Un drôle de voyage/17

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J. Hetzel et Cie (p. 231-238).

XVII

les épreuves.

Un cri de joie accueillit ces paroles.

Charlot, qui ne pouvait encore savoir en quoi consistaient ces épreuves, frissonnait de la tête aux pieds.

« Du courage ! » lui dit tout bas Giboulot.

Le chef reprit :

« Qu’on apporte un poids de 100 kilos. »

« Un poids de 100 kilos ! » murmurèrent les trois patients.

Une masse carrée, ayant à son centre un anneau mobile, fut apportée sur une brouette qui craquait sous cette grosse charge.

« Vous allez, continua le chef en s’adressant à nos petits amis, prendre l’un après l’autre ce poids de la main droite et l’élever jusqu’à la hauteur de votre œil. »

Giboulot s’avança, saisit le poids, mais ce fut inutilement, on le pense bien, qu’il essaya de le déplacer.

« À un autre, » dit le grand chef.

Mimile essaya à son tour sans plus de succès.

« À toi, » reprit le grand chef en s’adressant à Charlot.

Charlot répéta l’expérience et ne fut pas plus heureux que ses camarades.

« Pas un ne l’a enlevé… c’est grave, dit le grand chef d’un air soucieux… Mais non, il faut leur laisser une dernière chance. Qu’on emporte ce poids pour le présenter au grand sachem des Nez-Rouges, en lui demandant de le rendre aussi léger que l’air, s’il veut que les trois neveux du Vieux-Chacal soient reçus parmi nous. Autrement… »

Il n’en dit pas davantage, mais son œil eut un éclair sinistre.

On emporta le poids dans une cabane du voisinage où siégeait sans doute le grand sachem.

Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles nos trois compagnons, qui n’avaient pas la moindre confiance dans le pouvoir surnaturel du grand sachem des sauvages, se regardaient tristement à la dérobée.

Le poids fut rapporté, mais il ne devait avoir rien perdu de sa pesanteur, s’il fallait en juger par la démarche de celui qui le voiturait.

xvii
sur un nouveau signe du chef
charlot, mimile et giboulot recommencèrent.

« Eh bien ? demanda le grand chef.

— Grand chef, dit le Nez-Rouge, j’ai trouvé le grand sachem.

— A-t-il daigné te parler par sa propre bouche ?

— Il m’a dit d’un air aimable : « Retourne d’où tu viens, gros imbécile. »

— C’est grave, très-grave, répliqua le grand chef ; cependant, il faut voir. »

Sur un nouveau signe du grand chef, Charlot, Mimile et Giboulot recommencèrent l’épreuve.

Ô prodige des prodiges ! ils enlevèrent chacun à leur tour l’énorme poids, absolument comme s’il eût été en carton peint.

Des applaudissements frénétiques accueillirent ce miracle, qui prouvait que le grand sachem favorisait nos trois amis.

« Je suis donc bien fort, » disait tout bas Charlot, qui ne pouvait revenir de son ébahissement.

« L’épreuve de la force étant faite, nous allons passer à celle du feu, dit le grand chef ; qu’on m’apporte une barre de fer rougie. »

Nouveaux cris de joie de la part de la foule, nouvelles frayeurs de nos petits aventuriers.

La barre de fer rougie au feu fut apportée avec de grandes pinces et déposée sur deux pierres, une à chaque bout. Elle crépitait, tant elle était ardente.

Le grand chef fit un geste aux trois patients.

« La première épreuve, dit-il, a prouvé que la faveur du grand sachem vous était acquise ; mais nous devons savoir si elle se continuera jusqu’au bout. Faites donc, avec cette barre rougie au feu, ce que vous avez fait avec le poids de 100 kilos. Saisissez-la par le milieu et élevez-la à la hauteur de votre oreille. »

Si engageante que fut l’invitation, Mimile, Charlot et Giboulot restèrent immobiles, regardant la barre avec effroi.

« Eh bien ? » dit le grand chef en fronçant ses illustres sourcils. À cette injonction menaçante, Giboulot fit un pas en avant, étendit le bras droit, approcha bravement la main de la barre et l’enleva sans sourciller à la hauteur de son oreille.

Des applaudissements unanimes retentirent aussitôt.

Le tour de Mimile, fort inquiet, et de Charlot, plein d’effroi, était venu.

Giboulot s’était modestement placé derrière eux ; il trouva le moyen de leur murmurer tout bas : « Allez-y gaiement, c’est une frime ; la barre est peinte en rouge, elle n’est pas chaude du tout ; ne bronchez pas. »

Mimile et Charlot, subitement rassurés, firent bonne contenance ; comme la barre était lourde pour eux, ils durent y mettre les deux mains. C’était incorrect, mais on leur pardonna en faveur de leur âge.

Toute l’assistance, qui croyait, ou du moins avait l’air de croire que la barre était réellement rougie au feu, était ravie de la résolution des deux enfants ; les femmes trépignaient d’enthousiasme.

« Maintenant, dit le grand chef, nous allons procéder à l’épreuve du gouffre. »

À ce mot de gouffre, nos trois compagnons recommencèrent à échanger des regards inquiets.

La foule, conduite par le grand chef et escortée des six chiens bleus, entraîna aussitôt nos petits aventuriers vers un large trou de la profondeur d’un puits ordinaire.

Le grand chef, se plaçant au bord du gouffre, dit alors :

« Neveux du Vieux-Chacal, regardez ce gouffre, il a quinze mètres de profondeur. On va vous bander les yeux, et au premier signal vous vous y précipiterez tous les trois ensemble. Si le grand sachem vous retient en l’air, ce sera tant mieux ; autrement vous en serez quittes pour quelques bosses et pour la honte d’être chassés à coups de fouet de la tribu des Nez-Rouges. »

L’inquiétude était grande chez nos amis ; une pareille épreuve ne pouvait être que mortelle. Il ne s’agissait plus d’une supercherie : un puits est un puits ; et un puits de quinze mètres n’est pas un puits où l’on puisse sauter pour son plaisir.

« Grand chef… essaya de dire Giboulot.

— Silence ! riposta brusquement celui-ci ; quiconque aspire à l’honneur d’appartenir à la tribu des Nez-Rouges ne doit craindre ni le feu, ni le fer, ni les précipices, ni les coups, ni la mort, ni rien !… Obéissez donc !… Vite, qu’on leur bande les yeux »

Dans l’impossibilité de s’enfuir, nos trois amis se serrèrent tristement la main en signe d’adieu.

Trois Nez-Rouges s’étaient avancés avec des mouchoirs qu’ils s’étaient empressés de fixer solidement sur les yeux des trois compagnons d’infortune.

« Très-bien ! reprit le grand chef, je vais frapper dans mes mains. Au troisième coup, ces trois gaillards-là auront soin de s’élancer dans le puits. Celui qui ne s’y jettera pas de bonne volonté n’y perdra rien ; on l’y jettera de force. Que le grand sachem les protège !… Je commence : Un… deux… trois… »

Mimile, Charlot et Giboulot restèrent immobiles.

À cette vue, le grand chef s’écria avec rage :

« À vous, Nez-Rouges !… Assommez-les à coups de massue ; enfoncez-leur des poignards dans les reins. Nous verrons bien s’ils se décideront à sauter dans le gouffre. »

En entendant ces terribles menaces, Giboulot n’hésita plus. À tant faire que mourir, mieux valait mourir bravement. Il se plaça entre Mimile et Charlot, et les prenant chacun par un bras :

« Sautons ! » dit-il.

Moitié de gré, moitié enlevés par les bras robustes de Giboulot, les trois néophytes s’étaient décidés à faire le saut périlleux.

Tous les trois tombèrent sur le nez en plein gazon.

Un rire, bruyant comme une fanfare, salua cette chute peu dangereuse.

Après les avoir placés devant le gouffre pour éprouver leur courage, on leur avait, en leur bandant les yeux et sans qu’ils pussent s’en rendre compte, fait faire un demi-tour sur eux-mêmes. Ils n’avaient sauté que sur le sol. Nous vous laissons à penser si nos petits amis furent ravis de l’heureuse issue de cette plaisanterie.

« C’est égal, c’est pas une bonne farce, pensait Charlot, et je suis bien content qu’elle soit finie. »

Malheureusement, ce n’était pas tout, car le grand chef, reprenant son grand air et rajustant son grand nez, leur dit aussitôt :

« Neveux du Vieux-Chacal, tout cela s’est en somme assez bien passé, et il est probable que vous serez inscrits sur le registre de la tribu des Nez-Rouges dès que vous aurez subi vos deux dernières épreuves : 1o  l’épreuve de l’eau ; 2o  l’épreuve de la faim, qui consiste à jeûner pendant vingt-quatre heures.

— Vingt-quatre heures ! » murmura Charlot épouvanté.

Le grand chef, escorté des six chiens bleus et de toute la tribu, conduisit nos aventuriers au bord d’un étang du voisinage.

« Neveux du Vieux-Chacal, vous allez vous jeter dans cet étang et le traverser deux fois sans toucher terre. Vous vous sécherez ensuite au soleil. Votre jeûne commence dès ce moment pour finir demain à pareille heure ; après quoi, vous aurez l’avantage d’appartenir pour toujours à la tribu des Nez-Rouges. »

Cette épreuve-là, Mimile, Charlot et Giboulot ne la craignaient guère, et ils avaient tort.

Quelques minutes leur suffirent pour traverser l’étang et revenir triomphants auprès du grand chef. Mais quelle ne fut pas leur terreur quand ils virent qu’au lieu d’être accueillis par des bravos frénétiques, ils étaient en butte à de véritables cris de haine et de fureur.

« Ce sont des blancs !… des blancs !… » hurlait la foule en trépignant de rage.

Et en effet, c’étaient des blancs !

Toutes les belles peintures en détrempe exécutées par Giboulot sur le corps de ses compagnons et sur le sien propre, afin de passer pour de vrais sauvages, étaient restées dans l’étang.

Ils s’offraient donc, pour la première fois, avec leur peau naturelle, devant toute la tribu des Nez-Rouges.

Le grand chef les considérait d’un œil féroce, tout en s’écriant d’une voix de tonnerre :

« Des blancs !… des espions envoyés par les Vilains Museaux !… Qu’on les dévore à l’instant, cela leur ôtera pour toujours l’envie de recommencer. »

Nos trois amis, pâles comme la mort, se serrèrent l’un contre l’autre. C’était grande pitié de les voir.

« Qu’on les mène en prison !… Un jour de jeûne attendrira leur chair ; on ne les mangera que demain. »