Un monde inconnu/Tome II/18

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Alexandre Cadot, éditeur (Tome IIp. 87-104).

XVIII

L’heure du dîner n’étant pas éloignée, nous résolûmes, M. L… et moi, d’aller faire un tour à la Plaza.

De toute la ville, la Plaza est, sans contredit, l’endroit le plus animé et le plus pittoresque à voir ; c’est là que se tiennent les montes de Cobre, et le nombre de leperos, d’aguadores et d’Indiens, qui s’y livrent au jeu, aussi durement que nonchalamment couchés sur la terre, rendrait la circulation extrêmement difficile, si, absorbés par l’intérêt de la partie, ces braves Bohémiens ne permettaient pas aux piétons de les fouler impunément, et littéralement parlant, aux pieds.

Il est inutile de dire qu’à la Plaza les émotions produites par le jeu ne se concentrent pas toujours silencieuses : elles éclatent toujours ardentes, impétueuses, et ne se calment souvent que dans le sang. Tout lepero qui étend son zarape et installe ainsi une banque doit avoir un couteau affilé et jouir, auprès de ses camarades, d’une réputation de férocité bien établie ; sans ces deux conditions, indispensables pour inspirer le respect, malheur à lui.

À l’une de ces parties, nous fûmes témoins d’un petit incident qui nous mit en gaîté : c’était un pauvre ranchero qui, après avoir perdu le peu de monnaie qu’il possédait, jouait, pièce par pièce, son modeste habillement.

À notre arrivée, son chapeau, sa toquille de perles, sa veste et ses éperons avaient passé de dessus sa personne sur le tapis. Il ne lui restait donc que son pantalon et son cheval ; encore le pantalon n’était-il pas en très bon état, et le cheval ne valait guère mieux.

— Je parie que cet homme va trouver encore moyen de continuer à jouer, me dit M. L…

— S’il emprunte, oui, sinon, non.

— Vous verrez si je me trompe. Quant à emprunter, qui diable voulez-vous qui lui prête ?

À peine M. L… achevait-il de prononcer ces mots que le ranchero dépouillé se frotta joyeusement les mains comme pour se féliciter d’une heureuse idée, s’assit par terre et retira lestement son pantalon.

— À combien le calzonera ? demanda-t-il à son adversaire.

Celui-ci l’examina d’un air de commissaire priseur.

— À vingt réaux, dit-il.

— Soit.

Une seconde après, la calzonera suivait le chapeau, la toquille et les éperons.

— Il fait assez chaud aujourd’hui pour qu’on puisse rester en calzonillo sans danger de rhumatisme, fit observer le perdant.

— Avais-je raison ? me demanda M. L…

— Oui… j’en conviens… mais à présent c’est fini, et nous pouvons aller ailleurs.

—Du tout, du tout, puisque ce ranchero n’est point parti immédiatement après sa perte, c’est qu’il ne se donne pas pour battu.

Comme s’il eût tenu à confirmer la prédiction de M. L…, le ranchero dessella son cheval et s’écria :

— À combien la selle ?

— À trois piastres.

— Va pour trois piastres.

Les cartes furent mêlées, et il perdit de nouveau.

— Que jouer à présent se demandait-il à lui-même à demi-voix. Caramba ! je suis bien distrait, ajouta-t-il, puisque je n’ai plus de selle, à quoi me sert mon cheval ?

Le cheval fut aussitôt proposé comme enjeu au lepero croupier ; mais celui-ci refusa sous le prétexte qu’il ne saurait qu’en faire.

— Je conçois vos raisons, compadre Juan, lui dit le ranchero ; mais vous connaissez ma femme, n’est-ce pas ?

— La senora Lola ! très bien.

— Vous m’avouerez qu’elle est bien plus jeune et bien autrement alerte que ce cheval ?

— Sans aucun doute.

— Dans ce cas, voulez-vous la jouer ?

— Merci, répondit le lepero, qui se leva et plia bagage.

— Je vois ce qu’il en est ; vous vous imaglnez que je désire jouer à qui perd gagne, compère… Enfin puisque vous me refusez, au revoir.

Le ranchero en calzonillo enfourcha aussitôt son cheval à poil, et partit au pas.

— Vous avez entendu la honteuse et ignoble proposition que vient de faire publiquement ce ranchero, me demanda M. L… ?

— Je la prenais pour une mauvaise plaisanterie.

— Du tout, il parlait très sérieusement. Eh bien ! sachez, mon cher monsieur qu’il se trouve chaque année, à la San-Agustin, à la honte de l’humanité, des hommes du monde auxquels la passion du jeu fait abdiquer leurs droits de maris, et qui sacrifient à un tour de cartes, leur dignité et leur honneur.

La seule différence qui existe entre leur conduite et celle de ce ranchero, c’est que ce dernier parlait hautement, tandis qu’eux ne traitent de leur infamie qu’à voix basse.

— Et les femmes ne disent rien ?

— Les Mexicaines, me répondit M. L… en souriant, sont des épouses obéissantes.

— Quelle horreur !

— La San-Agustin, croyez-moi, défraie plus la chronique scandaleuse durant ses trois jours de fête, que la ville de Mexico pendant une année.

La seconde scène, vraiment originale dont nous fûmes spectateurs pendant notre promenade, se passa devant la prison. Cette prison, ainsi que c’est l’usage au Mexique, se trouvait placée de plain pied sur la place : de sorte que les misérables qu’elle renfermait, séparés par une simple grille de fer, étaient parfaitement en vue.

Un célèbre bandit mexicain avait été pris la veille en légère contravention envers les lois et incarcéré ; mais comme le délit dont il s’était rendu coupable n’entraînait avec lui qu’une détention de huit jours, il pouvait se libérer, en payant une once ; car c’est un droit légal que possède chacun au Mexique, de racheter, en ces sortes d’occasions, sa liberté, à raison d’une ou deux piastres par jour. Il avait donc envoyé un de ses amis chercher, en toute hâte, la somme qui lui était nécessaire pour obtenir sa liberté ; car il était urgent pour lui de sortir de prison avant de comparaître devant l’alcade qui eût pu le reconnaître, ce qui changeait du tout au tout la face des choses, et compliquait gravement sa position.

Or, ce bandit que chacun reconnaissait mais que personne n’eût osé trahir, regardait avec envie les diverses phases d’un monte établi par un Indien, à la porte de sa prison, lorsque son ami revint avec l’once si nécessaire.

— Tiens, lui dit-il eu la lui donnant, le lieutenant de service va venir tout à l’heure et dans peu d’istants tu seras libre. Je m’en vais t’attendre où tu sais.

Loin de montrer aucune joie de sa prochaine délivrance, le voleur se prit à considérer son once avec regret.

Caramba ! s’écria-t-il tout à coup, le lieutenant tarde trop à venir.

Alors il jeta, à travers ses barreaux, la pièce d’or qui vint rouler sur le zarape du montero en plein vent.

— Pour deux piastres ! dit le bandit.

L’indien fit le jeu et le prisonnier perdit. Il ne lui restait donc plus que quinze piastres. Sa rançon se trouvait ébréchée, et il ne pouvait plus se racheter.

— Je joue deux piastres encore ! s’écria-t-il.

Cette fois la chance lui fut favorable : car il gagna, et le montero lui présenta son once.

Le brigand, sans prendre l’or qui lui revenait, se mit à regarder sur la plaza. Son incertitude et ses hésitations étaient manifestes, et le moins clairvoyant eût compris qu’un combat intérieur se livrait en lui.

— Toujours deux piastres, reprit-il ; car il n’avait pas vu pointer à l’horizon le moindre uniforme de lieutenant, et le temps lui restait.

L’once fut de nouveau entamée, et la partie s’engagea sans interruption. Le proverbe qui dit : « Plus heureux qu’un honnête homme » se trouva cette fors en défaut ; car au moment où le bandit perdait sa dernière piastre, le lieutenant arrivait à la tête d’une patrouille.

Une fois hors de prison et placé entre deux files de soldats, le bandit se retourna vers les personnes présentes, qui toutes comprenaient la gravité de sa position, et leur dit : Amigos, que mon exemple vous serve de leçon… voyez où peut conduire le jeu… lorsqu’on s’acharne après les cartes pair… croyez-moi, ne vous confiez jamais qu’aux cartes impair, elles portent toujours bonheur.

— Parlez-moi, après cela, des leçons que donne l’expérience, me dit M. L…, cet homme qui sera peut-être fusillé pour n’avoir point su résister une demi-heure à ses passions, ne se reproche qu’une seule chose, non point d’avoir joué, mais bien d’avoir mal joué.

Je dois avouer à ma honte que je consacrai le reste de cette journée et la suivante au monte : tantôt malheureux, tantôt heureux, empruntant et prêtant sans réserve.

Le troisième jour je me trouvai, par suite de toutes ces émotions, auxquelles je n’étais pas habitué, si fatigué, que je voulus retourner à toute force à Mexico ; et, comme il pleuvait, je me rendis à la diligence. M. L… qui n’aimait point assister, me dit-il, à l’agonie d’une fête, confia nos deux chevaux à l’aubergiste français chez lequel nous avions logé pendant ces trois derniers jours et m’accompagna.

— Aux voitures, je retrouvai mon Mexicain à la doble ; il vint aussitôt vers moi.

— Comptez-vous retourner à Mexico ce soir, senor ? lui demandai-je.

— Je l’ignore, senor.

— Vous n’êtes pas encore décidé ?

— Au contraire… tout ce qu’il y a de plus décidé… mais il y a un petit obstacle… Je ne possède pas les douze réaux que me coûterait ma place !

— Quoi ! vous auriez tout perdu ?

— Tout, senor… hors l’espoir, la seule chose qu’un joueur ne perde jamais.

— Permettez-moi de vous offrir votre place pour Mexico… mais vraiment je ne puis revenir de ma surprise.

— Je n’en éprouve aucune pour mon compte ; j’ai rendu au monte ce que le monte m’avait donné… nous sommes quittes… moins toutefois les délicieuses émotions qu’il m’a fait éprouver et que je garde pour moi.

— Mais comment n’avez-vous point conservé votre gain, qui vous eût assuré à tout jamais une belle aisance.

— Je n’aime que la fortune ou la pauvreté ; le juste milieu me déplaît.

— C’est différent ; chacun envisage la vie à sa manière.

— La vie, senor, consiste à tenir aux choses qui ne tiennent point à vous, me répondit-il en laissant tomber un magnifique regard d’indifférence sur ses vêtements délabrés.

— Vous êtes peut-être poète, senor ?

— J’ignore ce que vous entendez par poète, mais je puis vous assurer que je passe pour être un bon ouvrier carrossier.

Cette réponse, qui me surprit, ne m’eût fait éprouver aucun étonnement, si j’eusse mieux connu le Mexique à cette époque.

C’est peut-être le seul pays du monde où l’ouvrier, l’homme du commun, lié s’enveloppe pas d’une rude écorce, et sache élever sa pensée au-dessus de sa condition. Les revirements de fortune y sont si fréquents et si subits, qu’il doit toujours se tenir prêt à jouer le rôle de grand seigneur.

Notre retour à Mexico fut beaucoup moins gai que notre départ. Pendant tout le temps de la route, il ne se prononça pas une seule parole dans la diligence. Chacun était mécontent du sort ; ceux qui avaient perdu, parce qu’ils avaient perdu, et ceux qui avaient gagné, parce qu’ils se reprochaient de n’avoir pas mieux profité de leur veine.

À peine la diligence était-elle arrivée au terme de son voyage, que je pris congé de M. L… et me hâtai de rentrer chez moi. J’avais dans une de mes poches un petit portefeuille dont le contenu me tourmentait beaucoup, car ce portefeuille m’avait servi à marquer mes emprunts et mes prêts, et j’ignorais encore si j’avais beaucoup gagné ou énormément perdu. Je ne procédai donc à son dépouillement qu’avec un sentiment de crainte véritable, et j’eus à subir, ainsi seul dans ma chambre, toutes les émotions du jeu, sans être soutenu par la passion, tantôt souriant à l’article crédit, tantôt pâlissant devant le débit.

Le résultat de cet examen fut que, pendant ces deux dernières journées de jeu, qui m’avaient causé tant d’émotions saisissantes et cruelles, ma perte totale — car j’avais perdu — s’élevait à vingt-deux réaux !…