Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/Bateaux modernes et vieux bateaux

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Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 193-203).

bateaux modernes et vieux bateaux

On croit assez généralement que, pour se faire une juste idée des progrès actuels, il suffit de parcourir les articles et revues qui paraissent à tout bout de champ.

Pour ma part, j’étais bien loin de supposer qu’un bateau moderne pût me causer quelque étonnement, et pourtant me voici aussi surpris d’en avoir visité un que si je n’avais jamais rien lu sur la question.

Je parcours ce grand bâtiment, « le Havel », pendant qu’il creuse son sillon à travers l’Atlantique, et chaque détail qui me tombe sous les yeux me rappelle son pendant en miniature, tel qu’il existait sur les petits bateaux à bord desquels j’ai traversé l’Océan voici 14, 17, 18 et 20 ans.

Sur « le Havel », on peut sous bien des rapports trouver plus de confort que dans les meilleurs hôtels du vieux continent.

Ainsi, ce bateau dispose de plusieurs salles de bain, aussi commodes et bien aménagées que celles d’une belle maison particulière en Amérique, tandis que dans les hôtels du Continent on se contente d’une seule salle de bain, généralement mal tenue et reléguée dans un recoin de la maison ; — par-dessus le marché, il faut commander son bain une heure d’avance.

Dans les hôtels, impossible de dormir tant il y a de bruits de toutes sortes ; de ma cabine, à bord, je n’entends pas un son. Dans les hôtels, l’électricité s’éteint d’habitude à minuit ; à bord, on l’a dans sa chambre toute la nuit.

Sur « le Batavia », il y a vingt ans, une bougie fixée dans la cloison était chargée d’éclairer deux cabines ; en réalité elle n’éclairait ni l’une ni l’autre. On l’éteignait à onze heures, en même temps que toutes les lampes du salon, à l’exception d’une ou de deux, qui restaient allumées pour montrer aux passagers le meilleur endroit où se rompre le cou en rôdant dans l’obscurité.

Les passagers s’asseyaient, à table, sur des longues banquettes faites du bois le plus dur ; à bord du « Havel », ce sont des chaises tournantes, à dos capitonné.

Dans ces temps reculés, le menu du dîner ne changeait pas : une pinte de potage ordinaire, soupe de ménage ou autre, de la morue bouillie avec des pommes de terre, une semelle de bœuf bouilli, — comme dessert, de la compote de prunes, le dimanche « dog-in-a blanket », le jeudi « plum-duff ». Sur les bateaux d’à présent, menu soigné et de choix variant tous les jours. Autrefois, le dîner était lugubre ; maintenant, musique charmante par un orchestre invisible. Autrefois, les ponts étaient toujours mouillés, aujourd’hui, ils sont presque continuellement secs, car le pont-promenade est couvert et les paquets de mer ne balayent que rarement les ponts. Dans l’ancien temps, dès qu’il y avait un peu de mer, un « terrien » pouvait à peine se tenir sur ses jambes, alors qu’à présent les ponts restent aussi d’aplomb qu’une table.

L’intérieur d’un vieux bateau personnifiait la chose la plus laide, la plus négligée, la plus sombre et la moins confortable qu’on pût imaginer ; un bâtiment moderne est au contraire une merveille de décoration, de luxe et de bon goût. On y trouve des appartements somptueux, et rien de ce que la dépense peut ajouter à toutes les commodités du confort n’a été épargné. Tandis qu’autrefois il n’existait pas d’autre lieu de réunion que la salle à manger, aujourd’hui les passagers peuvent disposer de plusieurs salons spacieux élégants. À bord des vieux bateaux on ne pouvait fumer que dans le seul endroit appelé « violon », sorte de réduit sordide construit en planches mal équarries et à peine jointes. On n’y voyait pas clair ; pas de sièges ; pour toute lumière, une lampe à mèche infectant l’huile rance ; il y faisait froid aussi, et toujours humide, car les embruns, cinglant à travers les fentes, inondaient parfaitement bien ce taudis. De nos jours, on trouve à bord trois ou quatre grands fumoirs, pourvus de tables à jeu et de sofas bien rembourrés, chauffés à la vapeur, éclairés à l’électricité. Peu d’hôtels en Europe en ont d’aussi bien aménagés.

Les bâtiments du vieux temps, construits en bois, avaient dans la cale deux ou trois compartiments étanches avec des portes, et ces portes restaient souvent ouvertes, de préférence lorsque le bateau venait à donner sur un récif.

Le léviathan moderne est en acier, et ses cloisons étanches n’ont pas de portes ; elles partagent le bâtiment en neuf ou dix compartiments hermétiques qui le rendent aussi dur à crever qu’un chat. À preuve l’accident mémorable survenu, il y a un an ou deux, à la « City of Paris ».

Une chose curieuse qui frappe de suite dans un bateau moderne, c’est l’absence de tapage, de bruit de pas, de cris de commandement. Tout cela a disparu. Les manœuvres nécessaires pour amener à quai le bâtiment se déroulent sans bruit ; on ne peut rien voir de l’opération, on n’entend pas passer un ordre. Un calme d’une solennité imposante remplace le tumulte infernal d’autrefois. Sur la passerelle spacieuse, tout encadrée de toile, avec son parquet grillagé et ses deux kiosques avant et arrière bien fermés où cent cinquante hommes pourraient tenir assis, il y a trois gouvernails indépendants ; chacun d’eux suffit à commander la direction, si les autres viennent à manquer. Toute la conduite et la manœuvre se font de la passerelle. La manœuvre n’est plus commandée à la voix ni au sifflet, mais à l’aide de signaux à timbre automatique, trois axiomètres munis de cadrans à lettres bien apparentes assurent la direction, la manœuvre et la transmission des ordres aux aides invisibles qui assurent l’accostage ou le démarrage. L’officier qui est à l’avant est hors de vue, trop loin pour entendre les ordres au porte-voix, mais, à ses côtés, le timbre lui signifie de tirer, de filer, d’amarrer, de lâcher, etc… Il entend tout, les passagers n’entendent rien et, de cette façon, le bateau semble accoster de lui-même, sans le secours d’un homme.

Cette grande passerelle est à 30 ou 40 pieds au-dessus de l’eau, ce qui n’empêche pas la mer d’y monter de temps en temps ; aussi y a-t-il une autre passerelle perchée à 12 ou 15 pieds plus haut, pour servir dans les occasions critiques. La force de l’eau est une chose étrange. Elle vous glisse entre les doigts comme de l’air, mais dans d’autres cas elle agira comme un corps solide, pliera en deux une tige : de fer. Sur « le Havel », elle brisa une lourde rampe de chêne et en fit des éclats aussi menus que les brins d’un balai, au lieu de la casser en deux comme on aurait pu s’y attendre. Au moment de l’affreuse catastrophe de Johnstown, au dire de plusieurs témoins, des rochers furent entraînés assez loin sur le parcours du prodigieux torrent. À Sainte-Hélène, il y a plusieurs années, un raz-de-marée fit gravir à toute une batterie un remblai escarpé de quarante pieds, et y déposa les canons en rang comme des oignons. Mais l’eau a opéré un prodige encore plus extraordinaire dont l’authenticité est absolument garantie. On appelle « épissoire » un outil long d’un pied environ qui va en s’effilant du talon à la pointe qui se termine très aiguë. Cet outil est en fer et fort lourd. Dans une tempête, une vague embarqua à l’arrière, déferla de toute sa hauteur en emportant avec elle un épissoire, la pointe en avant, avec une violence et une rapidité si foudroyante qu’il entra de trois à quatre pouces dans le corps d’un matelot et le tua net.

À tous points de vue, le moderne « lévrier de l’océan » semble important et impressionnant à quiconque n’est pas familiarise avec les gravures récentes de bateaux. Pour la taille, il pourrait se comparer à l’Arche de Noë, et pourtant cette masse monstrueuse d’acier abat ses cinq cent milles à travers les flots en vingt-quatre heures. Il me souvient du tour de force accompli par un paquebot sur lequel j’ai traversé jadis le Pacifique, et il ne s’agissait alors que de deux cent neuf milles en vingt-quatre heures ; un an plus tard, ou à peu près, j’avais pris passage sur « le Quaker City », un « rafiot » de touristes, et, une seule fois, on nous proclama que nous venions de faire deux cent onze milles de midi à midi, par une vraie mer d’huile ; encore avait-on légèrement forcé le point.

Ce petit vapeur, avec ses soixante-dix passagers et son équipage de quarante hommes, avait l’air d’une ruche d’abeilles ; aujourd’hui, à bord du « Havel », nous passons ces douces journées d’été dans une sorte de solitude, tantôt avec une centaine de passagers éparpillés à de grandes distances, tantôt sans une âme en vue ; et pourtant, dans les flancs du navire, il y a là, équipage compris, près de mille cent personnes.

Ces vers, très majestueux dans la poésie de la mer, peignent bien la situation actuelle.

L’Angleterre n’a besoin ni de remparts,
Ni de tours haut perchées : elle marche sur
La montagne des flots, elle demeure stable sur l’abîme.

C’est bien ce qui se passe maintenant ! Alors que, jadis, les petits bateaux bondissaient sur la crête des vagues et s’effondraient dans le creux des lames, les gigantesques navires d’à présent n’escaladent plus les montagnes de la mer ; ils creusent une tranchée et les traversent. Leur poids formidable, leur masse et leur élan maîtrisent les flots les plus déchaînés.

Comme les hommes de la génération actuelle sont ingénieux ! Aujourd’hui, à bord du « Havel », j’ai trouvé accroché dans la chambre des cartes un cadre rempli de fiches mobiles en bois ; ces fiches portaient les inscriptions que voici :

Caisse à eau.......vide

Double-fond n°1......plein

Double-fond n°2......plein

Double-fond n°3......plein

Double-fond n°4......plein

Pendant que j'essayais de deviner à quel jeu pouvaient bien servir ces morceaux de bois, un matelot entra et retourna la première fiche « vide » ; au revers apparut l’inscription « plein ». Il fit d’autres changements que j’ai oublié de noter, et je compris alors le rôle joué par ce cadre à fiches. Son rôle était d’indiquer la répartition du lest dans le bateau, et, chose remarquable, le lest était de l’eau. J'ignorais qu’un navire se fût jamais lesté avec de l’eau. J’avais lu seulement, un jour par hasard, qu’on devait mettre le procédé à l’essai. Ceci vous prouve que de nos jours entre l’essai d’un procédé nouveau et son adoption, il s’écoule très peu de temps, lorsque l’essai a paru concluant.

Accroché au mur, à côté du cadre à fiches, il y avait un plan du navire, montrent qu’il existait à bord vingt-deux grands « ballast » destinés à contenir de l’eau. Ces ballast sont dans la cale, entre la vraie coque du bâtiment et une fausse coque. Ils sont séparés par des cloisons étanches perpendiculaires à l’axe ; un compartiment également étanche coupe la cale en deux, aux quatre cinquièmes de la longueur du bateau en partant de l’avant. Ces cloisons forment un chapelet de « ballast » sur une longueur de quatre cents pieds et d’une profondeur de cinq à sept pieds. Quatorze de ces bassins contiennent de l’eau fraîche prise à terre (environ quatre cents tonnes). Le reste est rempli d’eau salée, — (six cent dix-huit tonnes). Le tout ensemble donne un peu plus de mille tonnes.

Voyez la commodité de ce lest. Le navire quitte le port tous bassins remplis. S’allégeant en route de la consommation de son charbon, il perd son assiette, lève le nez et donne de l’arrière. Alors on vide un des bassins de l’arrière et l’équilibre est rétabli. L’opération se répète chaque fois qu’il en est besoin. De même, l’eau d’un bassin situé à un bout du navire peut être transvasée dans un bassin à l’autre bout par des siphons et des pompes à vapeur. C’est un déménagement de cette nature que voulait marquer mon matelot en manipulant ses fiches.

La mer ayant grossi, le bateau avait besoin de prendre du poids à l’avant pour pouvoir couper l’eau sans monter à la lame, dans ce but, on fit passer vingt-cinq tonnes d’eau d’un bassin tout à fait à l’arrière, à l’avant du navire.

On garde les compartiments à eau entièrement pleins ou tout à fait vides : il faut que la masse liquide reste compacte, sans le moindre ballant. Il est évident qu’il ne faut pas de jeu dans le lest.

De toutes les ingénieuses inventions dont se sont vu doter les bateaux modernes, celle-là me semble constituer le « clou du genre ». J’aimerais mieux l’avoir trouvée à moi tout seul que toutes les autres. Il est probable que jusqu’alors on n’avait jamais pu assurer complètement l’équilibre des navires. Or, un bateau déséquilibré ne peut gouverner, perd sa vitesse, fatigue à la mer. Pauvres bateaux ! Dire que, depuis six mille ans, ils sont si mal à l’aise ! Depuis six mille ans, on les faisait voguer à travers le meilleur lest, le plus économique qui soit au monde ; ils nageaient au milieu de ce lest (c’est bien le cas de le dire), mais comme ils ne pouvaient le dire à leurs maîtres, ceux-ci n’étaient pas assez malins pour s’en apercevoir.

Ne trouvez-vous pas étrange qu’un navire puisse se remplir de presque autant d’eau qu’il en déplace, et cela sans danger !…