La Muse au cabaret/Un amateur d’alcool

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La Muse au cabaretLibrairie Charpentier et Fasquelle (p. 55-58).


UN AMATEUR D’ALCOOL


À Gabriel Mourey.


Vous ne connaissez pas la salle Dupuytren ?…
Je vous en félicite,
Il faut avoir le cœur bardé d’un triple airain,
Pour lui faire visite.

Des mille objets hideux entassés en ce lieu,
Qu’il faut voir pour y croire,
Je ne veux retenir qu’une chose, pour le
Besoin de mon histoire :

Et ce sont des fœtus ignoblement bouffis,
Sans nulle forme humaine,
Mollissant dans l’alcool comme des fruits confits.
Eh bien, ces phénomènes,


Ces monstruosités que vous, gens délicats,
Trouveriez horrifiques,
Pour ceux du « bâtiment » sont simplement des « cas »
Rares et magnifiques !

Or, un jour, le docteur que le Gouvernement
Prépose à ce musée,
Comme il s’y promenait pour passer un moment,
Crut sa vue abusée,

Constatant ses fœtus à sec dans leurs bocaux…
Indicibles merveilles,
Acquises à quel prix d’efforts chirurgicaux !
 « Tu dors, ou si tu veilles ?… »

Se dit-il. — « Tant d’alcool que l’on m’a dérobé !
Car je ne puis pas croire
Que jamais mes fœtus aient le tout absorbé.
Quelqu’un doit me le boire… »

En effet. Quelque temps après, le gardien
De salle, un vrai colosse,
Raconta qu’il buvait son verre quotidien
De cet alcool atroce.

Et le plus curieux, c’est que cet animal,
Loin de tomber en cendre,
Bien mieux, n’avait pas l’air de s’en porter plus mal.
C’était de quoi surprendre.


« Palsambleu ! songea le savant — ce gaillard-là
Doit avoir les entrailles
En furieux état. Il faudra voir cela,
Après ses funérailles. »

Il le fit venir et lui dit : « Vieux dégoûtant !
Va, je connais ton vice.
Vends-moi ton corps (pour quand tu seras mort, s’entend)
Service pour service. »

Vous devez bien penser que notre saligaud
Accepta tout de suite.
Ayant de l’or, il but à tire-larigot
Un jus moins insolite.

Il se fut vite « bu ». Dame ! c’était fatal.
Mettez-vous à sa place…
Ce qui fait qu’il revint à son alcool fœtal,
Dont le nom seul nous glace.

Au surplus, le patron ses bocaux emplissait,
Au fur et à mesure
Que l’autre les vidait. Parfois il s’accusait
De sa manœuvre obscure :

« Mon Dieu — se disait-il — ce malheureux « Coupeau »
À coup sûr il me navre,
Mais, n’est-il pas heureux ? Et puis, combien plus beau
En sera son cadavre ! »


Hélas ! Dans son ardeur scientifique, il n’avait
Pas songé que peut-être
Il pouvait bien aussi dans le « champ de navets »
Avant lui disparaître.

C’est justement ce qu’il advint. Quant au gardien
Il bénit sa mémoire,
Et vécut fort longtemps, avec son air de rien,
Et sans cesser de boire.

C’est la Vie ! Et comme en définitive, son
Corps lui restait pour compte,
Et qu’il en connaissait la valeur, mon cochon
Alla de sorte prompte,

Chez un autre docteur, au courant de son cas,
Afin de le revendre.
Il en tira, dit-on, deux ou trois cents ducats.
C’est toujours bon à prendre.

Puis, de nouveau, laissant ses bocaux au rebut,
D’autant qu’ils étaient vuides,
Pour la seconde fois, notre ivrogne se « but »…
Ou du moins je le cuyde.