Un prêtre marié/VIII

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Alphonse Lemerre (tome 1p. 126-152).

VIII


C ependant, en remontant avec Calixte les routes par lesquelles, depuis qu’il l’aimait, il avait tant de fois passé seul, Néel se taisait, délicieusement opprimé par ce bras nu qui lui appuyait sur tout son être un bonheur difficile à porter. Sombreval et Calixte pouvaient croire que le silence de ce jeune homme si résolu, il n’y avait qu’un moment, cachait une délicatesse, et qu’il avait l’embarras généreux de la scène à laquelle il avait mis fin. Pour lui encore plus que pour eux, ils évitaient donc toute allusion à cette scène douloureuse.

Mais qu’est-il besoin de paroles quand le cœur est plein ? La reconnaissance infusait son accent profond dans tous les mots prononcés par le père et la fille, en causant des choses les plus indifférentes — de la splendeur du jour ou de la beauté du paysage — avec ce jeune homme inconnu encore, leur ennemi naguère, comme cette foule à laquelle il venait de si noblement s’imposer.

Mais cette reconnaissance devait être inutile… du moins pour le bonheur de ce jour-là. La passion de Calixte n’était pas finie. Avant de rentrer au Quesnay, elle devait, sur cette voie où elle marchait délivrée, entre son jeune sauveur et son père, essuyer encore une injure — plus sanglante que les autres — un de ces outrages aussi impossibles à punir qu’à éviter !

Il était à peu près midi, lorsque Néel, Calixte et Sombreval débouchèrent, par une montée douce, du chemin couvert, sur une espèce de butte qu’on appelle le mont Saint-Jean dans le pays, et d’où l’on embrassait, un peu plus bas dans la vallée, le Quesnay, avec ses bois et son étang conique qui, de loin, sous sa mousse et son fucus verdâtre, ressemblait plus à une pièce de gazon qu’à une pièce d’eau. Moi qui vous raconte cette histoire, que de fois j’ai passé par là, mais j’y ai cherché en vain le Quesnay, au toit d’ardoise, et ses bois tombés ! Tout cela n’existe plus ! Il n’y reste que le long étang qui n’a plus figure d’eau ni de gazon, mais de marécage — immonde lagune où veillent les crapauds !

Quand les Sombreval atteignirent cette butte aride et poussiéreuse, il faisait redoutablement chaud sur son sommet, calciné par le soleil depuis le matin. La chaleur était lourde. Le soleil, au plus haut point de sa course, dardait d’aplomb sur cette butte chauve, toute semblable à l’écaille rugueuse d’une vieille tortue. L’air embrasé paraissait blanc. La terre bouillait. Le silence du dimanche planait sur ces campagnes accablées ; et dans cette somnolence du midi, où les bœufs dorment dans l’ombre raccourcie des haies, on n’entendait que le bourdonnement aigu de la vêpe (comme ils nomment la guêpe en Normandie), ou le cri strident de la cigale, dans le sillon.

— Il faut se hâter de descendre cette butte — dit Sombreval, qui venait d’étendre une ombrelle sur la tête de sa fille et qui lui épargnait ainsi la peine de la porter — nous retrouverons de l’ombre en bas. Hâtons-nous, mon enfant. Ce soleil à rendre fou pourrait te faire mal.

Néel pressa le pas, mais Sombreval n’avait pas achevé de parler qu’un spectacle, qui devait remuer toutes les pitiés du cœur de Calixte, les arrêta court tous les trois, malgré la chaleur.

Au point le plus élevé et le plus pelé du mont Saint-Jean, tombée plutôt qu’assise sur une pierre, comme si le soleil lui avait donné ce coup terrible dont parlait Sombreval, et qui peut produire la folie ou l’apoplexie foudroyante, une femme, une mendiante, une masse humaine gisait terrassée, n’ayant, sans doute, pas eu la force de faire dix pas de plus pour gagner le chemin couvert. Cette mendiante, d’une vieillesse qu’il n’était plus possible d’apprécier (Jeanne Roussel disait d’elle : « Je l’ai vue toujours vieille, et je ne suis pas d’hier non plus ! »), était une des pauvresses du bourg de S… lesquelles allaient tracher[1] leur vie (comme elles parlaient) dans les campagnes voisines du bourg. Elle s’appelait Julie la Gamase.

La fatigue, la chaleur, la poussière, l’accablement, surajoutés à sa décrépitude et à sa misère, la rendaient affreuse et lamentable. La sueur trempait, comme si on l’eût retiré du puits, son pauvre bonnet en lambeaux, plaqué de travers sur sa tête branlante. Assise, ou plutôt couchée, le dos appuyé à son bissac, assez plein ce jour-là pour la soutenir contre un repli de terrain, elle figurait, dans ses haillons enflés par sa chute autour d’elle, un monceau de guenilles, que le premier vent, qui se mettrait à souffler, emporterait. Quand elle était debout, sa taille était courbée comme une faucille, et le temps, qui bouffonne avec ses ravages et nos infirmités, avait pris plaisir à la tordre en un Z bizarre. Elle était si déjetée que, sans sa béquille, elle aurait pu choir en avant et se serait brisé le visage.

Caché d’ordinaire par l’inclinaison de son corps, redressé et tiré en arrière par la pesanteur du bissac, ce visage devenu hideux se voyait en plein, dévoré par ce soleil féroce qui le mordait, comme un chien enragé, qui passe, mord dans un tas d’os, au bord d’un chemin ! Ruisselante, gonflée, luisante, prête à se fendre sous l’action de l’horrible infiltration sanguine qui y ramenait pour un instant les forces de la vie exaspérée, on n’aurait guère reconnu dans cette face, tuméfiée et violâtre, la pelote de rides et les chairs terreuses qui avaient d’habitude la couleur grise et les plis d’une pomme de reinette, oubliée pendant des années sur la planche pourrie d’un fruitier. Cette femme, ou plutôt ce reste de femme allait-il mourir sur cette butte ? Elle soufflait comme une cornemuse. Était-ce le râle de l’agonie ? Ses yeux, injectés et déjà blancs, avaient la stupidité d’un être désorganisé, près de se dissoudre.

— Ô mon Dieu ! elle va expirer, la pauvre femme ! — s’écria Calixte en s’approchant d’elle. Et, comme, après Dieu, elle croyait à la puissance de son père : — Mon père, dit-elle, empêchez-la donc de mourir !

Rapide comme l’éclair, Sombreval donna l’ombrelle à Néel, qui la tint sur la tête bien-aimée ; puis, de ses deux larges mains, il haussa et affermit la mendiante sur sa sacoche. Il prit dans un étui de chagrin qu’il portait toujours un petit flacon rempli de cette essence qu’il avait composée. Il en frotta les tempes de la vieille et il attendit deux secondes, mais elle ne remua pas !

— Je pourrais la saigner, fit-il, en consultant les artères, mais elle est ruinée de vieillesse. Et, d’ailleurs, qui sait ? les mendiants de ce pays ne meurent pas de faim ! qui sait ce qu’elle a bu et mangé ce matin dans les fermes ? L’estomac est tendu, ajouta-t-il en passant la main sous les haillons de cette créature, rongée peut-être par la vermine… Mais le savant en lui avait tué le dégoût. Il s’était colleté depuis longtemps avec toutes les substances et il ramenait tout à quelques gaz !

— C’est Julie la Gamase du bourg de S…, dit Néel, je la reconnais. Vous ne risqueriez pas grand’chose de la saigner, monsieur Sombreval. C’est une mendiante sobre.

— Possible ! répondit-il : mais je ne suis pas un vieux chimiste pour rien, jeune homme, et je crois plus à l’efficacité de mes essences qu’à la vertu du baume d’acier.

Et desserrant la bouche contractée de la vieille, il insinua plusieurs gouttes de son élixir dans cette bouche livide, qui semblait un trou dans du limon.

Palpitante d’émotion et d’anxiété, Calixte avait pris l’ombrelle à Néel et l’étendait sur la vieille femme.

— Ma divine enfant — dit Sombreval en relevant la tête, et ses deux yeux noirs s’humectèrent — si je tremble pour toi, je ne verrai plus rien à ce que je ferai.

— Eh bien ! mon père, je garde l’ombrelle. N’aie pas peur ! — fit-elle avec une expression d’enfant surpris, naïve et charmante.

— Tenez ! dit cet homme qui pensait à tout, en poussant ces deux beaux jeunes gens l’un à côté de l’autre, — mettez-vous tous deux là. Votre ombre tombera sur la vieille, et ta tête chère, à toi, sera à l’abri de cet épouvantable soleil.

Il recommença l’expérience de son élixir, mais pour cette fois elle fut heureuse. La vieille pauvresse fit un mouvement. Ses yeux perdirent leur expression spasmodique. Ils roulèrent sous la paupière redevenue mobile, et deux prunelles rousses, encore hébétées, mais où la vie revenait, apparurent.

— Elle est sauvée, dit Sombreval, mais il était temps ! Deux minutes plus tard, la congestion était complète.

Le visage violacé avait perdu sa couleur âpre. Il était devenu plus pâle et le sang accumulé reprenait cours. Les yeux de la vieille étaient fixes, mais l’hébétement qu’ils exprimaient s’effaçait peu à peu et ils s’emplissaient d’intelligence. Ils regardaient les choses, et ils s’y réaccoutumaient.

— Eh bien ! la mère, comment vous trouvez-vous ? fit Sombreval.

Elle ne lui répondit pas. On voyait qu’elle cherchait ses idées et ses souvenirs, troublés par son évanouissement et sa chute. Ses lèvres remuaient et prononçaient à mi-voix des paroles inintelligibles d’abord et qui devinrent bientôt moins confuses.

Aga[2] ! disait-elle, v’là le grand jour ! quelle heure est-il donc ? Faut que j’aie trop dormi. Hier j’étais si lasse ! C’est lundi c’matin, et j’arriverai trop tard ès Hauts-Vents, pour le sûr. C’est à si bonne heure qu’ils font leur charité chez les Golleville ! Dès dix heures, la porte est fermée, et les traînards s’appellent Goûte-de-Rien.

Mais quand son regard se fut un peu raffermi : — Que j’sis bête ! reprit-elle. J’me craiyais sur ma paillasse, et me v’là par terre… Où que j’sis donc ? Mais c’est le mont Saint-Jean. V’là le chemin de l’église ! C’est cet’ butte maudite que j’ai grimpée à force d’ahans et qui m’a tuée de lassitude… Eh ! mais, j’étais donc évanie ?

— Oui, vous étiez évanouie, bonne femme, répondit Sombreval. Le soleil vous avait frappée sur la tête. Ce ne sera rien ; reprenez courage. Vous pourrez marcher tout à l’heure et vous en venir au Quesnay, qui n’est pas bien loin, avec nous.

— Au Quesnay ! qu’est-ce qui a parlé du Quesnay ? s’écria-t-elle en faisant un effort vain pour se redresser. Il n’y a plus de Quesnay pour les pauvres du bon Dieu maintenant. C’est une maison morte. J’passons tous à la grille sans p’us y regarder que si le château s’était effondré dans l’étang. Ne disent-ils pas que c’est Jean Gourgue Sombreval qui l’a acheté et qui y demeure avec une fille à li — une jeunesse !

— Oui, c’est Sombreval, la vieille, dit-il à son tour, mais avec une rondeur presque cordiale, — c’est Sombreval qui peut vous venir en aide et vous donner, quand vous y viendrez, un bon morceau de pain.

— Je ne veux point de son pain ! répliqua-t-elle d’une voix plus élevée, — et la haine, qui commençait à se remuer à travers tous ces souvenirs dégourdis, redonna toute leur lucidité aux prunelles fauves de ses yeux roux. — Du pain de Jean Sombreval ! les chiens eux-mêmes n’en voudraient pas. C’est bon pour des porcs et pas pour des chrétiennes ! J’aimerais mieux crever de faim devant sa porte que d’en ramasser une seule miette. Il a trahi Dieu. C’est un Judas ! La chaudière de l’enfer bout pour lui. C’est un ancien prêtre. Il y a pus de vingt ans que je l’ai vu donner la communion dans l’église de Taillepied… Dans ce temps-là, il passait pour un saint et mangeait des boisseaux d’hosties, mais il est tombé comme Lucifer et il s’est joint à une fumelle[3]. Il s’est aretiré[4] au château des Du Quesnay, — car nous sommes dans un triste temps où les domestiques ont chassé de chez eux les maîtres, — et j’ai ouï dire qu’il y vivait avec sa génisse, — cette honte vivante, sortie de son flanc… — Et tout à coup, comme elle le fixait en parlant, quelque éclair de cette mémoire endormie qui, chez les vieillards, sait se réveiller à ses heures, passa sans doute sur l’homme qu’elle avait devant elle et l’illumina :

— Mais, — dit-elle en se fronçant et se hérissant, comme si elle eût vu un reptile, — c’est-y pas vous qui seriez l’abbé Sombreval ?

Lui, qui retrouvait dans cette créature sur le bord de sa tombe et qu’il venait d’arracher à une mort certaine, l’indignation universelle, sous sa forme la plus repoussante, la plus cruelle et la plus aveugle, avait croisé ses deux bras, et il regardait la vieille femme, avec le sourcil impartial et profond de l’observateur. Il était le seul qui fût froid en entendant Julie la Gamase. Quant à Néel, il avait senti le long de ses nerfs le frissonnement de Calixte — de Calixte qui ne pouvait pas être plus pâle, mais sur les pommettes de laquelle la honte appuyait la tache rouge de ses doigts ardents.

— Oh ! — dit-elle d’une voix qui aurait attendri les pierres de cette butte, si elles l’avaient entendue, — priez pour le père et la fille, pauvre femme, au lieu de les maudire !

Et, faisant le bien pour le mal, selon le précepte du divin Maître, elle jeta sa bourse dans le tablier de la vieille, en se détournant pour cacher les pleurs qu’elle avait dans les yeux.

Mais cette aumône pour un outrage fut la goutte d’huile sur le feu du brasier.

— Ah ! c’est donc toi qui es la fille au prêtre ! — fit la Gamase au dernier degré de la furie. Mais t’ai-je demandé quelque chose ? t’ai-je tendu la main ? Tiens, vois-tu ? je crache sur ton aumône ; j’aimerais mieux me couper la main ou la voir tomber à mes pieds desséchée, que de la tendre à une fille de l’enfer comme toi !

Et la malheureuse ajouta le geste aux paroles ; elle cracha sur cette bourse que lui avait jetée une charité suprême, et elle la lança à Calixte, heureusement d’une main faible, car elle aurait pu la blesser, si elle l’avait atteinte.

— Calixte, dit tristement le père, tu m’as fait sauver la couleuvre, et elle s’est remise à siffler ! C’était juste. Mais ne restons pas ; viens, ma fille !

Et il l’entraîna.

Néel allait les suivre… il revint et fit deux pas vers la mendiante :

— Julie la Gamase, lui dit-il, vous êtes une méchante et une ingrate qui mériteriez…

Il avait fait un geste — puis sa colère s’éteignit en voyant cette misère, cette décrépitude, ce cloporte humain, roulé à ses pieds, qu’il pouvait, sans honneur, écraser.

— Dites donc ce que je mérite, monsieur Néel ! — fit-elle impénitente et implacable, avec une ironie qui le défiait. — Je m’en vais au château de Néhou. Faudra-t-il que je dise à monsieur votre père avec qui que je vous ai rencontré ?

Le nom de son père atteignit Néel à l’endroit sensible, mais il ne répondit pas. Il emporta le coup et rejoignit les Sombreval.

— Cette femme est à moitié folle, dit-il. Et, en effet, la rage de Julie la Gamase s’était exaltée jusqu’à la folie. En descendant la butte, ils l’entendirent encore qui parlait seule et leur jetait, d’une voix enrouée, des imprécations.

— Non, elle n’est pas folle, — répondit Sombreval, qui semblait l’absoudre, tant cet homme, devenu tout intelligence, admettait tranquillement qu’on le détestât ! Néel, qui comprenait moins que jamais pourquoi Sombreval, indépendant par la fortune, était venu volontairement acheter l’outrage en achetant le Quesnay, crut qu’il allait dire son secret, et il était curieux de l’entendre ; mais l’ancien prêtre se tut. Les âmes fortes dédaignent de parler. Calixte aussi était silencieuse. Néel partageait les tristesses de son silence. Et c’est ainsi que, livrés aux émotions de cette première journée d’une vie à trois, qui commençait sous de si tristes augures, ils arrivèrent bientôt à la grille fermée du château.

Ce jour-là donc, Néel entra au Quesnay. Il pénétra dans cette maison fermée qu’il avait contemplée si longtemps de tous les points de ces campagnes, sans savoir comment il y pénétrerait jamais. Ce qu’il y vit, ce qu’il y recueillit d’impressions nouvelles et profondes dut augmenter les proportions de son amour, comme le bois sec jeté sur le feu augmente l’étendue de la flamme. L’amour naît d’une seule chose, mais il se compose de toutes. Il ressemble à ces cheveux si fins qui, lorsqu’on les prend un à un, sont impalpables et incolores, et, lorsqu’on les réunit, font une chevelure brillante, compacte et si solide, que c’était par là qu’autrefois on liait les captives au char des vainqueurs…

Tout sublime et véhément que l’amour peut être, il n’est indifférent à aucun détail de la vie, dont il porte la couleur, ce singulier caméléon ! Le luxe et le goût dont Néel avait l’instinct et n’avait pas l’idée, et qu’il trouva sous les rideaux baissés du Quesnay, saisirent pour la première fois l’imagination de ce jeune homme qui avait quelque chose d’oriental par sa mère, et firent, dans sa pensée, comme un fond d’or à la tête byzantine de Calixte — un de ces fonds sur lesquels il allait désormais la voir toujours. Néel n’avait point quitté la tourelle, privée de ses trois sœurs abattues, qui se dressait comme un jonc brisé, perchoir de héron ou de cigogne, à l’orée des tristes marais de Néhou.

Toute son enfance s’était écoulée entre des murailles qui n’avaient plus même les boiseries de chêne dont elles avaient été revêtues et qu’on en avait arrachées pour en briser les armoiries. Rien n’était plus fièrement pauvre que cette grelottante tourelle de Néhou, au bord de sa rivière limoneuse ; et les autres châteaux des environs, à cette époque, n’étaient guère plus riches. Élevé dans un milieu de ruines, ouvrage de la Révolution, Néel ne se doutait pas des ressources infinies qu’un art qu’il ignorait pouvait tirer de la richesse. Quand il eut monté le vieux perron raffermi, il ne reconnut plus le Quesnay. Il y avait joué au volant avec les demoiselles (comme on disait des filles de l’ancien seigneur), dans un grand salon dont il se rappelait l’immense tapisserie, représentant les femmes de Darius aux pieds d’Éphestion, qu’elles prennent pour Alexandre.

Il n’avait jamais oublié comment le vent d’ouest agitait cette solennelle tapisserie, lorsque ce vent mélancolique se levait, le soir, sur la longueur assombrie de l’étang. Cette tapisserie avait été remplacée par une tenture de soie des Indes, d’un ton vert-d’eau inappréciablement doux. D’énormes camées, du plus grand prix, montés en patères, relevaient des rideaux de la même étoffe, qui tombaient, à torrents de plis, le long des hautes fenêtres cintrées. Cette couleur transparente du vert-d’eau, qui s’harmonise si bien avec les reflets cristallins des glaces, semblait avoir été calculée par le génie même de la coquetterie pour la pâleur blanche et la couleur d’or fin des cheveux de cette blonde idéale, qui n’y pensait pas ! La coquetterie, c’était le père ! c’était Sombreval.

— Toute autre femme que toi serait laide ici, avait-il dit à Calixte avec l’instinct du peintre, éveillé par l’amour.

Tout d’abord Néel s’étonna de voir dans cet ancien salon de compagnie des Du Quesnay un grand lit doré sans rideaux, à la Louis XIV, recouvert de sa couverture d’honneur : mais il comprit plus tard… et il fut attendri de cette idée, quand il trouva ce lit répété dans tous les appartements du château. Il comprit que cette fille, qu’on disait si étrangement malade, qui vivait perpétuellement entre deux évanouissements, et qu’une crise, d’un instant à l’autre, terrassait comme la foudre, devait avoir partout où tomber. Sombreval avait fait dresser des lits très bas jusque dans les vestibules. « Comme personne (croyait cet abandonné et ce méprisé du monde) ne doit mettre les pieds dans notre salon de compagnie, à nous », il l’avait arrangé uniquement en vue de celle qui devait y rester solitaire. Il en avait ouaté les murs ; orné d’une mosaïque d’or, d’agate et de porphyre, le plafond creusé en voûte, comme le couvercle de l’écrin de soie au centre duquel reposait et brillait mystérieusement sa perle malade, ainsi qu’il appelait son enfant, avec la poésie de la science, car la beauté de la perle vient, dit-on, d’une maladie, et la beauté de Calixte se redoublait de tout ce qui la faisait souffrir.

Mais la perle n’est pas plus insensible à son écrin que Calixte aux recherches du luxe dont il l’avait entourée. Comme tous ceux qui aiment avec idolâtrie, Sombreval avait voulu réaliser autour de sa fille un conte des Mille et une Nuits ; donner pour cloche à sa rose pâle une merveilleuse bulle de savon, étincelante, aérienne et solide, soufflée artistement du fuseau des fées par l’Amour.

Il avait doublé de nacre, d’opale et d’outremer les volutes moelleuses de la coquille où ce chef-d’œuvre de son cœur devait reposer, et pour cela, il avait rusé et menti, cet homme élevé entre une huche de pain noir et un lit de serge, ce paysan dégrossi qui avait quitté le manche de la charrue pour être prêtre et pour son calice de bois de la pauvre église de Taillepied ! Il s’était mis à jouer une comédie sans dénouement en affichant un goût passionné pour ces choses de la vie qu’il avait toujours dédaignées, les tentures, les meubles, les objets d’art, les bijoux et les fleurs ; et de cette manière il atteignait et enveloppait Calixte de ce luxe, étalé à dessein autour de lui, non pour lui, mais pour elle et sans qu’elle pût s’y opposer.

S’il lui avait dit que ce luxe était uniquement pour elle, et qu’il s’en souciait, lui, avec sa nature de paysan, de moine et de savant, moins que d’une pincée de la cendre de son fourneau, elle en eût repoussé la splendeur et elle aurait pris cette voix douce et grave à laquelle ce père, si tendrement esclave, ne pouvait jamais résister. Il savait la raison qui dominait l’admirable enfant, transparente, malgré son silence, comme une eau de source dont on verrait la profondeur. Sagace d’ailleurs autant qu’elle était transparente, il n’avait pas beaucoup de peine à s’expliquer pourquoi elle refusait obstinément tout ce qui eût comblé de joie les filles de son âge.

Calixte n’avait jamais voulu qu’on changeât rien à sa chambrette dont elle avait fait, après sa première communion, une vraie cellule de religieuse, dans sa virginale austérité. Seulement, s’il avait respecté cette douloureuse et généreuse fantaisie dont le sens vrai était perdu pour son grand esprit fourvoyé, il s’était promis que du moins il rachèterait une sévérité, inutile et cruelle, en forçant sa bien-aimée à vivre malgré elle dans un milieu plus doux, plus commode et plus beau.

Ce milieu serait celui de son père, devenu tout à coup un Tartuffe de magnificence dans le Quesnay restauré. Il y déploya donc ce qu’il appelait la dernière passion de sa vieillesse, — cette rage d’un luxe extérieur qu’il aimait, disait-il, — ce n’était pas sa faute ! — comme un parvenu !

Néel fut dupe de cette parole. Il prit au pied de la lettre ce mot de parvenu que s’appliquait Sombreval. Observateur de dix-huit ans, neuf à juger les hommes, il mit sur le compte d’une bonhomie originale ce qui n’était qu’une feinte de la plus inquiète des tendresses. Dès les premiers moments de leur rencontre, cet amour de père, qui débordait dans chaque mot, chaque regard et chaque geste de Sombreval, l’avait réconcilié avec la physionomie morale de cet homme, mais il ne pouvait découvrir alors ce que cet amour renfermait de trésors cachés.

Les heures qu’il passa au Quesnay ne firent que lui répéter, dans le menu des détails d’une journée tranquille, ce qu’il savait de l’affection de Sombreval pour Calixte. Cette journée, du reste, ressembla à toutes celles que nous avons passées dans une famille à la campagne, quand nous y venons pour la première fois. « Pour que le lien de l’hospitalité soit formé, — avait dit le nouveau châtelain du Quesnay, — il faut partager le pain et le sel. Restez à dîner avec nous, monsieur de Néhou ! »

Et Néel, tout en pensant aux dernières paroles de Julie la Gamase, était resté.

À cette époque et dans ce pays, on dînait à midi. Néel savait qu’on ne l’attendait pas chez son père, et nonobstant il tressaillit aux sons de la cloche de Néhou, qui frappait le coup de midi, et qu’on entendait très bien par la fenêtre ouverte. C’est que pour lui, c’était vraiment un moment solennel. Il se mettait à table chez les Sombreval ! Il allait manger avec eux ! Il s’assit entre le père et la fille, se trouvant à chaque minute plus près de ces deux êtres, dont tout aurait dû le séparer.

Il se demandait en se voyant là s’il n’était pas la proie d’un songe, mais les songes n’ont pas des contours si nets et des sensations si précises… Il ne dormait pas. C’était bien Calixte et Sombreval ! Ah ! Calixte ! il la buvait… plus que ce qu’il avait dans son verre ! Il ne perdait ni un de ses gestes ni une de ses paroles. Il les ramassait et les entassait dans son cœur comme un avare ramasse les pièces de son trésor. Il la contemplait où les femmes sont le plus touchantes, — dans les négligences de l’intimité.

En rentrant au Quesnay, elle avait ôté le long châle blanc dont elle enveloppait sa gracieuse et pudique langueur, et l’amoureux Néel put étreindre du regard cette taille longue et brisée de jeune fille malade, qui mêle aux désirs tous les frissons de la terreur.

Calixte, mieux que l’Édith d’Harold, pouvait s’appeler au col de cygne ; mais son col de cygne, à elle, avait la beauté fatale et mortelle de celui d’Anne de Boleyn, qui semblait avoir été formé pour tomber aisément sous la hache sans force d’un bourreau navré de pitié.

Comme Anne de Boleyn, Calixte pouvait faire de sa main un collier fermé à ce cou mince et flexible que Pauline Borghèse (l’idéal vivant de Canova) montre aussi dans les portraits que nous avons d’elle. La course finie, Calixte reposée avait repris toute sa pâleur. Sa robe, ses bras, son cou, son visage étaient du même blanc, profond et diaphane, et cette pâleur albâtréenne jetait dans l’amour de Néel l’inquiétude et la mélancolie.

Calixte était souffrante ; il le savait bien. Il avait ouï parler dans le pays d’une maladie nerveuse, — d’un mal inconnu, extraordinaire, un châtiment de Dieu qui accablait la pauvre fille, et quoiqu’il fût porté maintenant à croire qu’il y avait de l’exagération dans ces bruits, cependant elle était malade ; cela était évident.

Il l’avait entendu dire aussi à Sombreval, qui avait pour elle ces précautions suprêmes, plus expressives que les paroles, et cette idée qu’elle souffrait, — que Dieu peut-être l’avait condamnée à mourir, pour punir le crime de son père, — entrait comme une lame dans le cœur de Néel. Il n’avait pas (on le comprend) hasardé une question sur le mal secret de Calixte : mais c’était sans doute (pensait-il) à cause de ce mal qu’elle portait au front ce bandeau qui lui cachait presque les sourcils.

Plus poétique que savant, il s’imaginait que ce cercle de pourpre empêchait ce front délicat d’éclater sous quelque douleur. Il y attachait mille curiosités et mille rêves. Après le dîner où Sombreval montra une cordialité à pleine main avec son convive, ils allèrent se promener au jardin, et ils vinrent bientôt au bord de l’étang sur lequel flottait, oubliée, la vieille barque des Du Quesnay.

Néel demanda à Calixte si elle voulait se promener sur l’étang. Habile à manœuvrer les barques, comme tous les riverains des marais, il démarra facilement la vieille chaloupe de son ancrage ; et, après y avoir fait entrer le père et la fille, il la poussa vigoureusement, à travers les joncs, en pleine eau.

Ce fut une longue et douce promenade. La relevée était aussi belle que l’avait été le matin. Le soleil, blanc d’éclat, se teignait de l’or rêveur des après-midi. Nulle vapeur ne s’élevait entre les saules ; nul souffle, dans le calme muet des airs, ne faisait frémir leurs feuilles pâles. La barque verdie s’avançait mollement sur l’eau verte et y traçait un sillon que les fucus et les mousses séculaires, en se rejoignant derrière elle, avaient bientôt effacé.

Calixte, assise à son extrémité, semblait l’ondine de ces eaux engourdies, qui lui communiquaient leur placidité et leur somnolence. Les oiseaux, accablés par la chaleur de la saison et de l’heure, dormaient retirés dans les oseraies des rives. On n’entendait rien sous le ciel vide, pas même l’aviron de Néel, qui coupait silencieusement ces eaux pesantes, couvertes de végétations.

Ils allèrent loin du côté opposé à la route et ils ne s’arrêtèrent qu’à cet endroit du cône où se trouvait un élavare[5] d’où les eaux se précipitaient en nappe sur une pente lisse comme une ardoise, pour de nouveau reprendre, au pied de la pente, leur cours sommeillant et leur longue perspective. Arrivé à cette pente qu’une barque ne pouvait descendre sans danger, Néel retourna la sienne du côté du Quesnay et revint.

Sombreval qui, pendant le lent parcours, avait dit peu de chose, — comme si la rêverie qui avait envahi Calixte et qui s’élève toujours plus ou moins pour tous les esprits, d’une promenade sur une eau tranquille, entre deux rives solitaires, s’était aussi emparée de sa tête active, — Sombreval avait ramassé un débris de rame au fond de la barque et s’était mis à aider Néel de son bras nerveux.

Le croiriez-vous ? Avec sa force d’intelligence et de caractère, il venait d’obéir à une pensée… qui le fit sourire avec amertume, — de ce sourire qu’on a, quand on se juge soi-même et qu’on se fait un peu pitié… Calixte, qui connaissait les moindres mouvements de la physionomie de son père, oublia que l’étranger Néel était là :

— À quoi pensez-vous donc, mon père ? lui dit-elle ; vous venez de sourire de votre sourire que je n’aime pas.

Il en eut un autre pour lui répondre :

— Tu me regardais donc, ma douce fillette ! Tu n’oublies donc jamais ton père ! Oui, c’est vrai… j’ai eu une pensée absurde qui m’a poussé à prendre cette rame, et j’ai souri à cette pensée, en voyant qu’elle m’avait dominé une minute, — qu’elle avait été plus forte que moi.

— Quelle pensée, père ? fit Calixte.

— Oh ! répondit-il, une pensée ridicule, une impression de jeunesse — une sottise indigne de loger dans un cerveau passablement construit. Je puis bien te la dire, à toi qui es la raison même et… la religion aussi, — ajouta-t-il d’une voix moins assurée. — Une sainte comme toi, ma chère amour d’enfant, n’est pas superstitieuse. Je n’ai pas peur de t’inquiéter par ce qui troublerait peut-être un cœur moins ferme et moins pur que le tien. Ma Calixte n’est pas une fille comme toutes les autres, monsieur Néel. C’est ma nonpareille, à moi, comme ils disent, aux Florides, du plus charmant de leurs oiseaux !

— Ah ! père, — dit-elle modestement, — et votre pensée ?…

— La voici, fit-il, puisque tu la veux. C’était il y a bien longtemps, avant ta naissance, au moment où je commençais d’étudier et de sentir cet amour de la science qui a fait de moi… ce que je suis devenu et ce qu’il fallait bien que je devinsse, car, moi, je ne crois qu’aux instincts ! Ils expliquent tout dans la vie. Eh bien ! à cette heure-là, une femme qui avait pris soin de mon enfance et qui passait dans ce pays, ignorant et crédule, pour savoir les choses de l’avenir, me prédit que l’eau, un jour, me serait funeste, et cette rêverie de tête fêlée m’est revenue tout à coup en me voyant ici, sur cet étang, auprès de toi. J’avais oublié cette misérable circonstance. Jamais cette vision d’une femme enthousiaste et un peu folle ne s’était abattue, comme un hibou, sur ma pensée, quand nous traversions tous les deux les lacs de la Suisse, sur lesquels une ou deux fois, tu t’en souviens, nous avons essuyé presque des tempêtes, tandis que, sur cette eau morte, à ce qu’il semble, tant elle est tranquille, par ce temps d’une douceur de miel et avec un aussi bon pilote que monsieur de Néhou — fit-il en riant — l’idée de cette femme m’est tombée je ne sais d’où, et j’ai eu peur ! Oui, peur pour toi qui es plus que moi pour moi, ma chère vie, et je me suis jeté sur ce tronçon de rame, comme si tu courais un danger, comme s’il s’agissait de lutter contre l’eau, contre le vent, contre quelque chose, quand il n’y a autour de nous rien qui te menace, ma fille bien-aimée ! Voilà pourquoi tu m’as vu sourire. Je me moquais intérieurement de ma faiblesse.

— Cher père, dit Calixte touchée, ne vous moquez jamais de vos faiblesses. Elles viennent toutes de la force de votre cœur.

Néel ramait, — et tout en ramant, il écoutait ce duo paternel et filial où tremblaient, sous les mots, des sentiments sublimes qui charmaient et pénétraient d’un attendrissement ineffable l’âme de ce généreux enfant. « Ils sont tout l’un pour l’autre, se disait-il, voilà pourquoi ils s’aiment. » Et, tenté par cette belle coupe d’affection, à laquelle ils se désaltéraient, il se retenait pour ne pas leur dire : « J’en suis. Partageons même les pierres que vous jette le monde. Partageons. » Pauvre Néel ! il buvait l’amour à une source bien dangereuse ! Il pensait que l’impie Sombreval venait d’appeler Calixte une sainte, et il se persuadait que cette sainte qu’il avait vue prier à l’église le matin même et pardonner à Julie la Gamase pourrait racheter le crime de son père et le ramener au repentir. Son esprit ardent acceptait cette idée.

Quoiqu’il fût depuis bien peu de temps dans la vie de ces deux êtres si longtemps maudits, il commençait d’entrevoir la mission de vertu expiatrice que Calixte s’était donnée, et l’enthousiasme pour cette divine créature s’ajoutait à son amour pour elle et allait en faire un de ces sentiments adorables et terribles — inconnus maintenant dans les cœurs.

  1. Tracher, chercher (normand).
  2. Exclamation normande.
  3. Femelle.
  4. Retiré.
  5. Petite digue qui élève le niveau de l’eau.