Un amant/Partie 1/Chapitre 8

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Traduction par Théodore de Wyzewa.
(p. 125-139).



CHAPITRE VIII


Parfois, en méditant sur ces choses dans la solitude, je me sentais prise d’une terreur soudaine, et je mettais mon bonnet pour aller voir comment tout se passait à la ferme. Ma conscience me persuadait que c’était un devoir d’avertir Hindley de la façon dont on parlait de lui ; mais d’autre part, me rappelant ses mauvaises habitudes invétérées, et désespérant de lui être utile, j’hésitais à entrer de nouveau dans la triste maison. Un jour, j’eus occasion de passer la vieille porte, m’écartant un peu de la route que je suivais pour aller Gimmerton. C’était après dans la période où est maintenant arrivé mon récit. Il faisait une après-midi glaciale et claire, le sol était nu et la route sèche et durcie de gelée. Je parvins à une pierre, à l’endroit où la grand’route s’embranche à gauche vers les landes, une pierre de forme grossière, portant sur le côté nord les lettres W. H., sur le côté est G., et sur le sud-ouest T. G. Cette pierre sert de poteau indicateur pour la Grange, les Heights et le village. Le soleil éclairait en jaune sa tête grise, me rappelant l’été, et je ne sais pourquoi, mais je sentis tout à coup pénétrer dans mon cœur un flot de sensations d’enfance. C’était pour nous, Hindley et moi, un lieu favori il y a, vingt ans. Je considérai longuement ce bloc usé, et, me baissant, j’aperçus au bas un trou encore plein de carapaces de limaçons et de cailloux, toutes choses que nous nous plaisions à y mettre ; et, avec toute la fraicheur de la réalité, il me sembla voir mon ancien compagnon de jeu assis à terre, avec sa tête brune et carrée penchée en avant et sa petite main creusant le sable d’un morceau d’ardoise.

— Pauvre Hindley ! m’écriai-je involontairement.

Je tressaillis, j’eus un moment l’idée que l’enfant levait sa tête et me regardait dans les yeux. Cela ne dura qu’une seconde, mais aussitôt je sentis un besoin irrésistible d’aller aux Heights. Une superstition me poussait à ne pas résister : si par hasard il était mort ! pensais-je, ou s’il doit mourir bientôt, et si ce que j’ai vu est un signe de mort ! À mesure que je m’approchais de la maison, je me sentais plus troublée, et je tremblais de tous mes membres lorsqu’enfin je fus en vue. Mon apparition de tout à l’heure m’avait devancée, je la vis debout, regardant à travers la porte. Telle fut du moins ma première idée en voyant un garçon aux boucles noires, aux yeux bruns, appuyant sur les barreaux sa rude figure : mais un peu de réflexion me fit comprendre que ce devait être Hareton, et pas très changé depuis que je l’avais quitté, dix mois auparavant.

— Dieu te bénisse, mon chéri ! lui criai-je, oubliant à l’instant mes folles alarmes. Hareton, c’est Nelly ! Nelly ta nourrice.

Il se recula hors de prise de mon bras et ramassa un grand fusil.

— Je suis venue pour voir ton père, Hareton, ajoutai-je.

Il leva son arme pour tirer ; je commençai un discours pour l’apaiser, mais je ne pus retenir sa main. La pierre frappa mon bonnet ; et alors, des lèvres tremblantes du petit garçon, sortit un chapelet de jurons qui, soit qu’il les ait compris ou non, étaient prononcés avec une emphase exercée, et contournaient ses traits enfantins dans une horrible expression de méchanceté. Vous pouvez bien penser que ceci m’affligea plus que je n’en fus irritée. Prête à fondre en larmes, je tirai de ma poche une orange et l’offris pour me faire bien venir. D’abord il hésita, puis, l’arracha de mes mains comme s’il imaginait que j’avais l’intention de le tenter et de le désappointer. Je lui en montrai une autre, la tenant hors de sa prise.

— Qui est-ce qui vous a appris ces belles façons de parler, mon garçon ? lui demandai-je. Est-ce le curé ?

— Au diable le curé, et toi aussi ! donne-moi ça ! répliqua-t-il.

— Dites-moi où vous avez pris des leçons, et vous l’aurez, dis-je. Quel est votre maître ?

Il me répondit : « Mon diable de père ! »

— Et qu’est-ce que vous apprenez de votre père ?

Il s’élança sur le fruit, je l’élevai hors de sa portée.

— Et qu’est-ce qu’il vous apprend ? demandai-je.

— Rien, me dit-il, qu’à me tenir en dehors de son chemin. Mon père ne peut rien me commander parce que je jure sur lui.

— Ah ! Et c’est le diable qui vous apprend à jurer sur votre père ?

— Eh ! non, grommela-t-il.

— Qui alors ?

— Heathcliff.

Je lui demandai s’il aimait M. Heathcliff.

— Oui, je l’aime.

Voulant avoir les raisons de cet amour, je pus seulement en tirer des phrases comme : « Je ne sais pas, il repaie à mon père les coups qu’il me donne, il le gronde de me gronder ; il dit qu’il faut que je fasse comme je veux. »

— Et alors le curé ne vous apprend pas à lire et à écrire ? poursuivis-je.

— Non, j’ai entendu dire que le curé aurait ses dents renfoncées dans sa gorge s’il entrait chez nous. C’est Heathcliff qui l’a promis.

Je mis l’orange dans sa main et je lui commandai de dire à son père qu’une femme appelée Nelly Dean attendait à la porte, du jardin, désirant lui parler. Il partit et entra dans la maison, mais au lieu de Hindley, c’est Heathcliff qui se montra sur les marches. Je me retournai aussitôt et descendis la route aussi vite que je pouvais courir, sans m’arrêter, jusqu’à la pierre du grand chemin. Je me sentais aussi effrayée que si j’avais fait sortir un gobelin. Ceci n’a pas grand rapport avec l’affaire de Miss Isabella ; et pourtant, c’est ce qui m’encouragea dans ma résolution de monter une garde vigilante et de faire tout mon possible pour empêcher une aussi mauvaise influence de s’étendre à la Grange, quand même il me faudrait soulever un orage domestique en contrariant le plaisir de Madame Linton.

Lorsque Heathcliff vint, la fois suivante, il se trouva que la jeune demoiselle était occupée à nourrir des pigeons dans la cour. Elle n’avait pas dit un mot à sa belle-sœur depuis trois jours, mais aussi elle avait mis un terme à ses plaintes, et nous y trouvions un grand soulagement. Je savais que Heathcliff n’avait pas l’habitude de témoigner à Miss Linton une seule marque de politesse en dehors de ce qui était strictement nécessaire. Cette fois, dès qu’il L’aperçut, sa première précaution fut de jeter un coup d’œil sur la maison. J’étais debout auprès de la fenêtre de la cuisine, mais je m’étais retirée hors de portée de vue. Je le vis alors s’avancer vers elle et lui dire quelque chose ; elle semblait embarrassée, désireuse de s’en aller ; pour l’en empêcher, il mit sa main sur son bras. Elle se détourna : apparemment il lui avait fait une question où elle ne se souciait pas de répondre. Il y eut de nouveau un regard rapide jeté sur la maison ; puis, supposant qu’on ne le voyait pas, le gredin eut l’impudence de l’embrasser.

— Judas ! Traitre ! m’écriai-je. Vous êtes donc aussi un hypocrite, un trompeur de parti-pris !

— Qui est-ce, Nelly ? dit la voix de Catherine derrière moi.

J’avais été trop occupée de ce qui se passait dehors pour la voir entrer.

— Votre indigne ami, répondis-je avec chaleur, ce monstre là-bas ! Ah ! il nous a vues, il vient ici, je me demande s’il aura le cœur de trouver une excuse plausible pour cet amour qu’il témoigne à Miss quand il vous a dit qu’il la haïssait.

Madame Linton vit Isabella se délivrer de l’étreinte et courir dans le jardin. Une minute après, Heathcliff ouvrit la porte. J’avais peine à m’empêcher de donner libre cours à mon indignation, mais Catherine insista d’un ton fâché pour que je me taise, me menaçant de me faire sortir de la cuisine si j’osais être assez présomptueuse pour intervenir avec ma langue insolente.

— À vous entendre, on croirait que vous êtes la maîtresse ! criait-elle. Il faut que vous restiez à votre place. Heathcliff, à quoi songez-vous de soulever ce tapage ? Je vous ai dit de laisser Isabella tranquille. Je vous prie de le faire, à moins que vous ne soyez las d’être reçu ici et que vous ne souhaitiez que Linton verrouille la porte contre vous.

— Dieu le préserve d’essayer ! répondit le noir vilain, que je détestais en ce moment de tout mon cœur. Dieu le garde doux et patient ! Tous les jours j’ai une envie plus folle de l’envoyer au ciel !

— Silence ! dit Catherine, fermant la porte intérieure, ne me vexez pas. Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à ma requête ? Est-ce elle qui est venue exprès sur votre chemin ?

— Que vous importe ? grommela-t-il. J’ai le droit de l’embrasser si elle veut et vous n’avez pas le droit de m’en empêcher. Je ne suis pas votre mari, vous n’avez pas à être jalouse de moi.

— Je ne suis pas jalouse de vous, répondit la maîtresse. Je suis jalouse pour tous. Éclairez votre figure et ne me faites pas la grimace. Si vous aimez Isabella, vous l’épouserez. Mais, l’aimez-vous ? Dites la vérité, Heathcliff. Là, vous ne voulez pas répondre ! Je suis certaine que vous ne l’aimez pas.

— Et est-ce que M. Linton permettrait à sa sœur de se marier avec cet homme ? demandai-je.

— Il faudrait que M. Linton le permette, répondit ma dame avec décision.

— On pourrait lui en épargner l’embarras, dit Heathcliff ; on se passerait fort bien de sa permission. Et pour ce qui est de vous, Catherine, j’ai envie de vous dire quelques mots, pendant que nous y sommes. Je veux que vous soyez prévenue que je sais que vous m’avez traité d’une façon infernale, infernale, entendez-vous ? Et si vous vous flattez de l’idée que je ne m’en aperçois pas, vous êtes folle, et si vous pensez que je puisse être consolé par de douces paroles, vous êtes une idiote, et si vous vous imaginez que je vais souffrir sans me venger, vous vous convaincrez très prochainement du contraire. En attendant, je vous remercie de m’avoir dit le secret de votre belle-sœur, je vous jure que j’en tirerai tout le parti possible, et tenez-vous à l’écart !

— Quelle nouvelle phase de son caractère est-ce là ? s’écria Madame Linton stupéfaite. Je vous ai traité d’une façon infernale et vous voulez vous venger : comment l’entendez-vous, ingrat animal ? Comment vous ai-je traité d’une façon infernale ?

— Je ne cherche pas de vengeance sur vous, reprit Heathcliff d’un ton moins véhément. Ce n’est pas mon plan. Vous êtes bienvenue à me torturer à mort pour votre amusement, mais il faut que vous me laissiez m’amuser un peu moi aussi dans le même style, et que vous vous reteniez de m’injurier autant qu’il vous est possible. Après avoir rasé mon palais, ne construisez pas une cahute pour me la donner comme une maison, avec une admiration complaisante pour votre charité. Si je pouvais imaginer que vous désirez réellement me voir marié à Isabella, je me couperais la gorge.

— Oh ! le mal est que je ne suis pas jalouse, n’est-ce pas ? cria Catherine. Eh bien ! je ne répète pas mon offre d’une femme, c’est comme si l’on offrait à Satan une âme perdue. Votre joie, comme la sienne, consiste à faire souffrir, et vous le prouvez encore cette fois. Edgar est remis de la mauvaise humeur que lui a inspirée votre venue ; je commence à être rassurée et tranquille ; et vous impatient de nous savoir en paix, vous paraissez résolu à exciter une querelle. Querellez-vous donc avec Edgar, si cela vous plaît, et trompez sa sœur ; vous emploierez ainsi la méthode la plus efficace pour vous venger sur moi.

La conversation cessa, Madame Linton s’assit auprès du feu, toute rouge et la mine sombre. Le démon qui était en elle devenait intraitable ; elle ne pouvait ni le congédier ni le retenir. Lui se tenait debout les bras croisés, ruminant ses mauvaises pensées, et c’est dans cette situation que je les laissai pour aller chercher le maître, qui se demandait ce qui retenait si longtemps Catherine en bas.

— Ellen, dit-il quand j’entrai, avez-vous vu votre maîtresse ?

— Oui, monsieur, elle est dans la cuisine, répondis-je. Elle est mise hors d’elle-même par la conduite de M. Heathcliff, et en vérité, je crois qu’il est temps d’arranger ses visites sur un autre pied. On se fait tort à être trop doux, et maintenant, voilà où ça en est arrivé. Je racontai la scène dans la cour, et tout ce que je pus de la dispute qui avait suivi. J’imaginais que cela ne pouvait nuire beaucoup à Madame Linton, à moins que l’envie ne lui prit de défendre son hôte. Edgar Linton eut peine à m’écouter jusqu’au bout.

— C’est intolérable, s’écria-t-il. Il est honteux qu’elle le reconnaisse pour ami et me force à subir sa compagnie. Appelez-moi deux hommes de l’écurie. Ellen. Catherine ne restera pas un moment de plus à causer avec ce bas ruffian ; j’en ai assez.

Il descendit, et ordonnant aux domestiques d’attendre dans le passage, il entra avec moi dans la cuisine. Les deux personnes que j’y avais laissées avaient recommencé leur aigre discussion, du moins Madame Linton était en train de gronder avec une vigueur renouvelée. Heathcliff s’était retiré vers la fenêtre et laissait pendre sa tête, paraissant un peu démonté par la violence de ses reproches. C’est lui qui le premier s’aperçut de l’entrée de Linton ; il fit rapidement signe à Catherine d’avoir à se taire, ce qu’elle fit, s’arrêtant net, dès qu’elle vit elle-même son mari.

— Qu’est-ce donc ? dit Linton s’adressant à elle. Quelle idée vous faites-vous donc des convenances, pour rester ici après le langage qui a été tenu par ce vaurien ? Si vous ne vous en êtes pas fâchée, c’est, je suppose, parce que c’est sa façon habituelle de parler. Vous êtes accoutumée à sa bassesse, et vous vous imaginez peut-être que je finirai par m’y accoutumer moi-même.

— Avez-vous donc écouté à la porte Edgar ? demanda Catherine, sur un ton calculé pour irriter son mari, impliquant à la fois de l’insouciance et du mépris. Heathcliff, qui avait levé les yeux au premier discours, accompagna cette répartie d’un ricanement qui semblait destiné à attirer sur lui l’attention de M. Linton, et il y réussit ; mais Edgar avait résolu de s’expliquer sans éclat de passion.

— Si j’ai tout supporté de vous jusqu’à présent, monsieur, dit-il tranquillement, ce n’est pas que j’aie ignoré votre caractère misérable et dégradé ; mais je sentais que vous n’en étiez responsable qu’en partie, et comme Catherine désirait conserver votre connaissance, j’ai eu la folie d’y consentir. Mais votre présence est un poison qui corromprait ce qu’il y a de meilleur. C’est pour cela et afin de prévenir des conséquences pires, que je vous refuserai dorénavant le droit d’entrer dans cette maison, et que j’exige en ce moment votre départ immédiat. Trois minutes de retard, et je me verrai dans la nécessité de vous y contraindre.

Heathcliff mesura d’un regard plein de dérision la hauteur et la largeur de celui qui l’interpellait.

— Cathy, votre agneau menace comme un taureau, dit-il, il court risque de briser son crâne contre mes doigts. Pardieu, Monsieur Linton, je regrette profondément que vous ne vailiez pas la peine d’être abattu.

Mon maître jeta un coup d’œil vers le passage et me fit signe d’aller chercher les hommes, n’ayant aucune envie de se risquer dans une rencontre personnelle. J’obéis, mais Madame Linton, soupçonnant quelque chose, me suivit, et, au moment où j’essayais de les appeler, elle me tira en arrière, poussa la porte et la ferma.

— Voilà de beaux moyens ! dit-elle, en réponse au regard surpris et irrité de son mari. Si vous n’avez pas le courage de l’attaquer, faites vos excuses ou laissez-vous battre. Cela vous corrigera de l’envie de simuler plus de valeur que vous n’en avez. Non, j’avalerai la clé plutôt que de vous la donner. Ah, je suis bien récompensée de ma bonté pour chacun ! Après ma constante indulgence pour la nature faible de l’un et la nature mauvaise, méchante, de l’autre, je garde en remerciement deux marques d’aveugle et stupide ingratitude. Edgar, j’étais en train de vous défendre vous et les vôtres, et maintenant je souhaite que Heathcliff puisse vous battre à vous rendre malade, pour vous punir d’avoir osé penser d’aussi mauvaises choses sur moi.

Il n’y avait pas besoin de le battre pour produire cet effet sur le maître. Il cessa d’arracher la clé des mains de Catherine, et celle-ci l’ayant jetée dans le feu, il fut pris d’un tremblement nerveux en même temps que sa figure devenait d’une pâleur mortelle. Il lui fut impossible de retenir cet excès d’émotion, un mélange d’angoisse et d’humiliation l’envahit complétement. Il s’appuya sur le revers d’un siège et détourna son visage.

— Ô ciel ! Dans les anciens temps, cela vous aurait gagné le titre de chevalier, s’écria Madame Linton. Nous sommes vaincus ! Nous sommes vaincus : Heathcliff ne voudra pas plus élever un doigt contre vous qu’un roi mettre son armée en marche contre une colonie de souris. Réjouissez-vous ! On ne vous fera pas de mal. Ce n’est pas un agneau que vous êtes, mais une petite levrette gâtée.

— Je vous souhaite bien du plaisir avec ce lâche à sang de lait, Cathy ! dit son ami. Je vous fais compliment de votre goût. Voilà donc la chose peureuse et frissonnante que vous m’avez préférée ! Je ne voudrais pas le frapper de mon poing, mais, si je pouvais le retourner avec mon pied, j’en aurais bien de la satisfaction. Est-ce qu’il pleure, ou bien est-ce que la peur l’a fait s’évanouir ?

Le compagnon s’approcha et poussa la chaise où était Linton. Il aurait mieux fait de rester à distance, car, d’un saut, mon maître fut debout et le frappa en plein sur la gorge d’un coup qui aurait abattu un homme moins solide. Le coup arrêta sa respiration pendant une minute, et pendant qu’il étranglait, M. Linton sortit par la porte du fond donnant sur la cour, et revint par là vers la porte d’entrée.

— Là, voilà ce que vous rapporte votre venue ici ! cria Catherine. Allez vous-en maintenant ! il va revenir avec une poignée de pistolets et une demi-douzaine d’assistants. S’il a entendu notre conversation, bien sûr il ne vous pardonnera jamais. Vous m’avez joué un mauvais tour, Heathcliff ! Mais partez, hâtez-vous !

— Supposez-vous que je vais m’en aller avec ce coup brûlant dans ma gorge ? tonna Heathcliff. Non, par l’enfer ! Je veux écraser ses côtes comme une noisette pourrie avant de passer le seuil. Si je ne l’abats pas à présent, je le tuerai une autre fois ; si vous mettez du prix à son existence, laissez-moi donc aller le trouver.

— Mais il ne vient pas par ici, déclarai-je, risquant un mensonge ; le cocher et les deux jardiniers sont là ; vous n’allez pas, bien sûr, attendre qu’ils vous jettent hors d’ici ! Chacun d’eux est armé d’une trique ; et il est bien probable que le maître sera en observation à la fenêtre du parloir, pour voir s’ils remplissent ses ordres.

Les jardiniers et le cocher étaient là en effet ; mais Linton était avec eux ; déjà ils étaient entrés dans la cour. Après réflexion, Heathcliff résolut d’éviter une lutte contre ces inférieurs. Il saisit le tisonnier, écrasa le loquet de la porte intérieure, et parvint à s’échapper au moment où ils entraient.

Madame Linton, très excitée, m’ordonna de l’accompagner en haut. Elle ne savait pas la part que j’avais prise dans cette histoire, et j’étais fort préoccupée de la garder dans son ignorance.

— Je suis à peu près folle, Nelly ! s’écria-t-elle en se jetant sur le sopha. Un millier de marteaux battent dans ma tête. Dites à Isabella de m’éviter : c’est à elle qu’est dû tout ce tapage, et si elle ou quelque autre aggravait ma colère en ce moment, j’entrerais en fureur. Et, Nelly, dites à Edgar, si vous le voyez aujourd’hui, que je suis en danger d’être sérieusement malade. Je voudrais que ce soit vrai. Il m’a choquée et désolée affreusement. Je veux qu’il prenne l’alarme. De plus, il serait capable de venir et de commencer un chapelet de reproches et de plaintes ; je ne manquerais pas de récriminer, et Dieu sait où nous finirions. Voulez-vous faire comme je vous dis, ma bonne Nelly ? Vous êtes témoin que je ne suis pas à blâmer dans cette affaire. Quel démon l’a pris de se mettre à écouter aux portes ? Les discours d’Heathcliff étaient très outrageants, après que vous nous avez quittés ; mais j’aurais vite fait de le détourner d’Isabella, et le reste n’avait pas d’importance. Maintenant tout est remis au pire, par cette folle envie d’entendre dire du mal de soi, qui hante certaines gens comme un démon ! Si Edgar n’avait pas écouté notre conversation, il n’en serait jamais résulté aucun dommage. Vraiment, quand il s’est adressé à moi sur ce stupide ton fâché de déplaisir, après que j’avais grondé Heathcliff à son sujet jusqu’à m’enrouer, je n’ai plus eu souci de ce qu’ils pouvaient se faire l’un à l’autre ; d’autant plus que je sentais que, de quelque façon que la scène se terminât, nous serions tous séparés l’un de l’autre pour Dieu sait combien de temps. Eh bien, si je ne peux pas garder Heathcliff pour ami, si Edgar veut être lâche et jaloux, j’essaierai de briser leurs cœurs en brisant le mien. Ce sera une prompte façon d’en finir, si je suis poussée à bout. Mais c’est une conduite à réserver pour un cas désespéré ; je ne voudrais pas prendre Linton par surprise. Jusqu’à présent il a été discret, dans sa crainte de me provoquer ; il faut que vous lui représentiez le danger qu’il y aurait à quitter cette attitude, et que vous lui rappeliez ma nature passionnée qui arrive tout de suite à la frénésie, une fois excitée. Et puis je voudrais que vous chassiez de votre figure cette expression d’apathie, et que vous paraissiez un peu plus anxieuse à mon sujet.

Évidemment la froideur avec laquelle je recevais ces instructions était plutôt faite pour exaspérer, car elles étaient délivrées en parfaite sincérité. Mais je pensai qu’une personne qui pouvait spéculer à l’avance sur l’effet de ses crises de passion pouvait aussi, par un acte de volonté, exercer un contrôle suffisant sur soi-même dans les cas les plus excitants ; et je n’avais aucune envie d’alarmer son mari, comme elle disait, et d’ajouter encore à ses ennuis, simplement pour servir l’égoïsme de la jeune femme. Aussi ne dis-je rien au maître lorsque je le vis marcher vers le parloir ; mais je pris la liberté de retourner sur mes pas pour écouter s’ils reprendraient leur querelle. C’est lui qui commença à parler le premier.

— Restez où vous êtes, Catherine ! dit-il sans aucune colère dans sa voix, mais avec une réserve pleine de tristesse. Je ne viens que pour un moment. Je ne veux ni vous faire des reproches ni me réconcilier avec vous, mais simplement savoir au juste si, après les événements de ce soir, vous avez l’intention de continuer votre intimité avec…

— Oh par pitié, interrompit la maîtresse, en tapant du pied, par pitié, finissez-en pour maintenant ! Votre sang toujours froid ne connaît pas la fièvre ; vos veines sont pleines d’eau gelée, mais les miennes sont bouillantes et la vue de tant de froideur les fait danser encore plus vite.

— Si vous voulez que je vous débarrasse de ma présence, continua M. Linton, répondez à ma question. Il faut que vous y répondiez, et cette violence ne m’alarme pas. J’ai découvert que vous pouviez être aussi stoïque qu’une autre quand il vous plaisait. Voulez-vous désormais abandonner Heathcliff ou moi ? Il est impossible que vous soyez en même temps son amie et la mienne ; et j’ai absolument besoin de savoir lequel des deux vous choisirez.

— Et moi, j’ai besoin d’être laissée seule ! s’écria Catherine d’un ton furieux. Je l’exige ; ne voyez-vous pas que je puis à peine me tenir debout ? Edgar, laissez-moi.

Elle tira la sonnette jusqu’à la briser et j’entrai avec le plus de calme que je pus. Cela aurait suffi pour mettre à bout l’humeur d’un saint, ces rages affolées et méchantes. Elle était étendue, frappant de sa tête contre le bras du sofa, et grinçant des dents comme si elle voulait les écraser. M. Linton se tenait debout, la considérant avec une expression soudaine d’inquiétude et de regret. Il me dit d’aller chercher un peu d’eau, car elle n’avait plus de souffle pour parler. Je rapportai un verre plein, et comme elle ne voulait pas boire, je le lui jetai sur la figure ; en quelques secondes, nous la vîmes devenir roide, renverser les yeux, tandis que ses joues, tout d’un coup livides, prenaient l’aspect de la mort. Linton était terrifié.

— Cela n’a pas d’importance, murmurai-je. Je voulais l’empêcher de céder, tout en me sentant effrayée dans mon cœur.

— Mais elle a du sang sur ses lèvres ! dit-il en frissonnant.

— Oh, ne vous en occupez pas, répondis-je sèchement. Et je lui dis comment, avant qu’il n’arrivât, elle avait pris la résolution d’avoir une crise de fureur. J’eus l’imprudence de lui faire ce rapport à haute voix, et elle m’entendit ; car elle se dressa, ses cheveux volant sur ses épaules, ses yeux étincelant, les muscles de son cou et de ses bras faisant saillie d’une façon extraordinaire. Je me résignais à avoir au moins quelques os brisés ; mais elle ne fit que regarder autour d’elle quelques instants, et s’élança hors de l’appartement. Le maître m’ordonna de la suivre, et je le fis, jusqu’à la porte de sa chambre ; mais elle m’empêcha d’y entrer en s’enfermant à clé.

Le lendemain matin, comme elle ne faisait pas mine de vouloir descendre pour le déjeuner, je montai lui demander si elle voulait que je lui apporte son déjeûner dans sa chambre.

— Non ! répondit-elle d’un ton péremptoire. Je répétai la même question et reçus la même réponse au dîner et au thé, et aussi le matin d’après. M. Linton de son côté passait son temps dans la bibliothèque, sans s’informer de ce que faisait sa femme. Il avait eu une heure d’entretien avec Isabella, et avait fait tout son possible pour arracher d’elle l’expression du sentiment d’horreur que devaient lui avoir inspiré les avances d’Heathcliff ; mais il ne put avoir d’elle que des réponses évasives, et dut clore l’examen sans avoir satisfaction. Il ajouta seulement, de la façon la plus formelle, que si elle était assez déraisonnable pour encourager cet indigne prétendant, cela suffirait pour rompre tout lien de parenté entre elle et lui.