Un divorce (André Léo)/Chapitre 13

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Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 268-306).

CHAPITRE XIII


Dix-huit mois après, c’est-à-dire en mai 1856, dans l’après-midi, la petite madame Renaud, qui se tenait toujours assise à sa fenêtre et dont les regards à tout instant glissaient de son ouvrage dans la rue, madame Renaud poussait un grand cri, bondissait de sa chaise, en manquant de renverser sa table à ouvrage et ses pelotons, et se précipitait hors de la chambre, sans répondre aux questions de sa mère effrayée autre chose que ces mots :

— Les voilà !

— Je crois que Fanny devient folle, dit madame Pascoud fort émue, en posant son tricot sur ses genoux.

— Elle ne devient pas folle ; elle l’a toujours été, répondit flegmatiquement M. Renaud en interrompant la lecture du journal qu’il dégustait à table, après le dîner.

— Il faut pourtant que je sache ce que c’est, reprit madame Pascoud en se décidant, après quelque hésitation, à quitter sa chaise ; mais alors on entendit de nouveau la voix perçante de Fanny mêlée à des bruits de pas, et la porte s’ouvrant laissa voir M. et madame Boquillon, en costume de voyage, avec un sac et deux paniers, plus un enfant endormi.

Ce fut au tour de madame Pascoud de pousser des exclamations. Le village dont M. Boquillon était le pasteur se trouvait à plusieurs lieues de Lausanne, et, surtout depuis la naissance de l’enfant, on voyait rarement Louise.

Après qu’on se fut instruit dans les plus petits détails de la situation respective des deux ménages et que la gentillesse du marmot eut été signalée sur tous les tons, on en vint à parler des gens de connaissance, et madame Boquillon demanda des nouvelles de Claire.

— Oh ! elle est parfaitement remise de ses couches, répondit Fanny. Sa petite fille a déjà trois mois. C’est une enfant magnifique, et qui ne ressemble pas plus au petit Fernand que si elle n’était pas sa sœur. Elle tiendra du père.

— Et lui, le petit, grandit-il un peu ?

— Non, il est toujours le même, toujours fluet et malingre, et l’on ne voit que ses grands yeux dans toute sa figure. C’est un enfant plein d’intelligence ; mais Claire le gâte horriblement, et il lui donne encore plus de peine que la petite, quoiqu’il ait deux ans. Croiriez-vous que tous les soirs il faut le frictionner deux heures en le couchant ? Claire prétend que ça lui détend les nerfs, et qu’il ne dormirait pas bien sans cela.

— Avec toutes ces petitesses, dit M. Boquillon, madame Desfayes rend un très-mauvais service à son enfant, et si j’étais Ferdinand, je ne le souffrirais pas.

— Il faut pourtant avouer, reprit Fanny, qu’il n’est pas robuste, et qu’on n’a pu l’élever qu’à force de soins. Pour la sensibilité, c’est un enfant qui n’a pas son âge. Tenez, l’autre jour, en plaisantant avec sa mère, je courus sur elle, la main levée, comme pour la frapper, et la secouai un peu. Fernand ne crut-il pas que je la battais ? Il se jeta en criant sur moi, se mit à me mordre, et puis il tomba dans des convulsions.

— C’est précisément parce qu’on a trop développé en lui la sensibilité ; les enfants sont ce qu’on les fait. Je veux, Dieu aidant, que Dieudonné se passe de caprices. Empêche-le donc de toucher à tout comme ça, ajouta le ministre en s’adressant à sa femme, qui laissait l’enfant rouler un verre dans ses mains.

Madame Boquillon ayant obéi, l’enfant se mit à pousser des cris, avec une force de poumons déjà si remarquable qu’on n’y put tenir ; il fallut l’emporter à la cuisine, où Julie, à laquelle on le confia, ne parvint à l’apaiser qu’en mettant à sa disposition tous les ustensiles du ménage.

— À propos des Grandvaux, dit M. Renaud, j’ai appris hier de Monadier une curieuse histoire. Vous savez que, après leur malheureuse entreprise de cirage, quand le pauvre Étienne Sargeaz a fait ce coup de désespoir de s’engager au service de Rome, il avait laissé des dettes assez nombreuses. Sargeaz le père, qui est en Russie, a prié son beau-frère Grandvaux de les liquider. Vous ne devineriez pas ce qu’a fait le vieux ladre ? À force de roueries, de taquineries, de menaces et de tous les trucs qu’il possède, il est venu à bout de faire consentir chacun des créanciers à réduire sa créance, qui d’un quart, qui d’un huitième, tout en donnant quittance du tout. Mais ça ne l’a pas empêché, lui, de régler avec son beau-frère sur le pied des notes intégralement acquittées, ce qui lui a constitué pour cette petite opération un fort joli bénéfice. Monadier, s’étant aperçu de l’affaire pour son propre compte, a interrogé les autres créanciers. Nous en riions tous au cercle hier soir.

— Tiens, c’est donc pour ça, s’écria madame Pascoud, que M. Grandvaux se plaint que sa famille lui donne tant de peine ! Je lui demandais l’autre jour des nouvelles de son neveu : eh ! mon Père : il s’est mis à soupirer comme si on lui avait fendu le cœur, et puis, en me secouant la main : « Ma chère, n’en parlons pas de celui-là ; il serait mon fils, ce qu’à Dieu ne plaise ! qu’il ne m’aurait pas donné plus de souci. » Comme il avait l’air si contrit, ça me fit une émotion, et je lui dis : « Que voulez-vous, monsieur Grandvaux, la vie est comme ça ! » Je crois même me rappeler qu’il avait une larme dans l’œil gauche.

— Vieux farceur ! dit Renaud en riant.

— Et cette heimathlose, en a-t-on depuis entendu parler ? demanda madame Boquillon.

— Pas du tout ! Étienne avait commencé quelques démarches pour ravoir l’enfant ; mais je crois qu’il n’a pas été bien loin, ou cela n’a pas réussi.

— Quant au père Grandvaux, reprit Renaud, je ne sais pas comment il prendra l’affaire de son gendre avec Monadier. Vous savez l’histoire des mines d’anthracite, Boquillon ? Desfayes a été mis dedans pour une grosse somme. On va liquider, et chacun en sera pour sa mise à peu près, car le terrain ne peut être exploité que dans quinze mille ans, et il n’y a rien à partager que le matériel d’exploitation Ferdinand en sera pour une vingtaine de mille francs. Toutefois n’en dites rien ; car, dès qu’il a vu que ça tournait mal, il a pris soin de cacher l’affaire, à cause de son beau-père. Il craint des reproches, et puis il a besoin de la dot de sa femme, que le vieil avare ne lâche que peu à peu.

— Pauvre Claire ! dit Fanny. Savez-vous que je l’attends précisément aujourd’hui ? Elle m’a fait dire qu’elle viendrait. Comme elle va être étonnée de revoir M. Camille !

— Quoi ! il est de retour ? s’écria madame Boquillon.

— Depuis deux jours. Il est revenu tout d’un coup, de la même manière qu’il était parti. Moi, je le croyais mort ; pourtant j’avais aussi l’idée qu’il reviendrait, et je ne me suis jamais souciée de louer sa chambre. Mais songez donc : partir en disant qu’il allait dans l’Oberland, et rester plus de huit mois sans donner de ses nouvelles ! Je crois qu’il est allé en Italie. Il avait laissé tous ses effets. Toujours est-il qu’il est revenu aussi gentil que jamais et plus gai ; car il était d’une humeur avant son départ ! d’une tristesse !… J’aimerais bien le garder pour locataire ; mais il va retourner en France.

La sonnette ayant retenti, Fanny fit trêve à son babillage pour courir à la porte. C’était Claire. Elle était seule ; elle s’était échappée pendant le sommeil de ses enfants, qu’on lui apporterait à leur réveil. Souriante et douce, elle s’assit et causa. Sa respiration était haletante.

— Vous êtes fatiguée ? lui dit Louise.

— Un peu. J’ai marché très-vite, et puis j’ai fait un détour, parce que là-bas, sur les Terreaux, je me trouvais au milieu de voitures de deuil. Je n’aime pas cela.

— Quoi ! vous êtes superstitieuse, Claire ?

— Non, mais cela me fait mal ; je ne sais… autrefois, je n’y faisais pas attention.

— Tu sais quel est ce convoi ? dit Fanny d’un air mystérieux.

— Non.

— C’est celui de Fonjallaz, le cafetier, ma chère. Quoi ! tu ne savais pas qu’il était mort ?

Madame Desfayes balbutia une réponse négative et parut éprouver quelque trouble. Mais elle se mit aussitôt à parler d’autre chose avec vivacité. Ses traits et sa voix décelaient un peu de fatigue ; mais elle n’en était pas moins belle, et peut-être même l’était-elle davantage que le jour où, dans l’avenue de Beausite, elle avait ébloui M. Desfayes.

Dans ses yeux plus profonds, dans son regard plus pénétrant, dans ses gestes plus doux et plus gracieux, dans toutes les lignes de son visage, plus marquées et plus pures, et sur son front bleui aux tempes, la vie avait posé ces empreintes mystérieuses qui éveillent la pensée en attirant le cœur. Ce n’était plus la belle fille épanouie, riche d’avenir, mais sans passé, être indécis qui ne se connaît pas encore ; elle avait souffert, elle avait vécu, et maintenant elle était bien l’être multiple, à la fois obscur et transparent, plein de révélations et de mystères, qui résume la création et la réfléchit.

Elle était vêtue d’une robe de laine, à courants de petites fleurs roses, négligemment attachée, et dont les plis dessinaient l’ampleur maternelle, mais toujours chaste et gracieuse de sa taille. Son col de mousseline, très-blanc, était un peu chiffonné, et les bandeaux de ses cheveux étaient froissés aux tempes, comme si de petites mains s’y étaient glissées. Elle se tenait renversée dans le fauteuil, à la manière d’une personne qui se repose, les bras étendus sur ses genoux.

Bientôt madame Renaud s’esquiva, en faisant un signe à sa sœur, et, cinq minutes après, elle revint, suivie de Camille. Elle avait voulu produire une surprise et réussit au delà de son attente, car, au lieu des exclamations enjouées sur lesquelles elle comptait, Claire pâlit et balbutia, puis rougit beaucoup ; tandis que le jeune artiste, moins surpris sans doute ou plus maître de lui, s’inclinait devant elle presque froidement. Tout cet embarras se voila un peu sous le fracas des compliments qu’échangèrent avec Camille M. et madame Boquillon ; cependant, quand les trois jeunes femmes furent descendues au jardin et que Camille fut remonté dans sa chambre :

— Madame Desfayes a paru fort troublée en revoyant ce jeune homme. Avez-vous remarqué ? dit Renaud à son beau-frère.

— Oh ! c’est qu’elle est susceptible d’un rien, répondit madame Pascoud, qui était restée fixée à son tricot.

— Un joli garçon, ce n’est pas rien, observa Renaud en échangeant un regard avec M. Boquillon.

Il y avait une demi-heure que ces dames faisaient idéalement des confitures, sous un des berceaux du jardin, quand on amena les enfants de Claire. Tout maussade de n’avoir pas vu sa mère à son réveil, le petit Fernand grimpa sur ses genoux, se cramponna à elle et ne voulut pas la quitter.

Madame Renaud alors appela Camille, afin qu’il renouvelât connaissance avec le petit Fernand. Mais le jeune peintre marquait peu d’entrain, et madame Renaud en fit la remarque :

— Je vous croyais guéri de vos tristesses, lui dit-elle.

— Je ne savais pas être triste, madame, répondit-il un peu sèchement.

Madame Boquillon et Fanny s’étant éloignées pour quelques minutes, Claire dit à son tour :

— Moi aussi, monsieur Camille, j’espérais vous retrouver d’humeur plus gaie.

— Voudriez-vous me dire pourquoi, madame ? lui demanda-t-il avec un regard plein de reproche.

— Mais… si vous n’avez pas de peines sérieuses…

— Et si j’en avais ?

— Ah ! c’est différent… je ne les connais pas… mais elles m’affligent.

— Vraiment ! dit-il avec reconnaissance, en lui prenant la main. Eh bien, ne vous en affligez pas. Dans une peine profondément sentie, il y a toujours quelque chose qu’on aime.

— Alors, reprit-elle en rougissant, ce seraient… des peines… Elle s’arrêta.

— Je ne puis vous les confier, madame.

Claire prit le ton de la plaisanterie pour lui dire :

— Vous m’avez tant de fois assurée de votre confiance en moi !

— Oui, je vous l’ai dit, simple et bonne comme vous l’êtes, avec vous, la confiance est naturelle et involontaire. Mais… vous ne comprendriez même pas ma souffrance, madame. L’amertume n’est point entrée dans votre cœur en même temps que le chagrin. Vous me blâmeriez, j’en suis sûr, si je vous disais maintenant que ce qui règne le plus en moi, c’est un dégoût profond de toutes choses.

— Oh !… pourquoi ?

— Pourquoi ?… pourquoi ? répéta-t-il (son regard se fixa sur quelque chose d’invisible, et une rougeur lui monta au front) ; parce qu’il n’y a rien, si pur, si adorable qu’il puisse être en soi, qu’une fatalité odieuse n’ait soin de gâter, de souiller, de flétrir. On se laisse aller naïvement à aimer, à adorer, à rêver ; bah ! votre pauvre idole n’a qu’un piédestal de fange, où elle s’enfonce à vos yeux. La plus enviable des femmes n’est jamais qu’un ange déchu : fille, l’ignorance et la vanité la fourvoient ; femme, la loi sociale l’avilit…

— Monsieur… dit Claire, surprise et troublée à la fois.

— Ah ! pardon, madame. Pardon ! s’écria-t-il avec moins de repentir que de colère. — Et vraiment son sourire fut impertinent quand il ajouta : Nous parlons de choses générales.

Claire se sentit blessée. Elle baissa les yeux à terre, et d’un ton piqué :

— D’après cela, monsieur, aucune femme, je le vois, ne serait digne de vous ?

— Je ne dis pas cela, madame. Je dis que le hasard embrouille nos destinées, et nous gaspille et nous gâte les conditions du bonheur. Toutes les femmes ne sont pas libres, et je n’ai pas le droit de choisir. Mais laissons cela ; je ne fais que me moquer de mes propres rêves !

— Et pourquoi ne pas croire à quelque heureuse réalité ?

— Savez-vous, madame, si la femme que j’aimerais pourrait m’aimer ?… si j’oserais même la questionner à cet égard ?

En achevant ces mots, il saisit le petit Fernand dans ses bras et l’emporta au fond du jardin, laissant Claire fort troublée par ces dernières paroles. Mesdames Renaud et Boquillon, en revenant, la trouvèrent pensive, berçant machinalement sa petite fille, couchée sur ses genoux. C’était une jolie enfant déjà, blanche et potelée, qui avait de grands yeux bleus et une expression de douceur mignonne.

Avec sa lèvre pendante et son gros nez en l’air, Dieudonné ne brillait pas auprès d’elle ; aussi les compliments que madame Boquillon adressait à la petite Clara prirent-ils bientôt une saveur acidulée, que sentit Claire et qui la fit se répandre en louanges sur le mérite du petit Boquillon. Cela rétablit l’harmonie, et chacune des deux mères, faisant semblant d’écouter l’autre à son tour, parla de sa progéniture, alternativement, à la manière dont les bergers de Virgile célébraient Amaryllis et Galatée, tandis que Fanny, comme Palémon, leur donna le prix à l’une et à l’autre.

— Vous n’admirez pas cette petite fille ? dit Fanny à Camille quand il revint près d’elles avec Fernand.

Il jeta sur la mignonne créature un regard dédaigneux :

— Je n’aime pas les enfants nouveau-nés, madame.

Les deux sœurs se récrièrent ; madame Desfayes, blessée, garda le silence.

— Mais c’est tout le contraire, assura madame Renaud ; un enfant de trois mois, on ne peut rien voir de plus joli.

— Ce sont des anges à peine sortis du sein de l’Éternel, dit sentencieusement madame Boquillon.

— Eh ! madame, s’écria Camille, Dieu n’est malheureusement pour rien en cela. C’est assurément en vertu des lois physiques établies par lui que les enfants viennent au monde ; mais c’est le plus souvent au mépris des lois divines de l’amour. Or, ces petites créatures de chair et de sang, de beaucoup les plus nombreuses, elles me répugnent, je l’avoue, jusqu’à ce qu’au moins elles aient acquis la volonté et l’intelligence, que le vice de leur conception n’a pu entièrement leur enlever ! Les fils de l’amour, à la bonne heure ! Ceux-là, beaux entre tous, comme les enfants des Mille et une Nuits, sont nés avec une étoile au front.

Il s’inclina profondément et partit, laissant les femmes stupéfaites. Claire, les yeux fixes, retenait ses larmes.

— Est-il drôle ! dit Fanny.

— Allons donc ! c’est indigne ! s’écria madame Boquillon. Ce monsieur est tout à fait inconvenant. Les Français se permettent des expressions… et des idées !…

Claire prit congé de ces dames et revint chez elle, accompagnée de Louise et de ses enfants. Tandis qu’elle marchait, le voile baissé, répondant par de rares et vagues monosyllabes au babillage du petit Fernand, qu’elle tenait par la main, de temps en temps, glissant l’autre main sous son voile, elle écrasait une larme sur sa joue.

— Il me méprise, se disait-elle.

Et cette idée lui était insupportable. La délicate compassion de Camille, son respect, si différent de ce dédain, mal déguisé sous une obséquiosité banale, qu’elle était habituée à trouver chez ses compatriotes, ces parfums d’amour idéal qu’il avait brûlés devant elle, tout cela lui avait été cher et précieux, et maintenant elle souffrait cruellement de le voir remplacé par une sorte de mépris.

Puis, comment osait-il ?… et pourquoi s’occupait-il d’elle jusqu’à ce point ? D’où venait enfin cette irritation si vive qui pouvait lui faire oublier, à lui, toute politesse et toute convenance ? Elle l’avait déjà trouvée en lui cette irritation, avant son départ, il y avait huit mois ; alors déjà elle en avait cherché anxieusement la cause ; elle en avait souffert ; elle avait souffert aussi de son départ et de son absence.

Une pensée lui vint qui couvrit de rougeur tout son visage. Elle enleva son enfant dans ses bras et se mit à marcher très-vite vers sa maison, où elle entra comme dans un refuge ; mais l’inquiétude et le trouble étaient dans son cœur.

Son mari arriva bientôt, et elle voulut lui parler, causer avec lui ; elle était d’une vivacité tout à fait inhabituelle ; mais elle ne put obtenir de Ferdinand les répliques nécessaires à une conversation, et cependant il n’était pas bourru, ni emporté, mais rêveur. Ce n’était guère son habitude. Qu’il mangeât, qu’il se chauffât, qu’il prit l’air à la fenêtre, qu’il s’occupât de caresser l’enfant ou de l’agacer, il faisait tout cela bruyamment, avec un grand retentissement de pas ou de paroles. Et même, quand il était préoccupé de quelque affaire, il en parlait tout haut, bien qu’il sût que sa femme n’y prêtait nulle attention. Mais ce soir-là, au lieu de sortir après le souper, il était allé s’appuyer contre l’embrasure de la fenêtre et restait debout, pensif et les yeux fixés à terre.

— Qu’a-t-il donc ? se demanda Claire.

Elle se rappela que déjà la veille il était ainsi. Le monde extérieur ne l’attirait pas comme à l’ordinaire, et il n’était pas non plus avec elle, ni les enfants, car le petit Fernand avait inutilement deux fois secoué sa main pour attirer son attention et le faire jouer avec lui.

— Qu’as-tu donc ce soir ? lui demanda-t-elle.

— Moi ? dit-il en tressaillant. Et ses yeux se portant sur la fenêtre : — Je regarde ce clair de lune qui est admirable.

Elle en était sûre maintenant : il pensait à sa maîtresse devenue libre.

Le premier mouvement de Claire fut un retour de colère et de jalousie. Puis elle se dit : — Et moi-même, à qui ai-je pensé tout le jour ? — Elle ressentit alors un chagrin profond, un grand découragement. Voilà donc ce qu’était devenue leur union, cette union sainte qui devait durer toujours ! Ils étaient bien encore liés l’un à l’autre, réunis dans le même lieu, mais leurs pensées maintenant, leurs cœurs, séparés, s’en allaient en sens contraire. Ils étaient mariés ensemble, et chacun d’eux en aimait un autre. Oh ! comment cela s’était-il fait ?

Ces pensées lui serrèrent horriblement le cœur. Elle ne voulut pas accepter cela. L’idéal du mariage, qu’elle regardait autrefois comme un dogme sacré, lui revint dans l’âme. Non, tout n’était pas, tout ne pouvait pas être fini entre eux. Il y avait là des enfants, dont ils étaient le père et la mère ; envers chacun de ces enfants ils étaient obligés tous deux, et quand ils se penchaient sur les berceaux tous les deux ensemble, leurs visages se rencontraient.

— Ferdinand ! s’écria-t-elle avec un accent du cœur, Ferdinand !

— Eh bien, dit-il avec étonnement et brusquerie, que me veux-tu ?

Elle ne répondit pas, n’osant dire ce qu’elle pensait ; lui, ne s’en enquit pas davantage, et, comme réveillé tout à coup, il fit quelques pas dans la chambre déjà sombre, cherchant son chapeau. Claire, allant au-devant de lui, lui prit la main :

— Tu vas t’en aller ? Pourquoi ne restes-tu pas ? Nous ne causons jamais ensemble. J’aurais souvent à te raconter mille jolies choses des enfants ; mais, comme tu n’es pas là, je l’oublie… et voilà, tu ne le sais pas.

Ferdinand fut surpris de cette insistance ; mais il haussa les épaules.

— Des contes de nourrice, dit-il. Ma chère, il faut que je sorte ; raconte cela à ta mère ou à ta sœur, quand tu les verras.

— Mais si tu tiens absolument à sortir, je pourrais t’accompagner. Il fait un temps admirable. Te rappelles-tu que nous allions nous promener ensemble, tous les soirs, autrefois ? Nous étions très-heureux, alors, Ferdinand. Si tu le voulais, nous pourrions l’être encore, vois-tu ?…

— Je ne sais ce que tu as, s’écria-t-il avec impatience, et pourquoi toute cette sensiblerie à propos de rien. Est-ce qu’un lendemain de mariage peut durer toute la vie ? Permets-moi de sortir seul, j’ai des affaires.

Il trouva son chapeau, le saisit et s’en alla.

— Mon Dieu ! je vois bien que c’est fini, se dit-elle.

La pensée de l’amour de Camille lui revint alors avec une grande force. Maintenant elle voyait bien que ce jeune homme l’aimait d’amour. Et ne l’avait-il pas toujours aimée ainsi ?

Avant son mariage à Beausite, elle l’avait bien vu. C’est dans ses yeux que, pour la première fois, la flamme de l’amour lui était apparue et l’avait troublée. Combien il avait eu raison quand il avait dit que l’ignorance et la vanité perdent la jeune fille ! Elle n’avait pas même songé autrefois à l’épouser ; elle avait voulu croire que c’était impossible, et à présent elle sentait que c’était avec lui qu’elle aurait été heureuse.

Mais elle frémit !… Ainsi donc, elle reniait son mariage, son mari, ses enfants eux-mêmes ! Elle avait tort ; elle était coupable. Parce que son mari ne l’aimait pas, cela lui donnait-il le droit d’en aimer un autre ?

Non, sans doute.

Non. Et cependant aimer est sa destinée de femme la seule qui lui soit donnée, tout le lui prouve, tout le monde le dit… Et puisqu’à poursuivre en vain l’amour de son mari elle ne recueille que d’amères douleurs, que des déceptions éternelles… Oh ! serait-elle bien coupable en n’aimant Camille que dans son cœur, en secret ?

— Les hommes sont insensés, se dit-elle. Ils répètent sans cesse que la femme est faite pour aimer, et ils ne l’aiment pas ; ils la laissent seule, ils l’abandonnent.

Qu’elle se le permit ou non, elle ne pouvait s’empêcher de penser à Camille avec une joie secrète ? Le sentiment, lui aussi, a des règles invincibles. Bornée à la vie du cœur et délaissée de son mari, si un amant ne se fût pas présenté, elle se le serait donné en rêve. Elle ne voulait pas mal faire ; mais il fallait qu’elle aimât ou qu’elle mourût, puisque nulle autre source de vie n’existait pour elle au monde.

On objectera les enfants ; mais peuvent-ils combler le besoin du semblable, de l’égal, de cet échange, en un mot, qui est l’essence de l’amour et qui n’existe pas avec ces petits êtres, auxquels il faut donner toujours sans songer à recevoir, qui, à mesure qu’ils deviennent grands, s’éloignent de vous, attirés par l’avenir. L’amour maternel est le plus sublime, parce qu’il est le plus désintéressé ; mais est-il donné à tous de pouvoir être constamment sublimes ? En vertu de nos mœurs, et d’après son éducation actuelle, une femme sans amour est un être dépourvu de son intérêt dans la vie et du seul point d’appui qui lui soit offert, — on pourrait dire imposé.

Le vice de notre situation morale, c’est la vie humaine scindée entre chacune des deux formes de l’être humain, au sein duquel elle doit rayonner complète. Fatalement progressive, puisqu’elle est de son espèce, la femme, exilée de l’intelligence, doit chercher le progrès dans l’amour.

Ce n’était dans l’âme de cette pauvre Claire que trouble profond, et l’espoir n’y brillait qu’empoisonné de regrets. Elle resta longtemps immobile près de la fenêtre ouverte. Un sapin qui se dressait en face d’elle découpait sur le ciel ses pendantes ramures, argentées par le clair de lune ; elle songeait à tout ce qui, dans sa vie, à vingt-trois ans, était passé déjà ; elle frémissait d’horreur en face d’un avenir vide ; elle hésitait à le remplir d’un rêve déjà cher ; et l’on ne pourrait dire combien de pensées mélancoliques, douces et cruelles, se pressèrent sous ses yeux, dans ce coin bleu du ciel, autour des rameaux de cet arbre vert.

Les jours se passèrent ; Claire observait son mari. Il continuait d’être rêveur et préoccupé ; que devait-elle en conclure ? À coup sûr, il ne pouvait renouer si vite avec la Fonjallaz au lendemain de son veuvage. Mais elle cessa bientôt de s’en occuper ; elle avait assez à faire de lutter contre ses rêves. Elle ne voulut point retourner chez son amie et mena ses enfants sur la promenade Montbenon et dans les petits chemins avoisinants ; mais ses pieds seuls étaient là, et son esprit habitait le jardin de madame Renaud, où elle échangeait avec Camille des discours charmants, un peu confus, tout semés de réticences ; mais que les yeux du jeune homme, ces yeux lumineux et expressifs, rendaient pourtant d’une admirable clarté.

Un jour, c’était le quinzième depuis la mort de Fonjallaz, elle remarqua chez Ferdinand de l’agitation, mais joyeuse. Après avoir soupé plus vite qu’à l’ordinaire, il sortit et ne rentra point à l’heure habituelle. Ce fut seulement à minuit qu’il arriva. Claire feignit de dormir ; mais, à travers ses paupières à demi soulevées, elle le suivait du regard. Il marcha dans la chambre, ouvrit la fenêtre, respira largement ; puis il passait la main dans ses cheveux, rêvait, poussait de longs soupirs. Elle le vit mouiller son front, brûlant sans doute. De temps en temps il jetait dans la direction du lit des regards qui disaient : J’espère qu’elle dort.

— Tu rentres bien tard ! dit-elle tout à coup en ouvrant les yeux.

Il tressaillit, et son premier mouvement fut de se mettre en garde et de se défendre.

— Je rentre quand il me plaît.

— Et tu viens d’où bon te semble ; je le sais.

Ferdinand jeta sur sa femme un regard de défiance, et, sans lui répondre, il se coucha.

Rien n’est plus triste et plus amer dans la désunion que ces habitudes conservées de l’intimité la plus profonde. Ils restèrent longtemps, sans dormir, ainsi, côte à côte, et pleins de pensées hostiles.

Le lendemain, comme ils achevaient de dîner, Monadier entra. Ferdinand parut contrarié de le voir, et l’emmena promptement ; mais, dans le corridor, Claire, qui prêtait l’oreille, entendit cette parole : Hier soir…

— Il l’a vue chez Monadier, se dit-elle, j’en suis sûre. Et elle courut à la fenêtre de la salle à manger, qui donnait sur la porte de la rue. Penchée au dehors quand ils dépassèrent le seuil, elle saisit encore ces mots, dits par Monadier :

— Mon cher, vous ferez une bonne action, et, entre nous, vous le lui devez, car…

Elle n’entendit pas le reste ; mais elle vit Ferdinand hausser les épaules, quoique sans mauvaise humeur, et comme s’il objectait seulement des difficultés.

Le soir, madame Desfayes dit à son mari :

— Tu vois donc toujours M. Monadier ? Je te croyais si mécontent de lui pour cette affaire des mines.

— Je t’avais priée de ne jamais parler de cela, s’écria-t-il en s’emportant.

— Mais, répliqua-t-elle, il me semble qu’il n’y a ici que toi et moi, sans compter Fernand, qui à coup sûr n’en dira rien. Je t’ai promis de n’en pas parler dans ma famille, et si mon père l’apprend, ce ne sera point par moi. Je voulais seulement dire que je te croyais brouillé avec ce Monadier.

— Bah ! je l’ai été quelques jours, et puis je ne le suis plus. Est-ce qu’on se brouille comme cela entre concitoyens ? Nous avons les mêmes intérêts, les mêmes affaires ; nous sommes sans cesse en contact, et, quand un motif nous a désunis, un autre nous rapproche. Ce n’est pas, du reste, un mauvais diable ; il a été dans cette affaire la première victime. Et puis, pour être juste, il m’a beaucoup servi dans les élections. Si je suis conseiller municipal, et si j’ai pu prendre déjà une bonne autorité dans les affaires de la ville, je lui en dois quelque chose. Aussi j’aime mieux l’avoir pour ami que pour ennemi.

M. Monadier n’est-il pas le tuteur[1] de madame Fonjallaz ? demanda Claire, quand son mari eut fini de parler.

— Qu’est-ce que cela te fait ? s’écria-t-il furieux. Et pourquoi vas-tu me chercher cela ?

À partir de ce jour, l’entente, ou plutôt la facilité de rapports qui s’était rétablie dans leur ménage se trouva de nouveau rompue. Maintenant ils s’observaient avec défiance, et, que ce fut remords ou impatience des soupçons de Claire, M. Desfayes semblait fuir sa maison, et ne s’oubliait plus une minute à causer avec sa femme ni à jouer avec ses enfants.

Un jour que Claire avait reçu la visite de sa sœur, et que toutes deux, leur ouvrage à la main, étaient surtout occupées de regarder et d’écouter les enfants, le facteur sonna et remit des lettres pour M. Desfayes. Celui-ci venait de sortir à peine ; c’était après le dîner. Claire prit les lettres et les examina pour voir s’il ne s’y trouvait point des lettres d’affaires destinées au bureau ; car ces dernières étaient remises tous les jours, à la poste même, au commis de la maison Dubreuil et Desfayes, et Ferdinand recevait chez lui seulement ses lettres particulières ; mais il se commettait des erreurs quelquefois.

Les lettres étaient bien toutes à l’adresse de la rue du Chêne, et portaient le nom seul de M. Desfayes ; mais il y en eut une à l’écriture inhabile que Claire considéra longtemps, et qu’elle retenait dans sa main tremblante, ne pouvant se résoudre à la déposer avec les autres sur la cheminée.

Elle était encore dans cette indécision quand Mathilde entra, disant tout d’abord de sa voix brève :

— Ton mari est encore ici ?

— Non, répondit Claire.

— Tant pis, il faudra que j’aille à son bureau.

— Tu as une affaire ?

— Oui, ma chère, quelque chose de très-respectable et de très-pressé, une dette de jeu.

Anna releva la tête et regarda Mathilde avec trouble.

— Je vois qu’il s’agit d’Étienne, dit Claire.

— Assurément.

Il y eut un silence. Claire se reprit à contempler la lettre, puis elle attira d’un coup d’œil Mathilde auprès d’elle ; et tandis qu’Anna, dans l’anxiété de l’attente, les regardait :

— C’est l’écriture de la Fonjallaz, dit-elle à sa cousine à demi-voix.

— Tu en es sûre ?

— Oh ! j’ai reçu d’elle assez de mémoires. Et il n’y a pas beaucoup d’écritures aussi grossières que celle-ci.

— Eh bien ! mets cette lettre de côté, dit Mathilde, et ne la regarde plus. C’est une tentation à laquelle tu ne dois pas céder.

— Je le sais bien, répondit Claire.

Et cependant son œil continuait de fixer la lettre avidement, et sa main, qui se crispait, imprimait sur l’enveloppe les demi-cercles de ses ongles roses.

— Oh ! si je pouvais voir comment elle lui écrit ! murmura-t-elle. Et pourquoi cette femme écrit-elle à Ferdinand ? Tu vois bien qu’ils ont renoué leurs relations ; déjà !… Oh ! savoir ce qu’elle lui dit !

— Mets cela de côté, répéta Mathilde. Le secret des lettres est une chose sacrée, même entre époux.

— Il ouvre bien les miennes, dit la jeune femme.

— Il ouvre les tiennes ! Il ose faire cela ? Mais alors, mon enfant, ne te gêne plus, romps ce cachet bien vite. Et s’il t’en fait un reproche…

— Ne sais-tu pas que tout lui est permis, à lui, contre moi, dit amèrement Claire, tandis qu’à moi, rien vis-à-vis de lui ?

— Je sais que tu ne devrais pas souffrir qu’il en fût ainsi.

— Et comment ferais-je ? reprit-elle avec un soupir, en jetant la lettre sur la cheminée ; puis elle retourna s’asseoir auprès de sa sœur.

Anna les regarda de nouveau et attendit encore ; mais comme elles reprenaient le même sujet de conversation sans paraître songer à aucun autre, la jeune fille les interrompit d’une voix timide, et, en rougissant un peu :

— Mathilde, tu as reçu des nouvelles de ton frère ?

— Oui, répondit brièvement mademoiselle Sargeaz.

— Il se porte bien ?

— Physiquement parlant, oui. Dieu merci ! la santé du corps lui est octroyée, à défaut d’autre.

— Qu’a-t-il donc fait ? demanda la pauvre enfant d’un ton douloureux.

— Ce qu’il a fait ? répéta Mathilde en ouvrant de grands yeux, ce qu’il a fait ? Mais des dettes. Et que pouvait-il faire autre chose ?

Anna baissa les yeux avec tristesse, et Mathilde reprit :

— Oui, c’est tout ; mais si tu veux des détails, en voici quelques-uns : Il ne s’est pas encore décidé à aller voir l’ami auquel mon père l’a recommandé ; c’est vaguement et par d’autres que ce monsieur a appris qu’il y avait à Rome un Sargeaz, gai buveur et bon compagnon, qui s’était battu avec un dragon du pape. Étienne m’écrit de plus que Rome est stupide et sale, qu’il s’ennuie mortellement, qu’il nous regrette, qu’il se maudit, que souvent il regarde couler le Tibre avec l’envie… N’aie pas tant d’effroi : il ne se tuera pas, ma chère ; il faut, même pour un acte de ce genre, plus d’énergie qu’il n’en possède. D’ailleurs, je viens de lui écrire une lettre sur le suicide, et, si étourdi qu’il soit, elle le fera réfléchir, je pense. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’elle l’aime toujours, ajouta-t-elle en s’adressant à Claire ; car Anna venait de fondre en larmes.

— Je suis comme toi, je n’y comprends rien, répondit madame Desfayes. Anna a pourtant trop de bon sens pour croire qu’elle puisse être heureuse avec lui. Hélas ! on se trompe si facilement, même quand on n’avait pas de raisons de se défier !

— Comment une femme honnête peut-elle aimer un homme sans vertu et sans dignité ? reprit la jeune philosophe. Car, enfin, ce qu’on aime dans son amant, ou dans son ami, ce sont les qualités qu’il possède. Nous nous unissons par nos vertus, et nous repoussons par nos défauts.

— Certes, dit Claire, après tout le ridicule dont ce pauvre Étienne s’est couvert ici (je puis dire cela devant toi, Mathilde, puisque nous en sommes tous également affligés), certes, Anna est bien la seule, parmi toutes les demoiselles à marier, qui veuille songer à ce malheureux garçon ; il faut pourtant n’avoir pas à rougir de son mari.

— Pour une femme délicate, reprit encore Mathilde, l’histoire seule de Maëdeli…

— Et qui vous dit que je veuille l’épouser ? s’écria la douce fille, à la fin exaspérée. Je n’y songe pas même ; seulement je l’aime, lui, Étienne, mon pauvre cousin, mon compagnon d’enfance et mon ami. Je ne l’aime pas pour ce qu’il fait, mais pour ce qu’il est ; et il aura beau faire, il sera toujours lui, et je l’aimerai toujours. Vous ne comprenez pas cela, vous autres ? Est-ce que tu ne sens pas, toi, Claire, que tu aimeras toujours ton fils, même quand il ferait des folies, et même des méchancetés ?

Elle se cacha la tête dans ses mains et se mit à sangloter, et le petit Fernand, qui était venu se placer vis-à-vis d’elle, la regardait fixement. Tout à coup il se jeta sur elle en pleurant aussi et criant :

— Tante ! tante ! petite tante Anna !

— Oh ! chère âme ! s’écria la jeune fille en le prenant dans ses bras. Mais aussitôt une pensée lui vint, et répondant par un regard d’intelligence au regard effrayé de Claire, elle essuya ses larmes et se mit à sourire : — Tu le vois, mon pauvre ange, les tantes pleurent, elles aussi, comme si elles étaient de petits enfants. Mon Fernand a le droit de me gronder à son tour. Mets ton doigt sur ta bouche, là, et dis : Tante Anna, ce n’est pas sage !

Le petit Fernand, remuant doucement la tête, suivait tous les gestes et toutes les paroles de sa tante, et, s’imprégnant de leur expression, la reproduisait sur ses traits mobiles. Il mit son doigt sur sa bouche.

— Tante Anna, pas sage ! dit-il d’un petit air magistral, qui le fit rire lui-même.

Sa tante alors l’emporta à la fenêtre, où elle acheva de le distraire par le spectacle du dehors, et Claire, qui les suivait du regard avec inquiétude, fut bientôt rassurée.

— C’est qu’il aurait pu avoir une crise, dit-elle à Mathilde ; sa sensibilité est si vive, à ce pauvre enfant ! Oh ! qu’il sera difficile à rendre heureux ! Il commence pourtant à être moins jaloux de sa petite sœur.

— Il y a chez lui faiblesse et irritation du système nerveux, dit Mathilde d’un air docte. Cela s’atténuera à mesure qu’il prendra de la force.

Et tournant sur ses talons, car elle ne s’était pas assise :

— Eh bien ! il faut que j’aille tout de suite aux bureaux de ton mari. J’avais heureusement de l’argent en réserve. À quelle heure part le courrier d’Italie ?

— Dans une heure, je crois, dit Claire.

— Je cours alors…

— Si tu portais ces lettres, demanda la jeune femme en fixant de nouveau sur la cheminée son regard plein d’une expression ardente.

Elle se leva, prit les lettres, et plaçant la première, celle de madame Fonjallaz :

— Tiens, dit-elle en baissant la voix au ton de la confidence, et en même temps avec un accent persuasif, tu les lui remettrais comme cela, celle-ci en dessus des autres, et tu observeras… n’est-ce pas, Mathilde ? tu me diras de quel air il la recevra.

— Ma chère enfant, répliqua mademoiselle Sargeaz, ta commission ne me va point. Je ne puis pas entrer à ce point-là dans vos affaires. Viens plutôt avec moi, tu verras toi-même.

— Eh bien ! oui, s’écria Claire, j’irai. Il trouvera tout simple que je t’accompagne, et je verrai de suite s’il reconnaît l’écriture, s’ils se sont écrit déjà ; puis, s’il osait l’ouvrir devant moi, cette lettre, je saurai si elle est longue ; j’observerai son expression en la lisant. Oh ! mais il ne l’ouvrira pas, je pense ; qu’en dis-tu ?

— Je ne sais pas ; mais dépêchons-nous.

Elles partirent, laissant les enfants aux soins d’Anna, et toutes deux se hâtant, mademoiselle Sargeaz de son pas alerte, et la jalouse de son pas impatient, elles arrivèrent peu d’instants après aux bureaux de la maison Dubreuil et Desfayes, situés au premier étage dans la rue de Bourg.

Madame Desfayes était bien connue des employés de la maison. À son entrée dans la première pièce, où écrivaient quatre commis, elle remarqua sur la figure de ces messieurs une stupéfaction qu’elle ne put s’expliquer. Le plus jeune d’entre eux, un garçon de seize ans, avait même une mine si drôle, que mademoiselle Sargeaz en fronça les sourcils et prit son ton le plus impérieux pour demander à voir M. Desfayes.

— Mademoiselle, répondit en hésitant le premier commis, pour le moment M. Desfayes est en affaires.

À ce mot, un éclat de rire partit d’un coin de la salle, et l’on vit la figure du petit commis, voilée de ses deux mains, s’abattre sur le pupitre, à la surface duquel son dos continua de s’agiter, sous l’impulsion de ces ondes du rire, si tempétueuses parfois.

— Pourrait-on savoir, monsieur, ce qu’il y a de ridicule dans notre présence ici ? demanda fièrement Mathilde.

— Rien certainement, mademoiselle. Monsieur Balançon, vous êtes fort inconvenant ; faites-moi le plaisir de vous en aller.

— Mais enfin, monsieur, dit Claire, l’affaire pour laquelle nous venons est fort pressée ; nous n’avons qu’un mot à dire, et la personne qui se trouve en ce moment avec M. Desfayes voudra bien, je pense, attendre un instant.

Le premier commis échangea avec ses confrères un regard désespéré, accompagné d’un geste qui signifiait : Ma foi ! je n’y puis rien ! Les deux autres scribes avaient l’air le plus compassé qu’on pût voir, et recouvraient d’un masque transparent de gravité piteuse une énorme envie de rire.

— Mesdames, reprit le premier commis de l’air le plus persuasif et le plus conciliant, si vous vous adressiez à M. Dubreuil ?

Et il montrait de la main une porte à droite, tandis que celle du bureau de M. Desfayes, suffisamment indiquée déjà par les gestes et les regards qui s’étaient dirigés sur elle, se trouvait en face d’eux. Claire avait remarqué la pantomime des trois employés, et, tout à coup, laissant Mathilde répondre avec une nouvelle indignation que ce n’était pas à M. Dubreuil qu’on avait affaire, elle marcha vivement à la porte du bureau de son mari, l’ouvrit sans bruit, traversa d’une enjambée la petite antichambre qui précédait le bureau de M. Desfayes, et, du seuil, son regard, dardé comme une flèche, alla frapper au fond de la chambre deux personnes qui s’écartèrent vivement l’une de l’autre… Claire ne s’était pas trompée ; c’était bien madame Fonjallaz. Elle était en grand deuil, et plus éblouissante que jamais ; car sa jeunesse et sa fraîcheur formaient avec ses vêtements noirs le plus éclatant contraste ; c’était une rose entourée de crêpes, une ironie splendide.

Pendant une minute, sous l’étourdissement du coup qu’ils reçurent tous trois, ils restèrent sans parole. La figure énergique et sévère de Mathilde, qui vint se placer derrière Claire, ajouta à cette scène la présence d’un juge. Ce fut madame Fonjallaz qui reprit la première son sang-froid ; elle avait pâli, pourtant ; mais de son ton habituel et d’un air dégagé :

— Eh bien ! alors, monsieur Desfayes, puisque c’est une affaire arrangée, je vous laisse. Bonjour.

Elle releva la tête, serra son châle, et s’apprêtait à passer près des nouvelles arrivées, de son air impertinent ; mais, ses premiers pas l’ayant mise en face de Claire, qui gardait la porte, elle s’arrêta. Les yeux de la jeune femme flamboyaient ; tout ce qu’elle avait apporté dans cette maison de jalousie inquiète venait de s’exalter jusqu’à la rage par les aliments qu’elle avait trouvés, et la passion, insufflant dans ses veines des forces inconnues, la soulevait au-dessus d’elle-même. Ses bras souples, ses petites mains étaient devenues de fer, et si elle eût touché madame Fonjallaz, elle l’eût étranglée.

— Tout le monde sait que c’est une affaire arrangée, que vous êtes la maîtresse de mon mari, s’écria-t-elle d’une voix éclatante ; mais il me semble que vous devriez cacher cela dans votre chambre, et je trouve que c’est trop fort qu’on ne puisse avoir affaire à M. Desfayes dans ses bureaux sans être exposée à marcher sur vous ; je croyais que c’était ici une maison honnête et non pas un mauvais lieu.

— Claire ! s’écria M. Desfayes, Claire, tu es folle ! ne parle pas ainsi, je te le défends, tais-toi !

Cependant sa voix était peu ferme, et devant la colère puissante écrite en traits de feu sur le visage de Claire, et dans toute son attitude, l’audace elle-même de la Fonjallaz se trouva un instant déconcertée. Pour la première fois, l’humble descendante de l’Ève biblique brava du regard le maître qu’elle avait tant chéri.

— Comment osez-vous, monsieur, me donner des ordres quand votre maîtresse est là devant mes yeux ? Me parlerez-vous aussi du respect que je vous dois ?…

— Et qui vous dit que je suis sa maîtresse ? cria la Fonjallaz. Voudriez-vous, s’il vous plaît, ne pas insulter les gens comme ça ? C’est donc, madame, parce que vous avez un galant, que vous allez trouver dans son jardin ; c’est donc pour cela que vous ne pouvez pas croire les autres honnêtes ? C’est égal, allez, vous m’amusez bien, et je n’aurais jamais cru qu’une pimbêche comme vous pût devenir furieuse à ce point-là.

— Tu touches à la boue, Claire, et elle te salit, dit Mathilde en écrasant du regard madame Fonjallaz.

Mais avec un dédain presque égal, celle-ci riposta :

— Tiens, vous vous mêlez aussi de cela, vous ? On sait qu’il n’y a au monde que des Anglais qui puissent avoir le courage de s’attaquer à vous ; mais ne parlez donc pas de boue ; ça ferait penser à votre mère.

— Ma mère ! répéta mademoiselle Sargeaz étonnée ; mais, se ravisant dans sa dignité, tandis que Ferdinand, pâle de colère, s’écriait :

— Il faut que tout ceci finisse ! À l’instant, je le veux !

Elle prit la main de sa cousine :

— Claire, ne touche plus à cette femme, ni de la parole ni du regard. Ton mari seul te doit compte de sa conduite. Écarte-toi, laisse-la sortir.

Mais madame Desfayes était incapable de s’apaiser et de se taire. Elle n’avait cessé, pendant que les autres parlaient, d’insulter sa rivale par ses regards, ou par des phrases entrecoupées ; résistant à Mathilde, elle s’écria de nouveau, d’une voix stridente :

— Elle ose porter le deuil de son mari ! Mais elle n’est que mensonge, cette créature, des pieds à la tête, au dehors comme au dedans. Elle a pleuré le jour de l’enterrement ; elle a poussé des cris même, on me l’a dit ; ah ! si les morts voient, c’est horrible ! Comme il a dû la maudire ! Il se vengera ! Verser sur un cercueil des larmes de joie ! N’est-ce pas un monstre, un véritable monstre, que cette femme-là ?

La Fonjallaz était pâle et avait les lèvres tremblantes ; elle balbutia en ricanant :

— Vrai, vous me donnez la comédie !

Et se détournant malgré elle de tous ces éclairs et de toutes ces foudres que lui lançaient les yeux et les paroles de Claire, et s’adressant à M. Desfayes :

— Est-ce qu’elle vous fait donc de pareilles scènes toutes les fois qu’il vient une cliente dans votre bureau ? Elle finira par avoir des attaques d’épilepsie, ou bien vous serez obligé de la loger au Champ de l’air[2]. Tenez, je vous plains, et, si j’étais homme, je ne sais quelle autre je n’aimerais pas mieux que celle-là. Je sais assez que vous ne l’avez prise que pour son argent ; mais le vieil usurier ne vous a pas payé assez cher pour ça, et vous me semblez avoir fait un cruel marché.

Presque fou de colère et de honte entre ces deux femmes, dont la haine réciproque semblait inextinguible, M. Desfayes se précipita tout à coup sur Claire, l’enleva du seuil de la porte, la jeta sur un fauteuil, et saisissant alors par le bras madame Fonjallaz, il l’entraîna hors du bureau.

Au moment où il ouvrit la porte, les quatre commis, s’envolant comme un troupeau de grues effrayées, s’arrêtèrent à divers points de la chambre, un pied en l’air.

— Qu’est-ce que cela signifie, messieurs ? s’écria M. Desfayes. Pourquoi n’êtes-vous pas à vos places ?

Les yeux lui sortaient de la tête, et, de pâle qu’il était, il devint rouge, comme s’il allait avoir un coup de sang. D’humbles et maladroites excuses lui répondirent ; chacun des commis alla s’abattre sur son pupitre, et les quatre plumes recommencèrent à marcher.

— Mais, mon cher monsieur, dit de sa voix la plus claire et la plus haute madame Fonjallaz, vous concevez qu’on devait entendre crier votre femme d’ici. Elle vous a fait là un joli petit scandale, et vraiment je vous plains de tout mon cœur. Pour moi, ça ne me fait rien, car tout le monde comprendra que, dans la situation où je me trouve, je dois avoir des affaires d’argent à régler, et que c’est tout simple que je sois venue dans votre banque. Cette bêtise ! comme si c’était là qu’on pourrait imaginer de se donner un rendez-vous ! Il faut vraiment que votre pauvre femme ait le cerveau fêlé. Pourtant, si j’avais su, je me serais adressée à M. Morlat, bien que je ne le connaisse point ; car enfin on n’aime pas à se trouver dans de pareils tripotages, quand même ils n’ont pas le sens commun.

Elle salua bravement tout le monde et sortit, et le jeune Balançon frappa des mains pour l’applaudir, aussitôt que M. Desfayes, qui l’avait écoutée à peine, fut rentré dans son bureau.

— Assez de plaisanteries comme ça, messieurs, dit le premier commis d’une voix sévère ; si vous étiez restés à vos places, moi qui ne vous ai suivis que pour vous rappeler sans bruit, je ne me trouverais pas compromis aussi, grâce à vous, dans cette sotte affaire.

— Ah ! par exemple ! s’écrièrent les autres, vous écoutiez fort bien, et ne nous avez rien dit.

Ils se turent de nouveau à l’aspect de M. Dubreuil, qui, ayant entendu des rumeurs inusitées, sortait de son cabinet.

Ferdinand avait retrouvé sa femme dans le fauteuil où il l’avait laissée ; pâle et tremblante, elle commençait à verser en torrents de larmes un peu de la passion qui l’étouffait, tandis que Mathilde, debout près d’elle, lui tenait les mains, en l’exhortant de sa parole ferme et brève.

— Vous venez de me déshonorer aux yeux de toute la ville, s’écria-t-il avec rage, et je ne vous le pardonnerai jamais !

— C’est vous-même qui vous êtes déshonoré, monsieur, répliqua Mathilde, et votre femme n’a fait que constater…

— Taisez-vous, s’écria-t-il avec violence. Je ne vous parle pas, à vous ! Qu’êtes-vous venue faire ici avec elle ? Vous êtes un démon domestique ; c’est vous qui conseillez votre cousine et la poussez à de pareilles fureurs. Je ne veux plus qu’elle vous voie ! Je vous défends de remettre les pieds chez moi !

— Je ne sais si ma cousine continuera d’habiter avec vous, monsieur ; mais je puis vous assurer que j’irai chez elle tant qu’elle désirera m’y recevoir.

— Et si je vous jetais par la fenêtre ? vociféra-t-il en tendant vers elle ses mains crispées, comme s’il voulait à l’instant même exécuter cette menace.

— Ce serait d’un homme fort ! répondit la petite personne, en le regardant en face et lui jetant au nez un ricanement.

Il recula, et, foudroyé par le choc de sa propre colère, il alla tomber sur une chaise, de l’autre côté de la chambre.

Ce fut dans cet état que les trouva tous les trois M. Dubreuil. À peu près instruit par les commis de ce qui s’était passé, et fort affligé de voir un pareil éclat dans sa maison, il venait, armé de palliatifs, adoucir, excuser et replâtrer les choses du mieux possible. En entrant, tout d’abord, avec l’ascendant que lui donnaient son âge, son expérience, sa position plus importante dans la maison, et surtout les fautes de son jeune associé, il regarda Ferdinand d’un air sévère ; puis, s’approchant de Claire, il lui prit les mains, et, l’appelant « Ma belle petite dame, » il entreprit de lui prouver que toute cette fâcheuse affaire n’avait été qu’un malentendu des plus déplorables.

— Quelqu’un, au fond, avait-il des torts dans tout cela ? M. Dubreuil ne le savait pas et ne voulait point entrer dans de semblables investigations ; mais c’était une chose fort grave, très-grave, que la réputation d’un homme établi, d’un père de famille, d’un homme qui… d’un homme, enfin, qui était l’associé de la maison Dubreuil. Une si charmante dame n’aurait pas dû être si vive ; elle aurait dû réfléchir aux conséquences ; d’autant plus que, dans ce cas, rien n’autorisait… car madame Fonjallaz, comme cliente de la maison, avait le droit de se trouver là, et tout le monde blâmerait de pareils emportements, qui n’avaient pas de cause suffisante. Certes, pour une petite dame aussi aimable et aussi intelligente, elle n’avait pas été semblable à elle-même du tout. Aurait-elle raison dans sa jalousie, — d’après ce qui venait de se passer, il en doutait fort, — elle aurait toujours dû se rappeler qu’elle ne devait point exciter la colère de son mari, et que ce qu’il y a de plus précieux dans les familles, c’est-à-dire l’apparence de l’ordre et de la paix, doit être avant tout conservé.

M. Dubreuil enfin, avec l’autorité d’un homme sage, écrasa la pauvre Claire sous le poids de son imprudence ; imposa silence, par sa politesse glaciale, à Mathilde, qu’il confia pour son affaire aux soins du premier commis, et obtint de Ferdinand qu’il ferait trêve à sa juste indignation pour reconduire solennellement sa femme, en lui donnant le bras, jusque chez elle. Selon M. Dubreuil, c’était le moyen de tout réparer et de faire cesser les mauvais propos.

Après le terrible accès qui l’avait saisie, Claire était tombée dans une prostration presque complète. Étonnée elle-même au souvenir de ce qu’elle avait osé dire, les arguments de M. Dubreuil et son blâme achevèrent de l’abattre, et quoiqu’elle ne doutât pas, au fond, de la vérité de l’accusation qu’elle avait portée, pour un esprit habitué à l’obéissance et au respect de l’opinion, c’est si peu de chose d’avoir raison seul contre tous, si peu, que Claire, confuse et repentante de son emportement, accepta presque avec reconnaissance le bras de son mari. Tandis qu’ils faisaient sans se parler le court trajet qui sépare la rue de Bourg de la rue du Chêne, abritée sous son voile, humble et tremblante, c’est elle qui eût semblé l’épouse adultère, et Ferdinand, avec ses sourcils froncés et son air dur et sévère, l’époux offensé. Mais elle avait eu, en effet, la pauvre Claire, un tort bien grave elle avait oublié qu’aux yeux du monde, juge souverain, son accusation contenait un vice de forme ; aussi courait-elle grand risque d’être condamnée aux frais du procès.

Elle pressentait déjà le blâme et les clameurs de tous les amis de l’ordre et du silence ; déjà elle n’osait lever les yeux.

Quand ils furent arrivés au seuil de leur maison, M. Desfayes dégagea son bras de celui de sa femme.

— J’ai consenti, à cause du monde, lui dit-il, à une réconciliation apparente ; mais je n’oublierai jamais votre insolence et vos fureurs d’aujourd’hui, non plus que le ridicule dont vous venez de nous couvrir. Je vous déclare que toute affection est désormais éteinte entre nous ; vous n’avez plus aucun droit à mes égards ni à ma bonté. Vous avez provoqué ma haine, vous en sentirez les effets.

Après avoir débité cela d’un ton solennel, il la quitta. Atterrée, frappée au cœur, elle eut peine à monter chez elle ; Anna, en la voyant, devina un malheur. La jeune femme achevait à peine d’instruire sa sœur de ce qui s’était passé, que Mathilde arriva.

— J’ai rencontré ton mari sur la place Saint-François, dit-elle, et j’ai bien vu, puisqu’il t’avait quittée si vite, que votre réconciliation n’avait été qu’une comédie. Tu aurais dû refuser son bras et revenir seule, sans écouter ce vieux phraseur. Oh ! tu as de beaux moments, mais tu ne sais pas les soutenir.

— Tu m’approuves, toi ? dit Claire, en laissant aller sa tête décolorée sur le dossier de son fauteuil.

— Je le crois bien, ma chère, tu as été sublime ! Ah ! si toutes les femmes savaient se montrer ainsi !… Mais est-ce que tu vas t’évanouir, à présent ?

— Oh ! que va-t-il arriver de tout ceci ? Mon mari me repousse et m’abandonne, et tout le monde sera contre moi.

— Je ne te comprends pas ! s’écria Mathilde, qui était la logique même. Si c’était pour arriver à te repentir et à te désespérer, il ne fallait pas faire ce que tu as fait.

— Sans doute ; mais quand j’ai vu là, devant moi, cette horrible femme, je n’ai plus été maîtresse de moi. J’ai parlé sans savoir ce que j’allais dire, et comme si un ressort eût poussé mes lèvres. Je n’ai pas songé qu’on pouvait m’entendre. Et quand j’y aurais songé, cela m’eût été encore bien égal. Il y aurait eu là une foule, que j’aurais parlé. Oh ! cette femme ! le poursuivre ainsi partout, lui extorquer de l’argent, car elle n’était venue que pour cela ! Ferdinand ruine ses enfants pour cette créature. Et il me menace à cause d’elle ! il ose dire qu’il me hait ! il veut se venger de moi ! Oh ! que vais-je devenir ?

— Ce que tu voudras, répondit Mathilde. Si tu restes là, à te tordre les mains en interrogeant le sort, il arrivera ce que tes ennemis auront préparé. Mais si, au contraire, sachant ce que tu veux et ce qu’il te faut, tu t’occupes de l’exécuter, c’est toi-même qui rendras l’oracle et qui seras le destin.

— Hélas ! reprit la pauvre Claire, qui ne se sentait guère tant de pouvoir, que peut-il y avoir à faire dans un malheur si profond ? Toi, Mathilde, que ferais-tu ?

Les yeux de la jeune personne brillèrent de résolution, et d’un ton implacable :

— Ceci est le domicile conjugal ; je le quitterais à l’instant même.

— Un divorce ! dit Claire en pâlissant.

— N’existe-t-il pas déjà entre vous ? Et que pourrais-tu gagner à poursuivre désormais une série de discussions et de scandales domestiques ?

— Ah ! s’il l’avait voulu, nous aurions été heureux ! Et c’est lui qui me dit que toute affection est finie ! Il ne m’aime plus ; pourquoi ? Moi qui ne cherchais autrefois qu’à lui plaire ! Je me fiais tant à lui ! Ah ! comme il m’a trompée ! Il n’est plus le même ! Non, il n’est plus le même que lorsqu’il m’aimait.

— Tout cela, dit Mathilde, ne sont que des récriminations où se complaisent ta faiblesse et ton impuissance, mais qui ne servent à rien ; car ce n’est pas en promenant ton imagination dans les sentiers du passé que tu pourras sortir de la difficulté présente.

Anna, qui était assise près de sa sœur, la prit dans ses bras :

— Laisse-la se reposer un peu, dit-elle à Mathilde. Vois, elle est épuisée.

— Se repose-t-on dans l’indécision ? N’est-ce pas, au contraire, le plus cruel des tourments ?

Depuis longtemps, caché derrière le fauteuil de sa mère, le petit Fernand regardait et écoutait sans qu’on fit attention à lui ; tout à coup il fit un pas, et les yeux agrandis, la figure pâle :

— Maman, dit-il de cette voix plaintive et solennelle que prennent les enfants pour parler de choses terribles, maman, c’est papa qui te fait pleurer ?

Claire poussa un léger cri et saisit son fils dans ses bras.

— Mon enfant ! mon cher enfant ! Oh ! avoir un enfant comme celui-là, et porter son cœur loin de la maison !

Mais l’enfant voulait une réponse à sa question, et, posant avec insistance sa petite main sur l’épaule de sa mère :

— Papa, méchant ? demanda-t-il.

La jeune mère et Anna frémirent. Mathilde elle-même éprouva quelque émotion et resta silencieuse.

— Mon cher petit, dit Claire en l’embrassant, non, ton père n’est point méchant, mon amour. Il reviendra baiser son petit Fernand qu’il aime ; il reviendra, et nous serons heureux.

Anna prit l’enfant et l’emporta dans la cuisine, où, après l’avoir amusé quelque temps, elle le confia aux soins de Louise.

— Si je pouvais seulement savoir ce qu’il fera ? disait Claire. Mais, depuis qu’il m’a quittée d’un air si furieux, il me semble qu’il nous a tout à fait abandonnés, et qu’il ne reviendra plus.

— Le beau malheur ! s’écria Mathilde. Quoi ! s’il te laissait tranquille, tu ne pourrais t’y résigner ?

— Où irait-il ? et puis que dirait-on ? L’enfant demanderait longtemps son père. Et les questions de la servante, et l’étonnement de tout le monde ? Ah ! quoi qu’il arrive, c’est fini, vois-tu ! il n’y a plus de bonheur pour moi. Vivre seule, malheureuse, et honteuse de mon malheur !

— Si tu crains d’être quittée, il vaut mieux, en effet, que tu le quittes toi-même. Pars, va chez ton père dès ce soir.

— Ce serait peut-être mieux, dit la jeune femme ; car ici, avec sa colère, mon existence, je le sens bien, sera quelque chose d’horrible. Il me contrariera en toutes choses, et, seulement de voir ses sourcils froncés, son regard dur, moi, cela m’étouffe et me tue. Oh ! l’on ne peut pas vivre ainsi !

— Eh bien ! es-tu décidée ? Je vais chercher une voiture.

— Une voiture ! s’écria Claire éperdue, une voiture ! partir ainsi ! tout de suite ! Oh ! tu n’y penses pas, Mathilde ; c’est impossible !

Et, toute frémissante, elle se renversa dans son fauteuil.

— Il vaut peut-être mieux attendre, dit Anna, réfléchir encore.

— Attendre ! s’écria Claire en joignant les mains, attendre ! Au milieu d’une pareille angoisse, ah ! c’est peut-être encore ce qu’il y a de plus cruel !

— Si tu as peur de tout, même de souffrir ! dit Mathilde.

Elle traversa la chambre d’un pas impétueux et prit son chapeau.

— Quoi ! tu pars ? s’écria Claire.

— Tu la quittes ainsi, dit Anna d’un ton de reproche.

— Je suis prête à me charger avec plaisir de toutes les conditions difficiles qu’il vous plaira. J’irai volontiers, si cela peut servir à quelque chose, souffleter madame Fonjallaz ou prouver à M. Desfayes qu’il n’est qu’un être sensuel, vain et lâche ; mais user mes forces à soulever un poids qui retombe sans cesse, à soutenir une faiblesse acharnée à s’abattre, non, cela m’énerve, me fait mal, et c’est inutile d’ailleurs.

Elle partit. Claire, délivrée de ses excitations, se reprit à gémir et à déplorer son sort. Anna, les mains de sa sœur dans les siennes, pleurait aussi en l’embrassant.

Ce fut ainsi que les trouva M. Grandvaux. Il retournait à Beausite, et venait prendre Anna pour l’emmener avec lui,

— Eh bien ! s’écria-t-il en voyant leurs figures altérées, qu’est-ce qu’il y a ? un petit chagrin ?

— Un grand, mon père, lui dit Claire.

Et alors, au milieu des sanglots, elle lui raconta pour la première fois toutes ses peines, jusqu’à l’événement de la journée.

Le père Grandvaux se montra fort contrarié.

— C’est égal, dit-il à sa fille, tu as fait une sottise ; tu as eu tort de prendre les choses si haut, de crier si fort. Il fallait seulement me prévenir que ton mari faisait des dépenses pour cette femme, et puis me laisser veiller au grain, et toi suivre ton petit bonhomme de chemin dans tes affaires et dans ton ménage, tout comme si de rien n’était. Pour ces choses-là, vois-tu ! il n’y a rien à faire qu’à prendre patience. Je comprends bien que ça ne t’amuse pas, à ton âge, et gentille comme tu es, d’être plantée là comme un vieux chiffon ; mais ces choses ne durent pas longtemps, va ; un jour ou l’autre ton mari te reviendra, et vous serez comme auparavant ensemble, surtout si tu ne t’es pas montrée méchante et si tu ne lui as pas fait de reproches. Il faut que tu lui dises tout simplement ce soir que tu es fâchée d’avoir eu la langue si longue, et que ça ne t’arrivera plus. Ça le contentera et ça l’empêchera de te taquiner. Car tu as joué un jeu, ma fillette, à te rendre la vie malheureuse. Il ne faut plus faire cela. Sois tranquille et douce, occupe-toi de tes enfants. L’essentiel est qu’il ne te ruine pas pour cette créature ; mais je te promets d’y veiller, moi.

Il insista pour emmener Anna, car la soirée s’avançait. Quand il embrassa Claire et qu’elle sanglota dans ses bras en s’écriant : Oh ! papa, que je suis malheureuse ! il fut touché, à peu près comme il l’était autrefois, quand, petite fille, elle pleurait de la perte d’un joujou.

Et du même ton dont alors il la consolait :

— Oui, je le sais bien, ma pauvre petite ; mais il faut se faire une raison. C’est un ennui qui passera, et peut-être plus tôt que tu ne le penses, si tu es sage. Après tout, il y en a de plus malheureuses que toi. Tu es mariée avec un des premiers de la ville, tu as de la fortune, tu ne manques de rien. Il faut t’occuper des petits, te distraire, et venir nous voir un peu plus souvent. Allons, ne pleure plus ; c’est des bêtises ; ce que je te recommande surtout, c’est de ne point te faire de mal, ni te tourmenter, puisque ça ne servirait de rien.

  1. En Suisse, la femme est toujours mineure. La fille âgée de vingt et un ans qui a perdu son père, et la veuve, reçoivent un tuteur ou conseil, nommé par la famille, sans l’autorisation duquel elles ne peuvent faire aucun acte important.
  2. Maison de fous à Lausanne.