Un penseur catholique en Espagne

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Un penseur catholique en Espagne
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 142-169).

UN


PENSEUR CATHOLIQUE


EN ESPAGNE.




M. DONOSO CORTES, SES ECRITS ET SES DISCOURS.


I - Colleccion escogida de los Escritos del exemo senor don Juan Donoso Cortès, marquis de Valdegamas. 2 vol. in-8o. Madrid, -1849.

II. — Discours parlementaires, par le même. 1849-1850.




Les révolutions, heureusement pour la dignité de la pensée humaine, ne triomphent pas sans soulever dans le monde intellectuel des résistances généreuses, des contestations viriles qui puisent dans l’anxiété universelle un caractère particulier d’éloquence. Sous le coup même de ces explosions souveraines, par un saisissant contraste, vous voyez s’élever quelques-uns de ces mâles et religieux esprits où le sentiment du péril commun reflue en quelque sorte, où se concentre comme une force mystérieuse de réaction, et qui marchent droit, à la clarté d’une foi supérieure, sur l’idée révolutionnaire grandissante. Doués d’une singulière hauteur d’inspiration, ils se font les contemplateurs et les juges de cet ordre de choses anarchique dont ils ne condamnent pas seulement les excès, dont ils nient le principe générateur ; ils sondent sans trembler cette orgueilleuse plaie du mal révolutionnaire, écrasent l’intelligence révoltée sous le poids ironique des lois providentielles, pressentent les catastrophes, jettent le cri de détresse des sociétés menacées. L’imagination a une rare puissance en eux : sans cela, ils ne recevraient pas des spectacles de leur temps cette commotion qui se traduit en éloquence enflammée et à demi prophétique ; ils nourrissent secrètement un religieux instinct de la moralité humaine sans cela, ils se rangeraient à cette loi du succès où tant d’ames molles se rangent. Les prendrez-vous pour des mystiques ? Ce sont du moins des mystiques qui touchent aux plus palpitantes réalités et les analysent avec une sagacité cruelle. Il y a en eux quelque chose d’entier, de sincèrement passionné, et c’est ce qui explique comment ils sont volontiers absolus dans leurs jugemens. Ce n’est pas dans le foyer le plus ardent d’une révolution que ces esprits se produisent parfois, c’est au dehors, dans des conditions plus indépendantes, assez près pour assister en témoins émus à ces puissans phénomènes, assez loin pour pouvoir en mieux dégager le sens général. Tandis que nous luttons avec des incidens, tandis que nous nous épuisons dans la tactique, dans des expédiens sans doute nécessaires, ils remettent sous nos yeux les grands côtés, la signification universelle, la mystérieuse et inexorable logique de ces mouvemens qui nous entraînent. C’est le propre, en particulier, de la révolution française considérée comme l’expression de la civilisation moderne dans ses crises, dans ses ambitions avortées, dans ses laborieuses incertitudes, de rencontrer, à chacune de ses phases, en Europe, quelques-unes de ces vigoureuses intelligences destinées à en mesurer la profondeur, à lui jeter, comme un défi, l’éclat provoquant de leurs contestations, la hardiesse originale de leurs conjectures.

Un des plus éloquens de ces contradicteurs des révolutions triomphantes, n’est-ce point Edmund Burke, l’auteur du discours du 9 février 1790, des Réflexions sur la Révolution française, — Burke, que l’aube même de 89 n’enivra pas, et qui voyait dans ces premières journées poindre le 2 septembre et le 21 janvier ? Il y a une sorte d’héroïsme moral dans ce mâle et fougueux génie qui brave l’entraînement : universel et dont la voix retentit au seuil de cette orageuse époque. De sa solitude de Beaconsfield, il suit d’un regard passionné la marche de ce mouvement confus où ce n’est plus la France seule qui est intéressée, mais l’Europe entière, « et peut-être plus que l’Europe, » dit-il. Il a des traits prophétiques pour peindre ces tribuns dont la liberté n’est point libérale, selon son langage, dont le savoir n’est qu’une présomptueuse ignorance, dont l’humanité n’est qu’une brutalité sauvage. Injurieux, violent, injuste parfois, ce que Burke sent merveilleusement, c’est ce qu’il y a de décisif dans cette crise pour le caractère national de notre pays, qui porte en lui désormais un germe de dissolution dans l’élément révolutionnaire. La clairvoyance d’une conviction exaltée lui montre, à travers les voiles de l’avenir, les fatalités près de naître, la France passant « par cette variété de situations inconnues dont parle le poète, et, dans ses métamorphoses, purifiée par le sang et le feu. » Excès, fureurs, catastrophes finales, absorption inévitable dans un vaste despotisme, tels sont les spectacles qui se révèlent à ce défenseur inspiré et ému de la tradition. C’est une pensée politique surtout qui suggère à Burke sa puissante aversion pour la révolution française, et qui est l’ame de cette éloquence où palpite l’instinct conservateur des sociétés. Vous verrez cette pensée de protestation aller en se transformant dans d’autres intelligences et émaner d’une inspiration religieuse.

Suivez, en effet, dans son cours, cette invincible révolution : tandis qu’elle se déroule à travers les institutions en ruines, le sang répandu, les autels renversés, comme un drame de pitié et de terreur, tandis qu’elle se précipite, épuisée, vers les corruptions du directoire, — dans un petit pays limitrophe, non plus en Angleterre, mais en Savoie et au bruit de l’invasion française, se forme et mûrit un autre de ces esprits qui, de la hauteur d’un dogme inflexible, prononcent avec puissance sur le principe révolutionnaire : c’est Joseph De Maistre. Les Considérations sur la France éclatent en 1796. De Maistre n’hésite pas : cette révolution qui fait ce qu’elle peut pour s’affermir, qui veut se faire habile après avoir été sanglante, et reste comme une impénétrable énigme, il la proclame radicalement mauvaise ; il lui jette cette qualification de satanique, et remonte jusqu’à la perception des plans divins dont il pressent la réalisation dans les crises contemporaines. Sa pensée remue avec une hardiesse familière ces redoutables problèmes de la destinée, de l’expiation, de la douleur, de l’effusion du sang humain, que les révolutions semblent rendre plus palpables et plus saisissans. Il y a dans les Considérations une sorte de sérénité immuable dans la rigueur des vues, une sorte d’impartialité d’un ordre supérieur qui s’irrite moins qu’elle ne juge, assiste sans surprise aux catastrophes qui se succèdent, et a des momens d’ironie pour cette œuvre aveugle et terrible où l’homme se croit souverain, et n’est qu’un instrument ou un jouet. Intelligence éclairée par la foi, dominée par l’idéal religieux, ce que De Maistre interroge, ce n’est point tel acte isolé, tel incident secondaire, telle date obscurcie par quelque date nouvelle : ce sont les principes générateurs, c’est l’ensemble et l’enchaînement nécessaire des choses, ce sont ces caractères de feu qui ne se manifestent que dans les époques extraordinaires. Et ne croyez pas que, cette première tempête apaisée, une apparence d’ordre restauré en Europe soit un gage suffisant pour cette pensée absolue et ardente. Le fait matériel est sauf à ses yeux, le fait moral ne l’est pas ; la réalité anarchique a disparu, le souffle orageux flotte dans l’air et imprègne les ames. De Maistre laisse tomber, dans un épanchement intime, en 1818, ces étranges paroles : « La révolution est bien plus terrible que du temps de Robespierre ; en s’élevant, elle s’est raffinée. La différence est du mercure au sublimé corrosif. Je ne vous dis rien de l’horrible corruption des esprits… Le mai est tel qu’il annonce évidemment une explosion divine ; mais quand ? mais comment ? Ah ! ce n’est pas à nous de connaître le temps… » Et il invoque ce soleil du rajeunissement et du repos, « qui ne se lèvera, dit-il, que sur nos tombes. » N’y a-t-il pas dans l’expression de ces vues sur l’avenir quelque lueur de vérité prophétique qui rejaillit sur nous-mêmes, sur les désastres de l’heure actuelle ?

Qui que vous soyez, en ce moment, n’êtes-vous point d’accord pour avouer, selon la prédiction de l’auteur du Pape, que la révolution est bien vivante, qu’elle n’a point même cessé de vivre, malgré d’apparentes interruptions, se subtilisant en influences impalpables quand elle était chassée de la place publique, passant alternativement des faits dans les idées et des idées dans les faits ; — qu’elle n’est plus politique seulement, qu’elle atteint la racine de la constitution sociale, le dépôt des vérités premières ; — qu’elle n’est plus incidentelle et locale, mais universelle, à tel point qu’on la voit envelopper à la fois dans un réseau d’éruptions volcaniques Paris et Vienne, Rome et Berlin ? Un jour singulier ne s’est-il point fait, à vos yeux, sur ces ramifications ténébreuses qui tiennent l’Europe enlacée, sur ce prosélytisme organisé de la destruction morale décorée du nom de transformation légitime, sur l’a nature et la portée de ces spéculations proclamées régénératrices par des sectaires, et qui hébètent l’ame humaine en l’infectant d’un paganisme rajeuni ? Et, dans cette période nouvelle dans cette atmosphère enflammée et irritée, vous voyez encore se produire un de ces esprits où revit à un degré exceptionnel le sentiment des catastrophes sociales, qui s’arment, dans leurs jugemens, de quelque idéal supérieur de vérité politique ou religieuse. M. Donoso Cortès est aujourd’hui de cette famille des Burke, des De Maistre, — des De Maistre surtout, avec moins de vigueur dogmatique peut-être, avec une faculté plus vive, plus étendue d’observation, qui embrasse dans sa diversité et sa puissante animation le mouvement contemporain. Quelques lettres, quelques discours ont suffi pour faire du penseur espagnol un penseur européen exerçant une visible influence, écouté et commenté avec un étrange intérêt.

À quoi tient le retentissement des opinions de M. Donoso Cortés ? C’est que, à vrai dire, l’ensemble de ces opinions forme un des plus saisissans aperçus jetés sur notre époque et sur ses tendances. C’est que cet énergique talent touche à nos plaies les plus invétérées, sonde dans sa profondeur le mal de la société européenne, soumet à la plus inexorable des analyses les erreurs, les faiblesses inavouées, les passions fatales, les contradictions et les impossibilités dans lesquelles le monde moderne se débat, et puise dans l’observation de ces symptômes les élémens d’une de ces grandes et vigoureuses interprétations qui répondent à un secret instinct des ames dans les crises sociales. À des esprits rongés d’indécision, enivrés du culte du fait, imprégnés de déceptions et de doutes, il rouvre le domaine des certitudes supérieures, des solutions religieuses ; il fait sentir l’action de la Providence dans un siècle où l’humanité s’est déifiée. Quelle est la vraie et mystérieuse direction de la civilisation, en quoi les peuples s’en éloignent ou s’en rapprochent, comment ils expient dans les convulsions leurs abdications successives de l’idéal religieux, de l’idéal moral, quels horoscopes se dégagent du sein de l’anarchie contemporaine et de l’état général de l’Europe, — ce sont des questions dont l’énoncé seul suffit à faire penser, que chaque philosophie, sommée par les événemens, tente de résoudre, et que M. Donoso Cortès agite avec une force de développement et une fécondité d’inspiration qui font de ses discours un éloquent enchaînement de vues et de pronostics. Le sens précis de ces discours, qui seraient peut-être, à une autre époque, une anomalie dans une assemblée politique, peut être facilement défini : c’est le génie chrétien dans une de ses nuances les plus ardentes, les plus tranchées, c’est le génie catholique espagnol rendant témoignage sur nos révolutions, interrogeant leur esprit et mesurant leurs- désastres. Pour s’élever à ces mâles contemplations, M. Donoso Cortès a un bonheur auquel nous pouvons porter une patriotique envie ; il a le calme relatif de son pays, et ce n’est pas le spectacle le moins curieux du moment présent, si fécond en spectacles inattendus, que celui de l’Espagne tenant, sans naufrage, cette haute mer des agitations européennes, y trouvant même des occasions d’affranchissement, faisant à la fois acte de virilité politique en scellant l’union des partis intérieurs, en prenant en main l’œuvre de ses intérêts à restaurer, et acte de virilité intellectuelle en jetant, par l’organe d’un de ses orateurs, au sein de nos polémiques amoindries et de nos énervantes incertitudes, l’éclat rajeuni de ses interprétations. Les conjectures du penseur espagnol sont, sans aucun doute, le plus éloquent manifeste qu’aient provoqué au dehors ces deux années, dont février est la triste aurore.


I

Chaque pays aujourd’hui, en Europe, a son chapitre ouvert dans l’histoire des révolutions, et il n’est point indifférent, dans cette arène où tous sont convoqués à des luttes extrêmes, de voir, à la clarté des phénomènes intellectuels, quels élémens de leur vie intérieure périssent, quels élémens se conservent. Un des élémens restés le plus vivans, le plus intacts en Espagne, comme garantie de permanence sociale et comme un des traits les plus indélébiles du caractère moral, n’est-ce point ce sentiment catholique dont la puissance se réveille et éclate dans la parole de M. Donoso Cortès ? Le sentiment catholique n’est pas, au-delà des Pyrénées, une poésie ou une vague spéculation ; il se mêle à l’existence même, il est dans les mœurs, dans les usages, dans les pensées, dans la manière d’envisager les choses ; il est passé dans l’essence de la nature espagnole, et forme avec le sentiment de la nationalité, avec ce beau sentiment individuel qui s’y allie sans le détruire, la trame virile de ce caractère où se révèle je ne sais quelle force mystérieuse de résistance et de préservation. De là cette difficulté qu’éprouvent les idées et les systèmes propagés par les courans révolutionnaires à s’acclimater au-delà des Pyrénées. De là ce spectacle singulier de révolutions où le pays semble un moment près de se dissoudre, et sous les pas desquelles revivent une à une d’invincibles traditions, qui allument à la surface d’effrayans incendies et laissent le fond de l’ordre social intact sous ces laves extérieures. « Les idées communistes, dit un écrivain espagnol, si fort répandues dans d’autres pays, sont absolument inconnues parmi nous. L’esprit révolutionnaire ne dépasse point la sphère des intérêts politiques. Notre société reste encore à l’abri de cette immoralité qui, dans d’autres contrées, a pénétré jusqu’aux rangs les plus infimes… » Étrange pays qui se montre rebelle aux merveilles de l’athéisme, de l’humanisme ou du circulus, qui garde du goût pour ce qu’il a toujours cru, et donne l’insolent exemple de la paix dans le développement de ses instincts religieux et monarchiques ! Ce qui explique, aux yeux de l’observateur, l’impuissance relative de l’esprit révolutionnaire au-delà des Pyrénées et cette sorte de consistance dont jouit la société espagnole au milieu d’autres sociétés chancelantes et ivres autour d’elle, c’est la présence dans son sein de quelques-unes de ces réalités traditionnelles, fondamentales, entre lesquelles la réalité religieuse, manifestée par l’unité et la spontanéité des croyances, occupe la première place. Et, qu’on le remarque, si les réalités sont la force conservatrice de la vie sociale en Espagne, si elles lui impriment un énergique caractère d’originalité morale, l’intelligence philosophique et littéraire ne trouve-t-elle pas également en elles une source inspiratrice ? L’éloquence enflammée à cet ardent foyer aura des couleurs et des accens auxquels n’atteindront pas, avec les meilleurs efforts, tant d’œuvres qui n’offrent qu’une naturalisation artificielle et pâle des génies étrangers, tant de harangues qui ne sont que les complaisans échos des tribunes de France ou d’Angleterre. M. Donoso Cortès est essentiellement Espagnol en étant catholique. Les idées, les impressions qu’il reçoit du dehors, il les transforme en lui-même et les marque du sceau d’une nouveauté hardie, d’une originalité saisissante, mélange extraordinaire de dogmatisme et d’imagination, de dialectique inventive et de poésie, de sagacité et- de profondeur, d’idéalité religieuse et de sens réel ; il a des traits d’une soudaine inspiration pour peindre cette révolution de février, « venue à l’improviste comme là mort. » Sait-on comment il envisage cette catastrophe de son point de vue supérieur, comment il en détermine la mystérieuse signification dans son discours du 4 janvier 1849 ? «… La vérité est, dit-il, que février a été le jour de la grande liquidation de toutes les classes de la société avec la Providence, et que, dans ce jour terrible, toutes se sont trouvées en faillite… » Un des charmes élevés de cette éloquence, c’est qu’à tout prendre, c’est une pensée dans la pleine acception du mot, douée de mouvement et de vie, entière, absolue même, si l’on veut, se produisant sous une forme originale dans un siècle de semblans de pensée, de promiscuité intellectuelle, d’originalités bâtardes et mendiantes.

M. Donoso Cortès était vraiment fait, par ses facultés, par les qualités et les tendances de son talent, pour devenir ce penseur espagnol jugeant les défaillances de la civilisation européenne. Dans le développement de son esprit avant février, bien des traits font pressentir celui qui se fera le juge de nos révolutions actuelles. Dans le publiciste plus particulièrement espagnol, il y a déjà quelque chose du futur publiciste européen. Né vers 1809, brillant élève de l’université de Séville, la révolution d’où est sortie la monarchie constitutionnelle a pris M. Donoso Cortès dans la ferveur de la jeunesse, en 1834, pour le mêler à la vie politique et lui faire subir les fortunes diverses de notre temps ; cette monarchie constitutionnelle, il l’a toujours servie en cherchant à la dégager de l’élément révolutionnaire qui l’a si long-temps envahie et entravée, et, en poursuivant ce but, il ne faisait autre chose que répondre au véritable idéal politique de l’Espagne. M. Donoso Certes a été journaliste, député, fonctionnaire ; il était hier ministre à Berlin, il est aujourd’hui conseiller royal. Il s’est vu plus d’une fois sur le seuil du pouvoir sans y entrer, sans le souhaiter même ; il parle du pouvoir sans dédain et sans envie, en homme qui en comprend les conditions et ne veut point l’exercer. « Je suis incapable de gouverner, disait-il avec une sorte de sincérité naïve qui aura peu d’imitateurs ; je ne puis en conscience accepter le gouvernement : je ne pourrais pas l’accepter sans mettre une moitié de moi-même en guerre avec l’autre moitié, sans mettre en lutte mon instinct contre ma raison, ma raison contre mon instinct. » C’est plutôt une nature tout intellectuelle, abondante et forte, énergique et facile, facile même dans sa force, alliant la pénétration qui scrute les idées et les faits à la vigueur spéculative qui les condense, à l’imagination qui les enchaîne dans de lumineuses évocations et possédant cet art singulier d’éclairer la philosophie par la réalité, la réalité par la philosophie. La Collection des ouvrages de M. Donoso Cortès, depuis ses premières Considérations sur la diplomatie, tracées en 1834, jusqu’à son opuscule de Pie IX, écrit en 1847, est, à vrai dire, l’histoire des tentatives de ce généreux esprit, de ses recherches, de ses illusions mêmes et de ses graduelles transformations ; elle résume le travail de cette pensée instruite aux spectacles de notre siècle, avide de certitude, et qui va, dans son développement, des interprétations rationnelles d’un cours de droit politique aux vues de philosophie catholique dont les pages consacrées à Pie IX sont l’expression. Un mouvement original d’idées anime cette série d’études poursuivies à travers les révolutions, qui touchent à bien des points et prennent des formes diverses : investigations hardies dans le domaine de la science politique et historique ; lettres datées de l’exil où l’auteur analyse et dépeint, avec une ingénieuse nouveauté d’aperçus, les systèmes, les hommes, l’état général de la France, où il passe de l’éclaircissement du problème de la guerre à une dissertation sur l’éclectisme, du portrait de M. de Talleyrand au portrait de M. Guizot ou de M. de Lamartine ; essais éloquens sur la civilisation espagnole ; fragmens où la réalité contemporaine a son écho. M. Donoso Cortes a été journaliste, ai-je dit ; il a passé par cette vie de la polémique qu’il appelle lui-même justement et spirituellement l’exterminatrice des styles. M. Donoso Cortès a été journaliste comme il est orateur, en choisissant ses momens, dans des conditions déterminées, non comme un de ces inutiles trafiquans de paroles qui font métier d’échansons ordinaires de la curiosité publique, mais en intervenant parfois, par une initiative énergique, dans une situation exceptionnelle, pour en dévoiler les périls et rendre un drapeau aux esprits incertains. C’est ainsi qu’il a fait le Porvenir en 1837, le Piloto en 1839, et c’est à l’influence du premier de ces journaux sur les cortès qu’est dû en partie ce résultat singulier d’une constitution conservatrice sortant de circonstances révolutionnaires.

Reportez-vous, par le souvenir, vers ces premières années constitutionnelles, années de sanglantes épreuves pour la Péninsule ; recomposez un moment cette période où la guerre civile s’allume de toutes parts et enferme l’Espagne dans un cercle de feu, où Madrid, décimé par le choléra, assiste épouvanté et impuissant à l’incendie de ses couvens, au massacre de quelques religieux sans défense, où la monarchie est humiliée à la Granja sous la main de quelques sergens entrepreneurs de révolutions, — époque d’anarchie dans les faits, de fermentation dans les esprits et de calamités physiques. Dans cette incandescence universelle, où se forme en même temps une génération nouvelle d’hommes d’état, de publicistes, de poètes, un des talens qui se révèlent avec le plus de jeunesse, de spontanéité et d’éclat, c’est M. Donoso Cortès. C’est sous le coup même des scènes de la Granja, en 1836, que le jeune publiciste entreprend de rassembler les élémens de la science politique moderne dans un Cours de droit constitutionnel professé à l’Athénée. Il ne traduit pas, il ne commente pas servilement quelques pages des publicistes européens ; le mérite du brillant écrivain, c’est d’avoir, le premier à cette époque en Espagne, témoigne d’une pensée originale dans le domaine de la philosophie politique, en abordant le problème sur lequel la vie sociale elle-même repose, le problème de la souveraineté. Quelle est, au fond, la doctrine professée par M. Donoso Cortès, qui se trouve formulée et revêtue d’un merveilleux éclat, non-seulement dans les Leçons de droit politique, mais encore dans l’étude sur la Loi électorale et dans l’essai sur les Principes constitutionnels ? Elle n’est point nouvelle parmi nous, puisque c’est la doctrine qui place dans l’intelligence la source et le signe de la souveraineté. Ce qui appartient en propre à l’auteur, c’est une vigueur d’esprit qui se manifeste parfois par les plus hardies constructions théoriques, c’est une fécondité d’inspiration qui rend la métaphysique elle-même lumineuse et vivante, c’est une éloquence qui s’échauffe à tous les grands spectacles de la civilisation. M. Donoso Cortès étudie en penseur de notre temps la nature morale de l’homme et les lois premières des sociétés ; il recherche les applications historiques qu’elles ont revues, les interprétations qu’en donnent les philosophes. Il s’est produit dans le monde deux grandes interprétations de l’idée de souveraineté qui ont dominé alternativement, qui ont leur philosophie et leur histoire, — l’une faisant dériver la puissance souveraine absolument et exclusivement d’une origine divine, l’autre la plaçant dans le peuple, dans la multitude, dans le nombre. Ces deux interprétations, l’auteur les proclame incompatibles avec les conditions essentielles des sociétés viriles et saines. Le dogme des pouvoirs de droit divin, il le rejette dans le passé comme la loi des sociétés dans l’enfance, comme une pensée qui a servi à son jour la civilisation ; le radicalisme révolutionnaire de la souveraineté du peuple, il le signale comme matérialiste et athée ; il le montre s’agitant dans un réseau d’impossibilités, contraint, à chaque instant, d’abdiquer ou d’aboutir aux plus monstrueuses folies, — et, entre ces deux systèmes, il élève le droit de l’intelligence qu’il fait jaillir du sein de l’histoire et de l’observation philosophique de la nature de l’homme. Cette idée de la mission suprême de l’intelligence séduit son imagination ; il la décrit en termes magnifiques, la suit dans son action éclatante ou inaperçue à travers les siècles, dans sa marche incessante vers un complet affranchissement, explique par elle l’émancipation successive des hommes et des classes, la fortune des peuples. Dans son application contemporaine, immédiate, dans sa réalisation politique moderne, M. Donoso Cortès appelle ce gouvernement de l’intelligence sécularisée et affranchie le gouvernement des aristocraties légitimes. C’est ainsi qu’il naturalisait en Espagne, à cette époque, avec une sorte de magnificence, une doctrine qui a été une des pensées du XIXe siècle, et qui vient aujourd’hui se heurter contre des ruines.

Ce qu’il faut remarquer, d’ailleurs, dans les vues émises dès 1837 par M. Donoso Cortès, dans des écrits tels que le Cours de Droit politique, la Loi électorale ou les Principes constitutionnels, c’est un sentiment conservateur plein de perspicacité et de force, s’alliant à cette doctrine de la souveraineté de l’intelligence qui est bien loin, au surplus, d’avoir, dans la pensée de l’auteur, le caractère et la portée qu’elle a pu avoir ailleurs. Ce brillant esprit lutte avec une lucidité merveilleuse dans ce chaos d’idées impossibles, d’influences étrangères, de tendances révolutionnaires dont l’Espagne de cette époque est le théâtre. Si le système représentatif lui semble le mode le plus propre pour dégager sans cesse l’intelligence d’un pays, il maintient en même temps dans son intégrité, dans sa plénitude, l’autorité sociale réalisée par l’institution monarchique, et une de ses curieuses démonstrations est celle où il établit d’abord la différence entre le peuple, qui n’est que l’agrégation matérielle des individus dans leur universalité, et la société, qui est la réunion des hommes comme êtres intelligens et libres, qui est la combinaison de leurs relations morales, — où il représente ensuite la société, comme être moral, une, identique, indivisible et perpétuelle, et ne pouvant vivre, se protéger, exercer efficacement son action que par un pouvoir un, identique, indivisible et perpétuel comme elle : la royauté. Il va plus loin : c’est, à ses yeux, un abus de langage ou plutôt une erreur essentielle, féconde en conséquences désastreuses, de créer partout des pouvoirs, comme le font les théoriciens des gouvernemens mixtes, qu’il appelle des théoriciens corpusculaires, de donner ce nom aux autres institutions publiques, qui sont des garanties légitimes de liberté et de progrès, mais ne sont point des pouvoirs. Le fractionnement, c’est la faiblesse, dit l’auteur ; la faiblesse se termine par la mort, et il hasarde ce pronostic singulier, si l’on considère le moment et le pays où il s’est produit, sur les gouvernemens mixtes « Les publicistes que je combats, dit-il, ont faussé de tout point le gouvernement représentatif, et, s’ils ne rectifient leurs erreurs, j’ose assurer que cette forme de gouvernement ne dominera pas dans l’avenir, parce que l’avenir n’appartient pas à un gouvernement qui n’est autre chose qu’un composé d’une démocratie débile, d’une aristocratie débile et d’une monarchie moribonde. »

Un des chapitres du Cours de droit politique les plus dignes d’être médités et où se trouve, j’ose le dire, un intérêt actuel pour nous, c’est le chapitre des Réformes politiques, qu’on pourrait appeler aussi bien un traité des Sociétés malades. Le mal des sociétés -provient de causes diverses : elles soufrent, parce que leurs lois sont mauvaises, leurs institutions décrépites, leur pouvoir corrompu, Tandis qu’au fond elles valent mieux que leur gouvernement. Alors il arrive fréquemment que ce pouvoir inintelligent et décrépit disparaît dans une tempête pour faire place à un pouvoir intelligent qui guérit les plaies du passé, rassemble les forces vitales de la société et puise sa légitimité dans la direction féconde qu’il lui imprime. Il y a une autre cause d’infirmité sociale, c’est quand les mœurs d’un pays se pervertissent et s’énervent. S’il en est ainsi, craignez de toucher au pouvoir ; n’espérez pas guérir ce mal social par des révolutions politiques : il n’y a qu’un remède, c’est l’action énergique de ce pouvoir sauveur, c’est la dictature, et ici se trouve le germe de cette théorie de la dictature que M. Donoso Cortès développait récemment avec éclat. Ou bien enfin une société est malade parce que ses lois et ses mœurs sont également, corrompues, parce que la dépravation est dans le pouvoir comme dans l’individu, dans l’état comme dans le foyer. La société est mortellement atteinte alors ; son salut est impossible. « La Providence efface ce peuple du livre de la vie ; elle efface cette société du livre des sociétés. Un peuple conquérant lui sert d’instrument ; la destruction le précède, la victoire étend sur lui ses ailes, et la société victorieuse fait expier dans le sang à la société qui succombe ses folies et ses crimes… » Suivez l’auteur dans cette vigoureuse anatomie politique ; prenez une de ces sociétés malades qu’il soumet à son analyse : à son chevet, vous verrez les docteurs et les prophètes, ceux qui disent : Il n’y a point de danger ! et ceux qui disent : Il n’y a point de remède Il y a surtout ces hommes que M. Donoso Cortès peint avec une énergie mêlée parfois d’esprit : — fanatiques vulgaires, intelligences saturées d’une idée fixe, pour qui les heures mauvaises sont des heures triomphe, des heures favorables à leurs expérimentations empiriques. Demandez-leur ce qui fait que la société souffre, ou plutôt ne leur demandez rien, dit spirituellement l’auteur, car, avec une générosité sans exemple entre les possesseurs de remèdes merveilleux et les docteurs en sciences occultes, ils publieront assez haut leur secret par les cent organes destinés à la transmission des idées : ce secret, c’est une révolution politique, c’est la vertu d’une formule abstraite traduite en pacte constitutif. Donnez une constitution spartiate ou athénienne à cette société moribonde, vous la verrez refleurir subitement ! Et ce qu’il y a de mieux, c’est que la société les croit souvent, comme les malades croient volontiers ceux qui viennent s’offrir à les sauver ; elle se met à la merci des empiriques qui escaladent le pouvoir et assistent, de cette hauteur, aux merveilles de leur formule, — réalisées dans un naufrage. Ne parlez point à ces hommes de la tradition : la vie d’un pays se résume, à leurs yeux, dans les abstractions que nourrit leur esprit. L’histoire, dans son éloquence, dans la variété de ses enseignemens, est muette pour eux, et les événemens contemporains eux-mêmes, les catastrophes récentes, loin de les éclairer et de dissiper leurs illusions, ne font qu’irriter leurs passions, exaspérer leur intelligence, les rendre plus ridicules, plus aveugles et plus insensés. Triomphante espèce d’hommes que vous avez vus à l’œuvre ! Glorieuse bande de héros de l’abstraction et du plagiat révolutionnaire, que tous les pays et toutes les époques, à ce qu’il paraît, doivent subir à leur tour, et que l’auteur, quand il les dépeignait ainsi, avait sous les yeux en Espagne, — dans cette fantastique Espagne de 1836, où vous voyez se relever au bout de la baïonnette du sergent Garcia la constitution de 1812 !

Le talent de M. Donoso Cortès a pu quelquefois paraître étrange, au-delà des Pyrénées même, soit dans les brillans développemens de ses leçons de l’Athénée, soit dans les morceaux sur l’histoire ou sur la littérature qui se sont succédé sous sa plume d’écrivain, soit dans les polémiques qu’il a entretenues un moment dans des journaux tels que le Porvenir ou le Piloto ; il a pu même n’être pas toujours compris. Cela n’a rien de surprenant peut-être dans les conditions intellectuelles où la Péninsule a long-temps vécu, conditions en quelque sorte nécessaires d’imitation, où l’originalité pouvait sembler un phénomène plus rare. L’originalité, ressaisie plus spécialement en littérature de nos jours, n’apparaît point au même degré dans les travaux politiques, — bien moins encore dans la philosophie. De philosophie, à vrai dire, il n’y en a point au-delà des Pyrénées, ou plutôt il n’y en a qu’une, la seule d’accord avec le génie espagnol ; c’est la pensée catholique restée longtemps sans organes et qui en a retrouvé deux pleins de puissance dans ces dernières années : — l’un, M. Donoso Cortès lui-même, — l’autre, don Jaime Balmès, ce prêtre catalan que l’intensité de la vie intérieure a tué avant l’âge, et qui a laissé une forte empreinte dans son pays. Ce qu’on peut ajouter, quant à M. Donoso Cortès, c’est que, s’il a trouvé une source nouvelle d’inspiration au contact de cette pensée catholique, il a abordé cet ordre d’interprétations avec un talent déjà mûr, nourri d’une savante culture littéraire, et familiarisé, à un autre point de vue, avec les grands problèmes de la civilisation, avec cette science qu’on a nommée la philosophie de l’histoire. Il a porté dans cet ordre d’idées un esprit novateur, à beaucoup d’égards original, et qui a eu même à créer sa langue. Comme écrivain, M. Donoso Cortès est un de ces généralisateurs chez qui domine une tendance instinctive à élever les questions, à en saisir les grands côtés, à remonter à la loi supérieure des choses et à préciser les résultats de leurs investigations sous une forme méthodique et brillante à la fois. Une de ses premières préférences intellectuelles a été pour Vico, auquel il a consacré une belle étude, comme aujourd’hui il pourrait naturellement invoquer Bossuet, l’homme « qui a le mieux parlé de Dieu aux autres hommes, » ainsi qu’il le dit. Prenez les divers écrits de M. Donoso Cortès, — essais sur l’histoire, sur la politique, sur la philosophie, sur la littérature même : la pensée s’y enchaîne dans une série de déductions dogmatiques, et sur cette trame vigoureuse se détachent parfois des portraits ingénieusement tracés, des saillies éloquentes, des élans inspirés. Ce sont là les qualités distinctives qui se révèlent dans des morceaux de diverse nature, tels que les fragmens sur la Monarchie absolue en Espagne, sur la Question d’Orient, sur les Relations diplomatiques en Europe, qui forment comme la première portion de la vie intellectuelle de M. Donoso Cortès.

Ce même talent se montre sous un jour singulier dans des pages qui ont un double intérêt pour nous, puisqu’elles traitent de la France. M. Donoso Cortès a subi, assurément, l’influence de notre pays. Dans quelle limite pourtant ? De tous les Espagnols que l’instinct voyageur, l’impulsion de l’esprit public ou les alternatives des révolutions ont jetés parmi nous, il est un de ceux qui ont le mieux senti, le mieux exprimé la mission de la France dans le monde, — mission, hélas ! éclatante dans le mal comme dans le bien ; il est un de ceux aussi qui l’ont jugée avec le plus de liberté, d’indépendance et de nouveauté, ajouterai-je, — un de ceux qui ont su discerner avec le plus de sagacité parfois le caractère complexe de sa civilisation, — « mélange et trituration de toutes les autres, dit-il,… où tout étranger ressaisit comme un vague reflet de son pays… et dont l’influence, comme celle de l’atmosphère, ne peut être évitée, encore qu’on la fuie… » M. Donoso Cortès a séjourné en France, surtout de 1840 à 1843. Les Lettres de Paris, fruit de ce séjour d’émigré, sont un des plus curieux épisodes de la vie intellectuelle du penseur espagnol ; les événemens n’ont point de place dans ces Lettres ; les appréciations philosophiques y abondent, les aperçus s’y multiplient, l’analyse des systèmes y prend quelque chose de neuf et de saisissant. C’est un généralisateur encore, mais un généralisateur éloquent, varié, ingénieux, doué d’une spontanéité singulière de développement, comme l’Allemand Gans, ce me semble, — un Gans espagnol, inclinant déjà au catholicisme pur, y touchant par l’esprit et par le cœur, et demandant à cette doctrine tout ce qu’elle a de fécond pour expliquer le problème de la guerre avec une hauteur qui va rejoindre de Maistre. Les Lettres de Paris sont comme des conversations éloquentes où l’auteur seul a la parole, et fait revivre les hommes et les idées sous un jour original. Ce philosophe politique est un analyste des plus pénétrans, un peintre de portraits qui atteint parfois à un étrange relief. Comment croyez-vous qu’il caractérise M. de Lamartine dès 1842 ? « Espèce de conservateur radical, dit-il, poète pratique, dont la nature morale est le résultat de toutes les antithèses. » Si, en traçant la filiation des idées et des opinions, il rencontre, à l’origine du libéralisme de 1815, cette figure ingrate et énigmatique de M. de Talleyrand, il s’y arrête comme devant une des figures dominantes de notre temps, comme devant un de ces exemples trop fréquens du développement outré de l’intelligence aux dépens de toute moralité :


« Entre M. de Talleyrand et les autres hommes, dit-il, à peine y avait-il quelques légères ressemblances. Tandis que ceux-ci se consacraient au service d’une idée philosophique ou d’une forme de gouvernement, lui, il avait mis à son service tous les gouvernemens et toutes les philosophies ; il avait reçu du ciel un don inestimable, celui de voir le futur dans le présent, ou, ce qui est la même chose, de voir le présent mieux que les autres. M. Cousin a proclamé l’impersonnalité de la raison, et, pour ma part, j’incline à adhérer à l’opinion de ce philosophe, si, de son côté, il m’accorde que ce principe ne peut s’appliquer à la raison de M. de Talleyrand ; elle était si loin d’être impersonnelle en lui, qu’il en était la personnification vivante. M. de Talleyrand n’était pas, comme les autres, un être intelligent : il était l’intelligence ; il n’était pas un être raisonnable : il était la raison humaine personnifiée. Le prince n’était point soumis à l’empire des passions ; il n’aimait ni ne haïssait, parce que les hommes n’étaient pour lui autre chose que des instrumens ou des obstacles. Il n’avait ni craintes, ni espérances : que pouvait-il craindre, lui qui voyait les dangers et le moyen de les éviter ? Que pouvait-il espérer, lui qui avait tout ? Eût-il espéré la richesse ? Non, parce que, maître de tous les secrets de l’état, il était le maître de tout l’argent du monde. Eût-il été tourmenté de l’ambition de se faire un nom glorieux ? Non, parce qu’il vivait dans une calme et pacifique possession de la gloire ? Eût-il poursuivi ardemment le pouvoir ? Non, parce qu’il conversait d’égal à égal avec tous les princes de la terre. Dans ses actions, il n’était point sujet au remords de la religion, parce qu’il n’était point religieux, — au remords moral, parce que jamais il ne recherchait ce qui était juste, mais ce qui était convenable, — moins encore au remords du patriotisme, parce que jamais il ne s’attacha aux choses périssables, et la gloire des nations est périssable. On ne peut dire de lui qu’il fût Français ni citoyen de l’univers ; celui-là serait moins loin de la vérité qui affirmerait qu’il était une puissance pacifique et neutre, tenant dans sa main la balance des puissances belligérantes… »


L’analyse des systèmes philosophiques et politiques n’a pas moins d’intérêt dans les Lettres de Paris. Agiter les questions abstraites, ressaisir l’ensemble de leurs applications, suivre les idées dans la variété de leur travail et de leurs personnifications, en semant à chaque pas les vues hardies, les traits neufs, les saillies de jugement, — il semble que cela soit un jeu pour cette imagination vigoureuse, pour cet esprit mêlé de pénétration et de force. Rien n’est plus curieux que de voir le génie espagnol ainsi aux prises avec les doctrines françaises, notamment avec l’éclectisme, auquel il fait subir la plus singulière des dissections. Je ne suivrai point M. Donoso Cortès dans ses spirituelles descriptions de l’éclectisme philosophique ou historique. Une seule de ces applications me suffit, la plus réelle, l’application politique. Aux yeux de l’auteur, le propre de l’éclectisme, venant après le XVIIIe siècle, qui supprimait tout ce qui ne rentrait pas dans le cercle de ses pensées et de ses préjugés, a été de tout admettre, de reconnaître la valeur de tous les élémens moraux, intellectuels, sociaux, en tentant de les faire vivre d’accord. L’idée éclectique par excellence a été l’idée de la coexistence des choses ; seulement l’éclectisme a oublié de fixer leurs rapports, de déterminer les relations dans lesquelles elles existent : il n’a point découvert la hiérarchie suivant laquelle elles se combinent et composent un organisme vivant.

Qu’on observe maintenant cette doctrine dans la réalité de la politique contemporaine : elle éclatera en conséquences que vous avez eues sous les yeux, et que bien avant 1848 l’auteur des Lettres de Paris, a décrites avec une piquante nouveauté. Le point de départ sera la coexistence éclectique des élémens divers de monarchie, d’aristocratie et de démocratie, manifestée par la trinité constitutionnelle ; mais, la pensée supérieure de hiérarchie entre ces élémens faisant défaut dans cette création « incomplète, confuse, embryonnaire, » l’idéal de gouvernement consistera à maintenir, dans la pratique, un équilibre parfait entre ces forces rivales, et, comme il est de la nature de tous les élémens politiques et sociaux de tendre sans cesse à se dilater, pour obtenir cet équilibre, ce sera une lutte de tous les instans, changeant chaque jour d’objet et de but, selon l’élément qui tendra à prévaloir. Si la monarchie semble vouloir revendiquer quelque action prépondérante, on lui courra sus, en lui parlant presque le langage des factions, comme cela s’est vu dans des époques que je ne veux pas rappeler. Si la démocratie menace de tout envahir et d’imposer sa loi, on marchera sur la démocratie pour la réduire. On assistera à ce curieux spectacle d’un parti, d’un homme, si l’on veut, grand par l’esprit, grand par le caractère, se consumant dans une agitation perpétuelle ; pour arriver, — à quoi ? A un équilibre chimérique, à un repos impossible de tous les élémens politiques et sociaux, — jusqu’à ce qu’un jour survienne où cet équilibre artificiel vole en éclats, laissant à nu la réalité anarchique qu’il dissimulait, jusqu’à ce qu’un fait soit avéré et attesté par les plus cruelles épreuves : c’est que la société, au sein de ces complications et de ces morcellemens, cherchant partout le pouvoir et ne le trouvant nulle part, a perdu la notion de l’obéissance et du droit. « Qu’on ne dise pas, observe M. Donoso Cortès, que le pouvoir était dans l’accord de la trinité constitutionnelle, parce que le pouvoir, étant une chose nécessaire, ne peut résider dans un accord qui est une chose contingente. » Poursuivez encore : dans les relations internationales, cette doctrine se traduira en quelque formule grandiose d’équilibre, — peut-être la paix partout et toujours ! — non qu’elle nourrisse une haine essentielle pour la guerre : « ce qu’elle hait dans la guerre, dit spirituellement l’auteur, ce n’est point la guerre, c’est la victoire, parce qu’elle dérange l’équilibre. » Une guerre où il n’y aurait ni vainqueurs ni vaincus ne lui déplairait pas. Ce genre de guerre, aux yeux du publiciste espagnol, figure assez le gouvernement représentatif tel que nous l’avons pratiqué. « Que signifie en effet, remarque-t-il, la coexistence de tous les élémens sociaux sans la hiérarchie, sinon la guerre sans la victoire ? » Avec une telle manière d’entendre les affaires de gouvernement, la discussion devra occuper une grande place. L’homme en qui se résumera cette doctrine excellera à peser le pour et le contre des choses ; il aura un talent admirable pour exposer les systèmes philosophiques et politiques ; il ne trouvera point mal vraiment que toutes les questions, même les plus délicates, soient agitées, que la monarchie, l’aristocratie et la démocratie présentent leurs titres devant le tribunal de l’opinion publique : « à une condition toutefois, c’est que, les parties entendues, la sentence ne soit point prononcée. » Elle l’a été pourtant, et le pire est qu’elle a pu, être enlevée. Ce n’est point l’esprit assurément qui manque dans ces pages, dont il ne faut point oublier la date, — 1842. Si je les reproduis, est-ce par un goût de malice rétrospective ? Non, certes : c’est parce que je sens qu’elles sont instructives au fond, sous leur air parfois paradoxal ; qu’elles dévoilent plus d’une de nos fautes et de nos erreurs ; qu’elles laissent apercevoir le caractère général d’une époque morcelée, diffuse, avide de tout tenter, de tout connaître, de tout embrasser, et incertaine à confesser un choix, une préférence, une foi, — d’une époque où tout se manifeste à l’état de fait sans une idée correspondante de droit, où toute question se pose, se discute, même celle de l’existence de la société, avec un certain effroi de toute solution virile, où se poursuit sur une vaste échelle en un mot la guerre sans la victoire. J’hésite, quant à moi, à contester la clairvoyance de ce piquant observateur, quand je retrouve, dans ces feuilles écrites au courant de la plume il y a huit ans, ces paroles si tristement justifiées : «  La conséquence nécessaire de tous ces faits, c’est que les institutions sont dans une complète et rapide décadence, que rien ne s’affermit et que tout se dissout. La foi politique s’éteint dans cette nation ; son bras ne remuera plus les montagnes. La France fut une nation au temps de l’empire ; la restauration vit en présence deux partis puissans ; la révolution de juillet n’a aujourd’hui devant elle que la poussière de la nation et la poussière des partis… » Cette poussière des partis, des opinions, des croyances, un jour d’orage l’a fait voler dans l’air, et elle aveugle nos regards à l’heure où nous sommes, au point de ne nous plus laisser voir notre chemin.

Si je voulais caractériser le mouvement d’idées qui se manifeste dans la série des essais, des fragmens de M. Donoso Cortès, je dirais que c’est l’effort d’un grand esprit pour arriver à la certitude ; c’est le travail d’une mâle et ardente pensée, qui, à travers de libres et faciles diversions politiques, philosophiques ou littéraires, se pose sans cesse ces problèmes, éternelle obsession des intelligences vigoureuses : Quelle est la mesure dans laquelle se combinent l’autorité et la liberté dans le monde ? quelle est leur source mystérieuse et la loi supérieure de leur développement proclamée par l’histoire, par la philosophie ? quel est le degré jusqu’où la raison humaine s’exerce dans sa puissance, maîtresse de sa propre destinée, et quelle est la part réservée à l’action providentielle ? surtout, quel est le sens de cette action de la Providence et à quels signes se fait-elle reconnaître ? Ce travail, visible dans les moindres écrits de M. Donoso Cortès, le montre inclinant graduellement vers cette interprétation religieuse qu’il embrasse et féconde aujourd’hui. Déjà, en 1839, un fragment sur les questions générales qui se remuent en Europe énonce une opinion sévère sur la philosophie « qui se sépare de Dieu, nie Dieu et se fait Dieu, » selon l’expression de l’auteur. Les Lettres de Paris, en 1842, laissent apparaître dans quelques pages sur la guerre comme un disciple de De Maistre. Un morceau sur la civilisation espagnole, écrit en 1843, au sujet d’un livre de M. Moron, est plus explicite encore. C’est ainsi, par une sorte de succession lente, que le catholicisme pur est devenu pour le penseur espagnol le foyer de la certitude et de l’inspiration, la lumière à laquelle tout s’explique, tout se coordonne. Et sait-on ce qui ajoute à l’intérêt des développemens que le brillant publiciste tire de la doctrine catholique, ce qui leur donne un caractère particulier de réalité saisissante ? C’est ce travail même dont je parle ; c’est que c’est là un homme qui a vécu dans notre atmosphère, qui a trempé dans nos désirs, si je puis ainsi m’exprimer, qui a grandi, lui aussi, au sein des épreuves instructives d’une révolution, et qu’une inclination naturelle avait déjà porté plus d’une fois à interroger le mystère de la destinée moderne, à sonder ces hautes questions d’avenir européen qui s’offrent aujourd’hui sous un aspect redoutable. Par une coïncidence singulière, cette transformation intérieure s’accomplissait dans la pensée de M. Donoso Cortès au moment même où s’allumaient les premiers feux de cet incendie qui allait se propager sur tous les points, c’est-à-dire à l’heure la plus favorable pour le retentissement d’une parole virile. Ce mouvement nouveau d’idées explique les œuvres récentes de M. Donoso Cortès : comme ensemble de vues philosophiques, il a produit l’essai sur Pie IX ; comme inspiration littéraire, il a produit le discours sur la Poésie biblique prononcé i l’académie espagnole, où l’auteur peint avec une magnificence qui n’a point été égalée les splendeurs du monde primitif et du monde chrétien ; comme application directe à la politique contemporaine, il a donné naissance aux discours du 4 janvier 1849 et du 30 janvier 1830, qui sont, pour me servir de ce terme, des revues éloquentes des révolutions de l’Europe, des forces rivales qui se disputent l’avenir de la civilisation et des symptômes de tout genre qui se manifestent dans nos catastrophes.

II

L’essai sur Pie IX date de 1847. C’est une vigoureuse démonstration de la supériorité de la civilisation catholique, que M. Donoso Cortès rattache au nom du doux et généreux pontife, alors dans les merveilles de son avènement. Là éclate vraiment le penseur nouveau interprétant les dogmes, les rajeunissant par le talent, en exprimant la fécondité. C’est un philosophe chrétien qui croit entrevoir l’heure d’une restauration religieuse s’opérant par la main d’un pape salué presque comme un inaugurateur dans le monde.

On voit quels sentimens nourrissait M. Donoso Cortès au moment où février éclatait, où l’Europe prenait feu, où se sont déroulés des spectacles qu’on ne croyait plus revoir, qui nous ont fait tout comprendre, depuis les guerres serviles jusqu’aux luttes du bas-empire, depuis les émotions des grandes batailles sociales jusqu’à cette anxiété sinistre qu’on éprouve lorsqu’on se sent enveloppé d’une de ces influences énervantes qui vous pénètrent et vous tuent, sans que vous puissiez les saisir d’une manière distincte. Ici, c’est un observateur direct, passionné, éloquent, qui parcourt le flambeau de la foi à la main, le cercle des vicissitudes européennes. Que de commentaires n’a point rencontrés ce mot de révolution depuis un demi-siècle et depuis deux ans surtout ! Que d’explications n’ont point été données de ces fièvres périodiques qui reviennent en s’aggravant ! Aux yeux des uns, ce n’est rien moins que le triomphe de la raison humaine s’émancipant et prenant possession d’elle-même ; aux yeux des autres, c’est un mélange inévitable de mal et de bien qu’il faut plutôt régler que combattre. Il en est, et des plus modérés, pour lesquels ce sera une nécessité extrême, mais imprescriptible, un acte héroïque de conservation populaire. Exécutez fidèlement les lois, vous diront ceux-ci, elles sont la sauvegarde des révolutions ; assouvissez les besoins de ceux qui souffrent, vous les désarmerez, diront ceux-là. M. Donoso Cortès n’ambitionne point de place parmi ces commentateurs des causes secondaires des révolutions. Selon lui, elles sont une infirmité véritable, une maladie réelle qui a sa source dans le soulèvement de toutes les humeurs malsaines d’une société. « Le germe des révolutions, dit-il dans son discours du 4 janvier 1849, est dans les désirs de la multitude surexcités par les tribuns qui les exploitent et en bénéficient. Vous serez comme les riches ! voilà la formule des révolutions socialistes contre les classes moyennes. Vous serez comme les nobles ! voilà la formule des révolutions des classes moyennes contre les classes nobles. Vous serez comme les rois ! voilà la formule des révolutions des classes nobles contre les rois. Enfin, vous serez comme des dieux ! voilà la formule de la première révolte du premier homme. Depuis Adam le premier rebelle jusqu’à Proudhon le dernier impie, c’est la formule de toutes les révolutions… » Le mal est éternel sans doute, mais à quelle époque a-t-on vu en faire la théorie, comme une théorie de la santé pour le corps social ! Oui, en effet, c’est un des plus odieux sophismes de notre siècle que ce culte avoué chez les uns, cette faiblesse chez les autres, pour tout ce qui porte le nom de révolution. Fouillez les ames contemporaines : vous y trouverez une sorte de respect, d’amour secret, de prédisposition favorable pour ces mouvemens partout où ils éclatent, comme on respecte, comme on aime tout acte viril de la volonté humaine. Bien loin d’être l’acte viril de l’intelligence de l’humanité maîtresse d’elle-même, n’est-ce point là plutôt cependant la confession la plus manifeste de son impuissance ? Que signifient les révolutions le plus souvent ? Leur signification la plus claire est celle-ci c’est que l’homme, ayant à régler, à perfectionner, à élever sans cesse ses conditions d’existence, et désespérant d’y arriver par des moyens réguliers et légitimes, a recours, pour se dispenser de la sagesse, au hasard des luttes violentes d’où sortira l’inconnu ; il se décharge de sa propre responsabilité sur je ne sais quelle force mystérieuse des choses. Alea jacta est ! c’est le cri de l’impuissance, de l’imprévoyance, c’est le dernier cri de la liberté humaine qui abdique. Les révolutions sont du moins, dit-on, des époques où la vie afflue, où le progrès général de la civilisation s’élabore. Bien au contraire, ce sont des époques essentiellement stériles où tout est suspendu, où tout vit d’une vie factice. Jetez les yeux autour de vous : n’est-il point vrai que les intelligences perdent leur ressort et semblent prises de découragement, qu’elles doutent de l’avenir et se replient sur elles-mêmes, ou se morcellent dans ces polémiques passagères dont il ne reste rien, au lieu de se fixer sur quelqu’un de ces projets où se marque le progrès intellectuel d’un pays ? N’est-il point vrai que les ames s’affaissent dans cette succession de malheurs, d’anxiétés, d’incertitudes, que les notions s’altèrent, que les intérêts souffrent, que les cœurs s’aigrissent, et que plus cet état se prolonge, plus la moralité d’un peuple se corrompt, plus la civilisation elle-même devient un obscur problème ? Sait-on l’heure féconde des révolutions ? C’est l’heure où elles finissent. Par malheur, de nos jours, quand les révolutions sont vaincues dans les faits, l’esprit révolutionnaire survit, propagé par d’invisibles courans.

L’esprit révolutionnaire, à vrai dire, a été depuis soixante ans la fatalité de notre histoire. C’est l’esprit du mal élevé à sa plus haute puissance, agissant en grand sur une civilisation, sur un pays, corrompant ses principes, mettant un germe de mort dans chacun de ses essais, frappant d’une stérilité funeste ses pensées et ses efforts, faussant ses volontés et ses désirs. Quand on trace le bulletin des services de l’esprit révolutionnaire, ce qu’il faudrait dire plutôt, c’est qu’en se mêlant à tout, il empêche le peu de bien que l’homme parvient à faire, et lui ôte toute chance de durée. Ne l’avez-vous point vu, il y a un demi-siècle, transformer 89 en 93 ? Demandez-vous aujourd’hui pourquoi tout vous a manqué, pourquoi vos tentatives les plus couronnées de succès en apparence ont fastueusement échoué : c’est que l’esprit révolutionnaire assistait au baptême de vos gouvernemens. N’est-il pas là toujours prêt, à tous les instans, épiant les justes émotions nationales, les revendications légitimes pour s’en emparer, s’embusquant à chaque détour pour saisir l’heure de pénétrer avec effraction dans la réalité ? On crie bonnement à la surprise parfois, comme si les surprises n’étaient pas le triomphe de l’esprit révolutionnaire. Comptez, en Europe, les causes héroïques et justes qu’il a tuées sous lui, en les dénaturant ou en paralysant l’ardent intérêt qui pouvait s’attacher à elles ! Voyez ce qu’il a fait de l’Italie, de Venise, la plus malheureuse et la plus pure de ses victimes expiatoires, de cette généreuse et infortunée Pologne à laquelle il a réussi à donner son Waterloo moral parmi nous ! La cause des proscrits elle-même, il l’a rendue moins sacrée. Comptez les nobles convictions politiques qu’il a frappées d’irrémédiables blessures, les idées qu’il a flétries, à tel point qu’on craint de les avouer ! Et ce beau gouvernement représentatif, resté le rêve ou le regret de bien des ames, réalisation, après tout, de l’intervention légitime des hommes dans la direction de leurs propres affaires. demandez-vous bien, la main sur le cœur, ce qu’il est devenu, s’il n’a point baissé dans l’estime de plus d’un homme réfléchi et sensé, s’il n’a point été atteint, lui aussi, de ce mal qu’engendre l’esprit révolutionnaire. « Si les gouvernemens représentatifs vivent de discussions sobres, dit M. Donoso Cortès dans son discours du 30 janvier 1850, ils meurent de discussions interminables. Un grand exemple vous est offert par l’Allemagne, si tant est que les exemples et l’expérience servent à quelque chose. Trois assemblées constituantes se sont produites en Allemagne en même temps : une à Vienne, l’autre à Berlin, la troisième à Francfort. La première est morte d’un décret impérial, un décret royal a tué la seconde. Quant à l’assemblée de Francfort, composée des savans les plus éminens, des plus grands patriciens, des plus profonds philosophes, qu’est-il arrive d’elle ? Jamais le monde ne vit un sénat plus auguste et une fin plus lamentable. Une acclamation universelle lui a donné la vie, un sifflet universel l’a tuée. Voilà l’histoire des assemblées allemandes. Et savez-vous pourquoi elles sont mortes ainsi ? Parce qu’elles n’ont rien fait, ni rien laissé faire, parce qu’elles n’ont point su gouverner et n’ont point laissé gouverner, parce que, une année durant, de leurs interminables discussions il n’est rien sorti qu’un peu de fumée. » Voilà l’œuvre de l’esprit révolutionnaire qu’il n’est point hors de propos de rappeler partout où vivent des assemblées.

C’est le malheur de presque toutes les idées que nourrit notre triste époque de porter l’empreinte fatale de ce malfaisant esprit, d’avoir contracté, en subissant son influence, quelque chose d’entièrement stérile et de destructeur. Prenez l’idée moderne par excellence, l’idée de la liberté qui est devenue comme le symbole de la civilisation même : notre liberté est-elle le noble et religieux usage de nos facultés dans un but de conservation ? Non certes ; l’esprit révolutionnaire, en touchant à l’idée de liberté, l’a isolée de ce qui la féconde, — de l’idée du devoir dans la sphère morale, de l’idée d’ordre, d’autorité, dans la sphère politique, — et l’a rétrécie aux proportions d’une négation vivante, d’un dissolvant qui nous est apparu sous toutes les formes, de nos jours, sous la forme audacieuse et violente et aussi sous la forme naïve, comme le disait récemment M. Hugo, qui avait raison de ne point se compter parmi les naïfs. L’espèce naïve, c’est cet esprit d’opposition mesquin, taquin, ne voyant qu’un côté des choses, sans cesse occupé à déconsidérer tous les pouvoirs et qui s’étonne quand ses paroles se traduisent en révolutions. M. Donoso Cortès a décrit cette espèce en caractérisant un personnage espagnol qui a eu ses semblables ailleurs. « M. Argüelles, dit-il quelque part, ne sait aujourd’hui que ce qu’il a appris dans sa jeunesse, et ce qu’il a appris alors se réduit à aimer la liberté bien ou mal entendue au-dessus de toute chose et à haïr d’une haine aveugle les rois qu’il appelle des tyrans. À ses yeux, tout moyen de gouvernement est un moyen d’oppression. La liberté idéale, c’est le dégouvernement absolu… Sans force pour pousser à bout ses idées et ses instincts démocratiques, il n’a de pouvoir que pour neutraliser l’action des principes conservateurs et contribuer à rendre l’anarchie chronique dans la société. » Dieu a laissé à l’homme une liberté, la plus extrême de toutes, celle du suicide, du suicide moral comme du suicide matériel ; c’est cette liberté que nous pratiquons, que nous perfectionnons, que nous portons dans notre vie intellectuelle et réelle. N’avez-vous point vu vingt journaux discuter chaque matin comment la guerre civile pourrait bien éclater, si elle devrait aller du centre à la circonférence ou de la circonférence au centre, quel serait le meilleur mode d’insurrection, le mode pacifique ou le mode héroïque ? La société a beau répondre : Mais je n’en veux d’aucune sorte ! À quoi on objecte que c’est sortir de la question, que la constitution prévoit cette extrémité, puisqu’elle remet le soin de sa défense au patriotisme de tous les citoyens, auquel cas chacun est évidemment juge du jour et de l’heure où la société doit être défendue. Et ce qui est mieux, c’est que cela est constitutionnellement vrai, que ce principe impie est écrit dans toutes les chartes depuis soixante ans. La merveilleuse chose que les constitutions pour marquer les étapes de l’esprit révolutionnaire dans la vie d’un peuple ? Ceci est plus sérieux qu’il.ne semble ; c’est la lumineuse révélation de notre manière d’entendre la liberté. Nous appelons ainsi cet étrange plaisir de forcer tous les ressorts de la vie publique, d’être constamment à essayer jusqu’à quel point la chaîne peut être tendue sans rompre, à mesurer le degré où on peut s’agiter sans qu’il en résulte un cataclysme universel. Le principe de cette liberté révolutionnaire, c’est l’ivresse du droit individuel affranchi de toute notion positive du devoir, ne reconnaissant théoriquement pour limite ni le droit de Dieu, ni le droit social, ni même le droit d’autrui ; c’est une haine funeste pour toute règle intérieure, pour tout frein religieux, pour tout lieu moral. L’homme a commencé d’abord par s’affranchir du frein religieux, du frein moral, et il a imaginé marcher dans les vraies routes de la liberté ; seulement il ne s’est point aperçu que plus cet affranchissement intérieur était complet, plus il rendait nécessaire, si la société voulait vivre, le développement d’une autorité publique capable de suppléer à la discipline religieuse et morale par la discipline extérieure. Qu’est-il sorti de là ? Il en est résulté ce singulier état de choses où l’on peut paisiblement et librement nier Dieu, démontrer que les vertus les plus pures sont la plus ridicule des chimères, disserter sur les moyens de perfectionner le mariage et la famille, et où cinq hommes ne peuvent s’assembler sans une autorisation de la police, où vous risquez, faute d’un passeport et avec un peu de malheur, d’être conduit de brigade en brigade d’un bout du pays à l’autre, où chacun de vos actes est visé, timbré, paraphé pour l’édification des pouvoirs, qui ont d’ailleurs grande raison à l’heure où nous sommes. D’où il suit que le despotisme politique est la conséquence essentielle des révolutions. Et ne dites point que si elles suivaient leur cours, si elles se conformaient à leur principe, il en serait autrement, parce que les révolutions sont les seules époques où la dictature soit dans l’air en quelque sorte, et les révolutionnaires ne sont point les derniers à la revendiquer, l’histoire et les conjonctures présentes l’attestent. Le fondement des erreurs de tous les révolutionnaires, dit M. Donoso Cortès, c’est qu’ils ne savent pas quelle est la direction de la civilisation et du monde, ils croient que le monde et la civilisation progressent quand ils reculent, — et l’auteur développe avec une étrange éloquence cette coïncidence de l’accroissement de la répression politique avec l’affaiblissement de la répression religieuse intérieure ; il montre, selon son expression, le thermomètre politique s’abaissant ou s’élevant dans la même proportion où le thermomètre religieux s’élève ou s’abaisse. Il suit l’histoire de période en période, d’abord à travers l’antiquité, où, la répression religieuse intérieure n’étant point connue, le pouvoir monte jusqu’à la tyrannie, — puis à travers les temps apostoliques, où, cette répression nouvelle étant encore dans toute sa puissance, les premières sociétés chrétiennes ont à peine besoin d’un gouvernement, et enfin il conduit son parallélisme jusqu’à nos origines plus modernes.

«… Arrivent les temps féodaux, dit-il ; la religion a toute sa force encore, mais elle commence à être viciée par les passions humaines. Qu’arrive-t-il alors dans le monde politique ? C’est que déjà un gouvernement réel et effectif est nécessaire, mais il suffit du plus faible de tous, et ainsi s’établit la monarchie féodale, la plus faible de toutes les monarchies. Suivez encore ce parallélisme : survient le XVIe siècle ; à cette époque, avec la réforme, avec ce scandale politique et social autant que religieux, avec cet acte d’émancipation intellectuelle et morale des peuples, coïncident les institutions suivantes : en premier lieu, à l’instant, les monarchies de féodales se font absolues. Vous croirez peut-être que c’est tout ; un gouvernement, que peut-il être de plus qu’absolu ? mais il était nécessaire que le thermomètre politique montât encore parce que le thermomètre religieux continuait à baisser, et l’institution des armées permanentes se produisit. Ainsi vous voyez qu’au moment même où la répression religieuse baisse, la répression politique monte à l’absolutisme et le dépasse ; il ne suffisait pas aux gouvernemens d’être absolus, ils demandent encore un million de bras ; malgré cela, il était nécessaire que le thermomètre politique montât encore, parce que le thermomètre religieux continuait à baisser, et quelle nouvelle institution fut créée ? Les gouvernemens dirent : — Nous avons un million de bras et ils ne nous suffisent pas, nous avons encore besoin d’un million d’yeux ; — et ils eurent la police. Ce ne fut point assez, parce que le thermomètre religieux baissait toujours, et les gouvernemens à ce qu’ils avaient déjà ajoutèrent la centralisation administrative, par laquelle arrivent à eux toutes les réclamations et toutes les plaintes. Malgré tout cela, le thermomètre politique devait monter encore, le thermomètre religieux continuant à baisser. Les gouvernemens dirent : Il nous faut plus encore, il nous faut le privilège de nous trouver partout en même temps, et ce privilège, ils l’eurent par le télégraphe Tel était, messieurs, l’état de l’Europe et du monde, quand le premier bruit de la révolution de février est venu nous annoncer qu’il n’y avait point assez de despotisme dans le monde, parce que le thermomètre religieux était descendu au-dessous de zéro. Eh bien ! messieurs, de deux choses l’une : ou une réaction religieuse est prochaine, et alors vous verrez comment, le thermomètre religieux remontant, commencera à descendre naturellement, spontanément, sans nul effort, le thermomètre politique jusqu’à signaler le jour heureux de la liberté des peuples. S’il n’en est point ainsi, si la répression religieuse s’affaiblit encore, je ne sais où nous irons, et je tremble en y pensant… Je dis que tous les despotismes seront peu de chose : c’est mettre le doigt dans la plaie, messieurs ; c’est la question de l’Espagne, la question de l’Europe, la question du monde et de l’humanité. Considérez une chose : dans le monde antique, la tyrannie fut féroce et destructive, et cependant cette tyrannie était limitée physiquement, parce que tous les états étaient petits et que les relations internationales étaient presqu’impossibles. Aussi n’y eut-il point de tyrannie sur une grande échelle dans l’antiquité, si ce n’est une seule, celle de Rome. Combien les choses sont changées ! messieurs, les voies sont préparées pour une tyrannie gigantesque, colossale, universelle. Examinez bien : il n’y a point de résistances physiques ni morales, — physiques, parce que, avec les bateaux à vapeur, les chemins de fer et le télégraphe électrique, il n’y a ni frontières, ni distances ; morales, parce que tous les esprits sont divisés, tous les patriotismes sont morts. — Dites-moi si j’ai ou non raison quand je me préoccupe de l’avenir du monde ; dites-moi si, en traitant cette question, je traite la vraie question ?… »

À quoi reviennent ces paroles ? À cet autre mot de De Maistre : « Il faut purifier les volontés ou les enchaîner. » Qu’on ne dise pas que c’est du mysticisme ! C’est, sous une forme singulièrement accusée, originale, le résumé de tout ce qu’ont pensé ceux qui ont médité sur les révolutions et en ont sondé le mystère. Une étude rationnelle conduit aux mêmes conclusions morales. Souvenez-vous de ce que disait Burke dans sa Lettre à un membre de l’assemblée nationale, en 1791 : « Les hommes sont en état de jouir de la liberté civile exactement dans la même proportion où ils sont disposés à contenir leurs passions par les liens de la morale, dans la même proportion où leur amour pour la justice est supérieur à leur cupidité, où la justesse et la solidité de leur entendement sont au-dessus de leur vanité et de leur présomption, dans la même proportion où ils sont prêts à préférer les conseils des bons et des sages à la flatterie des fripons. La société ne peut subsister s’il n’existe pas quelque part un pouvoir qui restreigne les volontés et les passions individuelles, et moins ce pouvoir a de force dans l’intérieur de la conscience des hommes, plus en faut-il à celui qui leur est étranger. » Ce n’est point le hasard qui me faisait rapprocher ces esprits divers, ces observateurs des révolutions. Burke. De Maistre, M. Donoso Cortes, qui, avec des caractères de talent bien distincts, se rejoignent parfois dans les mêmes pensées.

Ceci est, si je puis ainsi parler, le côté intérieur, organique des révolutions énergiquement analysé par M. Donoso Cortès. Veut-on saisir un autre de leurs aspects, le côté extérieur ? Veut-on les voir dans l’influence qu’elles exercent sur les relations générales des peuples, sur l’état de l’Europe, sur l’attitude particulière de chaque pays dans le drame contemporain ? L’orateur espagnol embrasse cet ensemble de la situation européenne en plongeant, selon sa coutume, aux extrémités de l’horizon, en scrutant le sens final de ces mouvemens dont le plan mystérieux est peut-être près d’éclater à tous les regards ; l’auteur de Pie IX du moins n’hésite pas à l’indiquer. Dans ce palpitant débat des destinées de notre vieux monde, la France n’a point le beau rôle, la France n’a pas de bonheur avec M. Donoso Cortès ; il la voit dans ses mauvais jours ; il la montre, — je voudrais pouvoir dire avec injustice, — livrée à une débilité chronique, avec des traditions rompues et une politique nouvelle qui n’existe pas, sans amis et sans desseins, « La France, dit-il dans son discours du 30 janvier 1850, était, il y a peu de temps encore, une grande nation ; aujourd’hui, elle n’est pas même une nation, elle est le club central de l’Europe. » L’Allemagne ! l’auteur la représente, en quelques traits, transformée en chaos, s’agitant dans sa fourmilière de questions politiques, religieuses, nationales, cachant dans ses forêts noires les maîtres de l’athéisme, « les pontifes du socialisme, » dont nous n’avons que les disciples, et l’Italie que les séides. L’Angleterre ! M. Donoso Cortès signale généreusement l’égoïsme de ce grand peuple qui, du sein de son calme, encourage chez les autres ou laisse encourager en son nom l’esprit révolutionnaire. Quant à la Russie, la marche ascendante de sa puissance n’échappe pas à l’œil du clairvoyant publiciste ; il est de ceux qui depuis long-temps ont pressenti les destinées de cet étrange empire, à qui tout a réussi depuis un siècle, à qui tous les démembremens de peuples, tous les cataclysmes de l’Europe, ont porté quelque accroissement. La prépondérance actuelle de la Russie n’est que la conséquence d’une politique déjà presque séculaire. Ce n’est point, aux yeux de M. Donoso Cortès, que la Russie souhaite une guerre immédiate pour confirmer et étendre encore cette prépondérance ; l’heure serait trop défavorable pour elle. Elle aurait à lutter contre les races allemandes représentées par la Prusse, contre les races latines représentées par la France, contre la race anglo-saxonne représentée par l’Angleterre, et peut-être le résultat serait-il alors de la rejeter tiers l’Asie. L’heure où cette guerre deviendra imminente et nécessairement favorable à la Russie sonnera pourtant, mais dans quelles conditions ?


« Il faut, premièrement, dit M. Donoso Cortès, que la révolution, après avoir dissous la société en Europe, dissolve les armées permanentes ; secondement, que le socialisme, en dépouillant les propriétaires, éteigne le patriotisme, parce qu’un propriétaire dépouillé n’est plus patriote, il ne peut pas l’être ; quand la question se pose de cette manière suprême et terrible, il n’y a plus de patriotisme dans l’homme. Troisièmement, il faut que s’achève cette entreprise de la confédération de tous les peuples slaves sous l’influence et le protectorat de la Russie. Alors, quand les armées permanentes auront été dissoutes par la révolution en Europe, quand tout patriotisme aura été éteint par les révolutions socialistes, quand, à l’orient de l’Europe, se sera réalisée la grande confédération des peuples slaves, quand, dans l’Occident, il n’y aura que deux armées en présence, celle des spoliateurs et celle des spoliés, alors sonnera à l’horloge des temps l’heure de la Russie ; alors le monde assistera au plus grand châtiment dont l’histoire conserve le souvenir, et ce châtiment terrible sera celui de l’Angleterre : ses navires ne lui serviront de rien contre l’empire colossal qui d’une main touchera à l’Europe et de l’autre à l’Inde ; elle tombera vaincue, et son dernier en retentira au pôle. Ne croyez pas, messieurs, que les catastrophes s’achèvent là : les races slaves ne sont pas aux peuples de l’Occident ce qu’étaient les races germaniques au peuple romain ; non, les races slaves sont depuis long-temps en contact avec la civilisation, ce sont des races demi-civilisées. L’administration russe est aussi corrompue que l’administration la plus civilisée de l’Europe, et l’aristocratie russe est aussi civilisée que l’aristocratie la plus corrompue de toutes. Eh bien ! messieurs, la Russie, jetée ainsi au milieu de l’Europe conquise et abattue, absorbera elle-même par tous les pores cette civilisation à laquelle elle a goûté et qui la tue : la Russie ne tardera pas à tomber en putréfaction. Alors, messieurs, je ne sais quel est le remède que Dieu tient en réserve pour cette corruption universelle. »

C’est ainsi que, dans cette ardente pensée, les catastrophes s’enchaînent, les désastres politiques naissent d’un désastre moral. Tout se tient, tout se lie ; à chaque abdication de quelque loi supérieure correspond un désordre qui, en se multipliant sans cesse, finit par devenir la maladie de toute une civilisation. À ces périls et à ces maux que décrit M. Donoso Cortès, quel sera le remède ? Est-ce aux réformes économiques que l’Europe devra son salut ? Impuissant palliatif ! On a semblé imputer au publiciste espagnol une singulière opinion qui consisterait à nier l’utilité et l’efficacité de toute économie publique ; c’est se donner beau jeu pour le réfuter. Ce n’est point, selon sa propre expression, « que les gouvernemens ne doivent pas s’occuper des questions économiques, qu’il soit indifférent pour les peuples d’être mal administrés dans leurs intérêts ; » ce qu’il affirme, c’est que chaque vérité doit avoir sa place dans la hiérarchie des vérités sociales, et que la vérité économique ne vient qu’après d’autres plus essentielles. Le ministre de la dernière monarchie qui disait : Faites-moi de la bonne politique, je vous ferai de bonnes finances ! que faisait-il autre chose que constater ce caractère subalterne de la question économique ? Et le jour où les rangs ont été intervertis, où on a paru prendre assez aisément le deuil des autres vérités fondamentales pour accorder la prépondérance à la vérité économique, c’est-à-dire au soin des intérêts matériels, je vous laisse à dire quel a été le véritable vainqueur, si la route n’a point été aplanie devant le socialisme, qui, comme science, est la déification de ces intérêts. La pensée de M. Donoso Cortès n’est point autre. Si les réformes économiques sont insuffisantes, sera-ce la force qu’il faudra invoquer ? Des esprits aussi puérils que pervers s’amusent parfois à travestir ceux qui s’instituent les défenseurs du principe d’autorité en adorateurs de la force. Oui, sans doute, les armées sont aujourd’hui la sauvegarde de la civilisation, moins encore, à vrai dire, parce qu’elles sont le nombre et la force organisés que parce qu’elles sont le refuge de la discipline, de l’obéissance, de l’abnégation, de la foi au devoir, qui doublent leur ascendant dans la décomposition universelle, et rendent leur action salutaire ; mais c’est une question qu’on peut hardiment poser, de savoir combien de temps peut se prolonger cet état exceptionnel d’armées vivant par l’obéissance, la discipline, l’idée du devoir, au milieu d’une société qui continuerait à nourrir la haine de ces choses sacrées ; et si là aussi pénétrait la dissolution, ce n’est point la moralité seulement qui manquerait à la force, ce serait l’efficacité elle-même. Est-ce enfin par la vertu d’une forme particulière de gouvernement qu’elle n’a pas, que la société retrouvera soudainement la vie et la prospérité ? Pour avoir cette foi absolue, à une forme politique, y avez-vous songé ? Voici quelque soixante ans que toutes les formes de gouvernement ont été essayées, expérimentées, rejetées comme des vêtemens hors d’usage, puis reprises encore : ne vous êtes-vous point demandé si la cause de leur défaite successive ne consisterait point, par hasard, en ce qu’elles n’étaient que des formes, en l’absence de l’idée même de l’autorité effacée de l’esprit et du cœur des hommes ? Dès-lors, tout attendre de la restauration d’une forme politique pour elle-même, ce ne serait en aucune façon résoudre la question essentiellement, pas plus que de se confier indéfiniment à la sauvegarde de la force, pas plus que de parcourir l’échelle de toutes les solutions économiques, — et ceci nous ramène à ce que M. Donoso Cortès signale comme l’unique et imprescriptible remède imposé à la société moderne, si elle veut vivre, la régénération religieuse et morale. Oui, évidemment, c’est là, pour quiconque réfléchit, la condition du succès de nos tentatives de toute nature. Tant que le sentiment de cette vérité ne dominera point tous les autres dans nos intelligences et dans nos ames, les difficultés renaîtront sans cesse sous nos pas, dans les mêmes termes ; les nuages se reformeront devant nous à mesure que nous les dissiperons. Tant que la société, en chassant le scepticisme révolutionnaire de sa conscience, n’aura point remporté sur elle-même cette victoire intérieure, ses victoires sur l’ennemi extérieur ne porteront point les fruits attendus de paix et de raffermissement. «… La vérité est, dit M. Donoso Cortes, que, malgré ces victoires, qui n’ont de la victoire que le nom, le sphinx effrayant est là devant vos yeux ; la vérité est que le terrible problème est là debout, et que l’Europe ne sait ni ne peut le résoudre… » Quant au caractère même de cette réforme religieuse, il ne peut être équivoque dans la pensée de l’auteur. « C’est le catholicisme, dit-il, qui est le remède radical contre le socialisme, parce que le catholicisme est l’unique doctrine qui soit sa contradiction absolue… »

Mais cette réforme s’accomplira-t-elle ? est-elle probable ? En d’autres termes, la société actuelle est-elle destinée à périr ou à se sauver ? Ah ! c’est ici que cette noble et vigoureuse intelligence est saisie d’une sorte d’effroi devant ce mystère de l’avenir. On a vu bien des peuples déserter la foi, dit M. Donoso Cortès, on n’en a point vu y revenir d’eux-mêmes. L’auteur énumère les symptômes redoutables de notre époque ; il montre l’esprit de dissolution pénétrant chez ceux-là mêmes qui ont pour mission de le combattre, la division se mettant là où l’union devrait être la première des lois, parmi tous les partis conservateurs. « En Europe, aujourd’hui, dit-il, tous les chemins semblent mener à la perdition, même les plus opposés ; les uns se perdent en cédant, les autres en résistant. Là où la faiblesse doit être la mort, il y a des princes faibles ; là où l’ambition doit être une cause de ruine, il y a des princes ambitieux… » Et dans l’ensemble de ces symptômes et de ces faits, M. Donoso Cortès voit la confirmation palpable, contemporaine d’une philosophie terrible, — le triomphe naturel du mal sur le bien dans le monde, le triomphe du bien sur le mal étant réservé à l’action surnaturelle, personnelle de Dieu même. C’est ainsi que s’expliquent à ses yeux toutes les grandes époques historiques jusqu’à ces époques mystérieuses qui cloront les temps. Prise dans un sens absolu, cette doctrine est faite pour troubler plus d’un esprit ; on a pu se demander si elle n’aurait point pour résultat d’affaiblir encore dans l’homme l’idée de la responsabilité déjà si amoindrie, en rejetant les événemens et les catastrophes sur le compte d’une loi nécessaire, fatale, dirai-je. C’est là l’objection grave qu’on peut lui faire. Prise dans un sens plus réel, plus applicable à notre temps, quelle est la signification de cette philosophie ? Elle signifie qu’il revient périodiquement des heures dans la vie des sociétés où la lutte entre le bien et le mal prend un caractère décisif, et où l’action providentielle, intervenant pour le bien, apparaît d’une manière plus visible. La liberté humaine ne serait point atteinte ainsi dans son essence, mais elle serait mise en demeure, d’une manière solennelle, de faire un choix, de revenir au bien, dont elle a laissé s’obscurcir la notion. De quelque façon qu’on juge, au surplus, ce point des opinions de M. Donoso Cortès, ce qui n’est point douteux, c’est le caractère d’opportunité qui se manifeste dans la restauration de ces vigoureuses doctrines en leur ensemble. Il y a aujourd’hui dans l’humanité une débilitation réelle ; c’est à cet état de débilitation que répond l’idéal sévère rajeuni avec un remarquable. éclat de talent par M. Donoso Cortès : c’est la religion du devoir, de l’obéissance, du sacrifice, de l’acte, opposée à la religion du droit absolu, de la révolte, de la jouissance, de la parole énervante. Cet idéal répond au besoin d’une substance saine, fortifiante, qui épure nos ames sophistiquées en quelque sorte par toutes les passions, et ce besoin heureusement, il y a plus d’hommes qui le ressentent maintenant peut-être qu’il y a quelques années. Entre nos pensées d’alors et nos pensées d’aujourd’hui, une révolution est passée. Bien des idées n’ont-elles point été rectifiées, bien des préjugés détruits ? Bien des choses qu’on eût jugées avec indifférence, ne les voit-on pas sous un autre aspect ? La puissance des catastrophes réveille des instincts supérieurs, provoque plus d’un sincère appel à la Providence. Plus d’un esprit tourmente dans un sens religieux le mystère de nos destinées. S’il n’est point inutile de remettre souvent sous nos yeux les symptômes de décomposition qui se font jour dans notre siècle, pourquoi ne tiendrait-on pas compte également de ces symptômes meilleurs ? Si tout n’est point favorable augure à l’heure où nous vivons, pourquoi n’espérerions-nous pas, en nous faisant les serviteurs libres et soumis de la vérité et du bien, retrouver une place nouvelle dans l’ordre général de la civilisation humaine ?


CH. DE MALADE.