Un mariage sous l’empire/50

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Calmann Lévy, éditeur (p. 297-305).


L


C’était le troisième jour après ce triste événement ; l’enfant reposait déjà sous la pierre de la chapelle, et sa mère, gardée par Mélanie pleurait en silence ; Adhémar subissait la peine de l’imprudence qu’il avait faite en cédant à son inquiétude, et en se traînant jusque chez Ermance, malgré sa blessure et les prières d’Étienne. Le chirurgien assurait que M. de Lorency souffrait beaucoup ; mais rien, à l’exeption de quelques mouvements qu’il cherchait à réprimer, ne donnait l’idée de sa souffrance. Depuis la nuit horrible où il avait tout appris du désespoir d’Ermance, nulle question sur elle, pas un mot n’était sorti de sa bouche, et chacun mettait cette tristesse sombre sur le compte d’un regret paternel ; on n’osait tenter de la distraire.

Natalie, instruite par M. de Montvilliers du désespoir de son amie, arriva bientôt. Hélas ! la nouvelle d’un autre malheur l’avait déjà déterminée à se rendre près d’elle. M. Brenneval venait de prendre la fuite en livrant ce qui lui restait et tous les biens de sa fille à ses créanciers. Une lettre, adressée par lui au président, le chargeait d’apprendre à Ermance que, ne pouvant plus se présenter devant elle, devant son mari, après l’avoir ainsi entraînée dans sa ruine, il ne les reverrait plus.

Dans ce temps de détresse, où les armées ennemies allaient atteindre les murs de Paris, où le désordre, la terreur régnaient dans toute la France, chaque jour était marqué par la ruine ou le désespoir de quelque famille, et la multiplicité des événements qu’on avait à déplorer y rendait presque insensible. En effet, qu’était la ruine d’un particulier en comparaison de celle de l’empire ? qu’était la mort d’un enfant auprès de celle des trois fils de la même mère, tués sur le même champ de bataille ?

Dans tout autre moment, M. de Montvilliers n’aurait pu se résigner à porter ce dernier coup à sa nièce ; mais il lui sembla que, dans l’accablement où elle était plongée depuis la mort de Léon, elle ressentirait moins vivement la ruine de son père et tous les malheurs qui s’y rattachaient. En effet, cette triste nouvelle ne parut point la frapper, elle la reçut avec la résignation d’une douleur parvenue à un si haut degré que rien n’y saurait ajouter.

Cependant, M. de Montvilliers crut de son devoir d’instruire Adhémar de la fuite de M. Brenneval, et de l’imprudence qu’avait commise sa femme en compromettant sa fortune dans le vain espoir de sauver son père.

Après une nuit entière passée à chercher les moyens d’adoucir l’effet d’une si triste nouvelle, le président fit demander à M. de Lorency s’il pouvait le recevoir. Adhémar hésita quelques moments avant de répondre, puis ayant l’air de prendre avec lui-même une grande détermination, il fit dire au président qu’il l’attendait.

— Je pressens, monsieur, dit-il en faisant asseoir le président près de lui, le motif qui vous fait désirer cette conversation ; je l’aurais déjà moi-même sollicitée de vous, si ma blessure m’avait permis de me transporter jusqu’à votre appartement. Le désespoir de madame de Lorency n’a pas été, je pense, plus discret avec vous qu’avec moi, et vous devez concevoir mieux que personne le parti que je me vois forcé de…

— Avant d’en prendre, que vous pourriez avoir à regretter, interrompit le président, écoutez ce que l’honneur et la vérité m’obligent à vous dire ; ensuite, vous serez libre d’agir comme il vous conviendra.

L’air vénérable, la voix imposante de cet homme vieilli dans la vertu, disposaient au respect pour la cause qu’il allait défendre : Adhémar s’inclina en signe d’obéissance.

M. de Montvilliers étant venu pour apprendre à M. de Lorency l’événement qui l’atteignait dans la fortune de sa femme, s’attendait à entendre accuser sa nièce d’imprudence, et avait prévu l’obligation où il se trouverait peut-être de la défendre sur un tort plus grave, car la douleur d’Ermance avait parlé, il le savait. Alors, sans aucun de ces ménagemens qu’on emploie d’ordinaire pour dissimuler ou pallier les torts des gens qu’on aime, M. de Montvilliers fit un récit exact de tout ce qui accusait Ermance, et acquit le droit de faire valoir les raisons qui l’avaient entraînée à sa perte, et le repentir, les tourments qui avaient depuis expié sa faute. Dans sa franchise éloquente, il parla de l’autorité dont il s’était servi pour détourner sa nièce de l’aveu qu’elle voulait faire, et pour éviter le scandale qui en devait naître.

Les divers mouvements de rage, de regrets qui agitèrent Adhémar pendant ce récit, cédèrent à l’attendrissement lorsque M. de Montvilliers lui peignit l’amour qui triomphait depuis si longtemps dans le cœur d’Ermance de tous les supplices du remords et de la jalousie. À ce tableau si vrai d’un sentiment dont rien n’aurait troublé la pureté, si l’infidélité de celui qu’elle aimait et les conseils du vice n’avaient égaré un instant l’âme la plus noble, Adhémar s’écria, les yeux remplis de larmes :

— Oui ! c’est moi, moi seul qui l’ai perdue, !… Esclave d’une misérable intrigue, d’un amour de vanité, je l’ai dédaignée un moment… par ordre, en dépit de mon cœur… je l’ai humiliée en affectant une préférence indigne d’elle…, et, lorsqu’averti par des dénonciations anonymes…, j’ai cherché à me venger…, dévoré de soupçons, de regrets, je l’ai accablée d’amertume, sans jamais épuiser son courage à souffrir…, et pourtant, l’avouerai-je ?… malgré les torts que je lui croyais, malgré sa contrainte, sa froideur envers moi… je l’aimais… oui ! je la préférais à tout, et je n’attendais qu’un mot de sa bouche pour lui tout sacrifier… Ah ! pourquoi… cet aveu fatal met-il entre nous un abîme ?… Pourquoi le désespoir a-t-il tué son amour ?… cet amour que je sentais là, dans mon cœur, qui me répondait, qui bravait sa faute et tous mes torts. Mais quels vœux insensés !… Puis-je le vouloir ? Non, l’honneur le défend.

Et en disant ces mots, Adhémar s’abandonne à la plus vive douleur, il l’exhale en reproches amers, en regrets déchirants. Combien cette douleur fait naître de joie dans l’âme de M. Montvilliers ! que d’espérance il conçoit pour un bonheur acheté par tant de larmes ! avec quelle éloquence il combat le préjugé qui défend le pardon à l’époux offensé ! à cet orgueil qui le rend insensible au repentir du crime dont il est souvent la cause ! qui le rend enfin plus inexorable que Dieu même !

Adhémar, qui l’écoute avec avidité, sent faiblir son courroux ; un doux frémissement l’agite en apprenant à quel point il est aimé, et comment il peut, d’un mot, changer en félicité le désespoir d’Ermance. Le président, qui connaît son âme généreuse, choisit ce moment pour lui apprendre que son beau-père est en fuite, que sa femme est ruinée.

— Que dites-vous ? est-il bien vrai ? s’écria Adhémar ; son père la ruine, l’abandonne ?… Elle n’a plus que mon amour au monde !… Ah ! qu’il lui soit rendu…

En prononçant ces mots, il s’élance vers la porte du cabinet qui conduit à la chambre d’Ermance, il entre précipitamment, la cherche des yeux… ; elle n’y est point… Adhémar s’approche de la cheminée pour s’appuyer sur le marbre, car la souffrance que lui cause sa blessure ne lui permet plus de se soutenir ; il aperçoit une lettre, elle est à son adresse… Un frisson mortel glace ses sens… ; il l’ouvre, et son émotion, sa crainte augmentent à mesure qu’il lit… ; bientôt il jette un cri… M. de Montvilliers, qui l’avait suivi à pas lents, le voit chanceler, pâlir et tomber presqu’inanimé sur son siége.

Cette lettre, cause de tant d’effroi, la voici :


« Soyez libre, Adhémar, et que votre pardon me suive ; car mon cœur n’a pas été complice de l’erreur qui nous sépare, de ce crime expié par tant de remords et de larmes. Vous saurez un jour par quel fatal entraînement j’ai été précipitée ; comment l’abandon de celui que j’aimais, du seul être qui ait jamais régné sur ma vie, m’a conduite à la honte ; comment, hélas ! l’idée de me venger de vos dédains a pu m’aveugler au point de me rendre indigne de vous… de vous qui étiez tout pour moi ! Ah ! si vous connaissiez le supplice d’un regret semblable dans une âme pure encore, vous sauriez si j’ai mérité le pardon que j’espère ! Que de tourments, que d’humiliations, que d’amour j’ai dévorés en silence. Combien de fois, attirée vers vous par le besoin de m’accuser, de subir votre colère, de vous reprocher aussi ma honte et ma douleur, j’ai été au moment de vous en révéler la cause ! Oui, le ciel m’est témoin que sans l’autorité d’une amitié sacrée, sans les conseils impérieux du seul ami qui me reste, je vous aurais confié ce honteux secret, et vous seriez depuis longtemps délivré de moi. Mais l’homme dont vous honorez le plus les vertus, le noble caractère, a parlé au nom de votre honneur, de votre intérêt ; il m’a condamnée à la contrainte, à l’humilité, aux avilissantes tortures de l’hypocrisie, pour éviter le scandale dont vous auriez été la victime… Je devais obéir ; mais, tout en cédant à cette voix respectable, peut-être même au sentiment qui me rendait votre présence si douloureuse et si chère, vous le savez Adhémar, je n’ai jamais tenté d’inspirer l’amour que j’avais cessé de mériter ; cet amour, dont la seule pensée m’enivrait de joie, je le voyais accorder sous mes yeux à des femmes dont le cœur était loin d’en sentir tout le prix. En proie à tous les transports de la jalousie, aux insultes d’une rivale, ai-je jamais laissé échapper une plainte, un soupir qui trahit ma douleur ? Non ! Trop fière pour Adhémar, je ne voulais ni profaner sa pitié, ni me soustraire à mon supplice. Ah ! cesser d’être à lui, renoncer à le rendre heureux, n’était-ce donc pas assez me punir ?

» Aujourd’hui que la mort et la ruine ont rompu les liens qui m’attachaient au monde, aujourd’hui que ma fortune et ma vie ne sont plus nécessaires à l’existence de personne, je puis enfin disposer de moi. C’est avec confiance, Adhémar, que je remets à vos soins les vieux jours de celui qui m’a toujours chérie comme un père, et que je vous confie aussi le bonheur de Natalie ; achevez mon ouvrage, et le jour de son mariage avec le comte Albert, dites-lui de penser un moment à sa pauvre amie.

» Ne craignez rien des suites de ma disparition : la fuite, ou plutôt la mort de mon père, celle de mon enfant, l’expliqueront assez ; on croira facilement que je n’ai pu leur survivre. Toi seul, Adhémar, toi seul sauras pour qui je meurs ; mais, du jour où mon désespoir a tout révélé, où j’ai changé tes soupçons en mépris, ton indifférence en haine, ce jour-là j’ai cessé d’exister, car je n’avais plus l’espoir de vivre pardonnée. Tu ne m’aimais pas !

» Mais si j’ai perdu le droit de te rendre heureux, je ne serai plus, du moins, un obstacle à ton bonheur : une autre l’accomplira, Ah ! que ne puis-je lui léguer tout l’amour que j’ai pour toi… Cet amour, il fallait te dire adieu, un adieu éternel pour oser t’en parler après l’avoir trahi ; mais on ne trompe plus à cette heure, et tu me croiras.

» Ah ! si tu avais daigné m’accabler de ta colère ! peut-être l’espoir… mais le silence et le mépris, voilà tes vengeurs implacables ! Va, j’ai compris leur muette sentence, et je la subis sans autre regret que de ne plus te revoir, que de ne plus souffrir pour toi. Adhémar, si tu m’avais aimée !… jamais le remords n’eût dévoré ma vie ; mais ton âme est généreuse ; en apprenant la mort qui te délivre, un sentiment de pitié te rendra moins sévère ; tu me plaindras, ta mémoire te retracera, malgré toi, les preuves irrécusables de mon amour, et quand ce cœur, rempli de ta pensée, cessera de battre, de t’adorer… tu sentiras qu’il était innocent. »

En voyant l’état où cette lettre plonge Adhémar, M. de Montvilliers devine le malheur qu’il a si souvent redouté ; il sonne, il appelle ; tous ses gens accourent, aucun n’a vu sortir madame de Lorency ; mais le concierge croit avoir aperçu mademoiselle Ogherman, de grand matin, vers la petite porte du parc qui conduit à l’étang des saules.

— L’étang des saules ! s’écrie alors le président ; oui, c’est là qu’il faut courir.

Et tous s’élancent dehors du château, car c’est à qui arrivera le premier. M. de Montvilliers retient Mélanie, qui voulait suivre les autres, et s’aide de son bras pour gagner la cour du château ; mais, arrivé sur le perron, ils aperçoivent une foule de paysans au bout de l’avenue :les uns courent vers le château, tandis que d’autres marchent lentement, comme s’ils portaient un fardeau précieux ; une femme est à leur tête et semble les diriger : c’est Natalie. À cette vue, M. de Montvilliers et sa nièce frémissent ; leurs yeux n’osent plus se fixer sur le groupe qui s’avance, le malheureux vieillard cache sa tête dans ses mains tremblantes, il maudit la mort de l’avoir oublié en pressentant le coup qui le menace.

— Rangez-vous ! rangez-vous ! crie Étienne aux personnes qui encombrent les marches du perron, laissez-nous passer !

En disant ces mots, il soutenait la tête d’Ermance, que plusieurs paysans transportaient au château. L’eau qui découlait de ses vêtements et de sa longue chevelure baignait la trace de leurs pas : elle était pâle, inanimée, et le silence de ceux qui l’entouraient avait quelque chose de funèbre.

— Morte, profère une voix faible.

Et le président veut s’approcher de sa nièce chérie pour l’embrasser une dernière fois. Au même instant, un homme à qui le désespoir a rendu toute sa force, arrache Ermance des bras qui la soutenaient et l’emporte comme un insensé, sans, savoir ce qu’il fait. En vain les cris de Natalie cherchent à le retenir, en vain on veut l’aider à porter Ermance, rien ne peut s’opposer à sa marche. Mélanie seule, qui a quitté son oncle à l’instant où elle a vu la trace d’eau qui marquait le passage du triste cortége, Mélanie l’arrête ; elle porte une boîte remplie de divers flacons, elle ordonne d’un ton impérieux de déposer Ermance sur un canapé qu’elle fait approcher d’un grand feu ; ensuite, penchée sur la bouche d’Ermance, elle guette un souffle, tandis qu’avec ses doigts appuyés sur l’artère, elle épie un battement. Tout à coup une expression de joie éclaire son visage, elle fait signe d’espérer ; mais Adhémar, qui a cédé un moment à l’autorité de sa voix, à la confiance qu’elle inspire à tous, a vu la pâleur d’Ermance et croit son malheur accompli. Tout à son désespoir, il s’accuse, il fait tout retentir de ses plaintes déchirantes, et, dans l’excès de son égarement, il n’entend pas Mélanie qui lui parle, M. de Montvilliers qui pleure de joie, et Natalie qui s’écrie :

— Dieu soit béni ! nous sommes arrivés à temps !

Prosterné aux pieds d’Ermance, qu’il inonde de ses larmes, Adhémar lui seul ne la voit point revenir à la vie, et contempler dans une sorte d’extase angélique les regrets qu’il lui donne ; mais elle a prononcé le nom d’Adhémar ; alors, changeant de démence, il passe des transports du désespoir à tous ceux d’un bonheur délirant ; il la supplie de vivre pour être adorée, et lorsque, ranimée par ses prières, elle dit :

— Serait-il vrai, cher Adhémar, tu pardonnes ?…

Sa main, qu’il met aussitôt sur la bouche d’Ermance, lui défend d’achever.

Les soins de Mélanie ont bientôt ranimé les forces d’Ermance ; mais Natalie, c’est elle qui l’a sauvée, c’est elle dont l’amitié infatigable veillait sur tous les mouvements de son amie, c’est elle qui l’a vue sortir mystérieusement avant le jour ! c’est elle qui, redoutant tout du désespoir d’Ermance, l’a suivie de loin, accompagnée d’Étienne, espérant arriver assez à temps pour l’empêcher d’accomplir un funeste projet ! Mais Ermance était parvenue avant eux à l’étang des saules ; heureusement sa robe flottait encore : Étienne se précipite, saisit Ermance par les cheveux, la ramène sur la rive, où déjà les cris de Natalie avaient attiré tous les paysans. Madame de Lorency était sans connaissance, ils la crurent morte ; mais l’émotion et le saisissement lui avaient seulement ôté l’usage de ses sens, et le ciel semblait ne l’avoir privée un moment de la vie que pour lui donner la joie de renaître à la voix d’Adhémar.

Après avoir peint si longuement les peines d’Ermance, on se doit le plaisir de parler un peu de son bonheur et des consolations qu’a trouvées Adhémar dans une affection si reconnaissante contre le plus grand des malheurs, l’envahissement de son pays ; Ermance est aimée, son âme, purifiée par l’amour d’Adhémar, a retrouvé le calme. Que d’adorations vont payer cette clémence !

Témoin de leur félicité, M. de Montvilliers aimait à s’en vanter.

— Quel dommage, disait alors Adhémar en embrassant Ermance, qu’on nous ait obligés à faire par ordre un mariage dont il était si facile de faire un mariage d’inclination !


FIN