Un divorce/1/1

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UN DIVORCE


PREMIÈRE PARTIE


I


Je ne crois pas qu’il existe en Europe une ville qui, mieux que Goslar, donne l’idée du néant des grandeurs humaines. Fondée l’an 920, au pied de montagnes dont une exploitation de huit siècles n’a pas suffi à épuiser les richesses minérales, ceinte de fortifications que plusieurs sièges successifs ont entamées sans les détruire, théâtre de Diètes célèbres, résidence impériale, revêtue ensuite de tous les privilèges des Villes Libres, il ne lui reste même plus aujourd’hui, après un tel passé, la majesté des ruines, le silence absolu du tombeau. Huit mille habitants végètent dispersés sous ces remparts qui servent de promenade aux petits fonctionnaires et aux petits commerçants d’une petite ville industrielle. La fumée de quelques fabriques monte vers le ciel parmi les flèches des nombreuses églises qui firent surnommer Goslar Rome luthérienne ; les maisons de bois travaillées presque à jour, surchargées de figures et d’inscriptions noircies, véritables bijoux d’architecture gothique pour la plupart, sont converties aux besoins de la vie moderne et bourgeoise. Vu de haut, d’un des plateaux du Rammelsberg par exemple, cela s’idéalise. D’abord le paysage environnant est et restera, comme tout ce que Dieu a fait, d’une beauté incomparable. Du temps où les Papes venaient ici rendre visite aux empereurs, les sommets du Hartz ne pouvaient se dresser plus orgueilleux.

Autour du Sudmerberg, semé de débris fossiles, nu, avec des lambeaux de verdure pâle que l’on dirait lavée par les flots, des montagnes ballonnées d’une configuration toute différente, opposent leur riante fertilité à la mélancolie de ce gigantesque ossuaire. La dentelle bleuâtre des sapins estompe d’une brume perpétuelle leurs lignes harmonieuses qui s’entrecroisent mollement, et sur des prés d’un ton d’émeraude, enchâssés dans l’or humide de ces marais, d’où l’on tire le jaune d’ocre, Goslar dort son sommeil de princesse enchantée. À travers le léger brouillard qui l’enveloppe, passent encore des visions héroïques ; cinq grosses tours sont debout, attestant de rudes assauts et de belles défenses ; la flamme des fonderies, enfin, brille sinistre, quand tombe le soir, faisant songer aux gnômes de ces légendes que la population des mines conserve respectueusement avec les antiques usages et les antiques vertus.

Glück auf ! (bonne montée !) nous dit un passant vêtu comme nous nous représentons les chasseurs du Freyschütz. Nous ne sommes pas loin en effet de la Gorge-aux-Loups immortalisée par le génie de Weber. C’est jour de fête. Les mineurs sont sortis de leurs galeries, et s’en vont au jeu de l’arquebuse, une plume d’aigle à leur chapeau, recueillis dans une joie calme et grave. — Glück auf ! Par habitude ils souhaitent la lumière du jour comme le plus grand des biens, pauvres gens ! et ce glück auf-là va se boire à la ronde dans le vieux vase d’argent de l’Hôtel de Ville, muni d’une échelle de métal qui sert à mesurer les prouesses du plus hardi buveur.

En face de l’édifice moyen âge, pauvrement restauré, où l’on conserve cette coupe et beaucoup d’autre orfèvrerie ancienne, avec de précieux manuscrits enluminés, les drapeaux de la ville, force instruments de torture, des chartes, des armes, des meubles et des monnaies rares, sans parler de fresques attribuées à Albrecht Durer et à ses précurseurs, qui seules composeraient un musée curieux, en face dé l’Hôtel de Ville, nous conduirons le lecteur sur la place du Marché, où s’élève la maison qu’habitait en 186… notre héroïne, Mlle Elsbeth Klaus : une maison pittoresque, dont les lanternes en encorbellement, soutenues par des cariatides grimaçantes, figures de bouffons, de chimères et de moines, saillent à chaque étage sous la toiture aiguë. Les vitres entrecoupées çà et là d’anciens carreaux de couleur, étincellent comme toutes les fenêtres des maisons riches ou pauvres de cette ville si vieille, si vermoulue et pourtant si scrupuleusement nette. Il n’est pas d’artisan qui ne trouve moyen d’avoir à sa croisée des paquets de fleurs, lesquelles, grâce au terreau aqueux où elles poussent, ont l’éclat de la porcelaine de Saxe. La violette des Alpes et ces roses du Nord d’une si délicate fraîcheur. aux pétales charnus, largement épanouis, encombraient en toute saison la baie profonde, presque une petite serre, où se tenait ordinairement Elsbeth assise devant sa table à ouvrage. Pas de rideaux, selon la coutume allemande. On apercevait le grand poêle massif indispensable, un piano, quelques portraits de famille, une bibliothèque bien garnie, tous les détails de cet intérieur honnêtement agréable, un peu froid peut-être, par excès de symétrie et de minutieuse propreté.

De sa place, Elsbeth dominait ce qu’on appelle avec indulgence le quartier animé de la ville, cette vieille fontaine d’airain contre laquelle il faut frapper trois coups pour se donner au diable, et qu’assiègent, babillardes, les jolies servantes aux bras nus, aux longues tresses, une cruche en équilibre sur l’épaule ; l’aigle morose et les rébarbatives statues d’empereurs qui décorent la façade de l’ancienne maison des jurandes, transformée en hôtellerie ; ces portiques où, en revenant de l’école, jouent les polissons à l’abri du soleil et de la pluie. Sur le banc hospitalier placé devant la porte, venait volontiers s’asseoir quelque jeune mère berçant son nourrisson dans un pli de la grande mante noblement drapée, qui sert de hamac à l’enfant et laisse à la femme la liberté de ses mains toujours armées d’un tricot. Elsbeth adorait les enfants, et quand sa douce et avenante figure leur souriait au milieu des fleurs, plus d’un jeune homme s’arrêtait pour admirer. Mais les admirateurs, Elsbeth ne les voyait pas. Indifférente comme ses roses aux regards qu’elle charmait, elle baissait le front sur son ouvrage sans rougir, sans se troubler. Si elle avait jadis été coquette, depuis douze ans elle ne l’était plus. Douze ans ! mon Dieu, oui ! Ailleurs, elle eût été atteinte par le ridicule qui s’attache à la situation de vieille fille ; mais dans un pays où le célibat est conciliable avec l’indépendance des allures et de la pensée, Elsbeth ne subissait nullement ce préjugé. Elle passait auprès de tous pour une personne d’une haute intelligence et d’un grand cœur, d’une supériorité même qui devait échapper de droit au joug du ménage, disaient quelques-uns, avec l’enthousiasme particulier aux Allemands pour les femmes géniales. Il est certain quelle avait puisé auprès de son père, minéralogiste fort connu dans le monde savant, une instruction solide qui, favorisée par l’existence calme et uniforme de la petite ville, prenait chaque jour plus d’étendue et de variété. L’avocat Stheffer, assidu aux lectures de Mlle Klaus (l’hiver, les lectures alternent à Goslar avec les thés dansants, et valent bien les soirées de médisance), l’avocat Scheffer l’accusait de cacher une certaine connaissance des langues mortes. Mlle Karoline Hecht, vulgairement nommée tante Lina, bien qu’elle n’eût jamais eu de neveux, une amie de sa famille qn’Elsbeth avait recueillie, vieille et ruinée, en lui prouvant qu’elle lui était indispensable, divulguait volontiers sous le sceau du plus profond mystère, sa participation aux œuvres de feu M. Klaus, les notes et les préfaces anonymes dont elle les enrichissait ; enfin, le pasteur Mansfeld lui-même, si peu soucieux de plaire aux dames, ne dédaignait pas de causer théologie avec elle pendant des heures entières. Il est permis de supposer que la conversation entre le jeune ministre et son honorable amie roulait sur quelque interprétation bien épineuse de l’Ancien Testament à l’heure où commence ce récit, car il avait le visage plus animé que de coutume, et elle embrouillait, en lui répondant, tous les points de sa tapisserie. De l’avis de la gouvernante Catherine, cette visite se prolongeait outre mesure. L’avocat venait de détourner discrètement la tête en passant devant eux sur la place et s’était empressé par malice d’avertir le docteur Kurz, un métaphysicien à lunettes, rongé, — ses longs regards et ses gros soupirs le faisaient entendre du moins, — par une vague et discrète passion dont Elsbeth était l’objet. Quant à tante Lina, elle était au comble de ses vœux, ayant toujours eu un faible pour M. George Mansfeld, qui en chaire, revêtu de son pourpoint noir et de la fraise gaudronnée du temps de la Réforme, faisait en effet bonne figure, outre qu’il était éloquent, plus éloquent sans doute en matière de religion qu’en matière d’amour, car Mlle Klaus, après l’avoir laissé parler, répéta pour la seconde fois :

— C’est impossible. Songez à ce que je vous ai dit.

Ce qu’elle lui avait dit était l’histoire de sa jeunesse. Nous allons la reproduire ici.