Un demi-siècle de pensée française

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Un demi-siècle de pensée française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 98-126).
UN DEMI-SIÈCLE
DE
PENSÉE FRANÇAISE

Au mois de décembre 1870, en plein siège de Paris, au Collège de France, dans une leçon sur la Chanson de Roland, Gaston Paris s’exprimait ainsi :


Je professe absolument et sans réserve cette doctrine, que la science n’a d’autre objet que la vérité, et la vérité pour elle-même, sans aucun souci des conséquences bonnes ou mauvaises, regrettables ou heureuses, que cette vérité pourrait avoir dans la pratiqué '... Ainsi comprises, les études communes, poursuivies avec le même esprit dans tous les pays civilisés, forment au-dessus des nationalités restreintes, diverses et trop souvent hostiles, une grande patrie qu’aucune guerre ne souillé ', qu’aucun conquérant ne menace, et où les âmes trouvent le refuge et l’unité que la cité de Dieu leur a donnés en d’autres temps.


Quarante-quatre ans plus tard, un autre professeur au Collège de France, ne se piquant pas, celui-là, de planer « au-dessus de la mêlée, » mais « mû par une force supérieure à sa volonté, » venait jeter, du haut de la tribune de l’Académie des Sciences morales, « un cri d’horreur et d’indignation. » Au nom des « vivans et des morts, » M. Henri Bergson « vouait à l’universelle exécration les crimes méthodiquement commis par l’Allemagne. » Et il ajoutait :


On a dit que le dernier mot de la philosophie était « comprendre et ne pas s’indigner. » Je ne sais; mais si j’avais à choisir, j’aimerais encore mieux, devant le crime, m’indigner et ne pas comprendre. Fort heureusement, le choix n’est pas nécessaire. Il y a des colères qui puisent, au contraire, dans l’approfondissement de leur objet, la force de se maintenir ou de se renouveler. La nôtre est de celles-là.


Séparées par près d’un demi-siècle, ces deux déclarations symbolisent assez bien, dans leur vivant contraste, d’une part, l’étal d’esprit qui régnait en France au moment de la guerre franco-allemande, et, d’autre part, celui dont paraissent heureusement animées les jeunes générations. Ce « renversement » d’opinion est l’un des plus instructifs de l’histoire. On ne s’expliquerait pas, ou l’on s’expliquerait mal, « le miracle français, » si l’on ne se représentait pas avec une certaine exactitude les étapes de cette évolution, morale autant qu’intellectuelle. Suivre et dessiner avec précision la courbe de la pensée française en ce dernier demi-siècle, ce serait mieux comprendre l’âme de la France nouvelle, celle d’aujourd’hui sans doute, mais aussi celle de demain.

Un fort bon livre récent [1], — hélas ! posthume, — peut nous y aider excellemment. L’auteur, George Fonsegrive, dont on a pu lire ici même d’intéressantes pages sur la Morale contemporaine, était une des personnalités originales de notre temps. Philosophe de profession, et philosophe catholique, esprit très ouvert, très actif et très informé, un peu rapide peut-être, avec des velléités de hardiesse et de brusques accès de timidité, très sage au fond, loyal et généreux, il s’était exercé dans les genres les plus divers : articles et essais de toute sorte, études philosophiques et sociales, religieuses et morales, romans sociaux, tout lui était un moyen d’exprimer et de répandre des idées qu’il jugeait utiles et vraies. Les « directions » de Léon XIII avaient été accueillies par lui avec une enthousiaste ferveur, et toute sa vie, il s’est efforcé de les suivre, de travailler à réconcilier « l’Église et le siècle. » Sous le pseudonyme d’Yves Le Querdec, il avait publié de vivantes et curieuses Lettres d’un curé de campagne et d’un curé de canton qui eurent un vif succès et qui, suivies du Journal d’un évêque[2], orientèrent très heureusement nombre d’activités sacerdotales. Il avait dirigé pendant dix ans une vaillante revue d’avant-garde, la Quinzaine, qui a joué son bout de rôle dans la mêlée contemporaine et où se sont formés bien des jeunes talens. Toujours « très attentif au mouvement des idées, » il avait consacré son dernier livre à l’étude de l’évolution spirituelle en France entre les années 1880 environ et 1914. L’ouvrage est, en son ensemble, extrêmement suggestif. Dans un travail de cette étendue et de cette complexité, il est toujours possible de reprendre tel ou tel détail, de discuter tel ou tel jugement. On aurait pu souhaiter, par exemple, une exposition moins morcelée, un souci plus rigoureux de la chronologie. Mais tel qu’il est, personne ne saurait nier que le livre de George Fonsegrive forme l’enquête la plus sérieuse et la plus complète que nous possédions encore sur cette importante période de notre histoire morale.


I

Remontons, pour bien assurer notre point de départ, un peu plus haut que ne l’a fait George Fonsegrive, et plaçons-nous aux environs de l’année 1865. C’est l’année où Claude Bernard publie sa mémorable Introduction à l’étude de la Médecine expérimentale. Taine vient de faire paraître son Histoire de la littérature anglaise, et Renan, sa Vie de Jésus ; Flaubert, sa Salammbô, et Leconte de Lisle, ses Poèmes barbares ; Berthelot, enfin, sa Chimie organique fondée sur la synthèse. Quelques différences qu’il puisse y avoir entre toutes ces œuvres, — et, par exemple, celle de Claude Bernard ouvre, à divers égards, des voies nouvelles, — elles n’en manifestent pas moins les mêmes tendances, et il n’est pas très malaisé d’en dégager la commune philosophie.

Une idée maîtresse s’est imposée à toute cette génération d’écrivains ou de penseurs avec une force d’obsession véritablement extraordinaire : celle de la Science, conçue comme l’unique discipline de l’esprit et comme l’arbitre suprême de l’action. Considérer le monde, — et non pas seulement le monde des corps, mais le monde des âmes, — comme un ensemble de phénomènes liés, dont il s’agit, à l’aide de la seule raison critique, d’étudier passivement les relations et de découvrir, ou plutôt d’enregistrer les lois : telle est la notion qu’expriment ou que suggèrent tous les grands livres du temps. On distinguait jadis entre les sciences morales et les sciences physiques. Cette distinction doit être abolie. Il n’y a qu’une science, la science positive, pour ne pas dire la science mathématique ; et l’on ne désespère pas de trouver un jour la formule unique qui contient toutes les autres et qui nous donnera l’explication totale de l’univers. Cette science, à son tour, pour pouvoir se constituer, suppose que tout dans la nature est régi par la loi de l’universel mécanisme : la liberté, le miracle, le surnaturel sont des illusions d’un autre âge. Le nouveau rationalisme a réponse à tout et il suffit à tout : « Dans cet emploi de la science, écrivait Taine, et dans cette conception des choses, il y a un art, une morale, une politique, une religion nouvelles, et c’est notre affaire aujourd’hui de les chercher. »

À ces paroles de Taine font écho les esprits les plus divers. « L’art et la science, — disait déjà Leconte de Lisle dans la Préface de la première édition de ses Poèmes antiques, — l’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergens de l’intelligence, doivent désormais tendre à s’unir étroitement, sinon à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; l’autre en a été l’exposition lumineuse et raisonnée. Mais l’art a perdu cette spontanéité primitive ; c’est à la science de lui rappeler ses traditions oubliées qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres. » Et Renan, dans l’Introduction de sa Vie de Jésus : « Ce n’est pas au nom de telle ou telle philosophie, c’est au nom d’une constante expérience, que nous bannissons le miracle de l’histoire. » La science est pour lui le « grand agent de la conscience divine. » « Organiser scientifiquement l’humanité, — dira-t-il encore, avant Ostwald, dans l’Avenir de la Science, — tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse, mais légitime prétention. » Et Berthelot d’écrire à son tour : « C’est la science qui établit seule les bases inébranlables de la morale. » Et ailleurs, dans la Préface de ses Origines de l’alchimie : « Le monde est aujourd’hui sans mystère ; la conception rationnelle prétend tout éclairer et tout comprendre; elle s’efforce de donner de toutes choses une explication positive et logique, et elle étend son déterminisme fatal jusqu’au monde moral. Je ne sais si les déductions impératives de la raison scientifique réaliseront un jour cette prescience divine, qui a soulevé autrefois tant de discussions et que l’on n’a jamais réussi à concilier avec le sentiment non moins impérieux de la liberté humaine. En tout cas, l’univers matériel entier est revendiqué par la science, et personne n’ose plus résister en face à cette revendication. »

Cette religion, ou, pour mieux dire, cette superstition de la science, ce scientisme, comme on l’appelle aujourd’hui, a des origines multiples. Il nous vient, au témoignage de Taine, pour une large part, d’Allemagne [3]. Taine et Renan, qui en ont été parmi nous les plus éloquens interprètes, sont nourris de Hegel et de philosophie allemande, et c’est chez les penseurs d’outre-Rhin qu’ils ont puisé ce goût des grandes idées trop simples, des abstractions déformatrices, des généralisations aventureuses, des systèmes insuffisamment vérifiés qui a si souvent vicié leurs plus séduisantes conceptions. Parmi les autres apports dont s’est, chemin faisant, enrichi la doctrine, le mécanisme cartésien, le rationalisme spinoziste, l’idéologie voltairienne ou encyclopédique, le positivisme français et anglais, le darwinisme semblent avoir fourni divers élémens. Mais si le panthéisme allemand n’avait pas utilisé et fécondé ces suggestions, s’il n’avait pas donné ses cadres, son inspiration et ses théories maîtresses, on n’eût pas songé à confisquer, au profit d’une philosophie particulière, d’une religion d’un nouveau genre, les progrès, d’ailleurs admirables, les découvertes et les hypothèses des sciences positives en ce dernier siècle.

On a parfois reproché à cette philosophie d’être entachée de matérialisme, et, en le lui reprochant, on avait tout ensemble raison et tort. Oui, certes, Renan et Taine avaient beau jeu à protester ou à sourire, quand ils entendaient formuler pareille accusation, et, de fait, les pages abondent dans leur œuvre, qui contredisent le matérialisme. Il n’en est pas moins vrai que Taine et Renan, et nombre de leurs contemporains avec eux, en réduisant tout à la science, — et à la science positive, — en effaçant les distinctions nécessaires entre les divers « ordres » de réalités et de points de vue, affectaient de ne tenir compte que de ce qui se compte et de ce qui se pèse, et, selon le mot d’Auguste Comte, ils s’efforçaient de ramener le supérieur à l’inférieur, et d’expliquer celui-là par celui-ci. A l’insu, et contre le vœu de leurs auteurs, les conceptions qui triomphaient chez nous à la veille de la guerre franco-allemande tendaient, pour la plupart, comme vers leur limite extrême, au monisme matérialiste de Hæckel.

Ces conceptions ne s’étaient point imposées à l’esprit public sans soulever quelques objections. Celles qui vinrent des représentans officiels du spiritualisme chrétien n’eurent pas toute l’originalité qu’on aurait pu souhaiter, et on les trouva généralement un peu surannées. Seul, le P. Gratry, dans ses polémiques contre ceux qu’il appelait « les sophistes, » sut trouver, pour défendre les thèses traditionnelles, des argumens nouveaux, et si sa pensée, souvent aventureuse, avait toujours eu autant de solidité et de profondeur qu’elle avait d’éclat, de subtilité et de générosité, il aurait pu être pour ceux qu’il critiquait un redoutable adversaire. Quant à l’éclectisme, depuis de longues années il piétinait sur place; il ne se renouvela point pour la circonstance. C’est tout au plus si quelques penseurs indépendans, plus ou moins apparentés à l’école, tantôt directement, et tantôt indirectement, réussirent à porter aux nouvelles doctrines certains coups particulièrement bien assenés : Caro, d’abord, dont on a trop médit, et qu’on vanterait peut-être davantage, s’il était moins bon écrivain; Cournot ensuite, savant, économiste et surtout philosophe de premier ordre, dont les libres spéculations sont à l’origine de bien des idées toutes contemporaines; enfin, et peut-être surtout Félix Ravaisson. Celui-ci, dont le fameux Rapport sur la philosophie en France au XIXe siècle est de 1867, aurait pu être, s’il l’avait voulu, un grand chef d’école. Nourri d’Aristote, de Schelling, — et de Pascal, — ouvert à toutes les idées et à tous les systèmes, il ne tenait qu’à lui de fonder et d’organiser le vrai spiritualisme moderne, de l’accorder avec les données essentielles de la révélation chrétienne, et, d’autre part, avec les nouvelles conceptions philosophiques et scientifiques. Mais il était poète, et artiste, et, partant, un peu dilettante. Il répugnait aux longs efforts continus, aux livres développés et multipliés, au dogmatisme persévérant et volontaire, bref, à l’apostolat intellectuel. Il s’est contenté de montrer de haut la voie à suivre, et dans un très beau style un peu sibyllin, de prodiguer les indications ingénieuses et fécondes, les intuitions pénétrantes, les vues profondes et, parfois, prophétiques. Fontenelle disait que, s’il avait la main pleine de vérités, il la garderait scrupuleusement fermée; moins égoïste que Fontenelle, Ravaisson s’est contenté de l’entr’ouvrir.

Quels que fussent le talent ou l’autorité de semblables adversaires, il leur était difficile de disputer la faveur publique à un Taine ou à un Renan, — qui semblaient avoir toute la science et tous les savans derrière eux, et qui, en tout cas, avaient avec eux, non seulement la jeunesse, que leurs tendances iconoclastes leur avaient tout naturellement ralliée, mais presque toute la littérature contemporaine. Par réaction contre le romantisme, en effet, la plupart des écrivains d’alors ne visaient qu’à Inobservation, à la description, à l’analyse de ce qu’ils appelaient « la réalité. » C’est le moment de la « littérature brutale. » « Ce moment, écrivait J.-J. Weiss, s’est marqué dans Madame Bovary, dans les Faux Bonshommes, dans le Demi-Monde, le Fils naturel, les écrits philosophiques et historiques de M. Taine : toutes œuvres que caractérisent la conception mécanique de l’âme humaine, un mépris singulier de l’homme, un style sec et tranchant, circonscrit dans la notation impassible des effets et des causes. » « Anatomistes et physiologistes, s’écriait à son tour Sainte-Beuve, à propos de Flaubert, je vous retrouve partout ! » Et c’était vrai. Et lui-même se remettait à leur école. La critique, le roman, l’histoire, même la poésie et le théâtre, tous les genres, toutes les œuvres s’inspirent de la science, tendent à se pénétrer d’esprit scientifique. La philosophie que recouvrent ou que suggèrent tous les livres considérables du temps, c’est exactement celle que Taine va prochainement formuler dans l’Intelligence.


II

La guerre de 1870 éclate. Et, tout d’abord, en dépit de l’ébranlement produit dans les consciences par nos désastres, il ne semble pas que rien soit changé dans les dispositions des esprits. Tout au plus peut-on noter que la défaite a développé en eux un profond dégoût et un fâcheux mépris de l’action Mais la science, qui avait été du reste l’un des facteurs des victoires allemandes, n’a rien perdu de son prestige, et l’on ne cherche pas à discuter ses bienfaits. Les théories de Darwin, popularisées et vulgarisées plus que repensées par Spencer, se répandent et se font accepter des esprits les plus divers; elles ne font au surplus que corroborer et préciser les vues, d’ailleurs déformées, de Hegel sur le devenir universel. Sous ces différentes influences, toute une école littéraire se forme, l’école naturaliste, qui, poussant à bout les principes de la génération précédente, revendique le droit d’ignorer l’âme et de peindre le corps dans toutes ses attitudes, fût-ce les plus désobligeantes. Sous prétexte d’être sincère et d’être vrai, d’appliquer les dernières découvertes de la psycho physiologie et les plus récentes conceptions de la science, de collaborer à la grande œuvre moderne, qui est l’œuvre proprement scientifique, Zola et ses disciples se sont improvisés les théoriciens, — et les praticiens, — non pas du « roman expérimental, » comme ils le déclaraient ambitieusement, et ce qui ne veut d’ailleurs rien dire, mais du roman physiologique.

Parmi leurs aînés, les écrivains naturalistes se recommandaient surtout de Taine. Or ce dernier, non content de décliner, toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion, une paternité intellectuelle qui lui faisait littéralement horreur, s’employait, dans la dernière partie de son œuvre, à ruiner une partie des conclusions de la première. Non pas, bien entendu, qu’il eût nullement conscience de celle sorte de désaveu : sa méthode, ses idées générales, en un certain sens, son altitude d’esprit sont restées les mêmes; mais les jugemens qu’il porte sur les faits et sur les hommes, ses loyales constatations, ses étonnemens mêmes, tout cela implique, sinon une philosophie nouvelle, tout au moins la conviction naissante que la science n’est pas le tout de l’homme, et qu’au delà, ou au-dessus de son champ d’expériences, un autre « ordre » de réalité s’impose à l’attention du chercheur. Le credo naturaliste recevait ainsi un premier démenti de celui-là même qui en avait été l’un des plus fervens apôtres.

D’autres démentis allaient suivre, plus formels encore et plus décisifs. L’année même où Taine publiait son Ancien Régime, Brunetière commençait contre le roman naturaliste une campagne qu’il devait poursuivre jusqu’à la « banqueroute » de l’école. Avec une verve incisive, une âpreté, une vigueur que l’on n’a point oubliées, il discutait les théories et les œuvres : il montrait par des exemples empruntés à la littérature anglaise, et surtout à notre littérature classique, que le naturalisme authentique et complet était singulièrement plus large, plus souple et plus humain que celui dont on nous forgeait une grossière image, et que, si l’on voulait se borner à imiter ou copier la nature, encore fallait-il ne point commencer par la déformer et la mutiler. L’âme aussi est dans la nature, et l’âme, au moins autant que le corps, a droit de cité dans la littérature et dans l’art.

Soit qu’il eût fait siens ces très sages conseils, soit qu’il fût arrivé par le seul progrès de sa propre pensée à des conclusions analogues, un jeune écrivain qui avait commencé par admirer beaucoup Zola, et qui a longtemps partagé, sur la toute-puissance et la compétence universelle de la Science, les illusions de son maître Taine, M. Paul Bourget, s’essayait vers la même époque au roman, et, pour son coup d’essai, il ressuscitait cette forme injustement dédaignée du roman, qui s’appelle le roman psychologique. Il avait, au préalable, dans une série d’études qui avaient été fort remarquées, les Essais de psychologie contemporaine, esquissé le portrait moral de sa génération, et il concluait qu’à l’inverse de ses devancières, inquiète, incertaine et pessimiste, cette génération n’avait pas encore trouvé le principe de foi dont elle avait besoin pour vivre et pour agir.

Ce principe de foi, dont l’absence et le besoin tout ensemble se font, en effet, si vivement sentir dans toutes les œuvres d’alors, — celle de Pierre Loti, par exemple, — un autre écrivain s’efforçait aussi de le chercher en dehors des voies tracées par le naturalisme scientiste. A l’école des romanciers russes, Eugène-Melchior de Vogüé s’était nettement rendu compte que, pour renouveler non seulement la littérature, mais l’âme nationale, il fallait puiser à des sources plus hautes que celles où un Flaubert, un Zola ou même un Maupassant avaient coutume de puiser. Aux sèches et pauvres constatations de la raison il proposait de substituer les vives intuitions du cœur. Ou plutôt, car il se gardait bien de contester les résultats de la science, il rêvait d’une science indéfiniment élargie, généreuse et progressive, et qui, au terme de son effort, rejoindrait les conclusions de la révélation chrétienne.

Sans aller aussi loin que l’auteur du Roman russe et des Remarques sur l’Exposition du Centenaire, Émile Faguet publiait en 1890 un volume d’« études littéraires » sur le Dix-huitième Siècle qui n’était pas pour lui donner tort. C’était le procès du siècle de l’Encyclopédie et de l’esprit voltairien. « Ni Français, ni chrétien, » le XVIIIe siècle a vu fleurir un rationalisme facile et superficiel dont la tradition s’est transmise jusqu’à nous, et qui, nous l’avons indiqué, s’était imposé aux maîtres de la génération précédente. À son insu, du moins je le pense, Renan ne fait bien souvent que reprendre les objections et les raisonnemens du Dictionnaire philosophique. En montrant, comme l’avait déjà fait Brunetière, mais à sa manière, avec une verve spirituelle et mordante, tout ce qu’il y avait de léger, d’incohérent, parfois même de puéril dans cette soi-disant « philosophie, » Faguet n’a pas peu contribué à ruiner, dans quelques-unes de ses assises essentielles, ce « bloc » dogmatique qu’était le scientisme[4].

Quelques mois auparavant, M. Bourget avait fait paraître le Disciple, un de ces livres qui font date dans l’histoire des idées, parce qu’ils marquent la rupture d’une génération avec celle qui la précède. Or, avant le Disciple, on admettait généralement que la « science, » — ou la conception pseudo-philosophique que l’on prenait pour la « science, » — se suffisait à elle-même, était à elle-même sa propre justification morale, et l’on se désintéressait totalement des conséquences qu’elle pouvait entraîner. On se rappelle les fières déclarations de Taine : « La science ne doit pas se plier à nos goûts; nos goûts doivent se plier à ses dogmes; elle est maîtresse, et non servante... Elle est à mille lieues au-dessus de la pratique et de la vie activé ; elle est arrivée au but, et n’a plus rien à faire ni à prétendre, dès qu’elle a saisi la vérité. » M. Bourget montrait au contraire, par un exemple saisissant, que les notions philosophiques ou scientifiques, en apparence les plus inoffensives, interprétées et appliquées par certains esprits, peuvent avoir les conséquences les plus désastreuses, et que, même en pareille matière, — il le disait explicitement dans sa Préface, — il fallait revenir au vieux précepte chrétien sur l’obligation de juger l’arbre par ses fruits. Entre les conclusions de la science, et les conclusions, — ou les postulats, — du christianisme, il n’hésitait pas à choisir, — ou à parier, — pour le christianisme. S’inspirant d’ailleurs de Spencer, il n’admettait pas qu’il y eût contradiction entre leurs conclusions respectives. « La Science d’aujourd’hui, écrivait-il, la sincère, la modeste, reconnaît qu’au terme de son analyse s’étend le domaine de l’Inconnaissable. » Et il estimait enfin qu’il y avait un intérêt véritablement national à ce que, sur tous les hauts problèmes qu’il soulevait, la jeunesse française pensât comme lui, et non pas comme l’on pensait il y avait vingt ans : « Je te le jure, mon enfant, la France a besoin que tu penses cela, et puisse ce livre t’aider à le penser 1 » Encore une fois, c’était là rompre directement en visière avec les théories et avec les maîtres jusqu’alors en honneur. Et c’est ce que Taine, dans une lettre que nous avons jadis longuement commentée ici même, a très vivement senti. Toutes les polémiques engagées autour de l’ouvrage ne faisaient qu’en souligner la portée, et que consommer la rupture. Je ne sais si depuis la Vie de Jésus, il avait paru en France un livre qui fût à un aussi haut degré un « sujet de contradiction » parmi les hommes qui pensent.

Avec sa fougue et sa décision coutumières, Brunetière était intervenu dans le débat, et c’avait été pour se ranger du côté de M. Bourget. Saas suivre peut-être jusqu’au bout l’auteur du Disciple, — il n’avait pas encore perdu l’espoir de « laïciser » la morale, et il méditait d’appliquer à l’histoire littéraire la méthode évolutive, — il était trop profondément épris de moralité et il avait un sentiment trop vif de la grandeur nationale pour demeurer insensible aux considérations que développait M. Bourget et pour ne pas lui donner raison. Quelques années se passent : ses expériences intellectuelles lui ont procuré quelques déceptions, et, d’autre part, son inquiétude morale augmente. Subissant à son tour le prestige du grand pape qui a si généreusement travaillé à la pacification religieuse, politique et sociale des peuples chrétiens, il reprend et il pose avec une tranchante netteté le grave problème que les Taine et les Renan avaient résolu, non sans une certaine intrépidité d’affirmation dogmatique : Aux questions dont la solution importe à la vie morale de l’humanité, quelles réponses positives la science moderne apporte-t-elle ? Et il constate que ces réponses, quand elles sont formulées, sont singulièrement inconsistantes, et qu’en aucun cas elles ne sauraient prévaloir contre les solutions traditionnelles du dogme chrétien, et plus particulièrement du dogme catholique. Et il conclut, non pas, comme l’ont trop dit ceux qui ne l’ont pas lu, à « la banqueroute de la science, » mais simplement aux « faillites partielles » que la science a faites à « quelques-unes au moins de ses promesses, » ou des promesses qu’elle a laissé faire en son nom. En fait, — et peut-être est-il fâcheux qu’il n’ait pas employé la formule, — il s’était borné à constater la banqueroute du scientisme.

Violemment combattues par les uns, très favorablement accueillies par les autres, passionnément discutées par la presse, toutes ces idées faisaient leur chemin par le monde. Le roman, l’essai critique même ont cette supériorité sur la philosophie pure que, sauf de rares exceptions, ils atteignent un plus large public, s’adressent et s’imposent à un plus grand nombre d’esprits; et il arrive parfois que de simples écrivains modifient plus profondément l’atmosphère intellectuelle de leur temps que des philosophes de métier. Ceux-là n’agissent guère qu’à la longue, et quand leurs idées, reprises et popularisées par la littérature d’imagination ou la littérature d’idées, sont devenues accessibles à la majorité des âmes et des consciences. Les Brunetière, les Bourget, les Faguet, les Vogüé ont singulièrement préparé les voies aux philosophes leurs contemporains, ou leurs successeurs.


III

Car ces derniers, spéculant à leur manière sur l’âme humaine et sur la science, aboutissaient de leur côté à des conclusions très voisines de celles que nous venons d’enregistrer.

L’un de ceux qui ont eu le plus d’influence sur la pensée française de ce dernier demi-siècle est sans contredit un homme qui vient de mourir, dont l’œuvre imprimée se réduit à un tout petit volume, — lequel est d’ailleurs un chef-d’œuvre de notre langue philosophique, — mais qui, par son enseignement à l’Ecole normale, a éveille de nombreuses vocations, et les a orientées dans le sens d’un nouvel idéalisme critique. M. Lachelier a montré que la science positive ne saurait se suffire à elle-même, et qu’elle repose tout entière sur un postulat méta- physique. « Le momie, disait-il, est une pensée qui ne se pense pas suspendue à une pensée qui se pense. » Il est d’ailleurs difficile, d’après son livre Du fondement de l’induction (1871), de se représenter avec exactitude toute la doctrine de M. Lachelier. Un jour sans doute nous saurons comment, par quels procédés dialectiques, il a su concilier, — au grand étonnement et au grand scandale de Renan, — une rigueur et une liberté de critique que les plus hardis penseurs pourraient lui envier, et une foi métaphysique, morale et religieuse à laquelle la vie semble n’avoir jamais porté aucune atteinte. Nourri des grands philosophes, en particulier de Kant, et aussi, je crois, de Pascal, M. Lachelier a été trop modeste; il a formé d’excellens élèves; il a suscité d’ingénieuses et fécondes pensées; il nous a trop caché la sienne.

A l’inverse de M. Lachelier, Alfred Fouillée a beaucoup écrit. Esprit brillant et facile, trop facile peut-être et trop fécond, tout pénétré de l’idéalisme platonicien, faisant d’ailleurs au scientisme sa large part, il s’est efforcé de constituer une philosophie des « idées-forces, » au nom de laquelle il a toujours maintenu très fermement la libre activité de l’esprit. A cet égard, l’un de ses meilleurs livres, la Liberté et le Déterminisme, est resté jusqu’au bout l’expression d’une de ses idées les plus constantes.

On ne saurait séparer Fouillée de Guyau. Il y aurait quelque injustice à juger ce dernier sur ses deux ouvrages qui ont eu lo plus de succès, l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction et l’Irréligion de l’avenir, et par lesquels il se rattache à la génération précédente. Poète autant que philosophe, mort trop jeune pour avoir pu dégager pleinement son originalité, Guyau a parsemé tous ses livres de vues profondes et neuves sur le problème de l’art, sur le problème de la vie, sur celui du temps, vues qu’il n’a pas toujours coordonnées en système, mais qui seront reprises et développées, les unes par Nietzsche, les autres par M. Bergson, et qui, grâce à eux, uniront par former partie intégrante des conceptions toutes contemporaines.

Néo kantien comme M. Lachelier, mais avec une nuance très accentuée de protestantisme.et même d’anti-catholicisme, Renouvier a formulé contre le scientisme de très fortes objections. « Veut-on, écrivait-il, dès 1859, remplacer les hiérarchies politiques et religieuses par un sacerdoce de faux savans, les superstitions par les démonstrations vicieuses, le fanatisme de la foi qui s’avoue par celui de la science usurpée, enfin la la vérité modeste, partielle, mais pure, que la liberté accompagne, par un système d’erreurs intolérantes, composition hybride où la science et la religion se pervertissent à la fois dans un mélange répugnant ? » Tout savant qu’il soit, il ne croit pas à la « Science; » il nie la réalité de cette abstraction; il ne connaît que des sciences particulières. En revanche, il croit passionnément à la liberté, fondement à ses yeux de toute moralité, et les théories déterministes n’ont guère eu, en ce dernier demi-siècle, d’adversaire plus résolu.

Au protestant Renouvier s’oppose tout naturellement le catholique Ollé-Laprune Très épris de moralité lui aussi, mais non moins épris de certitude, il tenait très fortement, comme disait Bossuet, « les deux bouts de la chaîne, » et il s’efforçait de les rejoindre l’un à l’autre. C’était essentiellement une âme harmonieuse, et qui, en toutes choses, était plus frappée de l’harmonie que des contrastes ou des contradictions. Nourri d’Aristote et des scolastiques, disciple de Caro et du P. Gratry, il professait que la raison conduit spontanément à la foi, que la philosophie achemine au dogme. Mais il voulait que la raison ne se mutilât pas elle-même, qu’à côté de la certitude scientifique, elle reconnût les droits de la certitude morale, et que, ne se contentant pas d’être spéculative, elle étudiât et elle respectât les conditions de l’action. Il se plaisait à dire qu’« il faut aller au vrai avec toute son âme, » et le vrai, pour lui, ce n’était pas seulement la connaissance abstraite, c’était la pratique morale et religieuse.

Un élève d’Ollé-Laprune, M. Maurice Blondel, dans un livre intitulé : De l’Action (1893), livre qui n’a pas été réimprimé, et dont on se dispute aujourd’hui les trop rares exemplaires, a repris et précisé ces vues. Partant du principe de l’autonomie de la raison, qui est, depuis Descartes, le principe essentiel de la philosophie moderne, appliquant ce qu’il appelle lui-même, d’un mot qui a fait couler des flots d’encre, « la méthode de l’immanence, » M. Blondel a analysé avec force et profondeur le fait qui lui a paru être le fait humain par excellence, celui où sont engagées toutes les puissances et toutes les facultés de notre être, à savoir : l’action. Et il a montré que l’action complète, l’action poussée jusqu’au bout postulait Dieu, et non pas seulement le « Dieu des philosophes et des savans, » mais le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, » le Dieu chrétien, le Dieu de l’Eglise catholique. Cette théorie neuve et hardie, à laquelle, avec certaines nuances et réserves, George Fonsegrive souscrivait de son côté, à laquelle un pénétrant philosophe chrétien, le F. Laberthonnière, apportait l’appui de son talent d’exposition, de son expérience philosophique et religieuse, cette théorie impliquait, en matière d’apologétique, d’importantes conséquences. Ces conséquences, M. Blondel les a tirées lui-même dans une Lettre sur les exigences de l’apologétique contemporaine, qui a été passionnément discutée, comme toutes les idées nouvelles et de haute portée.

En même temps que d’Ollé-Laprune, M. Maurice Blondel avait été l’élève de M. Emile Boutroux. Celui-ci avait été initié aux études philosophiques et à la doctrine de Kant par M. Lachelier. Historien original et admirablement informé de la philosophie moderne, très informé aussi des choses de science, des découvertes, des théories et des méthodes scientifiques, M. Boutroux s’est fait connaître en 1875 du public philosophique par un petit livre, la Contingence des lois de la nature, qui, sous ses formes modérées et prudentes, est la plus rude atteinte qu’eût encore subie le dogmatisme scientiste. Étudiant la hiérarchie des sciences, il constatait qu’en allant des plus générales aux plus particulières, il est impossible de dégager les unes des autres leurs lois respectives; qu’on ne saurait, par exemple, des mathématiques pures, tirer aucune des lois physiques ; des lois physiques, aucune formule chimique. Il y a donc dans la suite des phénomènes naturels des solutions de continuité, et les lois auxquelles ils obéissent n’ont point un caractère de nécessité absolue, mais comportent une certaine part de contingence. Au nom de la science, les penseurs de la génération précédente avaient conclu au déterminisme universel, nié le miracle et la liberté, qui est une manière de miracle. Au nom d’une science plus éclairée et plus scrupuleuse, M. Boutroux ruinait cette hypothèse hâtive dont on avait voulu faire un dogme intangible. Il rompait les mailles de ce tissu rigide où l’on avait voulu enfermer, avec la nature matérielle, l’infinie complexité de l’âme humaine. Et il ouvrait ainsi à la spéculation métaphysique et morale une voie féconde où l’on allait s’engager après lui.

Elève de M. Boutroux, très versé dans l’étude des sciences, M. Bergson avait débuté par des conceptions, sinon proprement matérialistes, tout au moins assez voisines de celles de Spencer. Des observations et des expériences d’ordre esthétique ne tardèrent pas à lui en faire apercevoir l’insuffisance, en tant qu’explication totale du réel. Et il chercha autre chose. Un petit livre, Essai sur les données immédiates de la conscience, qui fut publié en 1889, à quelques mois du Disciple, exposa les premiers résultats de ces recherches. Le livre avait tout d’abord été intitulé : Qualité et quantité. Il avait, en effet, pour objet de distinguer entre deux domaines différens, celui de la quantité qui appartient à la science, celui de la qualité qui appartient à la philosophie. Mais la science n’atteint pas le réel; elle se joue à la surface des choses, et les « vérités » qu’elle découvre, traduites en termes d’intelligence, et non pas en termes de vie, sont des vérités superficielles, fragmentaires, provisoires, sans lien intime avec la vérité totale que l’homme a pour mission de découvrir. La réalité véritable, nous la saisissons dans la conscience individuelle, par une intuition qui nous révèle à nous-mêmes, directement et sans intermédiaire, l’être complexe et un, vivant et libre que nous sommes. L’intuition est le procédé philosophique par excellence; elle s’oppose à l’intelligence discursive, qui est essentiellement le procédé scientifique. L’œuvre philosophique consiste à recueillir « les données immédiates de la conscience, » à les suivre, à les interpréter, à les traduire dans un langage qui sera nécessairement imparfait, puisqu’il est l’inévitable expression de concepts logiques, mais auquel on peut essayer, le lecteur ou l’auditeur une fois prévenu, de faire suggérer les notions inexprimables que la méthode intuitive a découvertes. A ce point de vue nouveau, le matérialisme, le déterminisme, le scientisme enfin sont des doctrines qui n’ont plus de raison d’être, qui n’offrent pour ainsi dire pas de sens. Ce sont les rêves d’une pensée qui ne s’est jamais repliée sur elle-même, et qui, égarée parmi les « choses » et les symboles, a fini par s’y absorber et par s’y perdre [5].

Nous sommes aux environs de 1895. Si nous essayons de nous représenter tout le chemin parcouru par la pensée française depuis vingt-cinq ans, d’opérer la synthèse des idées nouvelles qu’elle a, successivement ou parallèlement, enfantées, il semble que l’on puisse, sans trop d’inexactitude, définir à peu près ainsi le credo qui, dès lors, avec plus ou moins de netteté, s’impose à beaucoup d’esprits.

La Science d’abord, pensent-ils avec Renouvier, n’existe pas; il n’y a que des sciences particulières, ayant chacune leur objet, leurs méthodes, leurs limites. Ce que l’on appelait, vers 1860 ou 1870, la Science, n’est qu’une construction méta- physique, une hypothèse sans fondement réel, — un mythe. Mythe également, cette loi du déterminisme universel à laquelle on voulait soumettre le monde de l’esprit comme le monde de la matière; les lois mêmes de la nature que découvrent les sciences particulières impliquent une certaine part de contingence; à bien plus forte raison les phénomènes du monde moral. Et mythe enfin cette assimilation un peu grossière des « sciences morales » aux « sciences physiques, » ces dernières relevant exclusivement de la raison raisonnante, de l’intelligence discursive, de « l’esprit géométrique, » les autres de l’intuition philosophique et de « l’esprit de finesse. » Ainsi tombent comme d’elles-mêmes les objections élevées, au nom d’une pseudo-science, et d’un rationalisme un peu court, contre la liberté humaine, contre le miracle, contre la religion traditionnelle. Il est désormais bien établi qu’on ne saurait tirer de la science, ou plutôt des sciences positives, ni une religion, ni même une morale. De plus en plus nombreux sont ceux qui, déçus par la science, regardent avec sympathie, avec respect, avec envie, du côté de la morale religieuse et des religions positives. D’autres, plus hardis, et auxquels l’acceptation de l’Inconnaissable ne saurait suffire, trouvent dans l’étude approfondie de l’âme humaine et dans l’analyse des conditions de l’action, de nouvelles raisons d’adhérer au dogme chrétien. Et de tous côtés enfin, on commence à soupçonner que cette nouvelle manière de penser est la plus conforme à la vraie tradition française, et qu’elle n’est pas indifférente aux prochaines destinées de la patrie.


IV

Ce qui est sûr, c’est que, de proche en proche, elle renouvelait la littérature nationale. Si l’on met à part, peut-être, les livres de M. Anatole France, toutes les œuvres considérables qui, depuis vingt ou vingt-cinq ans, ont laissé leurs traces dans l’histoire des lettres françaises, se rattachent, plus ou moins directement, à ce nouveau courant d’idées.

En poésie, l’œuvre la plus originale qui ait vu le jour en France depuis les recueils de Leconte de Lisle, de Sully Prudhomme, de Heredia, c’est assurément Sagesse, le pur chef-d’œuvre du malheureux Verlaine. Or, il n’y a rien de plus chrétien, et même de plus strictement catholique, dans toute la poésie française, que ce mince volume où la piété quasi enfantine de l’auteur s’exhale en des vers d’une si touchante douceur et d’une musique presque immatérielle.

Les théories de l’école symboliste sont en conformité trop étroite avec la philosophie nouvelle pour que la concordance puisse être attribuée à un simple hasard. En fait, les doctrines de M. Bergson et les vers de M. Henri de Régnier répondent à un même besoin des esprits : le désir d’échapper à l’obsession de ce qu’on est convenu d’appeler la réalité, et qui n’est, au vrai, que l’extérieur et l’apparence des choses, l’ambition de libérer l’âme humaine, de lui rendre ses titres et de remplir ses légitimes aspirations.

Le théâtre se prête moins peut-être qu’un autre genre littéraire à l’expression des idées pures. Là encore cependant, on peut suivre les tendances nouvelles. Ce dédain de la spéculation abstraite, ce goût de l’action qui caractérisent les récentes écoles philosophiques, on les retrouve dans les dernières pièces d’Alexandre Dumas fils, dans le théâtre de M. Brieux : tous deux veulent agir, prêcher, répandre, par les moyens propres de leur art, des idées morales ou sociales qu’ils estiment plus justes et meilleures que d’autres : ces dramaturges sont, à leur manière, des pragmatistes. Et l’on pourrait en dire autant de Paul Hervieu, au moins pour ses premières pièces, les Tenailles, la Loi de l’homme. Mais l’écrivain qui a posé le plus fortement à la scène le grand problème moderne, celui des droits et des limites de la science, est sans contredit l’original auteur de la Nouvelle Idole, M. François de Curel : le titre même de la pièce méritait de faire fortune, et si l’ouvrage n’a pas fait autant de bruit que le Disciple de M. Bourget, c’est peut-être qu’il n’était point le premier en date. M. de Curel est l’un des principaux initiateurs de ce « théâtre d’idées » qui pourrait bien être la forme par excellence du théâtre de l’avenir. A ce nouveau théâtre, en tout cas, appartient l’une des plus récentes pièces de M. Henri Lavedan, le Duel, qui représente l’éternel conflit entre la Foi et la Science. Et assurément, elles ne sont pas fort nombreuses les œuvres dramatiques contemporaines qui traitent d’aussi graves questions. Mais même chez celles qui ne visent qu’à être une représentation suggestive de la vie, — dans le théâtre de Jules Lemaitre, par exemple, dans celui de M. Maurice Donnay ou de M. Edmond Rostand, — on sent un besoin très vif de se rattacher à la tradition nationale, d’exalter des héros ou des sentimens bien français, d’échapper aux compromissions du cosmopolitisme, aux « nuées » qui nous viennent de l’étranger. !

Plus libre dans ses allures, moins asservi à des conventions, dont les unes sont transitoires, et les autres nécessaires, le roman moderne offre de la vie nationale, et de la vie intellectuelle comme de la vie morale ou sociale, une image plus complète que le théâtre. On y peut suivre plus clairement les divers courans de pensée qui se sont fait jour dans la France d’avant la guerre. En même temps que le scientisme, dont il est d’ailleurs l’expression littéraire, le naturalisme a fait banqueroute. Zola lui-même, dans ses derniers romans, donne à sa doctrine d’assez flagrans démentis, et si Maupassant est mort trop tôt pour se contredire, il semble bien que, vers la fin, il se soit ouvert à des préoccupations un peu plus élevées que celles de ses débuts : Pierre et Jean est assurément d’une inspi- ration plus haute que la Maison Tellier. Quant à Alphonse Daudet, il était trop foncièrement poète pour qu’on pût le classer parmi les purs naturalistes, et par les fantaisies de sa verve comme par les délicatesses de sa sensibilité, il s’évadait à chaque instant de l’étroit système où il avait failli se laisser emprisonner.

De plus jeunes disciples de Zola faisaient un pas de plus. Tandis que les uns, comme M. Paul Margueritte, se révoltaient bruyamment contre le maître, d’autres, comme Edouard Rod, se détachaient de lui sans fracas, mais sans retour. Le Sens de la vie est contemporain du Disciple et procède d’une inspiration assez analogue : le livre semblait ouvrir une voie où l’auteur s’est d’abord engagé avec une certaine hardiesse, — ainsi qu’en témoignent ses Idées morales du temps présent, — puis avec une timidité inquiète qui trahissait un grand fond d’incertitude : « néo-chrétien » sans la foi, Rod est resté « au milieu du chemin, » symbole expressif d’un mouvement d’idées qu’il n’a pas suivi jusqu’au bout. Un autre élève de Zola, J.-K. Huysmans, après bien des expériences fâcheuses et quelques livres regrettables, s’est converti franchement au catholicisme; une fois converti, il n’a abdiqué ni son talent, ni son style; il a écrit des livres d’une verve originale, d’une langue singulièrement riche, vivante et drue; il s’est fait, si l’on peut dire, le romancier naturaliste de l’expérience religieuse.

En dehors du naturalisme, les écrivains et les œuvres marquent plus nettement encore leur désaffection croissante à l’égard des dogmes qui avaient eu la faveur de la génération précédente. C’est Pierre Loti qui, après avoir promené de ciel en ciel l’inquiétude angoissée de sa nostalgie religieuse, félicitait dans l’un de ses derniers ouvrages M. Bergson d’avoir « culbuté le déterminisme, » flagellait « cette lie des intelligences qui, au nom de la science, se rue sans comprendre vers le matérialisme le plus imbécile, » et jetait sa « clameur d’infinie détresse » vers « la Pitié suprême. » C’est M. René Bazin, conteur exquis, romancier par excellence des provinces françaises, qui n’a jamais séparé l’une de l’autre sa foi religieuse et sa foi patriotique, et qui n’a cessé, par ses fictions comme par ses prédications directes, de nous montrer dans le retour aux croyances et aux pratiques chrétiennes la condition du relèvement national. C’est M. Maurice Barrès, artiste subtil et puissant, théoricien et romancier du « nationalisme » intégral, dont l’intelligente sympathie pour la religion traditionnelle s’est manifestée d’une manière croissante, et qui, d’instinct, s’est constamment insurgé contre toutes les idéologies d’importation germanique. Et c’est enfin M. Paul Bourget.

Celui-là, plus conséquent qu’Édouard Rod, après avoir longtemps poursuivi l’anxieuse enquête qu’il avait entreprise sur les maladies morales de notre temps, éprouva un jour le besoin de conclure. Et sa conclusion, — qu’avait prévue Taine, — fut que, tout se passant dans le monde « comme si » le christianisme était la vérité, il y avait lieu de tenir pour non avenues les objections qu’une science superficielle et mal informée avait formulées contre le christianisme. Revendiquant pour le romancier le droit de pratiquer ce qu’il appelait « l’apologétique expérimentale, » il conçut et exécuta une série d’œuvres fortement charpentées, puissamment dramatiques, et qui, toutes, nous suggèrent l’idée que « pour les individus comme pour la société, le christianisme est, à l’heure présente, la condition unique et nécessaire de santé et de guérison. » L’Étape, Un Divorce, le Démon de midi sont l’aboutissement et le couronnement d’une pensée qui déjà s’esquissait dans le Disciple et qui, après en avoir provoqué d’autres, se développait avec une vigueur, une franchise à n’y rien souhaiter.

Autour de ces maîtres, les derniers venus du roman contemporain, chacun avec son tempérament propre, travaillent dans des directions voisines. Tous sont détachés de l’ancien rationalisme et de la foi superstitieuse dans le pouvoir indéfini de la science. Tous enfin ont le pressentiment que les grands devoirs d’action qui vont s’imposer à la jeunesse nouvelle ne sauraient s’appuyer sur une base aussi fragile et aussi ruineuse. Tous ils estiment qu’on ne bâtit pas une morale et qu’on ne reconstruit pas une patrie sur la simple raison pure.

Ces idées se retrouvent, plus fortement motivées et plus longuement déduites, chez les maîtres de la critique. Ne parlons ici que des morts. Si peu dogmatiques qu’ils aient été au cours de leur carrière, Émile Faguet et Jules Lemaître n’ont guère été favorables aux thèses générales du scientisme : ils avaient trop d’esprit de finesse, une expérience trop intime des réalités morales pour ne pas sentir qu’« il y avait dans le monde plus de choses que cette philosophie n’en pouvait expliquer. » D’autre part, l’internationalisme, même intellectuel, — que légitime et qu’entretient le scientisme, — a eu en eux des adversaires résolus. L’idée de patrie est l’une de celles qu’ils ont tous deux le plus constamment défendues contre les assauts multipliés qu’on dirigeait contre elle. Et quant à Eugène-Melchior de Vogüé, si, moins dédaigneux que Jules Lemaitre des apports de l’étranger, il les accueillait avec une certaine complaisance, c’était avec l’arrière-pensée d’en enrichir la tradition française, de mieux se conformer à cette tradition même. Au demeurant, aussi préoccupé que les autres des destinées de la patrie, il ne cessait de prêcher la réconciliation nationale, et, sans nier le moins du monde les droits et les progrès de la science, il voyait surtout l’avenir spirituel du pays dans une sorte d’idéalisme qu’on a pu trouver un peu vague, mais dont on ne saurait contester la générosité.

Mais le critique dont l’évolution intellectuelle et morale a été la plus décisive et la plus curieusement symbolique, c’est sans contredit Ferdinand Brunetière. « La science a perdu son prestige; et la religion a reconquis une partie du sien, » écrivait-il dans son célèbre article Après une visite au Vatican. Et comme pour confirmer cette idée par son propre exemple, voici que peu à peu, à partir de 1895, refaisant en sens inverse le chemin qu’il avait dû faire dans sa première jeunesse, il se détache, non pas de la science, comme on l’a trop dit, mais des idées que la science de son temps avait mises en honneur, et qu’il se rallie aux solutions que la religion traditionnelle a de tout temps proposées. C’est ce lent travail d’âme et de pensée que l’on peut suivre dans la série de ses Discours de combat. Et l’on notera qu’à mesure que Brunetière se refaisait catholique et qu’il devenait même apologiste, il combattait plus vigoureusement « les ennemis de l’âme française; » il tendait, peut-être avec quelque excès, à établir entre son catholicisme et son « nationalisme » une assimilation qui ne va pas sans danger. De ce danger, Brunetière a su finalement se garder par une adhésion plus intime aux croyances dont il avait, tout d’abord, surtout reconnu la bienfaisance sociale. Mais autour de lui, on n’a pas toujours eu la même prudence ; et il y a toute une école récente, active et bruyante, — laquelle n’a d’ailleurs pas été juste pour l’orateur des Discours de combat, — et où l’on n’a point évité cet écueil.


V

A ceux qui lui reprochaient, dans ses polémiques, non pas contre la science, mais contre le scientisme, son incompétence en matière scientifique, Brunetière répondait, assez plaisamment, qu’« en effet il ne se souvenait pas d’avoir publié le moindre traité de thermo-chimie. » C’est là une objection qu’on n’allait pas pouvoir adresser aux savans, de plus en plus nombreux, qui, sur les traces de M. Boutroux, vont désormais se livrer à cette « critique des sciences » dont le scientisme sortira définitivement meurtri, et la philosophie entièrement renouvelée.

La conception de la science qui régnait, il y a un demi-siècle, reposait sur cette double idée que dans l’œuvre scientifique, l’esprit n’a qu’un rôle d’enregistreur, et, d’autre part, que l’univers physico-chimique est soumis à la loi du mécanisme. Un savant, mort récemment, Pierre Duhem, a montré, par ses travaux sur les théories physiques, que ces deux dogmes sont erronés, que, dans les sciences positives comme ailleurs, l’activité de l’esprit est toute-puissante, et qu’elle s’exerce, tout au fond, non pas sur des quantités toujours les mêmes, mais sur des qualités variables et mobiles [6]. Ainsi conçues, les sciences positives perdaient singulièrement de leur absolutisme rigide d’autrefois, et se rapprochaient peu à peu de « ces pauvres petites sciences conjecturales » où Renan, jadis, regrettait parfois, et s’excusait, de s’être cantonné.

C’est alors qu’intervint un grand savant, un mathématicien celui-là, plus qualifié que personne pour parler de la science et pour en mesurer la portée, Henri Poincaré. Dans ses deux livres sur la Science et l’hypothèse et sur la Valeur de la science, il a mis notamment en relief une idée qui a fait fortune, qu’on pouvait d’ailleurs pousser plus loin qu’il n’entendait la pousser lui-même, et qui tient tout entière dans cette proposition : « Les formules scientifiques ne sont pas vraies, elles sont commodes. » Et certes, cela ne voulait pas dire qu’elles sont fausses, et sans rapport direct avec la réalité; cela voulait dire simplement qu’elles en sont une représentation lointaine, approximative, sujette à révision et à correction; et cela voulait dire aussi que les formules expriment une « correspondance » symbolique, mais non arbitraire, avec le réel. Mais ainsi réduite à un ensemble de procédés ou de recettes empiriques nous permettant d’agir sur la nature, la science se trouvait destituée de ce privilège usurpé qu’on lui avait trop libéralement concédé d’être vraie d’une vérité inconditionnelle et absolue.

Un des plus brillans élèves d’Henri Poincaré allait faire un pas de plus. Mathématicien de haute valeur, et auquel un très bel avenir scientifique était réservé, s’il avait voulu se cantonner dans la science pure, philosophe original et hardi, exégète même et théologien, écrivain de race, M. Edouard Le Roy, comme Pascal dont il est nourri, de la science la plus abstraite à la méditation religieuse la plus intense, a su remplir tout « l’entre-deux. » Disciple très libre et, en quelque sorte, tout spontané de M. Bergson, les livres qu’il nous donnera, quand il aura le loisir de rédiger ses cours du Collège de France sur la Pensée mathématique pure, sur la Théorie de l’Expérience, sur le Problème de la Liberté, feront date sans doute dans l’histoire de la spéculation contemporaine. Et quand il aura converti en un volume ses conférences sur l’Altitude et l’affirmation catholiques, peut-être y verra-t-on l’une des apologies les plus fortes, les plus compréhensives et les plus agissantes que nous ayons encore du christianisme. En attendant, les études dispersées qu’il a intitulées Science et Philosophie, Un positivisme nouveau, Essai sur le miracle ne laissent planer aucune incertitude sur le fonds substantiel et sur l’orientation de sa pensée.

Bien loin, selon lui, de nous révéler, comme on l’a cru longtemps, avec des garanties d’absolue certitude, la réalité même, la science n’en est qu’une interprétation « truquée, » conventionnelle et symbolique; elle est une construction de l’esprit : construction toute contingente, relative, d’autant plus pauvre et sèche qu’elle est plus systématique et plus logique; elle ne saisit, et encore, en les déformant, que des apparences, que les dehors les plus superficiels des choses. Pour pénétrer jusqu’au cœur du réel, il faut se placer à un autre point de vue, recourir à un autre procédé d’investigation, l’intuition philosophique. Et la philosophie même ne suffit pas à achever « l’œuvre de notre libération morale : » arrivée au terme de sa course, elle pose un problème, qu’elle est impuissante à résoudre, et qui exige un nouveau point de vue et de nouvelles méthodes : le problème religieux.

Ces vues nouvelles, se trouvaient confirmées, au moins dans l’ordre proprement philosophique, par les recherches personnelles, et d’ailleurs en partie antérieures, de M. Bergson. Dans trois volumes successifs, Matière et Mémoire, le Rire, l’Évolution créatrice, l’auteur des Données immédiates reprenait et développait la doctrine que contenait en germe son premier ouvrage.

Considérant l’homme tout d’abord, et étudiant avec toute la rigueur possible le phénomène psychologique où les faits d’ordre matériel et spirituel sont peut-être le plus étroitement mêlés, à savoir : la mémoire, il montrait toute l’insuffisance de l’explication matérialiste. Automatisme, mécanisme, déterminisme, voilà ce qui caractérise tout ce qui est matière dans l’homme; invention, création, liberté, voilà au contraire tout ce qui, en lui, relève véritablement de l’esprit. Pareillement quand, après l’homme, on observe l’univers. Rien n’est plus erroné que de se les représenter comme soumis à la loi d’un déterminisme implacable. Il se développe dans la durée ; et, en se développant, il change; à chaque moment de son développement, il innove, il crée. Le monde n’est pas inerte; il ne se répète pas; il vit, il palpite; une sorte d’« élan vital » le pousse vers des fins qui échappent à l’intelligence pure; un principe spirituel habite en lui ; s’il évolue, ce n’est pas suivant une loi aveugle, extérieure à lui-même et automatique, c’est suivant une loi intérieure et pleine de sens, la loi de l’« évolution créatrice. » La conception du monde, telle que l’avait élaborée le scientisme, telle qu’elle a trouvé dans le « monisme » de Hæckel sa plus complète expression, recevait ainsi le dernier coup.

M. Boutroux ne pouvait rester étranger à toutes ces recherches, à toutes ces discussions dont il avait été l’un des principaux initiateurs. Il avait, entre temps, longuement étudié Pascal, et, à son école, il avait senti toute l’importance du problème religieux. Dans un livre intitulé Science et Religion dans la Philosophie contemporaine, il s’est efforcé d’établir à la fois l’indépendance respective et la continuité de ces trois termes, de ces trois points de vue : science, philosophie, religion. L’homme complet, d’après lui, doit être tout ensemble savant, philosophe, religieux. La science a l’autonomie complète de ses méthodes et de ses conclusions. Mais la philosophie à son tour a le droit et le devoir de critiquer la science, et c’est elle qui nous renseigne sur le sens exact, la nature et la portée des lois et des formules scientifiques ; et c’est elle enfin qui établit la légitimité et les fondemens rationnels de la religion et la religion, telle que la conçoit M. Boutroux, avec ses dogmes, ses rites, son autorité concrétisée dans une Église, ne diffère évidemment point du catholicisme.

Le cercle est clos désormais[7]. Et il est bien curieux d’observer que, d’un commun accord entre philosophes, savans et simples écrivains, une science et une philosophie parties, voilà un demi-siècle, selon le mot de Taine, à la conquête « d’un art, d’une morale, d’une politique, d’une religion nouvelles, » en reviennent tout simplement à l’art, à la morale, à la politique, à la religion traditionnelle.

Veut-on voir maintenant le chemin qu’ont fait toutes ces idées dans les générations nouvelles ? Qu’on ouvre, entre tant de livres contemporains où ces tendances se manifestent, trois ouvrages parus coup sur coup à la veille de la guerre, et qui ont tous trois le même objet : Aux écoutes de la France qui vient, par M. Gaston Riou, A quoi rêvent les jeunes gens, par M. Henriot, les Jeunes gens d’aujourd’hui, par Agathon. Sur la plupart des points essentiels, les auteurs de ces trois enquêtes se rencontrent. Goût de l’action, foi patriotique, préoccupation morale, renaissance catholique, réalisme politique : voilà ce qui, d’après l’un d’eux, caractérise la jeunesse nouvelle. On ne saurait imaginer un programme plus différent de celui qui séduisit la jeunesse de 1860. Et il faut voir en quels termes, souvent fort dédaigneux, ces jeunes gens parlent de ce qui fut la grande idole de leurs devanciers, la Science, et surtout, — car, à proprement parler, ils ne nient pas la science, ils se contentent de la maintenir à sa juste place, — des faux dogmes qui formaient le credo scientiste. Leur credo à eux pourrait, à peu près, se résumer de la manière suivante.

Le mot science dont on a tant abusé pour désigner toutes les opérations de l’esprit, enferme une fâcheuse équivoque. Au lieu de le réserver, comme on aurait dû le faire, à tout ce qui se compte, se mesure ou se pèse, bref, à la science positive, on l’a appliqué à toutes les conceptions métaphysiques qui, d’une façon plus ou moins légitime, se recommandant de la science positive, ont voulu bénéficier, du caractère d’infaillibilité qu’à tort d’ailleurs on attribuait à la science positive. On aurait dû dire, plus modestement : le savoir ; on disait emphatiquement : la Science. Cette science positive dont on était si fier n’avait du reste que deux inconvéniens : le premier, d’être toute relative, conjecturale, et de ne nous livrer aucune certitude; le second,... de ne pas exister, du moins en tant que représentation totale de l’univers matériel, puisque l’expérience ne nous révèle que des sciences particulières, autonomes, ayant chacune leur méthode et leur objet. De ces diverses sciences qui se partagent en deux grands règnes, les sciences de la matière inerte et les sciences de l’être vivant, il est impossible de tirer une morale; tout au plus, les plus relevées d’entre elles, la psychologie, la sociologie pourraient-elles suggérer un « art de vivre, » mais combien vague et combien inconsistant ! — « des indicatifs, comme l’a dit très joliment Henri Poincaré, et non pas des impératifs. » La vraie morale, celle qui commande et qui condamne, ne peut se fonder que sur la métaphysique, et, mieux encore, sur la religion. Dans ce nouveau domaine qui est celui de l’action, et non celui de la logique abstraite, les pauvres objections que l’on tirait jadis d’une pseudo-science interprétée par une philosophie simpliste et médiocre, n’ont plus leur raison d’être; elles hésitent à se formuler; elles s’évanouissent, et quand bien même la critique des sciences n’en aurait pas fait justice, elles se révéleraient inopérantes. Si respectable que soit la pensée, sous sa forme scientifique ou sous sa forme métaphysique, elle n’est pas tout l’homme. L’homme total est pensée et action, et si la pensée doit éclairer et guider l’action, elle ne doit pas la paralyser. En fait, pour qui veut interroger loyalement la pensée tout entière et la suivre jusqu’au bout de ses conclusions, elle ne paralyse pas l’action, elle ne le contredit pas; elle y conduit, elle y incline. elle s’incline aussi devant elle; à sa limite même, elle se confond avec elle. Et il n’est aucun vrai penseur qui n’accorde aujourd’hui qu’« un saint Vincent de Paul atteint mieux qu’un

Spinoza les profondeurs de la réalité véritable. » [8]


A ces convictions théoriques la guerre est venue apporter une confirmation singulière, la confirmation de l’expérience après celle de la raison. Le peuple d’où nous est venu le scientisme a voulu montrer au monde ce que serait une humanité qui ne croirait qu’à la science, et qui vivrait, qui agirait suivant les prescriptions de la morale dite scientifique. Comme les ilotes ivres de l’ancienne Sparte, l’Allemagne ivre de science nous a donné le hideux spectacle de sa dégradation spirituelle. Depuis un demi-siècle surtout, elle s’était matérialisée à plaisir. La science l’avait comblée de tous les biens temporels qu’elle dispense à ses fidèles : la richesse, la prospérité industrielle et commerciale, même la gloire militaire. Pour obéir aux lois « scientifiques » de la concurrence vitale, — et aux suggestions de sa voracité et de son orgueil, — elle s’est jetée comme une bête fauve sur les autres peuples; elle a déchiré les traités les plus sacrés; elle a piétiné tous les droits humains; elle a déchaîné sur le monde la guerre la plus « scientifique, » — et la plus inhumaine, — que l’histoire ait jamais connue. Elle a prouvé par un exemple saisissant, — et effroyable, — que la science, sur laquelle elle avait fondé toute sa « culture, » est absolument étrangère à toute notion de moralité. Non pas, bien entendu, que la science soit immorale; elle est simplement amorale; elle est indifférente au bien et au mal; la puissance qu’elle met aux mains de l’homme peut être bienfaisante, ou malfaisante, à volonté. L’Allemagne a choisi cette dernière alternative. La science ne lui a servi qu’à se débarrasser de ses derniers scrupules, qu’à colorer ses ambitions, qu’à multiplier les uns par les autres, les effets destructeurs de sa barbarie. L’Allemagne a déshonoré pour l’éternité, non pas la science, mais la religion de la science qui était devenue sa religion unique. Elle a consommé la banqueroute du scientisme.

Et en face de cette Allemagne grossièrement matérialiste et qui confond les « grandeurs de chair » avec la grandeur morale, la guerre a dressé une France toute nouvelle, qui a retrouvé sa vraie tradition philosophique et religieuse et qui a puisé dans sa foi ardemment spiritualiste la force de se sacrifier pour les grandes causes idéales. Droit, justice, humanité, pitié, charité, respect de la parole donnée, la France n’a pas cru qu’aucun de ces vieux mois, dont on se moque outre-Rhin, ait rien perdu de son sens sacré; elle n’a pas cru qu’aucune découverte « scientifique, » qu’aucune théorie métaphysique ait le pouvoir d’abolir les réalités morales qu’ils recouvrent. Et elle a parié contre la matière pour l’esprit, — et pour la justice.


Il y a trois ordres de choses : la chair, l’esprit, la volonté Les charnels sont les riches, les rois : ils ont pour objet le corps. Les curieux et savans ont pour objet l’esprit. Les sages : ils ont pour objet la justice...

Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits; car il connaît tout cela, et soi; et les corps, rien.

Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé.

De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée, cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel.


De toute son âme la jeunesse qui combat au front s’est ralliée à cette doctrine de Pascal, — le fier génie dont la sourde influence s’est exercée sur presque tous ceux qui ont agi par la pensée en ce dernier demi-siècle. Et c’est de là que partira la France de demain pour reconstruire sa vie spirituelle.


VICTOR GIRAUD.

  1. George Fonsegrive. De Taine à Péguy : l’Évolution des idées dans la France contemporaine, 1 vol. ia-8; Paris, Bloud et Gay, 1917; — Cf. Un demi-siècle de civilisation française (1870-1915), 1 vol. in-8 ; Paris, Hachette, 1916; — la Science française, 2 vol. in-8; Paris, Larousse, 1915.
  2. 4 vol. in-16 ; Paris, Gabalda.
  3. « La science approche enfin, et approche de l’homme... La pensée et son développement, son rang, sa structure et ses attaches, ses profondes racines corporelles, sa végétation infinie à travers l’histoire, sa haute floraison au sommet des choses, voilà maintenant son objet, l’objet que depuis soixante ans elle entrevoit en Allemagne, et qui, sondé lentement, sûrement, par les mêmes méthodes que le monde physique, se transformera à nos yeux comme le monde physique s’est transformé. » (Taine, Histoire de la littérature anglaise, 12e édition, t. IV, p. 388.)
  4. « Que demain un thaumaturge se présente avec des garanties assez sérieuses pour être discuté ; qu’il s’annonce comme pouvant, je suppose, ressusciter un mort, que ferait-on ? Une commission composée de physiologistes, de physiciens, de chimistes, de personnes exercées à la critique historique, serait nommée. Cette commission choisirait le cadavre, s’assurerait que la mort est bien réelle, désignerait la salle où devrait se faire l’expérience, réglerait tout le système de précautions nécessaire pour ne laisser prise à aucun doute. Si, dans de telles conditions, la résurrection s’opérait, une probabilité presque égale à la certitude serait acquise… » (Renan, Introduction à la Vie de Jésus.) — Cf. Voltaire, Dictionnaire philosophique, article Miracles : « On souhaiterait par exemple, pour qu’un miracle fût bien constaté, qu’il fût fait en présence de l’Académie des Sciences de Paris, ou de la Société royale de Londres et de la Faculté de Médecine, assistées d’un détachement du régiment des gardes, pour contenir la foule du peuple, qui pourrait, par son indiscrétion, empêcher l’opération du miracle. »
  5. Je fais un peu appel ici, pour mieux faire entendre la pensée de M. Bergson, aux livres qui ont suivi l’Essai.
  6. Un autre savant, mort trop tôt pour la science et pour la spéculation philosophique, Bernard Brunhes, dans un livre fort remarquable, la Dégradation de l’énergie, a, sur un point particulier, confirmé ce point de vue.
  7. Dans une étude plus développée, — et qui dépasserait les bornes de ma compétence, — il y aurait lieu de recueillir les conclusions concordantes des récens travaux relatifs à la psychologie introspective, à la sociologie, à l’exégèse et à la philosophie de la religion.
  8. Edouard Le Roy, Science et Philosophie (Revue de métaphysique et de morale, janvier 1900). — Voyez aussi dans le livre du même auteur, Une philosophie nouvelle : Henri Bergson (Alcan, 1912), les pages, fort admirées, d’Emile Faguet, qui sont intitulées l’Œuvre de M. Bergson et les directions générales de la pensée contemporaine.