Un mariage sous l’empire/42

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 256-261).


XLII


Depuis le jour du bal de l’archichancelier, Ermance, plus triste qu’elle ne l’avait encore été, ne sortait plus de chez elle. En vain M. de Maizières lui répétait-il sans cesse qu’elle avait tort de prendre au mot le refus du comte Albert, que c’était un procédé indispensable de sa part, mais que ce devoir accompli envers son amour, il se laisserait vaincre par des instances réitérées ; enfin, qu’en lui vantant souvent le bonheur d’être aimé d’une personne si distinguée, il finirait par y être sensible. Ermance, découragée par tant de chances contraires, ne voulait plus s’exposer à de nouvelles calomnies. Mademoiselle Ogherman, sans connaître la cause du surcroît de peine qui accablait son amie, s’efforçait de l’en consoler par les soins les plus tendres et ne la questionnait point. Cette affection profonde entre deux personnes qui s’entendaient sans jamais se confier l’une à l’autre avait un charme mystérieux et une puissance de consolation toute particulière : on eût dit que la situation, les faits, les causes, n’entraient pour rien dans cette amitié, et que la sympathie seule en était le lien. Cependant Natalie n’ignorait pas que son malheur venait d’Ermance ; mais tel était l’ascendant de madame de Lorency sur ceux qu’elle aimait, qu’on oubliait près d’elle jusqu’à la rivalité.

L’hiver touchant à sa fin, Ermance pensait déjà à quitter Paris, lorsque sa femme de chambre entra un matin chez elle plus tôt qu’à l’ordinaire.

— J’ai pensé, dit-elle, que madame m’excuserait de la réveiller aujourd’hui de si bonne heure, lorsqu’elle apprendrait…

— Quoi ! qu’avez-vous à m’apprendre ? demanda vivement Ermance. Léon est-il malade ?

— Grâce à Dieu, je n’ai qu’une bonne nouvelle à vous donner… Madame n’a donc pas entendu un bruit de voitures cette nuit ?

— Si, vraiment. Le bal de la princesse Pauline a fini bien tard, à en juger par le roulement des voitures, qui n’a cessé qu’au jour.

— Ce n’était pas seulement celles-là que madame aura entendues ?

— Et qu’elle autre, donc ?

— Mais la calèche de monsieur, par exemple, et ce coquin d’Ambroise qui faisait un train du diable pour faire lever le concierge, malgré la recommandation que monsieur lui avait faite de prendre garde à ne pas réveiller madame.

— M. de Lorency est arrivé, dites-vous ? Il est ici ? s’écria Ermance avec un sentiment de joie que mademoiselle Rosalie trouva fort naturel.

— Oui, madame ; Francisque lui a parlé ; c’est à lui qu’il a demandé des nouvelles de madame.

— Il a demandé de mes nouvelles ? répéta Ermance avec un étonnement qui devait paraître étrange. Puis, s’apercevant de l’inconvenance de sa question, elle se hâta d’ajouter : Pourquoi lui avoir obéi, et n’être pas entrée chez moi pour m’apprendre…

— Monsieur avait défendu expressément qu’on m’avertît, et je vous avoue, madame, que je n’ai rien entendu ; c’est ce matin seulement que j’ai appris, par la bonne du petit, le retour de monsieur.

En parlant ainsi, mademoiselle Rosalie aidait sa maîtresse à s’habiller : dès qu’elle fut prête, elle passa dans son petit salon, décidée à attendre avec courage le parti qu’Adhémar prendrait avec elle, et à ne point chercher à le rencontrer chez son oncle. L’idée du malheur qu’elle redoutait le plus lui donnait tant de force contre les dédains et la colère d’Adhémar ! Qu’était-ce à supporter en comparaison d’une séparation éclatante, éternelle ? Il était là, il habitait encore sous le même toit avec elle ; c’était plus qu’elle n’avait osé espérer, et, pour obtenir ce seul avantage, elle consentait à la perte de tout ce que son amour avait ambitionné.

Elle méditait, depuis plusieurs heures, sur ce retour, lorsqu’Adhémar entra, s’informa des nouvelles de sa santé, et lui parla, comme s’il l’avait vue la veille, du plaisir qu’il avait eu à retrouver à Paris M. de Montvilliers, lui dit que les mauvais chemins l’avaient retenu un jour de plus en route, qu’il venait de faire un long et ennuyeux voyage, mais que l’empereur l’en dédommageait si bien qu’il n’avait pas le droit de s’en plaindre.

Dans son récit, dans ses questions précipitées, il régnait une telle affectation d’oubli pour le passé, d’insouciance pour le présent, qu’il était facile de voir qu’Adhémar jouait le rôle qu’il s’était imposé, et que, placé entre la nécessité de rompre d’une manière éclatante avec madame de Lorency ou de paraître vivre convenablement avec elle, il s’était tracé un plan de conduite qui devait satisfaire aux exigences du monde et à sa résolution de rester le plus possible étranger à sa femme. Peut-être le moment où il recouvrait une partie de sa fortune personnelle lui paraissait-il mal choisi pour une rupture ; peut-être, n’ayant que des soupçons, ne se croyait-il pas en droit de sévir contre une personne qui jouissait d’une véritable considération ; enfin, quel que fût son motif pour en agir ainsi, Ermance ne chercha pas à le deviner : heureuse de l’entendre, malgré le ton léger, l’air indifférent qui accompagnaient ses paroles, elle s’abandonna à la plus douce émotion. Ah ! s’il naît de la présence de ce qu’on aime une sorte d’enivrement que sa colère ou sa froideur même ne peut neutraliser, c’est qu’en dépit des chagrins qu’il cause et de ceux dont il menace, sa présence est toujours de l’espoir.

Cependant, si la conduite d’Adhémar avec Ermance offrait peu de changement dans leur intérieur, il n’en était pas de même devant le monde. Jusqu’alors empressé, presque soigneux pour elle devant des témoins, il avait évité tout ce qui aurait pu faire deviner la désunion qui régnait entre sa femme et lui ; maintenant il semblait mettre, au contraire, de l’amour-propre à se montrer indépendant et complétement dégagé de tous sentiments affectueux pour elle ; enfin, à ses égards prémédités, à son insouciance polie, on l’aurait cru d’une indifférence profonde pour tout ce qui la regardait, si l’amertume de ses plaisanteries et sa gaieté forcée n’avaient parfois trahi son désir de l’affliger.

On était à la moitié du mois de mars, et l’on attendait avec impatience le moment de voir affermir pour longtemps la nouvelle dynastie : chacun faisait des prédictions à ce sujet, et les plus grands ennemis de l’empereur étaient eux-mêmes bien loin du vrai dans leurs prévisions haineuses : l’envahissement de la moitié du monde, la tyrannie, voilà tout ce qu’ils osaient prédire. C’est qu’il est des revers qui dépassent tous les vœux de l’inimitié et de la vengeance !

Un matin qu’Ermance et Natalie jouaient avec Léon, dont les premiers pas s’essayaient à aller sans guides de l’une à l’autre, M. de Lorency entra pour s’acquitter d’une commission dont madame de Cernan l’avait chargé ; elle faisait demander à Ermance si elle avait le projet d’aller le lendemain chez la princesse de Ch…, où l’on devait jouer un vaudeville en l’honneur du maître de la maison, dont c’était la fête, et l’opéra d’un jeune homme, élève de Chérubini, dont on vantait beaucoup la musique. Les succès qu’a obtenus depuis ce grand compositeur prouvent en faveur du goût des amateurs qui l’applaudirent des premiers.

— Vous m’étonnez, dit Ermance ; je croyais madame de Cernan presque brouillée avec la princesse de Ch…

— Il est vrai que, pendant plusieurs années, elle a été un peu froide pour elle, reprit Adhémar en souriant ; mais aujourd’hui qu’elle a épousé un de ses parents, elle se rappelle les services qu’elle a rendus à notre famille lors de la Révolution, et se fait un devoir de lui en témoigner sa reconnaissance les jours où la princesse donne une fête. Moi, qui n’ai jamais oublié qu’elle a sauvé mon père de l’échafaud en 93, je n’ai point cessé de la voir et de lui être fort dévoué ; ce qui, certes, n’est pas un mérite lorsqu’on la connaît. Mais que répondrai-je à ma tante ?

— Que j’irai avec plaisir demain chez la princesse de Ch…, répondit vivement Ermance.

C’était faire ce que désirait Adhémar : Ermance l’avait deviné, et sa répugnance à sortir de chez elle ne pouvait tenir contre l’espoir de lui plaire par la moindre démarche : seulement, elle exigea de Natalie de venir avec elle.

— Il faut que vous connaissiez cette belle personne, dit Ermance, cette femme qui ne s’est approchée des tigres de la terreur que pour leur arracher un grand nombre de victimes. Vous serez frappée de sa beauté. Le son de sa voix, l’éclat de son teint, ses bras admirables, cette jolie main, qui a tant de fois apporté le brevet sauveur qui permettait la fuite, ou donnait un moyen d’existence, tout en elle semble prouver que le courage des bonnes actions est le plus sûr des moyens pour maintenir les grâces et la fraîcheur d’une belle personne.

Pendant qu’Ermance parlait, Natalie tenait une boîte de bombons, dans laquelle Léon puisait en les distribuant à ceux qui se trouvaient à sa portée. Quand vint le tour d’Adhémar :

— Merci, dit-il en repoussant assez durement le petit bras de Léon ; je n’en veux pas !

Et l’enfant, surpris de ce ton sévère, crut qu’on le grondait, et se mit à pleurer.

— Emmenez-le, dit aussitôt Ermance à le gouvernante qu’elle venait d’appeler.

Alors, M. de Lorency, se repentant de la dureté qu’il avait mise à refuser ce pauvre enfant, fit un mouvement pour le retenir ; puis, cédant à une réflexion secrète, il le laissa emporter par la bonne, dont les caresses ne parvenaient pas à calmer les larmes de Léon.

Ermance sentit les siennes prêtes à couler ; mais un sentiment amer ranimant son courage, elle s’empressa de parler de choses étrangères à sa pensée. Peu de moments après, M. de Montvilliers et Ferdinand survinrent, et la conversation devint moins pénible à soutenir. M. de Maizières n’était jamais plus sémillant qu’en présence de mademoiselle Ogherman. Sans comprendre son âme, il était séduit par l’attrait qu’un chagrin romanesque répandait sur toute sa personne. Il lui semblait impossible qu’avec un esprit aussi distingué elle ne rendit pas justice au sien, et son amour-propre espérait que tant de gaieté, de mots fins, de flatteries délicates, parviendraient à distraire Natalie du souvenir d’un ingrat. Il ignorait que ce genre d’agréments si recherché dans le monde est sans aucun charme pour les cœurs malheureux, et qu’il faut avoir donné souvent des preuves d’une vraie sensibilité pour s’être acquis le pouvoir d’amuser ceux qu’on plaint.