Un voyage. Belgique, Hollande, Allemagne, Italie/02

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Bernard Grasset (p. 73-394).

L’ALLEMAGNE


COLOGNE


À peine arrivé on va, presque malgré soi, regarder le pont formidable qui enjambe le fleuve, se prolonge en rampes énormes, envahit la rue, pèse, règne. Il a un sens si évident, ce pont à l’entrée duquel, droits sur leurs chevaux, les deux empereurs semblent garder le Rhin ! Faisant taire les souvenirs de la ville pleine d’histoire, ce pont hautain, despotique, vous enseigne parmi quels gens vous voici venu… Gigantesque et magnifiquement déclamatoire, il exprime l’orgueil de l’Allemagne moderne.

L’Allemagne ancienne aimait les petites constructions. À part les églises, ses édifices publics étaient ordinairement de moyenne grandeur. Dans tout ce qui reste d’elle, on aperçoit l’attachement aux coutumes locales, le sens de la petite patrie, l’amour jaloux de la ville, un puissant esprit régional. Les chambres étroites, les plafonds bas de ses vieilles maisons, convenaient aux existences closes, discrètes, contenues par les devoirs modestes, ornées de sentiments recueillis et graves. Là-dedans, on craignait Dieu et le père de famille, on ne connaissait guère l’ambition, le besoin de nouveauté, le souci de ce qui se passe au loin. On recommençait ce que d’autres avant vous avaient fait ; les âmes se resserraient autour de quelques certitudes simples, et réchauffantes comme le poêle autour duquel l’hiver tous se pressaient. Et jusque dans les palais que, pour imiter Versailles, les princes allemands construisirent ou décorèrent au xviiie siècle, jusqu’en ces demeures, charmantes toutes, et quelquefois d’une délicieuse élégance, ce n’est pas la magnificence qui frappe, mais je ne sais quelle gentillesse familière. Ont-ils cherché la grandeur, ces princes curieux de belles maisons ? Ils ne l’ont pas trouvée, ou rarement. Lorsqu’on erre dans ces chambres peintes, sculptées, dorées, où noircissent les miroirs qui reflétaient leur joie, un peu d’attention suffit pour atteindre, à travers ce luxe emprunté, la véritable âme allemande éprise d’amusements simples, d’intimité libre ; pensive, et gaie, apte mieux qu’aucune autre à sentir et à dégager la poésie des humbles choses… L’âme d’autrefois.

L’Allemagne ancienne bâtissait pour son besoin, son plaisir. L’Allemagne nouvelle a d’autres besoins, d’autres plaisirs ; et puis, elle sait que, assis en rond, anxieux, émerveillés, tous les peuples de la terre suivent chacun de ses mouvements, et attendent que, constamment, elle se surpasse. Alors le « colossal » lui semble seul capable et de représenter ses aspirations, et de maintenir la galerie dans une stupeur admirative et frissonnante. Les constructions nouvelles de ce pays, musées, hôpitaux, gares, sont bien entendu destinées à contenir des tableaux, des malades et des voyageurs ; mais on ne peut, en les regardant, se tenir de croire qu’ils ont aussi la mission toute spirituelle de « remettre à sa place » l’étranger outrecuidant.

Quelles plaisantes petites vierges on trouve au musée de Cologne ! Quels excellents saints, laids, émus, appliqués à faire correctement leur personnage ! Et n’est-ce pas touchant que les peintres de cette école aient pris ou reçu les titres de : « Maître de la mort de Marie » — « Maître de la vie de Marie » et d’autres analogues qui suppriment leurs noms, abolissent pour ainsi dire tout le vain détail de leur vie, tout le médiocre de leur être, et les absorbent dans leur spécialité. « Le Maître de la mort de Marie » ! ces quelques mots enferment et parfument comme un sachet la mémoire du bon artisan modeste. Cher vieux peintre, lorsque interrompant sa monotone et délicate fabrication, il peignait un portrait ou, pour complaire au client, quelque autre scène que sa scène, j’espère qu’alors il avait mauvaise conscience !

De telles gens devaient être heureux d’une sorte de bonheur difficile pour nous à imaginer. Ils apprenaient avec soin leur métier, puis toute la vie ils recommençaient de faire les choses qu’ils savaient, ne cherchant pas plus loin. Quand le voisin qui posait la figure de saint Jean était bien ressemblant, que le livre, les plis des rideaux, pour la vingtième fois étaient précieusement réussis, ils allaient, contents, manger la soupe. Aucun d’eux ne rêvait dans la fièvre, de stupéfier ses contemporains par des excentricités inédites ; aucun d’eux ne poursuivait la formule nouvelle, car la simplicité du temps n’exigeait pas que les peintres montrassent l’esprit d’entreprise sans lequel, aujourd’hui, ils n’arrivent à rien. Heureuses gens ! Quelle paix dans la monotonie de leurs années.

Cependant, l’un de ces peintres d’Allemagne laissa le grand Rhin rapide, s’en fut par le monde, et s’arrêta au bord des lagunes, à Murano. Là, dans l’ardeur des fournaises, le sable fin, froid et gris, le sable de France, se transforme en une matière pleine de soleil et de couleurs : le verre de Venise. Pareillement touché par la flamme, se transforma le cœur sérieux et calme du peintre d’Allemagne. Des forces nouvelles levèrent en lui, il enseigna ce qu’il savait – bien plus, sans doute, qu’il ne savait avant que le paysage de marbre, de ciel et d’eau l’enivrât. Et de lui, sortit l’école de peinture la plus brûlante, la plus libre qui fût jamais.

La vertu, la gravité, la patience allemandes sont mêlées à bien des choses. Elles ont enrichi bien des peuples, donnant à l’un le sens d’honnêteté, à l’autre la pondération, à tous le courage tranquille et des forces de résistance. Peut-être aucune race ne saurait-elle aller jusqu’au bout de son destin si elle n’avait quelques gouttes de sang allemand. Il agit comme la levure dans la pâte. — Seulement, il n’est point la pâte !

Jean d’Allemagne a bien fait de venir dans l’île des fournaises travailler avec les Vivarini et les instruire. En son pays, il eût de même enseigné consciencieusement des élèves consciencieux et fervents. Mais ensuite, il n’y aurait eu à Cologne, ni Titien ni Tintoret.

On trouve de la peinture française — de la peinture moderne — au musée ; un Courbet, entre autres, une scène de chasse avec des chiens de race équivoque, qu’il serait permis de prendre pour des caniches. C’était un solide peintre, ce pauvre Courbet dont, il me semble, nous ne nous soucions guère. Il y a un Renoir aussi, et d’une très grande laideur.

Au reste, beaucoup de nos « maîtres » les plus audacieux ont des toiles dans ce grand pays–ci. Un Allemand m’a dit qu’en certaines petites villes purement industrielles, où chacun paraît avoir mille choses à faire plutôt que méditer sur la peinture contemporaine, on compose du jour au lendemain des musées, riches surtout en œuvres énergiques de nos cubistes, intentionnistes et autre drôles de personnes.

Cela paraît bizarre. Mais réfléchissez : les Allemands sont sûrs que le musée est nécessaire à l’instruction de tous. Or, tous doivent être instruits, Une ville sans musée ne saurait donc tenir un bon rang parmi les endroits de haute civilisation. Partant il faut un musée. Les œuvres des vieux peintres, il n’en est guère à vendre, ou bien elles coûtent des prix redoutables. Que choisir ? Des choses qui occupent vivement l’attention, des choses dignes d’intérêt — puisqu’on les discute — des choses qui exigent une rare pénétration pour se laisser comprendre, et qui, en somme, par leur effort vers le nouveau, représentent les préoccupations d’une époque où il est honteux de piétiner. En outre, ces tableaux que les Français — en retard comme on sait sur tous les points ! — n’osent acheter, eux, les Allemands que le doute philosophique ne trouble pas en ce qui concerne leur propre jugement, ils vont les prendre à la bonne minute. Et plus tard — malins ! — ils se trouveront avoir fait une affaire d’or.

L’Américain, dès qu’il possède quelques millions de rente, veut avoir sa galerie. Les Allemands veulent créer des musées partout et vite. Les uns et les autres témoignent ainsi d’un noble appétit de parvenus qui, à défaut de connaissances et de goût personnel, ont le sens des valeurs. Mais ils ne poursuivent pas le même objet. Pour l’Américain, la galerie est le signe représentatif de la richesse. Pour l’Allemand, le musée est le signe de la culture. Et puis la manière encore n’est pas la même. L’Américain se sachant incapable de reconnaître une beauté sans étiquette demande le chef-d’œuvre classé, connu, authentiqué. L’Allemand n’a pas une telle modestie. Il croit qu’il ne peut se tromper, ou sur presque rien, et son courage n’a pas de limites. Il achète de folles choses, sûr qu’à la fin c’est lui qui aura raison, — puisqu’il a raison ! Et encore, je crois qu’une certaine sauvagerie de ton, une certaine laideur de forme le tente. Même, que sait−on, sa puissante faculté de rêverie se satisfait peut-être lorsqu’il ne reconnaît pas bien ce que représente le chef−d’œuvre. Enfin, si l’Allemagne méprise notre morale, notre hygiène, notre caractère, désapprouve notre politique, nous traite sévèrement en son cœur, elle estime nos cubistes, et alors je ne vois pas de quoi nous nous plaindrions !

Je n’aime pas la cathédrale de Cologne. Elle est trop sèche, sculptée trop exactement par des ouvriers qui, sainte Ursule leur apparaissant pour les encourager, ne l’auraient pas reconnue. Elle est trop neuve, enfin, cette cathédrale !

Pourtant, j’avais l’intention d’y flâner une heure. Mais point ! « On ne passe pas à droite ! Allez à gauche », dit sévèrement un bedeau vêtu comme pour figurer dans Lucrèce Borgia, et que mon ignorance des usages froisse visiblement jusqu’au cœur. Je vais à gauche. « Asseyez-vous, ou sortez », murmure rageusement un second bedeau. Je m’assieds. Il y a un troisième bedeau, tout proche. Il ne dit rien encore ; mais il déborde de soupçons, de malveillance et se tient prêt à me traiter comme je le mérite à la première transgression. Je transgresse, car je m’assomme et je veux sortir de cette sainte maison de force. Le troisième bedeau bondit, tel un chat tigre : « On ne sort pas par là ! ». Un certain nombre de paroles fortes traversent ma pensée. Seulement je les retiens. Je demande avec une douceur haineuse : « Y a–t-il une heure où on puisse se mettre où on veut dans l’église ? » « De dix heures à onze ! » riposte mon bedeau en me refoulant vers la porte. Je m’en vais, songeant aux douces églises de France, aux églises passionnées d’Italie. Mais les Français, les Italiens, ce sont des peuples fâcheusement dépourvus de principes, de tenue, et quant au sens de la discipline… Pauvres gens ! Dans leurs églises on prie, on admire, on marche, on rêve à son gré ? Qu’ils n’aspirent pas à mener le monde, surtout !…

Je ne suis pas contente de ces bedeaux. Et d’une façon générale je ne suis pas contente de l’Allemagne, tandis que je descends vers la Dom Platz. Pourtant, il y a là, au milieu des tramways, des automobiles, du bruit, un petit jardin d’herbe et de roses rouges… Ces roses s’appellent Grüss aus Teplitz. Elles fleurissent sur de vigoureux arbustes dont les feuilles aussi sont rouges, mais moins rouges que les roses ! Qu’il y en a, de ces roses ! Il y en a tant qu’on n’en voudrait pas une de plus ! Elles montent, descendent le long des tiges, se mettent en touffes, se tendent, s’offrent, se cachent. Comme il y en a ! Et à mesure que la lumière diminue, elles sont plus rouges, toujours plus rouges, et tandis que, autour, le bruit s’apaise, elles soufflent un parfum plus riche, plus épais, plus royal.

Cologne, c’est cet immense pont orgueilleux, cette cathédrale trop neuve, ces bedeaux autoritaires ; mais c’est aussi le Visage de la Vierge, chérie des vieux maîtres, visage rond, enfantin, surpris et tendre ou bien tiré par l’agonie et si doux encore ; c’est au milieu de la brutale course vers l’argent et le travail, ce jardin d’herbe et de roses qui sème dans l’air du soir son parfum inépuisable.

CASSEL


Je n’ai pas vu Cassel depuis près de vingt ans — dix-huit, soyons exacte. La ville a beaucoup changé. Il me semble que les agrandissements, embellissements, constructions nouvelles, et nouvelles boutiques n’ont pas été faits pour les gens que j’ai vus là jadis, mais pour d’autres très différents d’eux. — En Allemagne, on retrouve cette impression à chaque pas.

Cassel sommeillait gentiment. Elle est éveillée, active, pleine de travail. J’y ai connu, dans un très mauvais hôtel, certain matelas inoubliable, dur comme la planche réservée au crime, et dont la pente roide me dirigeait obstinément vers le sol. Voici un hôtel où l’eau arrive bouillante dans les baignoires, où tout est confortable, élégant, frais et net à ravir. Des rues entières ont surgi, alignant les formes pittoresques de leurs riches maisons neuves. Pas si neuves, cependant ! Lorsque je demande depuis quand ce quartier, puis cet autre sont sortis de terre, on me répond : dix ans.

Je demande toujours l’âge des quartiers neufs, et j’en tire des conclusions qui m’amusent sans nuire à personne. Ce n’est pas à Cassel seulement que je me suis informée de l’époque où un grand paquet de grandes maisons était venu remplacer des masures ou occuper des terrains vagues. Et tant de fois j’ai obtenu la même réponse : « Il y a dix ans », que mon goût pervers des généralisations m’a soufflé mille folies. Pourquoi bâtit-on moins qu’on ne bâtissait ? Tout le monde est logé peut-être ? Oui, et peut-être aussi le formidable développement de l’Allemagne commence-t-il à perdre quelque chose de sa rapidité initiale…

Le voyageur imaginatif et sans information qui va par ce pays le nez en l’air, cherchant à reconnaître dans la moindre chose un signe révélateur, n’a-t-il pas depuis quelques années cru sentir que le tourbillon des forces créatrices retenait un peu son allure presque terrifiante ? L’Allemagne, on le sait, souffre par moments d’états congestifs dus à la surproduction, puis après un court malaise, elle repart comme l’athlète vigoureux lorsqu’il a soufflé. Repart-elle chaque fois à la même vitesse, ou bien chaque fois ralentit-elle insensiblement son rythme ? De savantes personnes pourraient résoudre la question. Pour moi, ignorante, qui prends mon plaisir à étudier les maisons neuves, les magasins, les objets qu’on y vend, la manière dont on les vend, les robes des passantes, l’attitude de hâte ou de flânerie des passants, je m’en tiens à l’impression que me donne tout cela. Et il me paraît que la titanique énergie au moyen de laquelle l’Allemagne a produit tant de richesse et de véritable grandeur est, non pas en décroissance, mais « étale » comme la mer quand elle a mené jusqu’au bout son effort.

Tout ce que je dis là est absurde… On ne saurait croire combien d’idées absurdes l’Allemagne m’inspire. En voici une encore. Je crois solidement, obstinément — bêtement ! — que l’augmentation de l’armée allemande aura pour résultat, et très vite, une importante diminution des naissances. Si l’année prochaine on obtient beaucoup moins de petits Allemands tout neufs qu’on n’en a obtenu cette année, ne comptez nullement sur moi pour en être surprise, — ni fâchée, — car j’aime l’Allemagne à cause de ses antiques vertus dont aucune n’est tout à fait morte ; et je suis sûre que, plus tard, d’excellents esprits renseignés, compétents, démontreront qu’elle grandit encore à partir du moment où, malgré les conseils d’autres excellents esprits, sa population cessa de s’accroître dans les proportions où jusqu’ici nous l’avons vu s’accroître.

Quand les barbares venaient apporter, avec pas mal de dommages, le sang utile aux races qui devaient se renouveler pour faire de nouveaux destins, sans doute il convenait qu’ils fussent innombrables. Attila a besoin de beaucoup de monde à ses talons car il sème beaucoup de cadavres sur les routes. Mais il faut peu de gens pour diriger un laboratoire de chimie, conduire une banque, semer, labourer, récolter. L’augmentation du bonheur général, la grandissante facilité de réussir, sans génie, sans énergies d’exception, ni chances extraordinaires, à développer intégralement sa personnalité ; ces efforts grâce auxquels l’individu moyen vaut davantage, fournit plus de travail, est plus utile, tout cela supprime la nécessité des multitudes. Seulement, bien que partout on réfléchisse, on essaye, on peine afin d’obtenir de tels résultats, partout aussi, on pense à la guerre !… La guerre a été si longtemps la condition normale de la vie des peuples, qu’il faudra des siècles sans doute, avant que les hommes cessent d’en mettre la probabilité à la base de toutes leurs constructions. Ils travaillent à perfectionner l’individu, à le rendre efficace de manière à ce qu’un seul fasse, et mieux, la besogne de plusieurs — et, naturellement, désire occuper la place de plusieurs, — et en même temps, ils veulent avoir sous la main, en abondance, de la chair à canon. Ils se glorifient s’ils en produisent jusqu’à l’encombrement, ou se lamentent de n’en pas produire assez. Cependant, même aux pays balkaniques, le goût de tirer le canon s’affaiblit de jour en jour. Et la surpopulation, ce n’est peut-être pas une si heureuse affaire.

N’avais-je pas raison tout à l’heure d’annoncer que j’allais dire des choses absurdes ?…

Il y a un délicieux jardin à Cassel : l’Aue que l’on prétend avoir été dessiné par Le Nôtre pour l’électeur de Hesse. Il existe, je crois, une lettre qui annonce le départ dudit Le Nôtre pour Cassel, mais d’ailleurs on ne trouve aucune preuve qu’il y soit en effet venu. Peut-être envoya-t-il des plans. Tout cela reste vague. Quoi qu’il en soit, ce flexible parc, si libre et si charmant, ne garde guère la marque du glorieux jardinier qui, avec du style, de l’ordre et de l’élégance, a mis aussi un ennui remarquable dans ses créations.

Dieu me garde de dénigrer le génie français, pourtant il faut avouer qu’en matière de jardins nous ne sommes pas des maîtres. Il faut bien l’admettre, quand on a vu les vieux jardins d’Angleterre, ensemble si respectueux de la nature, et si nettement marqués par le vouloir humain ; les jardins d’Espagne si bien adaptés aux bonheurs sans témoins et sans paroles ; les jardins d’Italie et leurs nobles décors, et les jardins d’Allemagne faits pour la rêverie, les promenades pensives, la paix mélancolique. Nous n’avons rien de tel, et lorsqu’on suit les molles allées de l’Aue, où la symétrie sans cesse est rompue, où il y a du mystère, de la liberté, une grâce souple, on est content que le beau parc, si vraiment il fut dessiné par Le Nôtre, ait perdu la mémoire de cette glorieuse aventure.

L’Aue m’a donné un appétit d’arbres, de plantes, de forêt. Je vais à Wilhemshöhe. Dans le château, comme dans tous les châteaux d’Allemagne, on montre une chambre de Napoléon. Seulement il ne s’agit pas du terrible homme qui couchait dans le lit des princes, une nuit entre deux victoires. C’est Napoléon III, qui passa là des jours, pénibles sans doute, après la défaite. J’ai le cœur serré. Je me hâte de sortir. Ce palais est affreux, triste, humide. L’empereur n’y vient pas cette saison « parce qu’il est enrhumé », dit le gardien. On ne saurait qu’approuver cette résolution.

Me voici dans le parc. Les arbres gigantesques descendent le long d’une pente rapide, il semble que la forêt veuille envahir le jardin et ses corrects parterres de fleurs fragiles. On aperçoit l’immense construction de l’Hercules par où, d’étage en étage, l’eau tombe en cascade, et très haut, très loin, au sommet, une énorme statue toute brune contre le ciel pâle. Et puis on ne voit plus rien, le grand bois vous happe et vous enferme.

Je monte à travers l’épaisse verdure. Un fragment d’aqueduc courbe sous ses arcs des morceaux de ciel. Des bouts du paysage d’en bas, apparaissent entre les fûts droits des arbres, puis des fourrés confus. Nul bruit, sinon parfois un craquement sec qui fait frissonner. Le charme maîtrisant de la forêt allemande pèse sur ma volonté, m’ensorcèle. Je marche, toute pénétrée par cette grandeur, ce secret. Nos bois français ne donnent pas la même sorte d’émotion ; les pompeux aspects de Fontainebleau, l’élégance de Compiègne n’ont rien de comparable à la beauté, la rêverie, l’immensité de la forêt allemande. Cette forêt où Siegfried grandit, sans que ses courses folles en atteignent la limite ! Le bois de Poucet, vous le savez de reste, c’était un endroit bien tenu, percé de toutes parts pour les chasses de l’Ogre. Et comme il était un ogre français, il avait sans doute abattu beaucoup plus d’arbres qu’il n’en fallait abattre, afin d’y voir clair. On n’a pas peur dans le bois de notre Poucet. Et ici on a peur. Nul danger pourtant, le château et la ville sont proches… Mais où ?… Je marche depuis une heure, au hasard, et tout à coup je comprends que je me suis perdue. Cela m’est égal extraordinairement.

La forêt n’est plus silencieuse, elle bruit tout bas. Je m’arrête, j’écoute. La musique de celui qui savait si bien la voix des feuilles et des branches circule en moi comme une pensée claire et vive. J’entends la fanfare du jeune homme impétueux qui revient chez Mime le Niebelung, la rosée du matin à son front ; et la chanson d’argent de l’oiseau me poursuit. Je marche. Par instants j’essaye de retourner. Je ne sais qui, brouille et confond les chemins derrière moi. Je marche, la tête pleine de vieux contes. Ils renaissent frais et vivaces, non comme des souvenirs pâlis, mais tels qu’ils étaient la première fois où je les ai entendus, mon cœur de petite fille sautant de curiosité craintive. Et mon vieux cœur lassé, lui aussi, saute. Je fais si peu de bruit en foulant les mousses que je l’entends, et une vieille histoire s’efforce à repousser les autres, à s’établir seule, une histoire qui va si bien avec cette futaie immense, cette solitude pleine de frémissements, cette journée qui finit…

C’était un petit garçon exigeant, plein de désirs compliqués. Un jour dans le grand bois, il rencontra un Kobold rouge, un tout petit Kobold tortu, sautillant, dont le regard était cruel. Le Kobold lui offrit d’être le plus riche et le plus heureux des garçons, il aurait ce que personne ne pouvait avoir : des jouets de diamant, un palais, des esclaves en robes d’or. Pour obtenir ces merveilles, il suffisait qu’il permit au Kobold de lui enlever son cœur. Et il le lui permit.

Le nain rouge posa un doigt crochu sur la poitrine du garçon et disparut. Aussitôt, le palais se trouva là, les diamants, les esclaves, mais le garçon sentait à la place où avait été son cœur une fraîcheur singulière. Cependant il s’amusa fort avec ses jouets de pierreries, il mangea et but des choses très bonnes et fut content. Et puis, il s’ennuya, cessa d’avoir faim, et connut qu’il n’aimait pas les diamants. Dans son palais, la nuit et le froid ne pénétraient point ; on y entendait mille chansons, et des rires continuels, jamais un sanglot, ni même un soupir. Et soudain il découvrit que son bonheur n’avait pas de sens.

Un jour, ne sachant pourquoi — pour être ailleurs seulement, — il poussa les grilles d’or et s’en fut dans la forêt. Elle n’était plus comme il l’avait connue, transpercée de soleil, pleine d’oiseaux et de bêtes furtives, mais toute noire, et d’un silence oppressant. Il marcha jusqu’à la place où le Kobold avait volé son cœur. Le Kobold n’était plus là ; et le garçon, sans espoirs, sans chagrin, continua sa route vers un but qu’il ne pouvait nommer.

Et voici qu’il découvre une maisonnette à demi cachée par des rocs et des arbustes. Il entre et d’abord il ne voit rien, la pièce est sombre. Il reste immobile. Il n’a pas peur. Il ne peut avoir peur ; sa poitrine est vide ; cependant il éprouve une sensation étrange. Il cherche à se rappeler, quoi ? il ne sait pas. Et tout à coup, il entend un faible bruit. C’est comme le battement d’une horloge très lointaine. Cela va plus vite, toujours plus vite, et il y a un second battement, un troisième, dix, bien d’autres. Ce sont des horloges ? Des horloges affolées, des horloges qui souffrent ? Non ! Les yeux du garçon commencent à percer les ténèbres, il voit ! Autour de lui, rangés sur des planches, il y a par centaines des vases de cristal et dans chacun est un cœur. Un pauvre cœur rouge qui saute, qui saute désespéré. Les cœurs volés par le Kobold aux enfants qui ne veulent pas souffrir ! Et le garçon au triste bonheur reconnaît le sien. Et il lui semble qu’un appel s’échappe de ce vase de cristal, que son cœur et tous les cœurs lui commandent une chose, et qu’il faut qu’il la fasse, mais il ne devine pas quelle chose. Il reste là, tout droit, sans comprendre rien, sinon que ce froid dans sa poitrine augmente, et que, s’il pouvait éprouver la douleur, il aurait mal à cette place où il sent un vide gelé. Il songe à partir, il va partir… Les cœurs frappent si fort les parois de cristal que chaque vase rend un bruit de cloche. C’est assourdissant, toutes ces cloches, il les aimait autrefois. Il ne les aime plus. Il se tourne pour sortir, à quoi bon rester là ? Mais au premier pas qu’il fait une bête saute, crache, miaule, passe brusquement entre ses jambes : c’est le chat du Kobold, dont il vient d’écraser la queue, Le garçon trébuche, tend les bras pour se retenir, saisit au hasard le vase de cristal où est son cœur.

Le vase tombe, et, au son des cloches, un prodigieux bruit de verre brisé succède. Tous les vases sont à terre en miettes scintillantes ; tous les cœurs sont partis dans l’espace. Et le petit garçon sanglote, car dans sa poitrine brûlent de nouveau la douleur et la joie de vivre…

J’entends battre tous les pauvres cœurs emprisonnés, dans le calme équivoque de la nuit qui déjà pénètre la forêt…

Et je marche encore ; toujours plus loin du monde réel ; et soudain, c’est fini, il y a du jour là-bas, devant moi, une route. On en sort de cette forêt, hélas !

Deux passants auxquels je demande ma route, car de Wilhemshöhe nulle trace à l’horizon, m’examinent avec sévérité. Il est tard, et j’ai l’air « drôle ». Comment une dame respectable va-t-elle se perdre dans les bois à la chute du jour ? Je leur dis que je suis Française, et leur surprise augmente visiblement. Une Anglaise encore… mais une Française ? Ils me montrent le chemin, et je m’en vais par les champs pleins d’odeurs.

L’inquiétude est restée dans la forêt. Je me retourne parfois pour regarder la ligne sombre des arbres. Il me semble que des yeux sont dans ce noir, des yeux qui me suivent et me rappellent.

Ce n’est pas chose indifférente de se perdre dans la forêt allemande…

WEIMAR


C’est un dimanche. De Cassel à Weimar la route a un air de fête. Les gares sont pleines d’excursionnistes. Les uns, importants, affairés, s’interpellent à voix tonnantes. D’autres, le regard un peu perdu, patients, sur le point de sourire mais ne souriant pas tout à fait, attendent, immobiles et comme enracinés. De gros vieux messieurs en vestons couleur sinapisme, le sac au dos, leurs mollets puissants contenus par des bandes grises, l’inévitable bouquet de poils de blaireau dressé à l’arrière du feutre, mangent avec un plaisir grave du pain au jambon. De jeunes hommes moites et roses, dont les cols généreusement rabattus livrent à l’admiration des passants, de fortes clavicules et d’excessives pommes d’Adam, jettent de furtifs coups d’œil chargés de songe et d’appétit vers les jeunes filles aux pâles cheveux luisants, doux à voir comme un écheveau de soie grège. Et toutes, elles sont vêtues de blanc, ces blondes.

Chez nous, la jeunesse n’a guère d’uniforme. La mode impose des robes pareilles de coupe et de couleur aux mères et aux filles. Souvent, à dix mètres, on ne sait guère laquelle a dix-huit ans, et laquelle quarante. D’ailleurs, nos petites compatriotes ne tiennent pas tellement à paraître leur âge. L’aspect de la jeunesse ne nous semble précieux, dirait-on, que quand il commence d’être un mensonge. Les Français, d’intelligence et de sensibilité trop précoces, ne goûtent pas en tout abandon la merveilleuse griserie d’avoir vingt ans ; ils aspirent aux privilèges de la maturité : réussir, attirer l’attention, passer devant, régner. Ils sont déjà les hommes et les femmes qu’ils seront.

En Allemagne, la jeunesse est une heure détachée de toutes les autres, et qui a ses droits imprescriptibles. Heure libre et sacrée faite pour le jeu, le rêve et l’amour. Les robes blanches des petites excursionnistes plaisent, comme un symbole de cette halte magnifique et insoucieuse au seuil de la terrible vie. Enchantées par le clair dimanche, ces fillettes bruyantes ou pensives semblent porter l’uniforme du bonheur.

Et tout le monde autour d’elles a l’air joyeux, sans autre soin que de s’amuser. On se sent bien loin de l’Allemagne orgueilleuse, dure et menaçante. Mais de combien d’âmes, opposées par les instincts, les goûts, les besoins profonds, se compose l’âme de cette grande créature que nous appelons l’Allemagne ?…

Les douces impressions du chemin se perfectionnent lorsqu’on entre à Weimar. Point d’affreux faubourgs aux environs de la gare, tout de suite une belle avenue de vieux arbres, des jardins, des plantes vives et heureuses. Les fenêtres sont fleuries, certaines façades portent d’un bout à l’autre de leurs corniches des lignes de géraniums. Ailleurs des pétunias d’un violet sombre se mêlent à des pétunias blancs, et les brusques couleurs opposées aux murs gris et bruns déterminent une harmonie qui rend gai comme un tendre accueil. Sur les places un tapis de fleurs, en arabesques compliquées entourent des statues. Des lierres, de molles vignes grimpent et pendent. Un jardin de roses embaume toute la rue, un autre entasse des feuillages. À tout moment on aperçoit entre des bâtisses les masses profondes du parc, et au loin l’ondulation de verdures infinies. Entre les maisons, certains coins où les végétaux s’accumulent ont l’aspect d’un fragment de grand paysage oublié. Il y a des arbres, partout des arbres. Récemment on a rebâti le théâtre. À l’angle du terrain qu’il occupe se trouve un vénérable noyer. On l’a soigneusement protégé. Il est si vieux que ses pesantes branches menacent de se détacher, on a mis des cercles de fer autour des membres las de l’arbre, il demeure.

Pas une rue de Weimar où on puisse tourner la tête sans voir quelque chose qui pousse ou fleurit. Même, quand on regarde d’un point élevé, elle paraît bien plutôt un bois où il y a des maisons, qu’une ville où il y a des arbres. La végétation pénètre, envahit de toutes parts ; d’humides parfums forestiers circulent dans l’air, et les sensations calmes et respectueuses qui naissent dans la majesté des campagnes solitaires se mêlent à l’activité des rues.

L’amour des arbres qui sont dieux, convenait merveilleusement à cette ville religieuse entre toutes. Car Weimar est un lieu de culte, une chapelle consacrée à la pensée allemande.

Dès les premiers pas on y est enveloppé d’une atmosphère dévote. Chaque objet vous instruit. Comme dans les places de pèlerinages miraculeux on vend des images du saint efficace, ou de la madone, généreuse en guérisons, ici on vend les médailles, les portraits, les bustes des grands hommes qui, pour avoir choisi d’y vivre et d’y mourir, ont fait à la petite ville son incomparable illustration. Tout est souvenir d’eux : le titre de leurs œuvres se lit aux enseignes des brasseries, leurs vers sont imprimés, gravés, peints sur d’innombrables bibelots, leurs statues se dressent partout. Les Bismarck de bronze, les Moltke de marbre ne vous poursuivent plus dans la glorieuse ville. Il n’est pas question d’eux, mais de Schiller, de Wieland, d’Herder, de Gœthe ; de Gœthe surtout.

J’entre au palais Wittum où chaque jour, des années durant, il vint faire sa cour. C’est là que la grande-duchesse Anna-Amalia vécut pendant son veuvage et alors qu’elle était régente. Ce palais Wittum est une simple construction, plantée d’un air bon enfant au milieu de la ville. Le gardien m’explique qu’Anna-Amalia était la mère du grand-duc Charles-Auguste. Et avec un accent appuyé il répète : « Charles-Auguste… l’ami de Gœthe. » Admirable ville où pour protéger la mémoire d’un grand-duc, le meilleur moyen qu’on imagine c’est de dire qu’il fut l’ami d’un grand poète ! Le gardien du palais Wittum, et avec lui tous les habitants de Weimar ont, cela se devine, une juste notion des valeurs.

La demeure d’Anna-Amalia, c’est une agréable maison bourgeoise, claire, commode, avec des meubles modestes. Seulement, quels souvenirs ils se racontent ces meubles, lorsque, délivrés enfin des visiteurs curieux, ils craquent librement parmi le silence des nuits ! Au milieu du salon où la grande-duchesse se tenait après dîner, est une large table ronde en bois fruitier, une de ces bonnes tables comme on en trouve dans les vieilles maisons de province. À cette table Schiller s’accoudait, Wieland y posait son livre, Gœthe y faisait des croquis. Et ensemble, ils causaient librement, profondément, gaiement aussi. On devine l’existence tranquille, délicate, amusée, pleine de naturel que menèrent ces grands seigneurs de l’esprit autour de la gracieuse princesse. Anna-Amalia connaissait mille choses : les langues vivantes, le latin aussi, la littérature française, le mérite d’une jolie conversation, le prix de l’amitié, et particulièrement le prix de l’amour. Car son cœur eut des fantaisies. Ses portraits nous la montrent fort digne et d’un aspect reposé. Elle a le menton en pointe vive, de celles qui savent leur volonté et la font, un long nez d’une belle distinction, une fine petite bouche propre à l’épigramme, puis un grand front un peu chimérique, et dans les yeux un demi-sourire spirituel, songeur, pas très innocent. Ils semblent, ces yeux, regarder au loin d’agréables secrets.

La charmante dame fit le voyage d’Italie, et sans doute fut-elle séduite par l’amoureuse terre de gloire, car son palais est plein de « vues » des monuments romains. Il y a d’assez bonnes gouaches de Tivoli, d’affreuses petites croûtes du Panthéon, du Capitole, de tout ! Il y en a incroyablement !

Les princes allemands ont, au xviiie siècle, rapporté mille horreurs d’Italie. Touchantes horreurs qui marquent une sincère dévotion. Dans le palais d’Aschaffenbourg, je me souviens d’avoir vu l’arc de Titus, le Colisée, bien d’autres immortelles ruines encore, fidèlement reproduites en liège découpé. Je ne sais quel prince de Bavière les rapporta — il y a longtemps ! — pour garder la mémoire des monuments qui l’avaient enchanté. La mode de ces choses est passée, les souverains ne rapportent plus de Colisées en bouchon. Ils choisissent autrement leurs souvenirs… À l’un de ses voyages à Rome, l’empereur d’Allemagne, visitant le Forum, admira très vivement un morceau de marbre qui portait une inscription de l’époque d’Auguste. On sait de reste que les inscriptions de cette période ont une beauté, un caractère si parfaits que les gens même peu instruits, les reconnaissent entre toutes. L’empereur donc s’émerveilla déclarant que, personne en Allemagne ne saurait couper dans le marbre des lettres d’une arête si vive, d’un style si noble. Il aimait tant cette inscription qu’on en fit un moulage, afin que les tailleurs de lettres apprissent à écrire son nom sur les façades, avec les mêmes caractères dont on usait à Rome pour léguer aux générations la mémoire d’Auguste. Et sans doute l’empereur allemand rapporta de la sorte un souvenir convenable à l’artiste qu’il est. Cependant les Colisées de bouchon d’Aschaffenbourg et les vilains petits tableaux d’Anna-Amalia témoignent d’un goût pour l’Italie plus… dirons-nous, « objectif », étant en Allemagne.

Petite, simplette, la chambre de la grande duchesse est l’endroit le plus émouvant du palais Wittum. Aux murs de tendres portraits : les enfants, la mère. Le lit a une draperie de soie verte sèchement plissée. Il est minuscule, ce lit. L’aimable femme dut s’y trouver à l’étroit pour mourir. Car elle y mourut, après y avoir aux heures de jeunesse rêvé à ce que la vie a de plus vif, après y avoir usé ces insomnies où, toutes choses éteintes, on se rappelle.

Contre la couchette qui semble un lit pour une petite fille, on a dans une vitrine mis deux mules ravissantes, pimpantes, insolentes, cambrées. Ces mules à hauts talons, elles coururent prestes vers le plaisir, aux pieds mignons de cette princesse qui eut un tendre cœur pour l’amour et un noble amour de la pensée. Et ainsi, près de son lit de mort, persiste l’image victorieuse de sa grâce.

Dans ma chambre d’hôtel, les murs sont ornés des portraits en silhouette de Goethe et de Charles-Auguste. Je songe à tous les glorieux personnages avec lesquels il m’a fallu vivre si constamment depuis mon arrivée. Demain j’entrerai dans la maison de Goethe, dans celle de Schiller !… Weimar a déjà discipliné mon esprit, je suis prête pour le culte… Tout à coup, dans la nuit et le grand silence, une musique cuivrée éclate. Je vais au balcon d’où pendent des géraniums roses. Sur la place du marché, absolument déserte lorsque je l’ai traversée au retour de ma promenade nocturne, il y a maintenant une triple haie de gens qui attendent, silencieux. La place elle-même reste vide, les pavés gris légèrement teintés de bleu par un croissant de lune, brillent. La fanfare débouche au fond : une vingtaine de musiciens qui jouent une allègre marche. Derrière viennent deux jeunes gens et deux jeunes filles, ceux-là portant des torches, celles-ci des lampions blancs, pâles et luisants comme d’énormes perles. Deux jeunes gens et deux jeunes filles suivent les premiers, d’autres encore, d’autres… La longue procession traverse toute la largeur de la place, puis revient sur ses pas. Une seconde file lui succède et une troisième. Peu à peu, l’espace vide est envahi par les flammes rouges des torches et la lueur morte des perles pâles. Il y en a des centaines. Le dessin exact des points lumineux, le rythme régulier de la marche que l’on perçoit faiblement, le rythme fort des musiques, tout cela encadré, soutenu, par le silence de la foule attentive, communique une exaltation analogue à celle qui dompte les nerfs lorsque, dans Parsifal, les chevaliers du Graal et les enfants, entre-croisent leurs pas et créent par-dessus la musique que l’on entend, une musique que l’on voit.

La place est couverte de flammes. Tous s’arrêtent. Quelqu’un parle. Ce défilé, ces musiques, ces flambeaux sont dédiés à la gloire de Schiller dont Weimar, en ce moment, célèbre les fêtes. L’orateur invisible, chaque fois qu’il lance le nom du poète, élève la voix comme en un cri, et chaque fois un frisson passe sur les porteurs de feu. La voix se tait et trois acclamations jaillissent en un bloc de son, énorme, rude et passionné. Les flammes palpitent plus fort, puis s’éteignent, les torches sont jetées à terre. C’est fini. Il ne reste plus que les ļampions couleur de perle. Les jeunes filles s’en vont par groupes. Leurs voix unies en d’admirables chœurs, s’affaiblissent, expirent aux tournants des rues, où le rouge des géraniums perce l’ombre. La place est vide, je suis seule dans la nuit et je sens autour de moi toute proche l’âme profonde, l’âme religieuse de l’Allemagne chantante et fleurie.

LES MAISONS SACRÉES


I


On sait, on sent qu’il faut porter son hommage à Goethe d’abord. Il est le grand parmi les grands auxquels Weimar se consacre comme un temple d’amour et de renommée, et puis encore il est le plus complètement représentatif.

Tout en lui, la profondeur, l’immense curiosité, l’audace spirituelle mêlée au respect des dignités et du pouvoir, tout, jusqu’au caractère officiel de son personnage, peint la race avec une perfection et une évidence incomparables. Pour avoir été ambassadeur, Chateaubriand ne grandit pas, au contraire. Mais M. de Gœthe, ministre de Saxe-Weimar, est plus considérable que ne l’eût été le poète Gœthe abrité en un coin bourgeois. Ses habitudes de courtisan, loin de le diminuer, le complètent. La familiarité des princes et sa déférence étaient, sans doute, nécessaires pour achever en lui le grand homme type de l’Allemagne.

Longtemps je reste immobile près de sa maison basse, sans ornements. Elle m’apparaît détachée de tout ce qui l’environne, éclairée autrement. Cette demeure où sont venues en pèlerinage tant d’admirations, que tant d’esprits ont cherchée à travers l’espace, dont tant de rêves lointains ont battu les murs jaunes, elle ne semble pas construite avec des pierres mais avec des pensées. Elle rayonne je ne sais quelle chaleur lumineuse. Vainement, je tâche de la voir en sa modeste réalité. Impossible ! L’éblouissement de la gloire est dans mes yeux.

La gloire !… Ce n’est pas le bruit qu’un homme oblige ses contemporains de faire sur son passage ; ce n’est pas leur obéissance servile aux directions qu’il impose ; ni même l’admiration silencieuse que suscite en mille lieux divers l’œuvre où brûle encore la chaleur de sa vie. La vraie heure de gloire commence lorsque le mouvement soulevé par ses passions et ses luttes s’apaise, lorsque sont morts ceux qui le haïssaient ou l’adoraient, ceux qui ont connu l’émotion de ses regards. On le lit moins, on le lit à peine ; cependant les hommes, sans chercher pourquoi, acceptent son nom comme signe de grandeur, et s’il arrive, malgré cet assentiment unanime, que les mots les plus forts qu’il ait dits paraissent, à la longue, démodés, affaiblis, c’est que leur force n’est pas restée enclose aux pages des livres. S’échappant comme une flamme elle a pénétré les cœurs et les esprits. Elle se transforme en actes, et continue de se réaliser sous des formes nouvelles dont l’origine ne s’aperçoit plus.

La gloire, c’est de faire partie de la sensibilité des générations qui vous suivent, et si intimement, que vos paroles, vos révélations servent à tous pour sentir et penser : deviennent nécessaires. La gloire, c’est que les hommes vous citent non en répétant ce que vous avez dit : en vivant leur vie. Ils n’ont pas besoin de lire ce que vous avez écrit : votre volonté, la substance de votre âme est mêlée à l’air qu’ils respirent. Si l’on enlevait aux plus incultes les énergies et la lumière spirituelle qu’ils vous doivent, leur pouvoir de se représenter le monde et eux-mêmes, de haïr, d’aimer, de faire des images, serait soudainement diminuée. Ils pensent ne connaître de vous qu’un nom ; pourtant, soumis sans le comprendre à un secret et puissant instinct, ils le prononcent, ce nom, avec un respect mystique. Et leur inconscience vous donne la vraie gloire, prophètes qui avez ouvert pour eux des chemins !

Je me décide à franchir, timidement, le seuil de la maison sacrée.

La première impression froide et sans grâce déconcerte à l’extrême. L’air de la simplicité n’est point répandu sur tous ces objets. Je ne peux dire pourquoi on imagine aussitôt que celui qui les rassembla se trouvait tous les droits à l’admiration de l’Univers… Il les avait ! Et moi quel droit m’autorise à vouloir que dès l’escalier — il tâche d’être monumental, cet escalier beaucoup trop grand, et si vide et si pauvre ! — que dès l’escalier, donc, des secrets intimes, des rêveries me soient révélés ? Aucun droit, certes. Je monte le cœur contrit.

Mais que tout est laid, dans l’illustre maison ! Les mauvais moulages de statues antiques, dont certains sont badigeonnés et vernis pour imiter le bronze ; les piteux paysages ; une affligeante copie d’après Titien, d’ennuyeuses céramiques. Et puis les portraits, tant de portraits misérables !

La plupart de ces peintres sans talent qui ont exercé sur lui leur courage malheureux, se sont fait un devoir de donner à Gœthe un absurde air de génie. L’  « Homme » que Napoléon apercevait, ces barbouilleurs ne l’ont pas deviné, mais seulement le grand homme, bien averti qu’il est un grand homme, et occupé de cela exclusivement, toute la journée. — Haïssables portraits !

Déçue, ahurie, je me sens l’attitude empêtrée des paysans qu’on mène au Louvre et qui ne savent où, ni comment regarder, et même doutent si regarder est bien la chose à faire. Qu’est devenue l’émotion confuse et puissante qui me comblait tout à l’heure devant la maison fermée ? Je songe à partir ; mais je reste. J’attends… Et peu à peu les froides chambres se réveillent et parlent.

Gœthe aimait trop l’Apollon du Belvédère, ses curiosités sont laides, il n’avait pas un goût bien sûr. C’est que l’instinct de grande poésie, et la faculté de choisir sans faute les plus belles parmi les formes, les plus harmonieuses parmi les couleurs, habitent rarement ensemble le même esprit. On se rappelle les meubles d’une atrocité singulière, combinés par Victor Hugo. Les grands poètes n’ont ordinairement pas de goût. Les objets ne leur apparaissent pas comme à nous, avec leur caractère absolu, limité. Le don de poésie, c’est le pouvoir de révéler les rapports secrets qu’ont entre elles des choses différentes en apparence. Nous ne découvrons pas ce rapport : nous ne percevons que ce qui est là. Pour eux, les poètes, ce qui est là sert seulement à les pousser sur les routes mystérieuses de l’universel.

Nous voyons des plâtres blêmes. Quand les yeux de Gœthe les touchaient, la vie antique ranimée emplissait de couleurs, de lumières, de rythmes joyeux et libres, l’air gris de cette vieille maison. Et ces intailles, ces bronzes, ces faïences, ce bric-à-brac italien, quelles ivresses perdues lui rappelaient-ils ? Dans toutes les chambres de sa maison le poète a mis des souvenirs du voyage où sans doute il vécut ses heures les plus parfaites. Et dans toutes les chambres de son esprit n’y avait-il pas la mémoire brûlante et triste, l’invincible regret de cette Italie qui laboura son cœur plus profondément même que ses passions ?

Son amour de l’Italie est l’un des drames de sa vie intérieure. Dès l’enfance il en est agité. Le désir d’aller « là-bas » grandit toujours, s’exaspère jusqu’à devenir « une maladie morale qui le tourmente follement ». Il tait le besoin qui l’empoisonne. Pendant des années il ne peut lire, ni même toucher, ni voir un livre latin, tant il est déchiré par l’appel qui en sort. Wieland traduit les satires d’Horace, Gœthe y jette les yeux, et une misère affreuse noie son cœur : à la seconde lecture, la tête lui tourne. « Si je n’étais venu en Italie, avoue-t-il lorsque enfin il cède à l’irrésistible désir, je crois que j’aurais perdu la raison. » « Voir ce pays était une soif qui me dévorait. » Et quand il a saisi son rêve, quelles exclamations de joie frémissante, presque douloureuse parfois : « La fatigue de l’effort que me coûte le renouvellement de mon être concentre toutes mes facultés. » Ensuite il crie « le plaisir d’être », qu’il ne connaissait pas, et le rafraîchissement de ses énergies intellectuelles. Il lui paraît que pour la première fois il comprend « les choses de ce monde ». Il brise avec les anciennes sympathies et jette son mépris à l’art gothique de la vieille Allemagne : « Les pauvres saints juchés les uns sur les autres dans de mauvaises niches, les colonnes en tuyaux de pipe, les petits clochers pointus ! Grâce à Dieu j’ai dit un adieu éternel à l’étude de tous ces objets ! » Il qualifie son voyage un salto mortale. Il sent que tout est changé pour lui : « Il s’est fait en moi une révolution complète. » « Je regarde comme mon second jour de naissance, comme l’époque réelle d’une seconde vie, le jour où je suis entré à Rome… »

Et puis il est revenu ! Il a retrouvé « l’atmosphère sombre qui obscurcit tous les reflets, le pays où on est enfermé en d’étroites et tristes demeures ». Et parmi ses pierres gravées et ses moulages, il a dû goûter jusqu’en son extrême amertume la nostalgie des cœurs en exil.


Pénétrée par le regret pathétique qu’exhalent tous ces bibelots ternis, je reviens aux portraits. Ils disent régulièrement l’histoire totale de la noble figure : la jeunesse, la maturité, la grande vieillesse. Longuement, l’une après l’autre j’interroge les pauvres toiles. Sous l’air inspiré que la sottise des peintres inflige uniformément à toutes ces images, ne découvre-t-on pas autre chose, et dans toutes la même chose : le tourment ? À les bien regarder, ces portraits de l’Olympien révèlent une merveilleuse inquiétude. Les plus jeunes montrent déjà une expression tendue ; à mesure que la vie avance, la contraction intérieure devient plus évidente. Et à la fin, quel souci dans les rides du front ! Et ce modelé des joues qui paraît trembler, n’est-ce pas l’habituel tiraillement du doute anxieux qui l’amollit de la sorte ? Et ces yeux trop ouverts, leur regard béant n’a point de calme ; et ce pli de la lèvre, quelle amertume ! La sérénité illustre, l’orgueilleux détachement, l’égoïsme tant rebattu, que cachaient-ils ?

Pourquoi nous a-t-on imposé la légende d’un Gœthe impassible ? Ces portraits racontent toute une autre histoire, — et d’ailleurs lui-même ne l’a-t-il pas racontée ? l’histoire d’un homme assez frénétique, instable, agité aux profondeurs par ses passions, d’abord, ensuite par trop de pensée — par des nerfs troublés aussi.

Il parle, non avec le demi-sourire des malades guéris, mais avec un sérieux significatif, de ses fréquentes crises d’hypocondrie, et du goût désespéré que, dans sa jeunesse, il avait pour la solitude. Il fait à sa peur des ténèbres des allusions détournées, comme si au moment où il écrit ses mémoires le souvenir lui en était encore pénible. Il avait le vertige jusqu’à défaillir ; la vue des malades lui inspirait une horreur folle. Il l’a domptée ainsi que bien d’autres faiblesses, car il avait une énergie peu commune. Mais l’insistance qu’il met à signaler cette victoire marque assez ce qu’elle coûta. Vers quatorze ans, on le sépare de sa première amoureuse, qui, mêlée fâcheusement à une affaire de faux, dut quitter la ville, il se roule par terre en hurlant. D’ailleurs, assez tard dans l’existence il conserve cette habitude : contrarié ou exalté il se jette à terre, se roule et hurle. Et puis il a des hallucinations visuelles, et par exemple, celle-ci.

Le Vicaire de Wakefield que Herder lui avait lu, le jeta en un grand enthousiasme. Rien ne lui paraissait plus touchant, plus délicieux que cette simple histoire. Comme il en était tout occupé encore, le hasard l’introduisit dans la famille d’un pasteur alsacien. Le pasteur avait une femme – comme le vicaire de Goldschmidt justement ! deux filles : analogie merveilleuse !… un fils : tout y était ! Bouleversé par de si frappantes coïncidences, Gœthe décida de vivre quelques pages du roman dont il pensait avoir trouvé le cadre exact et tous les personnages. En moins d’un quart d’heure il se rendit amoureux éperdument de l’une des jeunes filles ; le soir même, elle l’aimait. Puis cette littérature s’acheva selon la logique. Gœthe quitta cette douce amie. Il l’adorait, mais ne voulait pas embarrasser sa route. Cependant la séparation fut, il l’assure, très cruelle. Enfin, après les larmes nécessaires, il partit à cheval pour regagner Strasbourg. Et tout à coup, venant droit vers lui, il aperçut net, précis, indiscutable… son double ! Un second lui-même, absolument pareil à lui sauf un point : il portait un costume différent, un costume gris. Lorsqu’ils furent près l’un de l’autre le fantôme disparut. Or, plus tard, repassant à la même place, le souvenir de cette étrange aventure lui revint ; et il s’aperçut, non sans quelque trouble, qu’il était cette fois vêtu exactement du même habit gris que portait le double, ce jour où, ayant brisé un cœur, brisé son cœur et copieusement pleuré, il s’en allait par les chemins. Il ne se moque nullement de tout cela lorsque tant d’années après il le raconte.

Son équilibre nerveux n’était pas parfait, avouons-le, ni son imagination constamment joyeuse. On sait qu’avant d’écrire Werther, il eut l’habitude de poser chaque soir sur sa table de nuit un couteau bien pointu, et chaque soir, de discuter avec lui-même si le moment était venu ou non de planter le couteau dans sa poitrine. L’envie de se tuer ne lui était pas particulière. Le goût du désespoir travaillait alors et ses camarades et une immense quantité de jeunes gens par toute l’Europe. Certes ! Et Werther est né de l’atmosphère ambiante plus encore que de la neurasthénie personnelle de Gœthe, Werther, d’ailleurs, est une crise de jeunesse. Oui, seulement, après Werther il y a Faust qui, ayant tout essayé, tout pensé est si mortellement las. « Aucune volupté ne le rassassie, aucun bonheur ne le satisfait. » Et à la fin, du sommet de la connaissance, il crie : « Nature, que ne suis-je qu’un homme, rien qu’un homme devant toi ! Ce serait alors la peine de vivre ! » Faust règne sur toute la maturité et la vieillesse de Gœthe. Entre l’ébauche de la première partie et l’apparition de la seconde, plus de quarante ans s’écoulent. La prodigieuse inquiétude du philosophe et l’âcre négation du personnage diabolique ont été jusqu’au bout présentes dans son cœur. Dans l’une des scènes de la fin, Faust se croit seul parmi les ténèbres de minuit. Mais des formes indistinctes bougent tout à coup, et parlent. L’une entre, s’approche : « Qui es-tu ? » demande-t-il épouvanté. Et elle répond seulement : « Je suis là » — c’est le Souci…

Quand Faust épouse Hélène, nous croyons que le tourment de son esprit va s’apaiser définitivement. Mais point. Conjoints, le doute fébrile, curieux, de l’âme moderne et l’auguste sérénité de l’âme antique ont été féconds. D’Hélène et de Faust un fils naît, le sublime enfant de joie : Euphorion. Mais Euphorion meurt très vite et Faust reprend sa route, Méphistophélès à ses côtés. Enfin il va trouver la paix peut-être, car il est sûr de faire le bonheur des hommes. Il veut dessécher des marais, répandre la santé, la joie… Il meurt. Le marais n’est pas desséché, les hommes ne sont pas plus heureux, c’est l’ironie dernière, la plus désespérée, peut-être, de ce poème si terriblement beau.

Méphistophélès est vaincu à la fin. Faust échappe à l’enfer, appelé en haut par l’humble amour de Marguerite. Sans doute ! Faust était trop pareil à son âme pour que Gœthe eût le courage de le damner. Mais n’allons pas tirer de là une conclusion optimiste !

Non, le grand poète ne fut pas calme, libre de l’angoisse humaine, satisfait de son génie et de sa gloire, assis bien à l’aise dans son orgueil. Constamment, il avoue son besoin d’échapper. « Poésie, c’est délivrance », a-t-il dit. Et il convient d’avoir fait Werther pour se « débarrasser » de la manie du suicide. Il a fallu sans cesse qu’il se délivrât et se débarrassât, ce monarque absolu de l’esprit, au destin si magnifique. Et ses bonheurs, qu’en pensait-il ? Ceci : « Il faut briser le verre dans lequel on a bu une jouissance. » Est-ce la parole d’un homme qui remercie la vie et espère en elle ?

Il dit encore quelque part qu’un homme est d’autant plus grand qu’il représente et formule son époque avec plus d’intensité. Nous le trouvons si grand, parce qu’en dépit de toute attitude, de toute légende, nous sentons qu’il éprouva comme nul autre, l’époque où il vécut : cette époque formidable, pleine d’affirmations brutales, d’espoirs dévorants, et d’un doute infini ; cette époque où le cœur de l’homme fut troublé jusqu’aux profondeurs.

À la fin, on apercevait Gœthe comme au travers d’un nuage : chargé d’ans, d’honneurs, et de souvenirs amoureux qui ornaient encore sa gloire. Pour les dévots qui venaient implorer cette grâce de le voir seulement ; pour les proches, tenus si loin par le respect, il semblait dominer les misères, les luttes, l’émotion même, du haut de son intangible sérénité. Ainsi, lorsqu’on y entre d’abord, sa maison, devenue musée, paraît calme et d’une froideur absolue. Les choses ont leurs masques, comme les âmes…

Du reste, tout n’est pas musée dans cette demeure. Après l’arrangement artificiel de la chambre où Gœthe recevait le grand-duc, de celle où sa femme Christiane Vulpius, rendit à Dieu une petite âme simplette, de la pièce ouverte sur le jardin et où il aimait à lire, on arrive au cabinet de travail.

Là, tout reste si vivant, le passé si actuel, qu’on voudrait parler bas, et mieux, se taire. Les meubles sont étriqués, secs. Des branches rapprochées verdissent la lumière des deux fenêtres étroites. Voici son fauteuil, ses livres. Sur le haut bureau où il écrivait debout, on a conservé dans une assiette un peu de terre qu’il prit lui-même au jardin quelques jours avant de mourir, pour faire une expérience scientifique. On vous montre un petit buste de Napoléon qu’Eckermann lui rapporta une fois de Strasbourg. Il n’y a aucun bruit dans la pièce, il fait obscur. L’austérité du lieu donne une inexprimable sensation de grandeur. Ici, il échappait !

Une porte est ouverte, barrée d’une grosse corde. On ne peut entrer. Seulement on vient au seuil, on regarde : Gœthe mourut là…

Sans doute personne n’a profané cette chambre en y dormant. À peine fut-il parti, on sut trop bien qu’elle était sacrée. Depuis quatre-vingts ans, rien n’a bougé. Tout est médiocre et pathétique : l’exiguité de la pièce si sombre, le lit de bois. Une étoffe bariolée pend au mur derrière ce lit. Une courte-pointe piquée le recouvre. La même qui enveloppait ses genoux, lorsque étendu sur ce fauteuil il cessa de respirer. Il y a encore une modeste table avec une cruche de porcelaine, la tasse de sa dernière soif. Rien d’autre. Et tout cela est plus émouvant que les chasses d’or et d’émail où l’on garde les reliques.

Nous avons redit sans fin son murmure suprême : « Plus de lumière ! » L’esprit s’attache à une si belle légende. Nous voulons trouver dans ces paroles le conseil du penseur magnifique… Qui sait ce qu’il désirait, ce qu’il pensait en cette minute suspendue… Avant qu’elle frappe, la mort réveille peut-être et colore prodigieusement bien des images lointaines — les images de ce qu’on a le plus chéri, le plus regretté… Qui peut dire si, en cette journée de l’hiver allemand, au fond de cette obscure petite chambre, ce qu’il implorait, le vieillard sublime, ce n’était pas la clarté enivrante de la terre où les citrons mûrissent où l’on est heureux… la terre d’Italie !…

Au sortir de chez Gœthe, une étroite rue déserte me tente. La rue aboutit vite à un espace libre.

Devant une prairie que bordent les premiers arbres du parc, une vieille maison se dresse. Empâtée d’un beau crépi jaune, coiffée gentiment par son toit d’anciennes tuiles, elle est charmante cette maison. Je la reconnais bien ! Toute la matinée, j’en ai vu les images sans nombre, aux vitrines des marchands. Là demeurait Charlotte von Stein que Gœthe aima.

Son père était maréchal de la Cour. De son mari on n’éprouve nul besoin de savoir quoi que ce soit. Mais elle, que l’on voudrait la connaître toute !

Elle avait une intelligence étendue, rapide, originale, une grande culture, un ardent goût des lettres, une grâce non pareille. Elle eut un cœur aussi et de la beauté. Le nez un peu long pourtant, mais quelle charmante ligne de la joue, quel regard sensible, pensif, plein de langueurs et de regrets. L’expression de la bouche est compliquée, tendre uniquement, croit-on d’abord, et puis on y découvre quelque autre chose que la seule tendresse. Les belles lèvres pleines sont faites pour les paroles de suprême douceur, pour les reproches aussi, et la colère, et l’amertume. Cette bouche tranquille est d’une femme passionnée. Charlotte von Stein fut passionnée, et, ensuite, triste.

Elle eut un grand nombre d’enfants, devint veuve et resta charmante et poétique parfaitement. Lorsque Gœthe la connut, il avait vingt-cinq ou vingt-six ans, elle, trente-trois. Il s’éprit éperdument. Et elle, elle fut enchantée, éblouie, séduite. Une intimité absolue s’établit entre ces deux esprits. Nombre de personnes veulent que la liaison soit demeurée tout intellectuelle, d’autres risquent quelques doutes. Ceux-là nous prient d’observer, que le poète racontait à son amie les aventures où l’entraînait une vive sensualité. Eût-il risqué de telles confidences si Mme von Stein avait été pour lui plus qu’une grande sœur indulgente ? Mais, ripostent ceux-ci, Gœthe — dans ses lettres ! — n’embrasse-t-il pas Charlotte sur les lèvres ? Constamment il la remercie avec d’ardentes effusions. De quoi remercie-t-il ? Que nous importe ! Ces gens se sont aimés, voilà le point.

Certes Gœthe ne s’en tint pas à chérir Charlotte, d’un cœur et d’un esprit purement mystiques. L’immense admiration qu’il avait pour elle, en fait la preuve. – Jamais un homme ne parvient à admirer sans restrictions l’intelligence d’une femme qu’à travers le désir. Si elle ne l’avait pas troublé profondément, Gœthe n’aurait pas accepté avec tant de chaude joie la direction morale et, singulièrement, les conseils littéraires de Mme von Stein. Elle, pour conserver l’admiration du grand homme et la prise qu’elle avait sur lui, fut faible peut-être ? — Les femmes se donnent souvent par terreur de n’être plus aimées, si elles suivent leur goût, qui serait de ne se donner pas. — Et aussi elle chérissait Gœthe, et ils passaient de longues heures seuls et libres… Mais encore un coup, qu’importe : ils s’aimaient !

Leurs secrets sont à eux.

La belle passion dura une dizaine d’années. Après quoi, l’amour de Gœthe, et le grand besoin qu’il avait de son amie, commencèrent d’être moins impérieux j’imagine, car un jour, brusquement, sans guère prévenir, il partit pour l’Italie où il demeura deux années entières, écrivant des lettres éloquentes, gaies, profondes, qu’il reprit ensuite pour les publier. Quoi qu’il ait supprimé toute la partie intime de cette correspondance lorsqu’il fit son Voyage en Italie, on y trouve parfois des phrases qui répondent à ce que lui écrivait Mme von Stein. — Ses lettres, à elle, n’existent plus : elle les redemanda, et, je crois, peu d’années avant sa mort, les brûla. — « Vous me reprochez de me contredire », écrit-il une fois, entre autres, et il se défend avec vivacité. Elle devait lui reprocher bien d’autres choses en outre…

Quand il revint, il n’était plus amoureux, plus du tout. Charlotte le reçut d’une façon assez froide. Elle avait le cœur amer. Pendant deux ans il s’était passé d’elle. Même, il avait été heureux comme jamais, fût-ce aux heures les plus chaudes de leur affection. Quelle amoureuse supporte sans se plaindre qu’on soit heureux loin d’elle, d’un bonheur dont elle n’est pas le principe, et, mieux encore, d’un bonheur dont son absence est la condition première ? Charlotte se plaignit certainement. Et il n’était plus amoureux ! Il avait, sans le secours de la conseillère chérie, fait mille découvertes dans son âme. Il revenait, puissant davantage, et dur aussi, la mémoire pleine de beaux visages italiens, et de maint souvenir. Mme von Stein avait quarante-six ans…

Pauvre femme ! aimait-elle plus que jamais, à cette minute, comme on aime au seuil de la vieillesse, avec de la colère, du désespoir, de l’injustice, des maladresses, et tous les lamentables mensonges que l’on se fait à soi-même pour ne pas voir la réalité ?

Probablement, éclairé par l’indifférence, Gœthe s’aperçut alors que le génie de Charlotte avait des limites plus rapprochées qu’il n’avait cru. Il laissa entendre qu’il éprouvait un moins ardent désir de ses conseils. Un courant froid passa entre eux. Et puis, un matin, sur la lisière du parc, ici même, peut-être, devant la maison de celle qui avait été la sœur de son esprit, la joie de son âme, Gœthe trouva une fillette aux cheveux dorés, au teint éclatant. Une ouvrière, rien de plus, mais si jolie ! Elle ignorait les littératures et les philosophies, seulement, elle brillait de jeunesse. Fort intimidée par le grand homme, elle dut, on l’imagine, rougir agréablement et faire une belle révérence en lui tendant un placet. Il prit le placet, regarda la fillette, et aussitôt l’engagea à le venir voir dans sa maison isolée au bout du parc. On ne refuse pas l’invitation d’un si important personnage, la petite Christiane Vulpius vint, resta. Et le bel amour de Charlotte von Stein et du poète finit à jamais.

Du temps qu’on l’adorait par-dessus tout, la grande dame lettrée, raffinée, noble par le sang, le cœur et l’esprit pouvait mettre son élégance à cacher une blessure secrète, quand on lui avouait des fantaisies sans lendemain. Mais on ne l’aimait plus et ceci, c’étaient d’autres affaires qu’une aventure sans lendemain ! Installer chez soi une femme, choisie seulement pour son teint frais et ses vingt ans, prendre pour compagne de sa vie une artisane inculte, n’était-ce pas sciemment, volontairement renier l’ancienne idole, marquer comme avec une intention cruellement réfléchie, sa lassitude et son mépris de l’admirable passé ? Charlotte pouvait pardonner beaucoup, non pas cela. Ce fut la rupture. Même, Mme von Stein commit une tragédie — je me confesse de ne l’avoir pas lue — où de son mieux, paraît-il, elle malmena l’infidèle. Et ce dut être triste infiniment, après avoir, des années, écrit sous la dictée de Gœthe, d’écrire seule chez soi, une tragédie pour le ridiculiser.

Le bel amour s’acheva dans les récriminations, les regrets d’avoir trop donné, l’injustice envers les heures parfaites, comme s’achèvent souvent les passions tendres, et, presque toujours, celles des gens qui vivent face au public et, sachant que la postérité épiloguera sur des émotions si illustres, mêlent leurs vanités à leurs peines.

Gœthe épousa la petite Christiane aux joues éclatantes qui, comme beaucoup d’autres dames moins naïves qu’elle, l’admirait sans le comprendre. Charlotte von Stein et ses amis avaient coutume, en parlant d’elle, de l’appeler la « bonne ». En effet, elle fut une servante dévouée absolument aux vouloirs du grand homme. Elle lui donna les satisfactions qu’il espérait. Si fraîche et charmante d’abord, soumise et respectueuse toujours, elle ne l’agitait pas, et ne lui offrait aucun conseil. Aux derniers jours de sa vie, Mme von Gœthe, souffrante, fit avec son mari une promenade dans la campagne, et tout à coup elle eut une attaque. Gœthe ordonna au cocher de rentrer à Weimar, et en route il songeait — c’est lui qui le raconte — « Que vont-ils dire à la maison en trouvant cette femme morte dans la voiture ? » Cette fois, il gardait tout son calme ! Cependant, après l’avoir aimé pour sa jeunesse, il aimait Christiane vieillie, comme un bon meuble commode. Et peut-être cette humble créature, qui le laissait tranquille, lui donna-t-elle plus, après tout, que la belle muse pleine de grâces et de pensées.

Mme von Stein garda longtemps sa rancœur, puis elle pardonna. L’histoire dit que jusqu’à sa mort, qui précéda de quelques années celle de Gœthe, ils eurent l’un pour l’autre une amitié excellente. De quoi était faite cette amitié-là ? D’un confortable oubli en ce qui le regarde. Mais elle ? Je me figure qu’elle goûtait dans l’affection restaurée, la même sorte d’aise et de paix, que l’on trouve dans une maison hantée où, à chaque minute, on cesse d’entendre les rires, les chants, les paroles dont la chambre est pleine, pour mieux écouter, glissant par les couloirs obscurs, le fantôme qui tire après soi de vieilles chaînes rompues, et gémit d’une dangereuse voix dolente.

Dans ses volontés dernières, — je crois m’en souvenir, Mme von Stein demandait que l’on évitât de faire passer son cortège funèbre sous les fenêtres de Gœthe. Avait-elle tant d’illusions encore qu’elle redoutât pour lui le déchirement d’un tel spectacle ? Ou bien est-ce là le trait suprême d’un ressentiment sur lequel tout avait coulé, la réconciliation, la vieillesse, tout ! laissant fraîche et affreuse l’ancienne amertume ? Pauvre ceur !…

Je reste longtemps à regarder la maison de Charlotte von Stein. Elle me fascine.

Les maisons parfois ont un air de retenir jalousement les histoires qu’elles savent. Toutes ces fenêtres pareilles irritent ma curiosité comme un refus moqueur et mélancolique. Laquelle paraissait à Gœthe différente de toutes ? La fenêtre de cette chambre si pleine de lui, où Charlotte dormait et songeait, comment la reconnaître dans cette façade offerte au jour, et qui défend si bien son secret ? Pendant dix années, Gœthe la vit éclairée d’une lumière mystique. Et puis la lumière disparut. Et lorsqu’en passant il songeait à la regarder, lui non plus ne la distinguait pas des autres…

Il faut cesser enfin cette contemplation, pénétrer dans le parc, refaire le chemin que faisait Charlotte quand, aux jours d’été, elle allait trouver son ami dans « la maison au jardin ». Émouvante route ! Elle y goûtait d’avance la joie qu’elle apportait, et sa joie. Elle préparait la causerie, attendait le regard enflammé soudain, qui allait se poser sur elle, — et le baiser peut-être…

Ce parc où j’avance est une admirable création de Gœthe. L’enchantement qu’il donne ne se mêle d’aucune surprise. Bien plus, au bout de vingt pas, on a comme une certitude d’avoir déjà vu ces ombres profondes, ces percées savantes, et les chemins sinueux, et l’eau obscure. Puis le souvenir se précise : on a vu le parc de Weimar dans les Affinités électives ! Je ne saurais dire si aucun de ses aspects s’adapte aux descriptions du jardin où Edouard et Ottilie développent leur douloureuse passion. Mais n’importe, parc et jardin ont habité ensemble le même point dans le cerveau de Gœthe, une intention pareille les marque. Ici et là il est présent, il règne… Se promener sous les arbres de Weimar, c’est, on le sent avec force, comme si on circulait dans la volonté de Gœthe. Et bientôt, oubliant les cœurs troubles des Affinités, on ne pense plus qu’à lui, et à elle, Charlotte von Stein. Leur amour tellement spirituel, chargé de littérature, mêlé d’art, ressemble de plus d’une sorte à ce parc qui est purement un jeu despotique de l’intelligence.

Les « effets » se succèdent savamment, classés de manière à se compléter l’un l’autre par analogie ou contraste. Il y a des places mystérieuses propres à jeter l’imagination vers le drame et la fantasmagorie. Les rochers s’entassent, les arbres rejoints épaississent une obscurité équivoque, et voici un paysage fait pour que la chasse infernale y passe à bride abattue. Des trouées soudaines révèlent un lointain apaisé derrière des prairies, et nous recevons l’ordre de rêver à des choses pures, et douces. Une allée secrète appelle les amoureux qui marchent en silence, le cœur trop lourd de joie. Un coin recueilli attend le songe profond du philosophe.

La sauvagerie et l’aspect intime sont fabriqués avec perfection. Cependant le parc n’est ni sauvage ni intime. Il est partout artificiel. D’avance, on le sent, les émotions du promeneur ont été prévues, bien plus, réglées et imposées. Il les reçoit comme d’une symphonie qui fait se succéder la mélancolie et la joie, et commande les images. On n’est pas libre de choisir son thème. On est conduit impérieusement. Et, malgré la beauté de tous les aspects, on ne demeure pas leur dupe. Les arbres sont immenses, les plis de terrains majestueux, c’est par places le décor de la grande forêt. Mais l’inquiétude de la forêt manque, car la forêt est inquiétante parce qu’elle ne nous attendait pas.

L’arbre qui barre le chemin dans l’admirable parc de Gœthe, ne donne nullement l’impression d’un obstacle réel, on sait trop bien que la route fut tracée de façon qu’elle vînt justement joindre cet arbre et qu’on eût par là l’image de résistance qui accroît le sens de liberté. Ce parc ne nous met pas en contact avec le grand mystère des bois, mais il est humain, prodigieusement. On y comprend, mieux que nulle part, l’imagination romantique, et son effort pour intervenir dans l’ordre naturel, le bouleverser, lui substituer le vouloir, tourmenté, complexe, ambitieux que l’homme s’est forgé dans sa longue route.

Combien ce décor, conquis sur la réalité par le poète, et tout palpitant de son génie dominateur devait émouvoir Charlotte von Stein, tandis que, ses hauts talons imprimant leur trace sur la terre humide, des gouttes de soleil pleuvant à travers les branches sur son fichu blanc, elle allait discuter avec l’ami le travail de la veille, copier ses notes, respirer sa pensée ! Elle arrivait par ce large pré tout violet de fleurs à la petite porte de la petite maison, lamentablement triste et comme inconsolable aujourd’hui, et qui alors était la maison du bonheur.

Gœthe se retirait là pour être loin de la Cour ; pas très loin — dix minutes de marche mènent au château. – On l’y laissait pourtant plus libre, et seul. Quelquefois sans doute, impatient, il venait à la porte dès qu’il apercevait de loin la robe claire sur l’herbe et les fleurs de la prairie. Ou bien, sans bouger, il attendait, contenant sa joie pour en mieux sentir la pointe aiguë. Et puis elle était là. Il possédait ses yeux ! Et ils marchaient par le sentier qui grimpe au coteau, s’asseyaient un moment à cette place ombreuse où sur une plaque de marbre il fit graver des vers à l’Inspiratrice tant chérie. Ils disaient des choses merveilleuses et passionnées. Elle goûtait son triomphe tandis que le soleil crevait les branches entrelacées. Enfin, ils rentraient pour travailler ensemble dans l’ivresse chaude des cours et des esprits rejoints…

Il y a peu de meubles dans la maisonnette, et de pauvres meubles. Probablement y en avait-il davantage lorsque le grand homme l’habitait, mais guère. Ici, on le sent, il fuyait son existence officielle de la ville, les visites, les vaines paroles, la représentation, la gloire même. C’était le royaume de son repos et de ses joies secrètes. Un endroit dépouillé de faste et tout spirituel. Charlotte von Stein était vraiment la muse qui convenait à ce lieu grave et pensif. Et pourtant, ce fut là justement que Gœthe amena cette petite fille ramassée en un jour de rude désir, et pour qui Sophocle était comme s’il n’existait pas ; — l’humble Christiane, si modestement sûre de son néant, qu’elle ne songea pas à résister le temps d’une minute lorsque M. von Gœthe lui eut expliqué pourquoi il l’avait fait venir. C’était pourtant la maison de Charlotte, cette maison rêveuse…

On y voit deux objets d’une expression si forte qu’ensuite on ne regarde plus rien : une paire de rideaux d’abord, faits de gros tulle où courent des fleurs et des rinceaux. Ils ne sont pas magnifiques, seulement ils furent brodés par Charlotte, et chaque point c’est un peu de son grand amour. J’imagine sa joie puérile, et large comme les joies d’enfants, le jour qu’elle les apporta. Ensemble ils les mirent à la fenêtre, n’en doutons pas. Comme Gœthe était attendri par la constante pensée dont cet ouvrage témoignait ! Comme il les trouva charmants, \ ces pauvres rideaux ! Comme cette petite chose lui fit sentir son amour avec intensité !…

L’autre objet accroché au-dessus du lit, dans la chambre, c’est une corbeille de paille. Lui-même l’a clouée à cette place pour la voir sans cesse. Elle est affreuse, cette corbeille ! Oui, mais c’est la même où, pendant le voyage d’Italie, il mettait son repas lorsqu’il allait en excursion. Il l’a gardée chèrement, rapportée au fond de l’Allemagne. Il voulait que près de lui toujours restât ce souvenir des heures libres et lumineuses, de l’enivrant voyage où il laissa son amour…

Ces rideaux, dont le tulle fragile persiste à conter une douce histoire, ce panier informe et si pathétique, leur symbole me poursuit comme je reviens lentement par les allées du parc où Gœthe imprima son génie, son orgueil — et l’immense quantité de littérature dont, pour le bien et pour le mal, il était malgré tout encombré. — Je pense à ces deux êtres magnifiques avec douleur. Ils ont passé, et cela n’est pas triste, car ils avaient fortement vécu. Mais c’est triste infiniment qu’avant eux, si longtemps, leur amour soit mort d’une vilaine pauvre mort.

Je me suis attardée sous les arbres, la nuit est close, et maintenant je reviens devant la maison de Charlotte. Personne ne passe. Une molle chaleur pèse. Par instants, une bouffée d’air humide sort du parc, se gonfle, expire, laissant après soi d’immobiles et profonds parfums. La masse des feuillages étouffe les sons. Comme j’avance le long de la façade jaune, le bruit faible et continu d’une fontaine m’arrive. Et soudain, il semble que l’humidité odorante du soir allemand soit pénétrée, envahie par d’autres aromes moites plus puissants. Cette plainte de l’eau jaillissante apporte avec elle un soir d’Italie ! La langoureuse nuit romaine m’enveloppe, et la chanson de ses eaux divines. Je m’arrête, le cœur suspendu. Comment dire la force enivrante d’un tel prestige ? Est ce moi qui l’éprouve, ou bien… Cette fontaine n’était pas là peut-être lorsque au déclin de sa tendresse, Gœthe sortait le soir de la maison jaune, l’esprit pesant de nostalgie ? Si elle y était, s’il a entendu la frêle voix liquide, n’a-t-il pas maintes fois senti la nuit romaine musicale et embaumée frémir autour de lui ? Et, las, soudain, jusqu’au cœur, ne s’est-il jamais arrêté, goûtant le regret d’être ici, l’amertume de n’aimer plus…

Une fois encore, je traverse la rue qui, de chez Mme von Stein, menait chez lui. Une fois encore, me voici près de sa porte. Au fond du rez-de-chaussée, une faible lumière brille. La demeure était aussi sans doute, close et sombre, au soir de cette journée où il s’endormit pour toujours. Des gens étaient venus de la Cour, de la ville, le saluer une dernière fois, porter des fleurs, regarder. Et ceux qui prennent mesure pour le cercueil aussi. Puis tous retirés, la nuit dispensait son calme. Et peut être dans cette chambre basse où tremble la petite lumière, quelques-uns veillaient, parlant de lui, rappelant des souvenirs très anciens, se racontant une fois de plus les dernières minutes, tandis que pour une nuit encore il reposait là-haut, débarrassé enfin, librement étendu dans ce repos où on ne sait plus rien, ni qu’on fut un grand homme, ni qu’on oublia l’amour : rien !…

LES MAISONS SACREES


II


Dans la maison de Schiller, on n’éprouve aucune tristesse, mais une impression détachée, lointaine, aérienne. Tout est décent et humble : la pièce où il dormait, si exiguë qu’on y respire à peine ; la belle chambre — pauvre belle chambre ! où aux derniers jours il se fit porter. Là, il endura les suprêmes angoisses, et avec tant de douceur résignée. Il pleura lorsque sur sa demande on lui apporta son dernier-né, pour qu’une fois encore il l’embrassât. Ces larmes exceptées, il n’eut pas de révolte. Un moment il sortit du silence et dit d’un air joyeux : « Bien des choses me deviennent simples et claires. » Une voix anxieuse demanda comment il se trouvait, il répondit : « De plus en plus calme » et, calme, il mourut.

Maintenant, sur le petit lit d’une simplicité presque pénible, les couronnes s’entassent. Et à chaque visite j’y ai vu de mignons bouquets, frais et odorants. L’orgueil allemand veille autour de cette mémoire et encore plus la tendresse allemande.

Schiller est l’une des physionomies les plus pures que le temps nous ait laissées. Eut-il quelque défaut ? Personne ne semble s’en être rappelé un seul. Milton dit : « Celui-là qui veut écrire des poèmes héroïques, qu’il fasse de sa vie un poème héroïque.» Schiller fit cela. Nulle tache en lui, nulle petitesse, tout est noble parfaitement. Si, à vingt ans, il s’enfuit de Stuttgard, où il était chirurgien dans l’armée de Wurtemberg, qui au monde oserait l’en blâmer ? Il venait d’écrire Les Brigands, une éblouissante gloire était tombée comme un éclat de foudre. L’Allemagne, l’Europe même retentissaient de son nom. Des poèmes bouillonnaient dans son esprit, plein de créatures ambitieuses qui voulaient vivre : il était Schiller, enfin ! Et le duc de Wurtemberg lui interdit de publier, de faire jouer quoi que ce soit. On le met en prison pour avoir assisté aux répétitions de sa pièce à Mannheim, on le menace de bien pire s’il désobéit à ces ordres absurdes. En écrivant, il risquait sa liberté, sa vie peut-être, — nous savons ce qu’était la forteresse du bon duc ! Il partit, et fit bien. Le duc lui-même, plus tard, en convint lorsque sa maîtresse lui eut expliqué clairement les choses. Si on excepte cette fuite vers la gloire, la vie de Schiller ne contient pas la moindre action qui puisse être discutée. Fils très tendre, mari fidèle et charmé d’une femme adorable, père excellent, gai et joueur, ami sans défaillances, il était, en outre, de la plus belle fierté, digne avec douceur, énergique, désintéressé, généreux, sans vanité, — car les triomphes bruyants, l’attention trop avidement fixée sur lui, les éloges de ces gens attirés par le succès et qu’il nommait « les mouches à viande », toute cette grosse monnaie de la gloire heurtait ses nerfs et torturait sa pudeur. Il eut un amour passionné du travail, un respect religieux pour son art, une délicatesse exquise de tous les sentiments. Un de ses héros, près de mourir, envoie en ces termes sa recommandation et son adieu à un être chéri : « Dites-lui, quand il sera un homme, de respecter les rêves de sa jeunesse. » Le jeune Schiller fit des rêves très purs et très beaux, et jusqu’à la mort Schiller devait respecter ces rêves.

Afin que rien ne lui manquât de ce qui rend les glorieux si chers, il souffrit beaucoup. De la pauvreté d’abord, ensuite d’une gêne qu’il était mal fait pour rendre moins pesante : « Il m’est plus facile d’écrire une tragédie, disait-il, que de tenir ma maison. » Et les dettes lui donnaient mal à l’âme, et l’avenir incertain le tourmentait. Il souffrit encore et longtemps de sa misérable santé. Il dut connaître bien des formes de la torture physique, car à sa mort on trouva tous ses viscères dans une affreuse condition : les poumons détruits, le cœur hypertrophié, le foie sclérosé. Cependant, il écrivait Guillaume Tell, Jeanne d’Arc, La Fiancée de Messine. Il fut, du commencement à la fin : celui qui fait de sa vie un poème héroïque.

Je cherche les traces de ce doux et grand génie, sur ces objets que ses mains ont touchés. D’où vient que, dans les autres maisons sacrées, j’ai senti si clairement des présences, et ici, non ? Ces meubles sont les siens. Ils occupent les mêmes places nécessaires qu’ils occupaient, quand sa rêverie et son courage palpitaient entre ces murs ! Rien n’est simple et réel comme cette chambre mortuaire avec ses modestes rideaux rouges ; et cependant, j’éprouve la sensation du décor. Un émouvant décor, certes, mais un décor.

Je suis séparée de cette image que je veux atteindre par un obstacle qui bouge sous mon effort, et résiste pourtant. Schiller m’apparaît magnifique, lointain, irréel, comme m’apparaissent, la plupart, les héros de ses drames. Lui et eux se meuvent dans une autre atmosphère que nous. Comment les rejoindre ? Schiller a rêvé une humanité tellement plus grande que n’est l’humanité !… Tous les poètes rêvent ainsi ? Pourtant, Achille, Macbeth, Faust et Desdemona sont parmi nous, nous les voyons comme nous voyons nos frères en peine, en crime, en douleur, en tendresse. Ils nous dominent de toute leur énergie, leur héroïsme nous dépasse, mais ils nous rejoignent par leurs contradictions, leurs incertitudes. Les gigantesques personnages de Schiller enthousiasment, et puis on s’aperçoit qu’ils ne sont pas là ! On a entendu leur histoire merveilleusement contée, on n’a pas vu leur visage, senti leur souffle chaud vous passer sur le front. On est ému, entraîné comme par les images lyriques d’un incomparable orateur, dès que la grande voix se tait, on redescend sur le sol. Les flèches de Shakespeare entrent dans la chair et y restent. La sublime déclamation de Schiller ne s’adresse qu’à l’esprit. Il semble que l’ivresse de la création, le détachât de sa piteuse condition d’homme, lui ouvrant un monde où règne l’absolu, loin de la réalité dure, basse, — et riche.

Ses héros se refusent à cette comparaison avec soi faute de laquelle on ne croit pas aux personnages fictifs. Il pousse l’arbitraire du génie aux extrêmes limites : Moor, le brigand redoutable et noble ; Philippe II, un monstre tout d’un bloc ; don Carlos, non pas le misérable fou qu’il fut en vérité, mais un admirable jeune homme prêt à transformer le monde en un jardin de joie ; Jeanne d’Arc, soudainement amoureuse d’un Anglais qui passe par là ; — et au surplus, il la fait mourir sur le champ de bataille ; — Max Piccolomini, si parfait ; le marquis de Posa, si audacieux, si généreux, et qui parle tant ; tous ces gens admirables ou terribles ce sont des images qui ne s’appuient sur aucune réalité concrète. Images grandioses du crime, de la noblesse morale, du sacrifice, celles-là sans lumières, celles-ci sans ombres, telles qu’elles naissaient à l’état abstrait dans le cerveau du poète. Ce ne sont pas des créatures vivantes ajoutées à la race humaine.

L’abondante poésie, la pensée profonde, la recherche continuelle de la beauté qui magnifient l’œuvre de Schiller sont propres à nous rendre meilleurs et plus nobles à la manière d’un discours éloquent, mais nous n’avons pas besoin de ces personnages, comme nous avons besoin d’Ulysse, d’Hamlet et de Méphistophélès.

Schiller n’admettait pas dans son royaume ces misérables conflits qui se passent au ras du sol. Le petit, le particulier ne le touchent nullement. Son vaste esprit généralise tout ce qu’il saisit. Sa bonté s’exprime dans une phrase qu’il redisait souvent : « Je n’ai pas de plus cher désir que de voir tous les hommes heureux, et contents de leur sort ». Des personnes irréfléchies disent parfois cela. Mais Schiller n’était pas irréfléchi. Alors par où raccordait-il un tel désir avec la vraisemblance ? Il aimait l’humanité. Cela signifie d’ordinaire que l’on n’aime personne. Pour lui, cela consistait à répandre dans l’immense espace, sa sensibilité très vive et sa tendresse très réelle, jusqu’à ce qu’elles devinssent je ne sais quoi de vaporeux — d’abstrait encore.

Nos révolutionnaires qui, eux aussi, aimaient l’humanité, eurent l’impression que le grand Allemand leur appartenait en quelque sorte. La Constituante lui décerna le titre de citoyen français. Seulement au procès-verbal de la séance une erreur s’introduisit dans l’orthographe de son nom qui fut écrit Giller. Renchérissant, le Moniteur l’appela Gillers, puis le Bulletin des lois Gille. De sorte que Roland lui adressa le diplôme par quoi la sainte Révolution le reconnaissait pour un frère : « À M. Gille, publiciste allemand ». Ces gens avaient des idées confuses, quant au frère qu’ils s’étaient choisis…

Ce désir du plus vaste, du plus général qui l’emportait loin, ailleurs, Schiller ne l’avoue-t-il pas clairement, lorsqu’il dit : « C’est un pauvre but qu’écrire pour une nation. Un esprit philosophique ne peut pas supporter de telles limites… La nation la plus puissante n’est qu’un fragment, elle ne saurait guère échauffer l’esprit des penseurs au delà du point où elle et sa fortune ont eu de l’influence sur les progrès de l’espèce humaine. »

Et pas plus que par le préjugé national, il ne voulait être limité par l’actuel. « L’artiste, cela est vrai, écrit-il, est le fils de son temps. Mais plaignons-le s’il en est l’élève, ou même le favori… Et comment doit-il résister à l’influence corruptrice de son époque ? En méprisant ses décisions. Libre à la fois de la vaine activité qui cherche à imprimer sa trace sur l’instant fugitif, et de l’enthousiasme douloureux qui compare à la perfection les maigres produits de la réalité, qu’il laisse l’actuel au sens commun, — c’est sa province — et lui, qu’il s’efforce de trouver l’idéal en réunissant le possible et le nécessaire. Qu’il marque de cet effort ses jeux, ses rêves, la sincérité de ses actes, toutes les formes spirituelles et sensibles et les jette dans le temps éternel. »

L’heure que l’on vit, le lieu auquel on appartient, l’indispensable laideur, la médiocrité, tout le réel, il n’en voulait pas, ce rêveur.

Gœthe qui finit par l’aimer vraiment fut d’abord agacé à l’extrême par le tour obtinément abstrait de son esprit. Racontant les débuts de leurs relations, et certaines causeries acharnées et coléreuses, il dit : « J’étais attristé jusque dans l’âme par des propositions comme celles-ci : Comment peut-il exister une expérience qui corresponde à une idée ? La qualité spécifique de l’idée, c’est qu’au cune expérience ne puisse l’atteindre ni s’accorder avec elle. » Et on imagine Gœthe écoutant un pareil propos. Attristé jusque dans l’âme, certes il devait l’être !

Pourtant le citoyen du monde qui trouvait misérable d’écrire pour une nation, c’était sans doute le plus Allemand des Allemands.

Il a toutes les vertus et toutes les manières de sa race : simplicité de cœur, endurance, enthousiasme, imagination éprise des splendeurs spirituelles, goût de l’abstraction. Fort, mais dépourvu de souplesse, incomparable dans la gravité, l’exaltation, la tristesse, le grandiose, il n’a point la raillerie rapide, la finesse. Son geste large va si loin, si haut qu’il s’achève dans le vague. « Les Allemands – c’est Carlyle qui parle — sont gens à ne pas reculer devant l’effort. Un certain degré d’obscurité leur apparaît l’élément nécessaire où joue librement cet enthousiasme méditatif qui est un de leurs traits caractéristiques. »

Cette obscurité, ce vague, d’où sont sorties leur musique, leur philosophie et tant de pensées, nous ne pouvons les pénétrer entièrement. Le génie particulier de chaque race élève entre elle et les autres des barrières éternellement infranchissables. Et celle-ci, parmi toutes, est haute.

La pensée de Gœthe l’Universel appartient à l’Univers qui ne saurait s’en passer. Schiller n’appartient qu’à l’Allemagne. Nous pouvons céder à son éloquence, mais les créations par quoi il est le plus grand, nous ne pouvons les mêler intimement à notre histoire spirituelle.

… J’ai cru du moins qu’il en était ainsi, alors que la touchante maison où agonisa cet être merveilleux refusait de livrer à ma respectueuse curiosité, à mon désir fervent ses secrets et son émotion profonde. Dans la demeure du « citoyen du monde », j’ai senti mieux qu’ailleurs que j’étais : l’étrangère…

LES MAISONS SACRÉES


III


Décidément, on a tort de mettre sur les places les statues des grands hommes ! Nous avons besoin de connaître leurs têtes généreuses, certes. Mais que ne s’en tient-on aux bustes ? Le buste, parce qu’il est fragment, s’isole de la foule, et il nous met en contact avec ce qui seul importe. La statue, loin qu’elle fixe l’attention sur le personnage, en détourne irrésistiblement. Pour être intéressés et retenus, nous aurions besoin d’une ressemblance rigoureuse : la glorifiante statue ne ressemble jamais, son affaire c’est d’adapter l’être physique du mort illustre à l’opinion généralement reçue quant à son œuvre ou à ses actes. Est-il question de garder la mémoire d’un penseur ? l’artiste n’hésitera pas à lui donner une attitude de fatigue somptueuse, et une immobilité définitive — les penseurs ne sauraient remuer comme les gens du commun, ni remuer du tout, en somme : ils pensent, et tout le temps. — Cet homme de marbre effroyablement songeur, et qui doit jusque par les plis de sa robe de chambre faire allusion à ses œuvres complètes, comment y ferions-nous attention ? Au lieu d’un portrait, on nous offre les suppositions d’un sculpteur. Et c’est remarquablement ennuyeux.

Je goûtais cet ennui, après avoir tourné autour de la statue élevée à Herder, en 1850, sur une des plus harmonieuses places de l’harmonieuse Weimar.

Bientôt, oubliant le philosophe, et même la statue, je ne m’occupais qu’à injurier dans mon âme ces gens bizarres qui gaspillent tant d’excellent bronze et de beau marbre. Mais, tout à coup, je cessai brusquement de maudire les sculpteurs. Ma promenade m’avait conduite dans une rue déserte, devant une maison brunie par les longues humidités, vieillotte, recueillie, et, je ne saurais dire pour quoi, plus grave que ses voisines. Au mur, une plaque, une inscription : Ici vécut, travailla, mourut Herder. C’est là un monument mieux propre que le bonhomme de bronze à toucher le cœur !…

La maison est habitée, on ne la visite pas. N’importe, les trois verbes gravés sur sa face suffisent à lui donner une signification puissante. Bonne leçon pour le passant qui, trop conforme à l’époque, ne trouve nulle part la paix, puisque par tout il porte avec lui le désir du changement. Habiter longtemps la même maison, voir chaque jour avec un plaisir serein le même horizon étroit, sans songer qu’il en existe d’autres, et plus beaux peut-être ; suivre à travers le travail une direction toujours la même, mourir entre les vieux murs qui vous ont vu vieillir, être, jusqu’au bout fixé au même point, par de grandes, longues racines…

« Ici vécut, travailla, mourut Herder !… »

Des images délicieusement paisibles envahissent l’esprit. Ensuite, quand cessent l’examen de soi, les regrets, le repentir suggérés d’abord par l’inscription, on se rappelle… Il ne suffit pas du tout de travailler jusqu’à la mort dans la même calme demeure pour avoir la paix. Herder n’était pas plus tranquille que nous , qui regardons ses fenêtres. Ce fut un homme crispé, âcre et d’humeur extraordinairement mauvaise.

Dès l’enfance il rencontra dans son père la plus contrariante personne. Ce père, maître d’école de son état, considérait tous les livres comme inspirés du diable. L’étonnant garçon que le ciel lui avait donné, montrait un furieux appétit de connaître : il lui défendit expressément d’ouvrir aucun volume la Bible de Luther exceptée. Le petit Herder fournit l’un des innombrables exemples des bons effets de la contrainte sur le développement des intelligences. Il lut, cela va de soi, et avec une ardeur et des plaisirs que devraient lui envier les heureux enfants auxquels on donne beaucoup de livres en les suppliant d’y jeter les yeux. Où il trouvait ses bouquins, et quels ils étaient, je ne sais : il les trouvait. Et pour se mettre à l’abri des dangereuses colères paternelles, il montait avec eux au plus haut des arbres. Seulement, ravi jusqu’à la totale distraction par l’intérêt de la lecture, il lui arrivait de tomber. Alors il prit l’habitude de s’attacher à une grosse branche. De telle sorte il commença d’apprendre les littératures qu’ensuite, il sut si bien, parmi les feuilles et le vent.

Ces premières difficultés mises à la satisfaction de son plus impérieux besoin, contribuèrent peut être à lui ôter le goût de s’entendre avec ses semblables. Très tôt il fut de mauvaise humeur, encore que, très tôt, la qualité de son intelligence s’imposât dès qu’on l’approchait. À peine arrive-t-il quelque part, il se trouve des gens que ses dons d’esprit frappent assez pour qu’ils viennent à son secours, l’appuient, le recommandent. Nul ne fut moins méconnu. À dix-neuf ans, — si je ne me trompe — il était pourvu d’une chaire. Ses ouvrages soulèvent de grands mouvements de colère ou d’approbation, jamais il ne rencontre l’indifférence. Avant l’âge mûr, les honneurs pleuvent sur lui ; dès la jeunesse il apparaît à tous considérable ; on le suit, on le loue : il est de mauvaise humeur.

Non pas sombre, brillant au contraire, spirituel, mais prenant un large plaisir à être désagréable et y réussissant en virtuose. Gœthe, qui l’admirait et vécut avec lui en bons termes, ne pouvait évidemment pas le souffrir. Ce fut lui pourtant qui conseilla au Grand-Duc d’inviter Herder à Weimar, car Gœthe eut un magnifique amour de l’intelligence, et qui primait tout. Mais n’importe : il appelait Herder son ami, il le louait hautement, et puis il le détestait.

Il a raconté leur première rencontre qui se fit à Strasbourg, tous deux étant très jeunes et Herder de cinq ans l’aîné. Goethe tient à montrer sa grande estime, son affection pour le prestigieux camarade dont il subit l’influence, il nous dit son érudition incomparable, et que : « il avait dans les manières une certaine délicatesse exempte d’affectation qui lui allait à merveille ». Il ajoute : « Tout ce qui venait de lui, jusqu’à son écriture, avait sur moi un pouvoir magique. Je ne crois pas avoir déchiré ou jeté, je ne dis pas une de ses lettres, mais une adresse écrite de sa main. » Après cela il ne cache pas que Herder était « plutôt propre à exciter qu’à conduire les esprits » ; qu’il avait une inexplicable « disposition à contrarier » ; qu’il tournait amèrement en dérision les critiques légères et les ardents éloges qu’on faisait de ses ouvrages ; qu’il excellait à vous décourager de vos projets, de vos entreprises, qui, sous sa dure ironie, prenaient des apparences vaines ou grotesques ; qu’il était caustique incessamment et cruellement.

Herder, dans une lettre n’avait pas craint de ridiculiser le nom de Gœthe. À la fin de sa vie Gœthe ne pouvait encore oublier cet outrage. Il dit, assez curieusement : « Le nom d’un homme n’est pas un manteau que l’on puisse tirailler à volonté ! C’est un habit parfaitement ajusté à sa taille, ou plutôt, c’est sa peau même qui s’étend à mesure qu’il croît, et qu’on ne peut piquer ou déchirer sans le blesser. » À vingt ans et à quatre-vingts, Gœthe avait pour son nom le respect qu’en devait avoir la postérité. De toutes les taquineries de Herder, cette insolence envers le nom sacré fut peut-être celle qu’il pardonna le moins.

Un jour, Herder doit quitter Strasbourg, et se trouve sans argent. Gœthe lui en prête. Herder est un peu long à payer sa dette. Enfin il s’acquitte, mais loin de remercier, il joint à son envoi les railleries les plus piquantes à l’adresse de l’obligeant ami. Gœthe raconte le fait avec un air de détachement. À peine achève-t-il son récit, il semble oublier Herder, et en trois grandes pages développe ses idées sur l’ingratitude prise dans son sens le plus général. Il explique que, lui, Gœthe, pourrait être ingrat comme tout le monde, car la reconnaissance encombre la vie, mais qu’il ne l’est point car il s’est donné des disciplines, et par des méthodes automatiques est parvenu à se rappeler constamment, les plus petits services reçus. Puis laissant là les vues générales, et le satisfaisant examen de soi, il dit sans la moindre transition : « Herder gâta ses plus beaux jours en tourmentant les autres et en se tourmentant lui même. »

Il n’aimait pas du tout son ami Herder ! Mais il ne l’a nullement calomnié. Ce n’est pas avec Gœthe seul que le grand philosophe était désagréable. On croit deviner en lui quelque chose de ce caractère lamentable qui détraqua la vie du pauvre Jean-Jacques. Seulement : Jean-Jacques était fou, et Herder eut la plus solide tête ; Jean-Jacques au résumé n’avait pas toutes ses aises ; et le génie de Herder fut récompensé par : les places, l’anoblissement, la gloire. Il était de mauvaise humeur ! Il avait ses raisons : il souffrait des yeux terriblement — il mourut presque aveugle — et en avait souffert toujours. N’est-ce pas suffisant pour expliquer, ce fâcheux caractère ? Mais, et ceci intéresse, la seule chose qu’il subit sans irritation, c’est précisément cette souffrance. Gœthe nous le dit, il endurait ses maux avec un héroïsme tranquille, sans emphase : avec grâce. Évidemment il mettait sa fierté à ne pas se plaindre de cette torture physique — mais il se plaignait de tout le reste. Il supportait les opérations les plus atroces — et il ne supportait ni les maladresses ni les gentillesses de l’amitié, ni d’être contredit, ni d’être approuvé, rien en somme. C’est curieux, et triste aussi, cette transposition de l’impatience légitime en petites cruautés injustes ; ce détour de l’orgueil qui pense résister bravement à la peine physique, lorsqu’il change en sarcasmes le besoin de gémir ? Pauvre Herder, au lieu d’avouer que ses yeux lui faisaient mal, il raillait le nom de Gœthe. Et sans doute alors, était-il satisfait de son courage. La faiblesse humaine est ingénieuse, elle s’ouvre d’étranges chemins jusque dans l’âme des grands philosophes.

L’amour de sa femme eut sur lui une influence salutaire et l’adoucit. C’est, peut-être qu’il l’aimait assez pour n’avoir point d’orgueil devant elle. Peut être, il consentit à lui dire parfois qu’il avait bien mal aux yeux, et que c’est triste infiniment d’avoir mal aux yeux toute sa vie, lorsqu’on est un homme né pour les livres… Et ainsi son cœur se détendit, car il n’est pas de grandeur qui suffise à ôter des pauvres êtres le besoin de la plainte.

Tout près de sa demeure, au milieu de l’église charmante, une dalle porte, avec le nom de Herder, trois mots — comme la maison : Lumière, Amour, Vie. Beau conseil ardent, où seul manque le mot qui remercie la lumière, l’amour, la vie et la mort : Paix…

LES MAISONS SACRÉES


IV


Le musée Liszt est un endroit singulièrement vif. La solitude et le silence y gardent des frissons.

Toute l’épaisseur du parc sépare la petite maison assez banale du château et de la ville ancienne. Ici c’est un faubourg qui date de quelque cinquante ou soixante ans. Des villas d’apparence plus moderne encore, bordent la route aux grands arbres, qui conduit vers le Belvédère, charmante résidence où jadis les grands-ducs passaient l’été.

Les verdures du parc rejoignant la demeure de Liszt lui communiquent un peu de mystère. La porte franchie, on entre dans une courette pleine de plantes. Un treillage la clôt où un rosier cramoisi palissé, couvert de ses pompons chiffonnés, rappelle joliment les haies fleurissantes que, parfois, Botticelli met derrière les visages compliqués de ses madones.

Dès l’antichambre, un somptueux parfum de pot-au-feu m’accueille. Cette familière odeur avertit à sa simple façon que, ici, on va trouver tendu et vibrant le fil qui rattache le présent au passé. La vieille femme qui s’interrompt de surveiller la soupe parfumée afin de me conduire, n’attend pas une minute pour révéler qu’elle fut trente-huit ans la gouvernante du grand artiste, et qu’elle l’aimait. Rien n’est mort dans cette maison.

L’escalier gravi, je trouve une vaste pièce dont les meubles fanés ont le mauvais style de 1860. On y voit ces rideaux et ces portières à rayures criardes, que l’on nommait « algériennes », des chaises et des tables qui, malgré leur bon ordre, ont l’air d’animation inexplicable, que les meubles gardent quelque temps après qu’ils viennent d’être mêlés à l’émotion humaine. Devant une fenêtre, le bureau de travail ; auprès d’une autre, un piano de concert où sont rangés en évidence tous les diplômes de Liszt. Sur un mur une manière de tapis, cadeau de quelques dames hongroises qui, entre mille arabesques, y ont brodé — hideusement — la figure du musicien.

Puis c’est la chambre à coucher, pareille à une cellule de moine : un pauvre lit, une pauvre toilette, un piano muet, rien d’autre. Ce dépouillement, ce mépris du luxe, du bien-être physique, affirment avec une claire éloquence le goût des rêveries supérieures, et de ce qui commence, là où finissent les médiocres choses, faciles à saisir.

Et elle ne ment pas, la chambre ascétique. Au travers des succès, du bruit, de l’agitation, des folies, des passions, de la vanité même, cet homme étrange a constamment porté en soi le besoin de l’illimité. Peu d’âmes furent plus religieuses, peu d’êtres eurent le sens du divin comme ce pianiste qui, avant de jouer, jetait ses gants au pied de l’estrade, afin que ses admiratrices éperdues s’en partageassent les lambeaux.

Après la chambre, on visite une pièce où sont réunis les souvenirs des concerts triomphaux : boîtes d’or, de diamants, de perles, d’émail ; argenteries offertes par des rois, des empereurs, des sultans ; douzaines de cannes ornées splendidement, et parfois absurdes, légions de pipes, cadeaux de toute sorte. Devant ces objets disparates, riches, délicats ou barbares, on pense au butin ramassé par un chef de horde après le combat, le sac des villes. Autour de ce trésor, il y a comme une atmosphère de violence. Et n’étaient-ce pas en effet des batailles, des conquêtes, des violences, ces soirs enflammés où Liszt maîtrisait et tordait les nerfs, exaltait les esprits jusqu’au point où l’admiration devient délire, et la joie douleur ? Des artistes qui l’avaient entendu m’ont parlé de son jeu surhumain comme on parle des émotions si extraordinaires que, les ayant éprouvées, on doute pourtant si ce ne furent pas des rêves. C’est que la virtuosité titanique, le don fabuleux de dire l’ineffable révélaient un instant le secret d’une énergie vitale dont ce gigantesque talent n’était qu’une des apparences. À d’autres époques, cet homme eut conduit des bandes à l’assaut, dompté les foules par la colère ou l’enthousiasme de son verbe. Il appartenait à la race des chefs, des prophètes et des conquérants. Il dit quelque part, pensant au terrible peuple qui un temps occupa son pays : « Je me sens parfois Hun jusqu’à la moelle des os. Quand ces os seront brisés, réduits en poussière ou en pourriture, mon esprit respirera encore le combat et la vaillance. » Il jouait du piano… Mais comme personne n’en jouera plus. Ah ! sans doute !

Les portraits le racontent à merveille. Dans celui d’Ary Scheffer, il est très jeune. Le peintre a fait de son mieux pour qu’il eût en perfection l’air de rêverie distinguée que le public souhaite aux artistes glorieux. Mais la vérité perce l’attitude conventionnelle, et l’exécution pauvre. Il a bien fallu marquer la contraction du sourcil qui donne aux yeux ce trouble d’avant l’orage. Et la bouche d’un dessin sec et froid, comme elle est prête aux véhémentes paroles ! Ce jeune homme pose pour le peintre — et pour la galerie, cependant sous son élégance banale, on devine l’être tout en fibres sèches, brûlantes et tendues, rassemblé dans ce calme factice comme une mince bête puissante qui va bondir.

Et voici un autre portrait plus significatif encore, avec ses narines courbes, inquiètes, sa bouche serrée sur des cris retenus dirait-on, son regard ! Il a, ce regard, la rapidité d’une course éperdue, la force préhensive d’une griffe. Il jette l’âme au dehors d’un élan furieux, terrible presque. Son agitation et sa certitude se communiquent. Féroce, tendre, sentimental, violent, il montre les forces contradictoires et si grandes, si vivaces que, loin de les affaiblir, leur lutte éternelle les exalte.

Les visages de sa vieillesse sont plus paisibles — un peu ! — et non moins puissants. L’œil obscurci au voisinage de la léonine chevelure blanche, conserve ses interrogations, sa maîtrise, et le front sa lumière. Même sur le moulage que l’on fit de son masque après la mort, le signe d’inspiration et de domination n’est pas effacé. Les figures mortes, presque toujours, se fixent en une expression de détachement ironique ou vaincue. Ils sont si loin, les morts ! Ce vieillard endormi est là, parmi nous. Le grand sommeil n’a pu défaire le pli impérieux du front ; la bouche sans dents, le dur menton gardent leur volonté : il commande encore !

Lorsqu’on a vu toutes ces images, on comprend pourquoi l’air de la petite maison est héroïque — et si passionné. Pourquoi, encore que ce ne soit pas la maison de sa jeunesse, l’amour y flotte, éclairant, colorant, pénétrant toutes les choses.

Liszt a été un homme d’amour, celui dans l’esprit, la sensibilité duquel on ne trouve aucune de ces cloisons qui défendent si bien les sensuels contre l’amour. La satisfaction du désir rend à ceux-ci la libre disposition d’eux-mêmes. Apaisés, ils échappent un peu — ou beaucoup ; jouissent de se retrouver, et, pendant quelque temps aiment moins. L’homme d’amour ignore ces joies d’avares. Il n’est pas plus constant que les autres mais il est plus fidèle, car, durant qu’il appartient, il appartient tout entier. Il s’ouvre et se livre à l’envahissement de la passion. Elle occupe chacune de ses molécules, fait partie de son orgueil, de sa rêverie, de ses petitesses, de sa grandeur. Il ne réserve rien. Et l’appétit de son cœur, de sa pensée est aussi exigeant et plus continuel que l’appétit de sa chair. Ce besoin de l’être adoré, de sa compagnie, ce besoin de savoir qu’il pense à vous comme vous à lui, incessamment, tous l’éprouvent au début des tendresses, même précaires, lui, il le garde jusqu’à la fin. Il comble la femme aimée de cette flatterie merveilleuse, la certitude d’être partout présente en lui, et toujours. Actif, occupé de vastes objets, il la mêle à son activité, à ses énergies, et cela sans effort, sans système, parce qu’il ne peut pas faire autrement, parce qu’elle circule en lui avec son sang, et qu’il ne se ménage aucune retraite où jamais il aille se reposer de l’amour… Liszt fut un de ces hommes irrésistibles.

Il a aimé avec tout son génie, toute sa tristesse, toute sa gaieté, tous ses nerfs, toute la force de sa grande nature, avec aussi la plus ardente spiritualité. Ses passions célèbres, d’autres ignorées, certaines dont il ne sied pas encore que l’on parle, continuent de brûler dans cette solitude ; on en respire l’impérissable parfum.

Sur toutes, une a marqué sa vie aux profondeurs : son amour infini pour la princesse de Wittgenstein.

Marie-Carolyne de Sayn Wittgenstein était une russe d’intelligence variée, curieuse et puissante, de grande âme et de grand courage. Tendre et forte, mystique et passionnée, le jugement clair, chimérique aussi pourtant, elle avait en outre un don de gaieté charmante et moqueuse, puis un magnifique pouvoir de souffrir. Elle joignait, disait Liszt, « à la supériorité de l’intelligence et à la plus perspicace sagacité, la vaillance d’un caractère inébranlable ». Avec tout cela, elle n’était point très belle. Les portraits de sa jeunesse nous montrent un nez bien trop grand, un trop grand menton, une bouche

un peu en retrait. L’attitude a une distinction suprême et simple. On la devine très fière, sans nulle morgue toutefois. Probablement avait-elle la sorte de grâce qui, ensemble, attire et tient à quelque distance. On a d’abord envie de la respecter.

Le dernier portrait, une photographie, que la gouvernante de Liszt vend aux visiteurs avec des mines particulièrement dévotes, a le style reposé que, du temps qu’il y avait encore des vieilles femmes, on voyait parfois aux dames charitables du très grand monde. Mais, jeune ou vieille, quel regard elle avait, cette princesse ! Il s’en va vers des choses lointaines, des choses profondes, il est énergique et plein de pardons délicieux, mélancolique divinement, fait de bravoure et de caresses ; un regard propre à soutenir les courages, à durcir les volontés, à soulever les montagnes par sa douceur sans limites et sa merveilleuse fermeté.

Carolyne de Wittgenstein, élevée alternativement par une mère et un père désunis, passa ses premières années tantôt près de celui-ci, qui la forçait les nuits durant à étudier des systèmes d’agriculture scientifique, tantôt avec celle-là, qui vivait dans l’extrême agitation du monde. Besognes moroses et plaisirs creux donnaient peu de bonheur à cette créature éprise de liberté, de pensée et dont le cœur exigeait beaucoup. On la maria au prince de Wittgenstein, alors elle goûta le malheur positif. Il lui vint une fille et elle s’absorba dans un grand amour maternel, tâchant d’oublier qu’on peut être heureux.

Mais un soir, à Kief, Liszt donna un concert. Elle le vit, l’entendit. Et comme elle s’en retournait à travers la foule délirante, Carolyne de Wittgenstein comprit qu’elle venait de rencontrer le destin.

Berlioz, dans la partie de ses mémoires qui est dédiée à Liszt, donne une idée de l’impression que le prodigieux artiste faisait alors sur le public. Il écrit : « Tu peux dire avec confiance : l’orchestre, c’est moi ! Le chœur, c’est moi ! Le chef, c’est encore moi ! Je me présente, on m’applaudit, ma mémoire s’éveille, d’éblouissantes fantaisies naissent sous mes doigts, d’enthousiastes acclamations leur répondent ; je chante l’Ave Maria de Schubert ou l’Adélaïde de Beethoven, et tous les cœurs de tendre vers moi, toutes les poitrines de retenir leur haleine… c’est un silence ému, une admiration concentrée et profonde… Puis viennent les bombes lumineuses, le bouquet de ce grand feu d’artifice, et les cris du public, les couronnes, les fleurs qui pleuvent autour du prêtre de l’harmonie, frémissant sur son trépied, et les jeunes belles qui, dans leur égarement sacré, baisent avec larmes le bord de son manteau ; et les hommages sincères obtenus des esprits sérieux, et les applaudissements fébriles arrachés à l’envie ; les grands fronts qui se penchent, les caurs étroits surpris de s’épanouir… Et le lendemain, quand le jeune inspiré a répandu ce qu’il voulait répandre de son intarissable passion, il part, il disparaît, laissant après soi un crépuscule éblouissant d’enthousiasme et de gloire… »

Cette fois, « le jeune inspiré » ne partit point. Il donnait un concert de bienfaisance. La princesse lui envoya cent roubles, il vint la remercier. Elle aimait déjà : il aima, et, en mourant il aimait encore.

Leurs vies se joignent immédiatement par tout ce qui pour eux était grave et sacré. Ils se connaissaient depuis peu de temps lorsqu’elle l’invita dans ses terres de Podolie, choisissant comme date l’anniversaire de sa fille, afin qu’ensemble ils célébrassent cette fête, qui entre toutes lui était chère. Un an après, Mme de Wittgenstein quitta la Russie, emportant cette fille, son seul amour jusque-là, et vint retrouver Liszt qui l’attendait dans une étouffante anxiété.

Elle s’installa ensuite à Weimar, au château de l’Altenburg, dont une aile fut réservée à Liszt. Leur passion était si haute, si fière, que tout le monde l’acceptait. La grande-duchesse traitait affectueusement Mme de Wittgenstein. On savait que la courageuse femme s’employait, quoiqu’il dût lui en coûter, à obtenir son divorce, afin d’épouser ce musicien sans ancêtres. Ils étaient de tels gens tous les deux qu’on les approuvait, les admirait. Et eux, ils s’aimaient, ah ! comme ils s’aimaient !

On a publié les lettres que, pendant les douze années qu’elle vécut à Weimar, Liszt écrivit à la princesse quand il la quittait pour donner quelque concert lointain. Il dit ses moindres actions, quelles personnes il rencontre, les paroles entendues, ses plus petits projets. Il la charge de cent besognes : surveillance de ses affaires musicales, discussion de ses intérêts. Il lui écrit comme à une collaboratrice, comme à un secrétaire, comme à un ami. Rien de plus intime que ces lettres, rien de moins familier pourtant : jusqu’à la plaisanterie tout s’y imprègne de respect. Et à chaque minute les récits, les portraits, les phrases, soucieuses ou gaies, sont transpercées de cris d’amour.

Il appelle Mme de Wittgenstein : « Chère et chère ! ». « Chère, très chère toute seule ! » « Ma très infiniment chère et plus sublime ! ». À la fin des lettres on sent le cœur palpitant qui se livre : « À vous plus qu’à moi », dit-il — et c’est vrai ! — Ou encore : « À vous, par vous, en vous ». L’une s’achève sur ces mots tout frémissants d’orgueilleuse tendresse : « Adieu, mon beau regard, mes belles serres d’aigle ! ». Puis c’est le continuel besoin de définir son amour, la redite acharnée d’un cœur qui ne trouve pas les mots nécessaires car il n’est pas de mots qui contiennent tout le cœur : « Je vous aime avec tout l’abandon, tout l’excès, tout l’absolu de mon être. » « Je vous aimerai jusqu’à mon plus vieux jour de toutes les forces et de toutes les faiblesses de mon cœur. » Revenu à Weimar d’où elle était absente, il écrit : « Les toits et les murs me crient que ma vie n’est pas perdue puisque nous nous sommes trouvés. » Puis un jour, — peut-être, elle avait manifesté la crainte de lui être une entrave : « Je crois à l’amour par vous, en vous et avec vous. Sans cet amour je ne veux ni terre ni ciel. Toutes les voix de mon âme me chantent le poème d’amour que vous avez rêvé. Laissez-moi à vos côtés. C’est là ma liberté. Le reste n’est que servitude et mensonge. Aimons nous, ma glorieuse bien-aimée… N’oublions pas que notre voie et notre but, c’est l’amour. » Le sentiment d’une reconnaissance exaltée, toujours présente, apparaît constamment. « Vous m’avez donné de si belles journées de plein être et d’harmonieux oubli, soyez-en bénie à jamais ! » « Je me demande si ce n’est pas vous qui m’avez fait autre fois cadeau de mes yeux et de mes mains. » Au moment de quitter une chambre d’hôtel où il a passé loin d’elle le temps d’une cure, il s’attarde pour écrire : « Que ces mots vous disent une dernière fois, de cette chambre que vous avez illuminée des rayons de votre amour, de votre tendresse, de votre ineffable bénignité — et que j’ai peuplée de votre souvenir, de vos larmes et de vos sourires, de mes défaillances et de mes aspirations victorieuses vers vous, combien je vous aime et ne vis que par vous. » Et ailleurs encore : « Je ne vis pour ainsi dire qu’imbibé et cerné de toutes parts de votre tendresse. » Puis ce sont des litanies fiévreuses : « Vous êtes ma prière, mon espoir et mon repos. Vous êtes la flamme de ma prière, l’arc-en-ciel de mes souvenirs, l’étoile de mes espérances, le salut de ma foi. » « Jusqu’à ce que j’aie senti votre cœur battre dans le mien, ma vie s’était passée à attendre : attendre quelqu’un qui ne vient pas, comme a dit le poète, et mon cœur s’était changé en pierre. Mais de cette pierre, Dieu tire par vos larmes une source jaillissante et rejaillissante jusqu’à la vie éternelle… Je ne veux ni présent ni avenir mais vous seule. » « Mon âme n’est qu’un monocorde, mais cette corde vibre de tous les infinis. Comme saint Paul qui ne savait que Jésus crucifié, je ne sens que vos souffrances, vos peines, vos résignations, votre espoir et notre amour. »

Lorsque retenu à la ville par quelque répétition d’orchestre, il ne peut passer tout le jour auprès d’elle à l’Altenburg, il écrit — une heure avant de la voir ! — Je viendrai tout à l’heure vous demander la bénédiction de ma journée, et de mes meilleures résolutions. » Et d’un court voyage en Suisse fait de compagnie avec Wagner : « Vous étiez présente sans cesse et partout… Je vous sentais dans chacun de mes nerfs, dans chacune de mes veines. L’œil de mon âme suivait les cils de vos paupières, tantôt à travers les larges ombres que projettent les montagnes, tantôt dans la douce lueur des étoiles. La nature entière était comme le truchement du silence oppressé que je suis condamné à garder avec vous. N’est-il point venu quelque étoile messagère vous raconter mon amour ! » Et ailleurs : « Marc Aurèle cite ce vers d’un poète ancien : « Il faut que notre vie soit moissonnée comme le sont les épis. » Soit ! Mais qu’on ne nous déracine pas l’un de l’autre… » Et ceci enfin : « Je veux vous dire ce que je ne peux pas dire, mais ce que vous avez dû apprendre à savoir durant ces six années. Pourtant ce n’est rien de nouveau, mais quelque chose comme : respirons l’éternité… »

Il savait parler de son amour…

Sur le conseil de la princesse, Liszt avait renoncé à sa carrière de virtuose. Comprenant quels magnifiques pouvoirs étaient en lui, elle le poussa de plus en plus à écrire. Il tira peu de joie de ses œuvres. Le public si docile au génie du pianiste résistait au compositeur. Il n’obtint guère les triomphes sans restrictions que rêvait Mme de Wittgenstein ; parfois même la critique lui fut très dure. Il supporta avec une grande élégance morale et un espoir toujours rebondissant, l’insuccès, et le demi-succès plus amer encore, peut–être, et continua de semer les idées dont plus d’un fit son profit. L’activité de Liszt était énorme, il écrivait, donnait des concerts, et surtout il se dépensait à guider, aider, encourager tous les talents qu’il pouvait découvrir. On sait avec quel dévouement efficace il servit Wagner devant le génie duquel il restait « le chapeau très bas », mais que d’autres il électrisa ! Quelle action sa générosité, son vouloir rayonnant n’ont–ils pas eue sur la musique de son temps ! Des compositeurs, des virtuoses sans nombre sont venus dans la petite ville, chercher son appui, ses conseils, et l’ardeur qui jaillissait de lui : Brahms, Berlioz, Schumann, Raff, Bulow, Litolff, Tausig, Joachim, Vieuxtemps, Sivori, Pauline Viardot, et des gens de lettres allemands, étrangers, tout un peuple d’intelligences accourait pour se réchauffer à cette flamme.

Carolyne l’aidait dans sa belle tâche. Leur maison était un endroit de paix harmonieuse, qui attirait de loin. Mme de Wittgenstein savait accueillir et servir. Mais avant tous, elle servait l’ami admirable auquel sa vie appartenait. Dirigeant la pensée de Liszt, écrivant pour lui des articles, des plans de poèmes, le conseillant sur les moindres choses — et quand elle avait conseillé il obéissait toujours — soigneuse de sa santé, de son âme ; maternelle et si profondément éprise…

Cette belle existence, où la douleur de n’être pas mariés mettait cependant une amertume, dura douze années. Puis enfin, après bien des luttes, Mme de Wittgenstein obtint son divorce en Russie. Mais deux catholiques aussi pénétrés voulaient pour s’unir la sanction de l’église. Il fallait que le mariage de la princesse fût annulé. Il y eut à cela de longs retards. Pour en venir à bout elle décida, en mai 1860, d’aller elle–même à Rome défendre sa cause. Elle partit seule, triompha des derniers obstacles. Le mariage annulé, Liszt vint la rejoindre.

Ils tenaient leur rêve. Ils seraient liés par le seul lien qui manquât à leur grand amour. Et que ce fût dans la Ville Sainte que Dieu les donnât l’un à l’autre, cela ajoutait à leur joie, d’augustes impressions. Ils étaient heureux indiciblement.

Nul ne savait les raisons de leur présence à Rome. Ils voulaient demeurer seuls dans un si grave bonheur. Tout était prêt. La veille du jour choisi, ils avaient communié ensemble, et ils attendaient, le cœur suspendu. Déjà on avait paré de fleurs l’autel de San Carlo al Corso, où ils devaient s’unir. Lorsque, un cousin du prince de Wittgenstein tout récemment arrivé à Rome, passa là par hasard, vit ces préparatifs, s’informa, et apprit que la princesse devait le lendemain même épouser ce musicien. Aussitôt il court et remue la ville, obtient d’un grand personnage qu’il aille sur l’heure trouver le Pape, et lui représenter le scandale horrible d’un tel mariage…

Liszt et Mme de Wittgenstein avaient passé ensemble l’émouvante soirée, la dernière de leurs longues fiançailles ardentes. Il était tard. On annonça un visiteur. C’était un envoyé du Vatican. Il réclamait les pièces du procès dont la revision venait d’être décidée par le Pape, et, au nom du Pape, il ordonnait de remettre le mariage.

La princesse fut atteinte profondément par un coup si étrange. Elle crut sentir la volonté divine se dresser contre elle, refusa de permettre la revision du procès, et ne parla plus de son espoir. Loin de se révolter, elle se tourna plus fervente vers Celui qui la frappait, et jeta les grandes flammes de son cœur dans une dévotion chaque jour croissante. Rome, où elle avait enduré une telle peine, lui devint chère, tellement que jamais plus elle n’en devait sortir. Les anciens parfums merveilleux qui s’attardent là, pénétrèrent au profond de cette âme exaltant son mysticisme. Elle s’était cru la mission d’arracher Liszt aux folies de sa vie d’artiste, à des passions incertaines et dangereuses, et de le guider par des chemins plus purs. Maintenant, elle entrevoyait une autre mission, celle de contribuer à la gloire de l’Église en lui sacrifiant son bonheur. Elle écrivait des livres de théologie, mais ce n’était pas assez encore…

Quatre ans après le déplorable soir où elle avait connu que Dieu refusait d’admettre son amour, le prince de Wittgenstein mourut. Trop tard ! Au lieu d’épouser Liszt, elle lui conseilla de se faire prêtre… De la sorte, l’âme du grand artiste serait sauvée, l’Église enrichie d’une recrue glorieuse. Et lui, il consentit. Il consentait toujours à ce qu’elle jugeait bon. D’ailleurs, au temps de sa jeunesse, après une grave maladie et dans une heure de désespérance, déjà il avait songé à entrer dans les ordres. Et puis enfin la tendresse de Mme de Wittgenstein ne « l’imbibait, ne le cernait plus de toutes parts ». Elle l’aimait toujours admirablement, mais Dieu bien davantage ! Peut-être sentait-il, le découragement triste qui donne le goût de s’abriter, de renoncer… Un an après la mort du prince de Wittgenstein il reçut les ordres mineurs dans la chapelle du Vatican.

La princesse imaginait pour lui une grande carrière ecclésiastique, et que, au moins, il rénoverait la musique religieuse. Mais il ne rénova quoi que ce fût, ne rencontra nul enthousiasme et, au bout de peu d’années, Rome l’étouffa si bien qu’il partit et revint à Weimar, où il s’installa pour quelques mois dans la petite maison au bord du parc. Peu après il accepta de diriger le mouvement musical à Pesth, partagea la majeure partie de son temps entre la Hongrie et la Saxe et ne passa plus à Rome que peu de mois.

Mme de Wittgenstein poursuivait avec une infatigable énergie ses pieux travaux. Lui, il avait goûté des émotions nouvelles et de plus d’une sorte. La tendresse demeurait pourtant, ils étaient toujours proches l’un de l’autre mais à la manière de gens qu’un obstacle transparent sépare, au travers duquel on se voit, on s’entend, et qui empêche qu’on se touche.

Ces relations bizarres, étroites et distantes tout ensemble, et qui durent comporter bien des amertumes se prolongèrent vingt ans. Puis Liszt mourut, loin de Carolyne, à Bayreuth, où il est enterré, loin aussi de la ville où ils se sont tant chéris.

Qu’éprouva-t-elle, la pauvre femme quand l’eût quittée pour toujours, celui-là qui, dans son cœur, portait une image d’elle plus grande encore qu’elle n’était grande, et plus vivante qu’elle n’était vivante ?… Depuis longtemps elle ne sortait pas de chez elle, ni de son lit, ne voyait personne, écrivait, écrivait — pour la gloire et la réformation de l’église, — tout le jour, toute la nuit, oubliant de manger, oubliant ses souffrances, mais ne l’oubliant pas, lui, ah certes ! Elle lui survécut quelques mois à peine. Elle est morte d’une hypertrophie du cœur — et ne convenait–il pas que cette merveilleuse sensitive fût tuée par son cœur ?

Liszt l’avait instituée sa légataire universelle ; même après la vie, il voulait tout lui donner. Et elle, voulut qu’à l’église, près de son cercueil, qu’il n’était plus là pour couvrir de fleurs et de détresse, on jouât le Requiem de Liszt. Ainsi malgré tout, jusqu’à la fin, leurs âmes sont demeurées unies dans cet amour plus fort que la mort, qui, en un instant, les avait donnés l’un à l’autre et pour toujours.

Je vais quitter la maison brûlante de souvenirs, et voici que la vieille gouvernante me montre un morceau de marbre blanc : « La main de Liszt », dit–elle, et elle explique qu’on a taillé le marbre d’après un moulage fait sur nature. Mais sur quoi se referme-t-elle donc, et avec tant d’énergie cette griffe formidable ? La vieille explique encore : « C’est la main de la princesse, on les avait moulées ensemble. » Et je vois que d’un coup de ciseau, on a enlevé les extrémités des doigts à la petite main, de sorte qu’elle disparaît, presque toute entière dans la puissante étreinte. Est–ce Carolyne de Wittgenstein qui ordonna cette mutilation afin de témoigner l’orgueilleux abandon de tout son être à un immense amour, et son humilité devant le génie ? On ne sait, mais rien n’est plus tendre que les deux mains serrées l’une dans l’autre, et inséparables pour les siècles, de ces deux passionnés au grand cœur.

LES MAISONS SACRÉES


V


Au sommet de la colline, presque dans la campagne, il est une autre maison encore, fleurie, aimable, gaie — si tragique ! La maison, où à la fin d’un furieux orage, Frédéric Nietzche acheva son mauvais rêve et, doucement, s’endormit.

Les demeures illustres de Weimar ont leurs flammes et leurs grâces ; les rêveries hautaines, tendres y persistent et on y entend distinctement la voix des fantômes furtifs. Ici la plus angoissante énigme suspend la pensée, un silence spirituel règne, que les bruits de la vie ne percent pas. Durant que l’on parle dans cette maison pleine d’un prodigieux mystère, on tend l’oreille, on écoute quelque chose : on écoute le silence absolu, terrible, au fond duquel Nietzsche, brisé par le poids de son génie, se renferma pour attendre la mort.

Mme Förster Nietzsche, gardienne active et passionnée de cette grande mémoire, a réuni les portraits et les bustes de son frère, ses papiers, ses livres. Les objets qui furent à lui gardent quelque chose de l’« éternelle vivacité » qu’il voulait aux créatures selon son esprit, et composent le plus émouvant musée. On ne rencontre pas ici, les troupes distraites, au verbe trop sonore, qui souvent blessent la dignité et le recueillement des autres maisons de mémoire. Les Nietzsche-Archiven ne sont pas ouvertes au public. Mais la sœur qui a créé ce lieu de vénération est clémente aux inconnus qu’un profond amour, une reconnaissance infinie conduisent à sa porte.

La demeure accueille avec charme. Pourtant on cesse presque aussitôt de percevoir les signes de l’existence gracieuse et élégante qui continue entre ces murs. Les sensations actuelles ont moins de réalité que le souvenir déchirant et magnifique dont il faut subir l’exaltation.

La grande pièce où on a fait le musée, Nietzsche n’y est pas venu : elle fut après sa mort ajoutée à la maison. Cependant, il est là. Son formidable silence – sa douleur ! — habitent cet endroit plein de lumière, y pèsent sur les choses. Le cœur en est accablé. Puis un instinct de révolte circule dans toutes les fibres, dans tout l’esprit. Comment supporter que ces êtres presque divins, soient frappés au centre même de leur puissance ! Michel-Ange aveugle, Beethoven sourd, Nietzsche fou, comment supporter cela ?…

On a mal à l’âme dans ce musée. Le sentiment de la gloire n’apporte nul apaisement. Les objets brûlent les yeux ou les mains qui s’y posent. L’intensité, l’éclat génial des portraits et des bustes parlent trop hautement d’une injustice trop atroce. Qu’ils sont beaux pourtant et semblables entre eux ! Même, parmi les ténèbres, Nietzsche a gardé son visage : le front immense, et qui commande le masque creusé, demeure splendide. Le regard qui cherche encore, et atteint par delà, plus dévorant peut-être et plus magnifique. À quoi pensait-il alors que, sans qu’il le sût, des artistes dessinaient près de lui ses derniers portraits ? Il ne pensait plus ? On ne peut le croire ! Ces yeux embrasés saisissent ce que nous ne pouvons saisir. Sans doute se taisait-il, le grand foudroyé, parce qu’il n’existe pas de mots pour dire ce que, loin, si loin, il voyait…

À toutes les époques de la vie, sa figure est si violente qu’on ne parvient pas à se la représenter parmi des paysages sereins, ou des scènes tranquilles. La tempête semble lui être un fond nécessaire. Et en lui aussi il y eut une grande tempête, mais bien différente des nôtres. Ce n’est pas dans la sensibilité que jouaient ses passions. C’est sous le front impérieux qui, comme les hautes cimes, paraît convier la foudre. Ce que l’amour et l’ambition portés à l’extrême puissance apportent d’émotions mortelles, de désirs frénétiques et de tumultes, il l’eut dans l’esprit. La pensée fut son amour, son espoir, son trouble, son aventure, son drame. Il l’approche et la dompte comme une créature vivante qui se livre dans la joie, ou résiste ; qui peut trahir, blesser, mais qui enivre. « Ah ! que nous sommes heureux, nous qui cherchons la connaissance ! » dit–il. Et tant de fois le bonheur de penser jaillit de lui en cris de joie fiers, tendres et pareils à des cris amoureux. Il écrit dans son plan pour le Livre parfait : « Dire les choses les plus abstraites de la façon la plus corporelle et la plus sanglante. » Ainsi aimait-il l’Idée, d’une façon corporelle et sanglante. Et cette chaleur physique nous maîtrise. Ses plus graves paroles, les plus difficiles, les plus secrètes, pénètrent en nous par les mêmes chemins qu’un chant d’amour ou de désespoir. Dans son rire dionysiaque, son amertume, sa férocité, son orgueil de géant, dans ses créations les plus abstraites, dans sa moindre phrase, il y a le même élément charnel et mystérieux que dans la grande poésie. Entre ses mains, qui l’empoignent avec une force incomparable, le réel se précise puis se déchire et s’approfondit ; et parce qu’on éprouve sa pensée « corporellement », ainsi qu’il voulait, on le suit de tout l’être sur les chemins de l’esprit. Il vous emporte, on croit avoir parcouru entièrement le domaine où il vous jette, et tout à coup, comme après s’être grisé d’un vers sublime, on s’aperçoit qu’il reste encore des profondeurs où l’on n’est pas entré, des lointains que l’on ne peut atteindre. Nietzsche fut en vérité un de ces poètes merveilleux qui, après avoir ébranlé les forces sensibles, conduit les énergies intellectuelles jusqu’à leur sommet, vous révèlent au delà du monde qu’ils ouvrent un autre monde et d’autres mystères.

Nous portons en nous son œuvre bien plus que nous ne le savons. Nietzsche est mêlé à notre courage et à notre orgueil. Il leur a fourni une conscience et une voix nouvelles. Tous ceux au cœur desquels battent les volontés du réveil sont ses tributaires, bien qu’ils le renient parfois, bien que souvent ils ne l’aient pas lu. Mais, malgré eux, ils ont respiré ces livres, pareils à des « appels de hérauts qui invitent les plus braves à leur propre bravoure ».

Il a prêché la haute joie, héroïque et dépouillée, qui naît quand on a compris, — jusqu’au point où comprendre c’est vouloir, que : l’homme est une chose qui doit être surmontée. Il ordonne l’ardent amour de la vie et de ses risques et, à grands coups de fouet, vide le temple de notre âme de toutes ses lâchetés : de la croyance par moindre effort, ou par terreur ; de la pitié qui se substitue à l’action ; de la bonté qui est servitude. Mais quoique sa parole ait la dureté du diamant, il n’enseigne pas à être vraiment dur ni cruel : — « Mes amis, méfiez — vous de tous ceux dont l’instinct de punir est puissant ! » — Il enseigne la force dont le seul spectacle est secours. Et lui, du reste, ce contempteur de la pitié, il était pitoyable. Sa sœur raconte qu’il avait le cœur très doux et que parfois, le voyant venir en aide aux faibles, — à ces « superflus » dont il semble souhaiter la destruction, — elle le raillait d’appliquer si mal ses principes. Alors, il répondait en riant que la pitié est permise à quelques-uns.

Et il avait raison. La pitié du faible pour le faible c’est un échange de poisons. La pitié des forts ne les aveulit pas et communique leur force, elle seule est efficace et légitime.

Nietzsche aurait-il pardonné encore cette pitié que le malheur des très grands inspire aux très petits ? Elle est faite d’un tel respect, d’une telle fierté d’eux, elle ne les diminue pas jusqu’à elle, mais d’en bas monte vers eux comme une prière.

Cette pitié, qui est un accroissement d’amour, j’en éprouve l’émotion grave tandis que je marche par ce musée où sa mémoire imprègne tout comme un parfum tenace.

Je touche avec déférence, le manuscrit de Zarathoustra. Je regarde les lignes que Nietzsche écrivit très peu de jours avant d’être frappé. Je feuillette des volumes qu’il a feuilletés. Et voici une impression de joie, la seule que m’ait donnée l’angoissante maison. Parmi les livres français il s’en trouve de Jules Lemaître, ils ont été lus et relus et sont surchargés de brusques coups de crayon, geste d’assentiment qui dit si bien le plaisir des fraternités spirituelles. Et j’ai joui avec orgueil de savoir, comme s’il me le disait, que Nietzsche admirait l’esprit de France dans le plus subtil des esprits français, et qu’il en avait aimé et senti la grâce, la souplesse, le tranchant vif et la pointe pénétrante et forte.

Mme Förster Nietzsche a bien voulu permettre que j’entrasse dans la chambre où son frère est mort. Cette sœur dont il aimait la gaieté charmante, quels yeux torturés, quelle bouche tremblante elle avait pendant ces minutes. Comme elle se rappelle, et comme elle chérit ! Elle seule est digne de cette chambre où elle a su rendre l’agonie plus douce en y répandant sa peine immense et son immense dévouement. Je ne reste qu’une minute, assez pour ne rien oublier ; pas assez, je l’espère, pour blesser ce cœur magnifiquement fidèle…

Je reviens à la véranda où Nietzche, assis dans un fauteuil et immobile, passait les jours, enveloppé de son invincible silence, regardant, regardant… Sa figure était plus intense encore aux minutes du soleil couchant ; les flammes de ses yeux et les flammes du ciel se mêlaient et sa rêverie semblait, elle aussi, s’enflammer.

Tandis qu’il demeurait dans ce silence, sa seur déchiffrait ses manuscrits, et avec des érudits patients, attentifs à la belle tâche, faisait le délicat travail d’où sont sortis les livres que l’on sait. Parfois, une difficulté surgissait, une équivoque, un doute. Le créateur de ces idées était à quelques pas. Mais on ne pouvait franchir les quelques pas, mettre la main sur son épaule, l’interroger… Pendant qu’une affection exquise travaillait, afin que le monde possédât un peu plus de sa pensée, Nietzsche, assis devant le soleil couchant, s’enfonçait dans son silence éternel.

Le balcon vide où on croit sentir sa présence et sa songerie, le paysage lointain voilé de brumes légères et si noblement paisible évoquent un autre paysage, une autre scène… « Zarathoustra ne dit qu’une seule parole : « Mes enfants sont proches, mes enfants ! » puis il devint tout à fait muet. Mais son cœur était soulagé, et de ses yeux coulaient des larmes qui tombaient sur ses mains. Et il ne prenait garde à aucune chose, et il se tenait assis là, immobile, sans se défendre davantage contre les animaux. Alors les colombes voletant çà et là, se posèrent sur son épaule en caressant ses cheveux blancs, et elles ne le fatiguèrent pas dans leur tendresse, et dans leur félicité. Le vigoureux lion léchait sans cesse les larmes qui tombaient sur les mains de Zarathoustra, en mugissant et en grondant timidement.

« Puis, tiré soudain de son vaste rêve, le sage se redresse et crie dans l’air, attentif : Est–ce que je recherche le bonheur ? Je recherche mon œuvre !… Voici mon aube matinale, ma journée commence, lève–toi donc, lève-toi, ô grand Midi.

« Ainsi parlait Zarathoustra, et il quitta sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin qui surgit des sombres montagnes. »

Et lui aussi, le grand Nietzsche, a quitté sa caverne, il ne veut pas que nous, ses enfants, nous le cherchions dans cette obscurité sinistre, mais sur la route vive où il rayonne sur nous : ardent et fort comme le soleil du matin.

L’ADIEU DE WEIMAR


Voici la dernière des maisons sacrées. Elle est au bout d’une allée, dans un jardin plein d’herbe, de branches, d’ombre humide, et de cette tristesse ailée qui hante les cimetières d’Allemagne. Car c’est un cimetière, le beau jardin.

Les tombeaux y ont de la place, et au milieu des libres verdures qui les recouvrent, on cesse de se rappeler que nos lointains ancêtres quand ils adoptèrent la coutume d’empiler des pierres sur les morts, obéissaient sans doute beaucoup moins au désir respectueux de protéger leurs restes contre les bêtes, qu’à une laide peur de les revoir, échappés du tombeau.

Certaines sépultures sont anciennes et presque noyées de végétations. Les bruits retombent vite et s’effacent. On est plus calme, on est si bien sous les arbres des cimetières où le temps et la nature travaillent ensemble doucement à effacer les traces de la vaniteuse agitation humaine !

Je ne viens pas seule dans cet enclos de paix. Devant moi, élastique et légère, marche l’artiste merveilleuse qui a répandu sur les morts des paroles frémissantes d’une émotion sublime, éclatantes de douleur et de courage : Anna de Noailles. Elle va, pensive, harmonieuse, parmi les images de gloire et de mélancolie, de vie et de mort, qui naissent du beau jardin funèbre.

Au fond s’élève un monument assez lourd : le tombeau de la famille de Saxe–Weimar.

Nous entrons avec un groupe de visiteurs dans une grande chapelle nue, vide, et morose plutôt qu’austère. Après quelques minutes d’attente, le gardien nous précédant, nous descendons un escalier où le frottement des semelles fait un bruit sinistre. Des lampes électriques s’allument : nous sommes dans la crypte.

L’air est épais, et froid pourtant. Des cercueils s’alignent. Il en est de très ornés, celui de Charles–Auguste se cache sous le bronze d’un monument, mais la plupart offrent leur triste forme avec toute son évidence. Quelques-uns sont couverts de velours rouge qui s’élime, moisit ; au fond d’un retrait obscur, on en distingue vaguement d’autres, très anciens, et leur simplicité sèche aperçue dans les brumes grisâtres semble plus affreusement réelle encore. Une draperie pend, derrière laquelle il y a on ne sait quoi, et tout est pâli, éteint par la poussière. Étrange poussière ! Que ses humbles atomes entassés, sont pénibles à voir sur les bières de velours rouge, comme ils appauvrissent la somptueuse couleur périssante ! Étrange poussière !… elle inquiète, on sent qu’elle n’est pas composée des mêmes substances que celle qui vole et retombe aux demeures des vivants.

Serait-ce, cette mystique poussière, le résidu des actions inutiles, des oublis, des regrets de tous ces morts ? On n’oserait la chasser, — on ne saurait ! Elle est immuable, et si déchirante, et si terrible, la poussière des tombeaux…

Soudain dans la crypte où on a froid malgré le jour d’été, où malgré l’éclairage on ressent l’ombre, il fait moins froid, il y a plus de lumière ; sur deux cercueils de bois, on a lu deux noms : Gœthe, Schiller.

Que les princes aient voulu au milieu d’eux ces hommes, cela achève la beauté spirituelle de Weimar. Mais pourquoi Nietzsche n’est–il pas là, lui aussi, accroissant la gloire de la ville, vouée au culte du génie ?

Des guirlandes de lauriers secs, et des fleurs fraîches surchargent le cercueil des poètes. Des couronnes moins périssables y brillent noblement. Celle de Gœthe est d’or, et d’argent celle de Schiller… Je songe à ces êtres rapprochés par la vie, réunis dans la mort : souverains qui traitaient la poésie en souveraine ; subtiles princesses qui aimaient les poètes, et ces deux si grands qui se sont aimés… Ma rêverie n’a plus la même douceur qu’au jardin où, cachés sous les vives lianes, les disparus sans histoire renaissent dans les brins d’herbe. La mort est ici trop, maîtresse : trop seule ! La pompe lui donne une âcre ironie, une emphase insupportable. Elle encombre tout l’esprit. Les fleurs charmantes posées ce matin sur les terribles coffres qu’expriment-elles ? L’amour ? non point : la mort ! Ceux qui reposent là sont plus évidemment, absolument, définitivement morts, que les morts du jardin. L’image des pauvres restes enfermés dans les boîtes s’interpose : on oublie les œuvres pour penser aux cadavres. Ces poètes que la terre ne recouvre pas de sa pudeur et de sa mystérieuse bonté, comme on sent affreusement qu’ils sont : des morts !

Cependant à cette minute même, tandis que, le cœur serré, je regarde leurs cercueils, à cette minute même, la voix de ces deux hommes retentit par toute la terre : la voix réelle, vivante, qui demeure dans l’œuvre des hauts artistes, avec leur souffle ralenti ou précipité, le mouvement de leur passion, toute la flamme de leurs instants. Partout il y a des êtres qui pour la première fois ouvrent les livres magiques, et voient soudain le monde changer… L’ostentation lugubre du décor où reposent Gœthe et Schiller accable, mais ce n’est qu’un mensonge ! Nous mourons, nous, vains êtres sans mission, nous sommes morts déjà, mais pas ces grands ! L’élément éternel qui était en eux persiste avec tous ses caractères, leur vie, leur véritable vie continue, recommence… Tout contre le cercueil de Gœthe, Anna de Noailles se tient droite et grave. Son visage de petite fée inquiète et puissante, est plus clair dans cette chambre funèbre, elle, plus vivante entre tous ces morts. Et voici que, respectueuse, elle se penche pour cueillir sur l’une des larges couronnes une feuille de laurier…

À voir cette frêle jeune femme, courbée humblement vers le cercueil d’un des plus grands parmi les humains, mieux que jamais j’ai senti que, malgré la vulgarité, l’endurcissement, la négation, la hâte grossière, le goût des bonheurs vils et des plates satisfactions, le flambeau ne saurait tomber à terre et s’éteindre. Aux ruines que font les hommes, en eux et autour d’eux, au pauvre orgueil étroit et toujours déçu de leur raison, quelque chose survit et survivra : la poésie éternellement nécessaire. Tous les besoins de l’esprit pourront changer de forme et d’objet, le besoin de poésie demeurera. Elle renaît de toutes les cendres. Enrichie d’avoir vécu parmi les trésors d’un gigantesque cerveau, elle va brûler un cœur pathétique. On a dit que l’individu est « l’addition de la race », ainsi chaque grand poète est fait de tous les grands poètes. Ils ne sont pas fraternels, ces inspirés, ils sont un : celui auquel un ordre divin s’impose, et qui avec mille voix successives, chante, afin que l’humanité respire…

Tel fut l’adieu que je reçus de Weimar, la fidèle et la pieuse.

ERFURT


Depuis ma dernière visite, Erfurt a grandi. Plus riche, elle a perdu un peu de sa grâce intime. Un point cependant demeure parfait : la place que de si haut domine la cathédrale. Cette large place très simple, très noble et de la plus belle forme fait penser à une vieille estampe. Une estampe féerique où l’on entre comme le petit garçon du conte suédois, et qui, à peine y est-on entré, vous oblige de vous rappeler mille choses que vous ne savez point, des gens inconnus, d’autres existences que votre existence. On serait étonné, tandis qu’on y circule, remuant des souvenirs qui ne vous appartiennent pas, si on se voyait dans un miroir avec ses vêtements et sa figure d’aujourd’hui.

N’allez pas croire que la belle place raconte les jours somptueux où tant de princes se précipitèrent à Erfurt pour voir jouer Cinna. Non, elle ne fait aucune allusion à ces folies. Elle parle de choses familières, douces, et mêle à votre âme une bonne petite âme, enfantine par moments, à d’autres vieillotte. Et l’on voit les grandes neiges gaies, avec leurs jeux ; et la course par les rues noires, la lanterne balancée au bout du bras ; l’arbre de Noël piqué de petites bougies ; on entend le craquement sec et amical des noix, le cantique chanté en chœur. On se souvient de la famille rassemblée autour du poêle. Sans faute il y avait là un père un peu redoutable et une grand’mère bénévole. Et puis ce sont au printemps, les longues promenades des longues fiançailles. On marche sans parler, se tenant à la taille et pensant à des fleurs, à la lune qui se lève, à rien, avec un bonheur délicieux et patient. Sur la belle place, toute l’ancienne vie allemande ressuscite et circule avec vous, gaie et recueillie, économe, prudente, pénétrée d’un goût du devoir qui parait de grave beauté les moindres actes. La vie du temps où, en Allemagne, on savait — et mieux qu’ailleurs — que l’homme ne vit pas seulement de pain.

C’est jour de marché. Dans les petites boutiques de toile, les fruits brillent comme des joyaux, les quincailleries, l’émail épais et les brusques taches des poteries paysannes ont l’air précieux. Il y a des jattes noires, des jattes jaunes, et des tirelires irrésistibles.

Quelle admirable chose : un marché ! Nulle part on ne rêve mieux. Le moindre marché garde un peu de la force évocatrice qu’avaient jadis les grandes foires où arrivaient les produits d’autres climats, les objets fabriqués par des gens dont on ne pouvait même pas se représenter l’aspect, les matières inconnues ; et les visages étrangers, les costumes bizarres qui suggéraient mille aventures ; et les nouvelles énormes qui allaient changer la vie : tout le mystère ! Maintenant encore, les carottes qui ont poussé dans la campagne, les écuelles et les corbeilles fabriquées au hameau, n’apportent-elles pas quelques miettes de ce mystère : le différent, le lointain, l’âme d’ailleurs ? Nous qui vivons par groupes étroits, au milieu de gens occupés et préoccupés des mêmes choses, disant ensemble les mêmes paroles, si nous étions attentifs lorsque nous traversons quelque marché de petite ville, nous verrions que le monde est bien plus large qu’il ne semble.

Je monte vers la cathédrale pesante et légère à la fois, comme il sied à un monument fait pour l’éternelle résistance et qui pourtant est proche du ciel.

Il faut une carte pour y pénétrer. J’ai cru comprendre qu’on l’obtenait dans l’une des petites maisons qui de la place grimpent l’une sur l’autre le long de la rampe et viennent jusqu’au plateau où, contre les nuages se dresse la fière église. La maisonnette est ouverte. J’entre, puis je m’arrête. Tout près, assise sur son lit, soutenue par de gros oreillers, une femme silencieuse me regarde. Blême comme si on lui avait vidé les veines, elle a, selon une forte expression populaire, « la mort sur la figure ». Une figure dont de cruelles mains semblent avoir tiraillé, creusé la maigreur molle. Et quel regard ! quel affreux regard désespéré, méchant ! Pauvre misérable, elle sait qu’elle va mourir, elle en est sûre, tellement sûre, et elle a une colère navrée contre ceux qui seront là encore, quand elle n’y sera plus !

La voix d’une personne invisible dit, dans une chambre voisine, que je me trompe ; ce n’est pas ici que l’on donne les cartes. Et tandis que, bien plus lentement, je recommence l’ascension vers l’église, je sens cette haine qui me suit ; j’emporte avec moi, pour ne l’oublier jamais, le regard féroce qui me reproche de vivre.

L’intérieur de la cathédrale est plein d’une admirable pénombre. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que la manière dont une église s’enténèbre renseigne sur la beauté de ses proportions. Beaucoup de monuments médiocres s’éclairent bien ; ceux qui deviennent plus magnifiques à mesure que l’obscurité les envahit sont plus rares et, j’imagine, d’un rythme plus parfait. La fin d’après-midi dans le dôme d’Erfurt est d’une splendeur incomparable.

Je m’arrête à regarder un tombeau où sculptés avec le plus grand caractère se voient le comte de Goschen et ses deux femmes. Ses deux femmes non pas consécutives, mais simultanées. L’une étant sa légitime épouse, une noble dame et l’autre une personne probablement sympathique, que, de la croisade il ramena, et installa chez lui. L’étrangère vécut en fort bons termes avec la première occupante du lieu. Celle-ci, comme la femme du bourgeois de Bruges, dont M. Barrès nous conte l’histoire, avait évidemment un cœur facile. Sans doute ce fut une mode plus répandue que nous le soupçonnons, de ramener du saint voyage de chères créatures. Sans doute aussi, les croisés, ou même seulement les grands « globe-trotters » du temps, avaient–ils un tel prestige aux yeux des épouses sédentaires, qu’elles acceptaient joyeusement toutes les combinaisons que, après ces grandes fatigues, ils jugeaient favorables à leur bonheur. J’apprendrais avec plaisir que les deux dames survécurent au comte de Goschen, et j’aimerais à savoir ce qu’elles se dirent alors, tête à tête.

Dans le chœur, il y a de belles stalles et leur grâce est très douce. L’artisan qui les fit aimait d’une particulière tendresse les roses et les fraises, Il en a mis partout. Et probablement afin de mieux témoigner son admiration pour ces choses exquises, il les a follement grossies. Les fraises ont la dimension d’une tête d’enfant, les roses sont larges comme des assiettes. Puis, il s’est appliqué à les très bien faire, de sorte que les générations n’ignorassent pas combien étaient bonnes les fraises de ses printemps et, suaves à remuer le cœur, les roses de son jardin. Ah ! ces bons ouvriers de jadis, qui mettaient toute leur patience, et leur piété à rendre un peu éternels les humbles objets qui leur donnaient de petits bonheurs, des songeries, et de la gaieté, comme ils touchent l’âme ! Et quel bon conseil dans leur amour du réel, si riche de joies profondes, et dans leur reconnaissance envers la vie qui donne les fraises, les roses, et aussi la paix, quand tout le jour, fervent et sans orgueil, on a bien travaillé…

Il y a un cloître au flanc de l’église, et qui n’est pas très beau. Impatientée par ma flânerie, la demoiselle qui me guide m’y abandonne, et je vais m’asseoir dans un coin où un peu de soleil arrive encore.

Bien des fois en ce temps de l’année, ce même jour peut-être, je me suis assise dans un cloître : cloîtres d’Angleterre aux sculptures noircies d’humidité, froids, nobles, et bien tenus où parfois au milieu de l’herbe serrée un immense cèdre obscur et mortellement triste s’étale ; cloîtres de Pavie, surchargés de tant de colonnettes, de toits qui se superposent, encombrés de tant de formes sans repos, et qui font penser à une essoufflante tarentelle. L’an dernier j’ai cueilli un brin de sauge dans le cloître de Saint-Jean-des-Rois, à Tolède. Le carré de ciel était d’un bleu uniforme et sec, la terre était sèche, l’air avait une odeur de sécheresse, une odeur de bois brûlé, d’encens qui s’évapore : l’odeur d’Espagne ! Par intervalles, j’entendais grincer la poulie du puits, le seau enfonçait avec un claquement liquide. Et ce bruit d’eau dans cette aridité faisait naître d’étranges images : la soif dans le désert, les mirages qui se lèvent du sable, dévoré de chaleur, la solitude où on agonise en regardant très loin les palmes de l’oasis…

Le cloître d’Erfurt n’a point cette hallucinante éloquence. Il est médiocre, en désordre avec l’aspect hors d’usage, détérioré, vacant, des choses qui ne conviennent pas au climat. Pour qu’il soit voluptueux de marcher à l’ombre en lisant de saints livres, le soleil n’a point ici de morsure assez chaude. Les cloîtres du Nord abritent de la pluie ? Mais les cloîtres n’ont pas été inventés pour cela. Celui d’Erfurt est plein d’un remarquable ennui. Je ne voudrais pas penser qu’on m’y enterrera. Au reste ce n’est guère probable. Cependant on y voit certaines pierres tombales propres à émouvoir. Elles doivent être très anciennes car les saillies en sont usées presque absolument. Au xve siècle, on a refait en bronze le visage des morts que recouvrent ces dalles. Le reste du corps n’a plus de forme, mais ces masques noirs restent, témoignage d’une piété qui attendrit.

Malgré tout, je préfère les dalles où le temps a fait librement son travail. Les gens d’autrefois voulaient que leur image fût couchée sur le sol, afin qu’après leur mort on la foulât aux pieds. Cela marque une si belle inquiétude, et, sous tant d’orgueil, tant d’humilité ! C’était selon leur cœur, sans doute qu’à la fin, cette image même disparût et que leur mémoire rentrât dans l’oubli ?… On ne sait plus rien d’eux, les noms, les épitaphes sont effacées. Mais les pierres usées, évoquent une immense foule confuse. On croit entendre, voir indistinctement la masse pressée et fugitive de tous les hommes aux costumes et aux rêves changeants qui ont marché là pendant les jours, les années, les siècles, et dont, seule, l’usure de ces pierres nous dit qu’ils ont vécu…

Il faut finir la journée dans les champs de fleurs. La sensation défie tout effort descriptif. Des kilomètres couverts de fleurs rapprochées par espèce, et faisant d’énormes taches brutales, et qui ne sauraient se comparer à rien. On avance entre des masses bleues, jaunes, violettes, qui irritent les yeux et causent une bizarre excitation cérébrale. Il faut venir là pour comprendre quelle violence de coloration les fleurs ont en réalité. Nous ne les voyons jamais que réunies en petit nombre, nous ne savons pas le bleu formidable, déchirant, que produisent deux cents mètres de lobélias, ni quel hurlement de fou semble jaillir au-dessus d’un champ de géraniums. Dans cet endroit extraordinaire, on se figure entendre des masses violettes sonnant une grosse cloche, et d’interminables blancs crisser aigrement. Des jaunes vous obligent de fermer les yeux comme devant l’éclair. Les sens confondent leurs témoignages. On est ivre. On tâche à se reprendre, on regarde attentivement le détail exquis d’une fleurette voisine. Mais les autres, les milliards d’autres appellent trop fort, et on replonge ses yeux chauds dans les couleurs frénétiques. On veut voir, voir ! Il y en a encore, toujours. Et sur tout cela erre un parfum de réséda, si fort qu’on ne sait si on le sent, si on le voit, ou bien s’il vous touche. Il devient un être, qui vous serre la gorge, fait bourdonner vos oreilles, vous tue un peu.

Il y en a trop de ces fleurs, elles sont trop puissantes, on cherche, on implore pour rafraîchir ses yeux et son cerveau, la modeste verdure d’un talus… Nous ne sommes pas faits pour un monde où les fleurs poussent si serrées qu’on ne voit plus la terre grise mais, seulement, rejointes indéfiniment sans intervalles les couleurs folles. Les champs de fleurs d’Erfurt jettent à l’esprit et aux sens plus de plaisir qu’ils n’en peuvent porter. Une splendeur si absolue, si continuelle épuise l’énergie, donne une détresse nerveuse, un besoin de ne plus sentir. Nulle tristesse n’apporta jamais cette lassitude. C’est peut-être que nous avons besoin de la douleur et non de la joie…


LA WARTBOURG


Les Allemands aiment et comprennent la nature. Cependant, lorsqu’ils en reproduisent quelque aspect, afin de mêler à leur vie familière la mémoire des beaux paysages hantés par la légende, ils obtiennent sans effort une remarquable laideur. Quels bibelots ils fabriquent et vendent à profusion : fleurs séchées, collées, maquillées, enrubannées ; « vues » peintes sur des boîtes, des coupe-papiers, des vitraux haïssables ; « objets d’art » faits avec des cornes, chromos-lithographies, dont la pauvre hideur doit fixer le souvenir de quelque excursion. Ils ont cherché passionnément, et senti le mystère de la forêt, la sérénité hautaine des horizons… Et ils achètent l’affreuse camelote pour se rappeler plus exactement… C’est trop difficile en vérité de comprendre l’âme des autres !

Je songe à cela tout en déjeunant à Eisenach, dans une salle à manger inouïe ! C’est une grotte. Des rochers de plâtre et de liège pendent et se tortillent convulsivement ; puis viennent des arceaux incompréhensibles. Pour plus de gaieté, de grandes glaces s’incrustent çà et là dans les masses tourmentées du bouchon. Pour plus de féerie, on a juché dans les creux du roc des gnomes, des Kobolds, artificieusement peints et des bêtes nocturnes. — Un hibou entre autres qui me regarde avec une férocité stupide. — Enfin, pour que ce fût poétique tout ensemble, et moderne, iris, roses et arums de papier, habillent les lampes électriques et courent en guirlandes.

Si le propriétaire de l’hôtel a risqué la dépense d’une telle grotte, c’est, à n’en pas douter, qu’il voulait rendre ses clients heureux. Et de fait les déjeuneurs — des Allemands tous — ont un air de complète satisfaction. Nul signe de misère morale, aucune dépression ne se lit sur leurs visages, réjouis par la nourriture. Ils sont contents de mastiquer du veau dans cette grotte. Peut-être, favorise-t-elle leur rêverie…

Cependant, par la fenêtre près de laquelle je suis assise, on aperçoit l’impénétrable masse des forêts et, perfectionnant les nobles lignes : la Wartbourg… Quel rapport les mangeurs de veau établissent-ils entre la majestueuse austérité de ce paysage et la grotte plâtre et bouchon, les Kobolds, le hibou imbécile, les fleurs de papier ?

Je renonce à le découvrir, en hâte je m’échappe et, conduite par un cocher soucieux, je monte au château où sainte Elizabeth, les maîtres chanteurs, Luther ont laissé leurs traces.

La route est admirable. L’immense horizon, les verdures qui s’écroulent et se relèvent d’un mouvement continuel, répandent une paix religieuse. On a le cœur plein, immobile et soumis.

Après un peu de temps, le cocher triste se tourne, appelle mon attention d’un regard sévère, braque son fouet vers le lointain et dit : « Cette hauteur que vous voyez là-bas, entre les arbres où le terrain est gris, c’est l’endroit où Vénus donnait ses rendez-vous à Tannhauser. »

Cet homme sérieux ne songe guère à me tromper ni même à me faire sourire. Il m’informe d’un fait historique indiscutable et bien connu de tous les cochers à Eisenach. Mais lui, que voit–il, quand il m’offre ce renseignement. Quelle image de Vénus se lève dans son esprit ? — N’avez-vous jamais connu de curiosité pareille à la mienne lorsque vous entendiez les noms fabuleux prononcés par de simples gens que les littératures ont épargnés ? — Cet homme morose ignore certainement que Vénus soit la déification de l’instinct amoureux. Tout au plus soupçonne-t-il la personne qu’on appelait ainsi, de quelques imprécises diableries, comme on en pratiquait aux époques lointaines où « c’était autrement qu’aujourd’hui ». À part cela, il ne sait rien de la déesse née de l’écume, rien sinon que : elle a existé ! Notre Vénus, création et matière poétique, symbole, abstraction, qu’elle est vague au prix de la sienne ! Il l’attire en pleine réalité actuelle, lui qui ne possède pas d’autre domaine ! lui que ses ancêtres n’ont pas doté d’un cerveau construit par les livres. Peut-être lui prête-t-il le visage de la demoiselle au cœur facile qui sert des bocks à la brasserie ; peut-être la souveraine dignité des princesses, qu’il a vues parfois traversant la ville, et devant lesquelles on s’incline…

Elle existe !

Parce que le cocher morose la nomme du même accent de certitude qu’il prendrait pour nommer Guillaume II, Vénus se met à vivre d’une vie pareille à la nôtre. C’est ainsi que de tout temps ceux qui, sans connaître, sans comprendre, croyaient, ont eu le pouvoir de transformer les rêveries humaines en êtres réels.

Je laisse la voiture à l’endroit où, le chemin devenu trop raide, seuls peuvent grimper les piétons et les ânes dont le fer grince sur la roche. De grands arbres dévalent à droite et à gauche. La forêt se resserre. Malgré nombre de visiteurs, cette place reste secrète.

C’est là peut-être qu’un matin, sainte Élisabeth, chargée de victuailles pour les pauvres, rencontra son mari. — C’était la mode en ce temps-là, que les femmes fortes craignissent leur mari. — La jolie sainte eut peur d’être reprise parce qu’elle portait tant de pains, et si lourds ; elle serra bien fort son manteau. Mais le landgrave était curieux, et malgré elle il ouvrit le manteau. Alors, au lieu de pains, une masse de roses rouges et blanches tomba sur le sol, de manière que, ce jour-là sans doute, les pauvres se nourrirent au parfum céleste des fleurs. Le mari ne gronda pas la chère créature. Même, comme elle demeurait interdite devant le miracle, et craintive encore d’avoir déplu, pour qu’elle se rassurât, il voulut l’embrasser. Mais il n’en fit rien, car à cette minute, une croix lumineuse parut dans l’air sur la tête de la jeune femme. Et, on se l’explique, le bon prince fut tout intimidé.

Ce n’est pas l’heure où sainte Élisabeth revient errer par le chemin qu’elle descendait si souvent pour aller vers la souffrance. Aux places que foulaient ses pieds courageux et vifs, de gros hommes échauffés frottent leurs semelles. Il en est de vieux, fiers avec exagération d’avoir bien monté la côte ; de mûrs que l’envie de boire rend graves ; de jeunes qui se hâtent, chantent, font tout le bruit qu’ils peuvent, avec l’air d’obéir à un ordre. Il y a des dames transpirantes qui n’ont plus de gants, de jaquette et, certaines, de chapeau. — Le goût qui porte les Allemandes à se débarrasser de quelque partie de leur habillement à la moindre occasion est étrangement fort. Elles ne peuvent demeurer un quart d’heure en chemin de fer, ni avoir un peu chaud, ni s’activer, ni s’immobiliser, sans qu’il leur faille « ôter quelque chose ». Elles ont leurs motifs, évidemment.

Sur le plateau, la forêt livre toutes ses ondulations. Le ciel appuie aux cimes des arbres sombres une coupole bleue si pâle, si émouvante. Le sens de l’éternel flotte dans l’air et pénètre tout l’esprit…

Et puis, avec les dames sans gants, les dames sans chapeaux, les messieurs assoiffés, les jeunes hommes réduits au silence par le respect que leur inflige l’uniforme des gardiens, on entre, on visite.

La grotte de bouchon était bien laide, mais pas tant que la chambre de sainte Élisabeth. Non ! Car rien ne peut être aussi laid. — Je le crois au moins, cependant il ne faut jamais désespérer de l’avenir. Quelles mosaïques prétentieuses et saugrenues, quels rebutants cabochons de verre polychrome, quels absurdes meubles de théâtre ! Au résumé : quelle horreur !

La salle où eurent lieu les luttes des maîtres chanteurs n’est pas pour consoler. Ce lieu que tant de rêveries cherchent, ce lieu de splendeur, de grâce et de poésie, qu’en a-t-on fait ! On vouerait une haine dangereuse aux gens qui surent composer cette laideur intégrale, si on devait se rappeler la noble salle telle que, grâce à leurs soins, la voici ! Mais on l’oublie vite. D’autres images chassent les couleurs féroces, les « motifs » burlesques entassés…

Je la connais si bien la salle des Maîtres Chanteurs, — la vraie ! — Je l’ai vue il y a tant d’années à travers l’imagination magique d’Hoffmann ! La décrit-il ? Je n’en sais plus rien, mais il la suggère avec une force irrésistible. Ses héros évoquent autour de leurs mystérieuses figures, et les paysages où ils songent, et les chambres où ils palpitent de peur, d’amour et d’espérance. Hoffmann, et après lui Wagner, ont construit pour les Maîtres Chanteurs une merveilleuse architecture que ni les restaurateurs de la Wartbourg, ni les décorateurs d’opéra ne réussissent à détruire. Je quitte à peine cette pièce vidée de toute son histoire, que déjà je ne me rappelle rien des formes et des couleurs qui, une minute, ont insulté mon beau souvenir tenace.

Cependant, n’affirmerait-on pas un sens critique et un goût subtils en renonçant une fois pour toutes à restaurer quoi que ce fût ?

Il n’est permis à personne de restaurer le passé. Les époques aptes à créer un style doivent nécessairement avoir l’instinct d’abolir ce qui les précède pour y substituer leur conception particulière de la beauté. Les époques qui, comme la nôtre, ne créent plus, peuvent encore moins rendre la vie.

Nous sommes tout fiers d’avoir accumulé une telle masse de « documents ». C’est le document même qui nous égare. Quand une heure de promenade dans un musée nous a permis de voir des tombes égyptiennes et des commodes Louis XV, nous pensons être renseignés. Nous sommes embrouillés, pas davantage. Nous composons dans nos demeures une harmonie trompeuse avec des objets de tous les temps, de tous les pays, et nous croyons les comprendre. Mais de ces choses nous apercevons seulement l’unique trait qui les rapproche : l’usure. Leur antagonisme nous échappe, car, à les mêler ainsi constamment, nous cessons de sentir l’âme particulière de chacun. L’habitude de faire voisiner les styles les plus disparates sur une table, dans un livre d’images ou un journal, ne laisse pas le moyen d’éprouver un style quelconque jusqu’en sa profonde signification. Nos yeux ont à peine le temps de s’accoutumer à une forme que déjà une autre les sollicite. Comment parviendrions-nous à reproduire dans notre esprit, et surtout dans notre sensibilité, les impressions du mouvement social, des besoins physiques, de la nécessité matérielle qui ont imposé certaines formes d’architecture, et certains ornements, quelques siècles avant que nous vinssions sur la terre, nous agiter et croire que nous comprenons tout ? Et puis, peut-on s’abstraire du temps où l’on vit, et ne pas fausser les images d’autrefois en les y adaptant ? Peut-on renoncer aux méthodes en usage, aux facilités que vous offre le « progrès » ? Par exemple : les gothiques peignaient leurs plafonds d’un bleu admirable. Et c’était, ce bleu, du lapis broyé en poudre. Nous n’en sommes plus là ! Heureuses gens, nous avons des couleurs chimiques ! Quand il barbouille de son vilain bleu, un mur que la précieuse poudre d’azur a jadis décorée, le restaurateur aime à croire qu’il restitue le passé. Mais non, voyez-vous !

Dieu merci ! il y a autre chose dans la Wartbourg que la chambre de sainte Elizabeth, et la triste salle des fêtes. Il y a une vaste pièce où, pour dire vrai, se rencontre une fresque affligeante et quelques meubles ridicules, mais dont les nobles proportions, la belle cheminée, et surtout des fenêtres ouvertes sur la vallée donnent une impression de grandeur. La salle d’armes aussi, scintillante d’aciers, est arrangée en perfection. Fier endroit où des cuirasses de chefs portent d’émouvantes blessures, et où l’on trouve, chose plus émouvante encore, nombre de jaquettes de cuir dont les propriétaires furent massacrés dans la guerre de Trente ans. Les vêtements des soldats parlent de la mort avec une éloquence plus vive que les armures des capitaines.

Et puis enfin, dans une tour proche du pont-levis, il y a la chambre de Luther !

Si les Allemands restaurent mal, ils conservent avec un art exquis. Cette chambre n’a subi aucune fresque explicative. Un rude crépi, jadis blanc, de vieux meubles, quelques lettres encadrées — une du bon Melanchton — c’est tout. Et l’atmosphère du lieu est admirablement persuasive.

Le guide nous assure que Luther dormait dans ce lit de bois raboté hâtivement, qu’il s’asseyait sur ce fauteuil, que ce tronc d’arbre lui servait de table à écrire. Sur le mur, il montre la célèbre tache d’encre que fit en s’y écrasant l’encrier du réformateur un jour qu’il s’entretenait avec le diable de matières théologiques. La conversation cessa vite d’être courtoise, et sur quelque propos irritant de l’exécrable individu, Luther, furieux, lui lança l’encrier au creux de l’estomac. Sur quoi, tout fâché, le diable s’en fut aussitôt. C’est ainsi, du moins, que l’on m’a raconté l’aventure.

Gœthe, qui n’avait point l’esprit tourné à la confiance aveugle, prétendait que tous les ans la tache d’encre était soigneusement noircie à neuf. C’est bien possible, et aussi que Luther n’ait pas connu le lit, le fauteuil ni le tronc d’arbre. N’importe, l’harmonie de toutes ces choses permet et conseille de croire.

Et puis, en tout cas, c’est bien vraiment sa chambre. Par cette fenêtre, il a regardé la forêt, le ciel… et son inquiétude. Car ce furent des mois de grand malaise qu’il passa dans ce donjon, où l’Électeur de Saxe le retenait pour le soustraire aux haines qu’il avait soulevées et aux périls de sa propre violence. La Wartbourg et son auguste paysage enserraient comme une prison ses craintes et son attente.

Pour le dissiper un peu, le cordial Électeur le fit un jour mener à la chasse, mais, il l’a raconté, la chasse n’était pas son affaire. Il lui déplut amèrement de voir tuer les pauvres jolies bêtes, et, ayant aperçu un petit lièvre tout applati d’épouvante sur le sol, il le ramassa, le mit dans sa manche, résolu de sauver celui-là au moins. Hélas, les chiens arrivant pleins de cris et de rage, ce lièvre de peu de cervelle eut tellement peur que pour fuir il sauta hors de son asile. Incontinent il fut happé, dévoré, il n’en resta qu’un peu de sang au nez des chiens. Luther dit : « Plus de chasse pour moi » et revint dans sa tour vers ses songeries qui toutes n’étaient pas joyeuses. Il écrit : « Me voici en ce lieu, oisif, contemplatif ; je hais la dureté de mon cœur qui ne se fond pas tout en larmes pour pleurer sur mon peuple égorgé. Pas un ne se lève pour Dieu… Temps misérable, lie des siècles ! Ô Dieu, prends pitié de nous… »

Dans cette chambre il connut de grandes colères, le doute, les sursauts de l’espoir. Il dut songer plus d’une fois que les protecteurs se lassent à la longue, que Lancastre enfin abandonna Wicleff, et que, un sauf-conduit à la main, garanti par une impériale parole, Huss aboutit au bûcher.

Dans cette chambre pendue comme un nid au-dessus des bois, je me rappelle un tryptique devant lequel je suis restée longtemps à Weimar. Trois petits portraits de Luther réunis dans un cadre : L’un, c’est le jeune moine d’Erfurt ; le second le montre tel qu’il devait être pendant sa réclusion à la Wartbourg ; le troisième, c’est le vainqueur.

Guidée par ces trois visages, il me semble refaire avec lui le chemin de sa pensée, quand il contemplait l’ombre montant de la vallée, qu’il écrivait pour précipiter les âmes, ou quand, tout troublé dans sa solitude, il marchait de long en large. Lui aussi devait regarder tour à tour le jeune moine qu’il avait été, le combattant qu’il était, le triomphateur qu’il serait.

Ces trois images ont une forte signification. Le moine d’Erfurt est maigre, nerveux, frémissant : figure de mystique et d’impulsif. – On se rappelle que, pour le jeter au cloître, il suffit de l’émotion violente que lui donna la mort d’un ami tué à son côté par la foudre. — Dans ce cloître, il apporta son Virgile et un grand désir de sainteté. Il jeûnait tout le jour, priait toute la nuit. L’âme du réformateur audacieux n’apparaît pas dans le portrait du jeune moine. Elle dormait profondément. Elle n’était pas née encore peut-être. Il lisait passionnément l’Imitation. Il aurait « avec plaisir allumé le fagot pour brûler Érasme ». À peine avait-il quelque orgueil de savoir beaucoup et de bien parler.

Le visage du second portrait est mûri, plus plein, plus dur, et moins paisible. L’homme a vu ce qu’il est, pressenti ce qu’il peut, mais il se cherche encore. L’attaque est commencée. Il marche sans savoir exactement où il va. Chaque minute lui découvre un horizon plus large – et différent. Le destin qu’il a déchaîné le mène. À chaque pas il apprend sa mission et se reconstruit. Il est gonflé de colères, d’espoirs, d’énergies, d’inquiétudes. La bouche a changé de caractère, elle s’est humanisée : bonne et véhémente, prête pour le rire énorme et l’injure féroce. Michelet semble décrire ce portrait lorsqu’il dit : « Voilà comment apparaît Luther, sublime et bouffon… amusant, colère, terrible : un David aristophanesque entre Moïse et Rabelais… Non, plus que tout cela : le Peuple. »

Dans le dernier portrait, les cheveux sont blancs, il est gras, l’animalité du masque s’accuse, l’œil bridé asiatique a une gaieté audacieuse, la lourde mâchoire révèle les appétits, et l’éloquence formidable. Toute la spiritualité de ce visage réside dans les traits de force. Une force prodigieuse… Il a moins de noblesse, car il n’a plus ni crainte ni doute : il a réussi. Mais quelle puissance ! Ce portrait-là, c’est, il me semble, Bossuet qui en révèle le sens. « Il est vrai qu’il eût de la force dans le génie et de la véhémence dans les discours ; une éloquence vive et impétueuse qui entraînait les peuples et les ravissait, une hardiesse extraordinaire quand il se vit soutenu et applaudi, avec un air d’autorité qui faisait trembler ses disciples, de sorte qu’ils n’osaient le contredire ni dans les grandes choses, ni dans les petites. » Et Bossuet ajoute encore : « L’orgueil suivait de près ses victoires. »

Les trois portraits marquent bien les étapes. L’œuvre de Luther n’est pas sortie un beau jour parfaite et toute armée de son cerveau. Pendant des années il a dans l’esprit des incertitudes. Sa doctrine s’élabore peu à peu et change. Quand il brûle la bulle du pape qui condamnait quarante et une de ses propositions, il devine mal quel incendie il allume. L’importance de son rôle ne lui apparaît pas d’abord : « Tu te trompes en m’attribuant tout ceci », écrit–il à Melanchton. Et ailleurs, avec une fierté où l’étonnement se mêle : « Je n’ai pas encore mis la main à la moindre pierre pour l’arracher, je n’ai fait mettre le feu à aucun monastère, et presque tous les monastères sont ravagés par ma plume et ma bouche. »

Aux premières minutes il sait peu ce qu’ensuite il doit vouloir et accomplir, car la volonté qui l’emporte n’est pas toute à lui.

Les amples mouvements que la race humaine fait pour sa délivrance, à la manière du malade qui se tourne dans son lit, ne sont jamais l’œuvre d’un seul, si grand soit-il. Les révolutions politiques ou morales jaillissent de besoins, de souffrances, d’intérêts matériels. La faim et l’amour de l’argent sont les moyens par où l’humanité réalise son perfectionnement spirituel. Si le peuple n’avait pas vu qu’il pouvait arriver qu’on ne payât plus de lourds impôts à Rome, si les princes n’avaient pas songé aux biens d’Église, ils auraient cédé moins vite à la voix de Luther. Henry VIII commence par le réfuter vigoureusement, puis il y songe mieux, et prend les grilles d’or qui entouraient la tombe miraculeuse de Thomas Becket — et mainte autre chose encore.

Cependant la voix de Luther était indispensable, car les hommes ne marchent bravement et jusqu’au bout, malgré le danger, vers les objets nécessaires à leurs instincts matériels que si on les leur cache à demi sous un idéal. Il faut de grandes paroles pour qu’ils aient le courage de conquérir le pain, et la liberté qui donne le pain.

Personne plus que Luther n’a eu le sens et le génie de cette liberté. En outre, il parut à son heure, Wicleff et Huss sont venus trop tôt. Le monde n’était pas prêt. L’imprimerie n’avait pas encore rapproché les esprits. Luther a eu pour lui cette force, et puis il a eu : lui-même ! Son énergie indomptable d’abord. Il put hésiter au fond de soi, non dans l’acte ni la parole. Jamais on n’obtint de lui la moindre rétractation, ni un signe de faiblesse. Ce qu’on tenta pour le séduire ou le briser fut vain. Après bien des discours persuasifs, puis menaçants, le légat du Pape lui montre les dangers, les désertions probables, la solitude : « Quel abri as-tu ? Où veux-tu aller ? » — « Sous le ciel ! » répond Luther.

Avec ce courage, il a l’âme large et toute chaude de sympathie humaine, la gaieté qui tonifie les vouloirs, et malgré sa violence, l’instinct prudent qui fait réussir. Plus habile que Wicleff, ce réaliste n’a en rien le tempérament de martyr de Jean Huss. Il n’est pas d’une pièce. Abondamment pourvu du don de colère — une colère que l’obstacle magnifie et qui crée autant qu’elle détruit – on lui trouve aussi le don de pitié. Il est grossier et très subtil. Mélanchton l’aimait ; tous ceux qui venaient auprès de son cœur, l’ont aimé. — On sait la tendresse de sa femme qu’il appelait : « ma chère côte ». — Par-dessus tout, il a l’autorité ; et, cette force absolue sans limites ni contrôle, il l’emploie magnifiquement à mettre en question une fois pour toutes, le principe d’autorité… Enfin, il est un artiste : « Je ne considère pas comme un instituteur celui qui ne sait pas chanter », dit-il. Parole profonde et d’une douceur infinie. Il chérissait la musique… Elle aussi est une libératrice…

Bon Luther, plein de chansons et d’injures, il habite — malgré eux — dans la pensée de beaucoup d’êtres qui adorent le mystère avec d’autres mots que les siens, et de beaucoup d’êtres qui croient ne rien adorer. Nous retrouvons sa voix faite de tant de voix, son cœur où aboutissaient tant de cœurs chaque fois que nous nous efforçons vers plus de réalité, plus d’espace ! Michelet a dit et bien dit : « C’est la forte main du grand Luther qui dans son verre gothique nous versa le vin du voyage. »

Quand je quitte la chambre, j’aperçois au bas de l’escalier une boîte aux lettres. Une vraie boîte aux lettres que le facteur vide tous les jours. L’a-t-on mise là pour que, du donjon même, où il vécut ses plus graves minutes, les visiteurs eussent le plaisir d’envoyer par le monde les cartes postales écrites dans la chambre de Luther ? Une telle idée paraît d’abord un peu ridicule. Puis on y songe. Non, ce n’est pas une idée ridicule. Il s’en faut bien !


BERLIN


Si on était sagace, on irait directement de Paris à Berlin. Au début d’un voyage, les curiosités fraîches tournent vite en sympathie. Après une longue route, la joie d’échapper à l’étouffement, aux courbatures, aux mille horreurs du wagon rend l’humeur complaisante. Dès l’arrivée, la belle tenue de la capitale prussienne, la circulation facile et bien réglée, l’exquise propreté des rues — si différentes des nôtres sous ce rapport ! — tout cela plairait aussitôt. Et, attendri par quelques fenêtres ourlées de fleurs, on serait prêt à goûter la ville.

Mais quand, un peu ivre d’avoir bu les parfums mouillés dans la forêt de Thuringe, on a passé des jours, des semaines à poursuivre les traces de grands êtres qui vécurent seulement pour la pensée, l’idéal, la gloire spirituelle, eh bien alors, on ne saurait juger Berlin.

Aussi je crains beaucoup de fournir des impressions toutes personnelles, et contraires probablement à la réalité. Je m’en excuse auprès de ceux qui connaissent cette réalité. Ensuite, j’avertis les autres.

La route m’a remplie de mornes pensées. Cette partie de la Prusse est laide. – Quant à cela j’en suis sûre ! — Les malheureux sapins s’ennuient dans leur sable. On éprouve la détresse sourde que donnent les lieux où la nature a l’air de ne point aimer l’homme, de ne lui vouloir aucun bien, et même : de ne pas vouloir de lui.

Berlin vous accueille sèchement. Les glorieuses, les rayonnantes petites maisons de Weimar, acceptent avec une grâce douce le respect et la tendresse ; à Berlin, il me semble que les grandes bâtisses neuves, sans histoire ni poésie, crient de très haut : « Passez au large ! »

C’est dimanche. En voyage, on se sent un peu plus « étranger » ce jour-là que les autres jours. Dans le dimanche de Berlin on est plus différent, plus loin de chez soi qu’on ne serait dans la lune — beaucoup plus loin !

Je m’en vais par les rues après une rapide installation à l’hôtel où d’abord on m’apprend que : « les Français, quand on leur offre des salles de bains, les refusent toujours ». Et ce propos me fâche horriblement.

Malgré le soleil, il fait gris. Un gris plat, sans transparence, propre à décourager. L’atmosphère de Londres est bien plus grise encore, mais quelle différence ! Elle donne à la moindre coloration une mystérieuse énergie ou une patine riche. Ici, la crudité des tons frais attaque l’œil, et les tons anciens sont tristes, pauvres, morts. L’atmosphère de Berlin n’aime pas davantage les couleurs que le sol de Prusse n’aime l’homme.

Je marche sous les Tilleuls grillés. C’est l’ordinaire que dans les villes, à cette époque, les feuilles soient ainsi moribondes, mangées de poussière. Pourquoi celles-ci me persuadent-elles que je suis seule au monde ?… C’est que, ce matin, j’ai vu ailleurs des arbres lourds de verdures vivantes, orgueilleux et confiants, comme si le bonheur d’été durait toujours.

Quittant les Tilleuls, je traverse la place de Paris et je regarde la porte de Brandebourg, – si obstinément grecque ! L’architecture grecque transportée, avec quelques petites accommodations, dans les climats du Nord m’a toujours paru faite pour inspirer le dégoût de tous les espoirs, et de tous les enthousiasmes. Quant à moi, rien ne m’incline si fort vers la délectation morose. La Madeleine, on l’avouera, produit un spleen abondant. Et pour les Propylées berlinoises, mon Dieu ! elles n’inspirent pas tant de joie païenne qu’on pourrait le croire.

Me voici dans le Thiergarten. Quelles admirables pelouses ! Mainte défense matérielle et morale les protège. Aucun gamin ne songerait à y poursuivre le ballon égaré — les ballons des petits Prussiens ne s’égarent pas, je suppose ? — D’ailleurs la discipline qui maintient la jeunesse dans son devoir n’est pas particulière à la Prusse. Sur un banc de Weimar j’ai lu cette remarquable inscription : Banc réservé aux seuls adultes. Les mioches fatigués sont requis de s’asseoir par terre. Mesures saines et excellentes. Multipliées et observées, elles forment des cœurs obéissants et retardent les révolutions.

Tandis que, non sans envie, je compare l’ordre qui règne ici, au désordre que nos esprits égalitaires et ambitieux savent si bien créer et entretenir, un homme passe et me salue. Je ne le connais nullement. Malpropre, hagard, il a une cravate tordue et dénouée, un col déboutonné, une figure d’un jaune vilain, où les yeux chavirent. Il s’approche d’un groupe, salue profondément. Personne ne lui répond. Il va plus loin, salue encore, puis s’arrête, et d’une voix âpre qui parfois se casse péniblement, il prononce un discours, frappe sa poitrine à grands coups de poings. Il s’interrompt, rit aux éclats, prend un air insulté, se remet en marche, saluant à gauche et à droite. C’est un fou ! On ne fait pas la moindre attention à lui, on ne se retourne pas. Un si inquiétant individu n’excite aucune surprise.

Je suis loin de partager l’indifférence des promeneurs berlinois. J’éprouve une lâche satisfaction quand le fou tourne le dos à l’Allée de la Victoire où je médite de regarder soigneusement les trente-deux grands hommes que, sans beaucoup chercher, l’Empereur a découverts dans sa famille. — Je crois bien qu’il y en a trente-deux, cependant je ne m’engage pas à en faire la preuve.

Ces héros, taillés en plein marbre, et supportés, entourés, glorifiés par des monuments, de marbre aussi, sont beaux et majestueux à un point presque incroyable. Si on les eût laissé faire, la plupart tendraient nettement au type grec — comme la porte de Brandebourg ! — Ceux même chez qui une telle ambition a été réfrénée sont tous, en quelque manière, jolis garçons. Il y en a d’un peu pensifs, d’autres possèdent une force invincible ; certains, sont terribles ; certains, augustes seulement. D’une façon générale, ils témoignent d’une fierté qui parfois atteint la plus majestueuse emphase, — fierté dont leur biographie doit, je l’espère, offrir une pleine justification. Et puis encore, ces statues évidemment conformes à la stricte réalité, prouvent que les ancêtres d’une si noble maison pressentaient l’avenir. Les jolis garçons de marbre l’affirment par toute leur attitude : les premiers d’entre eux savaient déjà qu’un jour les Hohenzollern régneraient sur la Prusse, qu’un autre jour la Prusse régnerait sur l’Allemagne soumise et ravie, puis, un peu plus tard, sur le monde — probablement…

On ne se lasse pas d’admirer leurs gestes. Et leurs costumes ! Jamais dans aucun opéra on n’en vit d’un caractère, d’un style plus sûrs. Quelle douceur dans les modelés ! L’exécution est si délicate, le marbre si fin que, visages, armures, monuments, tout paraît sculpté avec tendresse dans la même matière pure et souple dont on fait les bougies.

Grâce à une récente permission de l’Académie française, on peut définir avec exactitude les héros qui représentent si bien la gloire des Hohenzollern. Ils sont : épatants !

Je laisse avec peine cette instructive contemplation. Mais il faut aller au Jardin Zoologique. Du reste, parmi les lions et les aigles, ces orgueilleuses bêtes de blason, je serai encore un peu dans l’allée de la Victoire.

Un tramway passe, j’y monte, et derrière moi un jeune homme qui tombe sur la banquette comme en défaillance. Mais il ne s’évanouit pas du tout. Un mouvement convulsif l’a redressé. Il murmure tout bas des paroles rapides, s’arrête, écoute anxieusement, recommence. Il agite les pieds et les mains comme un enfant nerveux. Sa pâleur est sinistre, ses cheveux secs ressemblent à ceux qu’on retrouve dans les tombes très anciennes. Ses yeux, qui luisent d’une manière insupportable, deviennent fixes. Immobile, son visage fait peur. Mais le mouvement des pieds et des mains a repris, les prunelles se raniment dans les sclérotiques rouges, l’odieuse lueur y saute de nouveau, le chuchotement repart plus rapide. Sans cesse l’étrange personnage recommence le même geste. Il semble écarter quelque chose de son front, regarde dans sa main, s’étonne de n’y rien voir et essaie encore une fois d’ôter cette chose… Soudain, il se lève, bouscule les gens debout sur la plateforme, saute du tramway en marche et s’éloigne, faisant des signes, appelant quelqu’un. Mais il n’y a personne. La rue est vide…

Encore un fou ! Et encore une fois nul n’a fait attention à lui. En face, la bonne dame soigneuse de sa robe s’est beaucoup plus intéressée à moi, en qui elle devine une étrangère, qu’à ce malheureux. Elle l’a regardé un moment puis a repris l’étude critique de mes souliers… Qui sait si, à Berlin il n’y a pas tant de fous, qu’on renonce à les enfermer, et que l’habitude d’en voir enlève toute curiosité aux passants ? Quelle absurde pensée ! Non ! Non ! J’ai rencontré en une demi-heure les deux seuls fous qui soient en liberté dans la ville. C’est une chance. Voilà tout. Et si les autres ne les remarquent pas, c’est charité peut-être, ou distraction. Qu’importe ! Il n’y faut plus penser.

Le Jardin Zoologique est un des plus beaux d’Europe. Les bêtes nombreuses, superbes, bien portantes, sont largement installées. Partout des fleurs admirables, du pittoresque, de l’espace : la perfection. Notre Jardin des Plantes, notre minable Jardin d’Acclimatation, quelles humiliantes images leur souvenir apporte !

Ayant vu manger le Seigneur Tigre et le Roi Lion, un spectacle toujours assez répugnant, je m’installe dans l’un des restaurants qui entourent le lac, et où plusieurs orchestres jouent excellemment des musiques disparates. Les promeneurs défilent par centaines, par milliers. D’abord mon attention est un peu molle, puis la curiosité s’éveille, à la fin je regarde tout ce monde avec une inquiétude croissante.

Les femmes sont très élégantes, ou, pour dire mieux, très « habillées », trop même et trop selon la mode. Peu de robes datant de la saison dernière. Les trouvailles récentes : jupes montrant la jambe, tailles courtes, corsages très échancrés au cou. Pour chapeaux, des casques, des pots à fleurs, des bonnets. Maints colliers de perles vraies ou fausses, et des aigrettes à n’en plus vouloir.

La fluette parisienne ne risque pas toujours sans dommage les formes cocasses de la mode actuelle. Adaptées aux bustes épais, aux lourdes hanches, aux pieds d’alpinistes, elles donnent à cette foule l’aspect d’un affreux carnaval. Les couleurs, particulièrement, sont cruelles, d’une violence répulsive, et assemblées d’irritante manière !

Tout cela souligne et met en valeur des figures étranges. Une misérable créature fixe mon attention. Elle est décolletée amplement, vêtue de rouge vif et de vert aigre, en jupe très courte ; sa taille est marquée exactement au-dessous d’une bosse énorme qui charge ses épaules, un chapeau empanaché coiffe sa grosse tête de naine. Couverte de pendeloques, de boucles, de chaînes esthétiques, elle marche contente d’elle, monstrueuse, révoltante, Elle vous met en colère ; elle vous fait pitié, elle donne envie de pleurer.

La pauvre affreuse naine a vaincu ma distraction ; je regarde mieux, et je m’aperçois que presque tous les passants sont laids, et beaucoup de cette laideur malsaine, à l’air coupable : la laideur particulière aux dégénérescences. Ces femmes trop parées, ces hommes en costumes « genre anglais », ne sont pas ridicules, mais, la plupart, tragiques ! Pauvres dos arrondis par la voussure pitoyable de la tuberculose ; épaules déjetées, colonnes vertébrales déviées, démarches de coxalgiques, guéris et à jamais stigmatisés, teints ternes de l’anémie profonde, nez courts et grosses lèvres de scrofuleux, visages dont les traits ont je ne sais quelle mystérieuse immobilité, — pauvres visages où s’inscrivent les grandes tares nerveuses des ascendants, les signes de l’hérédité épileptique… Ils passent, d’autres leur succèdent, il y en a toujours… Cette foule du dimanche c’est le plus effarant cauchemar…

Un Français qui habite Berlin, m’a dit qu’à l’Opéra, les soirs de grandes représentations, rien n’est d’une grâce si charmante que les loges de second étage, réservées aux filles des dignitaires de la cour. On voit là, en abondance, paraît-il, les plus ravissantes figures, des chevelures de soie et d’or, des teints à éblouir, des tailles élégantes, enfin les formes diverses de la parfaite beauté. Je le crois, Ce n’est pas l’aristocratie berlinoise que je rencontre au Jardin Zoologique, je le sais bien. Ce n’est pas le peuple non plus. À quelle classe de la société appartiennent ces promeneurs ? Je n’en ai pas la moindre idée. Peut-être ne sont-ils pas des Prussiens, mais des Croates, des Tartares, des Polonais, des Belges venus là par hasard, et auxquels les vrais Berlinois, tous partis pour la campagne, ont ce jour-là livré leur beau jardin. C’est possible, je n’en sais rien. Mais je sais comment était cette foule….

Il s’y trouvait de somptueux personnages vêtus avec un luxe réel et d’autres endimanchés seulement, certains tenaient plus de place, parlaient plus haut, tous avaient en commun le désir d’être remarqués, et une animation d’un caractère pareil. C’est fort innocent de se promener le dimanche ? Mes promeneurs n’avaient pas l’air innocent, ni détendu, ils avaient un air de hâte, d’avidité…

Plus j’y songe, et plus je m’en persuade : ce n’étaient pas des Berlinois. Car ils donnaient l’idée de gens résolus à jouir sans attendre, à s’amuser violemment, constamment, à faire de l’effet ; de gens enfin qu’une force irrésistible débride et pousse à toute vitesse vers les extrémités du plaisir, de la vanité, et vers l’argent.

Ce n’étaient pas des Berlinois, lesquels, graves, sages, bien portants, ont les nerfs en équilibre, une moralité stricte et, soigneux de régler leurs désirs, ne montrent aucune fureur de rapides jouissances.

Si j’ai en un temps très court aperçu ces deux fous, ce nombre d’épileptiques, toutes ces personnes, impossibles à identifier, et dont l’expression alternativement morne et surexcitée avouait d’obscurs et forts appétits, c’est par hasard – un de ces hasards dépourvus de sens, mais qui jettent l’esprit dans une grande confusion. – J’aurais dû, avec prudence, garder pour moi l’effarement de cette première course… Est-ce ma faute, si j’ai une de ces légères têtes de France, promptes à conclure sans rien savoir ?

Les larges rues de Berlin n’ont pas l’aspect encombré qui enlaidit Paris. Et cela est fort agréable. Toutefois, et malgré une circulation intense, la ville semble — comment dire ? – béante. Oui, c’est cela : Berlin a l’air de bâiller.

Lorsque, il y a une vingtaine d’années, je suis venue ici pour la première fois, j’ai vu encore nombre de vieilles petites maisons très simples et très sympathiques. On les a démolies, c’est dommage. Je crois aussi que, dans ce temps-là, il y avait des fleurs à toutes les fenêtres, et que, maintenant il y en a moins. Je me trompe, m’affirme-t-on, il y en a plus que jamais ! Je veux l’admettre et que, par une sorte de perversité, je ne les aperçois qu’une fois sur dix. Mais il faut que l’on y consente, les petites maisons anciennes ont disparu, — on m’accordera ce point, je pense, et même avec orgueil. Il fallait qu’elles disparussent car, exprimant à ravir la modestie du passé, elles ne disaient rien de la grandeur actuelle.

L’effort, partout sensible, de représenter cette grandeur, donne à Berlin son caractère. — Le caractère ne détermine pas nécessairement la beauté, mais en plus d’une occasion il la supplée.

Les édifices publics, vastes, majestueux, ambitieux, accusent des liens de parenté ou de fantaisie avec la Renaissance italienne. Et la Renaissance italienne des XIXe et XXe siècles, n’est-ce pas un style engageant ? Pour les immenses bâtisses qui remplacent les gentilles maisons, les unes appartiennent à un genre dont on ne sait trop que dire, sinon qu’il est ennuyeux, et les autres, plus récentes, rompant net avec les vieilleries étrangères, affirment un art assez curieux, et intégralement « Jeune Prusse ».

Elles sont faites de certaines substances agglomérées, d’un gris sourd et qui n’égaie pas l’existence. On ne leur voit aucune des arrêtes vives, sèches et si plaisantes de la pierre. La chose agglomérée paraît sablonneuse, a une façon de rondeur molle, et on la croirait friable. Mais point ! Ce plâtras en demi-deuil, figurez-vous, devient sous l’action de l’air, plus dur que le granit et subsistera comme les pyramides égyptiennes ! Au moins entretient-on ici cette vue optimiste. À Berlin on a volontiers, confiance en l’éternelle cohésion des choses agglomérées. Ne nous fatiguons pas la tête à ce sujet : nous verrons bien.

Beaucoup de ces maisons grises sont laides extrêmement. Il en est de problématiques. On ne devine pas ce qu’elles veulent vous suggérer. Il en est encore de très riches, qui ressemblent assez au palais d’un enchanteur toqué. D’autres plus tranquilles, délassent un moment les yeux. Quelques-unes sont presque jolies, mais toutes répandent une tristesse indéfinissable, et leurs lourds ornements bizarres apportent à l’esprit mille images funèbres.

J’en ai vu, – beaucoup il me semble, mais la mémoire quelquefois, multiplie arbitrairement les impressions fortes, — j’en ai vu, donc, chargées de femmes et d’hommes nus. Ce n’était point de ces solides gaillards à gros muscles, dont Puget a laissé la formule, et qui soutiennent des balcons ou se contractent au-dessus des portes. Les déshabillés de Berlin ne soutiennent quoi que ce soit, ils se bornent à « décorer » ; parfois ils se promènent en des frises où la nécessité de leur présence n’apparaît pas clairement. Ils sont singuliers ! Bras et jambes amaigris, torses pitoyables, pieds maltraités par la chaussure, on dirait des ouvriers de fabrique, affaiblis par un travail excessif, une nourriture insuffisante, le mauvais air, et qui, ayant ôté leur chemise par hasard, n’ont pas chaud, ne sont pas heureux.

Ces figures que l’orthopédie réclame, prétendent, je suppose, à ramener le goût vers le réalisme ému des gothiques. Mais les statues gothiques sont rarement nues. On a caché leurs corps malingres sous des plis austères, car le corps n’est rien, il faut l’oublier, voir seulement les yeux qui espèrent, les lèvres qui prient, et encore, les longues mains habiles aux œuvres de charité. Quand on sculpte un corps nu, c’est qu’on veut lui faire affirmer des énergies purement physiques, comme le visage des statues, engoncées dans leurs longues robes, concentre et affirme les énergies spirituelles. La pensée, la foi, l’amour, c’est l’affaire de celui-ci ; la souplesse, la dextérité, la force, l’affaire de celui-là. L’un dit que Dieu règne, l’autre que l’homme est libre et puissant. Mais quand on montre des côtes trop étroites pour respirer, des jambes qui ne sauraient courir, des bras qui ne peuvent rien soulever, que veut-on dire exactement ? Que tout est incertain, et d’ailleurs, va de travers ? Certes, les sculpteurs berlinois prétendent autre chose. Cependant, leurs statues et leurs reliefs orientent vers cette conclusion pessimiste le flâneur non berlinois. Car, malgré son effort, il ne parvient à découvrir chez ces maigres individus si tristes aucun motif d’espoir ou d’orgueil et nulle possibilité, si ce n’est, quittant leur vaine figuration, d’aller dans l’un de ces merveilleux hôpitaux que le monde envie à la capitale prussienne, et là, de se faire soigner selon des méthodes, objets encore de l’universelle envie.

Nous avons connu quelques-uns de ces mal bâtis au Théâtre des Champs-Élysées, — qui, œuvre d’un architecte belge, est, cependant conforme au génie allemand. Mais les pauvres diables de Berlin ont, il me semble, encore plus mauvaise mine. Quand on les regarde, on devient « vieux jeu » à l’extrême ; pour un rien on aimerait de fervent amour les Paix et les Guerres, les Prudences et les Magnanimités, répandues en abondance sur les nombreux monuments de la ville.

Les belles maisons des riches ne font pas rêver au bonheur de vivre à Berlin. Les pauvres, au contraire, y sont logés d’une manière admirable.

Je ne crois pas que les habitations à bon marché soient ici, mieux adaptées que chez nous, aux besoins de leurs locataires. Sans doute n’en trouverai-ton pas de plus parfaite que, par exemple, et pour n’en citer qu’une, la fondation Polignac. Mais combien avons-nous de ces indispensables maisons ? À Berlin, elles occupent d’immenses quartiers. Nettes, claires, agréables, les ouvriers y trouvent, pour un loyer de 200 à 500 marks, des appartements commodes, aérés, où la famille ne s’entasse pas dans une promiscuité malsaine, où on a l’eau en abondance, le gaz, l’hiver de la chaleur, et où l’été on respire. De grandes rues que l’air balaye coupent les pâtés de maisons. Peu d’endroits donnent un plus vif sentiment de véritable civilisation.

Et puis, alors qu’en France il faut prendre des peines extraordinaires pour décider les locataires à ne pas salir, dégrader, ici chacun met son orgueil à la bonne apparence de toutes choses. Pas de loques trop pittoresques pendues aux fenêtres, pas d’objets hors de leur place ; la plus soigneuse tenue. On ne saurait trop revenir sur la propreté des gens et de la ville. L’instinct de propreté ne va pas sans d’autres vertus : le goût du devoir, de la règle, de la tenue morale. J’ai la meilleure opinion des ouvriers berlinois ; leurs escaliers, leurs carreaux brillants témoignent pour eux.

Je suis entrée dans l’un des petits appartements. Tout y semblait verni, du plancher au plafond. Il y avait des cadres luisants d’or autour des photographies de la famille, des porcelaines décoratives, beaucoup d’objets inutiles, qui disaient l’amour de ces simples gens pour leur logis, et la fierté que ce logis leur inspire. Devant la porte, une troupe d’enfants jouaient. Des enfants propres, sur un trottoir propre…

Puissions-nous ne pas envier trop longtemps à Berlin ses maisons ouvrières. Quant aux trottoirs : hélas !…

Je me demande si les fonctionnaires chargés de la tenue et de l’ordre des villes sont, en Allemagne, plus intelligents, plus actifs, que les nôtres, ou bien s’ils sont seulement, plus libres de faire ce qui doit être fait ?…

Au milieu d’un quartier populaire, on a créé un très beau parc, avec de larges bassins d’un goût aimable. Dans les allées, les mioches jouent, les femmes cousent, des hommes flânent leur temps de repos.

Sur les rampes qui bordent les bassins, il y a des statues. Ce sont les personnages des contes féeriques. Et cette eau qui s’épanche avec un bruit endormeur on l’appelle : La Fontaine des Contes. N’est-ce pas délicieux ?

Que dans Berlin — cette caserne toute retentissante au bruit des armes, et d’où partent les menaces qui tiennent l’Europe inquiète, — que dans Berlin on rencontre un jardin dédié à la féerie, cela touche le cœur de ceux qui ont vécu de longs jours. Mais les blanches statues ne s’adressent pas à eux. Elles ont pour mission de représenter aux enfants les héros des chères histoires qui leur ouvrent le monde fabuleux, et ainsi, d’aider l’effort de leur imagination – je le suppose du moins. – La grâce généreuse d’une telle pensée, enchante d’abord, et puis on se demande quels en sont les résultats.

J’ai toujours cru — sans doute suis-je seule de cet avis — que c’était une besogne vaine, peut-être une mauvaise besogne que d’offrir des facilités à l’imagination naissante, et de vouloir imposer une forme précise aux premiers rêves. Ces gentilles statues, les poupées trop pareilles à de « vraies dames », et surtout les livres illustrés, tout cela me paraît apporter une gêne, non un secours aux petits êtres. S’ils sont capables de songerie, ils inventeront eux-mêmes, et bien mieux, l’apparence de la fée au voile de rayons et de diamants, et la forme baroque du méchant bossu, et le beau prince habillé d’argent fin, dont la voix est très douce, et les bêtes falotes qui se transforment. On affaiblit en eux la force créatrice, si on limite leurs visions. Ils acceptent ce qu’on leur montre, car ils sont crédules. Et c’est médiocre, toujours, au prix de leurs rêves. Si, au contraire, ils ont le cerveau lourd, ne rêvent guère, et se représentent difficilement ce qu’on leur raconte, c’est bien pis encore. L’image toute conditionnée leur ôte le goût et l’habitude de l’effort. Elle encourage leur paresse. Au lieu qu’ils essayent de tirer d’eux-mêmes, figures, paysages, formes, ils se rappellent un dessin.

Cependant, on ne saurait le nier, le livre d’images est un principe d’exaltation pour certains enfants — rares enfants qui ont reçu le don de poésie ! — Ils y trouvent ce que, après avoir beaucoup senti, nous trouvons, nous, dans l’œuvre d’art : une jouissance composée de souvenirs, d’expériences sensibles et intellectuelles, de comparaisons. Le chef-d’œuvre nous émeut parce que, réveillant les points endormis de la mémoire, il fait allusion à notre vie entière. Les enfants qui seront — et sont déjà — poètes, goûtent une rêverie de cette sorte. Ils reconnaissent dans les enluminures, des pays qu’ils ne connaissent pas, se souviennent d’histoires que personne ne leur a dites. La plus sotte illustration excite chez ces mioches aimés du ciel, l’étrange mémoire, qui est en eux avant qu’ils sachent rien, avant qu’ils aient vécu.

Mais il n’en va pas ainsi pour ceux du commun. Quand j’étais petite, quelqu’un me donna deux gros volumes, excessivement dorés, où étaient réunies des études de Sainte-Beuve sur « les femmes célèbres ». En tête de chaque article, un portrait gravé en taille douce et — je l’ai su depuis – de la manière la plus ennuyeuse : Mlle Aïssé, Mme du Deffand, Adrienne Lecouvreur, et beaucoup d’autres. Un peu trop jeune pour lire le livre, je regardais les images, admirant fort la beauté de ces dames. Mais plus tard, lorsqu’ayant appris ce qu’étaient la marquise du Deffand et l’exquise Aïssé, j’ai voulu me représenter leurs personnes, cela m’a été impossible. Les tailles douces paralysaient ma vision intérieure. À lire les lettres, si aiguës les unes, et les autres, si émues, de ces femmes, j’avais senti qu’elles ne pouvaient ressembler aux fades portraits de mon livre. Cependant, ils s’associaient à leurs noms. Et alors je n’apercevais plus rien. Parce qu’on me les a montrées avant que j’eusse rêvé d’elles, il m’est défendu de voir Mme du Deffand et Mlle Aïssé. Grâce à ces portraits, que le ciel confonde — et malgré d’autres portraits d’elles, que j’ai regardés ensuite, sans croire à leur réalité, – elles n’ont jamais eu, elles n’auront jamais de figure.

Je suppose que nombre de gens peuvent faire des reproches analogues aux dessins qui ont amusé leur enfance. Tandis que les contes, les récits sans illustrations donnent lieu à un travail d’esprit si énergique, que les personnages créés alors, par soi-même et pour soi-même, demeurent indéfini ment plus réels qu’aucune réalité.

Je me rappelle un fait qui, bien différent de ma mésaventure, impose cependant, il me semble, la même conclusion. Il s’agit d’un petit dont le père était un homme remarquablement « moderne ». Ce père savait de source certaine que rien de ce qu’on ne voit pas avec les yeux de son corps n’existe. On trouvait chez lui cette foi chaude et simpliste, ce tour d’esprit éminemment religieux qui signale les francs-maçons – et de fait il était franc-maçon. Le sagace personnage croyait à la « matière » comme on croit en Dieu quand on y croit passionnément. Peut-être ne se faisait-il pas une idée très nette de cette matière, mais il la chérissait de toute son âme. Il avait l’intelligence pratique ; les formules abstraites l’inquiétaient comme propres à incliner l’esprit vers le rêve, qui est dangereux. Il poussait aux dernières limites l’amour du réel, et voulait que l’on touchât d’abord les choses avant d’y risquer sa confiance. Suivant ce principe, pour enseigner la géométrie à son fils, il s’installait devant une table et, avec des épingles mises bout à bout, construisait les figures sous le nez de l’enfant, pour qui, grâce à cette géniale méthode, elles devaient prendre aussitôt le caractère de la plus flagrante réalité.

Il arriva un jour que ce père subtil, voulant faire briller la science de son rejeton, afin d’éblouir une visiteuse, demanda soudain au petit : « Qu’est-ce qu’un triangle ? » Nulle réponse. Nouvelle question, menaçante cette fois. Alors étranglé de peur et de larmes, le moutard répondit : « Un triangle… un triangle… c’est des épingles ! » Peut–être si ce brave homme n’avait pas tant aimé qu’on touchât du doigt, qu’on vît avec les yeux de son corps, l’enfant aurait–il pu dire ce qu’est un triangle.

Les petits Allemands qui jouent près du bassin des contes, ont l’imagination abondante et la grande faculté rêveuse de leur race, Dieu merci ! Autrement, si on leur demandait : qu’est-ce que la reine des neiges ? peut-être répondraient-ils : « C’est une dame en pierre. »

Cela n’arrivera pas ! Et pour nous, qui avons tant cheminé, ce parc de la féerie a un charme pénétrant et mélancolique, car ce ne sont pas des statues que nous y regardons, mais nos anciens rêves…

Comme la ville, le musée de Berlin a pris une autre physionomie. Il est changé, de place, d’aspect, d’intention presque.

On y revoit avec le même plaisir : le Marchand de Bâle – le plus beau des Holbein peut-être — ; et les Van Eyck, et les Durer ; le Portrait d’Ugolino Martelli, ce Bronzino d’une grâce sobre et si noble ; les Hals éblouissants ; le Concert de Terburg ; la Femme au collier de perles de Vermeer, et la pure Vierge de Lippi, et les Rembrandt. Mais avec ces merveilles, on trouve bien d’autres choses au musée de Berlin !

Que n’y trouve-t-on pas ? Existe–t–il un seul peintre de marque qui ne soit ici représenté, jusqu’à ceux dont les œuvres, d’ailleurs peu nombreuses, ne circulent plus depuis très longtemps. Aucun musée n’est complet à ce point. Il l’est jusqu’à étonner…

Tandis qu’on avance par les salles décorées — celles des Flamands entre autres — avec un goût très sûr, on est perplexe, on se pose cent questions

On regarde un tableau, sur le cartouche on lit un nom… — je vous le jure, on est perplexe ! — Certains mystères d’exécution ne semblent pas résulter seulement de cette audace invincible qu’ont les restaurateurs. Il doit y avoir autre chose. Voici un Carpaccio sur fond de bitume qui ouvre un bien vaste champ à l’hypothèse. Voici un Titien qu’on n’aurait pas prévu. La rêverie suit ses pentes. Des souvenirs s’y mêlent. On croit se retrouver dans les salles secrètes de palais italiens où, encore que ce ne soit point facile, on est entré d’aventure. Là, des gens dont nul ne saura jamais le nom, travaillaient à reconstituer – voire à fabriquer de toutes pièces — des chefs-d’œuvre fort anciens… Il y a on n’oserait dire quel rapport secret entre l’orgueilleux musée berlinois et ces équivoques salles italiennes.

… Je revois ce Parisien qui, arrivant à Venise pour la première fois, disait à l’un de mes amis, habitant de la ville et fort renseigné en matière de peinture : « Il me faut plusieurs Guardi. Où puis-je en trouver ? Je n’ai guère de temps. » L’autre objecta qu’un Guardi c’est une rare marchandise qu’on se procure moins aisément qu’un collier de corail, et que, pour le moment, il n’en connaissait pas qui fût à vendre. L’amateur pressé alla vers son destin. Le soir même, rencontrant mon ami à la Place, il cria de loin, tout triomphant : « Que me disiez–vous donc ? Je les ai mes Guardi ! Rien n’était si facile ! À ma première demande, le premier antiquaire m’en a tiré deux d’une armoire, et dans le cours de la journée j’en ai vu bien d’autres. Moins beaux que les miens, il faut l’avouer »…

Peut–être, comme ce courageux français, le directeur du musée berlinois a t-il obtenu à sa première demande le Carpaccio si riche en bitume et beaucoup d’œuvres illustres encore. Quoi qu’il en soit, il a su introduire une harmonie particulière dans cette fastueuse collection, où bien des tableaux, dont les auteurs eurent des façons très contraires de peindre, et vécurent dans des villes et des temps divers, ont entre eux cet aspect fraternel des œuvres nées au même moment, au même endroit et de la même inspiration.

L’une des gloires du musée c’est incontestablement la collection de bustes du xve siècle et de bas-reliefs. Nulle autre n’est d’une pareille richesse, disent les guides. Ils ont raison. Pour le Louvre, n’en parlons pas, la comparaison ferait rire. Mais il ne faut pas davantage parler du Bargello. Seulement, certains parmi les bustes de Berlin n’ont peut-être pas le même âge que les bustes de Florence. Mais cela vaut mieux. Il est excellent que tout soit jeune chez une jeune et grande nation.

Quand on visite ce beau musée, il importe aussi que l’on ne néglige pas de voir et avec soin, le Michel Ange, remarquable de plus d’une façon, et propre à faire réfléchir.

Ce peuple énergique et rapide a compris que Ber lin se devait d’avoir un musée, où tous les maîtres, et singulièrement les maîtres italiens, fussent représentés, un musée, enfin, comme il ne s’en trouve pas d’autre sur la terre.

Berlin a ce musée.

Un détail me touche. Dès l’entrée du magnifique palais, on voit une grande table et des cadres tournants. Là sont en vente de très bonnes photographies et des cartes postales, reproductions des peintures et des sculptures que l’on va admirer. Puis, à l’écart, séparées du reste comme par un respect particulier, de petites photographies, de plus grandes, de très grandes. Toutes représentent le même et seul objet : la tête de cire que, l’attribuant à Léonard, M. Bode, le directeur du musée, paya 100.000 francs. On se souvient que l’authenticité de ce buste fut le sujet de vives contestations et d’affirmations tout aussi vives et très hautaines. Et puis, il se trouva que le chef-d’œuvre du xve siècle était bourré de journaux anglais auxquels la majeure partie du public ne voulut pas admettre que Vinci fût abonné.

La cire malencontreuse demeure ferme au plein milieu du musée, en si belle place que, s’il l’avait faite, Léonard ne lui en aurait pas souhaité une meilleure. On l’a photographiée, cette cire, autrement et mieux que les Van Eyck. Il ne tient qu’à vous de croire que ce faux est la perle de la galerie.

Quand chez nous on se trompe sur quelque tiare, le coupable est d’abord couvert d’invectives et de sanglantes railleries, ensuite, le plus vite possible, on cache le corps du délit ; on ne parle plus de la fâcheuse erreur, chacun s’efforce de la faire oublier en l’oubliant lui-même. C’est agir petitement.

Ici, on a plus d’allure. On s’est mépris, on tire de là une sorte de gloire. Ainsi les médecins de Molière « triomphaient encore sur cette maladie », après avoir tué leur patient. Certes, il fallait une grande distraction pour attribuer à Léonard cette cire médiocre et sans caractère. Pourtant loin de trouver dans une telle distraction quelque motif pour être modeste, on persiste, on admire l’objet, on l’étale bravement. On continue d’imprimer au bas des photographies : Léonard de Vinci, Buste de Femme en cire colorée. M. Bode est fier, tout le monde content. Et voilà la grande manière !

On me raconte — j’espère que c’est vrai, car c’est noble et charmant — que l’empereur a dit, au sujet de cette aventure : « C’est une erreur qui coûte cent mille francs. Qu’importe ! M. Bode nous a enseigné tant de choses, et qui valent bien plus de cent mille francs !… »

Guillaume II s’est souvenu peut-être ce jour-là, que Louis XIV, recevant Villeroi après la défaite de Ramillies, l’avait embrassé et consolé affectueusement. Acheter un buste faux, c’est moins grave que de perdre une bataille, sans doute. Tout de même, les deux mouvements sont analogues. Ils affirment l’un et l’autre l’élégance du cœur que peuvent se permettre les très grands souverains et qui leur va si parfaitement.

Guillaume II a montré en plus d’une occasion qu’il avait cette sorte d’élégance au degré suprême.


POSTDAM


Potsdam est une assez maussade petite ville, assez bien située. Le château a de la noblesse, une belle cour intérieure, et sa patine, noire par places, lui donne une tristesse majestueuse.

Les appartements anciens sont la plupart bien ornés, et brillent de dorures. On y trouve l’inévitable « chambre des confidences ». Petite pièce destinée aux repas intimes, et dont le plancher descendait avec la table après chaque service, afin que l’on pût se passer de domestiques curieux. Agréable époque, où on attribuait à ses propos tant d’importance, que l’on machinait les chambres afin de n’être pas entendu quand on plaisantait à souper !

Une façade du château donne sur un vaste espace vide dont le sol est meurtri par le fer des chevaux : le terrain de manœuvres. Devant une autre façade, un beau jardin, mais à quelque distance. Là aussi il y a un espace vide ; c’est l’endroit, nous dit-on, où se passent les revues quand viennent des princes étrangers. Évidemment, si on souhaite d’oublier une minute l’armée prussienne, ce n’est pas au château de Potsdam qu’il faut venir.

Il m’intéresse faiblement ce château, je l’avoue, j’ai trop d’impatience de voir Sans-Souci. Le Sans-Souci de Frédéric — et de Voltaire.

Je me hâte de déjeuner sur la terrasse d’un restaurant où pour occuper les intervalles qui séparent le vieux homard moisi de la vieille viande desséchée, je jette du pain aux moineaux. Voyant cela le Herr Ober Kellner — traduisez « M. le Sur-Garçon » — donne un ordre bref. Aussitôt, deux de ses inférieurs s’approchent. L’un à coups de serviette chasse et poursuit les oiseaux jusqu’au bout de la terrasse, l’autre balaye les mies de pain avec l’air le plus offensé du monde.

Ai-je tort de trouver à cet épisode un caractère résolument prussien ? Comme on peut croire, jusqu’au moment où une crème infâme achève mon infâme déjeuner, je continue de jeter du pain aux moineaux, et eux, bêtes sans principes ni discipline, reviennent le prendre. Cependant le respect humain est si fort dans la faible âme humaine qu’au départ, je donne malgré tout un pourboire à M. le Sur-Garçon. Mais, je le sens bien, au lit de mort je regretterai ce pourboire-là.

Quelques minutes de tramway conduisent presque au bord de la longue allée qui monte à Sans-Souci. Dans cette allée il n’y a qu’une vieille dame, de l’aspect le plus respectable et qui vient vers moi. À trois pas elle s’arrête, fait la révérence, exécute sur place une petite danse très curieuse, après quoi elle grimace effroyablement, puis, en colère brandit son ombrelle, insulte un « Kerl » qui n’est pas là, plonge dans une nouvelle révérence, et file à toute vitesse.

Il y aurait quelque mégalomanie à croire que les fous prussiens organisent contre moi une conspiration ? Oui, sans doute…

Voici enfin le royaume de philosophie ! La grille passée, c’est d’abord une fontaine admirable, d’où en un jet large et blanc l’eau monte à une hauteur énorme. Devant moi, la statue de Frédéric II et les six terrasses couvertes de roses et d’arbres fruitiers. À mesure que j’avance, le château avec sa rotonde, son dôme, ses larges fenêtres, se découvre peu à peu, d’une élégance simple et pleine de grâce parmi les arbres et les fleurs.

D’abord il s’appelait soit « La Vigne », soit « Lüsthaus ». Charmé par le nom de Kummer frei, que le comte de Manteuffel donnait à une petite maison de plaisance en Poméranie, Frédéric, — qui eut tant et de tels soucis, — le traduisit en français, et fit écrire en lettres d’or : Sans Souci, au front de sa demeure aimée. C’est seulement vers 1749, qu’il prend le titre de « Philosophe de Sans–Souci », lorsque déjà son âme commence de n’être plus| guère celle d’un philosophe — si toutefois elle le fut jamais.

On tourne autour du château. Une colonnade blanche s’arrondit et donne un aspect clos à tout le décor. Le bâtiment pose bien sur le sol, cela est calme et noble. En vérité, ce lieu semble fait pour qu’on y vive de contemplation sereine, détaché des vains mouvements ambitieux, le cœur tout habité par une paix profonde…

Dans le vestibule : dorures, colonnades, statues — l’une c’est, paraît-il, la Volupté ; pourquoi pas ? — tout a bonne apparence et quelque banalité. La salle des soupers illustres donne une impression de tristesse aride. On a dit là des choses merveilleuses. Les causeries duraient tard au point que, de rester debout si longtemps, les domestiques prenaient de l’enflure aux jambes. On s’amusait… Cependant, parmi les convives du roi, ceux qui obtinrent permission de le quitter ne revinrent pas, et nul, semble-t-il, ne garda aux soupers de Potsdam le souvenir nostalgique et tendre qu’un peu de bonheur laisse après soi. On s’amusait, mais on se haïssait dans ces fêtes de l’esprit, et on n’y était pas heureux. Ce n’est pas pour qu’on fût heureux que le maître débouchait son champagne et dégainait son sarcasme.

La chambre du roi est de grand aspect avec son alcôve pompeuse, où d’ailleurs il ne couchait pas, mais sur un lit de camp et avec ses levrettes. Car il aimait tendrement les chiens : cela arrive parfois à ceux qui n’aiment pas les hommes.

Dans cette chambre — d’abord — « frère Voltaire » venait à son plaisir causer, rapporter les feuilles corrigées des Mémoires de Brandebourg, dire une plaisanterie toute fraîche. Puis, — plus tard, — dans cette cheminée le roi détruisit le Docteur Akakia, ce pamphlet écrit par Voltaire contre Maupertuis. Et Voltaire, sans doute, fit rire le roi par ses bouffonneries, tout en regardant les belles flammes que faisait, en brûlant, son esprit…

Le fauteuil où mourut Frédéric est là, et cette petite pendule qu’il remontait lui-même et qui, — naturellement ! s’arrêta le 17 août 1786, à deux heures vingt de la nuit, lorsque ce grand homme, — cet étrange homme ! cessa de respirer.

La bibliothèque est exquise, tout en bois de cèdre, auquel le temps a donné une riche couleur d’ambre sombre. Des guirlandes de bronze doré courent mollement. Quelques beaux marbres qui jadis appartinrent au cardinal de Polignac brillent, blancs et doux. Le plafond est peint par Pesne, auquel Frédéric adressait une épître qui commence ainsi :

Quel spectacle étonnant vient de frapper mes yeux !
Cher Pesne ton pinceau te met au rang des dieux.

« Ce Pesne, dit Voltaire est un homme qu’il ne regarde pas. Cependant, c’est le cher Pesne, et c’est un dieu… Peut-être dans tout ce qu’il écrit son esprit seul le conduit et le cœur est bien loin. » — Peut-être, en effet, bon Votaire !

Dans les armoires de la bibliothèque, rien que des livres français. Frédéric II a tout méprisé sur terre, hors la littérature française. Il méprisait le triste Louis XV, pour cent raisons honnêtes, et pour cette raison plus forte que les cent autres : Louis XV aimait trop les femmes, — et d’ailleurs, on aurait pu répondre à Frédéric, que tout bien vu, il vaut mieux les trop aimer, que pas assez. — Il méprisait les mœurs, le caractère et les soldats de France, mais la littérature il la subissait. Cet homme si intelligent, ne parvint pas à comprendre qu’une littérature n’est pas un produit accidentel, mais bien le résultat du sang, des peines, des enthousiasmes, des défauts et des vertus de tout un peuple qui n’écrit pas, mais vit en silence sa vie profonde, et qu’admirer cette littérature et mépriser ce peuple, eh bien, c’est avoir la vue courte. Il a cru qu’en invitant de beaux esprits à souper, il transplanterait chez lui le génie de France et s’en rendrait maître comme il l’était de ses régiments. Il s’est pris aussi pour un poète français. Ce monarque qui croyait à un très petit nombre de choses, choisissait curieusement les objets de sa certitude.

On regarde le joli salon où il flânait un peu après le repas, puis on arrive dans la chambre de Voltaire. Parmi les rinceaux, les fleurs, les arabesques sculptées au mur, des bêtes volent et grimpent, des singes entre autres. Le guide les désigne, et, avec un sourire malin : « Voltaire, aussi, était un singe », dit-il. Lui a-t-on conseillé cette citation du grand Frédéric ?

J’aimerais à rester là des heures, faisant et refaisant le chemin entre cette chambre et celle du roi, m’arrêtant à regarder par les larges fenêtres le beau jardin quiet, et tout le décor paisible de l’illustre brouille.

Qui eut les plus grands torts dans cette affaire où personne n’eut raison ?

Le xviiie siècle est plein de ces fâcheries tumultueuses dont les héros prennent l’Europe à témoin. Les gens de cette époque avaient les nerfs à fleur de peau. Peut-être la caféine dont ils n’avaient pas encore l’habitude les rendait-elle irritables. Ils l’étaient à coup sûr, et aucun d’eux plus que Frédéric et Voltaire.

Mais pour ceux-ci, la nervosité seule n’aurait pas suffi à les brouiller si gravement. Ils se sont touchés et blessés plus profond que la surface.

Voltaire se conduisit fort mal… Mais Frédéric ?…

Frédéric est un puissant caractère. Les forces de résistance sont portées chez lui à un degré surhumain. Personne n’eut la volonté plus inflexible. Dans l’épreuve, il est merveilleux. Quand tout semble perdu, il n’a pas de faiblesse désespérée, mais de la colère. À vrai dire, il porte sur lui un poison foudroyant, et en une heure atroce parle de se tuer. Mais il sait bien qu’il ne se tuera pas. Presque écrasé, le sol se dérobant sous ses pieds, « demi-Mithridate et demi-Trissotin », il fait de mauvais vers, comme il en ferait, tranquille, dans sa jolie bibliothèque. Et lorsque Voltaire, ému malgré ses rancœurs, lui adresse une lettre — un peu déclamatoire, pour le supplier de vivre, il écrit à la margrave de Bayreuth : « J’ai ri des exhortations du patriarche Voltaire. » Il a raison de rire, et le « patriarche » est un peu simple d’imaginer qu’un Frédéric se tue. Il connaît trop son destin, sa force, sa volonté.

Il est indiscutablement grand, et à sa manière, qui ne ressemble à nulle autre ; car il a bâti son œuvre tout seul. Il porte un fardeau sans exemple. Affaires intérieures, extérieures, il fait lui-même, jusqu’aux plus petites choses. Il est son propre trésorier. Il est le général, l’armée : celui qui veut ! Trop méfiant des hommes pour déléguer à aucun la moindre parcelle de son autorité, il est seul responsable de sa grandeur.

Du fond de son petit royaume, cet amateur exclusivement dévoué aux lettres françaises, et qui croyait « qu’un bel esprit allemand était un être absolument imaginaire », révèle l’Allemagne à elle-même et la délivre. Avec Luther, c’est sans doute l’âme la plus activement allemande que l’Allemagne ait produite. On ne peut qu’admirer le grand homme. Puis, quand on a fini, on regarde l’homme, et c’est tout une autre affaire.

Les souffrances de sa jeunesse avaient durci son cœur et déformé son caractère, admet-on généralement. Il souffrit beaucoup, c’est vrai. Cet artiste, ce poète, ce musicien délicat, tendu passionnément vers les joies raffinées de l’esprit, et à qui « le militaire » n’inspirait qu’aversion, vit ses goûts contrariés et de quelle sorte ! Le demi-fou qu’il avait pour père le traitait avec une brutalité sauvage, lui cassait sa flûte sur la tête, lui donnait des coups de canne, interdisait qu’il pensât, respirât, vécût. Lorsque, las des tortures et des humiliations, il voulut se sauver, on le mit en prison ; l’ami qui devait aider sa fuite fut exécuté sous ses yeux ; lui-même dut croire que sa désertion avortée serait punie de mort. Le résultat d’une jeunesse si douloureuse c’est qu’à peine est-il libre et roi, il commence de ressembler au père odieux et haï qui l’a tant fait souffrir. Ce flûtiste qu’on excédait en voulant lui enseigner les choses de la guerre, prend la plus ardente passion pour ses soldats ; l’avarice a pesé sur lui intolérablement : il est avare ; il a étouffé sous le despotisme : il est despote ; la cruauté de Frédéric-Guillaume lui a cent fois déchiré le cœur : il est cruel. Sans doute il ne roue pas de coups ses sujets lorsqu’il les rencontre dans la rue, comme faisait son agréable père ; mais il humilie, il dégrade, il taquine avec férocité et jusqu’au sang, il aime la vue de la souffrance et de la honte. S’il eut ce cœur vénéneux, ce n’est nullement parce que son père l’a beaucoup tourmenté, mais parce qu’il ressemblait beaucoup à son père.

Il n’a aimé ni cet affreux père, ni sa sotte mère, ni sa femme, ni aucun de ceux qu’il nomma ses amis. Il aimait sa sœur, la margrave de Bayreuth ? N’en croyons rien. Cette fine personne, dont les grâces intellectuelles accusent plutôt qu’elles ne cachent la sécheresse, nous renseigne là-dessus. Frédéric parut lui être attaché tout le temps qu’ensemble ils furent martyrisés. Mais lorsqu’il revint à la cour, après la captivité et l’exil qui suivirent sa tentative d’évasion, il était refermé, refroidi, Et dans les Mémoires de la spirituelle margrave, sous le respect, l’admiration qu’elle témoigne pour lui, on trouve constamment la trace d’une secrète amertume. Peut-être Frédéric l’a-t-il un peu plus estimée que le reste des créatures, mais aimée, non. Il n’a rien aimé. Détourné des passions normales qui attendrissent, il n’est à l’aise que dans le mépris. Mépris, méfiance, orgueil, volonté, il n’y a rien d’autre dans ce cœur inhumain.

Si, pourtant, et cela l’achève, il y a : l’homme de lettres avec ses vanités, ses susceptibilités, ses jalousies, sa mauvaise foi et, par-dessus tout, son appétit de la réputation immédiate. Il a dit, au sujet de l’envahissement de la Silésie – la première de ses mauvaises actions politiques, qui devaient si bien tourner — : « L’ambition, l’intérêt, le désir de faire parler de moi l’emportèrent, et la guerre fut résolue. » Puis ailleurs, il avoue encore : « La satisfaction de voir mon nom dans les gazettes, et ensuite dans l’histoire. » Il pense aux gazettes ! Et ce n’est pas seulement comme général victorieux qu’il tient à y paraître. Le rimailleur aussi voudrait sa belle place. À propos d’un pamphlet où Frédéric l’injuriait assez grossièrement, Voltaire écrit : « Il a fait de la prose pour le plaisir d’en faire, mais il y entre un plaisir bien moins philosophique, celui de me mortifier ; c’est être bien auteur ! » Auteur ! Combien il l’était, et petitement, ce grand homme !

Il savait plaire. La force et l’étendue de sa pensée, cette énergie, ce vouloir infatigable, les « cent cinquante mille moustaches » aussi qu’il avait sous ses ordres, lui composaient un personnage magnifique. Avec cela, il daignait avoir beaucoup d’esprit et goûter celui des autres. Non plus roi, mais « philosophe », il provoquait la familiarité. Comment n’être pas séduit ? On l’était. Et, le charme subi, la griffe tranchante se rencontrait soudain. Aux heures de cordialité parfaite, les convives des éblouissants soupers pouvaient, chacun à sa façon, penser comme le pauvre Voltaire : « Celui qui tombait du haut d’un clocher et qui, se trouvant fort mollement dans l’air, disait : « Bon, pourvu que cela dure ! » me ressemblait assez. »

On restait peu dans la plaisante mollesse de l’air, le maître vous jetait vite sur le sol rude et blessant. Sa cruauté de vieille fille méchante a infligé les moqueries douloureuses, les humiliations, les mauvais tours à des gens qui n’étaient pas comme Voltaire : agités, indiscrets, brouillons, déraisonnables et irritants. Autour de Frédéric, tout le monde aspire à la liberté. Darget, le secrétaire, d’humeur docile pourtant, n’en peut plus, à la fin il prétexte ses infirmités, s’enfuit, ne revient pas. Chasot, qui, à Molwitz, a sauvé la vie du roi et ensuite expérimenté toutes les manières outrageantes que sait prendre son avarice, aussitôt qu’il peut rentrer en France, d’où un duel malheureux l’avait chassé, part le cœur gros de rancunes. D’Alembert est venu, a vu, s’en est retourné, nulle promesse n’a pu le retenir. Le souple Vénitien Algarotti emploie son habileté pliante et souriante à se ménager de perpétuelles retraites. La Mettrie, cet excentrique blasphémateur, est là seulement parce que, chez lui, en France, on l’arrêterait. Au moment où il meurt d’indigestion pour avoir englouti tout un pâté d’aigle, il suppliait Voltaire de le rapatrier : « Tout lecteur qu’il est du roi de Prusse, il brûle de retourner en France. Cet homme si gai, et qui passe pour rire de tout, pleure quelquefois comme un enfant d’être ici… En vérité, il ne faut jurer de rien sur l’apparence. La Mettrie, dans ses préfaces, vante son extrême félicité d’être auprès d’un grand roi, qui lui lit quelquefois ses vers, et, en secret, il pleure avec moi. Il voudrait s’en retourner à pied. » Le marquis d’Argens, cet aventureux de talent et de vive imagination auquel le tour irréligieux de ses écrits rend aussi le pays natal inhabitable, a été attiré par Frédéric, car toute personne suspecte d’impiété l’intéresse. Frédéric lui a promis une pension, une maison, des merveilles. La pension ne vient pas. D’Argens, modestement, la réclame, Frédéric allègue des difficultés financières. Les mois passent. D’Argens implore de nouveau. On le rassure. Mais point de monnaie. Le roi se divertit de sa mine. Enfin, il donne pension et maison. Le marquis, enchanté, reconnaissant, tout ému de tendresse, court dès l’aube voir sa nouvelle demeure. Il visite et trouve le salon décoré de peintures qui le représentent et fort ressemblant, dans toutes les circonstances pénibles ou ridicules de son existence : ici son père le déshérite, là il fuit le champ de bataille ; ailleurs des chirurgiens lui font une opération qui prête à rire. D’Argens n’est plus si content. Il ne l’est pas davantage quand Frédéric exaspère jusqu’aux pires angoisses sa peur de la mort, et tire de ses nombreuses manies des moyens de le torturer. Mais, heureusement pour lui, d’Argens a une femme qu’il aime, une existence à soi, il peut résister. Il n’en va pas de même pour le malheureux Pollnitz qui a, sans succès, essayé de tous les pays de toutes les cours, changé de religion nombre de fois, tout tenté, tout manqué, et jusqu’à sa mort, reste à Potsdam faute de savoir où aller. Pollnitz, d’ailleurs, est une manière de legs du roi sergent. La fumée de tabac lui fait mal au cœur : il a subi les « tabagies » de Frédéric-Guillaume qu’il amusait. Il amuse aussi Frédéric II dont les moqueries féroces lui font peut-être plus mal au cœur que le tabac. Pollnitz est le souffre-douleur. Il endure ce que les autres, n’endureraient pas. Et lorsque disparait ce familier, ce compagnon mêlé à ses souvenirs et à l’intimité de sa vie, Frédéric écrit : « Le vieux Pollnitz est mort comme il a vécu, c’est-à-dire en friponnant à la veille de son décès. Personne ne le regrettera… que ses créanciers. »

Tous les amis de ce grand prussien n’ont pas eu les torts de Voltaire pourtant…

Jamais Frédéric II n’aima vraiment Voltaire, non pas même lorsque, prince royal, il lui adressait des lettres si tendres. Il l’admirait, certes. Mais, entre contemporains, si l’admiration, pour extrême qu’elle soit, reste dans l’esprit et n’entre pas jusqu’au cœur, il est difficile qu’une nuance d’envie ne s’y mêle pas. Une grande admiration qui ne crée aucun amour, cherche des revanches. On croit deviner quelque chose de cela chez Frédéric, même à l’époque où il traite Voltaire de « Virgile français » et non de bélître, de drôle, de fripon — de bien mieux encore comme il fit après les tours pendables, les malices retorses, les audacieuses désobéissances. Le meilleur de Voltaire, Frédéric ne le connut pas, et, ne s’en souciait guère, mais tout de suite il connut le pire, en joua et, d’abord, y prit son amusement. Ce dut lui être un subtil plaisir, de dénigrer à part lui le flagorneur, le vaniteux qui aimait l’argent, avait de piteuses faiblesses… et qui écrivait de si merveilleuse façon. Cependant, — les durs réalistes cèdent parfois à la chimère, — cependant il a dû croire qu’il parviendrait à domestiquer un individu d’apparence si flexible, si facilement pris à l’éloge, plus facile encore à effrayer. Dans toute l’aventure, Frédéric n’apporta que cette seule illusion, faite de confiance en lui-même, en sa volonté irrésistible, et de mépris.

Ayant promis de venir à Berlin, Voltaire différait son départ. Il avait demandé l’argent du voyage. On lui accorde de l’argent. À vrai dire, moins qu’il n’en eût souhaité, mais pour compensation, le roi ajoute des vers de sa fabrique, mi-flatteurs, mi-injurieux, où il se compare à Jupiter et l’autre à Danaé. Tout cela est bien pour séduire ? Voltaire hésite ! Son « ange » d’Argental, et sa nièce tâchent de le retenir par des pronostics alarmants. Lui-même, à la minute de s’exiler, éprouve sans doute quelque anxiété, un pressentiment peut-être. Pour le décider, Frédéric, impatient, use d’un moyen qui jette, il me semble, une lueur définitive sur sa « tendresse » pour le sublime vieux diablotin.

Voltaire lui a recommandé un jeune homme de lettres assez médiocre, Baculard d’Arnaud. Ce garçon, d’abord chargé d’écrire au roi les nouvelles littéraires de Paris, plaît ; Frédéric l’appelle à Berlin. D’Arnaud arrive, et dans le temps que Voltaire s’attarde, il adresse au roi une épître pour le remercier du bon accueil. Frédéric riposte aussitôt ces gens ne pouvaient remuer qu’ils ne se jetassent l’un l’autre, des vers à la tête. Dans sa réponse, faisant allusion à ce Voltaire qu’il aimait si chèrement, qu’il admirait si fort, le roi dit :

L’Apollon de la France
S’achemine à sa décadence,
Venez briller à votre tour.
Élevez-vous s’il baisse encore.
Ainsi le couchant d’un beau jour
Promet une plus belle aurore.

Frédéric fit en sorte que sa délicate pièce de poésie tombât sous les yeux de Voltaire, qui était alors souffrant et couché. À peine a-t-il lu, il se jette hors du lit au comble de la rage, tempête, dit cent folies, et que Frédéric se vante à tort de savoir gouverner son royaume. En chemise, il court par la chambre… et fixe irrévocablement le jour de son départ.

Admirons que le roi de Prusse ait si bien connu son homme, mais ne pensons pas qu’il eut pour lui ni amour ni respect.

Et quant à Voltaire ?… « Le roi faisait semblant de m’aimer, je crus moi aussi que je l’aimais », dit-il dans ses Mémoires. Il ne se trompait pas. Il a vraiment aimé Frédéric.

Quelle que fût l’audacieuse liberté de son esprit, ce qu’il y avait en lui d’imaginatif et de sensible acceptait les rois pour des personnages très différents des autres. Il les flattait avec une volupté particulière. Leurs éloges lui montaient à la tête. Et voici un roi que son génie, ses victoires mettent à part, très haut, et qui tient l’intelligence et le talent pour les valeurs suprêmes, et qui, avec des câlineries, des louanges violentes, s’adresse à lui Voltaire comme au représentant le plus parfait de l’art et de la pensée, veut être son élève, son ami. Un roi, — répète-t-il à satiété, lorsque meurtri et furieux il énumère les motifs de sa confiance et de son affection déçues, – un roi qui fait des vers français !… Il est touché dans son orgueil, dans son cœur aussi. Touché de telle sorte que jusqu’à la fin, et lorsque « Marc Aurèle » devient « le tyran Denys », il lui gardera ce frémissant intérêt, rageur, amer et secrètement attendri, qui dure encore après le véritable amour.

Il s’est mal comporté, sans doute. Mais pour apprécier ses actes avec justice, il faut se rappeler constamment que ce féroce railleur, cet homme dont l’esprit prodigieux pénètre d’une pointe si aiguë, ce satanique Voltaire a été, du commencement à la fin : un enfant.

Il joue des tours d’écolier inventif et irréfléchi, cède à l’impulsion comme un gamin qui n’a pas encore appris la contrainte. Dans les pires roueries, il rappelle ces petits qui s’imaginent que nul ne les voit dès qu’ils ferment les yeux. Les enfants ont une peur atroce de l’ombre où il n’y a rien, et se précipitent tête basse dans les dangers réels. Ainsi fait-il. Et il ment à leur manière, et pour les mêmes raisons.

Lorsque l’enfant s’obstine à nier une faute, il a le vague espoir qu’à la fin ce sera comme s’il ne l’avait pas commise. C’est qu’il croit aux paroles, à celles qu’on lui dit, à celles qu’il dit, et leur attribue une action transformatrice. Il ment pour qu’on ne sache pas ce qu’il a fait ? certes, et aussi : pour que tout soit changé.

Ce don de traiter la vie comme un jeu, cette confiance puérile en la force des mots, promptement détruits chez la plupart des êtres, persistent chez le verbal. Pour lui, rien de ce qui n’est pas encore formulé n’existe véritablement ; mais tout ce qui l’est contient une parcelle de réalité, une énergie active. Voltaire, ce maître des formules, est avant tout un verbal. Quand il nie l’évidence, il a le sentiment que l’affaire va prendre une autre figure, devenir autre chose, car les mots ont le pouvoir de métamorphose. Et, alors, toute la vie lui apparaît un jeu dont, à son plaisir, il peut modifier la forme et l’intention. Il joue avec les plus graves sujets, avec l’image de sa propre mort, avec ses colères furieuses, ses haines. Il sent qu’il en dispose, qu’il lui suffirait d’y mettre des mots différents pour que cela devînt différent. Il joue ! Ses mauvaises actions gardent un caractère de farce, aucune n’a l’importance morale qu’ont les actes des hommes. Ses méchancetés ? Jeu encore ! Quand Frédéric taquine cruellement, il regarde sa victime et savoure la souffrance infligée. Voltaire regarde sa plaisanterie, c’est elle qui l’exalte et l’enivre.

Les petits bonhommes qui mettent le feu, parce que voir flamber des allumettes leur donne un vif plaisir, on ne saurait les juger aussi durement que les incendiaires réfléchis dont le but est de piller la maison.

Il faut l’avouer, Voltaire a fait flamber plus d’une allumette dans ce philosophique château de Sans-Souci. Mais on ne l’y rendit pas heureux.

Ses premières lettres racontent en termes dithyrambiques les fêtes données à la margrave de Bayreuth, les splendeurs de l’Opéra, le plaisir des soupers. Il ressasse, comme pour se convaincre de leur excellence, les motifs qui l’ont fait quitter Paris. Il dit et redit que la conversation du roi et sa philosophie sont admirables, et que le roi a gagné cinq batailles, et qu’il a cent cinquante mille hommes de troupes. Avec tout cela, pas un mot ne marque qu’il ait trouvé un ami. « Si on peut répondre de quelque chose, c’est du caractère du roi de Prusse », écrit-il, avec un air de réfuter ses propres doutes plutôt que les doutes de ses amis.

Et quand la Cour de Versailles a donné permission qu’il demeure à Berlin : « On m’a cédé en bonne forme au roi de Prusse. Mon mariage est donc fait. Sera-t-il heureux ? Je n’en sais rien. Je n’ai pas pu m’empêcher de dire oui. Il fallait bien finir ce mariage après des coquetteries de tant d’années. Le cœur m’a palpité à l’autel. » Puis : « Il m’a bien juré que je ne m’en repentirais pas. »

Voltaire se repent déjà. Déjà il sent de pernicieux courants froids dans l’atmosphère. Il n’explique rien d’abord, n’articule aucun grief ; pourtant la tristesse perce parfois au travers d’une phrase rapide : « J’ai besoin de plus d’une consolation ; ce ne sont pas les rois, mais les belles-lettres qui la donnent. » Il n’a pas manqué de comprendre qu’avec tout son esprit, son immense gloire, il n’est rien qu’une marionnette aux mains du méprisant despote. Une marionnette, à vrai dire, que l’on tient pour mieux pailletée, plus amusante que nulle autre, — une marionnette cependant. Très vite il dut avoir occasion de faire les expériences qu’il résume ensuite et intitule : Dictionnaire à l’usage des rois :

«  Mon ami signifie : mon esclave. — Mon cher ami veut dire : vous m’êtes plus qu’indifférent. — Entendez par : je vous rendrai heureux : je vous souffrirai tant que j’aurai besoin de vous. — Soupez avec moi ce soir signifie : je me moquerai de vous ce soir. »

Appeler Voltaire à Berlin pour se moquer de lui, ce n’était pas une entreprise de bon sens, et qui pût tourner à la satisfaction générale. Malgré sa poltronnerie, son goût de l’argent, sa vanité, Voltaire n’est pas un Pollnitz, un La Mettrie, ni même un d’Argens. Le roi s’aperçut que cet « esclave » pouvait secouer la chaîne, et que, fût-on le Grand Frédéric, on n’est pas si aisément le maître de Voltaire. Voltaire a prouvé au Salomon du Nord que sa volonté, ses ordres, sa colère, tout cela quelquefois était vain. Et malgré les moyens fâcheux qu’employa « le drôle, le bélître, le faquin » pour réussir une telle démonstration, eh bien, on est content qu’il l’ait réussie.

Voltaire est en Prusse depuis très peu de temps lorsqu’un seigneur de la cour perd sa femme, et aussitôt le roi écrit au veuf une lettre de consolation si tendre, que chacun en est touché. Le même jour, ce même roi fait une épigramme atroce sur la morte. Et Voltaire en a l’âme toute troublée. – Je vous le dis, il croit aux paroles, ce naïf ! Puis c’est La Mettrie qui vient lui raconter que, comme ils causaient ensemble des grandes faveurs accordées à Voltaire, le roi de Prusse a dit : « J’aurai besoin de lui encore un an tout au plus. On presse l’orange, on jette l’écorce. » À ce coup, Voltaire est éperdu de chagrin. Frédéric a-t-il vraiment dit ce mot affreux ? Il voudrait être sûr, obtenir des précisions. Mais à ce moment même, La Mettrie s’avise de manger son pâté d’aigle. Il meurt et Voltaire garde ses angoisses. Il veut douter pourtant. Et nous, nous sommes sûrs que Frédéric a dit cette phrase si pareille à son cœur, car nous avons lu ce qu’il écrivait à un familier après on ne sait quelle frasque de son remuant commensal : « Je ne ferai semblant de rien car j’ai besoin de lui pour l’étude et l’élocution du français. On peut apprendre de bonnes choses, même d’un scélérat. Je veux savoir son français, que m’importe sa morale. » Toute gracieuse amitié !… D’ailleurs, Frédéric commet là, j’imagine, deux erreurs : l’une c’est de croire qu’il apprendra « le français » de Voltaire, et l’autre de se figurer qu’il ne « fait semblant de rien » lorsqu’on lui déplaît. Voltaire a payé toutes ses folies — peut-être même avant de les avoir menées à bien. Il a goûté le mépris mal caché sous la louange, et l’amertume de la raillerie sans tendresse. Il se plaint à voix basse, d’abord, et mi-souriant : « À la bonne heure, qu’un roi fasse des épigrammes contre les rois, cela peut même aller jusqu’aux ministres, mais il ne devrait pas grêler sur le persil ! » Et puis il se lasse. La vocation manquait pour qu’il servît de cible et y trouvât son agrément : « Il faut se consoler, s’il est vrai que les grands aiment les petits dont ils se moquent ; mais aussi, s’ils s’en moquent et ne les aiment point, que faire ? Se moquer d’eux à son tour, tout doucement, et les quitter de même. »

Frédéric taquine et de façon peu royale. Il est entendu qu’il doit défrayer Voltaire de toutes choses. Il donne ordre qu’on rogne sur les quantités de chocolat et de café fournies à son hôte. Voltaire se plaint sans discrétion. Le roi promet de veiller à ce qu’on le satisfasse. Mais point, le café et le chocolat continuent d’être rares, seulement ils sont beaucoup plus mauvais. Voltaire s’agite, proteste. Et Frédéric ravi lui conseille d’appeler la philosophie à son secours. N’avoir point assez de chocolat, et qu’il soit détestable, qu’importe cela à un penseur ! Voltaire juge que cela importe fort, il se venge en chipant des bougies dans les appartements de Potsdam. Ce gamin et ce roi ne pouvaient jouer longtemps qu’ils ne se fissent mal.

Mais Voltaire risque bien d’autres imprudences qu’emprunter des bougies qu’il néglige de rendre ! D’abord il demande qu’on renvoie ce Baculard d’Arnaud, qui devait succéder à sa gloire et même la faire oublier. Frédéric consent — il ne sait pas encore à fond le français de Voltaire. Mais il est mécontent et se souviendra. Puis c’est une démarche indiscrète chez un ambassadeur. Voltaire a eu toute sa vie un goût malheureux pour les négociations, les intrigues politiques. Il cherche à satisfaire cette manie en se mêlant de ce qui ne le regarde pas. Il est repris de belle façon, comme on peut bien croire. Puis il invente de spéculer sur les billets de la banque de Saxe. Ces billets, tombés fort au-dessous de leur valeur nominale, étaient remboursés intégralement aux sujets prussiens. Nombre de gens en achetaient à vil prix et, au moyen d’un intermédiaire, se les faisaient payer à Dresde. Frédéric avait sévèrement interdit cet agiotage dans ses États. Tant pis, Voltaire va en essayer. Il trouve l’intermédiaire, ou peut-être celui-ci le trouve, on ne sait trop ; enfin, il donne commission pour un gros achat. Ensuite il aperçoit soudain les conséquences d’une telle action. La peur le prend. Il annule l’ordre. Mais son agent ne veut rien entendre, fait du bruit. Voltaire nie tout, avoue tout, poursuit son homme, en est poursuivi, gagne enfin son procès, non sans avoir gratté sur un papier certains mots qu’il remplace par d’autres, non sans avoir, il y a tout lieu de le craindre, prêté une manière de faux serment. L’Europe entière rit de l’aventure. Et Frédéric est dans une grande rage, et la témoigne avec brutalité. Il a quelque droit de n’être pas bien satisfait. Cependant… La moralité de l’époque n’est pas telle que tout cela doive faire tant d’horreur, et, pour celle de Frédéric en particulier, on ne voit pas qu’elle l’autorisât à s’indigner de rien. Si Voltaire était son ami, il se devait à lui-même d’étouffer le scandale, de le tirer de là, et de lui pardonner ses sottises. Et si Voltaire n’était pas son ami, si la délicatesse exquise de Frédéric et sa pureté d’hermine restaient offensées irréparablement, il ne fallait pas garder auprès de soi cet homme détestable… Mais les leçons de français ? Évidemment ! Il le garde et l’insulte, le traite comme un laquais, l’humilie. Il est furieux, parce qu’on a méconnu son autorité, puis à la fin sans doute il est satisfait de tenir l’autre sous sa botte.

On regrette que Voltaire ait fait toutes ces vilaines choses. Mais cela ne conduit nullement à trouver jolies celles que fait Frédéric.

Enfin, c’est l’histoire de Maupertuis.

Maupertuis jalouse Voltaire et ne l’aime point. Voltaire ne jalouse pas précisément Maupertuis, mais il l’a en horreur, sachant quels mauvais offices l’autre lui rend auprès du maître. Aussi, quand survient une bruyante querelle scientifique entre Maupertuis et le mathématicien Kœnig, Voltaire se hâte-t-il de prendre parti pour Kœnig. Il publie — anonymement, une lettre qui résume l’affaire et donne tous les torts à Maupertuis. Du reste, si on lui parle de cette dispute, il refuse de donner son opinion. Il ne peut juger, car il ne connaît pas ce dont il s’agit ; il travaille dans son coin, sans s’occuper de tout cela, n’en sait rien, rien du tout, et n’y prend aucun intérêt… Singulière folie d’espérer que Frédéric n’apprendrait pas qui avait écrit la lettre ! Mais Voltaire désirait-il vraiment que Frédéric ne l’apprît pas ? Quoi qu’il en soit, Frédéric est vite au courant. Il n’a pas un grand goût pour Maupertuis. Mais il l’a fait président de son Académie, c’est une chose à lui. Voltaire qui, il commence de le sentir, n’est pas une chose à lui, l’atteint dans son autorité. Alors, sans signer, lui non plus, il publie une lettre où, avec des hardiesses toutes royales, il compare Maupertuis à Homère. Et par exemple, il remarque entre eux cette analogie : les villes de Grèce se contestaient l’honneur d’avoir vu naître le dieu de poésie, et pour Maupertuis : « Les villes de Berlin et de Saint-Malo se disputent laquelle est sa véritable patrie. »

Quant à Voltaire, Frédéric le définit tout net :

« Ce faiseur de libelles sans génie, cet ennemi méprisable d’un homme d’un rare mérite. » Puis, afin qu’on ait une idée exacte sur le talent de Voltaire, il stigmatise énergiquement : « la grossièreté plate de son pamphlet, sa frivolité, sa scélératesse et son ignorance ». — Ce roi était plus grand sur les champs de bataille que dans la critique littéraire.

Frédéric sait que la lettre est de Voltaire, Voltaire est vite informé que la réponse est de Frédéric. Et comment ne le serait-il pas, quand la seconde édition de l’injurieuse riposte paraît avec les armes royales sur sa première page. Cependant tous deux feignent l’ignorance : on continue de souper ensemble le plus gaiement qu’on peut. Mais ce sont, dit Voltaire, « des soupers de Damoclès ». On se connaît, nulle illusion ne demeure.

Voltaire sent tous les périls de la situation. Va-t-il user de prudence, se faire petit, se tenir tranquille ? Ah ! non.

Maupertuis s’avise de publier un ouvrage très absurde où il propose de faire sauter une des pyramides, de creuser un trou qui aille jusqu’au centre de la terre, de disséquer le cerveau de personnes vivantes, etc. Ce livre jette Voltaire dans une sorte de frénésie. Il faut qu’il réponde, qu’il couvre son ennemi d’un ridicule immortel. Les plaisanteries bouillonnent dans sa tête. Pourra-t-il y tenir ? Il n’y tient pas et écrit la diatribe du docteur Akakia. Mais comment l’imprimer ? il faut obtenir un privilège du roi. Le roi vient de montrer comment il protège Maupertuis. Voltaire saigne encore d’une rude égratignure. Tant pis ! Il déclare qu’il veut publier la défense de Bolingbroke et de la libre-pensée, le roi accorde le privilège. Cette fois, c’est Voltaire qui se moque de lui, à son nez, avec une audace merveilleuse. La diatribe paraît. Il ne servait de rien qu’elle ne fût pas signée. Tout le public devait aux premières lignes nommer l’auteur. Et sans doute Voltaire eût-il été fort marri qu’on attribuât à quelque autre ce chef-d’œuvre de raillerie. Pour un homme en demi disgrâce et qui sentait à son épaule la terrible main de Frédéric, c’était là, sans doute, une dangereuse imprudence. Surtout, c’était une bonne farce, et si drôle que, il dut l’espérer, le roi finirait par en rire. D’ailleurs, il n’eut pas complètement tort. Frédéric, après avoir tiré de lui les plus énergiques dénégations, et ensuite un aveu, fait saisir l’édition, la brûle lui-même et en présence de Voltaire, dans la belle chambre où bien plus tard, il mourut. Mais avant de brûler, il lit, et, comme Voltaire y comptait, rit de voir le cher Maupertuis tourné, retourné, roulé dans un ridicule si merveilleux. Seulement, de rire, cela ne désarme pas Frédéric. Non plus que de voir brûler son livre n’assagit Voltaire.

Il a juré au roi qu’il ne ferait pas réimprimer Akakia. Les cendres de la première édition ne sont pas refroidies qu’une seconde court dans Berlin pour l’extrême joie du public… Pauvre Grand Frédéric, despote irrésistible, dont la volonté brisait tout, avoir rencontré Voltaire sur son chemin, quelle aventure !

Cette fois, il fut féroce. Ce n’est pas dans son élégante cheminée de marbre que brûle Akakia, c’est sur les places publiques, et notamment en face de la maison où Voltaire s’est retiré. Ce n’est pas la main royale qui lance la diatribe aux flammes, c’est la main du bourreau. Vous croyez que par ce rude châtiment, Frédéric apprend au monde qu’il rejette son indigne ami ? Mais pas du tout !

Voltaire renvoie sa clef de chambellan, sa croix, le titre de sa pension avec le quatrain que l’on sait :


Je les reçus avec tendresse,
Je vous les rends avec douleur.
C’est ainsi qu’un amant dans son extrême ardeur
Rend le portrait de sa maîtresse.

Frédéric lui fait sur-le-champ rapporter « les grelots et la marotte » et presque aussitôt l’invite à souper. Il veut malgré tout — et d’autant plus — garder le « scélérat » qui l’amuse. S’il avait une seule minute aimé, estimé Voltaire, se jugeant offensé par lui dans son orgueil, déçu dans son affection, il le jetait à la porte. Il n’est pas déçu, rien aux profondeurs de lui n’a changé. Il n’a perdu ni son amitié, car jamais il n’eut d’amitié, ni son respect, car jamais il n’eut de respect. Voltaire l’a bravé, mais il a humilié Voltaire. Il a pris soin de nous dire que c’est « un singe qu’on doit mépriser après l’avoir fouetté ». Un singe dont les tours ne laissent pas d’être divertissants, un singe dont on n’a plus rien à craindre lorsqu’on l’a bien battu, épouvanté, et dont alors la drôlerie et l’abaissement donneront de rares joies à son excellent maître. Que dans sa colère, Frédéric n’ait pas mis Voltaire hors de chez lui, cela montre assez quels ont été toujours ses sentiments pour le singe, et quoi que Voltaire ait pu commettre, cela prouve qu’il fut la dupe de ce marché.

Lui, il voulait partir à toute force. Il demande assez longtemps la permission d’aller aux eaux de Plombières : on lui propose celles de Glatz. Il rêve d’évasions romanesques, et, par exemple, de se faire conduire hors du royaume caché dans une voiture de foin. Il en a assez et bien plus qu’assez du roi si amoureux de l’intelligence et qui promettait d’oublier qu’il était roi. Un peu avant la fin de la comédie, il écrivait : « Tout ce que j’ai vu est-il possible ? Se plaire à mettre mal ensemble ceux qui vivent ensemble avec lui. Dire à un homme les choses les plus tendres, et écrire contre lui des brochures, et quelles brochures ! Arracher un homme à sa patrie par les promesses les plus sacrées, et le maltraiter avec la malice la plus noire ! Que de contradictions ! Et c’est là l’homme qui m’écrivait tant de choses philosophiques, et que j’ai cru un philosophe, et que j’ai appelé le Salomon du Nord… Vous êtes philosophe, disait-il et je le suis aussi. Ma foi, Sire, nous ne le sommes ni l’un ni l’autre. »

On sent assez que, sur ce dernier point, il avait raison.

Ses demandes aboutissent enfin. Avec la grossièreté injurieuse dont il avait comme peu d’autres le secret, Frédéric lui permet de partir. Mais on se revoit encore et d’un air tout réconcilié. Voltaire revient à Sans-Souci, passe près d’une semaine dans cette claire chambre aux panneaux sculptés.

Sans doute, il regardait aux allées du jardin noble et calme, la bande moqueuse des illusions, des espoirs trahis passer et disparaître. Pendant les derniers jours qu’il vécut là, avant de partir pour l’inconnu, le vieil homme, bafoué, humilié, déçu, avait-il le cœur gai ? Combien on voudrait être sûr qu’il songeait seulement aux plaisanteries qu’il allait ajouter à son Akakia ! Mais on n’en est pas sûr, et la jolie chambre laisse une impression mélancolique.

Cependant, il s’entretient avec le roi en de longs et joyeux tête-à-tête. Frédéric espère encore le retenir. L’orange n’était pas complètement pressée ; d’ailleurs, c’est la sorte d’orange où jusqu’au bout il reste des gouttes délicieuses. Mais la résolution de Voltaire demeure ferme. Le jour du départ arrive. Il va saluer le roi qui passe la revue de ses troupes. — La veille ils avaient ensemble causé, ri, pendant des heures : — « Monsieur, je vous souhaite un bon voyage », dit Frédéric, puis il tourne le dos. C’est tout.

Pourtant un peu plus tard, le roi philosophe, ajouta quelque chose à cet adieu si bref. On se rappelle l’arrestation de Francfort, les mauvais traitements que, sur son ordre, Voltaire endura. Le prétexte, c’était de lui faire rendre la clef de chambellan — qu’on a refusée lorsqu’il la renvoyait — et aussi le Palladium, un ouvrage obscène et satirique dû à la verve royale, et dont Frédéric le soupçonnait de vouloir mésuser. Voltaire pouvait, n’est-ce pas, faire lire le Palladium ou bien pis encore, volant ces vers miraculeux les publier en disant que lui, Voltaire, les avait écrits… — Quel fou ce Frédéric ! Mais il n’était pas un impulsif, et ses farces paraissent toutes singulièrement raisonnées. Il sait ce qu’il fait, et si la basse laideur d’une telle vengeance l’assouvit, il comprend qu’il en doit garder pour lui seul le méchant plaisir, et commande à son ambassadeur de dire hautement par tout Versailles qu’il n’a aucune part à cette arrestation : c’est une faute de ses agents. — Les agents il est vrai, reçoivent ensuite de lui les félicitations que mérite la parfaite exécution d’un ordre. Le grand Frédéric mentait tout comme Voltaire, mais moins drôlement.

Au retour de Sans-Souci et avant de quitter Potsdam, je vais voir l’église de la garnison. Une petite église froide, sèche, faite pour que des soldats entrent, s’agenouillent, se relèvent, sortent au commandement. Ce n’est point un lieu de prière, plutôt : un symbole de la discipline.

On ouvre une chapelle voûtée, basse, dallée de marbre noir et blanc. Des ampoules électriques jettent une lumière brusque. Il n’y a pas un ornement, rien, que deux cercueils posés à terre : celui de Frédéric-Guillaume, celui de Frédéric II.

Ainsi la mort a-t-elle rapproché ces deux hommes qui se sont tant haïs et tant servis : l’un fournissant les moyens de la gloire, l’autre, rendant la gloire.

Cette tombe ne garde aucun souvenir de Frédéric homme de lettres et bel esprit. L’église toute militaire ignore qu’il écrivit des vers et joua de la flûte. Mais si cette orgueilleuse sobriété ne fait aucune allusion au rimailleur elle parle très haut du grand homme si dur… et si fort.

La gardienne qui montre l’église récite : « Lorsque l’empereur Napoléon vint à Potsdam, il voulut voir le cercueil du grand Frédéric. On le lui montra et il dit : « Si celui-là vivait, je ne serais pas ici. »

Comme elle achève, un souvenir me revient… Après Rosbach, Frédéric voulut marquer sa persistante sympathie pour la France. Il fit recueillir nos blessés, ordonna que l’on en prît soin, invita à sa table les officiers français. Et voici par quelle parole il les accueillit : « Excusez-moi, messieurs, je ne vous attendais pas si tôt, et en si grand nombre. » Cette âcre et lâche insolence, c’est la bonté, la chevalerie du grand Frédéric.

Je ne sais si Napoléon vainqueur lui a véritablement rendu cet hommage, ou si la vieille gardienne raconte une légende, en tout cas vraisemblable. Mais je suis bien sûre qu’à la place de Napoléon, au lieu de la parole respectueuse Frédéric eût trouvé quelque outrageante plaisanterie. C’est qu’il avait beau rimer en français, les grâces et la chaleur latines n’avaient pas pénétré l’âme de ce Prussien à sang froid.


DRESDE


Dresde laisse dans la mémoire une impression qui ne se raccorde à nulle autre. Différente de toutes les villes d’Allemagne, elle ne ressemble pas davantage aux villes que l’on a vues ailleurs. Pourtant, elle suggère des analogies mystérieuses. La forme de ses architectures, les merveilles qui s’entassent dans ses musées emportent l’esprit vers des lieux inconnus — des lieux qui n’existent peut être qu’au royaume de féerie.

On se rappelle le berger de La Fontaine, qui se laisse éblouir par des rêves pour être trop souvent venu sur la plage voir les vaisseaux, las de leurs grands voyages, jeter l’ancre, et envoyer à terre les barques, lourdes de précieuses cargaisons :

À la fin, les trésors déchargés sur la plage
Le tentèrent si bien qu’il vendit son troupeau.

Je ne puis dire si c’est le rapprochement contrasté du mot plat et terne et du mot sonore et rutilant, mais ces « trésors déchargés sur la plage » sont pour moi singulièrement réels et d’une richesse inouïe. Je comprends bien que le berger ait vendu son troupeau, s’il voyait comme je les vois : les ballots trop pleins qui crèvent, montrant des étoffes lamées d’argent, brodées de perles, et couleur de soleil couchant ou de roses fanées ; les couffins de paille tressée curieusement, et peinte, qui laissent ruisseler les gemmes versicolores ; les armes incrustées de turquoises ; les sacs de cuir, brunis, patinés par l’usage, qui, en touchant le sol, rendent le bruit aigu et clair de l’or ; les blanches statues polies, qu’à grand’peine on dresse sur le rivage désert où, un moment, elles règnent, mutilées et sereines… toutes ces choses venues de là-bas, des pays de poésie où l’humanité commença son rêve…

Pour moi, Dresde est semblable à cette plage enchantée, qui attire les trésors, et accueille leur cortège de songes. À chaque pas, dans la ville délicieuse, je crois entendre des appels lointains. La Chine, le Japon, l’Inde mêlent à tous ses aspects un faste, — bien différent de l’opulence septentrionale, — je ne sais quelle frénésie de luxe, dont le charme puissant comble la pensée d’enivrantes images.

De nombreux incendies ont détruit les architectures gothiques dans lesquelles l’âme pieuse et grave de l’Allemagne se voit si bien. Mais, n’eussent-elles pas brûlé, on les aurait démolies – et on en a démoli beaucoup. Il fallait à cette ville des grâces plus ardentes.

Les architectes saxons qui travaillaient à Dresde ont subi l’influence des Italiens, appelés en grand nombre. Et eux, les Italiens, obéissaient à une inspiration particulière. Le baroque romain et, au xviiie siècle, le rococo français, tout prend ici un caractère oriental. C’est le léger écrasement d’une coupole, la flexion d’une ligne, l’effilement d’un clocheton qui fait penser à un minaret ; les mouvements assouplis d’un pavillon qui évoque quelque pagode ; un ornement sculpté qui, sans qu’on l’ait voulu peut-être, ressemble aux arabesques peintes sur les vases chinois.

Malgré ses magasins et ses fiacres, Dresde garde l’aspect d’une salle décorée pour des fêtes inouïes. Et elle agit de même sorte que la musique, substituant des visions à la réalité actuelle. Ses palais ciselés, ses porcelaines, ses joyaux, sont les thèmes qui ressuscitent des existences fabuleuses, dégagées de toute contrainte, où le plaisir n’acceptait pas de limites, où, parmi des œuvres d’art, des recherches folles et exquises, les heures coulaient, pleines de carrousels, de danses, de festins, de passions violentes et brèves, de joies brutales et délicates : une vie plus étrange à nos yeux que les contes d’Orient à quoi elle ressemble.

Ces visions excessives de couleur, de lumière, de mouvement, sont rendues plus sensibles encore par l’atmosphère grise et mélancolique de la ville. Un gris fin, argenté, mais qui, ailleurs, vous attristerait pourtant. Ici le contraste qu’il fait aux images sans cesse renaissantes, éveille singulièrement l’esprit.

Il faut regarder avec soin la série des vues de Dresde, peintes par Bellotto pour le comte de Brühl, ministre d’Auguste III – un fâcheux ministre, mais quel savant amateur d’art ! – Le bon peintre vénitien nous apprend à saisir l’action de cette atmosphère, rapprochée, si on peut dire, et qui donne à la moindre coloration une éloquence mystérieuse. Grâce à lui, on sent quelle qualité rare ont les noirs de Dresde, si mats, et au voisinage desquels un coin de bleu dans le ciel devient précieux, et donne l’émotion d’une belle découverte. – Ces noirs qui soulignent un ornement de quelque large trait gras, ou d’une égratignure mince comme un coup de burin, et font d’une simple corniche le plus admirable objet ! – Puis ce sont les ocres, qui, ternes d’abord, s’animent sous le regard, deviennent riches autant que les anciens ors pâteux des missels. Et encore, l’amortissement délicat des verdures ; et, sur toutes choses, la couleur de l’Elbe, où des gris froids d’acier, se nuancent d’un peu d’azur, brunissent, s’éclairent, jouent en une gamme infiniment variée et discrète, entre les berges dont le jaune et le vert pâles sont encore du gris. Toute l’intensité et la suggestion de Dresde se résument dans les toiles de Bellotto. Elles semblent éteintes, à la manière d’une tapisserie ; mais soudain, un blanc crémeux, une tache à peine rouge se mettent à vivre, et, comme une lointaine fanfare, réveillent le passé.

On ne se lasserait jamais de tourner sur la belle place où sont : l’église de la Cour, le palais, l’Opéra, le musée. Indéfiniment on y resterait, si un large et magnifique escalier ne vous tentait vers la terrasse qui domine le fleuve. Là, aboutissaient jadis les jardins de ce palais immense, fait de beaucoup de palais et construit pour le comte de Brühl. — On rencontre le souvenir de cet homme à chaque seconde ! — Pauvre palais rempli de merveilles, il fut, pendant la guerre de Sept Ans, dévasté avec un soin tout spécial, par les ordres de Frédéric ii qui n’aimait pas les collectionneurs : ce collectionneur-là, du moins. Pour la terrasse, elle est livrée au public depuis le commencement du siècle dernier, je crois. Et le public profite de l’aubaine avec un goût visible. Sur cette terrasse, on trouve de nombreux bancs d’où, bien à l’aise, on peut regarder l’Elbe, les coteaux, les ponts, le large ciel, un paysage de la plus grande beauté, du plus noble dessin, et si calme ! Ces bancs sont toujours occupés, quelle que soit l’heure. On piétine, on s’accoude à la balustrade, on feint de s’en aller, on revient, on espère que l’un des occupants va céder son tour, renoncer, rentrer chez soi, aller à ses affaires : vain espoir ! L’amateur de la terrasse n’a pas d’affaires. Et, tout en piétinant, on arrive à se représenter avec exactitude les impressions des pauvres âmes arrêtées en purgatoire. Être assis sur la terrasse de Brühl, ce serait le ciel. Seulement on ne parvient pas à s’y asseoir.

Cela vaut mieux du reste. Peut-être, comme on était tenté de faire sur la place, y resterait-on jusqu’à l’heure de reprendre le train. Et il y a les musées !

Celui des porcelaines, d’abord. Rien n’est si expressif ! On a ici un contact direct avec les âmes du XVIIIe siècle : ces âmes de luxe, d’activité vaine et de paresse, frivoles, subtiles, éprises d’idées dangereuses comme elles étaient éprises d’objets coûteux et fragiles. Ces beaux messieurs, ces belles dames avaient, j’imagine, les mêmes raisons pour rechercher les porcelaines et pour s’occuper de « philosophie ». — D’ailleurs, ils ont laissé des descendants.

Les trésors de ce musée, un choc suffirait à les détruire ; pourtant ils survivent aux guerres et aux pillages. À l’approche de l’ennemi et tandis que le prince décampait prudemment, on cachait les porcelaines. Ensuite, le prince rentrait chez lui : les porcelaines, sorties de la cave, brillaient de nouveau, fraîches et intactes. Tout était bien.

Il me semble que la porcelaine est une matière particulièrement insensible. Le temps ne lui donne jamais cette gravité dont l’usure ennoblit le marbre, le bois, l’or, tout, excepté elle, qui reste jeune indéfiniment, comme font certaines gens à cœur sec. Pour ce motif, dont l’absurdité ne doit échapper à personne, je n’aime guère la porcelaine. Cependant, il faut admirer la prestigieuse collection de Dresde.

L’Orient est là chez soi : verts de Chine aigres et succulents comme l’herbe ; bleus de Perse, soyeux comme des rubans ; noirs huileux comme « ces trous où l’eau dort dans la nuit » ; rouges secs et vifs de cire ; jaunes qui rayonnent au loin ; arabesques d’une invention inépuisable ; formes saugrenues ou harmonieuses ; énormes potiches, vases minuscules, plats où nagent des fleurs et des monstres, grâces et bizarrerie. Sur toutes ces choses la lumière coule, glisse, patine, s’accroche en vifs accents, s’amuse, dirait-on.

Puis c’est la Saxe, ses mièvres élégances, son afféterie mignonne. Les porcelaines blanches de Handler, et ses polychromies exécutées sous l’influence du français Acier, qui dirigea longtemps la fabrique de Meissen. Et encore, des services d’un émail si pur, des tasses jolies presque autant que les coquillages, des groupes de figurines : déesses aux fins corps nus, jeunes dames qui rêvent, écoutent des propos galants, fuient des ravisseurs ; bergers flûtistes ou tendres, cavaliers montrant leurs belles jambes, cambrant leur mince taille : tout un peuple de charmants acteurs sans sérieux. Puis des pendules, des surtouts, des meubles, les innombrables objets que purent imaginer pour boire, manger, orner leur vie des gens amoureux de luxe, d’art souriant, et qui, — on en est sûr dans ce musée — ne pensaient point qu’un jour il faut mourir.

Boettcher, l’inventeur de cette porcelaine charmante, a sa légende.

On raconte que certain forgeron passant d’aventure par Aue en Saxe, remarqua aux fers de son cheval une terre blanche, très pulvérulente, imagina de la faire sécher et, l’ayant broyée, de la vendre comme poudre à perruques. Boettcher, à qui son domestique versait chaque matin et copieusement de cette poudre sur la tête, s’avisa une fois que sa perruque pesait très lourd. Il se plaignit, et le valet avoua qu’il accommodait son maître avec la terre du forgeron. Je ne sais comment l’idée vint à Boettcher de cuire cette terre, mais enfin, il la cuisit : la porcelaine de Saxe était née. Outre ceci, la légende raconte encore que ce Boettcher s’obstina longtemps à chercher la pierre philosophale. Accusé d’avoir des affaires personnelles avec le diable, et poursuivi, il vint en Saxe. L’Électeur, dont l’esprit était large et qui ne trouvait rien à redire au diable, donna ordre à l’alchimiste de fabriquer de l’or sans rien attendre. Même, on l’enferma dans une bonne tour, afin d’éviter qu’il ne tombât en distraction. Boettcher se sauva, on le reprit, il eut mille désagréments, ne fit point d’or du tout, mais un beau jour, comme je vous l’ai dit, mit au four de la poudre à perruques, ensuite de quoi on le combla d’honneurs.

Rien de tout cela n’est vrai, sans doute. Je le regrette, car j’aime l’ironie de cette histoire. N’est ce pas bien qu’un homme qui consume ses jours et souffre, pour faire de l’or, et ainsi changer la vie du monde, aboutisse à trouver cette gentille chose fragile, inutile : la porcelaine ?

Après ces jouets exquis, on va voir les jouets tragiques : les armures.

Il y en a une multitude : chefs-d’œuvre des maîtres de Nuremberg, d’Augsbourg, d’Italie. Certaines sont de ce bleu profond que prend l’ombre aux soirs de pleine lune ; sur d’autres la gravure semble une admirable passementerie. Il en est de toutes dorées, il en est d’argent — les Électrices donnaient volontiers une armure d’argent à leurs maris comme cadeau de Noël. Et dans les vitrines, ce sont des centaines de pistolets, ornés avec un luxe extrême, ceux entre autres qu’on fit à Paris pour Auguste II. Il y a des colliers d’argent pour les chiens de chasse, ciselés comme des bijoux de femme exigeante. Il y a des arquebuses d’ivoire et des poires à poudre, partout de l’or, de l’argent et un travail sans prix.

Cependant, tout cela constituerait un musée d’armes plus riche que beaucoup d’autres, mais pas différent. Ce qu’on ne trouve pas ailleurs, c’est la collection de selles de velours, brodées follement, ornées de perles, les harnachements d’or, les armes orientales pavées de pierreries, un trésor plein de couleurs, de scintillements. Ces magnifiques choses de guerre sont dans une salle tendue d’écarlate. Et cette étoffe, c’est la tente même sous laquelle vivait Auguste II, au camp de Mühlberg, lorsque, du 30 mai au 29 juin 1730, il reçut les princes de l’Empire. Dans ses Mémoires, le duc de Luynes dit à ce sujet : « Le roi Auguste donna une fête militaire au camp de paix de Mühlberg près de Dresde. Ce camp lui coûta trente-trois millions… Les deux derniers jours, le roi donna à manger à toute l’armée. Le roi de Prusse y était et fut fort étonné de sa magnificence extraordinaire. Il demanda au roi de Pologne comment il pouvait faire. Le roi Auguste tira un ducat de sa poche et lui dit : « Si vous aviez ce ducat, vous le garderiez, et moi je le donne ; il me revient cinq ou six cents fois dans ma poche ». Le roi Sergent n’avait pas les mêmes idées que le roi Auguste en ce qui touche l’économie ou politique ou domestique, et à l’usage, les idées du roi Sergent ont paru meilleures… On n’est pas sûr que les trente-trois millions de Mühlberg soient « revenus » cinq ou six cent fois. Mais dans ce musée, on ne doute pas un instant qu’ils n’aient été dépensés, eux et bien d’autres… Un moment on s’arrête devant les harnachements de traîneaux posés sur des mannequins de cheval. L’un est inoubliable. La forme de la bête se dissimule sous une carcasse de fer et de bois, c’est un hippogriffe, un animal de rêve, habillé de plumes rouges et de diamants. Auguste II s’entendait à mettre dans ses plaisirs un pittoresque puissant. Ce cheval est prodigieux. Les ardentes plumes pâlies sont d’un rose mort, et les diamants remplacés par du strass, l’image de la réalité ancienne demeure la plus forte. On voit la fantastique créature couleur de sang bondir sur la neige, rejeter les lueurs de ses pierreries au soleil d’hiver, donnant un spectacle merveilleux et insensé.

Il y a parmi les armures et les souvenirs historiques du musée, quelques costumes du xviie siècle : l’un est jaune et tout brodé, l’autre rose tendre, et il y a aussi un pourpoint déchiré. Le pourpoint, c’est celui de l’électeur Maurice, l’ami intermittent de Charles-Quint ; la déchirure, c’est le trou de la balle qui, à Sievershausen, au milieu de la victoire, lui creva le poumon. Puis, mêlé à ses choses de luxe et de cruauté, un soulier : le plus joli, le plus insolent soulier de danseuse,

Ensuite, vient la Grünes Gewölbe, et là, on perd conscience de sa propre vie, limitée, astreinte, pour entrer dans le conte féerique où rien n’étant vraisemblable, tout semble possible.

C’est, en des pièces voûtées que leurs fenêtres basses éclairent étrangement, une collection invraisemblable. Cette « voûte verte » caverne secrète et fabuleuse, on ne peut croire qu’on y soit venu tout simplement par la porte, ni qu’un tel spectacle se rencontre dans la sage et pratique Allemagne. Ah ! on est bien loin de l’Allemagne… Rappelez-vous le prince arabe égaré à la chasse. Dans une solitude silencieuse où seules bruissent les palmes que le vent froisse, il aperçoit soudain tout près, un génie enturbanné dont les yeux tentateurs luisent d’un éclat fascinant. Après quelques propos, le génie frappe du pied, le sol s’entr’ouvre et révèle un escalier. Le prince descend, aveuglé de nuit, et brusquement des éclairs colorés s’entrecroisent, détruisant les ténèbres, tout brille si fort que, halluciné, il croit entendre des sons inexplicables — et puis, ces rubis entassés n’ont-ils pas l’odeur chaude du sang ? et tant de turquoises, ce sont des regards peut-être ? Le prince demeure éperdu au milieu de l’impossible trésor… Ainsi est-on dans ce fol endroit merveilleux : la voûte verte.

La décoration seule des pièces suffirait à l’enchantement : l’une vert et or où sont les bijoux ; d’autres rouges et or : et toutes sont ornées avec un goût si joyeux, si vif, tant de grâce et de folle fantaisie ! Des coupes et des vases posent sur des consoles dont les formes capricieuses font penser à ces longues plantes, nées dans le sable des rivières et que, sans cesse, l’eau tourmente, courbe et recourbe en volutes, en arabesques molles. Des pilastres dorés, repercés, des lambrequins, des baldaquins, des bêtes, griffons, dragons, qui se tordent, s’aplatissent, élancés ou tapis, et des nègres grimaçants, des singes qui portent une tablette, ou grimpent à quelque liane, animant les murs d’une vie fantastique. Et ailleurs, des glaces peintes de rouge et d’or, des marbres de couleur harmonisés comme les broderies d’une merveilleuse étoffe composent pour les yeux un plaisir riche, varié. Mais on oublie vite ce décor…

La lumière rampante et qui semble elle aussi dessiner des arabesques atteint des milliers de choses qui appellent le regard et l’affolent. Ce n’est plus la lumière froide qui coule insoucieuse aux panses des grands vases chinois ou saxons. C’est une lumière ardente, elle attaque les matières précieuses avec une sorte de violence passionnée. Tout ce qu’elle enflamme et exalte en le transperçant, toutes les dures substances où elle se brise en gerbes d’éclairs est réuni là pour lui donner une fête sans pareille. Diamants, émeraudes, jaspes, onyx, sardoines, agates, cristal, et « le peuple des métaux » ciselés, gravés, contournés, domptés, tout brasille, chatoie, étincelle.

Dans la chambre verte : des bijoux, des bijoux, tant de bijoux ! chaînes d’or où l’étroit espace d’un centimètre contient des personnages et des rinceaux exquis ; pendeloques, broches ; puis un amusement répété sans trêve : de petits bonshommes drolatiques faits avec d’énormes perles baroques, des animaux aussi, aigles aux ailes d’émail, lions à crinières d’or ! Combien il y en a ! Et des bracelets, des plaques, des colliers… Ensuite, les hanaps d’or, d’argent, de vermeil, en forme de guivres, de basilics, d’oiseaux ; gobelets immenses surchargés de personnages, cornes revêtues d’émail blanc et semées de rubis. Des vitrines, d’autres encore sont pleines de ces coupes qui semblent destinées à la soif des géants. Puis viennent les ivoires jaunes comme le beurre, ou blancs comme le lait. C’est Auguste Ier qui, pour la plupart, les a rassemblés. Lui-même était un tourneur habile, et, par dessus tout, il aimait l’ivoire. Il avait à sa solde les sculpteurs habiles à travailler la glissante matière : le Bavarois Wecker, Gilles Lœbenick de Cologne, et Keller, qui fit cette singulière table en forme de frégate, que voici ; et Barthel, qui sculpta d’une main si assurée les cent quarante-deux minuscules figures de cette Chute de Lucifer. Certains des vidrecomes, des buires, des plats qui s’entassent dans la galerie verte, sont probablement dus à la main d’Auguste Ier. On ne l’aurait peut-être pas, qui sait ? nommé : « l’œil, le cœur et la tête de l’empire » s’il n’avait pas été un bon tourneur.

Et puis, il y a encore, par centaines, des coupes, des coffrets, des statuettes de marbre rare montés en or, sertis d’or, incrustés d’or. Et un plat de vermeil repoussé, chargé de personnages et d’ornements, le bassin qui servait au baptême des princes. Il a la noble forme d’une rose de vitrail et c’est le plus miraculeux travail. Et les œuvres de Dinglinger : un service à thé, entre autres, tout en or, émail et perles, et un immense surtout d’or, la cour du grand Mongol avec d’innombrables petits hommes d’émail et de pierreries. Ce Dinglinger, de qui le nom tinte comme une pièce d’or tombant sur le marbre, avait toutes les bonnes grâces d’Auguste II, qui l’emmenait avec lui lorsque, élu roi de Pologne, il devait aller à Varsovie. Il lui fallait toujours avoir à sa portée le merveilleux orfèvre et le bagage de lingots, de perles et de gemmes, afin qu’une fantaisie pompeuse lui traversant la tête, ou une nouvelle passion lui remuant le sang, il put aussitôt commander le bijou qui convenait pour satisfaire son goût, ou son amour.

Après cela on trouve les objets d’ambre, blonds et roux, comme du miel, ou d’un jaune opaque et onctueux de cire. Un meuble d’ambre fixe une minute l’attention. C’est un cadeau du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume. Frédéric II qui emporta de Saxe tant de meubles, de statues propres à orner ses palais, a-t-il laissé une si précieuse commode par gentillesse ou par ironie ? Peut-être il ne l’aura pas vue…

Comment dire tout ce qu’il y a dans la galerie verte ; Boîtes d’écaille qui semblent retenir dans leurs taches claires un inextinguible embrasement ; coquillages enrichis d’émail et d’or ; nacres serties d’or, coraux montés en or ; camées qui semblent ternes, parmi tant de reflets et de pétillements ; cristaux de roche plein de givre ou d’une pureté épaisse et magnifique…

Dans une vitrine, enfin, les parures d’Auguste II : douzaines de boutons, plaques de chapeau et de cravates, épées et boucles. L’une de ces parures est tout en diamants énormes, une en rubis et diamants, une en saphyrs et diamants, une en cornaline et diamants… il y en avait d’autres encore, sans doute.

Est-ce réel tout cela, ou bien si en rêve ? Après la guerre de Trente ans, l’Allemagne dévastée, fumante, n’avait certes pas eu le temps de guérir ses plaies. Et cet Auguste II, il connaissait aussi quelques difficultés, il était roi de Pologne, puis il ne l’était plus, puis il l’était encore. Où trouvait-il le loisir de commander tant de surtouts, de services à thé, où les trente-trois millions du camp de Mühlberg et les sommes folles pour les maîtresses, les bâtards, les chevaux habillés de diamants. Par quels moyens réalisa-t-il le féerique ballet que fut son règne, ce sultan amoureux des femmes, des pierreries et des fragiles porcelaines ?…

L’église de la Cour, d’un fini élégant et net, paraît un grand bibelot. Les sanctuaires isolés de toutes parts ont souvent cette sorte de beauté toute physique, où on sent la fantaisie des hommes, plutôt que la présence de Dieu.

La cathédrale gothique laissait s’amasser contre elle, cachant ses bases, les humbles demeures pareilles à un peuple agenouillé. Tours et flèches montaient libres dans le ciel. Mais sur le sol les frileuses, les peureuses existences humaines accotaient leur familiarité à la maison d’espérance, et ainsi lui donnaient toute sa signification. C’est que, la cathédrale, œuvre anonyme de la foi, on l’élevait pour aller vers Dieu. Il ne s’agissait pas surtout — ou seulement ! — de planter un décor magnifique, bien visible, propre à satisfaire les artistes et à fournir de gloire quelque prince bâtisseur.

Ces églises détachées, offertes à l’admiration comme un objet d’art qu’on place en jour propice, ces églises dont on peut dans un recul favorable examiner toutes les faces, saisir le moindre détail, font penser au goût de l’architecte, à la générosité du prince qui payait l’architecte, à la vie fastueuse que l’on menait autour de lui, à mille choses ! — mais elles ne font pas penser au ciel.

Commencée en 1739 par l’italien Chiaveri, celle-ci fut achevée en 1754 par le saxon Schwarze, d’après les dessins de Chiaveri. Sa grâce est toute mondaine, elle n’a aucune mièvrerie pourtant, mais une élégance ferme, rassemblée. Certains ornements, par exemple une corniche aux lignes brisées, aux angles multipliés, d’autres motifs encore, apportent comme un souvenir affaibli de ce style ample et riche auquel nous n’accordons pas encore l’admiration qu’il mérite : le baroque romain.

La tour se coiffe d’une ravissante coupole côtelée, pareille un peu à un turban. L’architecte italien devait avoir la cervelle pleine de turqueries le jour où il dessina ce drôle de petit chapeau pour sa svelte tour repercée.

L’intérieur de l’église est gai. Rien de si joyeux que cette blancheur légère, ces guirlandes, ces statues gesticulantes et cette chaire ! Cette chaire, destinée aux graves paroles, terribles ou consolantes, a l’aspect d’une luxueuse boîte à poudre. L’abat-voix ferait un couvercle admirable ! Parmi les volutes, les rinceaux, des anges gras et farceurs volent, sautent, bousculent les instruments de la Passion jetés dans un désordre pittoresque. C’est une curieuse chaire !

Au-dessus du maître-autel, les tribunes de la Cour, blanches et dorées, sont de belles loges de théâtre où toilettes et diamants devaient avoir tout leur effet. Vides pour le moment, elles appellent les yeux. Sans cesse, on y regarde, avec la secrète espérance d’apercevoir… quoi ? des fantômes pareils aux figurines de porcelaine : jeunes femmes à tailles étroites, à hautes coiffures poudrées, vifs seigneurs en velours et dentelles qui raillent à demi-voix le sermon, jugent la musique, accordent un rendez-vous, ébauchent une intrigue de palais, poursuivent comme à l’Opéra leur vie ardente et distraite… En vain de plus graves personnages leur ont succédé. Les charmantes loges, les guirlandes, toute cette joyeuse élégance était si bien accommodée aux figurines de Saxe que celles-ci, disparues, oubliées, semble-t-il, règnent encore sur l’église où quelque chose de leur grâce demeure, et rend l’air plus subtil.

C’est l’heure de la grand’messe. La nef s’emplit de fidèles venus pour prier, venus pour la musique aussi ! La chapelle de Dresde est justement célèbre. Tout en est excellent : l’orchestre, les chœurs d’un ensemble incomparable et qui, dans les nuances délicates, gardent tant d’énergie, une si belle carrure du rythme. Et puis, quel fini, quelle « propreté » ! Il faut en convenir, le goût des Allemands pour la discipline donne de merveilleux résultats… dans les orchestres.

On exécute une messe de Reissiger. Comment elle est, cette messe, je n’en saurai jamais rien. Il me paraît qu’elle manque d’originalité, mais je n’en suis pas sûre. L’église asservit despotiquement la musique. Écouté en un tel lieu, Parsifal suggérerait les images du xviiie siècle ! La messe de Ressiger est peut-être classique au dernier point, peut-être romantique à faire peur… Je crois entendre justement la messe qu’il faut pour évoquer la Cour d’Auguste II. Et lorsqu’au moment de l’élévation l’orchestre attaque une singulière pièce, qui semble décrire l’entrée bondissante d’un danseur de ballet, j’ai l’illusion de pénétrer jusqu’au fond le sens de cette église. Les angelots qui jouent avec les clous sacrés et les calices, les loges de théâtre, les statues tout s’anime. L’accord des choses entre elles est si juste, l’illusion si puissante et exquise, que je ne changerais pas ce sanctuaire frivole contre la plus sublime cathédrale, ni même la médiocre musique de Reissiger contre celle de Bach. L’instant est parfait au point de suspendre le désir.

Je laisse là les visions moroses que chacun de nous traîne après lui. J’abandonne ce goût de responsabilité qui inquiète le cœur, la pitié qui le déchire : tout ce qui nous rend plus purs et plus tristes. Et ces gens d’autrefois, dont je sens la vie palpiter autour de moi, je les suis dans le jardin de leur existence, ce jardin toujours fleuri où, pour mieux oublier qui l’on est, on se costume en nymphes et en bergers… Ils jugeaient que les heures sont charmantes pourvu qu’on en écarte cela seul qui peut les assombrir : l’ennui. Ils voulaient s’amuser au bal, à l’église, dans l’amour. — Et ils s’amusaient prodigieusement. Ils voulaient des couleurs claires et gaies comme les matins de printemps, des lignes sinueuses qui affirment le perpétuel mouvement. Et pour les satisfaire on a créé un art exquis, nerveux, d’une jeunesse éternelle. Leurs vices montraient tant de franchise qu’on leur pardonne presque. Ils avaient horreur de vieillir, et vieillissaient avec un goût charmant. Ils avaient horreur de la mort et, avec un courage allègre, mouraient sur un mot d’esprit. Qui sait s’ils n’avaient pas choisi la meilleure part ?…

La petite âme folle de plaisir qui hante l’église blanche est bavarde et persuasive…

La messe finie, une foule de gens se précipitent pour féliciter le maître de chapelle. Ils l’arrêtent et le retiennent. Les marches qui descendent de la tribune font l’office du foyer où l’on congratule les artistes après le concert. C’était bien un concert, une fête mondaine, cette messe.

Mais, au moment de sortir, je vois près de la porte une paysanne à genoux. Vêtue d’un costume bizarre, sombre et de style ancien, elle est là les bras en croix, la tête renversée, les yeux perdus et tristes. Elle ne sent pas qu’on la frôle. Les bras étendus comme étaient les bras cloués du Sauveur pendant son agonie, immobile en une rêverie douloureuse, elle implore. Et dans l’église faite et ornée de telle sorte, que les princes de Saxe ne s’ennuyassent pas à la messe, la disparate de cette extase vous rappelle — un moment on l’avait oublié — que la douleur est bien plus belle que le plaisir.

L’Opéra de Dresde, bâti au milieu du xixe siècle sur les plans de Semper, reproduit quant à l’extérieur le style de la seconde Renaissance. La salle, charmante, claire, commode, aérée, est une salle moderne. Mais on ne sait rien de tout cela lorsqu’on y vient entendre le Chevalier de la rose… Comme à l’église, davantage encore, le xviiie siècle ressuscite, substitue ses images à la réalité, retouche toutes les formes — jusqu’aux visages, semble-t-il — et hallucine !

J’admire beaucoup la musique de Strauss, avec toutefois un peu d’inquiétude morale. Sans doute, suis-je seule à éprouver cela, mais il arrive que, m’y étant complue et très fort, elle me laisse la sorte de mauvaise conscience qu’on emporte après avoir regardé trop curieusement des tragédies physiques, écouté avec trop de complaisance certaines histoires, toutes les fois enfin que l’imagination, entraînée par les nerfs, échappe au contrôle de la volonté. Il me semble que cette musique puissante, avec ses ingéniosités de timbres, l’abondance de ses couleurs, ses recherches, pénètre la zone trouble de l’émotion avant d’attaquer les parties sereines de l’esprit. Lorsqu’on a entendu Salomé, par exemple, on est un peu hors de soi. Un peu confus aussi, et incertain quant à la qualité de l’impression dont on demeure tout vibrant. Est-ce le meilleur de l’intelligence qui vient de prendre un plaisir si aigu ? On ne se sent pas plus libre, mieux en ordre, comme après s’être lavé le cœur dans la source claire de Mozart.

Le Chevalier de la Rose ne donne aucune de ces sensations équivoques. Le charme est direct, franc, allègre et sans arrière inquiétude. Tout concourt : le poème, les décors exquis, le jeu des artistes. Extraordinaires gens, ces chanteurs ! Ils ne regardent pas le chef d’orchestre, ne s’immobilisent jamais pour attaquer plus confortablement une note difficile, mais vont et viennent, bougent, gesticulent. Ils ont autant d’énergie comique qu’en montraient autrefois nos acteurs dans ces farces où toute la troupe poursuivait infatigablement un malheureux homme en caleçon. Le dialogue de la pièce est très rapide, ces gens chantent comme on parle, avec une aisance, une souplesse incomparables ; et ils jouent constamment, qu’il soient dans l’action immédiate, ou qu’ils figurent. Personne n’« attend son tour », chacun écoute, regarde, s’intéresse, vit ardemment.

Et les décors, quels chefs-d’œuvre ! La chambre toute dorée du premier acte, où la lumière est blonde ; et la ravissante pièce blanche du second acte, qui laisse voir lorsqu’entre le Chevalier de la rose, un escalier très pareil à celui du château royal de Dresde. Et quelles harmonies de costumes ! Les admirables laquais jaune et argent, le négrillon rose, et certaine jupe d’un vert pointu, seule note âpre parmi les fines colorations tendres. L’actrice qui porte cette jupe au ton irritant ne manque pas une occasion de la rapprocher, — et nullement par hasard — des rouges qui se rencontrent là. Tout est combiné pour un plaisir total de l’esprit et des yeux.

L’aventure se passe à Vienne, je crois. Pour moi, c’est Dresde qu’elle raconte ce soir. L’âme de l’exquise ville s’y ramasse toute, y soupire un peu, y rit surtout.

On trouve dans cette histoire une maréchale fort belle, mais mûrissante, un très jeune amant très épris. — Il faut voir comme ils s’embrassent dans la belle chambre dorée, devant un grand lit audacieusement défait ! Il y a une intrigante et un intrigant, Vénitiens comme de juste. Il y a une ingénue qui, presque sans le vouloir, tant elle est naïve, enlèvera le gentil amoureux de la maréchale. Il y a un barbon qui, naturellement, veut épouser l’ingénue. Il est riche et cela lui donne des chances, mais il est imprudent et alors il les perd. C’est folie de choisir pour chevalier de la rose le petit amant de la maréchale ! Le barbon fait cette folie.

Le Chevalier de la rose doit offrir à la jeune fille, une fleur de pierreries, signe des fiançailles. C’est le barbon le fiancé. Vêtu de satin blanc et d’argent, le séduisant ambassadeur arrive avec son écrin, fait de beaux saluts, s’assied au bord d’une chaise, puis en moins de rien, oubliant qu’il adore la maréchale, adore l’ingénue, qui en moins de rien lui rend son amour. Mais l’intrigante Vénitienne — c’est elle qui porte la savoureuse robe verte — entend tout, va prévenir le père de la demoiselle et le barbon. Ces gens, furieux, envahissent la scène, on s’agite, on chante avec une verve folle, l’orchestre est plein d’éclats de colère et d’éclats de rire ; le chevalier dégaine, égratigne le barbon qui se laisse choir et piaule drôlement ; l’acte s’achève au milieu d’une confusion burlesque.

Ensuite, on se trouve dans la chambre que les intrigants Vénitiens prêtent aux rencontres secrètes.

Au premier acte, pour sortir sans compromettre la maréchale de la chambre où il s’était imprudemment attardé près d’elle, le Chevalier de la rose s’est déguisé en soubrette. Le barbon, survenant, l’a vu dans cet attirail ; ému aussitôt, il lui a, tout en causant avec la grande dame, témoigné à voix basse son ardeur, le priant, pour finir, de souper avec lui le soir même. L’heure est venue, et voici aux prises le vieux galant et la soubrette dont les bottes éperonnées dépassent la jupe. À peine sont-ils à table, dans la pièce peu éclairée et propice, les murs s’animent étrangement. La boiserie s’ouvre de toutes parts, laissant voir des têtes qui chantent, se moquent, disparaissent, reparaissent, font un sabat de maison hantée. Le barbon n’est pas remis de son effroi que la police arrive et tous les gens qui devraient être ailleurs, y compris la maréchale et l’ingénue. On crie, on s’interroge, on s’explique, personne ne comprend rien, on court de-ci, de-là. C’est le plus vif, le plus bouffon, le plus merveilleux tableau. Le chevalier ôte son costume de soubrette, le barbon est déconfit, la maréchale renvoie les gens de police, apaise tout, et avec une tendre élégance, charmante, émue un peu, elle-même fiance l’ingénue au chevalier qui, lui aussi, est ému, — moins ému que content, toutefois.

Puis chacun s’en va, la scène reste un moment vide et sombre. Est-ce fini ? Pas tout à fait. La porte s’ouvre, le négrillon de la maréchale entre, va, vient, cherche, et trouve enfin ce qu’il cherchait : le mouchoir de sa maîtresse tombé à terre et oublié dans l’agitation de la nuit. Le mouchoir, dont tout à l’heure, sans que nul en vît rien, la belle dame essuyait une larme donnée à son dernier amour évanoui. Tout joyeux, le négrillon vêtu de satin rose sautille et sort, emportant le bout de dentelle où sèche déjà cette larme ignorée. Cependant des rythmes moqueurs s’accordent aux gestes falots du petit personnage et commentent avec une ironie délicate la grâce de l’amour, sa brièveté, son insignifiance.

Il semble qu’on retrouve condensé dans cet opéra, les images qu’ont apporté les monceaux de gemmes, les armures d’or, les bergers de porcelaine, la blanche église frivole, les jardins, les palais de la ville fascinante : images d’une fête continuelle et toujours diverse, de joies violentes et sans lendemains, de passions légères et sans scrupules. Cette musique scintillante, chaude et railleuse, c’est comme un flacon soudain débouché, d’où s’échappe un subtil parfum immortel.

Il est un endroit, pourtant, où la féerie de Dresde se dissipe, un seul endroit : Le champ de bataille.

Les grandes plaines vides s’étirent en une heureuse paresse. Là-bas, la ville, d’un ton fin de grès, s’entasse. Ici, personne. Mollement le sol monte vers une colline. Presque au sommet, on aperçoit un petit groupe d’arbres, et plus haut, pas très loin, une immense pile de pierres. Un vent doux passe. Un calme infini règne, un air d’oubli est répandu partout. Partout, excepté à la place où se dressent les quelques arbres et la grande pile de pierres…

J’avance lentement, le cœur serré. Enfin, j’arrive près des arbres. Une grille protège le jardinet envahi de lierres. Au centre, sur une sorte d’autel, une couronne de lauriers, un casque, un lourd glaive romain sont sculptés. Puis une inscription en langue allemande : Ici Moreau le héros tomba aux côtés d’Alexandre, le 27 août 1813.

Je regarde… Mes yeux, ensuite, vont à la grande pile de pierres dressée hautaine sur le ciel : le monument de Bismarck ! Il a un aspect formidable, une dure simplicité orgueilleuse. Chaque année, au mois de juin, par centaines, les étudiants viennent là et, pour glorifier ensemble la mémoire du grand homme et la patrie allemande, allument d’énormes brasiers. Ces feux de joie doivent jeter leurs reflets jusque sur la couronne de lauriers offerte par les ennemis de la France à ce « héros » français, qui tomba aux côtés d’Alexandre…

Il en est tombé bien d’autres en ce terrible jour d’août : vingt mille hommes tués ou blessés. Il me semble que celui-là seul soit vraiment mort : ce traître !

Moreau fut un grand homme de guerre et, un temps, servit glorieusement son pays. Qu’importe ! Il tomba aux côtés d’Alexandre ! Napoléon enviait Moreau ? Moins que Moreau n’enviait Napoléon. Napoléon fut injuste pour lui ? Et lui, pour la France ?

On le traite mal. Peut-être n’eut-il aucune part à la conspiration de Cadoudal, et on le condamne. Napoléon le hait si fort qu’il entre en rage lorsqu’il apprend que la tête de Moreau est sauve. Moreau serait demeuré patriote si les triomphes de Napoléon n’eussent barré la route à ses ambitions et empoisonné son esprit, si sa femme n’eût jalousé les robes de Joséphine, si…, si…

Le pouvoir de trahir ne naît pas d’une circonstance ou de mille. On l’a dans le cœur, il dort, attendant sa minute. On ne devient pas traître : on l’est !

L’amour enragé du pouvoir, on le trouve partout chez cet homme ; mais l’amour de son pays ?…

Lorsqu’il apprend nos désastres en Russie, il se hâte de revenir d’Amérique. La pitié passionnée, une colère française le ramènent-elles ? Non ! Il sait que les soldats fait prisonniers pendant l’atroce retraite sont hostiles à Napoléon ! Il va demander à l’empereur de Russie la permission de se mettre à leur tête pour envahir la France, faire s’entre-tuer des Français, renverser Napoléon, — prendre sa place sans doute ! On refuse, et alors, lui, il accepte d’enseigner aux princes coalisés de quelle sorte on s’y prend pour battre les armées de France.

Ce Napoléon qu’il abhorre, dont il se croit le supérieur, il lui a rendu un suprême hommage. Si on eût écouté ses conseils, la bataille de Dresde était livrée deux jours plus tôt : Napoléon n’était pas là !… Et Moreau avait hâte. Mais on ne le croit pas. On veut attendre les troupes autrichiennes du général Klenau. Alors : c’est la bataille de Dresde, le dernier éclat de la gloire fabuleuse avant les désastres et l’expiation.

À cette place où on a élevé pour lui ce monument de honte, Moreau se tenait près de l’empereur Alexandre. Le boulet qui lui emporta les deux jambes partit des batteries que Napoléon commandait en personne. Et, saignant, frappé à mort, il eut cet affreux honneur que le souverain ennemi l’embrassât tendrement.

Il devait vivre quelques jours encore, savoir que Napoléon avait gagné la bataille, croire que de nouveau les victoires étaient aux ordres de l’homme qu’il exécrait. Il a goûté, sans doute, et jusqu’au fond, l’amertume de sa défaite, de son impuissance, de son inutile trahison, et l’horreur de mourir d’un boulet français. Il a goûté tout cela : Dieu merci !

Avec sa lunette, Napoléon avait vu tomber quelqu’un dans le groupe des princes réunis sur la colline, et remarqué une agitation vive autour de celui que son boulet jetait à terre. Le soir de la bataille, chez le roi de Saxe, il demandait à tout venant : « Qui donc avons-nous tué dans ce brillant escadron ? ». Nul ne savait. Un peu plus tard, on lui amena un chien dont le collier portait ces mots : « J’appartiens au général Moreau ». C’était la réponse.

Sous la douceur du ciel, la plaine sommeille dans sa sérénité. Le silence est profond. Une large paix enveloppe le champ de bataille où veillent ces deux souvenirs : le petit monument sinistre du Français ennemi de la France, le fier monument du grand patriote qui aima tant la gloire allemande…

MORITZBOURG


Le paysage autour de Dresde a une grâce harmonieuse. Les lignes longues, les inflexions calmes, les horizons étendus, lui composent un charme en même temps noble et familier. Sur ces routes paisibles, on est tenté de croire que, au résumé, l’existence est plus facile qu’on n’imaginait. Les promeneurs du dimanche s’ajustent à une telle impression. Partis pour une longue course, ils marchent allègrement, l’air tranquille, actif et gai. à leur mise on les prend d’abord tous pour de petits bourgeois. Puis en regardant mieux on s’aperçoit avec surprise que la plupart ont des mains durcies par les travaux rudes. Beaucoup de ces hommes correctement vêtus, nets, élégants même, sont des ouvriers, et les pimpantes femmes qui trottent à côté d’eux, des ouvrières sans doute. Sur la belle route argentée de soleil pâle, on n’a pas envie d’admettre qu’à Dresde, les ouvriers peinent et pâtissent comme ailleurs. Et tous ces gens satisfaits, bien mis, qui s’en vont absorber de la bière, contents d’apercevoir à quelque distance le château royal de Moritzbourg, rendent le dimanche d’été singulièrement doux et comme affectueux.

Moritzbourg fut bâti pour ce Maurice de Saxe dont, au musée des armures, on voit le pourpoint troué d’une balle mortelle. C’était un homme de grandes ambitions, de grande vaillance et d’un cœur, semble-t-il, peu sûr. Son prédécesseur, Jean Frédéric le Magnanime, s’était mis à la tête de cette ligne de Smalkalde, que l’Allemagne protestante dressa contre le trop catholique empereur : Charles-Quint. Cela ne réussit guère au pauvre Jean Frédéric. Il fut dépouillé de son électorat, condamné à mort, retenu dans une interminable prison. L’héroïque ardeur avec laquelle il défendit sa foi lui attira enfin mille désagréments. Maurice s’y prit d’autre manière. Il combattit la ligne de Smalkalde afin de servir les intérêts de l’empereur. Et Charles-Quint, pour l’en payer, lui rendit l’électorat de Saxe. Là-dessus, Maurice, redevenu bon protestant se montra le plus solide ami de la ligue, le plus ferme ennemi de l’empereur. Même il faillit le faire prisonnier à Inspruck d’où Charles-Quint s’enfuit juste à temps, et avec plus de précipitation que de majesté. Ce Maurice était bien plutôt un réaliste qu’un sentimental.

Dans le temps qu’il malmenait la ligue et aimait chèrement l’empereur, celui-ci chassait parfois à Moritzbourg. Ensemble ils ont couru les beaux bois que voici, le pâle petit malade roux, à l’œil tourmenté, à la pesante mâchoire, et le brillant garçon qui sur ses portraits montre une si belle mine d’entreprise. Le musée de Madrid possède deux tableaux de Cranach le jeune : on y voit représentées de mirifiques chasses, et, au fond, je crois bien m’en souvenir, le château de Moritzbourg. L’empereur est venu se divertir des affaires, vraiment ennuyeuses, qu’il avait souvent dans ce lieu de splendeur et de poésie, où les petites gens de Dresde viennent, et eux aussi, s’amuser lorsqu’ils en ont le loisir — et sans songer à lui.

Le château est une masse énorme, mais n’a aucun aspect de forteresse. Les quatre grosses tours rondes sont des ornements, non des défenses. Il s’offre aux yeux libre de toutes parts, avec l’apparence ouverte d’une magnifique maison de plaisir. Je ne sais s’il a subi des modifications depuis l’époque où le versatile Électeur le construisit, mais à moins que rien de la bâtisse primitive ne demeure, ce dut toujours être un lieu destiné aux ripailles, aux grandes beuveries, aux fêtes bruyantes, à la vie somptueuse et amoureuse, où le tracas de régner s’oublie.

Hélas ! le drapeau flotte au faîte. Le roi de Saxe est à Moritzbourg ! On ne peut entrer. Je ne verrai pas la salle à manger toute blanche où deux étages de fenêtres doivent faire une lumière si belle et que décorent tant de « massacres » ; ni les tapisseries, ni les fresques, ni les plafonds aux exquises arabesques d’or ; ni dans le parc les bassins où des nymphes de marbre dansent et jouent. Je ne verrai aucune de ces choses dont les photographies m’ont rendue curieuse ! Il m’est permis seulement d’apercevoir un morceau de jardin avec ses buis taillés, ses fleurs. Et j’ai le droit encore de tourner autour du château, d’admirer la mélancolie dont ses étangs le parent, le rythme ferme de ses lignes, son ampleur, et sa distinction souveraine. J’ai le droit enfin d’aller : voir manger les bêtes !

Ces bêtes, ce sont, dans un coin de forêt, je ne puis dire combien de sangliers, de cerfs et de biches auxquels, chaque demi-heure, les gardes jettent de la nourriture afin de divertir les promeneurs.

Je voudrais bien qu’un jour quelqu’un m’expliquât pourquoi c’est amusant de voir manger les animaux ! Une bête qui dort, marche ou vole, souvent on ne la regarde pas ; elle mange : aussitôt on s’intéresse ! Lorsqu’on veut récompenser un mioche, on le mène voir manger l’éléphant, et il le regarde avec un plaisir intense et grave. Sans doute, l’éléphant est une étrange bête, mais les petits contemplent, aussi pleins de curiosité rêveuse, le chien du logis lapant sa soupe. Et nous ? Presque tous nous nous arrêtons, un peu hypnotisés par la bête qui mange. Est-ce un réveil équivoque de l’ancêtre primitif, pour qui l’animal en pâture était plus facile à tuer, et partant sujet de plaisir ? Est-ce au contraire la charitable et douce illusion que ces captifs, ces vaincus, jouissent de quelque bonheur au moins à la minute de leur repas ? Non, c’est quelque chose de plus mystérieux. Mais, ce que c’est, comment le savoir ?

Tant de cerfs et de sangliers apportent davantage encore que le château, les étangs et les arbres, le souvenir des fabuleuses chasses de Cranach. Il y a j’imagine moins de bêtes qu’au temps de Charles-Quint dans les forêts de ce pays-ci. Tout de même il y en a énormément et à coup sûr beaucoup plus que dans les nôtres. Autrefois, en Bourgogne, j’ai connu un grand chasseur qui, pour occuper ses trois cents chiens, était obligé de faire venir d’Allemagne des cerfs qu’il lâchait à travers la campagne. Ensuite, lorsqu’ils s’étaient un peu installés, lui et sa meute couraient après comme des perdus. De là, j’ai conclu que nous n’avons pas assez de cerfs, et les Allemands trop. Cela s’explique par l’extrême rigueur avec laquelle les braconniers sont punis en Allemagne, ainsi qu’il convient chez un peuple si irréductiblement féodal… Il serait curieux peut-être, de rechercher à travers l’histoire et les pays, les modifications subies par les lois sur le braconnage, puis, d’en confronter les dates avec les dates de ces mouvements dont l’instinct d’égalité agite parfois la masse humaine. On verrait, sans doute, que cela a un sens très fort et très révélateur : une loi sur le braconnage… Quand on y pense sans rien savoir, il paraît drôle que des bêtes sauvages, nées où il plaît à Dieu, appartiennent à quelqu’un plutôt qu’à tous… C’était drôle aussi que jadis, des hommes appartinssent à d’autres hommes parce qu’ils étaient nés dans un certain village. Il y a eu beaucoup de choses drôles il y en a encore… Quelles idées, — saugrenues, j’en suis sûre, et subversives, je le crains, — m’inspirent quant à la propriété les cerfs et les sangliers de Moritzbourg !

Ils mangent ! Les petits sangliers fuient devant les gros avec des cris suraigus. Les gros d’un froncement comique de leur nez sale ramassent avidement les faînes. Ils grognent sur un ton de basse-taille, comme s’ils se plaignaient d’une injustice qui jamais ne s’interrompt, et gardent un air profondément vexé. Les sangliers ont toujours cet air-là, on ne leur trouve ni sérénité, ni détachement. Repus, ils s’endorment et grognent en rêve.

Les cerfs, infiniment plus nobles dans leurs manières, mangent sans hâte, s’interrompent souvent pour regarder on ne sait quoi, écouter des bruits lointains, prendre de belles attitudes parfaitement inutiles. Pour un cerf, manger ce n’est pas la seule affaire, il s’agit encore d’être beau, et de s’intéresser au paysage. Ce sont des artistes, des seigneurs, ils ont de la distinction et, je l’espère de tout mon cœur, quelque mépris pour l’homme. Je croirais assez que les sangliers ne sont que des corps ; pour les cerfs, comment ne pas admettre qu’ils aient une âme pleine de rêveries mélancoliques et délicates ?

Après avoir quitté les jolies bêtes, je m’attarde aux bords solitaires de l’étang, où la masse du château se reflète parmi les nénufars, les grands roseaux, et de belles plaques de ciel. Puis je vais goûter dans une restauration toute proche.

Il y a beaucoup de monde. Des gens simples que contentent les rudes tables de bois, les tasses et les verres épais qui rendent un son mat lorsqu’on les repose. Toutes ces personnes semblent ravies d’aise par le café au lait où, abondante, se mêle l’humble chicorée, par la bière modeste, les tranches de gâteau riche en farine, pauvre en beurre. Après la fatigue de la marche, les besognes et les devoirs de la semaine, ce médiocre repas fait à loisir, dans cet assez pauvre décor, satisfait pleinement ces travailleurs. Et je songe… Je songe à cet autre jour d’été où toute la cour de Saxe arriva ici à grand bruit dans des carrosses peints…

L’occasion était solennelle ! Mlle Aurore de Kœnigsmark consentait enfin à agréer le grand amour d’Auguste II. On venait à Moritzbourg célébrer dignement un si beau triomphe.

Le matin, la jeune fille avait reçu un habit d’une richesse extraordinaire, et des diamants de reine. Puis on était monté en carrosse : elle, le prince, les chambellans, les dames d’honneur, les officiers, les pages, toute la Cour. Et on était parti, laissant à Dresde l’Électrice : elle eût été de trop dans cette affaire.

À l’entrée du bois qui entoure le château, la voiture où l’Électeur affirmait à la belle Aurore toute la solidité de ses sentiments est arrêtée soudain. On se penche aux portières. C’est, au milieu de ses nymphes, Diane qui supplie le souverain et la déesse Aurore de vouloir visiter son palais. Auguste saute à terre, tend les mains à Mlle de Kœnigsmark, toute la Cour sort des carrosses. On s’avance vers le palais de Diane, merveilleux pavillon élevé pour la circonstance. Sur les murs peints à fresque, les dames restées seules admirent les aventures d’Actéon et d’Endynnon et d’exquises sculptures dorées. Le pavillon est plein de meubles, chefs-d’œuvre de grâce et de goût créés en quelques semaines parce qu’Aurore consent à aimer Auguste.

Diane fait un signe, le parquet s’ouvre, une table chargée d’or et d’argent monte des profondeurs. Les dames prennent place. Mais voici qu’éclate un bruit sauvage de tambourins et de cymbales. Le pavillon est envahi par une troupe bondissante et criante : en tête le dieu Pan, puis des faunes, des satyres. Les dames poussent des cris, mais se rassurent aussitôt. Pan c’est l’Électeur, les satyres ses chambellans, les faunes ses pages. Pan s’assied aux côtés d’Aurore, et le festin continue.

Il va finir quand des trompes sonnent tout près, des chiens donnent de la voix. Chacun court aux fenêtres : un cerf passe et derrière lui des chasseurs en plein galop. Un désir ardent de suivre la chasse saisit toutes les belles dames. Comme par miracle de légères voitures, des chevaux sellés sont là. On s’élance ! De savantes manœuvres amènent le cerf à l’étang, afin que la bien-aimée puisse avoir le plaisir d’un bat l’eau. L’étang est naturellement couvert de gondoles dorées et drapées de soie. On y monte, on va voir dans une île mourir le cerf, et puis, c’est l’amusement de la curée.

Le cerf n’est pas venu au hasard se faire prendre sur cette île. À peine y avance-t-on, une tente « bâtie à la turque » se découvre, Pan et les satyres ont disparu, Aurore de Kœnigsmark mène les femmes sous la belle tente. Des encensoirs fument ; partout des ottomanes de brocart d’or, des tapis de soie et d’or, des draperies tissées d’or, des fleurs dans des vases d’or. C’est un peu des Mille et une Nuits. Des esclaves offrent des sorbets, On finit à peine de voir toutes les merveilles, qu’au seuil de la tente paraît un sultan vêtu surtout de pierreries. Une éblouissante suite orientale l’accompagne. Le sultan, c’est encore l’Électeur. Il jette le mouchoir à Aurore, qui le ramasse fièrement, tous deux s’installent sur un trône. On renouvelle l’encens des braseros qui répandent de plus pénétrantes fumées, on sème plus de fleurs, les esclaves circulent portant de folles confitures sur des plateaux d’or. Les seigneurs turcs et les dames réunis autour du trône admirent et flattent. Cependant les ballerines de la Cour vêtues en bayadères dansent au milieu des parfums.

Puis le sultan se lève et emmène sa favorite vers une gondole. Longue et lente promenade sur l’étang qui brille de couleurs, et où les musiciens bizarrement costumés font un concert jusqu’à l’heure mélancolique du crépuscule.

Alors on rentre au château. Auguste conduit Mlle de Kœnigsmark aux appartements qu’il a fait meubler pour elle. Dans la chambre les tentures sont de damas « aurore » et brodées d’argent, le lit est couvert de sculptures qui représentent les amours d’Aurore et de Tithon. Que d’ouvriers et d’artis tes se sont efforcés, hâtés, afin que tout fût prêt pour ce jour délicieux !

On se quitte, il faut changer de toilette, l’heure du souper approche. Au souper, Aurore trouve sur son assiette un bouquet de diamants, d’émeraudes, de saphirs, de rubis et de perles incomparables. Après le souper vient un bal fantastique. Et lorsqu’ils ont dansé à leur plaisir, Auguste et Aurore s’esquivent comme de jeunes mariés.

Incessamment renouvelées et enchaînées, les fêtes de ces noces durèrent quinze jours. C’est ainsi qu’Auguste surnommé le fort, non pour avoir vaincu beaucoup d’ennemis, mais parce qu’il pouvait tordre entre ses mains un fer à cheval, témoignait son amour et apprenait au monde qu’une belle lui avait rendu les armes.

Et la belle ? Tout ce fracas ne lui causait-il pas quelque honte ? Nullement ! Elle était une Kœnigsmark, et les gens de cette race ont dans le sang le goût de la bataille, un haut orgueil et la certitude que les lois communes ne sont pas faites pour eux.

Curieuses gens, ces Kœnigsmark, et qui valent bien qu’on s’arrête un peu à les regarder. D’ailleurs, ne sont-ils pas mêlés, de plus d’une manière, à la gloire française.

La famille de cette belle Aurore, pour l’amour de qui l’Électeur de Saxe se grimait en satyre, est d’origine allemande, et fort ancienne. Dès le XIVe siècle, elle produit constamment des hommes d’une bravoure sauvage et qui, servant tous les princes n’appartiennent à aucun. Mais les Kœnigsmark n’entrent véritablement dans l’histoire qu’avec Christophe-Jean, lequel en 1630, quittant le duc de Saxe-Lauenbourg, alla joindre Gustave-Adolphe, et se fit Suédois.

Ce Christophe-Jean est un personnage de singulière énergie, massacreur et pillard si brillant qu’au milieu des bandits formés par la guerre de Trente Ans, il se fait remarquer. On ne saurait dire à sa gloire rien de plus probant. C’est à la perfection le type des hommes, nombreux à cette époque, qui dans la candeur de leur âme croyaient que Dieu a créé le monde seulement afin qu’il y eût la guerre. Elle leur paraissait la condition normale, indispensable, et d’ailleurs le seul agrément de la vie. Ils se battaient sans savoir pourquoi, ni pour qui : pour le chaud plaisir de tuer ; parce que la vue des souffrances, des agonies, du sang, et l’odeur des cadavres corsent d’un vif élément sensuel la gaieté ; parce que le péril constant donne aux ripailles, un goût magnifique qui emporte la bouche et flambe au cerveau comme l’alcool. Ils se battaient pour la griserie de régner par la force physique, pour l’énorme saveur de l’amour qui ressemble au meurtre et s’achève en meurtre ; pour éprouver les contrastes formidables qui réveillent les sensibilités les plus torpides ; pour l’amusement de l’aventure, la liberté sans frein, pour se saouler d’horreur et de vin, pour voler. Ils avaient assez de motifs d’aimer la guerre, sans se troubler au surplus, de patrie ou de gloire. Ce n’étaient point des soldats et des chefs comme les autres, ces effroyables hommes qui firent la guerre de Trente Ans.

Et parmi eux, Christophe-Jean fut mémorable.

De l’art militaire, il ne savait rien ; mais il savait se faire suivre et obéir, tapait dur, tuait rondement et ne connaissait nulle crainte. La prise et l’incendie de Prague demeurent un chef-d’œuvre du genre par la parfaite destruction, et aussi par la férocité savante qu’il mit en chaque détail. Il a mieux contribué que nul autre à faire du nom de Suédois un terme de haine et d’épouvante. L’horreur marchait devant lui. Et avec tout cela, il était gai comme personne. On raconte que, trouvant une statue d’or massif dans l’église de Paderborn, il la serra contre son cœur, la baisa tendrement, et avec un bon rire, cria : « Sois béni, cher saint, de m’avoir attendu ! » Il emporta le saint, et d’autres objets en même temps.

Les traités qu’il plaisait aux princes de conclure, il n’y attachait pas la moindre importance. Il méprisait souverainement la politique. La paix de Westphalie n’arrêta pas une minute son attention. Elle était signée quand l’envie lui vint d’aller mettre le siège devant Brême, et il y alla. Une clameur indignée s’élève par toute l’Europe. Qu’importe à Christophe-Jean que l’Europe s’indigne ! La guerre l’amuse, il fait la guerre, cela ne regarde que lui, n’est-ce pas ? Le Sénat de Stockholm et la Chambre impériale le citent à leur barre. Mais il reste tranquille, se moquant fort de ces gens qui prétendent imposer leurs lois ridicules à un Kœnigsmark.

Lorsque, échappé sans dommage à tous les périls, il revint en Suède, on lui pardonna et même il fut sympatique à Christine car, ayant embrassé un grand nombre de saints, il était puissamment riche, et savait l’art d’offrir un cadeau. La reine le nomma gouverneur de Brême. Il fit bâtir un château magnifique ; et, sentimental, lui donna le nom de sa femme. Il réussit à la Cour si intellectuelle de Christine, tellement qu’on l’intitulait — ce soudard, cet incendiaire, ce meurtrier ! — « Protecteur des arts. Et les académiciens de Stockholm le reçurent dans leur docte compagnie – comme « guerroyeur » disent les registres.

Il avait des clients nombreux, et des ennemis aussi, dont il achetait la neutralité, ou bien il les terrifiait. Jusqu’au bout de sa vie, l’académicien brûleur de Prague fit peur. Pour occuper son imagination exigeante et à qui manquaient les joyeuses flambées, les fructueux pillages pleins d’amusantes surprises, — et le reste, — il s’adonnait passionnément à l’astrologie. Vers soixante ans, il mourut dans son lit, exemple peu suivi par les hommes de sa famille.

Son fils, Othon-Guillaume, est aussi un rude soldat épris de camps et de batailles. L’époque heureuse est passée ; finie, hélas ! la guerre de Trente Ans. On ne s’amuse plus de si belle manière. On peut encore s’amuser cependant, car on se bat partout. Les Kœnigsmark sont d’étonnants touristes. À peine les a-t-on vus au service d’un prince, déjà ils sont ailleurs, au service d’un autre. Poussés par un besoin fébrile de sensations, de paysages, d’ennemis nouveaux, ils courent l’Europe, rapides, infatigables, et font des « saisons » de guerre dans tous les États. Othon-Guillaume, à un moment, combat pour la France, et de telle sorte qu’il reçoit de Louis XIV le grade de maréchal de camp, et une épée d’honneur. Mais il en a vite assez, va ailleurs, et aboutit à Venise. Le doge Cornaro le nomme commandant en chef de l’armée vénitienne contre les Turcs. Après maints succès, il met le siège devant Athènes. Dans l’Acropole, il y a des Turcs, dans le Parthénon, il y a des poudres. Conismarco — ainsi l’appelait-on à Venise — fait tirer sur tout cela ; un boulet tombe au milieu des poudres qui sautent et crèvent en tous sens le temple d’Athéna, dont la forme extérieure, du moins, était encore intacte. Ces Kœnigsmark ont le secret des actes mémorables… Ensuite, Othon-Guillaume est tué au siège de Nègrepont, et Venise lui dresse une statue. Au piédestal on grava : Semper victori. Il convenait de faire quelque chose pour le destructeur du Parthénon.

Son frère, Curt Christophe, fut aussi un batailleur de vocation, mais on ne saurait porter à son actif aucun fait aussi distingué que le sac de Prague et le boulet d’Athènes. Cependant il travailla pour la gloire de sa race par un mariage qui l’alliait à bon nombre de familles régnantes en Allemagne. Puis, il eut trois enfants remarquables.

Charles-Jean, d’abord. À dix-huit ans, ennuyé de la Suède où il n’arrive rien, il court à Paris, mène les plus folles aventures et s’ennuie de nouveau. Il quitte Paris, va offrir aux chevaliers de Malte son service contre les Barbaresques. On l’agrée, le voilà parti. Certain jour, la flotte rencontre un bateau de pirates qui emmenaient à Tanger des captifs chrétiens. On donne la chasse aux pirates. Le vaisseau de Kœnigsmark s’approche du vaisseau musulman, le cramponne. Charles-Jean s’élance le premier, enjambe le bastingage, empoigne une corde, va sauter sur le pont ennemi. Mais, à coups de crocs, les Turcs repoussent la galère de Malte, Kœnigsmark tombe et reste pendu entre le ciel et la mer. Cependant il tient dur sa corde et commence d’y monter. Un coup de cimeterre la tranche, le voilà dans l’eau avec son armure. Il va couler, mourir ? Non, pas lui ! Il nage autour du vaisseau turc, s’agrippe on ne sait à quoi, grimpe on ne sait comment, bondit sur le pont, tombe à grands coups sur les infidèles. Eux croient que des barques qu’ils n’ont pas vues les abordent, que les chrétiens arrivent en force derrière ce furieux qui les sabre. Ils perdent la tête, et, dans leur confusion, interrompent la manœuvre ; les galères de Malte reviennent, les serrent ; ils vont être pris. Les méchants hommes, se voyant perdus, mettent le feu aux poudres. Tout saute, Kœnigsmark avec le reste. Il est mort, cette fois ? N’en croyez rien ! On le repêche, fatigué, mais pour mort, pas du tout.

C’est là, semble-t-il, une légende comme on en arrangeait autrefois, afin que les jeunes garçons acquissent le goût des combats ? Et Charles-Jean ne fit rien de tout cela ? Il en fit bien quelque chose car, au soir de cette journée où, tout seul, il avait pris un vaisseau, le grand maître de Malte l’arma chevalier encore qu’il fût protestant.

Lorsqu’il a guerroyé avec ses nouveaux frères, assez pour se calmer le sang, Kœnigsmark passe en Italie. Et ce sont des intrigues, des passions, mille histoires. Entre autres, une belle Anglaise, la comtesse de Southampton s’éprend de lui à en perdre l’âme, quitte tout pour le suivre, — déguisée en page afin de ne le point gêner dans ses mouvements.

Ils vont bientôt en France. La princesse palatine raconte qu’elle vit à Chambord ce gentil page si dévoué, et qu’il avait : « les plus beaux yeux du monde, une bouche charmante, une prodigieuse quantité de cheveux noirs, qui tombaient en boucles sur ses épaules ». Quelque temps après, ajoute-t-elle, « le comte de Kœnigsmak se trouva dans une auberge et en sortit un matin pour faire un tour. L’hôtesse de cette maison courut après lui et lui cria : « Montez vite là-haut, monsieur, votre page accouche !… » — À la suite de cet événement, le page indiscret se retira au monastère et vécut de ses souvenirs. Charles-Jean fit une pension au bébé, songea à d’autres choses, et repartit. »

Le voici à Madrid, et le voici en Hollande, puis en Suède. On le charge d’une mission auprès du gouvernement anglais. En Angleterre, il trouve la famille exaspérée du beau page. Il a un duel, dix duels, trop de duels pour qu’on en sache le nombre. Comme il tire l’épée d’une façon redoutable, tue pas mal de monde et ne se laisse pas tuer, ses ennemis cherchent quelque méthode plus certaine pour se défaire de lui. On tente de l’empoisonner. Mais cela manque aussi : il n’est pas de ceux qu’on empoisonne. Toutes ces affaires lui semblent puériles, et assez fades. Charles-Jean recommence de s’ennuyer. L’Angleterre, heureusement, prépare une expédition contre Tanger. Il vole à Tanger, se bat. Même ayant poussé trop avant, seul au milieu d’un paquet d’Arabes mal intentionnés, il va être tué. Un homme surgit, et avec une violence sauvage, frappe à droite, à gauche, massacre, crie, dégage Charles Jean. Puis, avec des transports de tendresse, ce défenseur inconnu lui apprend d’abord qu’il s’appelle Van Waartz, ensuite que, condamné jadis à la potence, il a été délivré par Curt Christophe de Kœnigsmark, son propre père à lui, Charles-Jean, et qu’alors il appartient corps et âme — si on peut dire qu’il en ait une — au fils de son sauveur. Il ne le quittera plus ! Ce Van Waartz est d’ailleurs le plus affreux drôle, mais, à sa manière plein de dévouement et brave comme une épée. Tous deux finissent par revenir en Angleterre. Et Charles-Jean songe avec appétit à épouser une demoiselle fort riche. Mais il a un rival que la famille de la demoiselle appuie vigoureusement. Malheureusement pour lui, quoique le roi Charles II le favorise, on lui trouve un peu trop les allures d’un aventurier. Et comment ne pas entrer dans les vues de cette famille ! — Kœnigsmark est mécontent. Ce rival lui prend sur les nerfs. Il confie son déplaisir à Van Waartz, qui jure aussitôt d’arranger l’affaire, et vite ! En effet, sans traîner, Van Waartz assassine le rival, car c’est un esprit direct et qui recherche les solutions simples. On l’arrête, et un camarade qu’il a pris pour l’aider, et Kœnigsmark. Van Waartz est condamné à mort. Ainsi, par un tour du destin qui n’est pas sans quelque élégance ironique, descendu par le père du gibet, auquel il avait tant de droits, Van Waartz y remonte pour avoir trop bien servi le fils. Charles-Jean est acquitté, mais il obtient ce que nous appellerions une mauvaise presse. De plus en plus, l’opinion anglaise incline à trouver ses manières un peu vives. Le roi lui conseille de partir et l’y aide. Il rentre en France, lève à ses frais un régiment, se bat, est blessé au siège de Courtray, guérit, va en Catalogne, se bat, va prendre du service dans l’armée de Venise, se bat. Il fait partie de l’expédition d’Argos. Mme de Kœnigsmark au loin, dans le Nord, rêve qu’elle voit un Turc couper la tête de son fils. Aucun Turc ne lui coupe la tête, mais il meurt de la fièvre en Morée, tout platement. Quel âge lui donnez-vous, après tout cela ? — Il avait vingt-six ans !

Puis vient la sombre aventure de son frère Philippe.

En celui-ci, l’instinct des batailleurs et des pillards semble s’apaiser. On dirait que sa mère, la belle et très noble Christine de Wrangel, a introduit dans le sang de la race une relative douceur qu’en suite on retrouvera toujours. Philippe est beau à merveille, et d’un charme irrésistible. Il est spirituel encore, très moqueur, trop moqueur pour sa sûreté. Il plaît, et plaire est toute sa besogne. Il porte dans l’amour, la violence que les autres ont mise dans la guerre : comme eux, rien ne le bride. Épris du risque, insoucieux des conséquences, n’aimant que son plaisir et l’aimant à la folie. Sous ses manières d’homme de cour, il est frénétique à la Kœnigsmark, mais avec mille grâces.

Il court l’Europe, cela va de soi, et, sans doute, il fait la guerre de-ci de-là. Mais la guerre est son passe-temps, elle peut le divertir, elle ne le saoule pas. Pour cela il a l’amour. Dans toutes les capitales, il aime, joue, a tous les duels possibles. Enfin, il arrive, nécessairement, à Venise, et y retrouve le prince électoral de Saxe — ce même Auguste qui, plus tard, donnera de si remarquables fêtes à la belle Aurore.

La ville au Carnaval éternel, où on venait de toute l’Europe trouver des joies plus libres, et retrouver la joie quand on l’avait perdue, enchantait le prince de Saxe par un accueil dont on n’avait point vu d’exemple depuis le fabuleux passage d’Henri III. C’était la plus singulière folie de plaisirs et de passions, de fêtes continuelles, d’aventures. Philippe eut sa bonne part de rapides bonheurs violents. Il vécut là, auprès d’Auguste, neuf ou dix mois d’une existence incroyable. Le maréchal Christophe-Jean ne devait pas s’amuser davantage lorsqu’il voyait les flammes de Prague reflétées par les flaques de sang, ni Othon-Guillaume quand sa bombe fit éclater le Parthénon.

Pourtant, Philippe laisse Venise pour aller en Hongrie se battre contre les Turcs. — De temps à autre, il faut bien obéir à l’automatisme créé par la race. Puis l’Électeur de Saxe ayant trop longtemps embrassé le cadavre de sa maîtresse, morte de maladie contagieuse, quitte brusquement le trône à son frère Auguste, et celui-ci appelle aussitôt le cher Kœnigsmark qui le comprend si bien. Les deux compagnons recommencent à Dresde leur vie vénitienne.

Seulement, soit que le nombre des dames propres à fixer l’attention fût moindre en Saxe que sur les lagunes, soit qu’il y ait différence entre un prince électoral, et un Électeur, soit pour quelque autre raison, Philippe, qui était subtil, s’aperçut bientôt qu’à la cour d’Auguste il n’y avait de place que pour Auguste, et que ce serait imprudence d’y exercer librement ses dons de plaire. Il va en Hanovre, où le duc Ernest-Auguste le nomme colonel de ses gardes.

Là, il trouve les deux êtres qui vont disposer de sa vie : la comtesse de Platen, maîtresse en titre du vieux duc de Hanovre, et Sophie-Dorothée, femme du prince héritier, qui sera plus tard le roi Georges Ier d’Angleterre.

La comtesse de Platen est une créature à cœur sombre. Ardente, fausse, basse, acharnée, ce qu’elle veut, elle le veut fortement. C’est le type de la sensuelle méchante, et puis, elle commence de n’être plus jeune : dangereuse dame ! Elle s’amourache de Philippe à première vue, d’une façon quasi sauvage, le lui laisse voir, et n’a aucune peine à triompher de lui. Voler la maîtresse du vieux duc ce n’était point un acte fort prudent. Mais Philippe risquera bien d’autres imprudences.

Quant à Sophie-Dorothée, il l’a connue tout enfant et lorsqu’elle était la malicieuse princesse de Celle. Ils ont joué ensemble. Philippe paraît avoir eu pour elle une de ces pures tendresses comme, même les Kœnigsmark, en éprouvent avant de vivre. Et puis il est parti. Ce n’est pas sans émotion qu’il la retrouve mariée et malheureuse. Et elle ? Il est très beau, elle l’a bien su jadis. Elle avait le goût de se moquer ; lui aussi. Que de gens ils ont ridiculisés ensemble ! Elle garde des souvenirs gais, d’autres encore de leurs années puériles. Le camarade d’enfance revient plus charmant que jamais, traînant derrière soi une légende amoureuse, portant sur soi un air de conquête. Elle n’a pas d’amis dans cette cour de Hanovre. Son mari, lourd d’intelligence et de manières, assommant au résumé, la trompe sans discrétion. C’est toujours désagréable d’être trompée même par un mari assommant. Et elle est tendre et curieuse d’amour — certaines lettres révèlent qu’avant de revoir Philippe elle eut une aventure, innocente peut-être, mais assez émue. — Enfin, à peine arrivé, ce séduisant compagnon des années heureuses devient la propriété de la Platen, sa pire ennemie ! Que pouvait faire Sophie-Dorothée ? Aimer. Elle n’y manqua pas.

Pour Kœnigsmark, s’il faut l’en croire, il adore la princesse dès la minute où leurs yeux se retrouvent. Et c’est probablement vrai. Comme il est probable aussi qu’en prenant Mme de Platen pour maîtresse, il comptait exciter une jalousie favorable chez Sophie-Dorothée. Seulement il avait mal choisi son jouet. La comtesse de Platen n’étant pas de celles dont on se moque sans péril.

Bientôt Philippe révèle son amour à la princesse. Bientôt, il sait que la princesse l’aime. Le soir, un manteau sur les yeux, il se rend chez Sophie-Dorothée, reste avec elle fort avant dans la nuit. Chastes rencontres, affirme dans ses mémoires Mlle de Knesebeck, la dame d’honneur, si admirablement dévouée. Il ne s’agissait que de causeries, elle le jure, et dont la meilleure partie consistait à couvrir la Platen du plus amer ridicule. Elle, Mlle de Knesebeck, était toujours présente. Bonne Knesebeck, elle ne songeait pas qu’avec ses mémoires, le temps devait respecter aussi les lettres des deux amants. Lettres de Philippe, chaudes, jalouses, enivrées, lettres de la princesse, passionnées plaintives et révélatrices. Nous ne pouvons croire Knesebeck ! Nous savons comment ils se sont aimés. Même, à travers ces billets, nous savons que la princesse aimait bien davantage : « Vous m’avez ensorcelée, et je suis la plus amoureuse des femmes. Je vous appelle à moi jour et nuit. Je vous attends, je vous souhaite et ne rêve qu’à vous », écrit-elle. Et lui : « C’est pour toi seule que je vis et que je respire. Soyons de mêmes sentiments. Aimons-nous à la folie. J’ai été à la chasse avec Monseigneur le duc de Celle et j’ai gagné ici 4.000 pistoles. »

Il est troublé, pris de toutes façons, mais il s’intéresse à ses 4.000 pistoles. Et bien qu’il appartienne à son amour, l’intrigue avec la Platen continue. À vrai dire il y a des ruptures, puis des reprises. La comtesse le poursuit, il se dérobe, elle finit toujours par l’atteindre. Elle passe des heures à pleurer, crier, frapper à sa porte. Elle est comme une bête folle d’amour et de haine. Il la raille, l’imprudent, il l’injurie et même il la cravache. Ce ne sont pas de bonnes méthodes pour détacher cette sorte de femme. Plus elle a le cœur enragé, moins elle renonce.

Sa jalousie ne tarde guère à deviner l’amour auquel on la sacrifie. Elle espionne, mais longtemps ne découvre rien. Elle fouille les tiroirs de Philippe, établit une surveillance autour de la princesse, harcèle le vieux duc pour qu’il intervienne, rompe cette liaison scandaleuse, dont elle est sûre comme de son existence. Le duc n’aime pas les histoires de famille, à peine fait-il quelques remontrances à sa belle-fille sur son amitié trop voyante pour le beau colonel. Sophie-Dorothée riposte de très haut, et le duc se garde d’insister.

Le temps passe, la princesse aime toujours davantage et toujours plus impatiemment. Le mystère, la contrainte lui deviennent intolérables. Elle veut s’enfuir, d’abord Kœnigsmark le lui déconseille, et puis le projet l’enthousiasme, il ne rêve plus d’autre chose.

Sophie-Dorothée a écrit lettres sur lettres au vieux duc de Wolfenbüttel qui, jadis, voulait lui faire épouser son fils. Elle a dit ses misères : l’abandon, les infidélités de son mari, la froideur antipathique de ses beaux-parents, les ennemis qui l’entourent… ce qu’elle pouvait dire enfin. Le duc de Wolfenbüttel est un seigneur chevaleresque, d’ailleurs il déteste les gens de Hanovre, il consent à recevoir l’affligée. Et elle, que n’espère-t-elle pas ! Le divorce, le moyen d’épouser Philippe, tous les bonheurs ! Elle va partir. Lui aussi. Nommé général-major au service de Saxe, il demande et obtient son congé. Il a rompu définitivement — et brutalement — avec la Platen. Elle sait que c’est fini, peut-être connaît-elle les projets de fuite. Alors :

En rentrant à la fin d’une journée, Philippe trouve sur sa table un billet : « Ce soir, après dix heures, la princesse Sophie-Dorothée attendra le comte de Kœnigsmark ». Qui a mis là ce billet ? L’écriture est-elle bien celle de la princesse ? Il ne songe pas à se le demander, ni pourquoi ce tour inhabituel. Dix heures sonnent, il jette un manteau à ses épaules, passe le seuil qu’il ne repassera plus jamais, s’en va dans la nuit.

Dans cette nuit, masquée, embusquée, veille la comtesse de Platen. Elle le voit, près d’une petite porte. Il fait un signal, attend. La porte s’ouvre enfin… La Platen court chez le vieux duc, lui dit que Kœnigsmark vient d’entrer chez la princesse. Il faut arrêter ce misérable, punir cette coupable. Elle tempête, fait rage. Le vieil homme hésite, puis — il a sommeil sans doute — signe l’ordre d’arrestation et confie tout à la Platen.

En quelques instants, elle met des gardes à toutes les issues, ordonne de par le duc qu’on retienne quiconque tenterait de sortir. Puis, prenant avec elle cinq hommes, elle leur fait boire du punch pour leur donner du cœur au ventre, et les poste dans une galerie par où il faudra que passe Kœnigsmark. La nuit est noire, les bruits meurent. On s’endort paisiblement dans le palais : la Platen attend.

Lorsqu’au signal accoutumé, la fidèle Knesebeck a ouvert la porte, elle a témoigné une grande surprise. La princesse ne compte pas sur la visite de M. de Kœnigsmark ! Il pourrait s’arrêter, réfléchir un moment, pressentir le danger. Il monte ! On s’explique. Sophie-Dorothée n’a pas écrit le billet. Qui donc l’a écrit alors ? Et pourquoi l’a-t-on écrit ? Ils sont dans un piège, Kœnigsmark doit essayer de partir au plus vite. Non ! Qui a écrit le billet ? Cela leur est égal. Les haines qu’ils sentent autour d’eux, ils n’en ont cure. Ils pensent à autre chose. Ils s’aiment ! Knesebeck garantit qu’elle n’a pas une seconde quitté la pièce, que jamais M. de Kœnigsmark n’a causé avec tant de verve. Et le fond de la causerie, c’est toujours la Platen, le rouge et le blanc dont elle se couvre pour cacher ses rides, mille détails intimes. La princesse rit aux éclats, c’est si drôle de se moquer de la Platen !… À quelques pas, l’épaule au mur, la Platen retient son souffle, écoute, guette.

Cela dure plus de quatre heures. Deux heures du matin ont sonné depuis quelque temps lorsque Philippe ouvre avec précaution la porte qui, de l’antichambre de la princesse, donne sur la galerie. Il la referme, avance à tâtons ; soudain, il se sent empoigné, il se dégage, tire son épée, se défend furieusement, l’épée se rompt ; haché de coups, Kœnigsmark tombe. Il fait clair, maintenant, la comtesse de Platen est là, tenant un flambeau. Il la voit, il veut parler à travers le sang qui empâte sa langue. Elle s’approche, pose rudement son pied sur la bouche ouverte, écrase le reste de cette vie. Il ne bouge plus. Alors, elle s’en va : sa semelle laisse des traces rouges au parquet ; elle entre chez le duc — pauvre homme, il ne devait guère dormir, cette nuit-là ! — Elle raconte : Kœnigsmark n’a pas voulu se laisser arrêter, il s’est défendu ; par mégarde, dans l’ombre, on l’a tué. Le duc est dans une grande colère, on va lui faire mille ennuis. Auguste de Saxe, qui aime tant Philippe, demandera des explications. Que dire ? Quelle insupportable affaire ! La Platen le laisse crier ; puis, quand il n’a plus de souffle, elle demande s’il veut qu’elle se charge de toutes choses : elles seront bien achevées. Il consent. Que peut-il ? Elle retourne au cadavre, le fait emporter, enfouir. Où ? On ne sait.

Tel est le récit de Sophie-Dorothée qui entendit un bruit confus dans la galerie et ne songea pas à y aller voir. Mais probablement elle s’informa dans la suite… Ce récit est confirmé par les aveux de la Platen à son lit de mort. Mais on raconte bien d’autres choses, et par exemple, que le prince Georges, sachant y trouver Kœnigsmark, entra chez sa femme avec des assassins, que Philippe se défendit de telle sorte, que le prince terrifié lui demanda grâce, puis que dans le tumulte, un des bravi s’étant approché sans être vu donna de son poignard dans les côtes de Kœnigsmark et finit ainsi l’affaire. On dit encore que, garrotté, bâillonné, le malheureux fut jeté dans un four à chaux… Nul ne revit jamais Philippe de Kœnigsmark.

Assez longtemps après la mort du roi Georges d’Angleterre, en faisant quelque restauration au château de Hanovre, on trouva des ossements sous le plancher d’un cabinet de toilette. Étaient-ce les restes du dernier Kœnigsmark ? Et ce cabinet de toilette, celui de la Platen ? La détestable femme, tandis qu’elle mettait le rouge et le blanc dont il s’était tant moqué, continua-t-elle comme dans la nuit assassine de marcher sur son amant ? On ne sait. On ne saura pas…

Sophie-Dorothée comparut devant les juges et nia sa faute avec une irréductible obstination. Le divorce, qu’elle avait tant désiré, hélas, fut prononcé, laissant à son mari le droit de se remarier, à elle non. Ensuite elle vécut trente ans, prisonnière dans la forteresse d’Ahlden. Pauvre princesse, pendant que les heures sans espoir s’accumulaient vainement, redisait-elle au fond de son cœur solitaire : « Je vous appelle à moi jour et nuit. Je vous attends, je vous souhaite et ne rêve qu’à vous ? » Ou bien avait-elle oublié, dans son morne ennui, le beau jeune homme qui, parce qu’il l’aimait, saigna à mort contre sa porte ?…

Malgré les humiliations qu’il lui fallut subir, ses enfants furent reconnus légitimes : « Le duc de Hanovre ne demeura pas persuadé de ce dernier article », remarque Saint-Simon. Cependant, quoique les dates de cette histoire d’amour ne soient pas fixées avec précision, il paraît certain que le fils de Sophie-Dorothée[1] était né avant qu’elle retrouvât Philippe. Mais sa fille ? Sa fille, qui épousa le prince royal de Prusse et fut la mère de Frédéric II ?… A-t-on l’esprit révolté par l’absurde et l’invraisemblable, lorsque, rêvant à cette histoire qui demeurera éternellement mystérieuse, on se dit que peut-être, dans les veines du Grand Frédéric, battait le sang indomptable des Kœnigsmark ?…

Charles-Jean de Kœnigsmark, mort de la fièvre, Philippe, disparu, il reste pour porter le nom de la tumultueuse famille, deux sœurs. L’une, c’est Aurore. En la nommant ainsi, il semble qu’on ait prévu sa lumineuse beauté, son charme frais et léger, son invincible gaieté.

Comme Philippe, elle a hérité de toutes les grâces de sa mère. Des Kœnigsmark, elle prend le goût d’agitation et de mouvement, l’insouciance singulière, et ce dédain des lois communes, cet instinct anarchique, inconscient et fort, qui circule à travers sa race, s’endort un moment pour éclater plus vif, et qui explique si bien les actes de ces gens extraordinaires. L’ancêtre Christophe-Jean, ce virtuose du meurtre et de la licence effrénée, ne s’était pas en vain amusé pendant la guerre de Trente Ans.

Élevée dans le château d’Agathenbourg que ce redoutable seigneur avait bâti avec l’argent du pillage, Aurore avait mille talents. Elle peignait, parlait quatre langues, aussi purement que sa langue maternelle, — s’il faut en croire Voltaire ; jouait du luth à ravir, savait l’histoire et l’astronomie, — mais, non l’orthographe, toutefois ; — faisait des vers français, des poèmes d’opéra ; même elle écrivit un drame en trois actes, Cecrops. À cause de sa voix merveilleuse, et de ses vocalises parfaites, on l’appelait le « rossignol suédois ». Pleine de vive imagination, et d’un goût raffiné, elle s’entendait comme personne à inventer des fêtes.

Avec tout cela, elle connaissait l’art de mener sagement une maison. Il paraît que l’on garde encore le registre où elle tenait un compte exact de la viande, du beurre, des légumes consommés chaque semaine à Agathenbourg, et des sommes données aux pauvres, de toute la dépense. Elle ne conserva guère ces belles habitudes d’économie, mais enfin, elle les eut, et tout au bout de la race nous verrons revivre en quelqu’un, l’artiste bonne ménagère, chez qui l’amour de l’ordre et le mépris de la loi voisinent bizarrement.

Aurore avait beaucoup d’esprit et même d’intelligence, et puis elle était belle, adorablement belle, Cette absurde expression : « un visage pétri par les grâces », on lui trouve un sens exact lorsqu’on regarde, à Dresde, le buste de la radieuse femme. Rien de plus fin et de plus gai, de plus fier et de plus doux que cette figure. Aurore devait être : orgueil, bonté, sourire. Et quand elle riait, disaient ceux qui l’ont connue, ses paupières clignées lui faisaient un regard si malicieux, si tendre que les âmes les plus fermes en restaient troublées.

L’âme d’Auguste II n’était pas très ferme. À peine eût-il vu Aurore, il l’aima follement.

Accompagné de sa sœur, la comtesse de Lewenhaupt, dont toute l’histoire semble se résumer ainsi : elle était laide et désagréable, Mlle de Kœnigsmark arrivait à Dresde en solliciteuse. Elle voulait savoir ce qu’était devenu son frère Philippe, et quelque temps, s’agita beaucoup, et fit grand bruit autour de la disparition d’un être si cher. Puis soudain, comme tout le monde, elle cessa de s’en occuper. À vrai dire, et encore qu’elle tâchât de rattraper l’héritage de Philippe, elle dut croire longtemps que le malheureux garçon était séquestré quelque part et qu’on le reverrait. Enfin, si elle débarqua en Saxe fort chagrine, elle reprit vite cet entrain que rien jamais ne put lui ôter.

Auguste l’adorait. Il était très beau à cette époque, il savait bien comment on parle aux dames de façon à leur plaire. Il entourait la jeune fille d’hommages ardents, la surchargeait de cadeaux fabuleux, organisait pour elle des divertissements inouïs. Ces choses étaient propres à égayer une personne de nature si vive. À ce grand amour, Aurore résista le temps convenable, mais ce ne fut pas un très long temps. Il parut tout simple à cette fière demoiselle, dont la mère était princesse palatine, de prendre rang parmi les favorites — trop nombreuses pour qu’on s’y retrouve lorqu’on les compte — de ce prince débauché. Même elle trouva que c’était beau et mit de l’orgueil à la chose. Mais elle avait un cœur charmant, et bien qu’elle jugeât sa situation normale, indiscutable, noble et magnifique, elle n’aimait point à causer de la peine. Sans nulle bassesse, portant au plus haut sa jolie tête, elle sut se faire endurer par la femme d’Auguste, la pauvre Électrice dont, même, elle devint l’amie, la confidente. Et quelques années plus tard, sa faveur passée, comme Aurore revenait à Dresde pour mettre en train une de ces fêtes qu’elle seule savait rendre parfaites, l’Électrice lui dit avec un soupir : « Ah ! ma chère, de votre temps j’étais bien plus heureuse ! »

Donc, un beau jour, elle avoue qu’elle aime Auguste. Peut-être l’aime-t-elle ? Ce n’est pas chose aisée de savoir si on aime véritablement un homme — un souverain ! — qui donne tant de bijouterie. L’extravagante générosité d’Auguste devait produire une griserie un peu analogue à celle du pillage, et peut-être éveiller d’émouvants souvenirs dans l’âme d’une Kœnigsmark. Quoi qu’il en soit, elle cède et s’en va à Moritzbourg célébrer à grand bruit ses noces illégitimes. Puis, après quinze jours, elle revient à Dresde, se fixe dans son bonheur étalé. Auguste compose la maison d’Aurore, elle mène un train royal. Toute la cour en extase se ramasse autour d’elle. Elle règne, donne, dirige, s’occupe de politique. Trop peut-être. Auguste préférait qu’on lui parlât de danses et de carrousels. Pourtant il l’aime vivement, elle est si jolie et — n’en doutons pas — si tendre ! Au bout de quelques mois, il va en Hongrie où, comme de juste, il y a des Turcs. Au retour, il est plus épris que jamais. Puis il part encore, revient encore et n’est plus épris du tout.

Pendant son absence, Aurore s’est retirée à Goslar, et l’étonnant bébé, qui sera Maurice de Saxe, entre dans le monde. Après quoi, Mme de Kœnigsmark reste fort malade. Auguste la retrouve languissante et assez misérable… Si on faisait là-dessus des recherches attentives, je crois que l’on serait étonné de voir combien est petit le nombre des souverains qui n’ont pas eu le vif dégoût de la maladie. Cela semble chez ces hauts personnages un tour d’esprit professionnel. Auguste avait ce dégoût presque autant que Louis XIV. D’ailleurs, il aime la comtesse Esterlé. Pour Aurore, c’est fini. Sa faveur a duré dix-huit mois. Est-elle au désespoir, humiliée, un peu triste au moins ? Nullement. Comme elle a trouvé simple et légitime de se donner, elle paraît trouver simple et légitime qu’on la quitte. Les Kœnigsmark ne devaient guère croire aux serments qui engagent l’avenir, ni au devoir moral, ni à rien de ce qui entrave la liberté. Elle ne fait pas la moindre histoire, mais s’accommode. Elle s’est occupée d’obtenir son admission dans la très noble abbaye de Quedlinbourg. On l’y reçoit, elle se trouve en fort grande compagnie et parmi des princesses de sang royal. Plus tard, elle compte bien être abbesse. La voilà aux pieds des autels. Mais ce n’est pas La Vallière, c’est Aurore de Kœnigsmark ! Elle ne va aucunement rester là en prières. Non, non. Le sang erratique de la famille parle. Elle court le monde. On l’aperçoit à Berlin, puis à Stockholm, puis à Leipzig, partout ! Ses affaires vont mal. L’immense fortune laissée par le vieux pillard se vaporise on ne sait comme aux mains de ses descendants. Sans cesse, la religieuse de Quedlinbourg verra par toute l’Europe quelqu’un retenir de l’argent qui lui appartient, quelque autre des bijoux, et ses propriétés fondre. Il faut protester, discuter, plaider, implorer. Il faut encore s’amuser : courir surtout ! Ainsi fait-elle.

Auguste suivant ses conseils, est monté sur le trône de Pologne. À la suite de quoi, la Pologne devient un lieu d’une gaieté singulière. Mais, — j’ignore si elle avait conseillé cela aussi — il attaque Charles XII. Pauvre Auguste, il ne savait pas ce qu’était Charles XII ! Il l’apprend. Il va perdre son trône de hasard, qui sait ? la Saxe aussi peut-être ? On l’abandonne, ses soldats ont peur des Suédois comme les bêtes ont peur du feu. Le sol craque sous lui. L’excellente Aurore quitte tout, s’élance, pleine de dévouement certes, et amusée aussi par la possibilité d’intervenir, de remuer. Elle apporte des consolations, et des avis en même temps. Il faut faire quelque chose, offrir la paix. C’est bien l’avis d’Auguste. Alors qui, mieux qu’elle, une Suédoise, a qualité pour porter au roi de Suède de secrètes propositions ? À ce moment, Auguste s’aperçoit peut-être qu’elle est toujours divinement jolie, et peut-être, se souvient du temps proche encore où, pour l’amour d’elle, il aurait fait la paix, la guerre, n’importe quoi. Enfin il la charge d’aller émouvoir l’ennemi. Et, elle, enchantée, y court.

Aurore avait écrit pour Charles XII des vers que, dit Voltaire, l’histoire ne doit point omettre. Elle introduisait les dieux de la fable qui tous louaient les différentes vertus de Charles. La pièce finissait ainsi :

Enfin chacun des dieux, discourant à sa gloire.
Le plaçait par avance au temple de mémoire,
Mais Vénus ni Bacchus n’en dirent pas un mot.

Probablement la belle Aurore espérait qu’après sa visite, Vénus aurait à dire quelque chose. Comme il serait curieux de connaître les pensées que roulait dans sa tête la descendante des chauds batailleurs tandis qu’elle s’en allait vers le héros glacé…

Elle arrive, demande à voir le roi de Suède, il refuse tout net. Elle ne se décourage pas, attend, et un jour le rencontre sur un chemin venant vers elle. Aussitôt elle descend de carrosse et s’avance. Quel respectueux et tendre sourire sur les lèvres de l’adorable Aurore, on l’imagine ! Quelle émotion dans son cœur, peut-être ! Charles l’aperçoit, fait volter son cheval, part au galop, la laissant là. Elle ne se déconcerte ; ni ne s’afflige : « Je suis bien malheureuse, dit-elle, d’être la seule personne au monde à qui ce grand prince ait tourné le dos. » Puis toute consolée par ce mot, elle repart se mêler d’autres choses.

Voltaire assure avec sa gentille flatterie que Charles XII craignit la séduction. Je n’en crois rien du tout, mais plutôt qu’il avait horreur des dames politiques, cet homme qui n’aimait point à perdre le temps.

Au milieu de ses expéditions, des exercices propres à amener un peu d’argent dans ses poches vides, de ses intrigues pour se faire nommer abbesse, Aurore s’occupe de son fils. Elle ne l’a pas gardé près d’elle. Il commence de voyager lui aussi, dès qu’il a six mois. Mais elle s’informe — et le plus tendrement du monde, semble-t-il ; — de sa santé, de ses progrès. Même à un moment, elle craint qu’on ne le fasse changer de religion, et se montre émue, mais pas jusqu’à la douleur. La manifestation la plus évidente de son amour maternel se traduit en incessantes demandes d’argent faites à Auguste.

Après avoir perdu son trône polonais, vu la Saxe envahie et durement taxée, subi la volonté de Charles XII — qui pince-sans-rire au dernier point, l’a obligé d’écrire à Stanislas Leczinski, pour le féliciter d’être élu roi de Pologne en son lieu et place, — après tout cela, Auguste a connu de meilleurs jours. La défaite de Pultawa l’ayant débarrassé du terrible roi de Suède, il reprend la Pologne, et la fête fantastique de sa vie. Les maîtresses se succèdent, les bâtards naissent comme champignons, l’argent coule. Il faut payer le palais de Varsovie où la favorite de l’heure trouvera des appartements d’été tout revêtus de marbres rares, des appartements d’hiver où murs, plafonds, portes, tout est couvert en admirables laques de Chine. On conçoit que ce souverain n’ait pas d’argent pour l’ancien amour oublié.

Les bijoux d’Aurore sont en gage, entre autres des perles sans pareilles qu’Auguste lui a données le jour de leurs noces à Moritzbourg. Elle demande de quoi les dégager. Nulle réponse. Elle s’adresse au ministre. Il en parlera au roi. Et puis il n’en parle pas, ou bien le roi n’écoute guère. Pauvres perles que sont-elles devenues ? Jamais la nonne de Quedlinbourg ne les revit.

Mais rien n’entame sa gaieté. Elle s’amuse et circule. Une fois, le fils de Pierre le Grand vient visiter l’abbaye. Pour ce coup elle s’y trouve, l’occasion n’est pas de celles qu’on manque. Et, drapée à l’antique, elle récite au tzaréwitch des vers composés par elle pour la circonstance. Il est enthousiasmé. Cependant l’abbesse, vieille dame fort sourde et un peu ralentie croit jusqu’au bout que la comtesse de Kœnigsmark a représenté sainte Thérèse.

Une autre fois, Aurore est à Teplitz. Elle prend les eaux, et fort gaiement. Elle-même raconte, dans une lettre, qu’avec une troupe d’autres dames pleines d’animation, elle est venue au bain couverte de voiles légers, couronnée de fleurs — déguisée en nymphe. À peine dans la piscine, ces dames aperçoivent, avec surprise, « une vieille nymphe renfrognée », qui s’ébat au milieu d’elles, puis, un examen plus attentif leur fait découvrir que la nymphe a de la barbe. Horreur, c’est le vieux comte de Trautmansdorf qui, lui aussi, s’est « couvert de voiles légers et couronné de fleurs » dans une intention qui n’échappera à personne. Grands cris, éclats de rire, on veut le chasser. Mais voici bien une autre affaire ! Au bord du bassin un homme apparaît en bottes, et coiffé d’un haut bonnet d’astrakan. On lui jette de l’eau, son bonnet tombe, il a d’immenses cornes de cerf collées à la tête : c’est Actéon ! Les nymphes sont folles de joie.

Ainsi se divertissait l’étrange nonne. Elle se divertit jusqu’à la fin. À l’abbaye où elle demeura un peu plus souvent, ce n’étaient que concerts, goûters, mascarades. On venait de loin pour l’y voir, — même son fils venait parfois, mais guère. Elle retrouva quelques bijoux à engager pour lui faire tenir un peu d’argent, lorsqu’il poursuivait son aventure de Courlande. Adrienne Lecouvreur aussi engagea ses bijoux et fournit plus, je crois, que l’ancienne favorite pour qui Auguste le Fort avait dépensé tant de millions.

À la fin, vieille, ruinée, poursuivie par ses créanciers, couverte de dettes, toujours gaie, agissante, elle s’occupait à fabriquer de bizarres drogues dont elle espérait santé et jeunesse, comme Christophe Jean, le vieux batailleur qui ne se battait plus, cherchait jadis des secrets de vie et de domination avec ses alchimistes et ses astrologues.

Le glas sonnait encore pour Aurore de Kœnigsmark, lorsqu’un mandataire de son fils vint réclamer l’héritage. Il se montait à cinquante-deux écus.

L’arrière expression que la vie ajoute aux visages est sensiblement pareille dans les portraits d’Auguste le Fort, et dans ceux du maréchal de Saxe. Sur le masque d’Auguste, et sur la « belle et bonne figure qui semble toujours dire : En avant ! mèche allumée, tambour battant[2] », apparaissent les mêmes signes de la tristesse physiologique apportée par l’abus des sensations. Les deux bouches ont une mollesse amère, les yeux on ne sait quelle lassitude masquée d’ardeur et d’orgueil. L’excès des plaisirs et des émotions a singulièrement renforcé l’air de famille. Mais ce n’est pas son seul tempérament de viveur enragé qu’Auguste transmet à son fils. Le sang royal mêle aux appétits des Kœnigsmark le besoin de régner.

Toute sa vie, excepté peut-être dans la bataille où il s’assouvissait pleinement, Maurice rêva d’un trône. Jeune, il lutte avec une obstination furieuse pour obtenir, puis garder le duché de Courlande, et quand il l’eut irréparablement perdu, jamais sans doute il ne cessa d’y penser. Il faillit régner sur un bien autre territoire que la Courlande. Par deux fois, le trône de Russie sembla possible à saisir. Anna Iwanowna, qui devait être tzarine, aimait tendrement ce beau garçon, si brave. Mais au lieu de soigner ces chances magnifiques, il s’amouracha d’une suivante, se fit surprendre et perdit son espoir. Ensuite, on veut qu’il épouse la fille de Pierre le Grand, Elizabeth, mais il semble avoir joué la partie mollement et sans véritable entrain, lui, qui savait si bien se faire aimer ! Probablement ce n’étaient pas les royaumes qu’apportent des femmes éprises dont il avait le grand désir, mais ceux qu’on empoigne soi-même dans le péril, l’aventure, le jeu héroïque. Et cependant, comme il voulait régner ! Que n’imagine-t-il pas : une couronne en Amérique ; puis à Madagascar, où il aurait les pirates pour sujets ; en Palestine, où il serait roi des juifs ! Cet admirable déclassé promène avec lui l’inquiétude d’un souverain à qui on aurait volé ses États. Voilà l’héritage d’Auguste de Saxe.

Et quant à celui des Kœnigsmark, il est assez visible. Comme eux, il se bat pour l’étranger, mais garde son indépendance : « Je suis heureux de servir la France, dit-il à Louis XV, mais le jour où les envieux m’auront enlevé la confiance du roi, pense-t-on qu’il y ait un pays en Europe qui refuse le secours de mon épée ? » Cette France qu’il sert si bien, dès qu’on l’irrite, il songe à s’en aller servir contre elle. Il est un condottière que rien n’attache où l’on ne se bat pas ; sa patrie est le camp quel que soit le drapeau qui y flotte. Comme ses ascendants, il fait la guerre pour la guerre. Il la ralentit pour qu’elle dure, cette guerre où il respire à l’aise. Et puis, il est un prodigieux pillard. On s’en effarouchait. Grande injustice ! Le fils d’Aurore fut ce grand capitaine, parce que la volonté de la race se ramassait en lui pour donner une expression exacte et totale de ses énergies. Il fallait qu’avec son génie militaire, son goût de bataille et de risque, il eut aussi l’instinct de liberté sans limites des Kœnigsmark, et leur certitude d’être au-dessus des lois. C’est à eux qu’il obéissait quand il fit emprisonner la gentille comédienne Mme Favart, coupable de s’être éprise de son mari, et de ne vouloir pas — ou plus — l’aimer, lui, le maréchal de Saxe ! Vilaine action ! Certes. Et indigne d’un héros. Oui, mais le grand-père de ce héros-là eût tué sans causerie et le pauvre Favart qu’on lui préférait, et la charmante femme qui lui résistait. Or, ce grand-père parlait souvent d’une voix forte dans l’âme du héros. C’est lui, croyez-le, qui, lorsque Voltaire assure au maréchal qu’il ne reviendra pas, s’il va joindre l’armée, mourant comme il est, riposte : « Il ne s’agit pas de vivre, mais de partir ! » Et à Fontenoy, lorsque Maurice de Saxe, crevant d’hydropisie et de fièvre, se fait traîner dans une voiture d’osier sous la mitraille, c’est l’indomptable ancêtre encore, qui met en lui l’énergie surhumaine de vaincre, presque à l’agonie. Parmi beaucoup de terrible, les Kœnigsmark ont du magnifique.

Cependant, on trouve chez le maréchal de Saxe une tendance qu’il ne doit ni aux ancêtres, ni à sa mère frivole, ni à son père libertin. La guerre est son art, non la tuerie. Je ne pense pas que, comme Charles XII, il eût jugé une campagne où on triomphe sans massacrer beaucoup d’hommes, ennuyeuse et « trop pareille à la chasse ». Il ménage la vie humaine et a une sorte d’indulgence chaleureuse pour les faiblesses. Ce brave admet la peur des autres, s’y attend comme à chose naturelle et quasi légitime. Avec une gentillesse qui pardonne, il l’appelle « l’imbécillité du cœur ». Il voit les petits, sait qu’ils existent, est bon pour ses soldats et les aime. On se rappelle toujours avec plaisir, comment, un officier général lui proposant un coup de main dont la réussite exigeait le sacrifice de vingt grenadiers, il répondit : « Vingt grenadiers ! Passe encore si c’étaient vingt lieutenants généraux ! » C’est qu’il n’avait pas l’âme d’un aristocrate, mais une âme où, mêlés bizarrement, l’instinct anarchique des Kœnigsmark et l’instinct royal avaient produit autre chose qu’eux-mêmes, bien autre chose : le sens humain.

Il commence au maillot la vie errante qui sera sa vie. On le porte à Hambourg, à Berlin, à Varsovie. À sept ans, on le trouve à Breslau ; à huit, en Hollande. C’est là que ses précepteurs, ne parvenant pas à lui apprendre à lire, supposent qu’il a le crâne mal fermé, et songent à lui mettre un cercle de fer autour du front pour le rendre capable de saisir les rudiments de la science. On ne lui met pas le cercle et il apprend à lire tout seul, comme il apprendra le reste. À treize ans, il commence sa carrière militaire. Près du monument élevé sur la place où tomba Gustave-Adolphe, le comte de Schulembourg lui fait une belle petite harangue où il dit entre autres choses : « Soyez irréprochable dans vos mœurs et vous dominerez les hommes. » Maurice, encore qu’il estimât beaucoup M. de Schulembourg, ne devait tenir aucun compte de cette recommandation.

Et puis il se bat, il entasse les aventures et les triomphes, brûle sa vie, comme s’il craignait de mourir avant d’avoir tout éprouvé. Dans cette course, on le voit par minutes passer à des endroits où il semble que des ombres veillent et l’attendent. Il recommence des gestes anciens…

Quatre-vingt-quinze ans après Christophe-Jean de Kœnigsmark, il prend Prague. Lui avait-on raconté les horreurs du sac qu’ordonna son terrible ancêtre ? Lui, maître de la ville, empêche meurtres et vols. Jamais place ne fut occupée si doucement. On dirait qu’il veut effacer les hideux souvenirs, ne laisser que de la gloire.

Plus tard, c’est une similitude comique. De même que l’Académie de Stockholm avait offert un fauteuil au maréchal de Kœnigsmark, l’Académie française en offre un au maréchal de Saxe — à titre de « guerroyeur » aussi, probablement. — Mais Maurice, soit qu’il eût trop, ou trop peu d’admiration pour l’Académie, refusa, et on connaît le billet où il formule ses raisons avec une merveilleuse brièveté : « Sela m’iret comme une bage à un chas. »

Louis XV lui a donné le château de Chambord. La guerre finie, il s’y installe et mène une vie pompeuse entouré des drapeaux, des canons pris à l’ennemi. Son régiment de uhlans fait l’exercice et défile devant lui. Les sonneries de trompettes, le choc des armes, mettent dans l’air tranquille un bruit de camp. Parfois, sur son ordre, on pend aux branches d’un arbre quelque soldat indiscipliné. Pour lui, il écoute la comédie, donne des audiences, soupe assis sur un fauteuil qui a des airs de trône, reçoit des visites illustres qui ont un air de cour. Comme un roi, il admet le peuple à le voir manger. Comme un roi, il a des sentinelles aux portes de sa chambre. Quand il paraît, les tambours battent. Autour de son inaction, Maurice de Saxe plante un décor où ses rêves dansent leur ballet.

Il n’est pas seul dans ce Chambord. Parfois, aux chemins obscurs du parc, il doit rencontrer l’ombre de Charles-Jean de Kœnigsmark qui, tant d’années plus tôt, a passé là, menant avec lui le page aux beaux yeux, au tendre cœur. Charles-Jean s’est arrêté à Chambord entre deux batailles, et Maurice vient s’y arrêter entre sa vie pleine et brûlante, et sa mort si proche.

Cette mort demeure mystérieuse. Les uns croient solidement que, usé comme il était par de si excessives dépenses d’énergie, un refroidissement suffît à l’emporter. D’autres ne doutent pas que le prince de Conti l’appela en duel dans les fossés du château, et, en lui traversant la poitrine d’un coup d’épée, vengea ses vieilles haines. La fin de Maurice reste enveloppée d’une romanesque atmosphère de secret et de légende, — comme celle de Philippe de Kœnigsmark.

Quoi qu’il en soit, Maurice de Saxe partit content d’avoir vécu. Aux dernières heures, il dit : « La vie n’est qu’un songe. Le mien a été beau, mais il est court. » Il avait su, sans peur, sans souci, sans remords, écraser la grappe des joies et en boire le jus rouge. Les Kœnigsmark savaient tous l’art du bonheur.

Parmi les aventures amoureuses du maréchal, il s’en trouve une dont la mémoire ne devait pas périr : sa liaison avec Mlle de Verrières. C’était une « courtisane » jolie, bonne personne, qui se laissait aimer par qui voulait, et faisait son métier avec gentillesse et placidité. Le maréchal avait chez elle ses habitudes au point que, pour donner à la maison un air plus intime encore, il y transporta le portrait de sa mère et, distrait, l’y laissa, quand il partit pour ne plus revenir.

Mlle de Verrières commença par lui donner une fille et, ensuite, le trompa avec Marmontel. Le maréchal s’en aperçut, la jeune personne pleura, mentit, recommença. Il finit par se lasser, quitta l’inconstante et peu après mourut. Sa fille avait alors deux ans. La pratique petite courtisane s’adressa à la dauphine, la suppliant de prendre le bébé sous sa protection. La dauphine était une princesse de Saxe et, en conséquence, la nièce du maréchal. Elle fut touchée, consentit à se charger de Marie-Aurore et la fit élever à Saint-Cyr. L’enfant ne revit sa mère que le jour où, à quinze ans, elle sortit de la sage maison pour épouser le comte de Horn, bâtard de Louis XV. Mariage blanc et qui dura peu. Marie Aurore était comtesse de Horn depuis quelques mois à peine lorsqu’on vint la chercher au milieu d’un bal, pour la conduire en hâte dans la chambre de son mari où, jusque-là, elle n’était pas entrée. Elle vit des gens agités, parlant bas, une longue forme étendue sur un lit, une main livide qui traînait lourdement sur le tapis, des taches rouges. Tout de suite on l’emmena. Le comte de Horn venait d’être tué en duel.

La pauvre petite rentra dans un couvent. Puis, la dauphine mourut. La voilà sans protection, sans argent, que faire ? La maison maternelle lui est ouverte. Elle y va. Sa mère et sa tante continuent de mener grand train. Elles reçoivent des gens de lettres, de nobles seigneurs, donnent la comédie. La comtesse de Horn vit là fort plaisamment. Sa mère l’adore et aussi sa tante qu’on appelait « la belle et la bête », tant elle était jolie et stupide. Il y a encore dans la maison, M. d’Épinay : il s’est jadis ruiné pour la mère de Marie-Aurore, et, ensuite, la bonne courtisane l’a recueilli, hébergé. Puis, il y a Dupin de Francueil, ancien amant de Mme d’Épinay. Un jour, Dupin de Francueil est venu chez les demoiselles de Verrières pour sermonner M. d’Épinay, et le ramener à sa femme. Francueil n’a point ramené d’Épinay, au contraire, tombant amoureux de « la belle et la bête », il est resté, lui aussi, dans la cordiale demeure. Étrange famille pour la protégée de la dauphine, la chaste jeune fille soigneusement élevée. Elle s’en accommode, et dans ce milieu d’une si candide immoralité, reste pure et intacte d’esprit.

En se mêlant au sang de la courtisane née dans le peuple, le sang des Kœnigsmark s’apaise comme une brusque rivière à la traversée d’un étang. Marie-Aurore est une fine personne au corps paresseux, à l’esprit délicat, qui aime les lectures graves, les belles conversations, les jolies manières, et la tranquillité. Point de courses à travers le monde : un tour de jardin la fatigue. Point d’aventures. Sa mère morte, seule de nouveau et sans ressources, elle accepte d’épouser Dupin de Francueil. Il a soixante-trois ans, n’importe : sans amour, elle sera la plus heureuse des femmes. Mais si, elle a un amour : son fils. Il s’appelle Maurice, comme elle s’appelle Aurore ; mais qu’ils sont différents de l’autre Maurice et de l’autre Aurore ! Le petit Dupin est un enfant de vieillard, languissant et gâté. Quand il laisse tomber un objet, il sonne un domestique pour le lui ramasser. Ce n’est pas lui qui, comme Auguste le Fort, tordrait un fer à cheval ! Il a de la grâce, les mains et les pieds si petits que quand plus tard il se costumera en femme pour un bal masqué, nul ne le reconnaîtra pour un homme.

Cependant, la Révolution vient secouer l’enfant débile. Sa mère est emprisonnée, leur amour s’exaspère dans le danger. Ils se retrouvent, et malgré la ruine, les misères subies, c’est le bonheur. Peu de fils ont aimé leur mère d’une tendresse plus vive que ce doux garçon rêveur, artiste et d’une âme si émue.

Et puis Maurice veut rejoindre les armées. Ce sera un excellent soldat, parfaitement brave. « Jamais il ne se sentait si à l’aise, si calme, si doucement remué intérieurement que dans une charge de cavalerie[3]. » Malgré tout, la guerre n’est pas sa vie, son amour, l’air de ses poumons. Fait prisonnier au passage du Mincio, il s’en va loin, loin ! « Après être resté deux mois dans leurs mains, dit-il, marchant toujours par les déserts de la Carinthie et de la Carniole, nous avons été menés jusqu’aux confins de la Bosnie et de la Croatie. Nous allions entrer dans la Basse-Hongrie lorsque, par l’événement le plus heureux, on nous a fait retourner sur nos pas. » Cette longue course a l’effet le plus étrange sur Maurice Dupin. Son insouciance, sa libre gaieté, n’en sont point revenues. Une ombre grave demeura sur son esprit. Sans doute, il ne songeait guère aux ancêtres qui, pendant cinq siècles, avaient passé victorieux, violents, pleins d’une vie formidable, où il passait misérable et humilié. Cependant… Ils étaient venus là. Et pour avoir mis le pied dans leurs pas, le descendant courageux et dégénéré rapporta une secrète tristesse, une inconsciente nostalgie, peut-être.

Il rencontre à Milan une femme ravissante, la maîtresse d’un officier supérieur. Il l’aime, elle l’aime, quitte pour le suivre et être pauvre avec lui, son riche protecteur. Ils vivent ensemble, se marient au bout de quelques années. Jusqu’à la fin, la vie de Maurice sera une humble et poignante tragédie, et son cœur déchiré entre ces deux amours, sa femme, sa mère tant chérie, si affreusement offensée par ce mariage et surtout par cet amour. Triste lutte où se torturent ces âmes délicates, filles méconnaissables d’âmes insoucieuses, fortes et dures. C’est bien fini des Kœnigsmark ? Non !

Maurice Dupin goûte à peine la précaire joie de voir sa mère accueillir et tolérer sa femme, qu’une chûte de cheval le tue. Mais il laisse une fille… Les énergies de la race sont réveillées : passions, mépris de la loi, instinct anarchique, ample bonté chaude, imagination, rêves immenses, et c’est : George Sand !…

… Le soleil couchant brûle les grands murs de Moritzbourg, embrase les fenêtres. Les modestes promeneurs du dimanche, las et heureux, marchent des fleurs aux mains, s’appellent, s’en vont vers la ville retrouver besognes et devoirs. Il est bien loin ce jour de folle mascarade où l’Électeur de Saxe amenait, ici, sa nouvelle favorite. Ce jour d’un tel cynisme indiscret, — et si mystérieux ! — qui devait donner à la France, la victoire de Fontenoy, et le génie de George Sand…

RATISBONNE


Dès qu’on arrive dans une ville inconnue, il faut, je crois, courir vers l’endroit, le monument, le chef-d’œuvre qui vous donnera — on le suppose ! — l’impression la plus forte. Aussi, avant tout, verrai-je la Walhalla, ce « temple de l’honneur » bâti, non loin de Rastibonne, par le roi Louis Ier.

Bædecker déclare que « ce monument produit un effet surprenant, quelque idée qu’on s’en soit faite d’avance ». Le temple de l’honneur est une rare merveille, j’en suis sûre : autrement Bædecker ne se risquerait pas à promettre que la réalité dépassera nos songes. Car il est futé, ce Bædecker, il doit savoir qu’avec quelques accords d’une pompe mystérieuse, Wagner a construit pour nous une image du paradis où les héros morts recommencent leurs combats parmi l’éternelle splendeur. Le mot seul : Walhalla, évoque des magnificences et une grandeur tragiques. Pour échapper au ridicule, un lieu qui s’appelle ainsi doit être sublime. Allons-y ! Allons-y vite !

Je prends une automobile, et en quelques minutes je joins la campagne.

Le paysage, me paraît vide. Les lignes se raccordent d’une manière ennuyeuse. Mais les syllabes magiques, rudes et aériennes tout ensemble, sonnent dans ma tête : Walhalla ! Walhalla ! Et des visions naissent. C’est : Ygdrasil, l’arbre de vie, dont les trois racines étreignent toute la terre, dont les branches jettent leur ombre sur tout l’univers. Au pied d’Ygdrasil, se tord un serpent inquiet, qui ronge sans trêve l’écorce éternelle. Au sommet, un grand aigle immobile regarde l’espace d’un œil que nulle lueur n’éblouit. Sur le tronc de l’arbre sacré, un écureuil pervers, monte, descend, et tâche de semer la haine entre l’aigle serein et le serpent… Puis c’est Odin, suivi par ses deux loups taciturnes, dont l’un, Fenris, attend l’heure de le dévorer. Odin qui, au milieu du banquet, interrompt son rire terrible, cesse de boire la cervoise dans sa grande corne, pour entendre les corbeaux, perchés sur son épaule, lui croassant à l’oreille ce qu’ils ont appris ce jour-là de l’histoire humaine. Et c’est Thor, rauque et brutal, dont la main délivre le tonnerre ; et Freya, souveraine de l’amour, sur la robe de qui les fleurs du printemps ne se fanent jamais, et Balder, colossal, doux et beau, dont le fils sera le dieu de justice ; et Frey, aux cheveux de lumière, aux yeux d’ombre, qui commande au soleil et à la pluie fécondante ; et la belle et forte Syn, debout contre la porte, gardant, fidèle et inflexible, la salle des dieux…

Le chauffeur se penche, crie quelque chose, montre au loin une haute colline, jette sa voiture dans une ornière et mon nez contre la vitre. Quand je retrouve quelque équilibre, je cherche des yeux la colline. L’homme a dit : C’est la Walhalla…

Rapetissé par la distance, ce temple grec — que voulez-vous, je n’y peux rien, c’est un temple grec ! — semble un joujou triste. Il tient à n’avoir rien de commun avec ce qui l’entoure. Les arbres touffus, le ciel empâté de nuages, tout cela ne le regarde nullement. Il ne se lie pas, ne se prolonge pas, mais reste sec, détaché, isolé. Il est un temple grec et dédaigne la forêt germanique, l’atmosphère brumeuse, le fleuve gris. On dirait que, morose, il demande : « Par où s’en va-t-on ? » Sans doute il faut le voir de près pour qu’il fasse l’effet surprenant garanti par le guide.

Après maint détour, maint crochet, nous arrivons au bas de la montagne. La Walhalla disparaît dans les arbres. Le chauffeur arrête son soubre-sautant carrosse, ouvre la portière et, péremptoire, dit : « Il faut monter à pied. » Je l’assure que je n’en ferai rien. Alors, visiblement convaincu de la supériorité de l’homme sur la femme, et de l’Allemand sur l’étranger, tout grandi par l’orgueil, prêt à la colère, il répète avec force : « Il faut aller à pied, c’est défendu de monter avec des voitures ! » Il est fâché, oui, mais moi aussi ; je réponds : « Ramenez-moi immédiatement à Ratisbonne. » Mon accent, je l’avoue, manque d’aménité. Le chimérique chauffeur met sa machine en marche et sans plus de commentaires nous montons vers la Walhalla… Tout irait très bien, n’en doutez pas, si on me chargeait de « causer » avec l’Allemagne lorsque de temps à autre elle prend ces crises de maussaderie qui convulsent la Bourse et troublent les mères de familles…

La route sous les arbres est poétique, belle, très allemande. Et puis on débouche sur un espace ouvert, et voilà : le Parthénon !…

Encore que, vu de loin, il paraisse d’un blanc cru, ce temple grec est, en réalité, fait d’un marbre gris mat, pauvre de couleur et assez pareil à du carton. Les proportions, j’en demeure convaincue, sont excellentes, et toutes les matières de qualité supérieure. Des gens doctes ont pris de la peine, on a dépensé beaucoup d’argent pour réussir ce chef-d’œuvre. Le chef-d’œuvre est d’une grande absurdité.

J’entre. Tant de colonnes aux fastidieuses cannelures ont fait fuir les héros fantômes qui s’entre-tuent le matin, ressuscitent à midi pour se mettre à boire. Freya la fleurie, Thor et sa foudre m’ont laissée là, et tous les dieux amis de la mort, affamés de carnage, assoiffés, de beau sang rouge, et tout le sombre poème de la mythologie scandinave. Cependant, le temple grec, qui ne s’appelle pas au hasard Walhalla, est fait pour loger, avec toutes les gloires allemandes, le souvenir d’Odin et de sa cour. Et cela trouble grandement la cervelle des personnes simples. Un Parthénon où l’on voit l’Allemagne retrouvant sa liberté à Leipzig, puis la tête mécontente de Bismark ; un Parthénon plein de Walkyries, c’est, on le sent bien, un objet déconcertant.

Ces Walkyries ont le nez grec comme de juste, mais le tissu bien germanique, pauvres demoiselles ! Schwanthaler les a faites, et il devait en être fort content. Je crois qu’on admire beaucoup en Allemagne le génie de Schwanthaler. Seulement il n’avait aucun génie — pas le moindre ! Nulle crainte qu’on le surprenne jamais à regarder avec les yeux de sa tête, à être original. Il faisait des statues grecques, cet homme, vous comprenez !

Au reste, il n’y a jamais eu de grands sculpteurs en Allemagne. On y trouve certains artistes délicats et charmants, comme Riemenschneider, par exemple, qui ont taillé dans le bois des petites figures d’une grâce intime, émue, tendre. Mais quant aux statues qui achèvent le sens d’un monument, ou, placées dans un espace vide, asservissent les formes environnantes, ramènent à elles les lignes, les disciplinent et les rythment ; décorent en un mot, il n’y en a pas trace.

L’illustre châsse de saint Sebald, fondue à Nuremberg par Peter Vischer, est un bibelot joliment et petitement exécuté. Chaque détail, personnages, animaux, ornements, y demeure indépendant des autres. Leur voisinage ne constitue pas un ensemble où l’arabesque se poursuive impérieuse. Et rien n’est maigre, sec, comme les statues que fit le même Vischer pour le tombeau de Maximilien, à Inspruck. Les personnages trapus, gênés, engoncés d’Adam Kraft, ont certes de l’expression, quel médiocre métier pourtant, quelle lourdeur ! Au xvie siècle, les sculpteurs allemands copient à leur grosse manière les Italiens. Plus tard, les Français. Et puis — et avec tant d’application ! — Canova. Sans doute une loi secrète s’oppose à ce que la terre qui produit Bach, Beethoven, Wagner et Kant, produise aussi Donatello et Bernin.

Après les Walkyries de Schwanthaler et les Victoires de Rauch qui ne leur cèdent sur aucun point, je tente de regarder les bustes des grands Allemands dont la Walhalla abrite la gloire. Tous les Gœthe, les Schiller, les Herder, les Lessing qu’on peut souhaiter, l’impératrice Catherine même, personne ne manque. Comment a-t-on fait pour réunir pareil nombre de mauvais bustes ? Comment ne s’en est-il pas glissé par erreur un bon, un médiocre même ? Que de soins suppose la réussite intégrale d’une telle collection ? C’est à n’y pas croire.

Je m’arrache vite à la contemplation de ces visages inspirés, solennels, et propres à rendre un saint grognon. Je vais regarder le paysage. Un très beau paysage… Oui mais d’une mélancolie qui déprime. Un paysage sans appels secrets, sans promesses. On n’a aucune envie de pénétrer dans ces grands bois, de descendre au bord de ce fleuve. Le temple grec dénature ce morceau de terre allemande… Assise contre le mur de carton gris, je médite sur l’extrême folie de voyager. On se fatigue, on s’ennuie… Ah ! on s’ennuie terriblement lorsqu’on s’y met ! Je tâche de retrouver Odin, ses loups et ses corbeaux ; tout à l’heure, dieu et animaux enchantaient ma rêverie. Mais, sous ces colonnes, Odin m’apparaît comme une sombre brute… L’inconvénient de voyager seule c’est qu’en de telles minutes on n’a personne à injurier…

Je regarde le Danube avec obstination, et puis tout à coup je ne le vois plus. Je vois une autre colline, plus molle que celle-ci, un autre ciel plus profond et plus clair, un jour d’automne bien différent, et si lointain déjà ! Au sommet de la colline, un temple blanc se dressait aussi. Ce n’est point une merveille, ce temple. Canova, qui n’avait guère plus de génie que Schwanthaler, le fit construire au dessus de Possagno afin que la petite ville où, enfant, il taillait des pierres, gardât le souvenir de sa gloire. Il commença son église une vingtaine d’années avant l’époque où le roi de Bavière commençait sa Walhalla, on n’avait pas le goût tellement meilleur en 1809 qu’en 1830. Seulement l’église italienne, construite en Italie par un Italien, accepte le doux paysage aux formes souples, se combine avec le ciel, se prolonge dans la flexion des terrains, fait partie du milieu qui est son milieu, baigne dans une lumière qui est sa lumière. Non ce n’est point un chef-d’œuvre cette église de Possagno, mais elle a des racines, elle tient à la terre. Le Parthénon bavarois est comme posé à peine. Il semble qu’un coup de vent emporterait la bâtisse étrangère, qui n’est pas née du sol, et hostile, se ferme à la poésie flottant autour d’elle, la rejette, la détruit.

J’ai rencontré peu d’objets mieux faits pour immobiliser l’esprit, rendre l’émotion impossible, donner envie de se pendre que ce temple grec planté au-dessus de la forêt bavaroise.

En revenant à Ratisbonne, je rencontre des promeneurs, montant vers la Walhalla : camarades qui marchent en silence, amoureux qui se tiennent la main et vont, les yeux perdus ; jeunes filles qui, parfois, se baissent, cueillent une fleur, l’ajoutent sans la regarder à leur bouquet.

Ces gens, la plupart, ont un air de rêverie. Comme je la devine différente de la mienne ! Et que j’aimerais à en saisir le mécanisme. Mais, c’est impossible ! Voient-ils les objets où leurs regards se posent si mollement, ou d’autres formes suggérées par ces objets ? Peut-être, tandis qu’ils sont ainsi, les mémoires ancestrales travaillent librement sous leur conscience, et les emplissent de sensations confuses, qu’ils ne pourraient formuler, dont ils ne savent pas ce qu’elles sont… Dans la poésie allemande, plus que dans toute autre, lorsqu’on a parcouru jusqu’au bout la série des analogies et des contrastes imposés par les images, on trouve une zone mystérieuse où on ne pénètre pas. Les grands poètes allemands me donnent toujours l’impression de gens qui auraient vécu des existences dont, quoi qu’ils les aient oubliées, les émotions persistent en eux. Ce que nous appelons leur obscurité, ne serait-ce pas leurs allusions continuelles et involontaires à ces existences ? Les Allemands ont peut-être la faculté de sortir d’eux-mêmes pour s’en aller « ailleurs », dans des régions de féerie, dont ils ne racontent rien, et qui, cependant, donnent aux moins poètes d’entre eux l’instinct vague de la poésie. Dans leurs clairs yeux bleus, je crois souvent retrouver l’expression que j’ai vue bien des fois aux longs yeux des Arabes assis à l’ombre d’un mur et qui, abstraits de la réalité, regardaient devant eux des choses impossibles à deviner. Les grandes forêts obscures rapportent-elles du passé les mêmes visions quasi-amorphes et indéfinissables que l’éblouissement de la lumière monotone ?…

Ratisbonne est un endroit singulièrement contrasté. La ville moderne mesquine et de pauvre apparence se plaque sur les fragments de l’ancienne ville pleine d’histoire. Les rues donnent l’impression d’existences resserrées. Les boutiques sont laides, les maisons étriquées. Puis, tout à coup, en marchant, on rencontre une église de style auguste, et surchargée d’ans ; une tour noire à fondations romaines, un pont sublime. Et à mesure qu’on va dans cette petite ville de province mesquine, pas trop bien tenue, on perçoit une harmonie secrète, une intention profonde. Ratisbonne a un type bien à soi, une atmosphère spéciale. Je ne pense pas que nulle part on rencontre pareille quantité de cloîtres. Il y en a partout, jusque dans le palais du prince de La Tour et Taxis. Quand on s’est promené quelques heures, on arrive à se représenter nettement ce qu’étaient les villes anciennes, où les monastères tenaient tout le sol, la religion toutes les âmes, les prêtres toutes les affaires. Les maisons modernes semblent un décor précaire ; la réalité durable, ce sont les couvents. On les imagine rejoints, ouverts les uns sur les autres, comme les veines où circule le sang, où la vie et la mort font leurs échanges, leurs compromis, leurs métamorphoses.

La cathédrale est admirablement belle, d’une beauté laïque, si on peut dire. Elle paraît plutôt un immense hôtel de ville orgueilleux, qu’une église. Une exquise chapelle est à ses pieds presque attachée à elle par son cloître. De la place médiocrement large qui tourne autour, on ne voit nulle part dans son ensemble la grande église, et à cause de cela on la ressent mieux. C’est jour de marché. Des gens de campagne, juchés sur le soubassement, dévorent leurs saucisses, leurs pommes vertes. Des bouts de journaux servent de nappe. Ils sont nombreux ; la ceinture bougeante qu’ils mettent au fier monument achève son aspect.

J’entre par le côté solitaire. Le cloîtré, et des maisonnettes anciennes ferment une petite cour dont les dalles sont joliment sorties d’herbe. L’intimité, le secret recueilli de ce lieu pénètrent le cœur d’un calme suave. On se sent tout petit entre ces murs gigantesques, et si parfaitement seul avec ce passé.

À l’intérieur, j’éprouve un plaisir étrange fait de sensations antagonistes. On est bien clos dans cette église, elle vous enveloppe, vous tient ; pourtant l’air qu’on y respire a une force libre, et la même puissance que l’air vif des cimes. Quelles mystérieuses concordances de proportions créent ce grave bonheur physique et spirituel, je l’ignore ; mais il est d’une intensité singulière. J’avance lentement, de plus en plus surmontée par la magie de cette architecture. Comment dire la nature de mon émotion ?… Parfois, en regardant un dessin de Michel-Ange, où l’ossature humaine, les tendons brusques et forts sont accusés avec une sorte de colère, j’ai senti quelque chose d’assez pareil : un besoin d’héroïsme, une violence enivrante, et une paix souveraine. Le trait dominateur de Michel-Ange réveille au fond de nous des énergies, et les incite. La cathédrale de Ratisbonne attaque l’esprit de la même manière. Ce n’est pas un lieu pour prier rêveusement, mais pour se résoudre à l’action. Il semble que la vie dangereuse et magnifique vous offre soudain toutes ses possibilités, il semble qu’on va les saisir.

Dehors, une tempête qui depuis le matin s’est rapprochée de la ville, grossit et gronde. Un vent furieux enveloppe le grand vaisseau, d’un bruit sourd de mer. Parfois c’est un mugissement, puis un soupir, puis ce n’est plus rien. Et les minutes où le silence retombe sont pleines d’une bizarre anxiété. Cet ouragan domine tous les autres sons. Rien n’arrive plus de la vie extérieure. On dirait que la cathédrale est posée sur quelque rocher surplombant un abîme tumultueux : seule entre le ciel et les flots. Le silence se creuse au contraste du fracas que fait le vent. L’Église refuse d’admettre l’orage, y résiste, l’ignore. Je n’entends que le bruit de mes pas ; l’écho les prolonge si étrangement que je m’arrête, prise d’une peur mystique dont s’accroît mon exaltation. Le jour bas, et comme plaintif, traîne languissamment au centre de l’église. Ailleurs, les ombres s’accumulent. Les statues prennent un aspect équivoque. Il n’y a personne, pas un être, rien que l’ombre et les tombeaux. Mon cœur est suspendu dans l’admiration, l’attente… Et tout à coup, devant moi, une porte brutalement poussée s’ouvre. Mais il n’y a personne, c’est le vent qui a ouvert cette porte. Il entre dans l’église avec un gémissement d’une tristesse infinie, — une tristesse séculaire ! et apporte une grande brassée de feuilles sèches qui, un moment, tourbillonnent follement, puis retombent sur le sol, faisant un bruit soyeux. Un souffle les ressaisit, les tourmente, les disperse, et les laisse enfin, rassemblées en guirlande lâche sur une dalle funéraire. La porte s’est refermée avec une vibration longue. Le bloc du silence emplit de nouveau l’église. Il ne reste plus de ce court moment, que la guirlande de feuilles sèches offerte par la tempête à ce mort dont tant de pas ont effacé le nom…

Deux choses, surtout, me paraissent représenter le Moyen Âge : la forteresse, la cathédrale, — guerre et foi. Cachant l’individu sous l’idée, église et forteresse sont immenses. Et les maisons de l’homme, jusqu’à celle où se concentre l’âme de la cité sont petites. L’individu n’a pas encore atteint la pleine conscience, et la fierté de soi. Les chefs même ne se dégagent pas entièrement de la masse humaine ; comme elle, ils se sentent soumis à l’arbitraire qui les limite et les courbe : leur puissance vient de Dieu qui prête seulement et ne donne pas. Et leur droit est d’autant plus précaire que son origine est si haute. Ils bâtissent la forteresse et la font géante pour qu’elle soit une menace visible. Puis afin de propitier le suzerain redoutable, ils dressent la cathédrale jusqu’aux nuages, — jusqu’à la hauteur de leur inquiétude ! Ces deux signes seuls importent. La demeure où la race se continue, loge son travail, sa joie, sa peine est toute étroite, et modeste encore, la maison où les hommes s’assemblent, discutent leurs intérêts quotidiens. Peut-être sans l’esprit de liberté et de critique apporté par la Renaissance, et surtout par la Réforme, aurait-on vu moins de bâtiments vastes et pompeux, élevés par les villes pour mieux affirmer leur orgueil ; par les rois pour abriter leurs plaisirs et leur faste ; par les riches pour satisfaire leur vanité.

Quoi qu’il en soit de cette vaine hypothèse, à Ratisbonne, l’hôtel de ville où tant de fois les princes de l’Empire sont venus assister à ces diètes dans lesquelles, tant bien que mal — plutôt mal ! — l’histoire se construisait, cet hôtel de ville semble une maison de bourgeois cossu, pas davantage.

Une ligne continue de fenêtres perce la façade plate, sans nul ornement. Au milieu, un balcon sur lequel, probablement, on venait parfois communiquer au peuple ce qu’on jugeait expédient. Un dais gothique coiffe le balcon. Au contraste du mur uni, ce peu de sculpture délicate arrête l’attention et charme. À gauche un bâtiment plus petit, et comme ajouté au hasard, avance. Quelques marches conduisent à une porte délicieusement ornée. Trois personnes de front passeraient avec peine cette porte que pendant des siècles les empereurs, les princes et les évêques puissants ont franchie la tête pleine de projets, d’ambitions, de colères et d’espoirs.

La maison se couronne d’un de ces toits très hauts à brusque pente, qui donnent aux bâtiments l’air pensif. En pénétrant l’architecture du Nord l’influence italienne l’a privée de ces toits, utiles et magnifiques. Quel dommage, car enfin, s’il neige peu en Italie, il neige beaucoup en Allemagne et la neige est mêlée intimement à la poésie allemande, Aux jours d’été, quand les pays septentrionaux perdent partie de leur caractère, les grands toits gothiques parlent encore de ces neiges épaisses et pures qui renferment l’homme chez soi, et lui font une âme sérieuse, taciturne, musicale, différente de l’âme oratoire des méridionaux, Ah ! les chers toits qui se souviennent si bien des neiges et racontent si bien les cours d’Allemagne, qu’ils sont émouvants et beaux, combien je les aime !

J’entre dans la salle de la diète. Elle occupe toute la bâtisse. Bien que repercée entièrement par les fenêtres de la façade, elle est assez obscure et grandement majestueuse aussi. Quelques tapisseries admirables pendent sur les murs. Au fond, le trône de l’empereur. On n’a pas restauré, badigeonné outre mesure. Cette grande carapace vide et brune conserve sa mémoire. Pleine de solitude, de silence et d’ombres, elle vit encore. Que d’idées pour lesquelles, sans le savoir, nous luttons toujours ont été balbutiées ici pour la première fois !…

J’aimerais à connaître l’histoire de toutes les diètes de Ratisbonne ! Mais, on s’en doute, je ne la connais nullement. Toutefois, je me rappelle que, en 1454, dans le gentil mois d’avril, l’empereur Frédéric III invita non seulement tous les princes d’Allemagne, mais encore tous les souverains d’Europe à se réunir ici en diète solennelle. Un an plus tôt, dans ce même mois des roses, Mahomet II avait méchamment pris Constantinople. Chacun craignait de voir arriver chez soi ce petit turc au grand nez maigre, à l’œil perfide, dont Bellini, dans un précieux portrait, a montré si naïvement et si fortement la sournoiserie et la cruauté. Le pape implorait à grands cris la croisade, princes et monarques devaient venir à Ratisbonne pour en délibérer. Seulement, il ne vint presque personne — l’empereur même se découvrant un goût soudain d’aller ailleurs, se fit excuser.

Quant aux princes étrangers tous restèrent chez eux, excepté le duc de Bourgogne, Jean le Bon.

Ce politique subtil savait les bénéfices qu’on trouve à voyager. La cour de Bourgogne était fort riche, les gens qui rencontraient le duc et sa suite ne conservaient aucun doute sur ce point. Une telle certitude était propre à faciliter les opérations diplomatiques. Le duc de Bourgogne allait se faire voir… J’imagine sur la place, devant le modeste hôtel de ville, le piaffement de ses chevaux, secouant des mors pareils à des bijoux ; autour, pages, écuyers, valets faisant leur fracas à la française, et lui, entrant dans la salle ombreuse, vêtu d’épais velours, quelque merveilleuse chaîne d’or aux épaules, des perles brodant son chaperon, très fier, magnifique, et de mine courtoise… Avec tout cela, les hauts seigneurs réunis pour la diète ne décidèrent aucunement la croisade. Mais, soucieux de résister au mauvais Turc, et de mettre les choses en ordre, ils décrétèrent une paix publique. Ensuite ils convinrent de se rejoindre à Francfort vers l’automne, et d’y reparler un peu de ces affaires si pressantes. Ayant accompli ces devoirs la diète, je suppose, s’en alla dîner copieusement. Et pour la paix publique, vous pensez ce qu’on en fit.

Au sortir de la grande salle, je descends un escalier pas bien clair, et je traverse une cour qui me paraît avoir au juste deux mètres carrés. Il y a là, tout seul, un pot de géranium. Rien de plus affreusement triste que ce pot de géranium ! Non, rien au monde.

Je pénètre dans un endroit noir, puis dans un second beaucoup plus noir, puis dans une noirceur qu’on ne saurait comparer à aucune autre. Ce que je respire n’a quoi que ce soit de commun avec l’air. C’est une chose feutrée qui entre bizarrement dans le poumon. On ne peut pas respirer une étoffe, je le sais très bien ! Cependant, c’est exactement cela que j’éprouve : je respire du drap noir ! Ce lieu où me voici, c’est la prison !

La demoiselle qui me guide a dit : « Passez devant ». Elle arrive avec une chandelle. Et c’est pire encore ! Des arabesques effarantes sautent des murs au plafond, le drap noir s’alourdit. Et quelle épaisseur de silence ! On peut crier sans inconvénients. Les honnêtes gens qui passent dans la rue n’en seront point incommodées. On criait probablement sous ses voûtes, tandis que, là-haut, les princes habillés de velours et brodés de perles décrétaient la paix publique. Ils n’en savaient rien. Ni les amoureux qui, peut-être, les doux soirs de printemps causaient tout bas de leurs gentilles affaires, l’épaule appuyée au mur du sympathique, du gracieux hôtel de ville…

Dans la salle de torture, une sorte de fenêtre est ouverte sur un autre trou de nuit. Près de cette fenêtre, éclairé par un lumignon — qui devait ressembler à celui qu’agite la demoiselle-guide, pincée, dédaigneuse et horriblement comme il faut — éclairé par ce lumignon, travaillait le scribe qui avait charge de donner une forme claire et décente aux hurlements arrachés par la douleur. Il entendait la torture, ce scribe, mais ne la voyait pas. Sans doute voulait-on ménager ses nerfs ? Et aussi, il devait avoir la tête plus fraîche, l’écriture plus belle, n’étant pas distrait par le sang, la chair en lambeaux, la sueur mortelle des tempes où les cheveux se dressent… Cet arrangement que je ne me souviens pas d’avoir rencontré, me paraît ajouter à la hideur du lieu.

Les prisons anciennes soulèvent le cœur contre la justice des hommes. Quand je m’échappe des abominables entrailles du charmant hôtel de ville, je me trouve en une disposition dangereuse à l’égard des juges. D’ailleurs, j’en suis sûre, la plupart des gens dont on a cassé les os, déchiré les tendons, crevé l’estomac dans cette ténèbre, n’étaient pas coupables ! Et quand ils l’auraient été ?… Une telle geôle cache la faute. Ah ! comme on est sage de faire les prisons modernes confortables ! Elles permettent de garder intacte, l’horreur, la haine du crime, même elles y ajoutent une indignation spéciale quant au criminel…Je ne sais si les élégances de Fresnes moralisent les délinquants, mais je suis bien sûre, qu’elles rendent le délit plus évident et moins tolérable pour l’opinion publique. Au lieu qu’une visite à la vieille prison de Ratisbonne…

En creusant le sol pour construire la gare, on a rencontré un fragment de ville et un cimetière romains : Ratisbonne : Augusta Tiberii, Castra Regina, puis Ratisbona, fut, personne ne l’ignore, fondée au temps de Tibère — cippes, pierres tombales, inscriptions, urnes cinéraires, et mille objets familiers, sont réunis proche de la cathédrale, dans la petite église de Saint-Ulrich devenue musée. Les sculptures, la plupart de mauvais style et d’une exécution barbare, n’ont guère de beauté. Cependant, parmi les morceaux de ces tombes découvertes en une telle circonstance, j’éprouve cette sensation complexe de regret et de désir, d’immense lassitude et de courage que m’apportent toujours lorsqu’on les prononce devant moi ces deux mots enivrants et tristes : la vie

On a voulu faire une gare. Une gare ! L’endroit où nous sentons mieux qu’ailleurs le mouvement continuel, qui désintègre, déracine, disperse, nous chasse de nous-mêmes, nous mêle, nous transforme. Et pour construire le temple précaire de l’écoulement, de la métamorphose, il a fallu que l’on remuât et dispersât les cendres ignorées, qui reposaient depuis dix-neuf siècles. Cela fait une antithèse, facile évidemment jusqu’à l’extrême banalité. Mais les antithèses faciles ne sont pas les moins puissantes à créer le rêve…

Je me promène parmi ces pierres sous la surveillance d’un petit homme, presque un nain, dont la grosse tête à joues gonflées, à peau huileuse et jaune, accuse un type nettement oriental. Les yeux sont bridés, la bouche est épaisse. La gesticulation brusque et enfantine, la voix équivoque, tout fait de ce bonhomme le plus hallucinant personnage. Il se croit Allemand ? Comme il se trompe ! Il se prend pour le gardien du musée ? Mais, non. Les armées romaines l’ayant ramassé quelque part, bien loin, l’ont rapporté pour qu’il égayât de son apparence bouffonne l’heure du festin où on est las de causerie, de vin, et de la chanson des flûtes. Il est le contemporain de ces pierres sculptées, qu’il explique avec des mines d’en savoir long : le contemporain de Tibère ! S’il voulait, que d’histoires ne raconterait-il pas ? Il court, roule sur lui-même, remue son petit macfarlane, jacasse, rit d’un rire qui s’échappe du passé, tousse, crache, et m’explique qu’il a une bronchite chronique. Sans doute, il a froid dans le climat d’Allemagne, ce spectre falot venu d’Orient pour faire rire les maîtres du monde.

Il est si irréel, si impossible qu’il me distrait des vieilles pierres. Cependant en voici une qui m’arrête : est-ce un lion ? Le corps est bien d’un lion, très exactement observé. Mais ce lion a une tête humaine et la plus baroque. Une tête de vieux sémite un peu colère, un peu blagueuse. Au-dessus d’un gros double menton, cette inqualifiable créature montre les dents. Pour rire ? pour mordre ? Un énorme toupet la coiffe absurdement. Le sculpteur qui savait, en perfection, comment est fait le corps d’un lion, ignorait-il quelle figure a cette noble bête ? Est-ce ignorance, plaisanterie, symbole, ce visage loustic, pervers, d’une vie, d’un caractère si étranges et si forts, qu’en le regardant on sait qu’il « ressemble » ? Mais à quoi ressemble-t-il ?… Le nain oriental me tire par la manche. Il veut me conduire ailleurs, il sautille, impatient. Mes yeux vont de sa figure à la figure du lion. Ces gens-là ont entre eux des rapports secrets, je le sens bien. À eux deux ils composent la plus impénétrable fantasmagorie…

Quand il m’a montré, avec une excitation extrême, un flot de paroles et son rire de l’autre monde, toutes les fibules, les vases lacrymatoires, les poteries, le nain m’amène devant une vitrine. Là dedans, parmi cent objets, il y a un couteau d’os sculpté. L’artiste a figuré un lièvre lancé en une fuite éperdue, et, derrière lui, un chien mince, allongé, qui le happe. Le mouvement des deux bêtes a une violence inouïe. Le point extrême de l’épouvante et du désir est saisi, fixé avec une énergie prodigieuse. Ce manche de couteau est vif comme une flèche. Le nain tourne autour de moi, piétine, enfin empoigne mon bras et le secoue : « Vous trouvez ça beau, hein, c’est beau ? » — Sa joie trépidante me persuade qu’il a bien connu l’artiste dont la main prudente et audacieuse grava l’admirable couteau. C’était un de ses amis. Il le lui a vu faire peut-être, là-bas, à Rome, pour quelque patricien amoureux de formes exquises. Tout à coup, le gnome réfléchit, cesse son piétinement, et, comme s’il se rappelait une consigne un moment oubliée, se tient tranquille et prononce d’un air grave : « L’Empereur est venu ici. Il a remarqué ce couteau. Lui aussi a trouvé qu’il était magnifique. Quand il a eu regardé le lièvre et le chien, — vous avez bien vu que le chien attrape le lièvre ? — quand il les a eu regardés, l’Empereur a dit : « Il le tient ! »

Sur cette parole historique, je quitte le musée. Mais, à la porte, le nain d’Orient se précipite et me serre sur son cœur. Je lui ai donné le pourboire convenable non à un gardien de musée mais à un revenant. Vous penserez qu’il me manifeste ainsi sa reconnaissance ? Moi, je suis sûre qu’il me remercie d’avoir deviné son secret.

Peut-être, si vous allez à Ratisbonne, ne trouverez-vous plus mon nain oriental.

La tête pleine de rêvasseries, je vais voir le pont merveilleux construit vers le milieu du xiie siècle ; puis je descends au bord du Danube et, dans un endroit fort solitaire, je m’assieds sur un banc.

L’étrange chose qu’un grand fleuve ! La rivière, bonne personne chargée de rendre heureux les arbres voisins, de secourir les fleurs, d’aider l’herbe, de désaltérer les grandes bêtes lentes, raconte doucement sa petite histoire. Elle est une ménagère appliquée à sa besogne, artiste à ses heures, et habile à créer des beautés intimes, raisonnable toujours : on la comprend sans peine. Mais un fleuve comme celui-ci, emporté par une hâte furieuse, si pressé de joindre la mer où il mourra ?…

Il va, il va avec rage, émouvant, effrayant comme la folie, le désespoir ; tragique comme un être dont l’énergie vitale montée au paroxysme clame vers la destruction. Je le regarde, ce grand Danube passionné, mais je ne le vois pas. Il est trop rapide. Le point où s’attachent mes yeux n’est déjà plus là, il a fui, loin, vite, si vite… Cette course folle de l’eau, me dompte. Il me paraît sentir en moi, aussi violente, aussi redoutable, la course rejointe de la vie et de la mort qui, à chaque parcelle de seconde, emportent, apportent les molécules, font de mon corps un autre corps, de mon âme, une autre âme que cette âme et ce corps qu’hier j’appelais : moi. L’être qui regarde le fleuve vertigineux, rien ne reste en lui des êtres précédents ; demain, rien ne restera de lui. Il change, il fuit comme l’eau terrible et démente qui veut aller mourir dans la mer…

Je me suis sauvée, le cœur frappant fort, prise de vertige. Je n’oublierai jamais cette heure passée près du fleuve redoutable.

Je circule dans la ville. J’entre dans les églises. Je m’intéresse, un moment, au médaillon de don Juan d’Autriche sculpté sur la façade d’un hôtel. C’est à Ratisbonne que naquit ce glorieux bâtard. Pourquoi Charles-Quint l’entoura-t-il d’un tel air de secret ? Avoir un fils naturel, ce n’était pas une telle affaire pour un seigneur dans les propriétés de qui le soleil ne se couchait pas. Il semble avoir eu honte d’avouer ce garçon. Il attendit d’être à Yuste, pour l’introduire dans la famille. Qui était sa mère ? Cette Barbe de Blomberg, qui se donnait pour telle, ou quelque autre dont le nom ne pouvait être prononcé ?… Après tout, cela ne me regarde nullement ! Et je laisse là don Juan d’Autriche pour aller voir le manège et les voitures du prince de La Tour et Taxis.

L’endroit est charmant. Schwanthaler l’a décoré. Plus heureux ici qu’à la Walhalla, il s’est borné à déranger les charmantes figures de cavaliers qui circulent sur la frise du Parthénon, et ses bas reliefs ont de l’agrément. Le sol du manège disparaît sous une épaisse couche de sciure de bois. Ce bois, c’est du sapin, une puissante odeur de résine monte. Une odeur claire comme le cristal, froide comme l’eau des sources, une odeur où il y a l’ombre moite qu’on trouve au cœur de la forêt, et des bourdonnements d’insectes : une odeur délicieuse !

Les voitures, sauf quelques traîneaux anciens, ne sont pas très intéressantes. Pourtant, on garde dans le nombre la dernière diligence qui ait fait le service des postes dont la famille de La Tour et Taxis a eu pendant trois siècles le privilège. Au début du xvie siècle, François de La Tour et Taxis imagina une organisation générale des postes allemandes. Son fils Jean-Baptiste reçut de l’empereur Maximilien, en 1516, l’autorisation d’établir un service entre Bruxelles et Vienne. En 1543, un des successeurs de celui-ci créait une ligne des Pays-Bas en Italie. Au xviiie siècle, les Taxis employaient vingt mille personnes et gagnaient quatre millions par an. Leur privilège, un moment ébranlé au temps de la Révolution française, fut rétabli en 1815. Puis enfin, les états allemands le rachetèrent, et cette diligence jaune que voici entra dans le repos.

Le palais, très régulier, très digne, a de la monotonie. Près de la cour d’honneur un immense cloître, — le cloître du très ancien monastère de Saint-Emmeran dont l’église touche au palais.

Après une longue marche à travers ce cloître, j’arrive devant une porte de bronze, ciselée dans le style « cathédrale » et sur laquelle on a imité une suite d’arceaux. La perspective est si exacte qu’on croit voir, non une porte, mais une allée sans fin, trop étroite pour qu’aucun être s’y aventure et qui donne un peu mal au cœur. Le domestique qui m’accompagne pousse l’allée — la porte veux-je dire — elle s’ouvre, des marches apparaissent qui s’enfoncent dans des ténèbres où flotte on ne sait quoi d’inexplicable, ce n’est pas une lueur… qu’est-ce ? « Descendez, dit l’homme, je vous suis à l’instant. » Je descends. Bientôt il n’y a plus de marches. Et je comprends d’où vient l’étrange reflet qui circule dans cette nuit. La chapelle évidemment — c’est une chapelle ! — quoiqu’elle soit en contre-bas du cloître est dégagée des constructions qui l’environnent. Elle a des fenêtres. Les vitraux sont rouges. Point de ce rouge innocent que l’on voyait jadis dans les villas, aux environs de Paris. Non. Un rouge épais, inégal, comme visqueux et qui semble couler lourdement sur les vitres. Il s’arrête par place, figé en une sorte de vague affreuse, puis, de nouveau, il coule. C’est un rouge pareil à celui qui fuse et bouillonne au-dessus d’une artère tranchée. Et le sang qui plaque les carreaux est si dense, si pesant que la lumière ne le traverse pas. On ne voit rien que les fenêtres saignantes et la nuit dans laquelle il semble que du rouge coule ainsi, se mêle au noir… Je reste immobile. L’idée de remuer là dedans ne viendrait à personne. J’attends. Soudain, il me semble que quelqu’un me frappe durement à l’épaule. L’électricité s’est allumée de toutes parts… Ces objets que j’aperçois, ils n’étaient pas là ? Ils ont, à cette minute même jailli de la terre, et ils bougent encore ?… Ce sont des cercueils de bronze : un peuple de cercueils.

Je suis dans la chapelle funéraire des princes de La Tour et Taxis. Au fond sur un autel, le domestique, revenu enfin, me prie d’admirer le « célèbre » Christ de Dannecker. Un Christ dévêtu, gras, féminin, repoussant. Je ne l’admire pas.

Les vitraux rouges sont amortis au choc de la lumière électrique. Ils attendent le retour de l’ombre pour se remettre à saigner. Les cercueils aussi demandent l’ombre. Je me hâte de rendre ce terrible endroit à ses mystères.

L’église romane de Saint-Emmeran est toute voisine. Au xviiie siècle on l’a remaniée à fond. Le mélange du style hautain, royal, et de la grâce mondaine et tendre, est là extrêmement savoureux. Telle que la voici, cette église austère et sentimentale convient on ne peut mieux au martyr dont elle garde la mémoire.

S’il faut croire sa légende — et il faut toujours croire les légendes ! — Saint Emmeran fut un personnage fort original. Évêque d’Aquitaine, il vint en Bavière au milieu du viie siècle, poussé par un légitime désir d’évangéliser les gens qui avaient grand besoin qu’on les évangélisât. Le souverain du pays, lequel s’appelait Théodon, l’accueille parfaitement, se prend d’amitié pour lui, l’écoute parler, profite de ses leçons et l’entourage de Théodon suit son exemple. Emmeran, sa besogne faite, les âmes bavaroises notablement améliorées, décide de partir pour Rome. Mais, comme il allait se mettre en chemin, Otte, la fille de Théodon, accourt tout en larmes, implorer en secret son appui. Un affreux malheur lui arrive. Positivement elle ne sait que devenir. Et elle raconte : elle aime fort un garçon nommé Sigebaud, bien charmant du reste, mais qui n’est pas en situation d’oser prétendre à la main d’une princesse. Sachant qu’elle ne l’épousera jamais, la pauvre petite Otte a connu de grands chagrins. La tristesse rend faible, Otte a été aussi faible qu’on peut l’être. Et sa faiblesse a eu des suites lamentables. Elle va être mère. Or, dans la famille Théodon, personne ne plaisante avec les choses sérieuses et tout le monde a l’humeur brusque. Le péril est grand. Pour le moins, on tuera ce gentil Sigebaud ; et Otte voudrait bien qu’on ne le tuât pas…

Sans doute, le bon évêque, se souvenant de Madeleine, commença par absoudre la gentille pécheresse. Mais cela ne suffisait nullement à sauver Sigebaud et à protéger l’imprudente. Un trésor de pitié logeait au cœur d’Emmeran et, comme vous allez voir on n’y trouvait pas trace de lâche prudence. Ayant un peu songé, il conseille à la princesse d’aller, dès qu’il sera parti, confesser sa faute à Théodon, accusant du dommage, non le trop affectueux Sigebaud, mais lui Emmeran. De la sorte, Sigebaud évitera qu’on le massacre. Peut-être aussi ce naïf évêque pensait-il que, commis par un saint, le crime paraîtrait moins grave, que Théodon se rappelant leur amitié pardonnerait. Je ne sais trop ce qu’il pensait…

Otte trouva l’idée magnifique. Emmeran était à peine à une journée de marche, elle s’en fut vers son père conter son pauvre mensonge. Mais l’évêque d’Aquitaine ne se connaissait pas bien en psychologie bavaroise. Encore que le coupable dénoncé par Otte fut un saint notoire, et un ami, tous les Théodon entrèrent aussitôt dans la plus effroyable rage. Je ne sais ce qui advint de la malheureuse Otte, rien de bon j’imagine. La laissant aux soins des autres, son frère Lauther sauta à cheval, partit au galop sur la route que suivait l’évêque, le rejoignit, lui creva les yeux, — pour s’occuper dans le temps qu’il lui disait le fond de sa pensée, puis ayant dit, le tua tout net.

C’est ainsi du moins que l’on m’a raconté le martyre de saint Emmeran. Puisse-t-elle être vraie, cette vieille histoire d’il y a douze cents ans et plus ! Elle est si pleine de folie, de bonté, de tendresse humaine…

NUREMBERG


Je suis venue bien des fois à Nuremberg ! J’y ai laissé tant de fragments de mon âme que, pour voir ses rues, ses églises, ses objets d’art, et non ma propre histoire, il faut un effort que je ne fais pas toujours. Peu d’endroits me rendent si bien de chers visages disparus, des voix que je ne dois plus entendre. Je l’aime avec une tristesse infinie, la cité rouge et brune où jamais une minute je ne suis seule…

C’est la première « vieille ville » que j’aie vue ; et son pittoresque m’a d’abord jetée dans une rêverie hallucinante qui persiste. Certes, je me rends compte qu’en mainte place le décor n’est pas authentique. Telle maison, qui, sous les fumées et les pluies a rapidement gagné une apparence séculaire, est moderne de toutes pièces. Tel pignon gigantesque où les nombreux étages s’entassent les uns sur les autres avec de brusques rétrécissements, n’a pas quatre cents ans, comme il paraît, mais dix, ou moins. Les adorables fontaines sont restaurées recolorées, certaines presque entièrement refaites, peut-être. On a démoli les remparts en plus d’un endroit pour laisser place à des bâtisses neuves. Mais, quoiqu’on ait changé, retouché, reconstruit, on ne l’a pas fait avec cette résolution d’abolir le passé où se manifeste, si vigoureuse, la bêtise contemporaine. Tout au contraire, on s’est efforcé, soit de reproduire intégralement les formes anciennes, soit d’y rattacher le mieux qu’on a pu les formes nouvelles. Le lien subsiste, et l’harmonie. Dans sa bonté suprême, Dieu a voulu protéger Nuremberg contre le génie actif du roi Louis Ier. Qu’il en soit béni ! la chère ville n’est pas devenue néo-grecque, elle reste allemande merveilleusement.

Toute chose, ici, a un air installé pour toujours. La poussière même est solide, définitive. Elle abonde sur le mobilier des églises ; on la trouve même au musée. La stricte propreté du Nord ne règne point en cette partie de l’Allemagne. D’abord, on le regrette, puis à la fin on se prend de tendresse pour cette bonne poussière immobile : elle vous calme !

Les toits sont hérissés de lucarnes drôles, construites très exactement en forme d’ail. Un œil « en amande » auquel sa bordure de tuiles fait une épaisse paupière. Ces yeux ont une expression de grosse malice : les toits de Nuremberg semblent rire — des gens qui circulent sur le pavé peut-être ? Ou bien s’amusent-ils encore des aventures auxquelles ils assistèrent lorsque le cordonnier Sachs et le graveur Dürer passaient sous leurs yeux hilares ?

Les maisons, faites pour avoir chaud pendant les longs hivers, défendues des averses par les toits débordants, chargées d’arabesques et de figures un peu lourdes, ont un charme intime, tout ensemble sérieux et naïf. Au rez-de-chaussée, ce qu’il faut de fenêtres, guère davantage. — Il n’est ni utile ni plaisant que, de la rue, chacun se renseigne sur vos affaires. — Mais aux étages supérieurs, beaucoup de fenêtres basses, larges, d’où l’on voit très bien sans trop être vu, — car il est agréable, en sûreté chez soi, d’inspecter les allants et venants. Afin de mieux satisfaire un goût si légitime, les vieux architectes ont imaginé de mettre au milieu la façade, ou à l’angle, des logettes en saillie, décorées avec une élégance délicieuse et tout ajourées. Assise sur ce balcon bien clos, abritée du vent et de l’indiscrétion des badauds, la ménagère, à sa couture, apercevait de loin les promeneurs, les examinait au passage ; offraient-ils quelque singularité, il suffisait qu’elle tournât un peu la tête pour les suivre longtemps du regard, tout en faisant mille hypothèses propres à rendre plus vives les heures du travail.

Rien n’est charmant comme cet erker, — ainsi nomme-t-on la logette qui surveille la rue. – Il rompt la monotonie du mur, l’allège, et raconte si bien le charme des vies encloses, prudentes, régulières, et des âmes sages, mais curieuses aussi.

L’erker se rencontre sur des maisons gothiques ; au xviie et au xviiie siècles il fut ajouté sur beaucoup auxquelles manquait d’abord cet utile ornement et, par bonheur, on le met aux constructions nouvelles. C’est dans un erker que je rassemble ces notes. Il a des pans coupés et six fenêtres. Nul ne peut me voir, et je vois bien des choses : une énorme tour, patinée à merveille ; d’anciennes bâtisses entassées ; un long fragment des remparts ; des fossés pleins de feuillages ; tout un morceau de la robuste ville ancienne que rien sans doute ne détruira. Et puis des tramways, des gens qui se hâtent vers leur travail, et, en face de la grosse tour éternelle, la gare retentissante.

Tout cela va bien ensemble. L’activité industrielle de Nuremberg est grande, à chaque minute on en est averti. Il faut venir ici pour se douter de toutes les formes que peut prendre le camion automobile, c’est prodigieux ! – Mais l’énergie du travail, l’effort vers la richesse n’attentent pas comme ailleurs au décor séculaire. L’âme moderne de la ville respecte l’âme ancienne et celle-ci tolère la nouvelle venue. Les églises et les maisons, ornées par le temps qui n’a pu les détruire, continuent leurs conseils de lenteur, de paix, d’austère pensée, de lointaine espérance. Autour d’elles les habitants de Nuremberg obéissent au rythme qui précipite vers les promptes réalisations, les jouissances matérielles, et pourtant ils conservent avec piété les signes de rêves tout différents. Qui sait si ces rêves sont morts, si quelque jour, retrouvant un peu de l’idéal oublié, les hommes ne s’apercevront pas que dans leur chasse au bonheur, ils ont choisi la mauvaise route ? La vieille Nuremberg a l’air d’attendre ce jour-là patiente, sagace, pleine de bonhomie, comme l’aïeule restée au coin de l’âtre tandis que les enfants avides courent le monde pour « gagner ». Et cette autre Nuremberg qui forge, fabrique, s’évertue, s’enrichit, garde à la belle aïeule sa tendresse et sa vénération. Quelque chose, aux profondeurs, les tient unies… Douce ville où ce qui est n’insulte pas ce qui fut, où l’activité, les ambitions pratiques côtoient sans offense le rêve et la beauté.

La richesse y est partout sensible, mais non point cette richesse oisive, élégante, qui, après avoir charmé les yeux, laisse le cœur inquiet. Évidemment, il y a dans Nuremberg nombre de personnes qui n’ont point elles-mêmes amassé leur grande fortune en travaillant de toute leur énergie. Et aussi il y a des pauvres. Mais la ville n’offre pas comme les autres villes opulentes, ce rapprochement sinistre et continuel, du luxe obtenu sans effort, étalé, excessif, trop visible, et de l’extrême misère. Petitement ou largement, tout le monde paraît « à son aise », et tout le monde semble avoir fait quelque chose pour mériter ce bien-être. Peut-être les sages vieilles maisons suffisent-elles à créer une telle apparence, illusoire sans doute ?… — Ailleurs on ne nous offre guère des illusions de cette sorte.

J’aime particulièrement les églises de Nuremberg, leur atmosphère un peu lourde et leurs bibelots pittoresques et les belles armoiries peintes et sculptées, qui pendent aux murs en mémoire des nobles défunts ; et les anges de bois si gentils, agenouillés sur d’étroites traverses autour du chœur, et les ferronneries splendides. Les Allemands ont eu — et je résume qu’ils l’ont encore — un goût de dompter le fer. Certes, les grilles de Tolède et de Grenade sont merveilleuses, mais d’un travail différent et plus mince. La rude besogne du marteau frappant l’épaisse barre de métal rouge, lui imposant des formes grasses et souples, cet effort où l’ouvrier éprouve son énergie musculaire, c’est un art et un plaisir plus particulier aux races germaniques. Les ferronneries allemandes ont un caractère spécial d’énergie ; même légères d’arabesques, elles restent massives et d’une fermeté qui les fait reconnaître.

Après les églises, il faut revoir la maison de Dürer toute brune, si bien faite pour le travail et où la lumière rare donne aux pièces un air de recueillement.

Dans le plafond de la chambre qui servait d’atelier au patient et profond artiste, il y a une trappe. La légende veut que cette trappe soit une invention de Mme Dürer qui, par là, sans peine ni fatigue, surveillait son mari, le gourmandant avec rudesse et force criailleries lorsqu’elle le surprenait à flâner. Cette dame acariâtre était aussi très rapace, et entendait que Dürer travaillât sans relâche afin de gagner beaucoup. Pauvre Dürer ! Quelqu’un m’a raconté, je ne sais si c’est exact, que les injures tombant sur lui par la détestable trappe agitaient ses nerfs de telle sorte que parfois sa main n’avait plus la sûreté nécessaire à l’exécution quasi fabuleuse de ses belles planches. Alors, pour retrouver le calme en changeant de besogne, il prenait un petit morceau de buis et sculptait l’une de ses figurines si habiles et fines qu’il nous a laissées.

Les grands artistes ont eu quelquefois de mauvaises compagnes : épouses querelleuses qui entourent le génie de médiocrité spirituelle, tracassent, amoindrissent, entravent ; maîtresses infidèles, avides, qui détournent de l’œuvre, ou forcent au travail hâtif, aux lâchetés, voire au crime comme cette Lucrezia qui fit un voleur du malheureux André del Sarto. C’est peut-être qu’éblouis, tentés par les beaux visages et les nobles lignes, les artistes sont moins curieux des magnificences morales. Créateurs, chercheurs, esclaves de la beauté, ils la subissent plus absolument que le commun des hommes. Elle est pour eux l’attrait irrésistible, la suprême promesse de bonheur. Et puis, il arrive que, malgré le dessin parfait de sa bouche, celle à qui ils se livrent les comble de misères, car cela n’engage pas à grand’chose, d’avoir une jolie bouche.

J’imagine, — et il se peut que je me trompe lourdement, mais cela ne fait rien du tout, — j’imagine qu’au contraire des peintres, des sculpteurs, des poètes si souvent tourmentés et méconnus par leurs associées, un grand nombre de savants ont trouvé des femmes ou des amies compréhensives, dévouées, dignes d’eux. — Je n’oublie pas qu’il y a Xantippe, mais il y a Mme de Condorcet aussi, et tant d’autres ! Peut-être, grâce à l’habitude des recherches difficiles, les savants deviennent-ils meilleurs psychologues que les artistes. Et puis encore, peut-être réussissent-ils leur vie sentimentale parce qu’ils sont moins émus par la beauté, qui rend un peu dangereuse la meilleure des femmes. Être belle, n’est-ce pas, cela donne des droits qui priment tous les droits ! Ainsi pensent pour la plupart, celles qui ont reçu du ciel le présent magnifique, et certaines ne perdent pas une occasion de montrer l’extrême énergie de leur certitude.

Afin de travailler en paix, d’être heureux, les artistes devraient-ils, se détournant avec épouvante de la beauté pleine de menaces, s’attacher de préférence à des laideronnes ? Mais les laideronnes ne sont pas nécessairement des anges. On en voit d’humeur fâcheuse, sèches de cœur, sans le moindre goût de sacrifice — on en voit même d’infidèles ! Et au résumé, la cruelle Lucrezia, Mme Rubens qui, j’en ai peur, trouva Van Dyck trop charmant, sont malgré tout des donneuses d’illusions, des inspiratrices, et si Mme Dürer n’eût crié tant d’injures par la trappe, peut-être nous n’aurions pas les figurines de buis…

Renonçant à découvrir un système qui assure le bonheur des peintres je vais prendre le thé dans un jardin en contre bas : le fossé des remparts. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on goûte dans les remparts de Nuremberg. Au xve siècle, Frédéric III à cette même place où je suis, peut-être — y réunissait les petits enfants de la ville pour leur distribuer des fruits et des gâteaux.

Cet empereur avait de la gentillesse. D’ailleurs c’était un drôle d’homme. Très beau, très content de sa figure et de son air, il s’intéressait à une foule de choses : l’alchimie d’abord, puis la botanique et le jardinage. Pour la politique et le gouvernement de l’empire, il n’en absorbait pas la dose qui lui eût donné de l’ennui. Et, du reste, pour l’empire, il s’en moquait bien. Mathias Corvin prenait la Moravie, la Silésie ; lui, il plantait des arbres. Corvin menaçant Vienne, pour ne pas être pris Frédéric s’en était allé lestement, Et comme les Viennois le suppliaient de revenir à leur secours, il répondait avec gaîté : « Tant pis pour eux ! ils n’ont pas été contents de mon gouvernement, ils auront maintenant une cigogne pour roi. » Ainsi, adaptait-il Esope. Si les destinées de l’empire le laissaient froid, il aimait sa maison, ce duc d’Autriche. Et il affirma son amour dans une devise qu’il prit : Austriæ est imperium orbis universi. Il faisait graver les initiales de ces orgueilleuses paroles : a, e, i, o, u, sur sa vaisselle, ses livres, ses châteaux, ses pierreries même, et sur sa tombe ; ensuite il avait l’esprit en repos.

Un jour qu’il ne trouvait rien à faire, il fonda un ordre : l’ordre de la Sobriété. Et puis, il voyageait. Les cinquante années de son règne, il en passa vingt-cinq hors de l’empire, et les, vingt-cinq autres sur les routes d’Allemagne. Il allait de-ci, de-là sans trop savoir pourquoi, pour circuler : — comme ce bon prince aurait aimé l’automobile ! — Il s’arrêtait dans les monastères, demandant l’hospitalité. On la lui accordait sans trop d’enthousiasme, puis il repartait. Quelquefois, ses chevaux crevés de fatigue, il n’en trouvait pas d’autres, alors il réquisitionnait des bœufs, les attelait à sa voiture et, lentement, lentement, s’en allait par les beaux paysages. La guerre faisait rage, l’empire se disloquait : insoucieux, amusé, l’empereur Frédéric coulait doucement sa vie errante.

Un matin, — il avait 78 ans, — fort malade, mais toujours d’humeur joyeuse, il mangea huit melons, but un grand coup d’eau et, peu après, rendit l’âme.

Voilà comment Frédéric III, empereur d’Allemagne et duc d’Autriche, qui avait fondé l’ordre de la Sobriété, mourut d’indigestion.

Ce fut sans doute un personnage de quelque absurdité, mais il avait de la fantaisie et puis il donnait des gâteaux aux petits enfants de Nuremberg…

Je monte à la Burg où, il faut le dire, on a fait jadis beaucoup d’horreurs dans le genre « reconstitution », — des horreurs comme depuis longtemps on n’en commet plus à Nuremberg.

La vue sur les toits de tuiles est merveilleuse et charmante. Elles sont très noires ces tuiles, et rouges pourtant ; la vive couleur perce la patine, lui cède, disparaît, reparaît. C’est, à regarder, un délice pareil à celui que donnent certaines peintures où l’exécution hardie et adroite se ressent partout. Ces tuiles communiquent aux verdures une valeur forte, on en éprouve les sensations disparates, irritantes et savoureuses de la douceur et de l’âcreté.

Barberousse goûtait beaucoup le château de Nuremberg et l’habita souvent. Plus tard, la famille de Hohenzollern partit de là pour sa grande histoire.

Dans la cour — et avec les toits de tuiles c’est ce que j’aime à revoir — dans la cour, il y a le tilleul de Cunégonde. Il est mort depuis bien longtemps. Sur le tronc formidable et sec un peu de vigne s’accroche, et, au pied on cultive des géraniums bien rouges et bien propres. Est-ce vraiment l’impératrice Cunégonde qui au début du xie siècle planta ce tilleul ? Pour moi, je suis décidée à le croire. Cunégonde me plaît, et tout ce qui garde son souvenir. J’ai vu son portrait à Bamberg, sculpté sur la tombe où elle dort auprès de son mari l’empereur Henri II. Les reliefs de cette tombe sont d’un beau caractère, et leurs sujets assez curieusement choisis. L’Empereur, on l’a représenté au moment où il vient d’être opéré de la pierre. La chose s’étant faite sans anesthésie, il a l’air fort éveillé et tout content. Pour l’Impératrice, le sculpteur, homme réfléchi et qui savait la force de l’exemple, la montre payant les ouvriers de la cathédrale, car il est bon de rappeler aux princes, qu’en payant les artistes, ils acquièrent un droit à vivre dans les mémoires humaines. Sur un autre bas-relief on voit Cunégonde dans une occupation inexplicable. Elle a les pieds nus, on ne devine pas pourquoi, ni ce qu’elle fait au juste. Mais on s’informe et la chose devient claire. Cette charmante femme, bonne aux pauvres et à tous, avait des ennemis pourtant, car elle fut accusée d’adultère. Il est difficile de prouver avec le seul secours de la conversation que l’on n’est pas adultère. Aussi Cunégonde n’y réussit-elle pas. On lui imposa l’épreuve que, grâce à un tour extravagant de leur esprit, les gens d’alors trouvaient bon d’appeler le jugement de Dieu. Dans l’occasion, cela consistait à marcher pieds nus sur des socs de charrue chauffés au rouge. L’Impératrice dut ôter ses souliers, et devant une foule de personnes méchamment curieuses, traverser les fers brûlants. Mais elle était si vraiment honnête que ses gentils pieds n’en éprouvèrent aucun mal. Alors, son innocence éclata aux yeux de tous, les méchants calomniateurs furent confondus, et elle, dans la suite, on la canonisa.

Déjà au xie siècle, l’opinion se faisait et se défaisait vite.

Le jour baisse, je m’en vais au Jardin zoologique. Je ne le connais pas. On l’a créé depuis ma dernière visite, je crois.

Le tramway s’arrête à cent mètres d’une belle porte blanche. Je descends seule, la voiture pleine au départ s’est peu à peu vidée, chacun rentrant chez soi la journée finie. Personne ne vient au jardin zoologique à pareille heure. La grille est fermée. Je demande au fonctionnaire qui de l’intérieur me regarde, sarcastique : « Peut-on entrer ? » Il répond : « Si vous voulez », et semble trouver bizarre que je veuille, en effet.

J’entre, il n’y a là âme qui vive, mais cela n’est pas pour me déplaire.

Ce jardin est une de ces œuvres parfaites que réussirent les Allemands lorsqu’ils collaborent avec la nature. On a choisi pour l’organiser un bois de pins. Imaginez, le magnifique tas de bûches que les architectes français eussent tiré de là. Pas un arbre ne fût resté ! Les arbres donnent de l’humidité, puis : ils empêchent de voir. Pas d’arbres enfin, un vide bien sec, bien béant c’est de meilleur goût. Ici on a respecté le bois de pins, se bornant à dégager l’espace nécessaire pour établir un jardin fleuriste, régulier, libre pourtant et adorable. On a laissé aux bêtes leur petite forêt ombreuse. Les treillages qui les enferment sont à peu près cachés par des plantes grimpantes, des buissons. Certains de ces treillages extrêmement hauts, et à peine visibles, font, je suppose, office de cages. Et dans les larges espaces qu’ils entourent, au milieu des arbres, les oiseaux doivent par instants oublier qu’ils sont captifs.

Des rochers s’entassent, donnant au paysage de l’âpreté, de la sauvagerie. Je suppose que là dedans habitent les grands animaux. Mais, grands ou petits, je n’en aperçois aucun. Pourtant, là-bas, quelque chose remue soudain, puis ne remue plus : une forme vaguement rousse qui se confond avec le terrain. C’est une antilope. Plantée sur ses pattes minces, elle m’examine de loin. Je marche vers elle, alors avec des bonds élastiques elle file, s’enfuit je ne sais où. Le bruit de son galop s’entend quelques secondes, puis rien. Je suis seule. Il y a dans ce jardin une absence de bruit qui n’est pas vraiment le silence. Et cette solitude où j’avance n’est pas vraiment la solitude…

L’ombre augmente, je vais au hasard, sourdement émue. La notion du temps est toute renversée dans mon esprit. Que ce soit « aujourd’hui », je n’en crois rien. Et ce n’est aucun des jours dont se compose mon « autrefois ». Cette minute que je vis, j’ignore où la situer. Elle ne se rattache point à celles que je viens de vivre. Elle ne se rattache à aucun moment qui m’appartienne. Ce trouble étrange se complique bientôt d’un malaise précis, que pour le coup je raccorde à des choses déjà éprouvées. Je sens qu’un être invisible me regarde. Il n’y a personne. Rien ne bouge… Je me suis arrêtée, je cherche. Les pins font une obscurité presque complète autour de moi. Mais il reste de la lumière dans le ciel. Mes yeux sont attirés vers un point où les branches écartées laissent un vide pâle. Et je vois qui me regarde !

À sept ou huit mètres du sol, au sommet d’un arbre mort trois énormes vautours sont perchés. Ils me tournent le dos, mais tous les trois ont comme dévissé leurs affreuses têtes, de sorte qu’elles sont sens devant derrière, et tous les trois immobiles me fixent férocement. Le jour qui s’attarde dans la hauteur les éclaire bien, leurs yeux brillent de méchanceté. Nous ne remuons pas, eux et moi, nous nous examinons. Ce qu’ils pensent, je le devine. Comme moi ils ont perdu le sens de l’actuel. Ils ne vivent pas la minute où, de libres mangeurs de cadavres, ils sont devenus prisonniers des treillages infranchissables, mais celle où, possédant tout l’espace, ils guettaient la proie. Je suis cette proie. Je bouge encore ? dans une minute peut-être, je ne bougerai plus. Ils attendent, horriblement… Et tout à coup, près de moi, sous mes pieds, contre mon épaule, sorti de terre, venu je ne sais d’où, un rugissement énorme éclate, déchire le silence. Cri d’inquiétude, de désir, cri formidable du lion qui, avec les ténèbres, sent venir l’heure de la chasse et de l’aventure : terrifiant appel au désert ! Il recommence, d’autres voix lui ripostent, rauques, brèves. Et dans cette nuit qui monte le nostalgique dialogue des grandes bêtes invisibles fait circuler une épouvante. Elles se taisent un moment ; alors un autre cri s’élève. Frêle, suraigu, liquide, il occupe tout le ciel : un cri d’oiseau. Mais les oiseaux de nos climats sont tous endormis, celui qui perce la nuit de son chant, est né bien loin d’ici. Sa voix prodigieuse emplit l’obscurité humide de visions ardentes : soleil implacable, couleurs, fortes comme le feu, fleurs aux parfums épais, dressées dans la chaleur qui enivre et qui tue. L’oiseau file une longue note, une autre plus courte, d’autres encore. Ce chant dessine une incomparable dentelle d’argent sur les ténèbres. Et la voix si fragile et si forte est nostalgique autant que celle des grands fauves à qui elle semble répondre. Tout se tait. Immobile, rêvant au goût de mon sang, les trois vautours qui maintenant font presque partie des ténèbres, me regardent…

La trêve de silence est courte. Les lions et l’oiseau fabuleux ont réveillé la douleur des bêtes captives. Des rochers qui s’entassent, des cavernes, de toutes parts des voix sortent, claires sombres, irritées. On dirait que ces créatures, faites pour s’entre-dévorer, échangent, à travers la distance et les obstacles, des confidences, et parlent fraternellement d’un passé mystérieux. Elles se racontent de longues histoires de meurtre, d’amour, de joies, de regrets infinis…

J’avance avec hésitation dans cette solitude où l’absence de l’homme et la nuit mettent en liberté l’âme des bêtes captives. Me voici au bord d’un lac. Le ciel jette encore sur l’eau un peu de lumière blême. Sous les arbres, l’obscurité est complète. Là-bas, aux saillies d’un grand rocher, j’aperçois confusément des formes grises. Derrière le rocher, un croissant de lune surgit, pâle, scintillant. La voix de l’oiseau né au pays lumineux monte encore, aiguë et si triste. Elle s’interrompt. Le lac est plus maléfique, l’ombre sous les arbres plus noire. Soudain, une des formes grises bouge lentement sur le roc. Et par-dessus les mugissements étouffés, les appels confus, un sanglot déchirant et fort s’élève, se brise, recommence : c’est une otarie qui infatigablement se plaint à la lune.

Ces bêtes, aux cours desquelles la magie nocturne ranime la mémoire des sables brûlants, des glaces éternelles, de la forêt inviolée, de la solitude immense où elles ont régné ; ces esclaves qui, dans les ténèbres, se souviennent, emplissent de désespoir tout l’espace…

MUNICH


Munich est la dernière étape de mon tour en Allemagne. Quel chagrin de partir, si devant moi il n’y avait : l’Italie… J’aime l’Allemagne. Et chaque fois que j’y reviens j’ai un regret plus fort en songeant à l’infranchissable fossé qui nous sépare d’elle. Peut-être faudra-t-il des siècles pour le combler. Alors on verra quelle perte de temps et de force nous avons faite elle et nous, en demeurant hostiles. Nous travaillerons si bien ensemble. Pour quoi a-t-elle ouvert cette blessure par où le sang du cœur français coule toujours ?…

Mais… Il s’agit de Munich.

Pour en goûter le charme il faut d’abord prendre son parti d’une foule de monuments et de décorations tels que : la funeste loggia florentine, les sinistres fresques de Nieblungen, la mélancolique porte de la Victoire, la navrante glyptothèque — de style ionien ! — pas mal de statues. Quand on a décidé qu’on ne regardera rien de tout cela, on est à l’aise pour jouir des musées, si riches, si beaux, mais trop illustres pour qu’on en parle encore. Puis on va voir des églises d’une coquetterie gaie, des maisons rococo, jolies, chiffonnées comme des étoffes, chargées de lambrequins, de glands, de détails drôles, charmants, et dont les sculptures ont un air de passementerie. Et aussi il y a la vieille résidence avec ses chambres peintes, laquées, ses consoles dorées, tarabiscotées qui appuient au cadre des miroirs, les plus fines porcelaines. Surtout, on va dans le parc de Nymphenburg, où il est doux de regarder le soleil couchant, près du grand jet d’eau, qui s’écrase dans le bassin avec un beau bruit monotone.

Les portes closes sur les frontons d’Égine, sur le Charles-Quint aux yeux déçus que Titien assit près d’une fenêtre et qui semble également las du jour, du passé, de l’avenir ; à l’heure où l’éblouissant musée des arts décoratifs ne veut plus de vous, on va flâner devant les boutiques.

Elles sont très amusantes : boutiques de photographies, d’abord consacrées à la gloire wagnérienne, où se pressent tous les Siegfried à grosses joues, à ventres majestueux, toutes les Walkyries à double menton et des Wotan, des Alberich, des Mime, des Parsifal, des Sachs innombrables. Et encore, des Wagner avec ou sans berret, avec ou sans Liszt, de profil, de face, songeurs, fâchés, souriants ; et, parmi les filles fleurs, des Schopenhauer grognons ou sarcastiques — on sait que Schopenhauer fait partie de la légende wagnérienne.

Puis il y a les magasins de porcelaines, avec les délicats services à paysages, de la fabrique de Nymphenbourg ; et les magasins de meubles, qui offrent intérêt particulier. On a fait ici, depuis une quinzaine d’années, des efforts pour assembler curieusement des couleurs, trouver des formes nouvelles. Au résumé, les artistes munichois ont adapté au goût national le mobilier anglais, fin xviiie et commencement xixe siècles, mais après l’avoir, si je peux dire, repensé. Parfois en regardant tables, chaises, armoires, on croit voir les minces élégances d’Adams ou de Chippendale accommodées pour l’appartement des frères Fafner et Fasolt. Et ces choses ont du type. Quant aux couleurs la rudesse en est le plus souvent extrême. Il y a un art tout allemand de cogner les uns contre les autres des rouges et des bleus qui se haïssent, et de parachever l’affaire en introduisant un mauve propre, à vous donner des contractions d’estomac. Dans les tons morts, au contraire, les gris, les bruns, on rencontre des réussites charmantes ; et pour les décorations en blanc et noir, elles sont d’ordinaire parfaites. Les Allemands aiment beaucoup ces alternances du blanc et du noir. Je me demande si ce goût ne leur vient pas de ce que les couleurs des Hohenzollern les obsèdent. Heine dit — dans les Reisebilder, je crois — que par tout pays on trouve chez un grand nombre d’hommes une ressemblance physique avec le souverain qui les gouverne. Et il attribue le fait à ceci, que la figure du prince est représentée sur les monnaies. L’image de l’argent chose de première importance, est de la sorte étroitement unie à celle du monarque, la pensée latente de lui occupe continuellement les sujets, et ils font ce travail mystérieux, grâce auquel nous finissons par ressembler à ceux qui exercent sur nous une forte influence. Le blanc et noir de la maison de Prusse offre un sens aussi fort qu’aucune monnaie ; il veut dire : gloire, succès, puissance, grandeur. Probablement, qu’ils le sachent ou non, ce blanc et noir règne sur l’esprit de tous les Allemands. Et peut-être trouvent-ils un plaisir à orner leurs maisons au moyen de cette combinaison funèbre et belle, parce que, de la sorte, ils extériorisent quelque chose de leur orgueil et de leur loyalisme. S’il en va ainsi, n’est-ce pas un tour ironique de la mode qui nous pousse à leur emprunter ce goût ? Car, qui ne s’en aperçoit, nos décorateurs commencent à se prendre de tendresse pour le blanc et noir des Hohenzollern.

J’ai assisté à une « orgie » d’étudiants munichois.

Pour tout dire, ces garçons ne m’avaient pas invitée. Voici comment la chose s’est produite. À mon arrivée, l’hôtel comble, la chambre dont j’ai l’habitude, occupée, on m’avait mise dans une partie inconnue de l’immense caravansérail. Par une porte ouverte, j’avais aperçu tout près de mon appartement certaine salle vide, sombre, d’aspect morose, probablement destinée aux repas de noces, et je n’y avais guère pris garde. Or, un soir, vers dix heures, au moment où, lasse de ma journée, j’allais éteindre les lumières, une rumeur s’élève, voisine, et telle que d’abord je crois l’hôtel en feu. J’écoute. Ce ne sont pas des clameurs d’épouvante, mais des voix joyeuses. Je me rappelle la salle sombre. Il y a un banquet, sans doute. Les gens entrés, la porte close on sera tranquille. Vaine espérance ! Cette fête est musicale. D’abord, une voix de femme acide et fatiguée, détaille des chansonnettes de café-concert. À la fin de chaque couplet ce sont des applaudissements — on dirait que tout un corps d’armée applaudit — des rires épais, énormes, des beuglements inhumains. Une voix d’homme, très canaille, succède à la voix de femme, — l’enthousiasme et le fracas augmentent – un duo, des fragments de dialogue, les chanteurs exécutent sans doute une sorte d’opérette, et sans doute cette opérette est si drôle, la joie qu’elle procure tellement violente qu’on ne peut l’écouter, car à chaque phrase, les rires de bœufs enragés, les vociférations recommencent et bientôt, couvrent totalement la voix des chanteurs. On n’entend plus qu’un bloc de sons confus que domine par secondes quelque hurlement plus fort. Cela dure une heure, une heure et demie, sans intervalle. À minuit certainement, la gorge déchirée, les poumons congestionnés, très malades, ils s’en iront ?… Minuit sonne. Ils ne s’en vont pas, ils crient plus fort ! Certes, aucun n’entend ce que dit son voisin, ni ce qu’il dit lui même : ils crient, ils crient ! Ils boivent aussi, j’imagine, mais comment réussissent-ils à vociférer et avaler en même temps. Peut-être, ils divisent le travail, une équipe se désaltère, tandis que l’autre, la bouche libre, est chargée de maintenir le fracas au point satisfaisant ?… — Une heure. — Les musiciens doivent être partis, il y a longtemps que j’ai cessé d’entendre leurs misérables voix, suffoquées par les aboiements, les grognements, les barrissements. Un chœur éclate… Je devine les visages rouges et suants, les veines gonflées aux tempes, l’aspect pathologique de ceux qui chantent si monstrueusement. Le lustre tremble, les carreaux vibrent. Et moi, je commence à croire que le bruit peut faire mourir… — Deux heures. — Une pause. Les énergumènes se taisent, pour écouter l’un d’entre eux gémir une romance sentimentale en s’accompagnant au piano avec un doigt, – et le coude aussi, du moins cela en a l’air. Il a la voix la plus fausse, tape des notes inattendues cependant après l’innommable vacarme, sa stupide romance a la fraîcheur d’une oasis. Mais quand elle s’achève… Évidemment, les écouteurs ont profité de cette trêve pour boire de la belle façon ; leur énergie renouvelée atteint au paroxysme. Comment dire ce que c’est ! Je songe à descendre au bureau de l’hôtel, à réclamer la police, à me jeter par la fenêtre… Et je reste immobile, paralysée, abrutie. — Deux heures et demie. — Je suppose qu’ils portent des toasts ; car, à certains moments, la masse amorphe du son prend une forme, toutes ces voix hurlent : Hoch ! puis la confusion recommence. Et le fracas se développe, se répand… Je ne doute pas qu’on l’entende jusqu’en Italie. Nombre de ces garçons devraient s’être cassé les artères cérébrales, depuis plus de quatre heures qu’ils poussent ces cris effarants, mais non. De minute en minute, leur puissance sonore gagne de l’intensité… Des portes battent dans le couloir, des sonnettes tintent. Sans doute, quelques voyageurs nerveux sont devenus fous, quelques cardiaques agonisent… — Trois heures : une explosion ! C’est comme si tous les canons, toutes les trompettes d’Allemagne tiraient et jouaient à la fois. On a ouvert la porte de la salle où les drilles se divertissent !… Je sonne, moi aussi, comme les fous et les mourants, mes voisins. Une femme de chambre paraît et à mes implorations éperdues, répond d’un air tranquille : « Oh ! ce n’est rien, c’est une petite fête d’étudiants. »

Ils sont partis ! Dans le silence de plomb qui retombe, je sens chacun de mes nerfs vibrer, et il me paraît que l’air de ma chambre remue des odeurs de bière et de ménagerie.

Ces étudiants, ils ne se sont point raconté d’histoires drôles, ils n’ont pas causé, ni pensé sans doute. Ils se sont bien amusés ? De quoi ?… Tandis qu’inutilement je cherche le sommeil, je crois voir dans la nuit la taverne d’Auerbach : « À pleine poitrine chantez à la ronde, lampez et criez ; allons, holà ! ho ! » dit Siebel. Et Méphistophélès : « Pour cette espèce, pas un jour qui ne soit une fête. Avec peu d’esprit et beaucoup de contentement, chacun tourne dans un cercle étroit comme de jeunes chats jouant avec leur queue. » Pour s’amuser dans la taverne d’Auerbach, il faut ces jeunes chats peu ambitieux. Faust et son guide subtil ne sauraient y demeurer longtemps.

Je passe mes dernières heures d’Allemagne au théâtre du Prince-Régent.

Le public n’est pas le même que j’ai connu il y a quelques années. Beaucoup plus d’indigènes, moins d’étrangers, ceux-ci Américains surtout, et point du style archi-milliardaire : les perles des colliers sont petites, les robes n’ont pas cet air de robes toutes neuves et destinées à être mises trois fois à peine, qui donne un caractère si particulier à l’élégance des grandes Américaines. Évidemment, pour ces dames que je vois, et leurs messieurs, les fêtes wagnériennes font partie du « tour » en Europe organisé à des prix raisonnables par des agences de voyages. Ils n’ont pas spécialement choisi de venir entendre cette musique ; c’est un fragment du programme comme le Vésuve et la Tour Eiffel.

En attendant que le rideau se lève, ma voisine, vieille personne à cheveux blancs, soyeux, bien coiffés, à regard tranquille, vide et satisfait, entre en conversation. Elle dit le nombre de jours qu’elle a passés à Munich, – elle a remarqué qu’il y faisait chaud, — nomme les opéras qu’elle a entendus : la tétralogie, les Maîtres Chanteurs, puis se recueille un moment et livre l’essence de sa critique : « Comme c’est curieux, n’est-ce pas, ces représentations ! Ce qui me frappe par-dessus tout, c’est qu’on y voit des femmes en robe de bal et d’autres en costume tailleur. C’est tout à fait intéressant. On ne regrette pas d’être venu ici. »

Il y a, je crois, dans la salle, bon nombre de fortes observatrices du même type que ma voisine.

L’obscurité se fait, dérobant à l’excellente dame les tailleurs et les robes de bal qui l’incitent à penser. Une interrogation monte de l’orchestre, chargée de fièvre, de désir, et où, comme avec un soupir immense passe le pressentiment de toute la douleur.

On joue Tristan.

Lorsque le rideau se ferme sur les deux amants, pour qui la réalité extérieure, le passé, l’avenir, sont abolis, et qui restent dans l’univers déserté, seuls avec leur amour, je me hâte de fuir ma voisine. Dans les entr’actes de Tristan, il faut se taire…

Je regagne ma place à la dernière minute. L’aimable dame aurait encore, je le devine, des choses topiques à me communiquer, mais je lui oppose une épaule résolue.

Maintenant, c’est la nuit prodigieuse, pleine du sanglot étouffé des cors. La forêt exhale une fraîcheur pénétrante et des parfums qui éveillent un désir d’infini. Les sublimes phrases passionnées croisent leurs flammes. Un calme dangereux règne, une menaçante solitude où vient expirer le bruit de la chasse lointaine qui trouble la paix nocturne des bois. Là-bas, les bêtes éperdues fuient dans les ténèbres brusquement écartées par la lueur rouge des torches. Et l’épouvante désespérée de ces bêtes qui vont mourir augmente la tragédie du grand amour que la mort guette… Cependant, au sommet du donjon, Brangaine crie que l’heure passe, que rien ne dure des joies humaines…

De toutes les œuvres de Wagner, Tristan est celle qui va réveiller au plus profond du cœur le pouvoir de souffrir. Sa déchirante poésie ne s’adresse pas seulement aux amoureux torturés, mais à tous ceux qui ont eu le goût de l’impossible, de l’éternel, de l’absolu, et que le temps a enseignés. Dans cette musique, les âmes excessives que rien ne comble de ce qu’on peut atteindre, suivent pas à pas leurs chemins secrets. Elle leur rappelle ce que sont devenus les vastes rêves et tout l’héroïque où elles s’essayèrent. Son désespoir sans limites affirme l’inutilité de l’effort pour vivre au-dessus de la vie. Ce n’est pas que Tristan et Yseult meurent à la fin, qui est si triste. C’est que le thème de la mort se combine avec leur extase comme une implacable nécessité ; c’est que, on le sent trop, heureux, réalisé, un tel amour cesserait d’être lui-même ; c’est qu’il n’y ait de parfait, d’éternel, que le torturant désir ; c’est qu’il faille que Tristan et Yseult meurent, ou bien leur amour…

Quel magicien, Wagner ! Nous autres, vieilles personnes, nous n’avons plus le temps de lui échapper. Nous n’éliminerons pas le merveilleux poison qu’il nous a versé. En vain les subtiles trouvailles de la musique moderne, son élégance, sa distinction amorphe nous tentent-elles un moment. Nous revenons dans la tour de Klingsor. Mais ceux qui ont quinze ans aujourd’hui, quand ils en auront trente, j’imagine qu’ils ne comprendront pas très bien ce que Wagner a été pour nous, quelle forêt passionnée il a fait surgir pour nos songes, quel commentaire il a donné à nos tourments. Ces gens n’auront plus besoin de lui ; qui sait, ils les mépriseront peut-être.

La musique de Wagner nous est arrivée dans une heure où de grands espoirs vagues, un besoin de liberté et d’espace, l’horreur des contraintes, un appétit de nouveautés, un sens ardent et nerveux de la pitié, travaillaient en nous. La volonté de « vivre sa vie », la certitude du « droit au bonheur », sont contemporains de nos premiers enthousiasmes pour le sorcier de Bayreuth, et aussi le respect de la passion, quelle qu’elle soit ; et la tendresse palpitante pour les souffrances du coupable ; l’ardente foi dans les résultats du socialisme ; un goût plus vif pour la générosité que pour la justice, et mainte tendance hésitante ou précise à l’anarchie. Ceux qui nous suivent ne nous ressemblent en rien. Il leur faudra d’autres émotions. Lorsque dans les concerts on joue du Mozart, il est curieux de voir quel plaisir sincère, passionné, y prennent les auditeurs. On dirait que cet orchestre léger, cette paix profonde, cette rêverie ordonnée s’adaptent à des besoins secrets. Peut-être, après la faillite de nombreuses espérances, l’avortement de plus d’un rêve, les anarchiques même, commencent-ils à s’irriter de l’anarchie et à chercher des règles. La licence donne le goût des contraintes, l’extrême agitation, le besoin du calme. Wagner, qui débride les passions, les déifie, et exalte frénétiquement la liberté, ne sera pas sans doute le héraut de la génération qui, demain, va se mettre à l’œuvre.

L’heure de partir est venue. On charge les bagages. Je me promène sur la place, devant l’hôtel. Le soleil d’automne est pâle, il y a des feuilles sèches sur le sol. L’air du matin a un goût d’adieu. Et je songe à tout ce que ce pays m’a donné durant des semaines où, pensive, émue, j’ai erré sous ses grands arbres, touché ses pierres glorieuses, écoutant l’histoire de son passé, cherchant des cœurs depuis longtemps endormis. Ai-je bien compris les voix mystérieuses ? Je ne sais. Mais j’emporte l’illusion d’avoir un peu élargi mon âme. Et en quittant la grande Allemagne, du fond de moi je lui dis : Merci !…

  1. Georges II d’Angleterre.
  2. George Sand. Histoire de ma vie.
  3. George Sand : Histoire de ma vie.