amoureux de sa jeune femme, à laquelle il n’avait point voulu donner de rivales, Meer passait sa vie à la contempler, ne la quittant que de loin en loin pour parler à un domestique ou pour aller prier à la mosquée la plus voisine. Disons à sa décharge que sa Bibi était une parfaite beauté, ce qui signifie qu’elle avait une taille de jeune cyprès, des yeux pareils à des lotus, des lèvres de corail, des seins en forme de citrons, des cheveux qui exhalaient une délicieuse senteur de bétel, des pieds qu’on aurait pris pour deux rayons de lune jouant à cache-cache et un sourire semblable à une pluie de fleurs de jasmin. Meer en repaissait ses regards et son cœur, et sa seule affaire, en ce monde, était de contenter toutes les fantaisies de sa Bibi, sans s’apercevoir que son coffre-fort s’épuisait rapidement.

Il s’en remettait à Nyalchand du soin de trouver de l’argent, de faire aller le ménage, et ce fidèle intendant faisait sa main. De son propre aveu, il ne passait pas une roupie sous ses yeux sans qu’il en restât quelque chose dans ses poches ; il n’entrait pas dans la maison une pièce d’étoffe sans qu’il en découpât un lambeau, dont il faisait hommage à Mme Nyalchand. Meer dut mettre en gage des boutiques qui lui rapportaient gros : Nyalchand en devint bientôt le propriétaire sous le nom d’un de ses oncles, qui lui servait d’homme de paille. Quand on le chargeait de négocier un emprunt, il s’adjugeait la moitié de la somme pour se récompenser de ses peines. Objets d’art, bijoux, épées à la riche monture, vaisselle d’or ou d’argent, manuscrits enluminés, tout ce qui était vendu par son maître, qu’il rongeait jusqu’aux os, était acquis par lui en cachette et à vil prix. Meer perdit son père, qui lui laissa 20,000 roupies ; il n’en toucha que 4,000, les autres prirent le chemin des manuscrits et des ép »es. « Aujourd’hui, disait Nyalchand en terminant son récit, je suis un gros marchand très considéré, et j’occupe dans le monde une si haute situation que je ne pourrais, sans déroger, rendre visite à mon ancien maître. On dit que sa femme a les cheveux gris ; mais, en dépit de ses souffrances, de sa vieillesse précoce, du présent qui est sombre et de l’avenir qui est menaçant, elle persiste à adorer son mari. Elle vit pour lui, elle vit en lui, elle est son seul serviteur. La pauvre femme a le cœur tendre et charitable, et chaque vendredi elle trouve encore la moyen de faire l’aumône aux musulmans nécessiteux de sa paroisse. En vérité, quand je repasse un à un tous mes souvenirs, je ne suis pas tout à fait content de moi ; mais que voulez-vous ? un pauvre homme doit vivre. » C’est ainsi que, grâce à l’indolence des uns, à l’industrie des autres, dans l’Inde comme chez nous, les nouvelles couches prennent insensiblement la place des anciennes. Les Meer et leurs Bibis s’en vont, les Njaldiaud arrivent, et des bourgeois parvenus dépossèdent de leur influence et de leurs biens les vieilles aristocraties qui ne savent pas compter ni prévoir le malheur de demain. Les Anglais s’y prêtent. Par un entraînement ou un calcul fort naturel, ils font peu de cas des endormis et réservent leurs faveurs à ceux qui acquièrent et qui travaillent.

Ce sont les femmes qui jouent le beau rôle dans la plupart des récits de M. Behramji. L’Inde les tient dans une étroite et rigoureuse dépendance, mais le joug ne leur pèse pas, et il n’est guère de pays où elles aient plus de cœur et plus de grâce dans la vertu : — « Une femme, quel que soit son âge, a dit Manou, doit se souvenir qu’elle est née pour obéir et pour ne jamais rien faire suivant sa propre volonté, même dans sa maison. » — Il ajoute : « Elle doit être toujours de bonne humeur. » — C’est écrit et cela se pratique. Les Hindous semblent s’appliquer à prouver que celui qui donne est plus grand et plus heureux que celui qui reçoit ou qui prend. Sita, l’admirable héroïne du Ramayana, à laquelle nous ne trouvons à comparer dans la légende chrétienne que Geneviève de Bradant et sa biche, chérissait son malheur parce qu’elle aimait Rama. Quand le cœur s’en mêle, les plus dures obéissances ont leur douceur et il y a de la joie dans la servitude.

Si les femmes de l’Inde ne sont plus tenues de se brûler sur le bûcher de leur mari, elles n’ont pas encore acquis le droit de choisir l’homme qu’elles épousent, ni même de le voir avant de l’épouser. On dispose d’elles sans leur consentement, et il arrive souvent qu’on engage leur foi dès leur enfance à un mari qui n’est pas encore né et qui sera ce qu’il pourra. Tel fut le destin de Mankore. Il y avait dans le Guzerate deux princes marchands, Motichand Zaver et Kanur Pitamber : ils étaient amis de table et de jeu, et leurs femmes décidèrent que les premiers enfans qu’elles mettraient au monde s’épouseraient dès que l’âge serait venu ; il se trouva malheureusement que ces deux enfans étaient deux filles. Manbore en fut quitte pour attendre un peu. Quatre ans plus tard, sa mère lui dit : — « Enfin le voilà pourvue ! La femme de notre ami Kantur est accouchée d’un garçon. C’est ton mari ; laisse-lui le temps de grandir. » — Mais les nains ne grandissent pas. Celui-ci était aussi chétif, aussi malingre, aussi noué de corps et d’esprit que Mankore était fraîche, belle, avisée et charmante.

Elle avait seize ans, il en avait douze quand on les maria. En l’apercevant pour la première fois, peu s’en fallut qu’elle ne reculât de trois pas. Elle se remit bien vite de son saisissement : — « Il est tout petit, laid et même difforme, pensa-t-elle, et il paraît stupide. O Brahma, Shiva et Vischnou, je lui donnerai ma santé, ma force, mon intelligence et ma beauté ! » — Quelques heures plus tard, on la conduisait dans la chambre nuptiale. Tremblante, le souffle court, elle s’approche d’un lit magnifique, incrusté d’or et d’argent, parfumé d’encens et de myrrhe. Un avorton y était couché entre deux draps du satin, et cet avorton ronflait. Elle demeura quelque temps étendue à ses pieds sur le parquet. Il ronflait toujours. Elle se relève, le regarde, et, dans un transport subit, elle dépose un chaste baiser sur ses grosses lèvres et sur leur musique. L’idiot se réveille en sursaut, tout effaré, et s’écrie : — « O ma ! ô bapâ ! venez tout de suite à mon secours ! Il y a ici une vilaine femme qui cherche à mordre ma bouche. » — Ou accourut, on consola l’idiot, mais on n’a jamais réussi à lui faire comprendre ce que c’était qu’un baiser d’amour ou de pitié. Mankore le soigne, le dorlote, le chérit, l’adore comme s’il était le plus beau et le plus spirituel des hommes. Elle est sa très humble servante ; elle vénère dans ce magot son seigneur et son maître, l’homme que les Hindoues respectent trop pour prononcer tout haut son nom et qu’elles appellent : Lui. Cette vierge ne veut pas qu’on la plaigne, elle se dit la plus heureuse des femmes. S’il y a une justice au ciel, ce pieux mensonge abrégera le temps de ses métempsycoses et lui assurera son entrée dans la demeure éternelle de Brahma. Jamais l’essence divine n’aura absorbé une âme qui lui ressemblât davantage.

Nous avons dit que M. Behramji avait éprouvé plus d’une surprise en revoyant le Guzerate, qu’il l’avait trouvé fort changé. Il ne s’en plaint pas ; il sait gré aux Anglais de tout ce qu’ils ont fait pour réformer une vieille civilisation qui se survivait, pour en corriger les abus, pour protéger les petites bourses contre les exactions et les petites vies contre le bon plaisir des puissans, pour substituer la loi à l’arbitraire et les bons exemples aux scandales. — « Qu’es-tu devenu, ô mon pays natal ? s’écriait-il, en parcourant les rues de Baroda après vingt ans d’absence. Où sont les antiques traditions et les contes de nourrice qui ont bercé mes premiers sommeils ? Qui a détruit les grandes institutions ? Qui a supprimé les Sathmari, où l’on voyait des êtres humains foulés sous le pied de l’éléphant et de prétendus malfaiteurs brûlés vifs ou cloués à une muraille, ou roulés dans des barils garnis de petites pointes de clous ? Pourquoi ne célèbres-tu plus les fêtes durant lesquelles une centaine de houris à gages étalaient leurs charmes et folâtraient toutes nues dans la cour d’un palais ? Que sont devenus les mariages solennels entre colombes et les réjouissances qui les accompagnaient ? Où sont les fièvres et ton aimable choléra ? O pays de ma naissance, c’en est fait de les gloires, elles se sont évanouies à jamais. On les a remplacées par des tribunaux et des prisons, par des hôtels et des parcs, par des routes et des citernes, par des écoles et des collèges et surtout par ce monstre qu’on appelle une commission municipale. »

Cependant si notre voyageur se plaît à rendre justice à l’administration anglaise, s’il loue ses bonnes intentions et ses bonnes œuvres, il blâme quelques-uns de ses procédés, et constate que les peuples s’accommodent difficilement des sages réformes qu’elle leur impose, que les maîtres de l’Inde s’entendent mieux à commander qu’à persuade et à convaincre, qu’ils ne sont pas toujours aimables et que, dans le Guzerate comme ailleurs, il y a beaucoup de mécontens. Il voyageât un jour en chemin de fer avec un notable indigène de Surate et un Anglais. Pour dormir plus à son aise, l’Anglais allongea ses grosses bottes sur les genoux du notable, qui se débarrassa avec une extrême douceur de cet incommode fardeau. L’Anglais, rouge de colère, lui reprocha de troubler impertinemment son sommeil et, le prenant à la gorge, le menaça de le jeter par la portière. Le notable était un vrai philosophe ; il maîtrisa son émotion et se contenta de murmurer en hindoustani : « Nous avons eu notre jour ; ces gens ont maintenait le leur. » Mais les Hindous ne sont pas tous philosophes, et les petites rancunes engendrent quelquefois les grandes colères.

M. Bebramji reproche aussi aux Anglais de troubler inutilement les eaux tranquilles. Leurs lois sont bonnes, mais ils en font trop ; ils ne tiennent pas assez compte des intérêts, des traditions, des préjugés ; ils ont trop de goût pour le régime réglementaire, et ils compromettent leur autorité par des ingérences déplacées ou indiscrètes. Parmi leurs juges, presque tous intègres, il y a des pédans et des rigoristes ; d’autres sont un peu lestes dans leurs procédés et traitent cavalièrement leur monde. Les grandes iniquités ont disparu, les petites injustices ont pris leur place, et le commun des hommes est plus sensible aux petites choses qu’aux grandes, car, en définitive, la vie se compose de détails. Ce n’est pas tout : les Anglais ont multiplié dans l’Inde, avec un zèle qui les honore, les établissemens d’instruction publique de tout degré, far une conséquence fort naturelle, les indigènes qu’on encourage à s’instruire conçoivent des espérances et de généreuses ambitions qu’on ne se croît point tenu de satisfaire, On les admet dans le conseil législatif du gouverneur-général et dans les magistratures locales de Madras, de Bombay et du Bengale ; ils remplissent l’office de jurés et d’assesseurs, ils siègent dans les tribunaux d’arbitrage et dans les cours de conciliation, ils ont part à l’administration des écoles, des hôpitaux, et ils fournissent aux municipalités le plus grand nombre de leurs commissaires. Mais un bachelier hindou, qui se croit l’égal de ses maîtres en capacité comme en science, s’étonne d’être relégué dans les emplois subalternes et s’indigne qu’on le traite en paria politique. Pour peu qu’il vise trop haut, on lui fait sentir l’énorme ridicule de ses prétentions, on lui rappelle l’humilité de ses origines, on lui déclare en anglais ou en hindoustani que le premier devoir d’un sujet est de se tenir à son rang et à sa place.

Dans toutes les provinces de l’Inde, le parti des mécontens se recrute parmi d’anciens privilégiés, déchus de leur gloire et de leurs prérogatives, parmi d’anciens opprimés, à qui les tracasseries d’une administration trop formaliste font regretter le bon vieux temps et le régime du bon plaisir. Il faut y joindre les jeunes gens instruits de la classe moyenne, qui s’étaient laissé persuader que l’instruction mène à tout et qui se heurtent contre une porte fermée. L’huissier qui la garde leur dît : » Il faut être Anglais pour entrer ici. » — « Vous faites beaucoup pour notre bien, s’écrie M. Behramji ; mais vous ne savez pas toujours vous y prendre, vous manquez d’entregent, et vos réformes ne sont pas goûtées. Quand donc apprendrez-vous aux Hindous à jouir de la vie sous votre administration ? Si vous voulez qu’ils oublient le passé ou qu’ils n’y pensent que pour détester la mémoire des hommes de rapine dont vous les avez délivrés et les superstitions dégradantes dont vous cherchez à les affranchir, donnez-leur des raisons de vous aimer et de regarder avec des yeux de complaisance l’avenir que vous leur préparez. »

Les conquérans les plus sages et les mieux intentionnés font rarement le bonheur de leurs nouveaux sujets ; il est rare aussi qu’un peuple conserve toutes ses qualités et ses vertus natives sous une domination étrangère. Dans plus d’un pays de l’Orient, tout ce qui est en charge n’a ni principes ni scrupules ; mais le peuple reste honnête, et, par une sorte de miracle, la pourriture ne se propage pas de gouvernant à gouverné. D’un bout à l’autre de leur vaste empire, les Anglais ont pris à tâche d’épurer l’administration, de la nettoyer de ses ordures. Les mœurs publiques y ont-elles gagné ? M. Behramji en doute. On a remarqué depuis longtemps que les vieilles industries de l’Inde allaient visiblement en décadence, que tous les efforts pour les perfectionner n’aboutissent qu’à hâter leur déclin ; les traditions se perdent, sans qu’on acquière le maniement et l’entente des procédés nouveaux. Il en est des vertus nationales comme des industries ; il est plus facile de les perdre que de les remplacer. « Autrefois, dit notre auteur, la classe marchande du Guzerate avait une réputation d’incorruptible probité. La parole valait de l’or, et les plus importantes transactions se concluaient verbalement. Quelques-uns de mes lecteurs ont sûrement entendu parler du Sowear de Guzerate, qui reçut de grosses avances d’argent sur un seul poil de sa moustache qu’il mit en gage. Ces jours ne sont plus, et, à l’heure qu’il est, on ne prêterait pas 10 roupies à la barbe la plus florissante et la plus soignée. La moralité commerciale est aujourd’hui très bas dans le Guzerate comme à Bombay. »

Une autre vertu hindoue a reçu des atteintes dont elle aura peine à se remettre. La charité fut toujours considérée dans l’Inde comme la plus sainte des vertus théologales. On y trouvait partout, jusque dans le moindre village, des âmes vouées aux œuvres de miséricorde, des mains donnantes et des cœurs tendres dont l’abondante pitié se répandait sur les petits et même sur les animaux. L’administration anglaise a cru faire merveille en prodiguant les marques de distinction à ceux des indigènes qui consacraient une partie de leur fortune à quelque entreprise d’utilité publique. On leur délivre des patentes de noblesse, on leur accorde aussi la décoration de l’Étoile de l’Inde, on les fait chevaliers, parfois baronnets. M. Behramji se plaint que ces faveurs, souvent octroyées sans discernement, ont perverti les meilleurs instincts du cœur hindou. Les vertus de famille, la charité silencieuse qui se plaisait aux œuvres obscures, ont cédé le pas à la philanthropie fastueuse et bruyante. On lègue ses biens à quelque institution et on dit à la veuve comme à l’orphelin : « Mes chères créatures, pourquoi me demandez-vous de l’argent ? Demandez-en plutôt au gouvernement, ce que je ne saurais faire moi-même sans compromettre ma dignité, et souffrez que je garde mes petits écus pour doter richement mes filles. » C’est la manie de tout conquérant de vouloir que ses sujets soient heureux et honnêtes à sa façon. Laissez aux Hindous leurs vieux bonheur, que vous méprisez, leur vieille morale, qui vous étonne, et ne vous flattez pas que la morale et le bonheur anglais s’acclimatent jamais dans la vallée du Gange.

Parmi les patriotes hindous il y a beaucoup d’hommes d’un esprit fort délié, et M. Behramji est du nombre, qui tout en se plaignant de beaucoup de choses, estiment que l’Angleterre accomplit dans l’Inde une œuvre providentielle, qu’elle y prépare l’avenir et qu’il faut se résigner aux malaises et aux souffrances qu’engendrent nécessairement les âges de transition. Ils osent croire qu’un jour l’Inde appartiendra aux Hindous, que l’Anglais n’est pas éternel ; mats il y avait un grand coup de balai à donner, et l’Anglais est le balayeur choisi du Dieu. Qu’il nettoie consciencieusement la maison, et après, on verra ! Le rêve de M. Behramji est de voir ses 200 millions de compatriotes se transformer en hommes parfaitement raisonnables, et s’il reproche à l’administration anglaise d’être souvent indiscrète ou précipitée dans ses réformes politiques et sociales, il la bénît de tout en qu’elle entreprend pour détruire le fanatisme et pour ruiner les antiques idolâtries. Il a été charmé de voir que le vischnouïsme, qui est la religion dominante du Guzerate, avait perdu de son crédit, que ses impurs mystères étaient célébrés avec moins de ferveur, qu’on respectait un peu moins ses trente-sept grands-prêtres ou maharajas, honorés jadis comme l’incarnation visible de Vischnou, et auxquels tout pieux vaischnava consacrait son corps et son âme, souvent aussi le corps et l’âme de sa femme. N’était-il pas convenu que leurs caresses avaient une vertu occulte et divine, que toute chair était sanctifiée par leurs attouchemens ? Aussi font-ils payer royalement, aujourd’hui encore, leurs moindres faveurs, et ils n’accordent jamais de remise. Ils ont leur tarif, tout se vend chez eux à prix fixe. On leur paie 5 roupies pour avoir l’honneur de les contempler, 20 pour avoir la joie de les toucher, 13 pour être fouaillés de leur main, 17 pour manger le bétel qu’ils ont mâché, 19 pour boire l’eau où ils se sont baignés, 35 pour leur laver le gros orteil, 42 pour être admis à les frotter d’huile parfumée, de 100 à 200 pour goûter dans leur compagnie ce qu’ils appellent l’essence du plaisir. Leur marchandise est de premier choix, achetez-la de confiance, vous ne serez pas volé.

M. Behramji a plus d’indulgence pour les parsis que pour les vaischnavas. Il ne leur reproche que leurs éternelles prières, les six heures qu’ils passent chaque jour à marmotter leurs litanies. Agenouillemens, prosternations, cajoleries et promesses, menaces et bravades, tout leur est bon pour gagner les puissances célestes à leurs désirs, pour obtenir qu’elles leur envoient quelque bonne aubaine ou qu’elles procurent à leur fille un bon parti. M. Behramji ne leur pardonne pas de prendre Dieu pour leur entremetteur ou leur courtier et de s’imaginer que le souverain créateur n’a rien de mieux à faire que d’écouter les petites histoires d’un petit homme. S’il fait peu de cas des prières des parsis, il ne nous dit pas ce qu’il pense de celles des missionnaires anglais ; mais nous le devinons sans peine. Anglicans ou méthodistes, il nous les peint comme de grandes âmes, qui ne sont pas exemptes de petitesse, comme des cœurs chauds, mais souvent étroits, comme des apôtres pleins de zèle et de courage, dont le jugement est gâté par les partis-pris et qui ne voient dans le ciel et sur la terre que ce qu’il leur plaît d’y voir.

Elevé par les missionnaires de Surate, M. Behramji semble avoir abjuré entre leurs mains la religion de ses pères, mais il n’est pas devenu chrétien, et plusieurs centaines de milliers de ses compatriotes sont dans le même cas. Si dévoués qu’ils soient à leur œuvre, les missionnaires anglais n’ont opéré dans l’Inde qu’un nombre dérisoire de conversions ; ils n’en ont pas moins exercé une action considérable sur les esprits. Au Bengale comme dans le Guzerate, le christianisme est le plus énergique des dissolvans. Il ronge et détruit insensiblement les vieilles idolâtries, il ne réussit pas à les remplacer ; l’autel reste vide, on le consacre au dieu inconnu. Les Hindous qui ne croient plus à la très sainte Trimourti, ni aux incarnations de Vischuou, ni à la métempsycose, ne croient pas davantage à la très sainte Trinité, à l’incarnation de Jésus-Christ, à Satan, à l’enfer, et le paradis dont saint Pierre tient les clés a pour eux peu d’attraits. Fatigués de ce monde, de son soleil, de son bruit, ils n’attendront pas d’être vieux pour soupirer après l’oubli éternel, après le divin silence, et ils se représentent le séjour des bienheureux comme un endroit où l’on existe tout juste assez pour pouvoir se réjouir de ne plus être et pour sentir l’ineffable douceur du néant.

M. Behramji est un déiste, un rationaliste convaincu, il appelle de tous ses vœux la fondation d’une église nationale hindoue, qui n’imposera à ses sectateurs aucun autre culte que celui qui consiste, selon le mot de Zoroastre, à bien penser, à bien parler et à bien agir. « Le fond de la religion, nous dit-il, est le désir de ne pas quitter ce monde sans le laisser un peu meilleur qu’on ne l’a trouvé. » Il est curieux de constater que, dans le pays du mysticisme et des pieux ascètes qui pensaient plaire au ciel ou mortifiant leur chair ou apercevoir la lumière céleste en contemplant le bout de leur nez, il se rencontre aujourd’hui des hommes à qui leur raison suffit, des hommes qui ne croient qu’au bon sens et qui lui diraient volontiers : « O notre Père qui êtes aux cieux et qui n’êtes pas souvent sur la terre, que votre règne vienne ! » Les missionnaires de Surate ne doivent pas être contens de M. Behramji. Comme un poète grec, il est fermement persuadé que la meilleure chose de ce monde est l’eau claire. Les apôtres de toutes les confessions ont du goût pour l’eau trouble dont on ne voit pas le fond, parce qu’ils se flattent d’être les seuls qui puissent savoir ce qu’il y a dessous, et il faut devenir leur catéchumène pour connaître le grand secret.


G. VALBERT.

  1. Gujarat and the Gujaratis, Pictures of Men and Manners taken from Life, by Behramji M. Malabari.