Un voyage au Yucatan (Mexique)

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UN VOYAGE AU YUCATAN[1]

(MEXIQUE),
TEXTE INÉDIT ET PHOTHOGRAPHIES DE M. CHARNAY.
1860


Départ de Vera-Cruz. — Le vapeur Mexico. — Sisal. — Yucatan. — Les Indiens prisonniers. — Mérida. — La semaine sainte à Mérida. — Les costumes. — Les types. — Les coutumes.

C’était la seconde fois que, depuis mon arrivée au Mexique, je faisais mon apparition à Vera-Cruz. Je débarquai le 25 mars 1860, venant d’Alvarado, après avoir traversé toute la sierra d’Oajaca et descendu le Papaloapam. Miramon, alors général en chef et président de la république, arrivait par Orizaba et Cordova. Ce rapprochement, sans prétention de ma part, je vous prie de le croire, n’est pas sans importance. Je venais à Vera-Cruz avec l’intention de m’embarquer pour Sisal ; Miramon venait simplement assiéger la ville, l’eroïca, comme disent les libéraux, quoique Vera-Cruz, plus de vingt fois prise et reprise, ne paraisse pas avoir de titre bien incontestable à ce glorieux surnom. Mais ces métaphores sont le fait de la langue et du caractère espagnols. Le siége de la ville me causa un mois de retard et faillit me coûter la vie. Mon lit fut coupé par une bombe. Il y aurait de la naïveté à affirmer que je n’étais point dedans. Néanmoins, le même projectile me priva de la queue de mon ara, superbe animal qui avait fait avec moi cinq cents lieues de pérégrination, et auquel j’étais très-attaché ; la pauvre bête eut plus de peur que de mal, et quelques jours après se trouvait parfaitement remise de son accident, mais privée pour six mois de son plus bel ornement. Le mal fut grand, pour les pauvres surtout, dont les petites maisons tombaient sous les bombes comme des châteaux de cartes.

Le 30 avril, je m’embarquai sur le Mexico, petit bateau à vapeur sale, lent, lourd ; nourriture rance ; service détestable.

Le 3 mai, nous étions en vue des terres yucatèques et de Sisal, notre port de débarquement.

Le Yucatan est le pays des ruines le plus riche sans contredit en monuments américains ; il en est couvert du nord au sud, et nous y trouverons les plus vastes, les plus importants et les plus merveilleux ouvrages de ces civilisations originales.

Placé à l’extrémité sud de la confédération mexicaine, le Yucatan en fait partie nominalement, car je n’ai jamais bien compris quelle espèce de lien l’attachait à la république ; indépendant par le fait, il appartient aujourd’hui à l’opinion avancée dite libérale, représentée à Mexico par le président Juarez, le premier Indien pur sang qui arriva jamais au pouvoir ; demain, au moment où j’écris, peut-être s’est-il rallié au parti réactionnaire. Les révolutions sont permanentes en ce curieux pays, et les changements à vue n’y surprennent personne.

Le Yucatan n’a guère qu’une seule voie de communication avec le monde. Le vapeur Mexico dessert le petit port de Sisal, venant et retournant de la Havane à Vera-Cruz. Ce trajet a lieu une fois par mois, quand le vapeur n’a point à réparer ses avaries ou nettoyer sa coque, ce qui lui arrive de temps à autre. Le commerce, presque nul, n’emploie que quelques goëlettes de petit tonnage et des bâtiments côtiers d’un mince format. Sisal et Campêche, cette dernière ville surtout, se trouvent le centre du commerce yucatèque. Placé au sud-ouest de Cuba, entre le vingt-deuxième et le dix-septième degré de latitude nord, le quatre-vingt-huitième et le quatre-vingt-quatorzième de longitude ouest, le Yucatan n’est qu’un immense banc calcaire, de quelques pieds à peine élevé au-dessus du niveau de la mer, et dont les côtes n’offrent ni port ni abri ; aussi les vaisseaux d’un fort tonnage sont-ils forcés de stationner au loin, à trois milles à peu près, ce qui rend le débarquement fort pénible en toute saison, fort périlleux par la brise, et impossible lorsque le vent du nord souffle dans ces parages.

Placé sous la zone torride, doué d’une température des plus brûlantes, le Yucatan, sauf les parties avoisinant Tabasco et Belize, jouit d’un climat relativement sain, et cela, grâce à la sécheresse de l’atmosphère. Les côtes y sont, comme toutes celles du golfe, tributaires du Vomito, lequel y règne en été, mais doux et rarement mortel : l’épidémie réserve ses fureurs pour les centres d’émigration. Le Yucatan, qui n’a pas un cours d’eau, on peut même dire pas une goutte d’eau, n’est ombragé que d’un immense bois taillis, semé sur sa plaine monotone ; aussi le paysage n’existe-t-il pas, et vous aurez beau monter sur les pyramides, vous aurez toujours cette même ligne d’horizon, droite, continue, désolante. Mais, terre de prédilection pour le voyageur, le Yucatan est riche en souvenirs : monuments prodigieux, femmes ravissantes, costumes pittoresques, il a tout pour impressionner, il parle au cœur, à l’âme, à l’imagination, à l’esprit, et quiconque le peut quitter avec indifférence, ne fut jamais un artiste et ne sera jamais un savant.

Je surveillai le débarquement de mes bagages avec une sollicitude toute paternelle ; les marins mettaient du reste à leur besogne une brutalité pleine de dangers pour mes instruments et mes fioles de produits chimiques : aussi ce fut avec plaisir que nous quittâmes les flancs du vapeur. Il s’agissait de toucher la terre ; trois heures de bordées nous permirent d’atteindre le petit môle en bois qui fait de Sisal un port de mer : ce ne fut pas sans une certaine joie, tout séjour en mer de quelque durée qu’il soit m’étant particulièrement désagréable.

L’arrivée du vapeur avait jeté quelque animation sur la plage, et deux ou trois dames attendaient à l’abri d’un hangar le passage des voyageurs. Nous fûmes soumis à l’inspection de ces señoras, qui n’ont probablement de tout le mois d’autre distraction que celle-là. Je me fis indiquer la fonda (hôtel). Quand je me fus assuré du bon état de toutes choses, je pus me livrer sans remords à une réfection des plus copieuses, n’ayant, pendant les trois jours de traversée, rien pu avaler sur ce déplorable vapeur.

Sisal est un bourg de douze cents âmes environ, défendu par un fortin en ruines où dorment quelques vieilles pièces de canon rouillées et silencieuses. La rade est parsemée de coques brisées ou enterrées dans le sable, tristes témoins des violences du nord. Les maisons, abritées par quelques cocotiers, meublées de hamacs, offrent le confort des climats chauds : de l’ombre et des courants d’air.

On me parla d’un compatriote, et je m’empressai de lui rendre visite : c’était le docteur Delaunay. Il habitait depuis nombre d’années cette terre brûlante et il portait

encore le deuil de sa jeune et charmante compagne. Le docteur rêvait à la France ; l’isolement lui rendait la patrie plus chère, et il n’attendait pour partir que le remboursement d’avances considérables et d’appointements oubliés que devait lui payer le gouvernement. Pauvre docteur ! il attend toujours, il attendra longtemps.

Groupés dans la cour de la fonda, quelques Indiens attirèrent mon attention. Ils étaient pour la plupart presque nus ; les femmes portaient un simple jupon, les petits ne portaient rien : tous étaient maigres, mais bien bâtis : ils avaient un air de fierté sauvage que je n’avais point remarqué parmi les quelques individus de l’espèce que j’avais rencontrés dans le village. On me dit que c’étaient des Indiens bravos faits prisonniers dans une dernière expédition et qu’on les envoyait à la Havane ; là ils sont vendus à des planteurs, au prix de 2500 à 3000 fr., et ils leur doivent, pendant dix ans, leurs services soit à la ville, soit à la campagne, comme les Chinois ou les coolies ; après quoi, ils sont libres ; mais on a toujours soin de prolonger cette espèce d’esclavage, et ils restent à Cuba ou meurent à la peine. De toutes manières le Yucatan s’en débarrasse ; ils n’y reviennent jamais.

À quatre heures du soir, la diligence nous emportait vers Mérida au galop de ses cinq mules. Une plaine couverte d’efflorescences salines s’étendait autour de nous ; la couche épaisse et continue était d’un blanc de neige ; et sans la chaleur torride qui nous accablait, on se serait volontiers cru sur quelque lande antarctique. Le mois de mai est un vilain mois pour visiter le Yucatan : la terre est sans verdure, le taillis sans feuillage ; tout est sec et laid ; les pluies de juillet lui donnent à coup sûr un air de fête que je n’ai point vu et que je ne peux décrire. Pour le moment, le taillis s’étendait au loin, monotone, couleur de cendre ; quelques arbres à vert feuillage faisaient tache sur ce triste tableau ; les ronces et les lianes pendaient desséchées d’un arbre à l’autre, et l’on voyait le rocher calcaire percer le sol à chaque pas comme le squelette d’un cadavre momifié.

Au travers du bois passaient quelques bestiaux exténués cherchant vainement un brin de verdure dans les ronces du taillis. Plus loin, le cadavre de l’un d’eux entouré de zopilotes dévorants (espèce de vautours), témoignait de l’inflexible stérilité du sol jusqu’à la saison des pluies. On arrive ainsi au premier relais, sous un ciel de feu, au milieu d’une nature désolée, aveuglé de poussière.

Mais le soleil baisse, l’ombre s’étend, le crépuscule commence, quelques souffles de la mer parviennent jusqu’à nous ; à ce moment, le corps accablé se réveille, le paysage prend une teinte mystérieuse, l’âme s’abandonne à des rêveries bizarres que vient compléter l’apparition de blancs fantômes. C’est l’Indienne yucatèque ; son fustan, jupon lâche ou empesé, est orné de broderies bleues, jaunes ou rouges ; sa uipile, tunique très-ample, laisse les bras et les épaules nus, et tombe sans ceinture jusqu’à mi-jambe ; puis, son écharpe, blanche aussi, couvrant la tête, s’enroule autour du bras ou flotte au gré du vent. Plus la nuit s’avance, et plus le chemin s’anime ; de lourdes voitures font entendre au loin le grincement de leurs essieux criards, les mules se saluent de hennissements prolongés. Puis des groupes d’Indiens paraissent ; une courroie d’écorce enveloppe leurs fardeaux, pesant sur leurs épaules, mais portés par la tête ; ils vont tristes, rapides et sans bruit : trois siècles d’oppression pèsent sur leur âme éteinte. À notre approche, ces silencieux passants s’inclinent ou se rangent respectueusement sur le bord du chemin. Je fus naturellement amené à établir un parallèle entre ces hommes sombres et les nègres. J’avais vécu avec les Indiens de plusieurs contrées et les esclaves de l’Amérique.

L’Indien, en quelque part du Mexique qu’on le prenne, libre ou opprimé, est triste, silencieux, fatal ; il semble porter le deuil d’une race détruite et de sa grandeur déchue ; c’est un peuple qui meurt.

Le nègre, au milieu des chaînes de l’esclavage, rit et danse encore ; il a l’insouciance de l’enfant, l’ingénuité d’un peuple qui naît.

La danse de l’Indien à tout le cachet de son caractère : il glisse en mesure, piétine à peine, sa figure reste impassible, et le chant d’amour qui l’accompagne ne semble qu’une longue complainte.

Types du Yucatan. — Dessin de Riou d’après un croquis de M. Charnay.

Le nègre, au contraire, s’élance en bonds désordonnés, en postures lascives ; sa cadence est une tempête et son chant un violent éclat de rire.

Au deuxième relais, nous nous arrêtâmes ; il était entre sept heures et demie et huit heures, et le Yucatèque ne peut vivre sans prendre le chocolat trois fois par jour au moins ; chacun de nous but donc une tasse, suivie du classique verre d’eau. La besogne achevée, je me hâtais de courir dans la rue du village, où, malgré la nuit, j’espérais saisir quelque trait original de la physionomie du pays. Je n’y trouvai rien de particulier, sinon un air de mystérieuse tristesse répandue sur les maisons délabrées, sur les animaux et sur les gens. La rue, presque déserte, était silencieuse ; on n’entendait pas un cri, et les enfants eux-mêmes semblaient porter le joug de cette mélancolie profonde. Aucun symptôme de curiosité ne les attirait ; ils me regardaient passer, craintifs ou indifférents, sans intérêt comme sans passion.

Une seule personne s’approcha de moi, vrai fantôme sous son vêtement blanc : c’était une pauvre mendiante affligée d’une affreuse lèpre ; son corps décharné, sa figure hideuse me firent une impression pénible. Je me hâtai de lui jeter un réal et je regagnai en courant la diligence : on repartait.

Nous arrivâmes à Mérida vers dix heures du soir. Mérida, nom magique, dont je conserverai toujours le plus charmant souvenir[2]. À notre premier voyage, Mérida possédait une fonda, chose rare dans ces parages ; à ma seconde expédition la fonda n’existait plus, et le voyageur n’avait de ressource que dans l’hospitalité payante d’une maison particulière. À mon premier séjour chez doña Rafaela, je m’étais lié d’amitié avec l’excellent docteur D. Macario Morandini, Italien, spirituel polyglotte, grand voyageur, qui avait plusieurs fois fait le tour du monde, et était l’un des plus intéressants conteurs que j’eusse rencontrés. J’appris à la descente de la voiture que M. Morandini exerçait encore à Mérida, et que la fonda n’existant plus, il vivait dans la maison du señor D. Joaquim Trugillo. Je m’empressai de me faire conduire chez cet excellent homme, que j’avais aussi connu l’année précédente. D. Joaquim m’accueillit avec plaisir et mit à ma disposition une fort belle chambre, munie de son hamac. C’est, en fait de mobilier, tout ce qu’il est nécessaire d’avoir. Il s’était passé bien des événements depuis mon premier voyage. Le gouverneur de l’État, Erigojen, avait quitté le fauteuil de la présidence pour la paille du cabanon. D. Agustin Acereto l’avait remplacé. Guerre civile sur guerre civile ; les Indiens avaient anéanti une forte expédition organisée contre eux, et tout faisait craindre une attaque de leur part. Voilà le sommaire des nouvelles que me donna le docteur. Je me retirai vivement contrarié : cette victoire des Indiens bravos rendait mes expéditions fort dangereuses, principalement celle qui devait me mener à Chichen-Itza, enclavé dans leur territoire. Néanmoins je m’endormis bientôt, grâce au balancement de mon hamac, et ne me réveillai que fort tard avec un affreux torticolis. C’est l’effet ordinaire du hamac pour quiconque ne s’est point familiarisé avec son usage ; comme depuis longtemps j’avais rompu avec cette coutume, il me fallait un nouvel apprentissage.

Mérida, autrefois capitale de tout le Yucatan, partage aujourd’hui la suprématie avec Campêche, qui, depuis 1847 ou 1848, forme un État séparé. Ce fut en 1847 qu’éclata cette effroyable révolte des Indiens qui a ruiné le Yucatan et qui menace chaque jour de le rayer du nombre des États policés.

Parmi les églises de Mérida, la cathédrale est la plus remarquable. C’est un assez grand édifice de style jésuite ; le portail fort simple est flanqué de deux statues, œuvre d’un artiste du cru, et qui passent pour fort belles aux yeux des habitants[3]. Les maisons n’ont qu’un étage, la plupart qu’un rez-de-chaussée ; les toits sont plats, les cours à colonnades et plantées de palmiers sont fort gracieuses, et les vastes corridors sont tendus de hamacs pour la sieste.

La grande place faisant face à la cathédrale est plantée de ceibas, ornée de fleurs et entourée de maisons à portiques ; elle est charmante, mais on n’y vient guère que le soir : le jour, la chaleur est trop intense, et chacun reste enfermé chez soi. Le théâtre, petite salle enfumée, s’ouvre de temps à autre à quelque troupe espagnole, et la principale distraction consiste en promenade en calezas[4] où les jeunes filles étalent la fraîcheur de leurs toilettes et jettent de tous côtés les éclairs de leurs yeux noirs.

Le marché abonde en fruits du tropique : ce sont les ciruelas, espèce de prunes ; les ananas et les bananes de plusieurs espèces ; la chérimoia, le roi des fruits tropicaux ; la guanavana, variété du précédent, mais d’un développement énorme et qui ne sert qu’aux dulces, confitures ; l’aguacate, fruit à beurre ; les dattes et le coco, l’orange, la pastèque, le melon, le mango, la papaya, toute la famille des sapote, chico, prieto, blanco, mamey, de santo domingo, petit, rouge, blanc, etc. ; les patates, le camoté, etc.

L’exportation fait peu de chose ; le principal revenu des haciendas consiste dans la vente du jenequen, fil tiré d’une espèce d’agave, plante textile dont on fait d’excellents cordages et avec laquelle les naturels confectionnent leurs hamacs. Le Yucatan produit la canne dans les lieux humides ; le tabac, le maïs et le frijol, haricots qui composent, comme dans toute la république, la nourriture exclusive des Indiens.

Mérida contient près de vingt-cinq mille habitants, et on m’a dit qu’il y avait plus de vingt mille femmes pour environ quatre mille hommes.

J’arrivais à Mérida le mercredi de la semaine sainte de l’année 1860, et je voulus voir les cérémonies religieuses, dont on m’avait beaucoup parlé, avant d’entreprendre mon voyage dans l’intérieur. On travaillait avec ardeur dans l’église à tout disposer pour cette auguste cérémonie ; de tous côtés on édifiait des chapelles ardentes ; c’était un luxe de verroteries de toutes couleurs, une dépense inouïe de fleurs. Le jeudi, les processions commencent pour continuer jusqu’au samedi. Les colonies espagnoles, comme la métropole, sont folles d’images et de statues de saints. Chaque église se montre fière de telle ou telle statue, représentant saint Joseph, ou la Vierge, ou saint Antoine ; et Mexico, de ce côté, peut en revendre à toutes les parties du monde. Le culte des images a toujours été le bienvenu chez les Indiens qui ont besoin, dans la simplicité de leur nature, de matérialiser l’objet de leur adoration ; aussi ne voit-on pas une église indienne dans les districts même les plus éloignés qui ne soit munie d’un petit musée de saints. Je ne fus pas aussi surpris que je pensais l’être à la vue de toutes ces cérémonies religieuses que j’avais déjà admirées à Mexico.

Tantôt la foule promenait le Christ entre quatre soldats romains, suivis de la Vierge aux Sept-Douleurs, et plus loin de sainte Élisabeth, agitant un mouchoir trempé de larmes ; le lendemain, une Cène copiée de Léonard de Vinci, un Crucifiement d’après Rubens, ou la Sainte Trinité avec tous ses attributs ; chaque sujet était revêtu de costumes précieux, et la Vierge étalait des parures de perles et de diamants d’un grand prix. Une musique des plus primitives précédait chaque procession, et dans les églises des orgues de Barbarie déployaient, en l’absence de tout autre orchestre, le luxe de leur répertoire. Je me rappelle avoir entendu le vendredi saint, dans une chapelle faisant face à la cathédrale, l’un de ces instruments vraiment barbares entonner la monaco pour déplorer la mort du Sauveur. Le soir, la ville, de nouveau sillonnée par les processions, offrait à l’œil une illumination des plus splendides. Chaque maison, tendue de tapis aux riches couleurs et de rideaux de mousseline brodée, jetait la lumière de milliers de cierges sur le passage des saintes reliques, et la foule immense, dont chaque individu portait un cierge, la masse bigarrée, les señoras aux riches costumes et les vêtements gracieux des métis formaient un tableau extraordinaire et présentaient un aspect des plus féeriques.

Une rue de Mérida le vendredi saint. — Dessin de Guiaud d’après une photographie de M. Charnay.

Les fêtes terminées, il me fallut penser à mes expéditions ; j’étais arrivé muni de lettres du président Juarez, gros Indien, honnête homme au dire de tous, mais de peu d’énergie autant que j’en pus juger durant les trois années de sa présidence. Il avait mis à me recommander au gouverneur du Yucatan une bienveillance empressée : je lui adresse de loin mes remerciements bien sincères. J’ai pareillement des actions de grâces à rendre à don Manuel Donde, qui me donna des lettres pour le juge de Citaz, et des recommandations à Tikul, à l’homme d’affaires de don Felipe et de don Simon, péon, propriétaire d’Uxmal, qui plus tard mit généreusement à ma disposition toute une escouade de ses Indiens. Partout enfin je n’ai trouvé que bon accueil, des mains tendues pour serrer les miennes et des sourires de bienvenue.


Première expédition à Izamal. — Les pyramides. — L’antique voie indienne.

Le lundi de Pâques, je traitai avec un entrepreneur de voitures qui devait me fournir une caleza de voyage à trois mules. Il fut convenu que nous partirions le mardi matin de deux heures et demie à trois heures ; autant que possible on a soin de voyager la nuit pour éviter aux mules les terribles chaleurs du jour. Je dormais profondément quand le domestique vint frapper à ma porte ; il s’empara aussitôt de mon bagage, qui fut attaché à l’arrière-train, ainsi que la chambre noire et les produits chimiques ; j’avais près de moi, et le plus souvent sur mes genoux, les deux boîtes à glaces, afin que les violents cahots de la route ne les brisassent point. Je me rendais à Izamal, ce qui n’est qu’une simple excursion de seize lieues, avec route carrossable ; je n’avais point à m’éloigner des lieux habités.

Partis le matin, nous arrivâmes le soir vers les trois heures, et je m’empressai de rendre ma visite au gouverneur, don Agustin Acereto, auquel je remis la lettre de Juarez. Don Agustin mit immédiatement à ma disposition ce qui m’était nécessaire, me promettant une escorte, pour ma prochaine expédition à Chichen-Itza.

Izamal, à en juger par l’importance de ses ruines, dut être autrefois un grand centre de population[5]. Les alentours sont parsemés de pyramides artificielles, et deux, entre autres, sont les plus considérables de la péninsule. Placées face à face, au centre de la petite ville moderne, et à un kilomètre l’une de l’autre, elles étaient composées d’une première pyramide de deux cent cinquante mètres de côté sur quinze de hauteur, servant de base à une seconde beaucoup plus petite et adossée au côté nord de la première. Sur cette seconde pyramide se trouvait le temple d’où le prêtre ou le chef pouvait facilement haranguer la multitude assemblée à ses pieds sur les vastes plateaux de la première pyramide. Les Espagnols détruisirent le cône tronqué de l’une et construisirent sur le plateau un immense cloître ainsi que l’église paroissiale d’Izamal. La base d’une autre élévation artificielle, enclavée dans les cours d’un maison particulière, contenait encore des restes de figures gigantesques, dont l’une fut donnée par Stephens et Catherwood dans leur album lithographique ; et c’est ici le cas de rappeler « de quelle manière on écrit l’histoire. » Ces messieurs placent les figures ci-dessus dans un désert ; au pied de la pyramide se trouve un tigre en fureur, tandis que des Indiens sauvages l’ajustent avec leurs flèches. À force de vouloir faire de la couleur locale, on fausse l’histoire et on déroute la science. Ces figures se trouvent au milieu même de la petite ville d’Izamal. Combien d’erreurs on relève chaque jour en voyage dans les relations des littérateurs (voire les plus illustres, à commencer par Chateaubriand) ! Que d’idées fausses répandues dans le peuple par les enthousiastes qui s’extasient devant un brin d’herbe éclairé par un autre soleil et quelque peu différent de ceux que nous foulons aux pieds ; que de déclamations sur les forêts vierges, le soleil africain, le ciel mexicain, sur la majesté de telle nature rabougrie, et quelle rage éprouve-t-on de tout vouloir changer ! Je ne suis point poëte, on a dû le voir, mais j’ai la prétention de dire la vérité.

On me fit remarquer une figure du même style, mais plus gigantesque, nouvellement découverte. Ce fut en enlevant les pierres éboulées depuis des siècles et qui encombraient le pied de la pyramide, qu’on aperçut tout à coup une tête de douze pieds de hauteur, entourée d’ornements bizarres d’un genre cyclopéen. Ce sont de vastes entailles, espèces de modelages en ciment, dont il est difficile de donner une idée ; la tête elle-même est modelée de la même manière ; deux énormes cailloux forment la prunelle des yeux : au moyen du ciment, on modelait la paupière, on obtenait les ailes du nez et les lèvres par le même procédé, et nous retrouvâmes plus tard quelque chose de semblable dans les bas-reliefs de Palenque, qui sont (je parle de ceux qui ornent les piliers du palais), comme à Izamal, de simples modelages en ciment. Izamal, du reste, nous semble la première étape de la civilisation au Yucatan et pourrait bien être contemporaine de Palenque, dont les ruines portent un si grand cachet d’antiquité. L’une des choses qui excita le plus mon admiration fut une route, dont il n’est, autant que je sache, fait mention nulle part, et qui se dirige d’Izamal vers Mérida. Elle longe pendant un mille ou deux la route moderne ; et, en la suivant dans les bois, en soulevant la couche de débris et d’humus qui la cache, on découvre une voie magnifique de sept à huit mètres de largeur, dont les assises sont en dalles énormes surmontées d’un mortier de pierre parfaitement conservé, lequel est couvert d’une couche de ciment de deux pouces d’épaisseur. Cette route est partout élevée à un mètre et demi environ au-dessus du sol, de telle sorte que, pendant les grandes pluies, le voyageur était toujours à l’abri de l’inondation. La couche de ciment semble posée d’hier. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, quand on songe que les véhicules à roues ne devaient pas exister chez ces peuples manquant d’animaux de traits ; tout se faisant à dos d’homme, une route aussi solidement établie devait difficilement se détériorer. Ce qui surprend, c’est l’épaisse couche d’humus qui recouvre cette voie ancienne. Dans une contrée aussi sèche, où la végétation est si rachitique, on se demande quelle série de siècles il a fallu pour produire quarante centimètres environ de détritus. En somme, je ne rapportai d’Izamal que trois clichés, regrettant que mes moyens ne me permissent point de faire des fouilles qui, je le crois, auraient été fort productives.


Seconde expédition. — Citaz. — Piste. — Le Christ de Piste. — Chichen-Itza. — Les ruines. — Le musicien indien. — Le retour. — Le médecin malgré lui.

Izamal n’avait été qu’une excursion ; ce fut ma sortie d’essai, et j’éprouvai à combien de vicissitudes les collodions seraient sujets par la suite. La chaleur au Yucatan est toujours fort élevée, le thermomètre variant dans cette saison (nous sommes en avril) de trente-trois à quarante degrés ; quarante-deux furent le maximum ; il s’y maintint pendant deux jours. Nous dirons pourquoi. La culture au Yucatan comme dans Tabasco et les montagnes de Chiapas se pratique de la manière suivante. Travailler la milpa, veut dire préparer la terre à recevoir le grain ; on a fait aussi le verbe milpear, récolter la milpa, la moisson. Chaque propriétaire, hacendado, désigne dans ses terres la partie de bois qui doit être abattue pour faire place à la semaille du maïs. Toute la presqu’île est couverte de bois. Les Indiens se rendent donc au lieu indiqué, coupent, abattent bois et taillis, puis laissent sécher sur place. Ceci se passe généralement au mois de septembre ou octobre ; six mois de soleil calcinent ces branchages ; au mois d’avril qui précède les pluies, on dispose les bois de manière que, le feu une fois allumé, l’incendie se propage facilement à toute la masse abattue. Dans le même mois, vers le midi, se lève régulièrement un vent impétueux qui pousse les flammes en tourbillons et facilite l’incendie, quemason. Si tout brûle bien, c’est une chance de bonne récolte, les cendres fument la terre ; sinon l’on perd une masse de terrain préparé qui, restant embarrassé par les cadavres des arbres, ne donne plus qu’une maigre récolte. Une fois ceci fait et les premières pluies tombées, l’on pique le maïs et l’on attend.

Cette manière de cultiver s’explique par la difficulté de labourer une terre dont l’arête calcaire écorche de toutes parts la couche végétale, et aussi par le défaut d’animaux domestiques et d’instruments de fer. Les Indiens durent chercher une méthode plus expéditive de préparer le sol à la culture. Ce vent régulier, s’élevant chaque jour à la même heure, leur donna probablement l’idée de recourir à l’incendie afin de débarrasser la terre ; n’ayant pas de bestiaux, et par conséquent d’engrais, la cendre parut pouvoir les remplacer, et comme dans une contrée où la chaleur est intense les bois sont de peu de valeur, on n’eut aucun sacrifice à faire pour suivre ce qui s’offrait si naturellement à l’esprit.

Je reviens au thermomètre. Tout le monde sait que, d’après un principe physique, la chaleur se concentre et s’accumule sans cesse, dans une serre et que par la superposition de plusieurs vitrages on peut arriver à l’ébullition ; or, la quemason, au Yucatan, opère en grand le même phénomène. Quand, dans toute la péninsule à la fois, on brûle la milpa, l’atmosphère se couvre d’épais nuages de fumée ; on ne voit plus le soleil qu’au travers d’un brouillard qui rappelle le verre noirci dont on se sert pour observer les éclipses ; si le vent tombe, la fumée reste suspendue et forme serre. Là, le calorique se concentre, s’amasse, et le thermomètre monte quelquefois au delà de quarante-deux degrés. La chaleur devient alors intolérable.

Mon premier soin en rentrant à Mérida fut de préparer mon expédition pour Chichen-Itza. Je nettoyais donc mes glaces afin de les retrouver toutes prêtes en arrivant, m’évitant ainsi une besogne difficile dans les ruines et désagréable. Je remplis un litre de collodion normal prêt à être sensibilisé, et comme j’avais remarqué lors de ma première expérience que sur des plaques de trente-six centimètres sur quarante-cinq, le collodion était sec dans le haut avant d’arriver au bas du verre, je le composai de cent dix parties d’alcool contre quatre-vingt-dix d’éther et un pour cent d’iodure ; encore étais-je obligé de le verser en toute hâte et de précipiter immédiatement la glace dans le bain.

Le collodion ainsi composé est fort léger, très-délicat, et j’éprouve aujourd’hui combien il adhère peu à la glace ; mais c’était la seule manière de réussir pour d’aussi grandes dimensions, et je fus obligé d’employer la même recette dans mes expéditions successives. Tout étant prêt, je fixai le jour du départ. Cette fois, je l’avoue, je ne partais pas sans émotion : les ruines étaient loin, j’allais seul, ces légendes d’Indiens barbares, les actes de férocité commis par eux, leur dernière victoire qui grandissait encore la terreur de leur nom, tout cela me troublait et m’impressionnait vivement. Suivant la coutume, la caleza fut vers ma porte à deux heures, et, le tout emballé le mieux possible, les mules m’entraînèrent avec rapidité sur la route d’Izamal.

La matinée était fraîche et délicieuse, la nuit sombre et le bois plein de mystère. Quelques lucioles jetaient au vent leurs dernières étincelles ; de temps à autre, de lourdes charrettes s’arrêtaient au bruit de la caleza, lancée au galop, et, aux cris de mon domestique, se rangeaient sur le bord de la route, afin d’éviter tout accident. Plus tard, une bande orangée annonça le jour, et, au moment où le premier rayon de soleil dorait la cime des arbres, le bois retentit des cris perçants des chachalacas, du habillage infernal des perruches et des sifflements aigus du geai bleu, en même temps que les lapins fuyaient sous les épines et que des volées de cailles croisaient la route. Tout ce gracieux petit monde saluait le jour et lui souhaitait la bienvenue. La chachalaca, dont j’ignore le nom savant et dont l’appellation indienne n’est qu’une heureuse onomatopée, est une espèce de gallinacée à chair dure et coriace. J’en tuai deux, mais elles étaient immangeables. N’étaient-elles plus de la première jeunesse, qiuen sabe ? dirait un Mexicain. J’eus cependant occasion d’en manger d’autres par la suite et toujours avec le même insuccès.

À quelques lieues de Mérida, je vis passer une once, mais j’eus à peine le temps de mettre en joue, elle avait disparu ; le domestique, pas plus que les mules, n’avait paru effrayé.

Le bruit cessa comme il avait commencé ; tout ce chagrinant tapage s’envola avec la fraîcheur. Le soleil se montra, et bientôt un silence absolu régna dans le monte, le bois. Après un repos de quelques heures donné aux mules, nous reprîmes la route d’Izamal ; il était cinq heures quand nous y arrivâmes.

Le correspondant de la poste fut assez aimable pour m’offrir l’hospitalité, et le matin, de bonne heure, je me rendis chez D. Agustin Acereto, afin de lui demander les lettres qu’il m’avait promises. Il me les fit donner de suite, me recommandant de me hâter et de ne rester à Chichen-Itza que le moins longtemps que je pourrais, les circonstances ne lui permettant de répondre de rien. Je lui fis mes adieux et je partis. Mais au moment de monter en caleza, je m’aperçus avec épouvante que le devant de ma chambre noire était entièrement défoncé ; je m’empressai de délier les bagages afin de mieux constater le désastre : il me parut irréparable, et je m’abandonnais à un dépit bien naturel en pensant qu’il me faudrait retourner à Mérida pour faire réparer ma caisse. Mon hôte, heureusement, vint adoucir mes regrets, en m’assurant qu’un de ses amis, menuisier à Izamal, se ferait fort de réparer le précieux objet. La glace dépolie, fort heureusement, n’était point cassée, et je n’ai jamais compris comment elle a pu résister pendant tous mes voyages.

Je fis immédiatement porter la chambre noire chez l’individu en question, qui me la promit pour le soir même. Il tint parole. La caisse était tant bien que mal réparée, en somme elle pouvait servir. Je me réservais de la faire mettre complétement à neuf à mon retour à Mérida.

Ce ne fut après tout qu’une journée de perdue. Je la passai en visitant la petite ville, les pyramides qu’elle renferme ; je causai avec les habitants, et je cherchai des légendes et des traditions. Ce fut une peine inutile ; je les trouvai d’une ignorance crasse, et malgré toute ma bonne volonté, je n’en pus rien tirer ; absorbés dans leur admiration de clocher, chacun me demandait avec un air de satisfaction profonde quel était le pays qui, dans mes longues pérégrinations, m’avait séduit le plus et quelle ville la plus charmante. J’étais obligé de convenir qu’Izamal était certainement le lieu le plus privilégié que j’eusse admiré sous le soleil, et ces bonnes gens de sourire doucement, sûrs qu’ils étaient de ma réponse. Ce sentiment d’admiration, cet amour pour la patrie se retrouve partout, mais plus violent à mesure que l’on descend la chaîne civilisée. J’ai rencontré de ces malheureux me demandant si l’on savait manger du pain dans mon pays, si l’on y buvait de l’anizado, espèce d’alcool, et m’ébahissant d’autres bourdes et naïvetés de ce genre.

Izamal fut la dernière ville brûlée par les Indiens sur la route de Valladolid et du côté de Mérida ; mais les habitants ont depuis quatorze ans réparé leurs maisons en ruines et dissimulé leurs pertes. Au delà d’Izamal, tout fut dévasté ; aussi la campagne prend-elle, à mesure qu’on s’éloigne, des teintes plus mélancoliques et des airs de solitude ; les rencontres sur les routes deviennent rares et l’on n’aperçoit plus que de loin en loin la tête de quelques palmiers dénonçant l’existence d’un rancho isolé ou d’une chétive hacienda. Quant aux villages, ils apparaissent noirs, brûlés, en ruines ; on dirait que la vie s’est retirée de ces lieux désolés ; les rues sont désertes, nul être vivant ne les anime, le grognement de quelques pourceaux étiques est le seul bruit qui se fasse entendre, et les vautours, silencieusement posés sur le chaume des toits, semblent veiller un cadavre.

À Tuncax, la nuit fut triste pour moi. Je m’endormis plein d’idées sombres et n’eus point de songes couleur de rose ; je pensais à ma patrie si lointaine, à ma mère, si triste à mon départ, à toute cette famille que j’avais laissée, unie et heureuse, pour courir seul les sentiers du grand univers ; quelques regrets me faisaient penser au retour, et j’eus de la peine à surmonter ce premier mouvement de faiblesse.

Le lendemain, nous arrivâmes à Citaz, petite bourgade où devaient s’arrêter les mules. Les ruines se trouvent à six lieues de là, dans le bois, et l’on y arrive, à cheval, par de petits sentiers d’Indiens.

Citaz avait une physionomie plus sombre encore que ce que j’avais vu jusqu’alors. Toutes les maisons étaient brûlées ou ruinées, et les anciens habitants, chassés par les Indiens, étaient revenus bâtir un misérable abri dans l’intérieur même de la ruine, préférant cet imminent danger de mort à la douleur d’abandonner leur foyer dévasté.

Vers le soir, j’eus la visite du juge, du curé et du commandant. Je priai ces messieurs de vouloir bien me procurer les chevaux nécessaires à ma personne et des Indiens pour transporter mes bagages ; on mit à me satisfaire une obligeance charmante ; l’alcade fut mandé, le juge lui traduisit ma demande ; je lui donnai l’argent nécessaire, car on paye toujours d’avance, et il promit que le lendemain à la première heure les Indiens seraient à ma porte.

Le capitaine voulut m’accompagner à Chichen : il me recommanda un sergent qui parlait très-bien l’espagnol et qui devait me servir d’interprète pour les ordres que j’aurais à donner aux Indiens, ceux-ci ne parlant que le maya. J’engageai donc le sergent.

Le curé de la Cruz Montforte voulut aussi venir avec nous ; son grand âge faisait de cette excursion un voyage très-fatigant, mais sa curiosité, au sujet de ces ruines qu’il n’avait jamais vues, était trop éveillée pour qu’il y renonçât. Il avait un cheval fort doux, disait-il, et douze lieues n’étaient pas une affaire. Mon arrivée l’intriguait au plus haut point. Ce brave homme ne pouvait comprendre qu’un simple motif d’art ou de science m’eût poussé à quitter ma patrie, à traverser l’Océan, el mar (cette idée le faisait frémir !), pour venir simplement dessiner des ruines que les habitants du pays ne connaissaient même pas.

« Il y a quelque chose là-dessous, me disait le padre ; il est probable que votre nation a autrefois habité ces palais, et l’on vous envoie pour les visiter, étudier les lieux et voir s’il serait possible de les réparer afin qu’un jour elle revienne les occuper. »

Le padre n’en savait mais et son système de probabilité n’avait certainement pas le sens commun. D’autres prêtres me firent des questions tout aussi saugrenues. « La France, me disait l’un d’eux, n’est-ce point un port de mer comme Vera-Cruz ? »

Vers les huit heures, ces messieurs eurent la bonté de me faire servir à souper : quelques tortillas, du frijol et un petit poulet en composaient le menu ; le tout fut couronné d’une tasse de chocolat que mes hôtes voulurent bien partager avec moi. Après une causerie de quelques heures et des plus étranges, je vous assure, nous nous séparâmes.

« Nous ne savons jamais en nous couchant si nous reverrons la lumière, » me dit le juge en me quittant. Cet aimable bonsoir était peu fait pour rassurer mes esprits. Néanmoins je dormis d’un profond sommeil et me réveillai au moment du départ, rempli de courage et sous le coup d’une émotion toute nouvelle. J’allais entrer sur le territoire ennemi ; j’allais voir enfin ces ruines magnifiques dont j’avais lu de si merveilleuses descriptions : il n’y avait plus aucun danger à mes yeux, ou plutôt le danger ne faisait qu’ajouter un nouveau charme à cette expédition moitié artistique et moitié militaire. Ma troupe se composait de vingt-cinq soldats et Indiens, et devait se grossir à Piste. C’était une faible escorte ; cependant je jetais des yeux satisfaits sur cette troupe bariolée, je me voyais à la tête d’une expédition originale et je pensais avec quelque fierté, je l’avoue, qu’on avait rarement fait de la photographie dans ces conditions.

À partir d’Izamal, en se dirigeant sur Citaz et Valladolid[6], le pays, de complétement plat qu’il était, commence à légèrement onduler. Ces ondulations se dirigent du nord au sud, rappelant les vagues de la mer ; elles vont croissant en hauteur quand on s’approche de Valladolid, jusqu’à atteindre une hauteur moyenne de quinze à vingt pieds. À partir de Citaz, en se dirigeant sur Piste, c’est-à-dire au sud-ouest, le sol devient brisé, hérissé de petits monticules ; aussi quand nous partîmes au petit jour, perchés sur des selles détraquées, le cheval retenu par un simple bridon, je fus quelque temps à prendre mon assiette, craignant à tout moment de voir ma monture se couronner sur les roches du sentier.

Les jambes pendantes, la figure battue par les branches des arbres, quelquefois enlacé par les lianes, il fallait une attention soutenue pour garder son équilibre ; il y avait loin de là aux belles cavalcades du paseo de Mexico.

Le cheval, cependant, accoutumé aux difficultés de la route, trébuchait sans tomber, et nous arrivâmes sans encombre à un rancho, distant de trois lieues de Citaz, où nous entrâmes nous reposer. Le soleil était haut, la chaleur suffocante, la route monotone, et la tristesse qui chargeait l’atmosphère semblait croître à mesure que nous nous éloignions des centres habités.

Ce rancho, ou petite habitation, était le seul reste d’un village autrefois florissant, maintenant désert. Autour de nous l’on n’apercevait que des ruines noircies par le feu, et l’ancienne église effondrée ne laissait voir que son clocher ruiné et ses murailles déjà couvertes d’une végétation parasite.

L’habitant de cette cabane isolée écrasait au moyen d’un trapiche, moulin primitif, manœuvré par une mule, des cannes à sucre, dont le rendement mis en énormes pains faisait toute sa fortune ; trois ou quatre femmes métis composaient le personnel de l’habitation. Le propriétaire nous offrit immédiatement un jicara de . posole. La jicara est une tasse faite avec l’écorce d’un fruit, et le posole est une pâte de maïs cru délayée dans de l’eau. C’est une boisson assez insipide, mais rafraîchissante ; j’en consommai d’énormes quantités par la suite : elle possède le double avantage de nourrir et de désaltérer.

Après une halte d’une demi-heure, le vénérable curé se sentant mieux, nous reprîmes le sentier ; deux heures après nous arrivions à Piste, village frontière à une lieue des ruines, qu’on distinguait dans l’éloignement. Nous avions une soif ardente et une faim canine, et malgré l’envoi d’un Indien qui devait mettre le village en réquisition, nous ne trouvâmes rien de disposé pour nous recevoir. Je m’en étonnai peu du reste en voyant la misère du pauvre pueblo, composé de quelques huttes indiennes et portant comme aux alentours la trace indélébile du passage des Indiens révoltés.

Pendant que le sergent, institué le majordome de l’expédition, s’empressait de réparer la négligence de notre émissaire, je montai sur la voûte de l’église, encore debout, afin de jeter un coup d’œil sur les alentours et prendre vue des ruines qu’on apercevait au loin. De là je distinguai fort bien ce que je sus plus tard s’appeler le château, le palais des Nonnes ; sur la gauche, le Caracol, l’Escargot, dont je donnerai la définition plus tard, et la prison, dont nous donnons le dessin. J’examinai l’église, entièrement composée de pierres enlevées aux temples et aux palais dont j’allais étudier les ruines. Il y avait là de fort jolies choses : de petits bas-reliefs représentant des guerriers dans toutes les positions, la tête ornée de plumes et de coiffures bizarres, le nez percé d’une pierre ou d’un morceau de bois. On remarquait aussi beaucoup de fragments de cette ornementation formée de pierres dentelées, distribuées en carrés, avec une rosace au milieu, genre affectionné par les artistes indiens et que l’on retrouve dans tout le Yucatan.

J’entrai aussi dans l’église, un sentiment pieux m’entraînait vers le pauvre sanctuaire : j’avais besoin de prier le Seigneur qu’il me donnât la force et qu’il me permît de secouer cette effroyable tristesse qui m’avait envahi à l’aspect de ces lieux désolés. J’avais aussi à remercier la Providence de la protection toute spéciale qui, depuis deux ans de voyage, m’avait garanti contre les maladies dangereuses et contre les accidents si fréquents dans ces contrées à demi sauvages.

J’entrai : mon vénérable compagnon m’avait précédé ; cette église était de sa juridiction, et c’était la première fois qu’il venait à Piste : il voulut néanmoins m’en faire les honneurs. L’église était nue, les platras des murailles tombaient par larges plaques, et quelques bancs vermoulus attestaient l’abandon du saint lieu. Le chœur, comme dans toutes les églises du Mexique, était composé de colonnes torses, droites, cannelées, superposées, avec chapiteaux composites s’élevant jusqu’à la voûte ; mais les dorures étaient ternies par le temps ou noircies par la fumée. L’autel se dressait sans nappe, dans une désolante nudité, et la porte du tabernacle gisait au loin dans la poussière. Deux candélabres en bois, dénués de cierges, et puis, au pied des premières marches de l’autel, un christ courbé sous sa croix complétaient ce tableau de désolation. Le jour venait de gauche par la porte ouverte et l’église était pleine de tristesse sombre qui ajoutait à l’effet. Jamais émotion plus poignante ne s’empara de moi à la vue de ce Dieu misérable. Je me jetai à genoux et les larmes me vinrent aux yeux. Une tunique ignoble, jadis bleue, incolore et en lambeaux couvrait à peine ses membres décharnés ; ses cheveux, souillés de boue, s’échappaient en mèches collées de sa couronne d’épines ; le sang ruisselait en gouttes noirâtres sur sa divine figure, et toutes les insultes de l’humanité semblaient avoir profané sa face endolorie. C’était bien le Dieu des Indiens, de ces pauvres opprimés ; l’expression de souffrance et de misère était atroce. Oh ! c’était bien là le crucifié à l’agonie, la personnification de toutes les douleurs, et celui-là était un grand artiste qui sculpta le christ de Piste !

Les Indiens avaient-ils respecté leur ancien Dieu, ou s’étaient-ils enfuis épouvantés devant cette immense infortune ?

Comme nous sortions, on vint nous avertir que le dîner nous attendait ; il était servi dans la sacristie et se composait de tortillas, de haricots et d’œufs ; j’avais quelques bouteilles de staventun, liqueur exclusivement yucatèque, miel distillé avec de l’anis, qui nous servit de dessert. — Quelques petits garçons nous apportèrent d’énormes ciruelas.

Je me mis immédiatement à l’ouvrage, préparant des produits pour le lendemain, examinant la chambre noire, mes développants et les fixateurs. La nuit vint ensuite ; elle fut ravissante, nous dormîmes la porte ouverte, doucement bercés dans nos hamacs.

À cinq heures j’étais sur pied ; les Indiens, chargés, n’attendaient plus que l’ordre de partir. Une douzaine d’entre eux, armés de haches, nous suivaient aussi pour couper les bois et dégager les monuments ; quelques soldats, de station au village, se joignirent à notre petite troupe, qui s’ébranla tout entière, formant un total de quarante-cinq personnes.

Le guide nous conduisit directement au palais des Nonnes, le plus considérable des monuments de Chichen-Itza[7], dont nous reproduisons les façades. On fut obligé d’ouvrir un passage au machete. Ce ne fut pas sans peine que nous arrivâmes, déchirés par les ronces et le corps couvert de garrapatas, espèce de gros pou de bois qui s’enfonce dans les chairs comme ses confrères, et dont on a toutes les peines du monde à se débarrasser. Je m’installai dans l’une des pièces parfaitement conservées du palais ; on posa des sentinelles au loin, afin de prévenir toute surprise, et les Indiens se mirent au travail. Une fois mon cabinet noir organisé, je fis un cliché d’essai ; toutes ces braves gens étaient émerveillés de la nature de l’instrument et du phénomène de la chambre noire. Le point obtenu, ils voulurent tous admirer sur la glace dépolie la reproduction renversée de l’image, et semblèrent frappés de stupeur ; le vieux curé surtout ne pouvait s’en rassasier.

Façade nord du palais des Nonnes, à Chichen-Itza. — Dessin de Guiaud d’après une photographie de M. Charnay.

Je laissai les Indiens à leur besogne, et, guidé par le sergent, accompagné par quelques soldats, j’allai visiter le cirque, que les naturels appellent la iglesia (l’église) ; les habitants avaient pris pour un temple inachevé ce qui n’était qu’un gymnase. Le doute à cet égard n’est point permis, et l’accord des voyageurs à lui donner cette destination en a fait une certitude. Les emblèmes qu’on y rencontre à chaque pas disent assez que les jeunes hommes de cette nation disparue venaient y lutter de vigueur, d’adresse et d’agilité : on y voit l’aigle, le serpent, le tigre, le renard, le hibou ; c’est dire le courage, la force, la prudence, la sagesse, etc. ; il ne reste de ce monument que le bas-relief des tigres, représentant des tigres deux à deux, séparés par un ornement de formes rondes meublé de petits cercles à l’intérieur. Le monument se composait autrefois de deux pyramides perpendiculaires et parallèles, d’un développement de cent dix mètres environ, avec plate-forme disposée pour les spectateurs. Aux extrémités, deux petits édifices semblables, sur une esplanade de six mètres, devaient servir aux juges, ou d’habitation aux gardiens du gymnase. Sur la pyramide de droite (regardant le nord), se trouvaient deux chambres dont la première est détruite ; elle devait avoir un portique soutenu par deux énormes colonnes dont les piédestaux existent encore.

Bas-reliefs des Tigres, faisant partie du Cirque ou Gymnase à Chichen-Itza. — Dessin de Guiaud d’après une photographie de M. Charnay[8].

La seconde, entière aujourd’hui, est couverte de peintures. Ce sont des guerriers et des prêtres, quelques-uns avec barbe noire et drapés dans de vastes tuniques, la tête ornée de coiffures diverses. Les couleurs employées sont le noir, le jaune, le rouge et le blanc. Ces deux salles forment l’intérieur du bas-relief des tigres. Dans le bas et en dehors du monument, se trouve la salle ruinée dont nous donnons les bas-reliefs, qui sont certainement ce qu’il y a de plus curieux à Chichen-Itza.

N’oublions pas que la pyramide de droite possède à l’intérieur, et enchâssé dans le mur, le fameux anneau qui servait au jeu de paume, et qu’a reproduit M. l’abbé Brasseur sur la couverture du remarquable ouvrage le Popol Vult, qu’il a récemment publié. Le palais des Nonnes est bien le monument le plus important de Chichen. Considérable dans son ensemble, sa façade n’a qu’une médiocre étendue, mais travaillée comme un coffret chinois, c’est le bijou de Chichen pour la richesse des sculptures. Nous la donnons ci-dessous. La porte, surmontée de l’inscription du palais, offre en outre une ornementation de clochetons de pierres qui rappellent, comme ceux des coins de plusieurs édifices, la manière chinoise ou japonaise. Au-dessus, se trouve un magnifique médaillon représentant un chef la tête ceinte d’un diadème de plumes. Quant à la vaste frise qui entoure le palais, elle est composée d’une foule de têtes énormes représentant les idoles dont le nez est lui-même enrichi d’une figure parfaitement dessinée. Ces têtes sont séparées par des panneaux de mosaïque en croix, assez communs dans le Yucatan.

Façade principale du palais des Nonnes, à Chichen-Itza. — Dessin de Guiaud d’après une photographie de M. Charnay.

L’intérieur de l’édifice se compose de cinq pièces de grandeur égale dont la forme, commune à Palenque, ne varie jamais ; on la désigne en espagnol par le mot boveda, qui n’exprime aucunement cette architecture toute particulière ; boveda veut dire voûte, et ces intérieurs n’y ressemblent nullement ; ce sont deux murs parallèles jusqu’à une hauteur de trois mètres, obliquant alors l’un vers l’autre, et terminés par une dalle de trente centimètres.

Les linteaux des portes sont en pierre. Chichen n’offre que quelques rares échantillons de linteaux de bois, qu’on trouve partout à Uxmal. Le corps principal du palais des Nonnes, flanqué de deux ailes placées à distances inégales (nous donnons le dessin de l’aile gauche ci-après), s’appuie à une pyramide perpendiculaire, sur la plate forme de laquelle se trouve un édifice très-étudié, percé de petites pièces avec deux niches faisant face à la porte et traversé par un couloir qui, s’ouvrant à l’orient, va donner sur l’extrémité occidentale du palais. Ce second édifice est lui-même surmonté d’un autre plus petit, le total formant un palais de trois étages. On arrive à la première plate-forme par un escalier gigantesque fort rapide, composé de quarante à quarante-cinq marches. Il y avait là, quand j’y montai, tout un monde d’oiseaux, de serpents et d’iguanes, des cailles entre autres, dont l’une fut prise à la main, de beaux oiseaux verts et bleus, au cri plaintif s’harmonisant parfaitement à la solitude des ruines. Les iguanes couraient, sautant de branches en branches, et je ne pus en attraper aucune.

Façade de l’aile nord du palais des Nonnes[9], à Uxmal. — Dessin de Guiaud d’après une photographie de M. Charnay.

Le développement du palais et de la pyramide est d’environ soixante-quinze mètres. La pyramide avait été fouillée par Stephens, je suppose, mais il n’avait trouvé qu’une masse de mortier, de pierre, qu’il renonça à percer d’outre en outre, laissant béante une énorme excavation qui montre suffisamment l’excellence des matériaux et la solidité de l’ouvrage. Le bâtiment appelé la Carcel (la prison) par les indigènes, on n’a jamais su pourquoi, est un édifice parfaitement conservé, ainsi que le montre notre gravure. Placé sur une pyramide peu élevée (de trois mètres environ), il se compose d’un seul corps de logis, avec trois portes au couchant, éclairant une galerie de la longueur du palais. Cette galerie est percée de trois salles qui ne prennent jour que par des portes intérieures correspondant aux portes du dehors ; nous n’avons jamais remarqué, dans les ruines du Yucatan, pas plus que dans celles de Mitla et de Palenque, un seul édifice à fenêtre. D’autres ruines s’offrent encore de tous côtés à la vue du voyageur. Ce sont le Caracol ou l’Escargot, bâti en manière de mur à limaçon, le château qui surmonte une pyramide de cent pieds au moins, puis un énorme bâtiment près des Nonnes, mais totalement dénué de sculptures ; des amoncellements de pierres taillées indiquent encore la place d’autres édifices ; le sol au loin en est couvert. Quant à l’hacienda de Chichen-Itza, ses bâtiments et ses chapelles, perdus dans le bois, attendent que les Indiens soient soumis, et que le maître revienne leur donner le mouvement et la vie qui les ont abandonnés.

La prison (carcel), à Chichen-Itza. — Dessin de Guiaud d’après une photographie de M. Charnay.

Le degré de civilisation de Chichen doit avoir été plus élevé qu’a Izamal, où les pyramides et les figures énormes dénotent plus d’antiquité avec moins de perfection dans les détails ; à Chichen, la masse des ruines forme ville ; les édifices, les temples et les monuments qui, par leur simplicité, rappelleraient des habitations particulières, les places publiques même, font songer à un état civil plus avancé, et où de la théocratie absolue on aurait passé, par exemple, à une théocratie militaire.

Hnit jours s’étaient écoulés, et chaque matin on m’engageait à me hâter : il tardait à ces messieurs de revoir leurs pénates et les ruines étaient muettes pour eux. Depuis longtemps déjà le vieux curé avait repris la route de Citaz, bien fatigué de son excursion ; je ne le revis plus, et je sus par la suite qu’il était mort des suites de sa visite à Chichen. Pauvre padre ! — Pour moi le temps passait rapide ; j’étais pourtant accablé de fatigue, le visage brûlé, les bras couverts de coups de soleil ; je ne puis me rendre compte de l’insensibilité de ma machine à l’endroit de ce climat dévorant. Chaque soir, je m’étendais avec délice sur mon hamac suspendu aux arbres des ruines ; on allumait un feu pour éloigner les tigres et l’on soupait. Quelquefois les Indiens entonnaient un chant monotone, mélopée plaintive qui précipitait le sommeil.

Détails de la façade dite Égyptienne, dans un des palais d’Uxmal (Yucatan). — Dessin de Guiaud d’après une photographie de M. Charnay.

J’avais distingué parmi les travailleurs indiens un jeune homme à figure fine et intelligente ; un soir il se composa une sorte de violon avec une racine en guise de corde et une branche en forme d’arc, puis se servant à la fois d’un archet et de sa bouche qu’il collait contre une des extrémités de l’instrument, il produisait des sons d’une douceur infinie.

Le neuvième jour, j’avais terminé mon travail et je précipitai le départ. Arrivé à Citaz, il fallut montrer aux autorités du petit village les vues dont le padre leur avait conté des merveilles. Je m’exécutai aussitôt ; mais ce fut pour eux une désillusion profonde : ces clichés négatifs ne parlaient point à leurs yeux, ignorant les mystères de la photographie ; ils me remercièrent néanmoins, mais bien convaincus de la nullité artistique des trésors que j’emportais.

Trois jours après, j’étais à Mérida.

Charnay.



  1. Le pays du Yucatan, abordé pour la première fois par Cordova en 1517, puis exploré par Grijalva, ne tarda pas à être conquis par D. Francisco de Montejo, qui rassembla à ses frais une petite armée de quinze cents hommes dès 1527, pour soumettre ce vaste territoire. La civilisation maya, qui dominait dans le Yucatan, était fort différente de celle les Aztèques, vaincus par Cortez. C’était peut-être à elle, mais dans un âge que la science ne peut encore fixer, que l’on devait plusieurs des merveilleux monuments qui excitent aujourd’hui si vivement notre curiosité.
  2. Mérida fut fondée sur les ruines de l’antique cité indienne, qu’on désignait sous le nom de Tihoo ; on la construisit en 1540 par les ordres du petit-fils de Francisco de Montejo ; elle réclamait déjà des priviléges comme capitale du Yucatan dès l’année 1543. (Voy. Lopez Cogolludo, Historia de Yucatan, in-fol.)
  3. La cathédrale de Mérida fut achevée en 1598. La ville avait été érigée en cité épiscopale dès l’année 1561.
  4. Espèce de volante (voy. t. II, p. 363), avec arrière-train pour les bagages quand on s’en sert en voyage.
  5. Selon un moderne historien, les ruines d’Izamal appartiendraient à la même période que celles de Mazapan et de Palenqué ; c’est dire qu’elles remonteraient à la plus haute antiquité. La tradition en fait le lieu de sépulture du prophète Zamná.
  6. Vainqueur des Kupules ; le neveu de l’adelantado Montejo fonda Valladolid en 1543, sur le territoire de Chauachaâ.
  7. Cette ville, qui obtient aujourd’hui une si grande célébrité au point de vue archéologique, faisait partie de l’antique empire de Mayapan, détruit vers l’année 1420 de notre ère. Chichen-Itza était parvenu à conserver son indépendance jusqu’à la fin du dix-septième siècle. Elle tomba entre les mains des Espagnols le 13 mars 1697. Pendant plusieurs heures, ses temples furent livrés au pillage. (Voy. Juarros, t. II, p. 146.)
  8. Tous les dessins de cette livraison ont été faits d’après les précieuses photographies rapportées du Yucatan par M. Charnay.
  9. Dans plusieurs antiques cités du Yucatan, notamment Uxmal et à Chichen-Itza, la tradition a fait choix d’un édifice pour le baptiser du nom de palais des Nonnes. Est-il nécessaire de dire que rien n’est plus arbitraire qu’une dénomination pareille ? Il paraît hors de doute néanmoins que dans la religion des peuples mayas, certaines institutions rappelaient celles qui régissaient les Vestales. On les retrouvait également dans l’empire plus récent du Mexique.