La Main gauche (Ollendorff, 1899)/Un soir

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La Main gaucheOllendorff (p. 169-214).
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UN SOIR


Le Kléber avait stoppé, et je regardais de mes yeux ravis l’admirable golfe de Bougie qui s’ouvrait devant nous. Les forêts kabyles couvraient les hautes montagnes ; les sables jaunes, au loin, faisaient à la mer une rive de poudre d’or, et le soleil tombait en torrents de feu sur les maisons blanches de la petite ville.

La brise chaude, la brise d’Afrique, apportait à mon cœur joyeux l’odeur du désert, l’odeur du grand continent mystérieux où l’homme du Nord ne pénètre guère. Depuis trois mois, j’errais sur le bord de ce monde profond et inconnu, sur le rivage de cette terre fantastique de l’autruche, du chameau, de la gazelle, de l’hippopotame, du gorille, de l’éléphant et du nègre. J’avais vu l’Arabe galoper dans le vent, comme un drapeau qui flotte et vole et passe, j’avais couché sous la tente brune, dans la demeure vagabonde de ces oiseaux blancs du désert. J’étais ivre de lumière, de fantaisie et d’espace.

Maintenant, après cette dernière excursion, il faudrait partir, retourner en France, revoir Paris, la ville du bavardage inutile, des soucis, médiocres et des poignées de mains sans nombre. Je dirais adieu aux choses aimées, si nouvelles, à peine entrevues, tant regrettées.

Une flotte de barques entourait le paquebot. Je sautai dans l’une d’elles où ramait un négrillon, et je fus bientôt sur le quai, près de la vieille porte sarrazine, dont la ruine grise, à l’entrée de la cité kabyle, semble un écusson de noblesse antique.

Comme je demeurais debout sur le port, à côté de ma valise, regardant sur la rade le gros navire à l’ancre, et stupéfait d’admiration devant cette côte unique, devant ce cirque de montagnes baignées par les flots bleus, plus beau que celui de Naples, aussi beau que ceux d’Ajaccio et de Porto, en Corse, une lourde main me tomba sur l’épaule.

Je me retournai et je vis un grand homme à barbe longue, coiffé d’un chapeau de paille, vêtu de flanelle blanche, debout à côté, de, moi, et me dévisageant de ses yeux bleus :

— N’êtes-vous pas mon ancien camarade de pension ? dit-il.

— C’est possible. Comment vous appelez-vous ?

— Trémoulin.

— Parbleu ! Tu étais mon voisin d’études.

— Ah ! vieux, je t’ai reconnu du premier coup, moi.

Et la longue barbe se frotta sur mes joues.

Il semblait si content, si gai, si heureux de me voir, que, par un élan d’amical égoïsme, je serrai fortement les deux mains de ce camarade de jadis, et que je me sentis moi-même très satisfait de l’avoir ainsi retrouvé.

Trémoulin avait été pour moi pendant quatre ans le plus intime, le meilleur de ces compagnons d’études que nous oublions si vite à peine sortis du collège. C’était alors un grand corps mince, qui semblait porter une tête trop lourde, une grosse tête ronde, pesante, inclinant le cou tantôt à droite, tantôt à gauche, et écrasant la poitrine étroite de ce haut collégien à longues jambes.

Très intelligent, doué d’une facilité merveilleuse, d’une rare souplesse d’esprit, d’une sorte d’intuition instinctive pour toutes les études littéraires, Trémoulin était le grand décrocheur de prix de notre classe. On demeurait convaincu au collège qu’il deviendrait un homme illustre, un poète sans doute, car il faisait des vers et il était plein d’idées ingénieusement sentimentales. Son père, pharmacien dans le quartier du Panthéon, ne passait pas pour riche.

Aussitôt après le baccalauréat, je l’avais perdu de vue.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? m’écriai-je.

Il répondit en souriant :

— Je suis colon.

— Bah ! Tu plantes ?

— Et je récolte.

— Quoi ?

— Du raisin, dont je fais du vin.

— Et ça va ?

— Ça va très bien,

— Tant mieux, mon vieux.

— Tu allais à l’hôtel ?

— Mais, oui.

— Eh bien, tu iras chez moi.

— Mais !…

— C’est entendu.

Et il dit au négrillon qui surveillait nos mouvements :

— Chez moi, Ali.

Ali répondit :

— Foui, moussi

Puis se mit à courir, ma valise sur l’épaule, ses pieds noirs battant la poussière.

Trémoulin me saisit le bras, et m’emmena. D’abord il me posa des questions sur mon voyage, sur mes impressions, et, voyant mon enthousiasme, parut m’en aimer davantage.

Sa demeure était une vieille maison mauresque à cour intérieure, sans fenêtres sur la rue, et dominée par une terrasse qui dominait elle-même celles des maisons voisines, et le golfe et les forêts, les montagnes, la mer.

Je m’écriai :

— Ah ! voilà ce que j’aime, tout l’Orient m’entre dans le cœur en ce logis. Cristi ! que tu es heureux de vivre ici ! Quelles nuits tu dois passer sur cette terrasse ! Tu y couches ?

— Oui, j’y dors pendant l’été. Nous y monterons ce soir. Aimes-tu la pêche ?

— Quelle pêche ?

— La pêche au flambeau.

— Mais oui, je l’adore.

— Eh bien, nous irons, après dîner. Puis nous reviendrons prendre des sorbets sur mon toit.

Après que je me fus baigné, il me fit visiter la ravissante ville kabyle, une vraie cascade de maisons blanches dégringolant à la mer, puis nous rentrâmes comme le soir venait, et après un exquis dîner nous descendîmes vers le quai.

On ne voyait plus rien que les feux des rues et les étoiles, ces larges étoiles luisantes, scintillantes, du ciel d’Afrique.

Dans un coin du port, une barque attendait. Dès que nous fûmes dedans, un homme dont je n’avais point distingué le visage se mit à ramer pendant que mon ami préparait le brasier qu’il allumerait tout à l’heure. Il me dit :

— Tu sais, c’est moi qui manie la fouine. Personne n’est plus fort que moi.

— Mes compliments.

Nous avions contourné une sorte de môle et nous étions, maintenant, dans une petite baie pleine de hauts rochers dont les ombres avaient l’air de tours bâties dans l’eau, et je m’aperçus, tout à coup, que la mer était phosphorescente. Les avirons qui la battaient lentement, à coups réguliers, allumaient dedans, à chaque tombée, une lueur mouvante et bizarre qui traînait ensuite au loin derrière nous, en s’éteignant. Je regardais, penché, cette coulée de clarté pâle, émiettée par les rames, cet inexprimable feu de la mer, ce feu froid qu’un mouvement allume et qui meurt dès que le flot se calme. Nous allions dans le noir, glissant sur cette lueur, tous les trois.

Où allions-nous ? Je ne voyais point mes voisins, je ne voyais rien que ce remous lumineux et les étincelles d’eau projetées par les avirons. Il faisait chaud, très chaud. L’ombre semblait chauffée dans un four, et mon cœur se troublait de ce voyage mystérieux avec ces deux hommes dans cette barque silencieuse.

Des chiens, les maigres chiens arabes au poil roux, au nez pointu, aux yeux luisants, aboyaient au loin, comme ils aboient toutes les nuits sur cette terre démesurée, depuis les rives de la mer jusqu’au fond du désert où campent les tribus errantes. Les renards, les chacals, les hyènes, répondaient ; et non loin de là, sans doute, quelque lion solitaire devait grogner dans une gorge de l’Atlas.

Soudain, le rameur s’arrêta. Où étions-nous ? Un petit bruit grinça près de moi. Une flamme d’allumette apparut, et je vis une main, rien qu’une main, portant cette flamme légère vers la grille de fer suspendue à l’avant du bateau et chargée de bois comme un bûcher flottant.

Je regardais, surpris, comme si cette vue eût été troublante et nouvelle, et je suivis avec émotion la petite flamme touchant au bord de ce foyer une poignée de bruyères sèches qui se mirent à crépiter.

Alors, dans la nuit endormie, dans la lourde nuit brûlante, un grand feu clair jaillit, illuminant, sous un dais de ténèbres pesant sur nous, la barque et deux hommes, un vieux matelot maigre, blanc et ridé, coiffé d’un mouchoir noué sur la tête, et Trémoulin, dont la barbe blonde luisait.

— Avant ! dit-il.

L’autre rama, nous remettant en marche, au milieu d’un météore, sous le dôme d’ombre mobile qui se promenait avec nous. Trémoulin, d’un mouvement continu, jetait du bois sur le brasier qui flambait, éclatant et rouge.

Je me penchai de nouveau et j’aperçus le fond de la mer. A quelques pieds sous le bateau il se déroulait lentement, à mesure que nous passions, l’étrange pays de l’eau, de l’eau qui vivifie, comme l’air du ciel, des plantes et des bêtes. Le brasier enfonçant jusqu’aux rochers sa vive lumière, nous glissions sur des forêts surprenantes d’herbes rousses, roses, vertes, jaunes. Entre elles et nous une glace admirablement transparente, une glace liquide, presque invisible, les rendait féeriques, les reculait dans un rêve, dans le rêve qu’éveillent les océans profonds. Cette onde claire si limpide, qu’on ne distinguait point, qu’on devinait plutôt, mettait entre ces étranges végétations et nous quelque chose de troublant comme le doute de la réalité, les faisait mystérieuses comme les paysages des songes.

Quelquefois les herbes venaient jusqu’à la surface, pareilles à des cheveux, à peine remuées par le lent passage de la barque.

Au milieu d’elles, de minces poissons d’argent filaient, fuyaient, vus une seconde et disparus. D’autres, endormis encore, flottaient suspendus au milieu de ces broussailles d’eau, luisants et fluets, insaisissables. Souvent un crabe courait vers un trou pour se cacher, ou bien une méduse bleuâtre et transparente, à peine visible, fleur d’azur pâle, vraie fleur de mer, laissait traîner son corps liquide dans notre léger remous ; puis, soudain, le fond disparaissait, tombé plus bas, très loin, dans un brouillard de verre épaissi. On voyait vaguement alors de gros rochers et des varechs sombres, à peine éclairés par le brasier.

Trémoulin, debout à l’avant, le corps penché, tenant aux mains le long trident aux pointes aiguës qu’on nomme la fouine, guettait les rochers, les herbes, le fond changeant de la mer, avec un œil ardent de bête qui chasse.

Tout à coup, il laissa glisser dans l’eau, d’un mouvement vif et doux, la tête fourchue de son arme, puis il la lança comme on lance une flèche, avec une telle promptitude qu’elle saisit à la course un grand poisson fuyant devant nous.

Je n’avais rien vu que le geste de Trémoulin, mais je l’entendis grogner de joie, et, comme il levait sa fouine dans la clarté du brasier, j’aperçus une bête qui se tordait traversée par les dents de fer. C’était un congre. Après l’avoir contemplé et me l’avoir montré en le promenant au-dessus de la flamme, mon ami le jeta dans le fond du bateau. Le serpent de mer, le corps percé de cinq plaies, glissa, rampa, frôlant mes pieds, cherchant un trou pour fuir, et, ayant trouvé entre les membrures du bateau une flaque d’eau saumâtre, il s’y blottit, s’y roula presque mort déjà.

Alors, de minute en minute, Trémoulin cueillit, avec une adresse surprenante, avec une rapidité foudroyante, avec une sûreté miraculeuse, tous les étranges vivants de l’eau salée. Je voyais tour à tour passer au-dessus du feu, avec des convulsions d’agonie, des loups argentés, des murènes sombres tachetées de sang, des rascasses hérissées de dards, et des sèches, animaux bizarres qui crachaient de l’encre et faisaient la mer toute noire pendant quelques instants, autour du bateau.

Cependant je croyais sans cesse entendre des cris d’oiseaux autour de nous, dans la nuit, et je levais la tête m’efforçant de voir d’où venaient ces sifflements aigus, proches ou lointains, courts ou prolongés. Ils étaient innombrables, incessants, comme si une nuée d’ailes eût plané sur nous, attirées sans doute par la flamme. Parfois, ces bruits semblaient tromper l’oreille et sortir de l’eau.

Je demandai :

— Qui est-ce qui siffle ainsi ?

— Mais ce sont les charbons qui tombent.

C’était en effet le brasier semant sur la mer une pluie de brindilles en feu. Elles tombaient rouges ou flambant encore et s’éteignaient avec une plainte douce, pénétrante, bizarre, tantôt un vrai gazouillement, tantôt un appel court d’émigrant qui passe. Des gouttes de résine ronflaient comme des balles ou comme des frelons et mouraient brusquement en plongeant. On eût dit vraiment des voix d’êtres, une inexprimable et frêle rumeur de, vie errant dans l’ombre tout près de nous.

Trémoulin cria soudain :

— Ah… la gueuse !

Il lança sa fouine, et, quand il la releva, je vis, enveloppant les dents de la fourchette, et collée au bois, une sorte de grande loque de chair rouge qui palpitait, remuait, enroulant et déroulant de longues et molles et fortes lanières couvertes de suçoirs autour du manche du trident. C’était une pieuvre.

Il approcha de moi cette proie, et je distinguai les deux gros yeux du monstre qui me regardaient, des yeux saillants, troubles et terribles, émergeant d’une sorte de poche qui ressemblait à une tumeur. Se croyant libre, la bête allongea lentement un de ses membres dont je vis les ventouses blanches ramper vers moi. La pointe en était fine comme un fil, et dès que cette jambe dévorante se fut accrochée au banc, une autre se souleva, se déploya pour la suivre. On sentait là-dedans, dans ce corps musculeux et mou, dans cette ventouse vivante, rougeâtre et flasque, une irrésistible force. Trémoulin avait ouvert son couteau, et d’un coup brusque, il le plongea entre les yeux.

On entendit un soupir, un bruit d’air qui s’échappe ; et le poulpe cessa d’avancer.

Il n’était pas mort cependant, car la vie est tenace en ces corps nerveux, mais sa vigueur était détruite, sa pompe crevée, il ne pouvait plus boire le sang, sucer et vider la carapace des crabes.

Trémoulin, maintenant, détachait du bordage, comme pour jouer avec cet agonisant, ses ventouses impuissantes, et, saisi soudain par une étrange colère, il cria :

— Attends, je vas te chauffer les pieds.

D’un coup de trident il le reprit et, l’élevant de nouveau, il fit passer contre la flamme, en les frottant aux grilles de fer rougies du brasier, les fines pointes de chair des membres de la pieuvre.

Elles crépitèrent en se tordant, rougies, raccourcies par le feu ; et j’eus mal jusqu’au bout des doigts de la souffrance de l’affreuse bête.

— Oh ! ne fais pas ça, criai-je.

Il répondit avec calme :

— Bah ! c’est assez bon pour elle.

Puis il rejeta dans le bateau la pieuvre crevée et mutilée qui se traîna entre mes jambes, jusqu’au trou plein d’eau saumâtre, où elle se blottit pour mourir au milieu des poissons morts.

Et la pêche continua longtemps, jusqu’à ce que le bois vint à manquer.

Quand il n’y en eut plus assez pour entretenir le feu, Trémoulin précipita dans l’eau le brasier tout entier, et la nuit, suspendue sur nos têtes par la flamme éclatante, tomba sur nous, nous ensevelit de nouveau dans ses ténèbres.

Le vieux se remit à ramer, lentement, à coups réguliers. Où était le port, où était la terre ? où était l’entrée du golfe et la large mer ? Je n’en savais rien. Le poulpe remuait encore près de mes pieds, et je souffrais dans les ongles comme si on me les eût brûlés aussi. Soudain, j’aperçus des lumières ; on rentrait au port.

— Est-ce que tu as sommeil ? demanda mon ami.

— Non, pas du tout.

— Alors, nous allons bavarder un peu sur mon toit.

— Bien volontiers.

Au moment où nous arrivions sur cette terrasse, j’aperçus le croissant de la lune qui se levait derrière les montagnes. Le vent chaud glissait par souffles lents, plein d’odeurs légères, presque imperceptibles, comme s’il eût balayé sur son passage la saveur des jardins et des villes de tous les pays brûlés du soleil.

Autour de nous, les maisons blanches aux toits carrés descendaient vers la mer, et sur ces toits on voyait des formes humaines couchées ou debout, qui dormaient ou qui rêvaient sous les étoiles, des familles entières roulées en de longs vêtements de flanelle et se reposant, dans la nuit calme, de la chaleur du jour.

Il me sembla tout à coup que l’âme orientale entrait en moi, l’âme poétique et légendaire des peuples simples aux pensées fleuries. J’avais le cœur plein de la Bible et des Mille et Une Nuits ; j’entendais des prophètes annoncer des miracles et je voyais sur les terrasses de palais passer des princesses en pantalons de soie, tandis que brûlaient, en des réchauds d’argent, des essences fines dont la fumée prenait des formes de génies.

Je dis à Trémoulin :

— Tu as de la chance d’habiter ici.

Il répondit :

— C’est le hasard qui m’y a conduit.

— Le hasard ?

— Oui, le hasard et le malheur.

— Tu as été malheureux ?

— Très malheureux.

Il était debout, devant moi, enveloppé de son burnous, et sa voix me fit passer un frisson sur la peau, tant elle me sembla douloureuse.

Il reprit après un moment de silence :

— Je peux te raconter mon chagrin. Cela me fera peut-être du bien d’en parler.

— Raconte.

— Tu le veux ?

— Oui.

— Voilà. Tu te rappelles bien ce que j’étais au collège une manière de poète élevé dans une pharmacie. Je rêvais de faire des livres, et j’essayai, après mon baccalauréat. Cela ne me réussit pas. Je publiai un volume de vers, puis un roman, sans vendre davantage l’un que l’autre, puis une pièce de théâtre qui ne fut pas jouée.

Alors, je devins amoureux. Je ne te raconterai pas ma passion. A côté de la boutique de papa, il y avait un tailleur, lequel était père d’une fille. Je l’aimai. Elle était intelligente, ayant conquis ses diplômes d’instruction supérieure, et avait un esprit vif, sautillant, très en harmonie, d’ailleurs, avec sa personne. On lui eût donné quinze ans bien qu’elle en eût plus de vingt-deux. C’était une toute petite femme, fine de traits, de lignes, de ton, comme une aquarelle délicate. Son nez, sa bouche, ses yeux bleus, ses cheveux blonds, son sourire, sa taille, ses mains, tout cela semblait fait pour une vitrine et non pour la vie à l’air. Pourtant elle était vive, souple et active incroyablement. J’en fus très amoureux. Je me rappelle deux ou trois promenades au jardin du Luxembourg, auprès de la fontaine de Médicis, qui demeureront assurément les meilleures heures de ma vie. Tu connais, n’est-ce pas, cet état bizarre de folie tendre qui fait que nous n’avons plus de pensée que pour des actes d’adoration ? On devient véritablement un possédé que hante une femme, et rien n’existe plus pour nous à côté d’elle.

Nous fûmes bientôt fiancés. Je lui communiquai mes projets d’avenir qu’elle blâma. Elle ne me croyait ni poète, ni romancier, ni auteur dramatique, et pensait que le commerce, quand il prospère, peut donner le bonheur parfait.

Renonçant donc à composer des livres, je me résignai à en vendre, et j’achetai, à Marseille, la Librairie universelle, dont le propriétaire était mort.

J’eus là trois bonnes années. Nous avions fait de notre magasin une sorte de salon littéraire où tous les lettrés de la ville venaient causer. On entrait chez nous comme on entre au cercle, et on échangeait des idées sur les livres, sur les poètes, sur la politique surtout. Ma femme, qui dirigeait la vente, jouissait d’une vraie notoriété dans la ville. Quant à moi, pendant qu’on bavardait au rez-de-chaussée, je travaillais dans mon cabinet du premier qui communiquait avec la librairie par un escalier tournant. J’entendais les ; voix, les, rires, les discussions, et je cessais d’écrire parfois, pour écouter. Je m’étais mis en secret à composer un roman - que je n’ai pas fini.

les habitués les plus assidus étaient M. Montina, un rentier, un grand garçon, un beau garçon, un beau du Midi, à poil noir, avec des yeux complimenteurs, M. Barbet, un magistrat, deux commerçants, MM. Faucil et Labarrègue, et le général marquis, de Flèche, le chef du parti royaliste, le plus gros personnage de la province un vieux de soixante-six ans.

Les affaires marchaient bien. J’étais heureux, très heureux.

Voilà qu’un jour, vers trois heures, en faisant des courses, je passai par la, rue Saint-Ferréol et je vis sortir soudain d’une porte une femme dont la tournure ressemblait si fort à celle de la mienne que je me serais dit : « C’est elle ! » si je ne l’avais laissée, un peu souffrante à la boutique une heure plus tôt. Elle marchait devant moi, d’un pas rapide, sans se retourner. Et je me mis à la suivre presque malgré moi, surpris, inquiet.

Je me disais : « Ce n’est pas elle. Non. C’est impossible, puisqu’elle avait la migraine. Et puis qu’aurait-elle été faire dans cette maison ?  »

Je voulus cependant en avoir le cœur net, et je me hâtai pour la rejoindre. M’a-t-elle senti ou deviné ou reconnu à mon pas, je n’en sais rien, mais elle se retourna brusquement. C’était elle ! En me voyant elle rougit beaucoup et s’arrêta, puis, souriant :

— Tiens, te voilà ?

J’avais le cœur serré.

— Oui. Tu es donc sortie ? Et ta migraine ?

— Ça allait mieux, j’ai été faire une course.

— Où donc ?

— Chez Lacaussade, rue Cassinelli, pour une commande de crayons.

Elle me regardait bien en face. Elle n’était plus rouge, mais plutôt un peu pâle. Ses yeux clairs et limpides, — ah ! les yeux des femmes ! — semblaient pleins de vérité, mais je sentis vaguement, douloureusement, qu’ils étaient pleins de mensonge. Je restais devant elle plus confus, plus embarrassé, plus saisi qu’elle-même, sans oser rien soupçonner, mais sûr qu’elle mentait. Pourquoi ? je n’en savais rien.

Je dis seulement :

— Tu as bien fait de sortir si ta migraine va mieux.

— Oui, beaucoup mieux.

— Tu rentres ?

— Mais oui.

Je la quittai, et m’en allai seul, par les rues. Que se passait-il ? J’avais eu, en face d’elle, l’intuition de sa fausseté. Maintenant je n’y pouvais croire ; et quand je rentrai pour dîner, je m’accusais d’avoir suspecté, même une seconde, sa sincérité.

As-tu été jaloux, toi ? oui ou non, qu’importe ! La première goutte de jalousie était tombée sur mon cœur. Ce sont des gouttes de feu. Je ne formulais rien, je ne croyais rien. Je savais seulement qu’elle avait menti. Songe que tous les soirs, quand nous restions en tête à tête, après le départ des clients et des commis, soit qu’on allât flâner jusqu’au port, quand il faisait beau, soit qu’on demeurât à bavarder dans mon bureau, s’il faisait mauvais, je laissais s’ouvrir mon cœur devant elle avec un abandon sans réserve, car je l’aimais. Elle était une part de ma vie, la plus grande, et toute ma joie. Elle tenait dans ses petites mains ma pauvre âme captive, confiante et fidèle.

Pendant les premiers jours, ces premiers jours de doute et de détresse avant, que le soupçon se précise et grandisse, je me sentis abattu et glacé comme lorsqu’une maladie couve en nous. J’avais froid sans cesse, vraiment froid, je ne mangeais plus, je ne dormais pas.

Pourquoi avait-elle menti ? Que faisait-elle dans cette maison ? J’y étais entré pour tâcher de découvrir quelque chose. Je n’avais rien trouvé. Le locataire du premier, un tapissier, m’avait renseigné sur tous ses voisins, sans que rien me jetât sur une piste. Au second habitait une sage-femme, au troisième une couturière et une manucure, dans les combles deux cochers avec leurs familles.

Pourquoi avait-elle menti ? Il lui aurait été si facile de me dire qu’elle venait de chez la couturière ou de chez la manucure. Oh ! quel désir j’ai eu de les interroger aussi ! Je ne l’ai pas fait de peur qu’elle en fût prévenue et qu’elle connût mes soupçons.

Donc, elle était entrée dans cette maison et me l’avait caché. Il y avait un mystère. Lequel ? Tantôt j’imaginais des raisons louables, une bonne œuvre dissimulée, un renseignement à chercher, je m’accusais de la suspecter. Chacun de nous n’a-t-il pas le droit d’avoir ses petits secrets innocents, une sorte de seconde vie intérieure dont on ne doit compte à personne ? Un homme, parce qu’on lui a donné pour compagne une jeune fille, peut-il exiger qu’elle ne pense et ne fasse plus rien sans l’en prévenir avant ou après ? Le mot mariage veut-il dire renoncement à toute indépendance, à toute liberté ? Ne se pouvait-il faire qu’elle allât chez une couturière sans me le dire ou qu’elle secourût la famille d’un des cochers ? Ne se pouvait-il aussi que sa visite dans cette maison, sans être coupable, fût de nature à être, non pas blâmée, mais critiquée par moi ? Elle me connaissait jusque dans mes manies les plus ignorées et craignait peut-être, sinon un reproche, du moins une discussion. Ses mains étaient fort jolies, et je finis par supposer qu’elle les faisait soigner en cachette par la manucure du logis suspect et qu’elle ne l’avouait point pour ne pas paraître dissipatrice. Elle avait de l’ordre, de l’épargne, mille précautions de femme économe et entendue aux affaires. En confessant cette petite dépense de coquetterie elle se serait sans doute jugée amoindrie à mes yeux. Les femmes ont tant de subtilités et de roueries natives dans l’âme.

Mais tous mes raisonnements ne me rassuraient point. J’étais jaloux. Le soupçon me travaillait, me déchirait me dévorait. Ce n’était pas encore un soupçon, mais le soupçon. Je portais en moi une douleur, une angoisse affreuse, une pensée encore voilée — oui, une pensée avec un voile dessus — ce voile, je n’osais pas le soulever, car, dessous, je trouverais un horrible doute… Un amant !… N’avait-elle pas un amant ?… Songe ! songe ! Cela était invraisemblable, impossible, et pourtant ?…

La figure de Montina passait sans cesse devant mes yeux. Je le voyais, ce grand bellâtre aux cheveux luisants, lui sourire dans le visage, et je me disais : « C’est lui. »

Je me faisais l’histoire de leur liaison. Ils avaient parlé, d’un livre ensemble, discuté l’aventure d’amour, trouvé quelque chose qui leur ressemblait, et de cette analogie avaient fait une réalité.

Et je les surveillais, en proie au plus abominable supplice que puisse endurer un homme. J’avais acheté des chaussures à semelles de caoutchouc afin de circuler sans bruit et je passais ma vie maintenant à monter et à descendre mon petit escalier en limaçon pour les surprendre. Souvent, même, je me laissais glisser sur les mains, la tête la première, le long des marches, afin de voir ce qu’ils faisaient. Puis je devais remonter à reculons, avec des efforts et une peine infinis, après avoir constaté que le commis était en, tiers.

Je ne vivais plus, je souffrais. Je ne pouvais plus penser à rien, ni travailler, ni m’occuper de mes affaires. Dès que je sortais, dès que j’avais fait cent pas dans la rue, je me disais : « Il est là », et je rentrais. Il n’y était pas. Je repartais ! Mais à peine m’étais-je éloigné de nouveau, je pensais : « Il est venu, maintenant », et je retournais.

Cela durait tout le long des jours.

La nuit, c’était plus affreux encore, car je la sentais à côté de moi, dans mon lit. Elle était là, dormant ou feignant de dormir ! Dormait-elle ? Non, sans doute. C’était encore un mensonge ?

Je restais immobile, sur le dos, brûlé par la chaleur de son corps, haletant et torturé. Oh ! quelle envie, une envie ignoble et puissante, de me lever, de prendre une bougie et un marteau, et, d’un seul coup, de lui fendre la tête, pour voir dedans ! J’aurais vu, je le sais bien, une bouillie de cervelle et de sang, rien de plus. Je n’aurais pas su ! Impossible de savoir ! Et ses yeux ! Quand elle me regardait, j’étais soulevé par des rages folles. On la regarde - elle vous regarde ! Ses yeux sont transparents, candides - et faux, faux, faux ! et on ne peut deviner ce qu’elle pense, derrière. J’avais envie d’enfoncer des aiguilles dedans, de crever ces glaces de fausseté.

Ah ! comme je comprends l’inquisition ! Je lui aurais tordu les poignets dans des manchettes de fer. — Parle… avoue !… Tu ne veux pas ? attends !… - Je lui aurais serré la gorge doucement… - Parle, avoue ! tu ne veux pas ?… - et j’aurais serré, serré, jusqu’à la voir râler, suffoquer, mourir… Ou bien je lui aurais brûlé les doigts sur le feu… Oh ! cela, avec quel bonheur je l’aurais fait !… - Parle… parle donc… Tu ne veux pas ? — Je les aurais tenus sur les charbons, ils auraient été grillés, par le bout… et elle aurait parlé… certes !… elle aurait parlé…

Trémoulin, dressé, les poings fermés, criait. Autour de nous, sur les toits voisins, les ombres se soulevaient, se réveillaient, écoutaient, troublées dans leur repos.

Et moi, ému, capté par un intérêt puissant, je voyais devant moi, dans la nuit, comme si je l’avais connue, cette petite femme, ce petit être blond, vif et rusé. Je la voyais vendre ses livres, causer avec les hommes que son air d’enfant troublait, et je voyais dans sa fine tête de poupée les petites idées sournoises, les folles idées empanachées, les rêves de modistes parfumées au musc s’attachant à tous les héros des romans d’aventures.

Comme lui je la suspectais, je la détestais, je la haïssais, je lui aurais aussi brûlé les doigts pour qu’elle avouât.

Il reprit, d’un ton plus calme :

— Je ne sais pas pourquoi je te raconte cela. Je n’en ai jamais parlé à personne. Oui, mais je n’ai vu personne depuis deux ans. Je n’ai causé avec personne, avec personne ! Et cela me bouillonnait dans le cœur comme une boue qui fermente. Je la vide. Tant pis pour toi.

Eh bien, je m’étais trompé, c’était pis que ce que j’avais cru, pis que tout. Écoute. J’usai du moyen qu’on emploie toujours, je simulai des absences. Chaque fois que je m’éloignais, ma femme déjeunait dehors. Je ne te raconterai pas comment j’achetai un garçon de restaurant pour la surprendre.

La porte de leur cabinet devait m’être ouverte, et j’arrivais, à l’heure convenue, avec la résolution formelle de les tuer. Depuis la veille je voyais la scène comme si elle avait déjà eu lieu ! J’entrais ! Une petite table couverte de verres, de bouteilles et d’assiettes, la séparait de Montina. Leur surprise était telle en m’apercevant qu’ils demeuraient immobiles. Moi, sans dire un mot, j’abattais sur la tête de l’homme la canne plombée dont j’étais armé. Assommé d’un seul coup, il s’affaissait, la figure sur la nappe ! Alors je me tournais vers elle, et je lui laissais le temps quelques secondes - de comprendre et de tordre ses bras vers moi, folle d’épouvante, avant de mourir à son tour. Oh ! j’étais prêt, fort, résolu et content, content jusqu’à l’ivresse. L’idée du regard éperdu qu’elle me jetterait sous ma canne levée, de ses mains tendues en avant, du cri de sa gorge, de sa figure soudain livide et convulsée, me vengeait d’avance. Je ne l’abattrais pas du premier coup, elle ! Tu me trouves féroce, n’est-ce pas ? Tu ne sais pas ce qu’on souffre. Penser qu’une femme, épouse ou maîtresse, qu’on aime, se donne à un autre, se livre à lui comme à vous, et reçoit ses lèvres comme les vôtres ! C’est une chose atroce, épouvantable. Quand on a connu un jour cette torture, on est capable de tout. Oh ! je m’étonne qu’on ne tue pas plus souvent, car tous ceux qui ont été trahis, tous, ont désiré tuer, ont joui de cette mort rêvée, ont fait, seuls dans leur chambre, ou sur une route déserte, hantés par l’hallucination de la vengeance satisfaite, le geste d’étrangler ou d’assommer.

Moi, j’arrivai à ce restaurant. Je demandai : « Ils sont là ?  » Le garçon vendu répondit : « Oui, monsieur », me fit monter un escalier, et me montrant une porte : « Ici », dit-il. Je serrais ma canne comme si mes doigts eussent été de fer. J’entrai.

J’avais bien choisi l’instant. Ils s’embrassaient, mais ce n’était pas Montina. C’était le général de Flèche, le général qui avait soixante-six ans ! Je m’attendais si bien à trouver l’autre, que je demeurai perclus d’étonnement.

Et puis… et puis… je ne sais pas encore ce qui se passa en moi… non… je ne sais pas ! Devant l’autre, j’aurais été convulsé de fureur !… Devant celui-là, devant ce vieil homme ventru, aux joues tombantes, je fus suffoqué par le dégoût. Elle, la petite, qui semblait avoir quinze ans, s’était donnée, livrée à ce gros homme presque gâteux, parce qu’il était marquis, général, l’ami et le représentant des rois détrônés. Non, je ne sais pas ce que je sentis, ni ce que je pensai. Ma main n’aurait pas pu frapper ce vieux ! Quelle honte ! Non, je n’avais plus envie de tuer ma femme, mais toutes les femmes qui peuvent faire des choses pareilles ! Je n’étais plus jaloux, j’étais éperdu comme si j’avais vu l’horreur des horreurs !

Qu’on dise ce qu’on voudra des hommes, ils ne sont point si vils que cela ! Quand on en rencontre un qui s’est livré de cette façon, on le montre du doigt. L’époux ou l’amant d’une vieille femme est plus méprisé qu’un voleur. Nous sommes propres, mon cher. Mais elles, elles, des filles, dont le cœur est sale ! Elles sont à tous, jeunes ou vieux, pour des raisons méprisables et différentes, parce que c’est leur profession, leur vocation et leur fonction. Ce sont les éternelles, inconscientes et sereines prostituées qui livrent leur corps sans dégoût, parce qu’il est marchandise d’amour, qu’elles le vendent ou qu’elles le donnent, au vieillard qui hante les trottoirs avec de l’or dans sa poche, ou bien, pour la gloire, au vieux souverain lubrique, au vieil homme célèbre et répugnant !…

Il vociférait comme un prophète antique, d’une voix furieuse, sous le ciel étoilé, criant, avec une rage de désespéré, la honte glorifiée de toutes les maîtresses des vieux monarques, la honte respectée de toutes les vierges qui acceptent de vieux époux, la honte tolérée de toutes les jeunes femmes qui cueillent, souriantes, de vieux baisers.

Je les voyais, depuis la naissance du monde, évoquées, appelées par lui, surgissant autour de nous dans cette nuit d’Orient, les filles, les belles filles à l’âme vile qui, comme les bêtes ignorant l’âge du mâle, furent dociles à des désirs séniles. Elles se levaient, servantes des patriarches chantées par la Bible, Agar, Ruth, les filles de Loth, la brune Abigaïl, la vierge de Sunnam qui, de ses caresses, ranimait David agonisant, et toutes les autres, jeunes, grasses, blanches, patriciennes ou plébéiennes, irresponsables femelles d’un maître, chair d’esclave soumise, éblouie ou payée !

Je demandai :

— Qu’as-tu fait ?

Il répondit simplement :

— Je suis parti. Et me voici.

Alors nous restâmes l’un près de l’autre, longtemps, sans parler, rêvant !…


J’ai gardé de ce soir-là une impression inoubliable. Tout ce que j’avais vu, senti, entendu, deviné, la pêche, la pieuvre aussi peut-être, et ce récit poignant, au milieu des fantômes blancs, sur les toits voisins, tout semblait concourir à une émotion unique. Certaines rencontres, certaines inexplicables combinaisons de choses, contiennent assurément, sans que rien d’exceptionnel y apparaisse, une plus grande quantité de secrète quintessence de vie que celle dispersée dans l’ordinaire des jours.