Un divorce (Bourget, 1904)/II

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Librairie Plon (p. 34-71).

II
un beau-père

Elle eût tremblé bien davantage, jusqu’à ne pouvoir tracer les chiffres indifférents des formules, cette vieille et vénérable main, si la seconde vue du savant et du croyant eût été plus perspicace encore. Sa pitié se serait émue de nouveau, et plus profondément, à constater que cette divergence religieuse entre le mari et la femme, sentie par celle-ci avec tant d’appréhension, n’était qu’un des éléments du désastre qui menaçait, dans ce moment même, ce foyer posé à faux. Sa théorie de la vie, qui lui montrait, sous l’apparent hasard des événements, une mathématique secrète d’équitable répartition, n’en eût été que trop fortifiée. Ce ménage touchait en effet à une crise, pour bien des raisons qui se découvriront au fur et à mesure. Il est permis de dire dès maintenant qu’elles étaient toutes, ou bien issues du funeste principe du divorce, ou bien multipliées par lui. Mme Darras n’en percevait distinctement qu’une : celle qui l’atteignait dans son cœur, vis-à-vis de sa fille, et dans sa foi retrouvée. Cette après-midi ne devait pas finir sans la mettre en présence d’un autre danger qu’elle prévoyait depuis des mois ; mais sa prescience demeurait volontairement obscure, vague, inavouée. Nous savons tous combien est vrai le proverbe où le peuple a ramassé tant d’expériences : « Un chagrin n’arrive jamais seul. » Puis, quand il s’agit de nous, et par la plus étrange illusion, nous considérons, au contraire, qu’une grande peine est une garantie contre d’autres, comme si le sort n’avait, contre chaque individu, qu’une somme fixe de rigueur à dépenser. Il n’en est rien. La nature, toujours une sous la variété de ses phénomènes, emploie dans l’ordre moral et dans l’ordre physique des procédés tout pareils. Lorsqu’une maladie résulte, non pas d’un accident, mais de cette disposition générale qui constitue une diathèse, ses accidents se manifestent, non pas sur un point de l’organisme, mais sur plusieurs. Il en va de même du malheur, quand il dérive, non pas de telle ou telle circonstance, mais d’un état. Il s’ingénie à nous atteindre dans les manifestations les plus diverses de notre personne. Les misères se pressent, se succèdent. Une contrariété en suit une autre. Aucune entreprise ne nous réussit. Toutes les hypothèses hostiles se réalisent. Nous parlons alors de malchance, de fatalité. Regardons-y de plus près. Nous reconnaîtrons un effet constant à une cause constante : la méconnaissance prolongée de quelque grande loi. Mais quelles rébellions avant de recevoir cet enseignement ! Que d’efforts pour nous convaincre, sous l’imminence de certains coups, que nous ne serons pas frappés, que nous ne méritons pas de l’être, que notre dette de larmes est payée ! Cet étrange préjugé soutenait Mme Darras depuis des mois ; il lui permettait de fixer sans trop de crainte certains points noirs apparus sur l’horizon de sa destinée. De jour en jour, elle se sentait plus menacée, et elle s’obstinait, elle s’acharnait à se démontrer que, de ces menaces où sa conscience, de chrétienne malgré elle, reconnaissait l’annonce d’une expiation, celles-là se réaliseraient uniquement qui l’atteindraient seule. Bien fragile assurance ! La preuve en avait été sa terreur, quand M. Euvrard énumérait les catastrophes dont il avait vu tant de divorcées être les victimes. Un autre témoignage était le discours intérieur qu’elle se tenait à elle-même, au sortir de cet entretien. La déception si douloureuse de sa démarche manquée y occupait moins de place que les craintes soulevées, ou mieux renouvelées en elle par une des allusions du prêtre. Elle en avait été touchée au vif de ses craintes secrètes. Elle allait, du pas d’une femme qui n’a plus d’hésitation. À peine si la gêne de l’arrivée l’avait reprise en retraversant la cour, où le concierge-jardinier dressait toujours son pittoresque édicule. L’avait-il seulement regardée ? Et tout de suite elle s’était retrouvée sur le trottoir de la rue Servandoni dont elle avait aimé, cette fois, la solitude et le silence. Elle avait pu se convaincre, d’un seul coup d’œil, que sa sortie de la vieille maison ne serait pas épiée. Cinq minutes plus tard elle était dans la rue de Vaugirard, et, par le jardin du Luxembourg, elle gagnait la rue du même nom où elle habitait. Rassurée sur toutes les indiscrétions, elle s’attardait dans les allées, et elle laissait courir ses pensées. L’entretien qu’elle venait d’avoir se prolongeait dans son esprit. Elle discutait mentalement avec M. Euvrard, comme si l’ascétique silhouette du religieux eût été là, cheminant auprès d’elle :

— « Au revoir ? Il a dit : au revoir… » avait-elle commencé par se répéter, aussitôt la porte franchie. On se souvient que ces dernières paroles du prêtre avaient été accompagnées de cette appellation, particulièrement touchante pour celle qu’il quittait ainsi : « Mon enfant… » Il ne se fût pas servi d’un autre terme, s’il l’eût admise à cette confession dont elle nourrissait la chimérique espérance, quand elle suivait ce chemin en sens inverse, une heure auparavant. Elle se l’était dit et redit cet « Au revoir ?… » comme une question qui ne faisait pourtant pas doute dans sa pensée, et elle y avait répondu de nouveau tout bas, comme elle avait fait réellement tout haut : — « Non. Non. Non. Je ne le reverrai pas… Jamais je ne parlerai de cette visite à Albert. Jamais… Je ne supporterais pas l’expression de ses yeux pendant qu’il m’écouterait. Nous avons déjeuné ensemble ce matin. Il m’a interrogée sur les projets de ma journée, avec tant de confiance, tant de tendresse, comme toujours : et je me suis tue de cette démarche que j’avais décidée pourtant !… Je le connais. Il la saurait, cette démarche, qu’il ne me ferait pas un reproche… Mais quelle ombre sur son visage ! Quelle peine dans son cœur !… Non… Cela ne sera pas… Lui-même, M. Euvrard m’aurait défendu de parler, si j’avais eu le droit de tout lui apprendre. Car enfin, que m’a-t-il dit ? Que je pouvais mériter, même hors de l’Église, en remplissant mes devoirs. Quels devoirs ? Celui de mère, d’abord, et je l’ai, ce devoir, envers mon fils aussi bien qu’envers ma fille… Hé bien ! Le devoir envers mon fils en ce moment exige que j’évite tout ce qui diminuerait mon empire sur mon mari… M. Euvrard s’en rend compte pourtant, que des situations comme la mienne donnent si aisément lieu à de grandes difficultés. Quand il a parlé de ces heurts meurtriers entre beau-père et beau-fils, il m’a fait mal. Une seconde, j’ai vu Albert et Lucien en face l’un de l’autre, et se haïssant… » Cette évocation des deux hommes dans cette attitude de lutte correspondait chez l’épouse et chez la mère à tant de pressentiments, à tant d’observations aussi, qu’elle repoussa cette image avec une tension de son être qui la fit instinctivement marcher plus vite, comme pour fuir. Elle ferma les yeux, en secouant la tête. De nouveau elle se répéta : — « Non, ce ne sera pas. Dieu ne permettra pas que cela soit. Il me punit tant déjà, en m’écartant de lui. Ce jour de la première communion de Jeanne me sera si dur, quand il devrait m’être si doux ! Cette souffrance-là, je l’accepterai, je l’offrirai, comme ce prêtre vient de me l’ordonner. Il n’y aura que moi de frappée, pas eux, pas eux ! Ce serait trop cruel. Rien que de m’imaginer qu’ils s’aimaient moins, comme il m’est arrivé, à tant de reprises, cette année, quel supplice ! Et ce n’étaient que des imaginations… C’est étrange pourtant, comme on est tenté de croire vrais les événements dont on a peur. Cette seule petite phrase de M. Euvrard a suffi pour me rendre, en une seconde, l’angoisse de ces appréhensions. Si je l’avais arrêté, à ce moment-là, pour les lui dire, ne m’aurait-il pas conseillé de tout faire pour qu’Albert et Lucien ne cessent jamais de s’aimer en moi, au cas où ils devraient un jour être profondément divisés ?… Divisés ? Quelle chimère !… D’où le seraient-ils ? Ils pensent d’une même façon sur toutes choses : en religion, en politique. Je n’ai que trop laissé Albert élever cet enfant d’après ses idées… Pouvais-je agir autrement ? Ai-je été coupable ? Je pensais comme eux, moi aussi, ou je le croyais. J’étais sincère. Dieu le sait. Il ne m’en punira pas. Je suis assez malheureuse déjà de ne pouvoir obtenir ce qu’obtiennent des femmes qui ont plus péché que moi. Celles qui ont eu des amants se confessent, elles communient. Et moi, non. Est-ce juste ?… Mais je ne veux plus discuter. Je veux obéir à M. Euvrard sur ce point : accepter, offrir cette peine à Dieu, pour n’en pas avoir d’autres et de pires… Quand je songe qu’il y a des familles, cependant, qui n’ont qu’une foi, où la mère, le père, le frère, la sœur, font la prière ensemble, le soir, vont à l’église ensemble… Moi, je dois me taire à mon mari de cette visite innocente, et si je rencontrais mon fils maintenant qu’il me demandât d’où je viens et que je le lui dise, il ne me comprendrait même pas ! Quand Jeanne verra les autres mères communier et pas la sienne, les autres pères à l’église et pas le sien, il me faudra trouver un mensonge pour que cette pauvre petite âme ne soit pas troublée… Ah ! M. Euvrard a trop raison, quelles misères !… »

Ces pensées n’étaient que le résidu de conscience déposé par de si nombreuses impressions et de si petites, que Mme Darras n’aurait pu dire, par exemple, à quel moment précis s’étaient formés ces doutes, qualifiés par elle d’imaginatifs, sur la bonne entente de son mari et de son fils, pas plus qu’elle ne savait la date exacte où les croyances de sa jeunesse lui étaient revenues à la chaleur de la piété de sa fille. Trop de détails de son existence intime étaient résumés et ramassés dans ces quelques idées. Elle s’y était absorbée au point de ne plus savoir exactement où elle était. Elle s’était promenée dans le jardin sans presque s’en rendre compte. Elle en sortit de même, et, de se retrouver rue du Luxembourg, devant sa porte, lui fut presque un étonnement, comme le réveil libérateur d’un rêve pénible. Cette maison, n’était-ce pas les longues années de son bonheur rendues présentes et dressées devant elle ? Albert Darras avait fait construire ce petit hôtel à l’époque même de leur mariage et sur des plans arrêtés en commun. Dans leur passionné désir, lui, de tout effacer du passé de la jeune femme, elle, d’assurer à son second foyer un caractère plus définitif encore, ils avaient voulu une demeure qui n’eût appartenu qu’à eux, et d’où ils ne s’en iraient qu’à leur mort. Ils avaient choisi un quartier éloigné de celui des Champs-Elysées où elle avait logé précédemment. Gabrielle le comprenait trop bien : sa vie nouvelle comportait une rupture absolue avec son ancien milieu, et elle caressait l’idée d’une retraite, dont son mait d’ailleurs n’avait pas voulu. Le petit boursier de l’École Polytechnique qui n’avait pas osé demander la main de Mlle Nouet, — c’était le nom de jeune fille de Mme Darras, — occupait maintenant une place d’ingénieur-conseil dans une des banques les plus importantes de Paris, le Grand-Comptoir, aux appointements fixes de vingt mille francs par an. Sa participation aux bénéfices lui en valait trente autres mille. Celle qu’il épousait possédait de son chef quarante mille francs de rente. Leur ménage était assez riche pour faire figure partout, et Darras avait tenu à ce qu’il fît vraiment figure. La façade élégante de l’hôtel, avec sa porte cochère pour l’entrée des voitures, et les hautes fenêtres de son rez-de-chaussée, disait les projets de grandes réceptions, caressés par l’ingénieur. Des sentiments très complexes l’avaient poussé dans cette voie, si contraire, semblait-il, et à son éducation toute professionnelle et à son caractère. Albert Darras était amoureux et fier de la beauté de Gabrielle, voilà un de ces sentiments. Un autre était sa ferveur politique. Profondément attaché aux idées de la faction alors au pouvoir, il avait désiré que sa femme et lui jouassent leur rôle dans le haut monde républicain. On sait que toute une société de bourgeois riches et de grands fonctionnaires s’est ainsi formée à Paris, depuis trente ans. On lui a souvent reproché d’avoir les mêmes mœurs frivoles, les mêmes goûts de plaisir, les mêmes habitudes de dépense que l’autre société. On ignore que quelques-uns parmi ces Jacobins nantis ont étalé du luxe et tenu des salons, — par devoir ! On entend bien qu’il ne s’agit là que des membres naïfs du plus corrompu et du plus déshonoré des partis. Ils ont cru donner au régime les prestiges d’un système installé. Darras avait été du nombre, avec d’autant plus de complaisance qu’il instituait ainsi une lutte secrète entre les deux mondes où sa Gabrielle avait vécu auparavant : celui de la magistrature encore conservatrice, — M. Nouet était mort conseiller à la Cour de cassation, — et celui de la noblesse à racines terriennes. — Ce premier mari dont la pauvre femme avait raconté la brutale goujaterie à M. Euvrard, avec tant de révolte après des années, appartenait très authentiquement, quoique indigne, à une bonne famille du Rouergue, celle des comtes de Chambault. — Ces diverses influences s’étaient manifestées chez Darras, âpre tempérament de plébéien, fils de plébéien, dont la pièce maîtresse était la volonté, par un effort incessamment renouvelé pour accroître sans cesse sa fortune. C’était accroître le luxe de Gabrielle. Ce dévouement infatigable, si prodigue en gâteries et doublé d’une sollicitude si ardemment tendre, s’évoqua dans la pensée de celle qui en avait été le constant objet, sur le seuil de cette demeure. Ses émotions d’épouse passèrent du coup au premier plan de sa sensibilité. Il se fit dans son cœur un mouvement de retour vers cette intimité dont sa visite chez l’Oratorien et les méditations consécutives avaient été le reniement, et, redevenue celle qui tout à l’heure se rebellait, au nom du bonheur reconquis, contre l’inflexibilité de la loi catholique, elle se dit :

— « Non, ce n’est pas possible. Ce n’est pas vrai. Dieu ne serait pas Dieu, s’il nous condamnait, Albert et moi, pour nous être aimés comme nous nous sommes aimés… Je viens de traverser un cauchemar. Je ne reverrai plus ce prêtre. Avec ses manières douces et son air de bonté, il est pire que l’autre. Si l’Église était ce qu’ils la font, elle ne serait pas celle de l’Évangile. Non, je n’ai pas fait le mal. Non, cet amour si loyal, si fidèle, n’est pas maudit. Je veux m’y enfermer, en vivre de nouveau tout entière, et qu’il me suffise, comme si longtemps. Je le veux… »

Elle ne s’était pas plus tôt prononcé ces paroles de fermeté qu’une impression, produite par un détail de l’ordre le plus humble, lui prouva combien elle était peu capable de fixer sa sensibilité malade dans une résolution stable. Il lui suffit, la porte à peine ouverte et sitôt entrée dans le vestibule, d’apercevoir le chapeau, le pardessus et les gants de son mari, rangés sur la table avec le soin méticuleux que Darras apportait à ses moindres actions. Il était sorti à une heure, après avoir déjeuné avec elle, il se rendait à son bureau, d’où il ne partait jamais avant cinq heures. Or, il en était trois et demie. À travers le tumulte de ses pensées contradictoires, Gabrielle n’avait pas prévu cela : elle allait se retrouver en face d’Albert, encore vibrante d’émotions qu’elle devait à tout prix lui cacher, et sans avoir eu le temps de se reprendre vraiment. Elle ne songea pas à se demander la cause de cette rentrée inattendue. L’idée que, dans une minute peut-être, elle rencontrerait son regard, qu’elle subirait ses questions sur l’emploi de cette première partie de l’après-midi, la bouleversa au point que sa voix tremblait un peu, pour questionner le domestique :

— « Il y a longtemps que monsieur est là ?… »

— « Dix minutes, madame, » répondit cet homme.

— « S’il m’avait vue sortir de la rue Servandoni, tout de même ?… » se dit-elle. « S’il m’avait abordée et interrogée, qu’aurais-je pu répondre ? Que vais-je répondre, quand il verra mon trouble ? S’il s’en aperçoit, comment le lui expliquer, sans éveiller sa défiance ? Il lira dans mes yeux que je lui mens… » Dans ce ménage, dont l’intimité avait été si complète durant tant d’années, celui des deux époux qui rentrait le second, avait l’habitude de passer aussitôt chez l’autre. Le premier étage de l’hôtel, réservé à eux deux, était distribué de telle manière qu’ils s’entendaient presque inévitablement aller et venir. Il se composait de cinq pièces : une vaste chambre à coucher, un vaste cabinet de toilette pour elle, pour lui une chambre où il s’habillait, — il pouvait, au besoin, y dormir sur un canapé transformable, — un petit salon, et, à côté une bibliothèque-fumoir. Il s’y tenait toujours quand il était seul. Le grand escalier de bois garni de tapisseries et de plantes vertes, aboutissait à un large palier ouvert, décoré en antichambre et sur lequel ouvraient les différentes pièces. Gabrielle s’y arrêta, le cœur battant… Albert était là, derrière une de ces portes. Peut-être savait-il déjà sa présence par son coup de sonnette. Il allait paraître… Puis, comme la porte ne s’ouvrait pas, elle voulut profiter de ce répit pour mettre un peu de temps encore entre son émotion et cette entrevue. La pensée lui vint de monter au second étage, réservé à ses enfants, pour embrasser d’abord sa fille, qui devait être occupée à ses devoirs, dans la salle d’études. La mère avait obtenu du père, qui aurait voulu envoyer Jeanne dans un lycée de jeunes filles, que l’enfant travaillât à la maison, sous la surveillance d’une institutrice. Il avait seulement précisé la direction de ce travail : elle suivrait le même programme qu’au lycée. Un professeur d’un des grands collèges de la rive gauche la faisait composer tous les huit jours avec la classe qui eût dû être la sienne. Là se bornait l’ingérence du libre-penseur passionné dans une éducation qu’il abandonnait à sa femme, sur un point essentiel ; il l’avait promis. Il était très rare qu’il parût dans la salle d’études. Aussi Mme Darraës fut-elle très étonnée, quand, arrivée au second étage, et devant cette nouvelle porte, elle entendit la voix de son mari Il avait eu la même fantaisie qu’elle, et, à peine rentré, il était monté chez leur fille. Croyant reculer le moment de le revoir, Gabrielle l’avait avancé. Mais, le revoir auprès de l’enfant, c’était posséder dès l’abord, un terrain de causerie, c’était éviter ce trouble des premières paroles, dont elle avait redouté les révélations. D’ailleurs, une inquiétude nouvelle surgit en elle, qui, du coup, paralysa l’autre. Elle se rappelait que ce jour-ci, le vendredi, était pour Jeanne son jour d’analyse, celui où elle devait résumer, la plume en main, la leçon du catéchisme écoutée la veille. Quel motif Albert avait-il eu de venir dans la salle d’études, précisément aujourd’hui ?

Quand elle eut ouvert la porte sans frapper, elle put voir que son mari tenait entre les mains la feuille de papier sur laquelle Jeanne avait commencé d’écrire. La baie vitrée qui servait de fenêtre éclairait d’une même lumière les visages du père et de l’enfant, l’un penché près de l’autre. La mère demeura saisie à cette seconde d’une ressemblance qui n’était pas toujours si complète. La nervosité de la petite fille se reconnaissait à ce signe : sa physionomie mobile s’était instinctivement modelée sur celle de son père, tant cette présence insolite lui donnait d’émotion. L’ingénieur était un homme de quarante-sept ans, jadis très brun, comme en témoignait sa moustache demeurée toute noire, tandis que ses cheveux, coupés militairement en brosse, étaient tout blancs. Les méplats bistrés de son profil presque aigu laissaient deviner une ossature forte, celle d’une race de montagnards, et la flamme sombre des yeux, la maigreur sèche de la silhouette, le teint mat, disaient que ces montagnards étaient du Midi. Il y avait de l’Arabe dans la coupe de cette figure brusquée, et dans ce corps souple aux extrémités très fines. La famille des Darras vient, originairement, de Sisteron. Cette vieille ville forte est très éloignée de la mer. Mais la Provence, — le nom d’une de ses chaînes, celle des Maures, le rappelle encore, — a tellement subi d’incursions sarrasines, que l’on y rencontre partout de ces masques auxquels le burnous et le turban manquent seuls pour que le Bédouin apparaisse dans le civilisé. Peut-être l’ardeur de fanatisme qui faisait des incrédulités mêmes d’Albert Darras une religion à rebours, décelait-elle, autant que ses traits, cet atavisme antique. Peut-être aussi avait-il hérité les passions d’un ancêtre mêlé aux guerres de la Ligue, qui furent terribles dans ce coin reculé de France. De semblables hypothèses sont si hasardées que l’on ose à peine les énoncer. Elles dominent pourtant les portions inconscientes de notre être, les plus profondes et les plus effectives. Jeanne avait ces mêmes yeux brûlants et une chevelure noire à reflets presque bleus. Un sang du Nord, celui de sa mère, — les Nouet sont des bourgeois du Perche, — courait sous sa peau transparente, en ondes claires, qui, fouettées par la timidité, mettaient à ses joues une pourpre rose. Toute sa force était tendue à dissimuler un trouble que trahissait le battement de ses paupières aux longs cils. Le père, d’un doigt délié d’homme de cabinet, suivait, ligne par ligne, le devoir de la petite fille, et il énonçait des remarques dont le caractère aurait dû rassurer Mme Darras, — elles ne portaient que sur des détails d’un ordre matériel :

— « Il faut prendre garde à ne pas faire tes u comme des n, et tes n comme des u, » disait-il. « Regarde, dans les mots : absolution, ici, et, là, surnaturel, il est impossible de distinguer ces deux lettres l’une de l’autre. Jugez-en vous-même, Fraulein. »

Et il tendait la copie à une autre personne qui se tenait debout derrière Jeanne, et dont la lourde tête carrée, les cheveux d’un blond pâle, les prunelles bleues, le regard patient accusaient l’origine germanique. Mlle Mina Schultze, visiblement aussi intimidée que son élève, répondait à l’observation du père avec l’accent que l’on devine :

— « C’est que Jeanne écrit beaucoup d’allemand, monsieur Darras, et vous savez comme nos u ressemblent à nos n… »

L’entrée de Mme  Darras eut pour effet d’éclairer à la fois la physionomie de la pauvre gouvernante et celle de la petite fille. Le mari, lui, ne put dissimuler une certaine gêne. Il répugnait à cet homme, aussi loyal qu’il était sectaire, de paraître surveiller une instruction religieuse qu’il s’était engagé à respecter. La phrase par laquelle il accueillit la nouvelle venue fut comme un geste de protestation contre ce soupçon :

— « J’étais monté pour demander à Jeanne si elle savait à quel moment tu rentrerais… »

— « Et j’ai dit à papa », fit la petite fille, « que tu ne pouvais pas beaucoup tarder, puisque tu nous avais prêté la voiture, à Mademoiselle et à moi. » Son précoce instinct l’avertissait-il qu’il fallait s’associer à l’explication que son père avait fournie de sa visite ? Celui-ci lui caressa la joue, comme pour la remercier de son aide, tandis que la mère, par un sentiment non moins naturel et pour montrer qu’elle n’avait rien à cacher dans l’enseignement donné à sa fille, répondait à son mari :

— « Tu as pris cette occasion pour regarder un peu ses devoirs. J’en suis bien contente. Tu auras pu constater ses progrès dans la rédaction. »

— « Oui », dit sèchement le père. Et se levant : « Puisque tu es là, ma chère amie, nous allons la laisser continuer son travail. Je la retiens depuis plus d’un quart d’heure. C’est trop… »

— « Oh ! j’ai bien le temps ! » s’écria Jeanne. « Je suis au courant de tous mes devoirs… »

— « Quand il s’agit de sa diligence », insista la gouvernante, « elle expédie bien vite le reste pour se rendre plus libre. C’est le travail qu’elle préfère… »

La maladroite Fraulein embrassait la petite fille en prononçant cet éloge. Elle ne s’aperçut pas que sa remarque sur les tendances pieuses de son élève avait mis une ombre dans les yeux du père, et dans ceux de la mère une angoisse. Ni l’un ni l’autre ne répondit, mais à peine furent-ils hors de la chambre, sur l’escalier qui les ramenait à leur étage, que le mari prit prétexte de cette imprudente phrase. L’emploi du terme ecclésiastique, synonyme d’analyse dans certains catéchismes, l’avait encore irrité. Il avait eu cette sensation, toujours douloureuse pour lui, d’un monde à côté de son monde. L’honneur l’obligeait d’y laisser grandir sa fille :

— « Tu as bien vu », commença-t-il, en revenant sur sa justification de tout à l’heure, « que je ne faisais à Jeanne aucune remarque sur le fond même de son travail… Et pourtant !… Mais je t’ai promis. Un engagement pris ne se discute plus. Il se tient… Je continue néanmoins à penser que j’avais raison dans mes objections, lorsque tu m’as demandé cette promesse, avant notre mariage. On n’aperçoit dans la pratique religieuse qu’une mécanique commode d’habitudes morales. On l’adopte, par routine, et aussi parce que l’on prévoit, pour plus tard, des difficultés dans l’établissement d’une jeune fille élevée hors de toute Église. On ne saisit pas d’abord les inconvénients de ce compromis… Et puis, on risque de développer dans une nature trop nerveuse le dangereux penchant au mysticisme. Tu as entendu Mlle Schultze. Tu vois comme le goût des émotions religieuses grandit déjà dans la sensibilité de la petite… Ce que je t’en dis n’est pas un reproche, c’est une invitation à veiller. Ne permets pas qu’elle aille trop loin de ce côté. Avertis cette bonne Mlle Schultze. Puisque nous voulions une Allemande pour Jeanne, nous aurions eu intérêt à la choisir protestante. Elle eût plus facilement servi de contrepoids… Mais, encore une fois, ce n’est pas un reproche. Songe seulement à l’avenir et aux luttes que nous pourrions avoir à soutenir, si, pensant, nous, comme nous pensons, Jeanne, un jour, s’exaltait par trop dans le sens contraire. »

— « Mlle Schultze a exagéré… » répondit Mme Darras. Son cœur avait battu, quand Albert avait prononcé ce « nous ». L’équivoque sur laquelle leur ménage posait depuis tant de jours s’y résumait toute. Qu’il lui avait souvent parlé de la sorte, ces derniers temps ! Et toujours la terreur de la discussion immédiate avait paralysé en elle la force d’affirmation. Elle s’était tue, ou bien elle avait détourné la conversation, comme elle fit cette fois encore : — « Jeanne n’est pas plus soigneuse pour ce travail-là que pour les autres, » continua-t-elle, « mais c’est le seul où elle compose avec des petites filles qu’elle connaît. Son amour-propre en est surexcité… » D’ordinaire, quand elle employait ces subterfuges pour échapper à un entretien vrai, elle éprouvait ce mélange de soulagement et de honte, si particulier à la timidité. En ce moment elle était trop près de sa visite au Père Euvrard. Les mots de l’apôtre qu’il avait cités : confesser de bouche ce que l’on croit… résonnèrent soudain dans sa pensée. Un remords la poignit, auquel succéda un sursaut de surprise effrayée, à écouter Albert lui répondre :

— « Tu dois avoir raison, tu suis Jeanne de plus près que moi… D’ailleurs, fondées ou non, mes craintes sur ce point regardent l’avenir, au lieu que j’ai à te parler de choses très importantes, qui intéressent le présent… Prépare-toi à avoir du courage, ma bien chère amie, tout ton courage. Si je suis rentré de meilleure heure qu’à l’habitude, et si j’ai désiré te voir aussitôt, c’est qu’un fait excessivement grave se produit. J’ai considéré qu’il était de mon devoir que tu en fusses informée aussitôt et par moi. Je viens d’avoir, avec Lucien, à mon bureau, une explication de la dernière violence. »

— « Avec Lucien ?… » répéta la mère. Ils étaient entrés dans le cabinet de travail d’Albert. Elle se laissa tomber sur un fauteuil, en tremblant soudain de tout son corps. Que cette révélation de la difficulté la plus redoutée se produisît à cette seconde, après les paroles entendues rue Servandoni et ses propres réflexions, ce n’était qu’une coïncidence due au hasard. Comment n’y eût-elle pas vu le prélude de cette expiation qu’elle avait tant voulu conjurer ? Et si elle avait tort, en percevant comme l’acte spécial d’une volonté particulière un événement qui n’était que « la logique de sa vie, » pour reprendre la formule du prêtre géomètre, n’avait-elle pas raison de trembler devant la mise en train de cette inévitable et mystérieuse puissance, qui tire tous les effets de toutes les causes, et qui nous punit de toutes nos erreurs par le simple jeu de leurs conséquences ?

— « Oui, avec Lucien, » avait repris Albert. Très maître de ses nerfs d’habitude, par nature et par discipline, il était, lui aussi, dans un état d’agitation qu’il dominait mal. Au lieu de s’asseoir à côté de sa femme, pour la calmer, comme il eût fait en toute autre occurrence, il allait et venait dans la chambre, sans même regarder Gabrielle. Il ne voyait plus que sa pensée. Le décor de cette pièce tapissée de livres, sans aucun autre objet d’art qu’un grand portrait de Mme Darras, en pied, par le peintre attitré du high life opportuniste et radical, le fade mais délicat Maxime Fauriel, révélait les deux seules passions qu’eût jamais connues le Polytechnicien : sa femme et ses idées. Un ordre minutieux régnait sur les rayons et sur le large bureau. L’acte d’accusation dressé contre le beau-fils par le beau-père prenait une autorité extraordinaire dans ce cadre d’objets familiers où se devinait, partout empreinte, l’intransigeante rigueur d’un caractère absolument strict, incapable d’un à peu près dans les circonstances petites ou grandes. Même dans cet instant de crise aiguë, ce besoin de netteté poursuivait Darras et il essayait d’ordonner sa confidence : — « Pour que tu saisisses bien la situation, » continuait-il, « dans sa vérité, il faut que je te mette au courant d’une histoire dont j’avais espéré ne jamais te parler… » Et, sur un geste d’étonnement de Gabrielle : — « Tu vas comprendre pourquoi. Lorsque tu as consenti à m’épouser, je savais combien tu avais souffert. Je me suis donné ma parole que je réparerais ce que je pouvais réparer de ta vie passée, et tu connais mon grand principe : se tenir à tout prix toutes les paroles que l’on se donne. C’est notre religion, à nous qui passons pour n’en pas avoir ; c’est la plus belle, c’est la seule vraie, celle de la conscience. Tu avais un fils. J’ai pris vis-à-vis de moi-même l’engagement de toujours agir avec lui comme s’il était aussi le mien. Cet engagement, je l’ai rempli. Je n’y ai pas eu de mérite. J’aurais aimé cet enfant pour cette seule raison qu’il était à toi. Je l’ai aimé parce qu’il était lui. Si, comme je le pense profondément, les convictions sont le tout de l’homme, je peux réellement l’appeler mon fils. C’est moi qui lui ai donné les siennes, qui lui ai façonné ses manières de sentir, ses doctrines, sa volonté… Du moins, je le croyais… » rectifia-t-il, avec une amertume singulière. « Tout cela est pour t’expliquer que, mis en présence d’un grave parti à prendre à son endroit, je m’en sois tu vis-à-vis de toi. Je me suis demandé comment se comporterait un vrai père ? Je me suis reconnu le droit d’en assumer toutes les responsabilités, avec tous les devoirs. J’ai voulu t’éviter, te sachant si tendre, les contre-coups d’une lutte dont je ne prévoyais pas l’issue, je l’avoue. Pardonne-moi de t’avoir caché ce secret, ma chère femme. C’est le premier. J’ai tant redouté que d’y être mêlée réveillât en toi de très tristes souvenirs !… Je t’ai dit souvent, et je n’ai pas changé d’avis : l’homme est ce que le fait son éducation. La théorie de l’hérédité toute-puissante n’es£_qu’un reste de cette vaste injustice organisée qui fut l’Église… Mais le préjugé est si enraciné que les esprits les plus résolument rationnels en sont infestés. C’est ainsi que, moi-même, j’ai toujours tremblé de retrouver dans Lucien la trace de certaines ressemblances morales. Je t’avais trop vue obsédée de cette crainte. J’ai désiré t’en épargner le retour… Me comprends-tu et me pardonnes-tu ?… »

— « Je comprends que tu m’aimes et que tu as toutes les délicatesses, » répondit Mme Darras. Cette allusion à son premier mari l’avait fait tressaillir. Elle implora : — « Mais j’ai peur… Que s’est-il donc passé ? Qu’a fait Lucien ? Parle vite… »

— « Te voilà bien émue, ma pauvre Gabrielle, » dit Albert, « et comme j’ai tant craint de te voir !… Reprends-toi. Nous avons à envisager une difficulté sérieuse, très sérieuse, avec réflexion. Par conséquent, soyons calmes, et appuyons-nous sur des faits… L’origine de la scène qui vient d’éclater entre Lucien et moi, » continua-t-il après un silence « remonte à l’été dernier. C’est alors, tu t’en souviens, qu’il a commencé d’être moins assidu aux repas ici. Tu t’en es inquiétée. J’ai essayé de calmer tes inquiétudes. Je t’ai rappelé qu’il avait vingt-trois ans, qu’aux Sciences politiques et à l’École de droit il rencontrait beaucoup de garçons de son âge absolument libres. Une comparaison entre leur indépendance et un assujettissement même très affectueux risquait de nous l’aliéner. Je pensais tout ce que je t’ai dit. Je ne t’ai pas dit tout ce que je pensais. Ces absences de plus en plus fréquentes m’inquiétaient autant que toi, et surtout le changement de son humeur. Je le voyais qui se désintéressait de notre vie, de toi, de moi, de sa sœur. Il était de corps avec nous, quand il y était, mais son esprit était ailleurs. Je n’ai pas hésité sur le motif. Il n’y a qu’une influence de femme qui puisse transformer ainsi un jeune homme et si vite… »

— « Tu crois qu’il est amoureux ? » demanda la mère. Un soulagement que Darras n’observa pas se peignit sur son visage tendu d’anxiété. Que le désaccord survenu entre son mari et son fils eût pour cause un écart de conduite de ce dernier, ce n’était qu’un ennui. Les plus pures des femmes ont une secrète indulgence pour ces égarements. Celle-ci ne redoutait véritablement que les conflits qui intéressaient les relations de famille instituées par son second mariage. Elle ajouta : — « Moi aussi, en le voyant se détacher de la maison, car je l’ai bien remarqué, je m’étais fait mes idées… » Et avec un peu d’hésitation : — « J’appréhendais une autre influence… Je craignais qu’il ne vît beaucoup M. de Chambault. »

— « Il ne te ferait pas cela… » répondit vivement le second mari. « De ce côté du moins je suis tranquille. J’ai le bénéfice de la loyauté avec laquelle je l’ai fait juge entre nous et cet homme, quand il a eu ses dix-huit ans. Il a lu l’arrêt de séparation et les plaidoiries. Il est armé contre cette influence-là, en admettant, ce que je ne crois guère vraisemblable, qu’elle voulût s’exercer. Pourquoi maintenant ?… Non. Il est amoureux, et d’une femme dont il y a tout à craindre, tout, entends-tu ?… Mais je reprends la suite des faits. Le voyant donc changer et soupçonnant la cause, j’ai essayé de l’interroger sur ses sorties continuelles, — sans les lui reprocher, bien entendu, — sur les camarades qu’il fréquentait, sur ses soirées et leur emploi. Je l’ai trouvé noué, crêté, le cœur fermé. Ce retrait devant mon affection ne me permettait pas le doute. Il sait mes principes et que je n’admets pas le commode proverbe : Il faut que jeunesse se passe. Ces relâchements de conscience sont la honte des pays catholiques. C’est la commodité du confessionnal qui les a produits. Quand on considère la personne humaine comme sacrée, au contraire, on a l’horreur de cet égoïste et dégradant abus d’autrui que représente la débauche. Il y a deux ans, lorsque Lucien est parti pour le service, nous avons touché ce point. J’ai eu la joie de constater qu’il pensait exactement comme moi. Lorsqu’il est revenu, de même. L’affreuse atmosphère de la caserne ne l’avait pas gâté… Il m’était si ouvert alors, si transparent jusqu’au fond du cœur !… Du jour où il s’est fermé, j’ai compris qu’il me cachait un sentiment dont il rougissait… J’en ai conclu qu’il était tombé, lui aussi, comme tant d’autres… »

— « C’est à ce moment-là que tu aurais dû m’avertir, » dit Mme Darras. La petite phrase de son mari contre le confessionnal avait de nouveau attiré sur ses lèvres une protestation. Cette plainte qu’elle n’avait pas osé proférer passait dans ce reproche et aussi sa tendresse pour les deux hommes, dont le conflit allait tant la faire souffrir. — « Une mère, » continua-t-elle, « obtient de son fils des aveux qu’il refuse même à un père. Il m’aurait parlé. Vos caractères ne se seraient pas heurtés… Ah ! mon Albert ! Tu as cru m’épargner une douleur. Il n’y en a pas de pire : savoir que vous avez échangé des mots de dispute, toi et lui, lui et toi… »

— « Les choses en seraient au même point, » répondit Albert Darras, « et tu en aurais souffert plus tôt… D’ailleurs, je n’avais que des présomptions, fondées sur des raisonnements invérifiés, et invérifiables. Lucien t’aurait parlé, dis-tu ? Non. Tu te serais butée à un parti pris, dont j’ai l’explication aujourd’hui. Va, cette créature l’a bien conquis, et il aurait défendu son secret, même contre toi. C’est un hasard qui m’a mis sur la trace. Il y a près de huit mois que je soupçonne cette intrigue, et je n’ai de faits positifs que depuis six semaines. C’était dans la seconde quinzaine de janvier, le jour où j’ai déjeuné chez Huard. Tu te rappelles que je suis parti très tôt, pour marcher un peu. J’avais pris le plus long et passé par l’Odéon, afin d’y donner un coup d’œil aux livres nouveaux. J’étais rue Racine, en train de me diriger, sans me presser, vers la rue Thénard, où demeure mon ami. Je savais que sa leçon à Polytechnique ne finit qu’à midi. J’avais donc le temps… Tout à coup, sur le trottoir opposé, je vois s’approcher un jeune homme, dans lequel je reconnais Lucien qui accompagnait une jeune femme. Il était si complètement absorbé par cet entretien qu’il ne me remarqua point. Ils s’arrêtent tous deux devant la porte d’une petite crémerie qui était déjà là de mon temps… Ils font mine de se séparer. La femme ouvre la porte, et semble l’inviter à entrer. Lucien regarde sa montre, puis, haussant un peu les épaules, il entre. J’hésitai un instant à rebrousser chemin, pour ne pas paraître l’avoir suivi. Après réflexion, je traversai la rue. J’arrivai devant le restaurant et je regardai à travers le carreau. La jeune femme et Lucien étaient assis à côté l’un de l’autre, dans l’angle d’une table. Ils dépliaient leurs serviettes tout en continuant de causer. Si j’avais gardé des doutes sur la cause de son changement d’habitudes, je les aurais perdus à constater l’expression passionnée de son regard. Il ne la quittait littéralement pas des yeux. Il était de profil. La jeune femme était de face ; je distinguais donc par le menu le détail de ses traits. Je serais injuste si je ne reconnaissais pas qu’elle n’a aucunement l’air d’une fille. Elle était vêtue avec une grande simplicité, mais aussi une grande propreté, d’une robe d’un drap couleur gris de fer. Elle avait accroché son chapeau au-dessus d’elle. Elle a des cheveux châtains qu’elle porte relevés sur le front et noués par derrière en une grosse natte courte, à la façon des pensionnaires, quoiqu’elle ait bien vingt-cinq ans, sinon davantage. Elle est mince, assez petite, avec des traits d’une extrême délicatesse, presque trop menus, et des prunelles très brunes sur un teint pâle. Ces yeux se tournèrent par hasard de mon côté, à un moment donné. Elle vit que je la regardais, mais sans paraître s’en soucier le moins du monde. Ses yeux se fixèrent sur moi avec une indifférence glacée, qui n’était pourtant pas de l’effronterie. Ce regard fit plier le mien et je m’en allai. J’appréhendai qu’elle n’avertît Lucien, et, quoique cette rencontre fût due au seul hasard, il m’eût été insupportable qu’il me surprît dans une attitude qui semblait dénoncer un espionnage… »

— « De toi à lui, un espionnage ! » interjeta Mme Darras ; « n’as-tu pas sur lui tous les droits d’un père ? Tu me le disais toi-même, tout à l’heure. Quand un père cherche à savoir qui fréquente son fils, ce n’est plus de l’espionnage, c’est de la surveillance… »

— « Je t’ai dit que je le considérais, moi, comme mon fils, » rectifia Albert Darras. « Mais il faut regarder la vérité bien en face, ç’a toujours été ma grande maxime… Lui… » Et avec un visible effort : — « Hé bien ! lui ne me considère pas comme son père. Il était un grand garçon déjà quand nous nous sommes mariés. Tu as oublié tes propres inquiétudes devant son hostilité d’enfant, et avec quelle prudence j’ai dû l’apprivoiser. J’y ai réussi, sans jamais me dissimuler que c’était là un travail un peu artificiel, un peu fragile. J’ai trop constaté aujourd’hui combien j’avais raison. »

— « Pauvre ami !… » fit Gabrielle, qui ajouta en joignant les mains : « Mon Dieu ! nous avons déjà tant payé pour notre bonheur !… »

Le second mari ne pouvait pas comprendre la signification vraie de ce geste et de cette exclamation, cri instinctif d’une prière échappée à la terreur superstitieuse, qui grandissait dans la femme divorcée, depuis le début de cet entretien. Il était tout à son récit, qu’il continua :

— « C’est pour ce motif que je m’étais arrêté devant son silence, quand je n’avais encore que des soupçons. Cette fois et après cette rencontre, je tenais un élément plus précis. La physionomie de cette jeune femme m’avait laissé sous une impression de réel malaise. Ce n’était pas la fille vulgaire du Quartier Latin qui peut ne représenter qu’une aventure dégradante, mais passagère… Bref, je me décidai à une enquête dont j’avais le devoir comme ton mari. Oui, comme ton mari. Je suis de ceux, tu le sais, qui prennent très au sérieux ces articles du Code dont la lecture donne au mariage civil, dans une salle de mairie, une solennité pour moi plus grande que les vaines pompes de l’Église. Le mari doit protection à sa femme, — protection physique, protection morale. Je te devais de te défendre contre le danger moral dont tu pouvais être menacée dans ton fils. Tout devoir suppose le droit de l’accomplir. J’avais donc le droit d’employer tous les moyens honnêtes pour apprendre toute la vérité d’abord. Du moment que Lucien se montrait en public avec cette femme, d’autres que moi les avaient rencontrés. Sa liaison était certainement connue de ses camarades. Je pris le parti d’en avoir le cœur net, et, sans tarder, en m’adressant précisément à Huard, dont le fils aussi fait son droit. Trente ans d’une amitié qui a commencé avant l’École m’assuraient qu’il ferait pour moi ce que j’aurais fait pour lui. Je lui confiai donc mes inquiétudes, quand nous fûmes seuls, après notre déjeuner, et je lui demandai d’interroger franchement son garçon. Il me promit d’agir le jour même. Il ne put pas me donner de renseignements précis, mais ce qu’il me rapportait était gros de conséquences. Tu vas en juger. Ernest Huard manifesta une répugnance à répondre sur Lucien, qui prouvait la gravité de la situation, et, — tu seras étonnée autant que je l’ai été moi-même, — abrita sa prétendue ignorance derrière ce prétexte que l’autre passait maintenant ses matinées dans les hôpitaux, ses après-midi aux cours de médecine ou au Muséum, et ne venait presque jamais plus à l’École de droit ! Ernest s’en étant montré surpris un jour qu’ils s’étaient rencontrés, Lucien lui avait annoncé son intention probable de changer de carrière et de se faire médecin. »

— « Se faire médecin ?… » répéta la mère. « Et il ne nous en a jamais parlé !… Quelle folie, quand avec sa fortune et l’appui de tes amis, sa carrière aux Affaires étrangères est toute tracée, si facile, si belle. Bouteiller n’attend que son examen pour le prendre dans son ambassade… Médecin ? mais c’est toutes ses études à recommencer !… D’ailleurs, je ne saisis pas quel rapport il peut y avoir entre cette aberration et la femme qui te préoccupe ?… »

— « J’y arrive… » reprit Albert Darras. « Tout comme toi, au premier moment je n’ai pas démêlé l’attache entre cette baroque idée et la passion dont je le croyais possédé. Pourtant le fait qu’il eût entrepris des études médicales en se cachant de nous à ce degré me faisait soupçonner que la personne du restaurant n’était pas étrangère à cette résolution… Je me décidai, avant de pousser plus loin l’enquête indirecte, à surveiller moi-même cette crémerie de la rue Racine, à l’heure où je les avais vus y entrer. Je constatai que Lucien, qui manque un déjeuner ici sur deux, se retrouvait là constamment avec cette inconnue. Ils y occupaient le même angle de table, qui leur était évidemment réservé. Ils y mangeaient, assis l’un à côté de l’autre, comme je les avais vus la première fois. Ou plutôt, elle y mangeait. Car pour lui, si superficielle que fût, par prudence, mon observation, elle suffisait, — son attitude restait toujours celle de la première fois : à peine s’il touchait aux plats qui lui étaient servis. Il ne faisait que la regarder et comment ! Quand je fus bien sûr qu’ils étaient deux des habitués de l’endroit, je pris le parti d’y entrer moi-même, en leur absence. Je questionnai le garçon que j’avais vu leur apporter leur repas. Il ne fit aucune difficulté à me répondre. J’appris ainsi que la jeune fille était une étudiante en médecine, du nom de Mlle Planat… Tout s’éclairait. Les séances à l’hôpital et aux cours de la Faculté s’expliquaient de deux manières : ou bien elles fournissaient à Lucien un prétexte à ne pas quitter cette fille dont il était amoureux, ou bien il pensait de bonne foi à se faire vraiment médecin, par une aberration, comme tu viens de qualifier sa conduite, peut-être pire. Il y a eu, ces temps-ci, plusieurs exemples de mariages entre étudiants hommes et étudiants femmes, ayant passé leurs examens, et qui se sont établis pour exercer ensemble la profession de docteurs… »

— « Cette fille voudrait se faire épouser ?… » interrompit Mme Darras, et elle prit la main de son mari dans ses mains, du geste de quelqu’un qui implore un appui : — « Ne me cache rien, » continua-t-elle ; « tu en as parlé à Lucien ? Il te l’a dit ?… »

— « J’ai parlé en effet de cette femme à Lucien, » répondit Albert Darras en se dégageant. Il voulait garder tout son sang-froid pour ce qui lui restait à dire : — « Mais tranquillise-toi. S’il a pu penser à ce mariage, il n’y pense plus à l’heure présente. Moi aussi, ce fut ma première idée. Elle suffisait pour qu’il me fût impossible d’en rester là. Je n’aurais pas, remarque bien, d’objection radicale à ce que Lucien prît une autre voie que celle où nous l’avions engagé, si j’étais assuré qu’il obéît à une vocation raisonnée et définitive. Je n’en aurais pas non plus à ce qu’il épousât une jeune fille qui eût fait son droit ou sa médecine, si c’était une honnête fille et que j’en eusse la certitude. L’égalité entre les sexes me paraît un principe juste. Je ne doute pas que, dans l’avenir, le nombre des femmes-avocats et des femmes-médecins n’aille en se multipliant. Des témoins dignes de foi m’ont affirmé que ce progrès s’accomplit déjà. Mlle Planai pouvait être une des étudiantes que l’on m’a décrites, sérieuses, pures, qui se préparent un gagne-pain indépendant, et savent se faire respecter de leurs camarades masculins par une irréprochable tenue. Ce pouvait être, au contraire, une intrigante. Lucien sera riche. Il est naïf et généreux. Quelle proie toute désignée pour une aventurière ! Nous avons au Grand-Comptoir deux anciens agents de la sûreté, spécialement affectés aux enquêtes d’ordre intime. Tantôt c’est un commis suspect qu’il s’agit de surveiller, tantôt un capitaliste, qui vient offrir une affaire, et sur la moralité duquel nous voulons nous édifier. Tantôt… Mais peu importe ces détails. Ce qui importe, c’est l’indiscutable exactitude des dossiers que nous ont toujours procurés ces hommes. Après réflexion, je me décidai à mettre l’un d’eux en campagne. En quinze jours, il a recueilli les renseignements que voici sur cette Mlle Planat, Berthe Planat, pour lui donner tout son nom. Cette fille a vingt-six ans, c’est-à-dire trois ans de plus que Lucien. Elle est orpheline de père et de mère. Le père était un capitaine d’infanterie. Les Planat sont des bourgeois de la ville de Thiers, dans le Puy-de-Dôme. Berthe a perdu ses parents très jeune. Elle a été élevé par un oncle, ancien greffier à Clermont-Ferrand. Elle a passé ses deux baccalauréats devant la Faculté de cette ville. À la suite de ce succès, elle est venue à Paris, sous le prétexte d’y faire, non pas sa médecine, mais son droit. En réalité, elle y a vécu maritalement, pendant plusieurs mois, avec un jeune homme qu’elle avait connu à Clermont, un nommé Étienne Méjan. Ce Méjan est aujourd’hui une espèce de personnage excentrique qui se produit dans les cercles littéraires du Quartier Latin. Il écrivaille, débite des vers, donne des conférences. À cette époque il était censé étudier le droit, lui aussi. De ce Méjan, Berthe Planat a eu un enfant, un garçon, qu’elle a gardé après leur séparation et qu’elle fait élever à Moret, près de Fontainebleau. Cette grossesse avait interrompu ses études, pas assez tôt sans doute pour qu’elle ne fût pas remarquée. D’ailleurs, à cette époque, elle ne s’était pas cachée de sa liaison. Encore une fois, Méjan et elle vivaient dans le même logement. Les camarades de son amant la connaissaient. Est-ce pour ce motif, afin de changer de milieu ? Est-ce par simple caprice ? Elle a quitté le droit pour étudier la médecine, après cette naissance. Elle paraît d’ailleurs réussir dans ses nouvelles études. Elle a passé plusieurs examens convenablement et ses professeurs en font cas. Entre cette liaison avec Méjan et la rencontre avec Lucien, quatre ans se sont donc écoulés. A-t-elle eu d’autres aventures ?… Jolie, libre, sans scrupules, avec ce passé, c’est très probable. Toutefois, mon informateur n’a pu tirer la chose au clair. En revanche, la passion de Lucien pour elle ne fait doute pour aucune des personnes qui les connaissent, très peu, car ils évitent les autres étudiants le plus qu’ils peuvent. Il n’y a pas de jour où ils ne se voient. Elle le reçoit chez elle, dans sa chambre, rue Rollin, 24. Ils fréquentent le même cabinet de lecture. Ils se promènent toujours ensemble. Ils mangent ensemble. Il ne nous aurait pas qu’il vivrait avec elle, entièrement, comme l’autre, j’en ai la conviction… »

— « Lui, si fier, si délicat l Est-ce possible ?… » gémit la mère. » Et il n’a pas honte de venir m’embrasser, d’embrasser sa sœur, sortant des caresses de cette fille ?… Et tu veux que je ne croie pas à l’hérédité ?… Élevé comme il l’a été, avec ton exemple, avec notre tendresse, mais la seule pensée de ce Méjan devrait lui faire horreur, si… »

— « Il ne savait rien… » interrompit Albert. De nouveau la vivacité de sa parole prouvait combien, dans ces instants d’une explication très grave, le point le plus sensible de son cœur était celui auquel sa femme venait de toucher encore. Il insista : — « Non. Il ne savait rien. Que cette fille ait même pu, dans le Quartier Latin, lui dissimuler ce passé, cette hypocrisie la juge. C’est moi, entends-tu, c’est moi qui lui ai appris le nom de ce Méjan, la liaison avec Mlle Planat, la naissance de l’enfant, tout enfin. C’est dans le sursaut affolé de sa révolte contre cette honte soudain découverte qu’il m’a dit des mots que, certes, je n’aurais jamais cru entendre de sa bouche. Pourtant, j’aime mieux cela. Oui, j’aime mieux qu’il ait senti violemment que bassement… Je n’ai pas douté une minute d’ailleurs qu’il en fût ainsi. Quand j’ai su qui était cette Berthe Planat, j’ai été persuadé que Lucien, lui, ignorait tout. Raison de plus pour agir vite et l’arracher aussitôt à une intimité dangereuse. Le simple énoncé de la vérité devait y suffire. Je me décidai donc à la lui dire, et à avoir avec lui une explication complète. Je me rendais bien compte que s’il ignorait réellement tout, comme j’en étais persuadé, j’allais exécuter une véritable opération chirurgicale, et guérir ce malheureux, en le torturant. La pitié et la sagesse m’ordonnaient d’avoir un remède tout prêt. Il n’y en a qu’un à des passions de cet ordre : l’absence. Il fallait que Lucien quittât Paris, pour un certain temps. Un heureux hasard voulut que j’apprisse, ces derniers jours, le départ prochain de mon collègue Delaître. Il se sent fatigué. Il a demandé un congé, et le conseil l’envoie faire le tour du monde par l’Amérique, le Japon, les Indes, l’Égypte. Il examinera nos succursales d’outre-mer par la même occasion. Il voudrait emmener quelqu’un pour lui servir de compagnon plus encore que de secrétaire. C’était une chance unique. J’ai parlé de Lucien à Delaître. Je l’ai trouvé ravi de mes ouvertures. Il ne restait qu’à parler à Lucien lui-même. Je me suis dit qu’avant de prononcer le nom de Mlle Planat, le mieux était de lui offrir simplement la facilité de ce beau voyage. S’il acceptait, tenté par l’occasion, ce serait le signe d’abord qu’il était moins pris que je ne supposais. Ce serait, surtout, l’absence assurée, par suite la guérison, sans que j’eusse à trancher au vif de ses illusions. S’il refusait, j’aurais un prétexte immédiat pour l’attaquer sur les motifs de ce refus. Je lui dirais alors ce que je savais de sa conduite, et le reste… Ainsi ai-je fait. Ce matin, je me suis arrangé pour me trouver sur son passage, en bas, comme il se préparait à sortir. Je lui ai demandé de venir à mon bureau, vers une heure et demie, sous prétexte de l’entretenir d’une affaire très sérieuse. J’ai vu que le choix de l’endroit l’étonnait. Je lui en ai donné comme raison mes occupations de la matinée, qui ne me permettaient pas un quart d’heure de loisir, et mon désir que cette conversation restât tout à fait entre nous. Ma vraie raison était que mon bureau confine à celui de Delaître. Je voulais profiter de ce voisinage, au besoin, pour les mettre en présence et les engager l’un vis-à-vis de l’autre, définitivement. Lucien n’a pas été ma dupe. À ses yeux, j’ai compris qu’il se savait deviné. Il n’est de nouveau pas rentré pour le déjeuner. J’en ai conclu qu’il était allé rue Racine, se concerter avec sa complice… Quand je suis arrivé à mon bureau, il m’y avait devancé. La conversation s’est engagée entre nous sur le ton, déférent mais surveillé de sa part, affectueux mais prudent de la mienne, qui est le nôtre depuis cette année. Dès la minute où j’ai prononcé le mot de voyage, je l’ai senti se contracter. Sa voix s’est faite brève, son geste nerveux. Il a refusé net. Il était cassant dans ce refus, mais très correct encore… Je lui ai dit alors ce que je devais lui dire. Il en sait à présent autant que toi sur Mlle Planat… De quelle manière cet enfant égaré a pu accueillir cette révélation, ce qu’il a pu me répondre, ne me le demande pas. J’ai vécu là les minutes les plus cruelles de mon existence… Je ne lui en veux pas, je tiens à te le dire de suite. Je ne lui en voudrai jamais, quoi qu’il me fasse. Il est ton fils… D’ailleurs, s’il s’est oublié jusqu’à me manquer gravement, à moi ton mari, à moi qui l’ai élevé, qui l’ai tant aimé, qui l’aime tant, c’est qu’il ne se connaissait plus. Pendant cette heure, il n’a réellement pas été responsable. Je l’ai vu, devant moi, littéralement fou, se débattant contre l’évidence. Il me sait tellement incapable de lui mentir, tellement incapable aussi d’accuser quelqu’un sans preuves ! Oui, il était fou de chagrin, d’étonnement, de colère. C’est une grande comédienne que cette femme, pour l’avoir abusé ainsi… Et je le plaignais ! Je puis t’en donner ma parole, je n’ai pas cessé de le plaindre durant cette lamentable scène. C’est maintenant surtout que je le plains. Pense qu’il est parti pour aller chercher, lui aussi, des preuves et de quoi ? de l’innocence de cette malheureuse !… Des preuves ? Je lui ai nommé Méjan. Je lui ai dit l’endroit où était l’enfant… Il ne les trouvera que trop, ces preuves, et au lieu de revenir exiger que je lui demande pardon, comme il m’en a menacé, sous peine de ne jamais nous revoir, c’est lui qui reviendra me demander pardon, mais dans quel état, le pauvre enfant !… »

— « C’est moi, sa mère, qui t’aurai demandé pardon pour lui, d’abord… » s’écria Mme Darras, en serrant son mari dans ses bras avec passion : « — Il t’a insulté ! Il t’a menacé ! Toi, mon ami, mon amour, ma vie !… Mais tu as raison, c’est un pauvre enfant… Quand il va être convaincu que tu lui as dit la vérité, comme il souffrira ! Ah ! tu le connais bien. Oui, il reviendra. Il voudra te parler, et il n’osera pas… Tu me laisseras le voir la première et lui répéter combien tu es resté bon pour lui, même après sa faute… » Elle éclata en sanglots, et, se serrant plus étroitement contre son mari, elle gémissait : — « Ah ! Ne m’en veuille pas… Je devrais le juger si sévèrement !… mais c’est mon fils, mon unique fils !… »

— « Ma chère Gabrielle !… » dit Albert Darras, en la pressant lui aussi dans ses bras. « Voilà justement ce que je voulais te demander, de te consacrer entièrement à lui dans la crise morale qu’il va traverser, de n’être plus que mère… Je te le laissais entendre tout à l’heure, j’ai senti, dans ma conversation avec Lucien, qu’il me manquait vis-à-vis de lui cette autorité du sang, que tu auras, toi… Je suis sûre de ton cœur. Je viens encore de le constater, tu nous aimes tous deux comme tu sais aimer, si délicatement, si profondément. Il ne faut pas que tu aies jamais à choisir entre nous… Tu vas donc t’occuper de lui. Tu me le ramèneras, rien qu’en le ramenant à toi… Peut-être le voyage auquel j’avais pensé ne conviendrait-il pas en ce moment. Lucien aura besoin de plus de gâteries. Tu t’en iras avec lui, en Italie, par exemple, s’il le faut. La grande affaire, c’est que nous le sauvions de cette femme, qui a trop savamment manœuvré pour n’avoir pas des intentions très suspectes. Elle est du moins démasquée, c’est un premier point et le plus important peut-être… »

— « Si elle ne l’était pas, cependant ?… » dit la mère. « Oui, » insista-t-elle, sur un geste de son mari, « si elle arrivait à lui persuader qu’elle a été calomniée ? »

— « Elle ne le pourra pas, » répondit Darras. Méjan existe. Je te répète que je l’ai nommé. L’enfant existe. Lucien sait où il est. Comment veux-tu que cette fille l’empêche de contrôler par lui-même ce que je lui ai dit ?… »

— « Si pourtant elle l’en empêche ?… »

— « Je m’adresserai au ministère de l’Intérieur, alors, » reprit Albert. « Tu sais que j’y ai des amis dévoués. Je me procurerai des pièces administratives, s’il le faut, devant l’évidence desquelles rien ne tiendra… »

— « Et s’il l’aime assez pour passer outre, même à cette honte ?… »

— « Lui ? Ne calomnie pas ton fils, Gabrielle. On a pu le tromper, précisément parce qu’il est toute noblesse, toute générosité. Mais le corrompre, mais l’avilir, cela jamais !… »

— « Ah ! mon Albert, c’est toi qui es si noble, si généreux, » dit-elle en lui prenant la main cette fois et la baisant, d’un mouvement si rapide qu’il ne put s’y dérober. « Tu le défends. Ah ! merci !… »

— « Je ne suis ni noble, ni généreux, » répondit-il. « C’est bien plus simple, je t’aime. Nous n’avons qu’une âme, qu’un cœur. Comment veux-tu que je trouve en moi pour ton fils d’autres sentiments que les tiens ?… C’est d’être uni à toi par cette intimité absolue, totale, qui me rend facile de lui pardonner… Je lui en ai voulu, ces temps-ci, c’est vrai. Sais-tu de quoi ? D’être la cause que je gardais, à part moi, le secret de mes soupçons. Oui, cela m’a coûté de me taire, d’avoir des pensées que je ne te disais pas. Tu les connais toutes à présent, et c’est quand même une grande douceur…

Il l’embrassait de nouveau, en prononçant ces paroles qui firent si mal à la pauvre femme qu’elle en aurait crié. Elle les écoutait, et elle avait encore la robe qu’elle avait passée pour aller chez le Père Euvrard, il y avait trois heures, au moment où son mari engageait avec son fils cette explication violente et douloureuse, et pour qui, sinon pour elle ? Le remords du secret qu’elle gardait à l’égard de cet homme loyal, sur tout un ordre de ses sentiments et le plus intime, la saisit soudain avec une force extrême. Le courage de parler s’éveilla en elle. Sa bouche s’ouvrit pour l’aveu. Elle commença : — « Écoute, Albert… ». D’un coup, et dans l’éclair d’une intuition paralysante, elle aperçut les conséquences immédiates de cet aveu, si elle l’achevait maintenant : cet homme touché soudain dans ses convictions les plus chères, son étonnement, sa souffrance, un déchirement entre eux et une désunion, quand ils avaient tant besoin de se rapprocher dans une action commune. Il ne s’agissait plus d’eux seulement. Il s’agissait de Lucien. Elle se sentit la captive de ce silence derrière lequel ses timidités s’étaient abritées si longtemps, et comme il répétait : — « Qu’y a-t-il ?… Que veux-tu me dire ?… » elle se tapit contre lui en jetant cette exclamation énigmatique : — « Mon ami, promets-moi que tu ne m’aimeras jamais moins, quoi qu’il arrive… »

— « Et que peut-il arriver, » interrogea-t-il encore, « unis comme nous sommes ? »

— « Je ne sais pas… » gémit-elle. « Tu vois bien comme l’épreuve surgit sans qu’on l’attende ! Est-ce que nous soupçonnions, voici un an, que Lucien nous donnerait ce chagrin ?… Que fait-il ? Où est-il ? Ah ! Comme je voudrais l’avoir là, déjà !… »