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Les Rustiques/Un point d’histoire

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Les RustiquesMercure de France. (p. 13-24).


UN POINT D’HISTOIRE


— Connaissez-vous Turinaz ? me demanda un jour de l’automne dernier et à brûle-pourpoint le père Milot, le cordonnier de Longeverne, tandis que je fumais une pipe près de sa banchette en le regardant tirer le ligneul.

— Turinaz, fis-je, interloqué légèrement et interrogeant à mon tour : ce n’est pas un homme du pays ?

— Mais non ! reprit mon interlocuteur : Turinaz, vous savez bien ! le Turinaz des journaux.

— Ah ! m’exclamai-je, subitement éclairé : le curé, l’évêque, l’archevêque de… de… voyons, attendez donc que je me rappelle.

— Oui ! quelque chose dans ce genre-là ! Vous ne savez donc pas ce qu’il a fait ?

— Ma foi, pour vous dire au juste… Mais il a dû avoir des histoires avec le gouvernement au moment de la séparation ou des inventaires.

— Peut-être bien !

— Ah ça ! père Milot, repris-je, est-ce que vous vous occuperiez de politique à l’heure actuelle ? Je croyais que vous vous targuiez, avec raison d’ailleurs, de n’avoir jamais fourré le nez dans ces foutaises et que vous continuiez à vous en moquer largement. Qu’est-ce qu’a donc fait Turinaz qui vous préoccupe tant que ça ?

— Mais, je n’en sais rien, et c’était précisément pour l’apprendre que je vous demandais si vous le connaissiez ; vous vivez à Paris, vous autres, vous devez être au courant de toutes ces histoires.

— J’ai peut-être connu l’affaire dans le moment où elle s’est passée, mais vous comprenez bien qu’on ne donne pas une égale attention à tout ce qu’on lit ou qu’on parcourt dans les colonnes des journaux et je m’intéresse, vous savez, beaucoup plus aux chroniques littéraires qu’aux questions de droit canon. Pourtant, si vous me mettiez sur la voie, peut-être pourrais-je me remémorer et vous expliquer tout de même…

— Et Rocafort, vous savez qui c’est ? continua le père Milot, persévérant dans la méthode socratique.

— Le nom, fis-je, ne m’est pas tout à fait inconnu, mais je n’arrive pas à fixer de façon précise à quelle occasion je l’ai entendu.

— Vous ne savez pas pourquoi il s’est engueulé avec Turinaz ?

— Ils se sont donc eng… je veux dire attrapés !

— Oui, quelque part, dans les journaux, bien sûr. Ils n’étaient pas du même avis et probablement pas du même bord.

— Les polémiques naissent habituellement dans ces circonstances-là, fis-je remarquer judicieusement, mais je crois pourtant bien me souvenir que, dans le cas qui vous préoccupe, les contradicteurs devaient être tous deux catholiques, apostoliques et romains, sans toutefois que je puisse préciser au juste ce que fait Rocafort.

— Alors, je n’y comprends plus rien du tout. Pourtant, ils se sont engueulés, ça c’est sûr ; Médée (Amédée) n’était pas saoul le jour où il m’en a parlé : il n’était que neuf heures du matin.

— Eh bien, si Amédée vous a raconté la chose, vous savez tout et c’est vous qui allez me mettre au courant…

— Je ne sais absolument rien que ce que je viens de vous dire : Turinaz et Rocafort se sont engueulés dans les journaux ; un point, c’est tout, et j’ignore absolument pour quel motif.

Mais je me figurais que tout le monde savait ça à Paris, que toute la France s’en était émue du moment que Médée, lui-même, s’emballait avec tant de chaleur en m’en parlant.

— Y a-t-il longtemps de ça ?

— Voici deux ans bientôt, mais je ne suis pas sûr que la querelle était toute fraîche quand il m’a mis la puce à l’oreille avec cette histoire-là. Je n’ai pas pu savoir dans quel journal il l’avait lue et il se peut que ce n’ait pas été du jour ni de la veille.

— Vous ne savez pas ce qu’ils se sont reproché ?

— Ma foi non, et cela m’intrigue, je n’ai pas pu arriver à lui faire décrocher.

Vous savez comment est Médée, kifkif son frère Nastase dont je vous ai parlé et que vous connaissez bien puisqu’il est de vos bons amis.

— Anastase, mais oui, je remets toujours pour lui faire une visite ; depuis que vous lui avez prêté un de mes livres, il tient absolument à me conter les histoires amusantes de sa vie et je suis certain que je ne m’ennuierai pas le jour où j’irai, comme il me le dit lui-même, lui dévider son écheveau.

— Savoir, si ce sera drôle ! Je vous conseille toujours de ne pas vous mettre à boire pour commencer, car, dès qu’il a un verre dans le nez, il ne peut plus dire.

Sans doute, il sait toujours : il a la tête farcie de ses sujets, ses idées se pressent, il commencera dix histoires, mettra en train vingt phrases, s’embrouillera, bafouillera, recommencera, puis il vous fixera de ses yeux brillants en vous disant : vous comprenez ?

Et vous n’aurez rien compris du tout.

— Amédée, l’interrompis-je, est sans doute affligé du même défaut.

— Médée, il est encore pire que son frère. Mais, avant d’en revenir à Turinaz, il faut que je vous mette au courant du fameux discours que prononça un jour Nastase, l’après-midi de la fête patronale d’Ouvent : j’y étais.

C’est pas d’hier cette histoire-là ; faut vous dire que c’était au moment du procès de Rennes et que, dans ce petit village qui compte tout juste trente-cinq électeurs, les deux partis étaient cependant bien tranchés. Naturellement, Nastase, qui a toujours été un rouge, tenait pour la révision ; on discutait dur ; chacun avait son journal et soutenait mordicus son opinion ; ça n’empêchait pas de trinquer et de dire des blagues.

On ne parlait que de « conclusions ». Tout le monde en avait plein la bouche comme ce fameux avocat d’alors dont j’ai oublié le nom. Personne ne pouvait prononcer une phrase, dire un mot, apprécier un argument, juger un fait sans qu’aussi tôt les autres ne demandassent : « la conclusion » ?

La conclusion, naturellement, c’est que tout le monde voulait avoir raison.

Bref, Nastase, très surexcité, les yeux plus flamboyants que jamais, s’écria tout à coup en se levant : Messieurs, je demande la parole.

Vous savez que Nastase a une certaine instruction ; il a été maire d’Ouvent pendant seize ans ; il a fréquenté un peu les grosses légumes et connaît les usages parlementaires ; c’est pour ça qu’il a employé cette formule au lieu de réclamer simplement comme les autres : « Laissez-moi dire ! »

D’ailleurs il a pas mal lu, Nastase ; autrefois, avec Totome, ils passaient des soirées et des veillées à chercher des mots chics dans le petit Larousse ; il sait même du latin, ce bougre-là, et il aime à le placer dans la conversation : ecce homo, sic, eurêka, cynégétique, unguibus et rostro, high life, et bien d’autres mots encore.

Je ne crus point ici devoir détromper le père Milot au sujet de ses croyances linguistiques et il continua :

On fit silence après avoir déclaré, fort cérémonieusement, qu’on accordait la parole à Nastase, qui vida son verre et monta sur la table.

Il était en manches de chemise, comme d’ailleurs presque tout le monde, et je le verrai toujours : sa figure basanée, ses traits énergiques, ses cheveux de corbeau, ses yeux noirs lui composaient une physionomie qui avait vraiment du cachet, et il avait l’air tellement convaincu !

Chacun écoutait :

— Messieurs, commença-t-il, en étendant les bras… Messieurs, mes amis…

Une larme lui vint au bord des paupières.

— Mes chers amis, continua-t-il, écoutez-moi bien, écoutez-moi… Oui, je vais vous dire, laissez-moi vous dire… je… c’est-à-dire… n’est-ce pas… parfaitement ! Je vais vous dire… la justice !… la vérité !… vous comprenez ? Enfin, je voudrais vous faire comprendre…

Il se frappait le front de son poing fermé, ses yeux étaient des charbons ardents ; on attendait toujours ; il coupait l’air de grands gestes, reprenant : « Mes amis, mes chers amis… citoyens… » puis d’un immense mouvement de bras et branlant la tête en signe de conclusion : « Vous comprenez, n’est-ce pas ! vous comprenez bien ce que je veux dire ? »

Ce fut tout. Il se rassit secoué, vibrant d’émotion, une larme roulant dans sa moustache, au milieu des applaudissements frénétiques de ses partisans et des protestations non moins énergiques de ses adversaires.

Voilà ! Eh bien, Médée, c’est comme je vous l’ai dit, encore pis. Qu’il vous parle culture, élevage, politique ou religion, on ne comprend jamais rien : aussi je tremble quand je le vois « rappliquer » avec une paire de souliers à raccommoder ; je suis sûr d’en avoir pour deux heures, car, comme tous les bègues, il s’acharne à me faire saisir ce qu’il comprend fort bien sans doute, mais ne peut pas m’expliquer. Je me demande comment il s’est annoncé quand il est allé voir sa femme.

Un beau matin il s’est amené ici avec une paire de brodequins à recoudre ; il avait probablement lu tout fraîchement la polémique entre Turinaz et Rocafort et croyait sans doute que tout le monde était, comme lui, au courant des histoires qui mettaient en bisbille ces deux individus.

Moi, je n’en connaissais, je vous le répète, pas le premier mot quand, s’étant assis là où vous êtes, en attendant que j’aie fini son travail, car c’était pressant — c’est toujours pressant avec lui — et il avait absolument besoin de ses « croquenots » pour onze heures, il m’a dit comme ça :

— Eh bien ! qu’est-ce que tu penses des histoires de Turinaz ?

— Turinaz ? que je lui réponds.

— Oui, avec Rocafort !

— Rocafort ! fis-je, je n’en ai jamais entendu parler.

— Comment tu ne connais pas les affaires de Turinaz ?

— Ma foi non, raconte-moi voir ça.

Je pensais bien que ça devait être intéressant puisque ça l’avait si vivement excité.

— Ah ben ! mon vieux, s’exclama-t-il ; c’en est des malins tous les deux, des sacrés types et rudement instruits.

— Ah !

— Oui, des gaillards calés ! Ah, mon ami, ce qu’ils savent causer ceux-là, et écrire, et discuter !

— Qu’est-ce qu’il y a donc eu ?

— Eh bien, Turinaz, qui ne pensait pas comme Rocafort, a commencé par lui écrire… mais Rocafort l’a bien relevé. Là-dessus, Turinaz a repris et il te lui a rivé son clou carrément ; mais Rocafort ne s’est pas tenu pour battu, il lui a reprouvé qu’il avait tort et que cela ne pouvait pas s’être passé comme ça. Tu crois que Turinaz a été vaincu pour autant ? Non, mon vieux, c’est un malin, et il lui a répondu, si tu savais ce qu’il lui a bien répondu. Ce que c’est tout de même que d’avoir de l’instruction ! Un type comme toi ou moi, mon vieux, nous aurions été bouchés à la première raison, mais… Turinaz ! jamais de la vie ; pourtant Rocafort est aussi roublard ! Ah ! cré nom de nom !

— Enfin, tu ne me dis pas pour quelle affaire ils se sont pris de bec ; c’est pas pour des histoires de femme !

— Tu vas comprendre : Turinaz, qui est un type calé en fait de religion, voulait que ça soit d’une certaine façon, mais Rocafort…

— Je ne comprends rien du tout !

— C’est pourtant bien simple, écoute-moi. Quand Turinaz a eu commencé, Rocafort a répondu…

— Il a répondu à quoi ?

— Tu ne me laisses pas dire non plus. Je te dis que Turinaz… Mais bon dieu ! ce que Rocafort lui en a bien bouché un coin ! tout de même, Turinaz…

Et vous ne me croirez pas si vous voulez, mais je vous jure sur la tête de ma belle-mère que c’est aussi vrai que me voilà : pendant trois heures d’horloge, jusqu’à midi sonnant, ce sacré type m’a tenu la jambe avec les démêlés de Turinaz et de Rocafort, et j’ai eu beau essayer de le faire accoucher, de le mettre sur la voie, d’obtenir un mot qui m’aurait permis de deviner de quoi il s’agissait et où, et quand, et comment ; pas moyen, vous m’entendez, pas moyen !

Il était là : mais Turinaz !… mais Rocafort !… s’arrêtait, réfléchissait, poussait un grognement d’admiration, louait Turinaz en brandissant une pantoufle, puis au moment où j’espérais lui tirer un mot enfin d’explication, se réemballait sur les arguments de Rocafort, s’exclamait encore, et, revenant aux raisons de l’adversaire, repartait de plus belle : pourtant ce sacré Turinaz !… tout de même ce Rocafort !

Et je n’y ai rien, rien, rien compris du tout sinon que deux hommes qui s’appelaient Turinaz et Rocafort se sont engueulés dans les journaux, je ne sais trop quand, probablement au sujet de la religion.

Vous me direz que c’est aussi bête de s’attraper pour ça que pour autre chose. Sans doute ! Mais moi, intrigué par cette mystérieuse affaire, j’ai voulu savoir.

J’ai interrogé les clients, les amis qui viennent à la maison faire la causette : nul n’a rien pu dire à ce sujet ; j’ai demandé à Nastase, qui ne se souvenait pas non plus. Le gamin de Médée est venu ici quelques jours après et je n’ai pas manqué de le questionner à son tour :

— Eh bien ! ton père discute-t-il toujours au sujet de Turinaz ?

— Mon papa ne s’est disputé avec personne ces temps-ci, m’a-t-il répondu.

Je n’ai pas été trop étonné, car il ne doit guère parler de politique chez lui, surtout à ses gosses. Mais au pays il y a des gens qui lisent les journaux : le maître d’école, le brigadier forestier, le maire : je leur ai demandé de me renseigner parce que, à la fin des fins, je me demandais si Turinaz et Rocafort avaient vraiment existé. Ils avaient bien entendu parler vaguement autrefois de ces deux citoyens-là, mais ne savaient plus au juste au sujet de quoi. Le curé, peut-être, aurait pu me donner le fin mot de cette histoire, mais il est vieux, ne sort guère de chez lui, et comme je ne suis pas un de ses clients les plus assidus, je n’ai pas osé aller le déranger.

Il faut, à mon avis, que ce sacré bougre de Médée soit tombé sur un ancien journal dont il n’aura pas regardé la date et qu’il m’ait raconté comme étant du neuf une vieille affaire, car c’est un garçon qui ne rit pas, lui, et qui n’a jamais eu l’idée de jouer une farce à un voisin ou à un ami.

Je me suis dit : quand not’ Parisien s’en viendra, je lui demanderai et il m’expliquera, lui qui sait tout. Mais voilà que vous non plus vous ne pouvez rien me dire de sûr ni de précis. C’est malheureux !

— Ah, termina-t-il, un peu mélancoliquement, je vois qu’il faut que j’en fasse mon deuil et que je ne saurai jamais pourquoi Turinaz et Rocafort se sont engueulés dans les journaux.